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Voyages dans la basse et la haute Egypte: pendant les campagnes de Bonaparte en 1798 et 1799

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Voyage de Rosette à Alexandrie par Terre.--Caravane.--Plage
d'Aboukir, vue après la Bataille navale.--Ruines de Canope
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Notre tournée dans le Delta se retardait par les affaires qui survenaient au général Menou: je résolus d'employer ce retard à revenir sur mes pas refaire par terre la partie dont je n'avais aperçu que les côtes en venant d'Alexandrie par mer; je profitai d'une caravane pour aller chercher les ruines de Canope.

Il s'était joint nombre de gens du pays à l'escorte de cette caravane: à la chute du jour, lorsqu'en sortant de la ville elle commença à se développer sur le tapis jaunâtre et lisse des monticules sablonneux qui environnent Rosette, elle produisit l'effet le plus pittoresque et le plus imposant; les groupes de militaires, ceux des marchands dans leurs différents costumes, soixante chameaux chargés, autant de conducteurs arabes, les chevaux, les ânes, les piétons, quelques instruments militaires, offraient la vérité d'un des plus beaux tableaux du Benedetto, ou de Salvator Rose. Dès que nous eûmes descendu les monticules et dépassé les palmiers, nous entrâmes, au jour expirant, dans un vaste désert, où la ligne horizontale n'est brisée que par quelques petits monuments en briques, qui sont destinés à empêcher le voyageur de se perdre dans l'espace, et sans lesquels la plus petite erreur dans l'ouverture d'angle le ferait aboutir par une ligne prolongée, à un but bien éloigné de celui où il tendait. Nous marchions, dans le silence du désert et des ténèbres, sur une croûte de sel qui consolidait un peu le sable mouvant: un détachement ouvrait la marche; ensuite venaient les voyageurs, puis les bêtes de somme; un autre détachement militaire assurait le convoi contre les Arabes voltigeurs, qui, lorsqu'ils n'ont pas les forces nécessaires pour attaquer de front, viennent quelquefois enlever les traîneurs à vingt pas de la caravane.

À minuit, nous arrivâmes au bord de la mer. La lune en se levant éclaira une scène nouvelle; quatre lieues de rivage couverts de nos débris nous donnèrent la mesure de la perte que nous avions faite à la bataille d'Aboukir. Les Arabes errants, pour avoir quelques clous ou quelques cercles de fer, brûlaient, tout le long de la côte, les mâts, les affûts, les embarcations, encore tout entières, fabriquées à grands frais, dans nos ports, et dont les débris même étaient encore des trésors sur des parages si avares de telles productions. Les voleurs fuyaient à notre approche; il ne restait que les cadavres des malheureuses victimes, qui, portés et déposés sur un sable mou dont ils étaient à demi-ouverts, étaient restés, dans des pauses aussi sublimes qu'effrayantes. L'aspect de ces objets funestes avait par degré fait tomber mon âme dans une sombre mélancolie; j'évitais ces spectres effrayants et tous ceux que je rencontrais, par leurs attitudes variées, arrêtaient mes regards, et apportaient à ma pensée des impressions diverses: il n'y avait que quelques mois que tous ces êtres, jeunes, pleins de vie, de courage et d'espoir, avaient été, par un noble effort, arrachés à des larmes que j'avais vu répandre, aux embrassements de leurs mères, de leurs soeurs, de leurs amantes, aux faibles étreintes de leurs jeunes enfants: tous ceux à qui ils étaient chers, me disais-je, et qui, cédant à leur ardeur, les laissèrent s'éloigner, font encore des voeux pour leur succès et leur retour; avides des nouvelles de leur triomphe, ils leur préparent des fêtes, ils content les instants, tandis que les objets de leur attente gisent sur un rivage étranger, desséchés par un sable brûlant, le crâne déjà blanchi... Quel est ce squelette tronqué? est-ce toi, intrépide Thévenard? impatient d'abandonner au fer secourable des membres fracassés, tu n'aspires plus qu'à l'honneur de mourir à ton poste; une opération trop lente fatigue ton ardeur inquiète: tu n'as plus rien à attendre de la vie, mais tu peux encore donner un ordre utile, et tu crains d'être prévenu par la mort. Un autre spectre succède; son bras enveloppe sa tête qui s'enfonce dans le sable: mort au combat, les remords semblent survivre à ta courageuse fin: as-tu quelques reproches à te faire? tes membres tronqués attestent ton courage; devais-tu donc être plus que brave? est-ce que les ruines que la vague disperse autour de toi sont entassées par tes erreurs? et mon âme, émue en abandonnant tes restes, ne peut-elle leur donner qu'une stérile pitié? Quel est cet autre, assis, les jambes emportées? il semble par sa contenance arrêter un moment la mort dont il est déjà la proie! c'est toi, sans doute, courageux Dupetit-Thouars; reçois le tribut de l'enthousiasme que tu m'inspires: tu meurs, mais tes yeux en se fermant n'ont pas vu ton pavillon abattu, et ta dernière parole a été l'ordre aux batteries que tu commandais, de tonner sur l'ennemi de la patrie: adieu; un tombeau ne couvrira pas ta cendre, mais les larmes du héros qui te regrette sont le trophée impérissable qui va placer ton nom au temple de mémoire. Quel est celui-ci dans cette attitude tranquille de l'homme vertueux, dont la dernière action a été dictée par la sagesse et le devoir? il regarde encore la flotte anglaise; semblable à Bayard, il veut expirer la face tournée du côté de l'ennemi; sa main est étendue vers des ossements tendres et presque déjà détruits; je distingue cependant un col allongé, et des bras étendus: c'est toi, jeune héros, aimable Casabianca; ce ne peut être que toi; la mort, l'inflexible mort, t'a réuni à ton père, que tu préféras à la vie; sensible et respectable enfant, le temps te promettait la gloire; la piété filiale a préféré la mort: reçois nos larmes, le prix de tes vertus.

Le soleil avait chassé les ombres, et n'avait point encore dissipé la teinte sombre de mes pensées; cependant la caravane en s'arrêtant m'avertit que nous étions au bord du lac qui sépare la plaine du désert de la presqu'île au bout de laquelle est bâti Aboukir. Ce vaste et profond lac est l'ancienne bouche Canopite, que le Nil a abandonnée, et dont la mer, en y entrant sans obstacle, a par son poids refoulé les rives et rélargi le lit: ce mal toujours croissant menace de détruire l'isthme qui attache Aboukir à la terre ferme, et sur lequel coule le canal qui porte les eaux à Alexandrie. Les princes arabes ont tenté de construire une digue, qui n'a jamais été finie, ou qui, trop faible, a cédé aux efforts de la vague, poussée pendant une partie de l'année par les vents du nord; il ne reste de cette digue que deux jetées sur les rives respectives. Le plan topographique de cette partie peu connue de l'Égypte, et toujours mal tracée sur toutes les cartes, procurerait le moyen de raisonner efficacement sur les dangers qui peuvent résulter du mouvement de la mer, et d'apporter les remèdes nécessaires à la sûreté du canal important, qui amené les eaux du Nil à Alexandrie.

L'embarcation difficile du canal de la Madié nous rendit ce petit trajet presque aussi long que tout le reste de la route. J'en fis le dessin. Nous trouvâmes à l'autre rive les premiers travaux d'une batterie que nous élevions pour protéger ce moyen de communication, que la présence de l'ennemi rendait mal assurée sans cette précaution. À peine fûmes-nous passés que nous en eûmes la preuve; car un brick et un aviso anglais venant pour troubler notre marche, nous tirèrent sept à huit coups de canon; notre silence leur fit croire que nous n'avions rien à leur répondre; en conséquence, quelques heures après nous vîmes se détacher de l'escadre anglaise douze embarcations, et les deux bâtiments du matin qui venaient à toutes voiles sur nos travaux. Nous crûmes qu'ils allaient tenter une descente; mais ils se contentèrent de jeter l'ancre près de la batterie, et, lorsque la nuit fut venue, de nous canonner: nous attendîmes la lune; et dès qu'elle nous eut assurés de leur position, nous commençâmes à leur répondre d'une manière apparemment si avantageuse, qu'au quatrième coup de canon ils coupèrent les câbles, laissèrent leur ancre, et disparurent.

Après avoir traversé la bouche du lac, en suivant deux sinus bordés de monticules sablonneux, j'arrivai enfin au faubourg d'Aboukir, qui ressemble beaucoup à la ville, dont il est séparé par un espace de cent cinquante pas: les deux ensemble peuvent être composés de quarante à cinquante mauvaises baraques en ruines, qui coupent en deux parties la presqu'île, au bout de laquelle est bâti le château: cette forteresse a quelque apparence de loin; mais les bastions s'en écrouleraient au troisième coup des couleuvrines qui sont sur les remparts, où elles semblent moins braquées qu'oubliées; il y en a une en bronze de quinze pieds, portant boulet de cinquante livres. Il a fallu jeter bas une partie des batteries pour former avec les décombres une plate-forme assez solide pour y placer quatre de nos canons de 36: cette précaution ne me parut pas d'une grande utilité, les bâtiments et embarcations susceptibles de porter du canon à battre des murailles ne pouvant s'approcher de ce promontoire à cause des récifs et des rochers qui le couronnent. Une descente hostile ne se ferait pas là; et, une fois effectuée, le château ne pourrait tenir, et ne pourrait même servir de logement ou de magasin que dans le cas où l'on construirait en avant des lignes pour en défendre l'approche; mais en tout il me parut qu'il serait préférable de détruire le château, de combler les fontaines, d'épargner ainsi une garnison, inutile quand il n'y a point d'ennemi, et qui doit être toujours bloquée ou prisonnière de guerre dès l'instant qu'il aura pu effectuer une descente.

Je fis le dessin à vol d'oiseau de la presqu'île.

Je trouvai dans l'embrasure de la porte du château quatre grandes pierres de porphyre d'un vert foncé, et deux pierres longues de granit statuaire le plus compact; à la seconde porte, je trouvai, avec quatre autres pierres, un membre d'entablement dorique, portant des triglyphes d'une grande proportion et d'une belle exécution: ces fragments, avec quelques traces de substructions à la pointe du rocher, sont les seules antiquités que j'aie pu découvrir à Aboukir, dont l'emplacement n'a jamais pu changer, puisque le sol est une plate-forme calcaire qui s'élève au-dessus de la mer, et n'est attachée à la terre que par un isthme trop étroit pour qu'une ville considérable y ait été bâtie: ce n'a donc jamais pu être que le fort ou le château en mer de Canope ou d'Héraclée, que Strabon place là ou près de là. J'avais passé devant des fontaines une demi lieue avant d'arriver à Aboukir; on me vanta leur construction: j'y retournai; je ne trouvai que trois puits carrés de fabrique arabe; ils sont entourés de hauteurs qui contiennent certainement des ruines contre lesquelles est amoncelée une quantité immense de tessons de pots de terre cuite, mêlés aux sables du désert apportés par le vent. Sont-ce des tours arabes enfouies? étaient-ce des fabriques de pots? sont-ce les ruines d'Héraclée? quelques morceaux de granit sur la plate-forme, de la plus grande éminence, me feraient préférer cette dernière opinion.

Le lendemain, je longeai, avec un détachement, la côte de l'ouest, interrogeant toutes les sinuosités et les plus petites éminences; car, dans la Basse Égypte, elles recèlent toutes les antiquités, lesquelles en sont presque toujours le noyau. Après trois quarts d'heure de marche, je trouvai dans le fond de la seconde anse une petite jetée formée de débris colossaux: quel plaisir j'éprouvai en apercevant d'abord un fragment d'une main, dont la première phalange, de quatorze pouces, appartenait à une figure de trente-six pieds de proportion! Le granit, le travail, et le style de ce morceau, ne me laissèrent nul doute qu'il ne remontât aux anciennes époques égyptiennes; au mouvement de cette main, à quelque autre débris qui l'avoisine, et d'après la seule habitude de voir des figures égyptiennes, dont la pose offre si peu de variété, on peut reconnaître dans ce fragment une Isis tenant un nilomètre: il serait facile d'emporter ce morceau; mais déplacé il perdrait presque tout son prix. Près de là plusieurs membres d'architecture attestent par leur dimension qu'ils ont appartenu à un grand et bel édifice d'ordre dorique: les vagues couvrent et frappent depuis bien des siècles ces débris sans les avoir défigurés: il semble que c'est le sort attaché à tous les monuments égyptiens de résister également aux hommes et au temps. Plus avant dans la mer, on voit mêlé aux fragments du colosse celui d'un sphinx, dont la tête et les jambes de devant sont tronquées, autant que les madrépores et les petits coquillages ont pu m'en laisser juger; il est d'un style et d'un ciseau grecs et n'est point de granit, mais d'un grès ressemblant au marbre blanc, et d'une transparence que je n'ai jamais vue qu'en Égypte à cette matière; il avait treize à quatorze pieds de proportion. À quelque distance, au milieu des débris d'entablements semblables à ceux que j'ai décrits, est une autre figure d'Isis, assez conservée pour, qu'on puisse en reconnaître la pose; ses jambes sont rompues, mais le morceau est à côté: cette figure est en granit, et a dix pieds de proportion. Tous ces débris semblent avoir été mis là pour former une jetée, et servir de brisant devant un édifice détruit; mais qui, à en juger par ses substructions, ne peut être que le reste d'un bain pris sur la mer, et dont le rocher coupé trace encore le plan. La partie que ne couvre pas la mer, conserve des conduits d'eau bâtis en briques, et recouverts en ciment et en pouzzolane. Tout cela n'ayant pas assez de saillie pour en faire un dessin qui fût une vue, j'en ai tracé une espèce de plan pittoresque qui donnera l'image des ruines et des fragments que je viens de décrire.

À quatre cents toises de là, en rentrant dans les terres, toujours tirant sur Alexandrie, on trouve plusieurs substructions construites en briques; et, quoiqu'on n'en puisse pas faire de plan, on juge, par quelques fragments de constructions soignées, qu'elles faisaient partie d'édifices importants. Près de là on trouve plusieurs chapiteaux corinthiens en marbre, trop frustes pour être mesurés, mais qui doivent avoir appartenu à des bases de même matière, et qui donnaient à la colonne vingt pouces de diamètre. Plus loin, une grande quantité de tronçons de colonnes de granit rose, cannelés, tous de même grosseur, de même matière, travaillés avec le même soin, sont les incontestables ruines d'un grand et superbe temple d'ordre dorique. D'après ce que nous a transmis Strabon sur cette partie de l'Égypte, d'après tout ce que je viens de décrire, et notamment ces derniers fragments, il ne me reste aucun doute que ce ne fussent là les ruines de Canope, et celles de son temple bâti par les Grecs, dont le culte rivalisait avec celui de Lampsaque: ce temple miraculeux où les vieillards retrouvaient la jeunesse; et les malades, la santé. Le bain dont j'ai donné la vue était peut-être un des moyens que les prêtres employaient pour opérer ces prodiges.

Le sol n'a rien conservé de l'antique volupté canopite; quelques éminences de sables, et des ruines en brique, de grandes pierres de granit carrées, sans hiéroglyphes ni formes qui attestent à quel genre d'édifice et à quel siècle elles ont appartenu, enfin de petites vallées, aussi arides que les monticules dont elles sont formées, sont tout ce qui reste de cette ville, jadis si délicieuse, et qui n'offre plus qu'un aspect triste et sauvage. Il est vrai que le canal dont par Strabon, qui communiquait d'Alexandrie à Éleusine, et qui par un embranchement arrivait à Canope, et y apportait la fraîcheur, a disparu: de telle sorte qu'on ne peut en distinguer la trace, ni même concevoir la possibilité de son existence: il ne reste d'eau aux environs que dans quelques puits ou citernes, si étroites et si obscures, qu'on ne peut en mesurer ni les dimensions ni la profondeur; elles recèlent cependant encore de l'eau: enfin cette ville, qui rassemblait toutes les délices; où affluaient tous les voluptueux, n'est plus maintenant qu'un désert que traversent quelques chacals et des Bédouins: je n'y trouvai point des derniers; mais je vis un chacal, que j'eusse pris pour un chien, si je n'avais eu le temps d'examiner très distinctement son nez pointu et ses oreilles dressées, sa queue plus longue, traînante, et garnie de poil comme celle du renard, à qui il ressemble beaucoup plus qu'au loup, quoique le chacal soit regardé comme le loup d'Afrique. Ne pouvant abuser de l'escorte qui m'avait accompagné, je repris la route d'Aboukir: j'y trouvai des dépêches pour le général en chef; on allait expédier un détachement pour les porter: je ne pus me défendre du plaisir que me faisait éprouver l'occasion qui s'offrait de quitter un lieu si triste. Pendant le séjour que j'y avais fait, je n'avais jamais pu éloigner de ma pensée que ce château était une prison d'état dans laquelle j'étais relégué; ce rocher exigu, battu continuellement des vagues, le bruit importun qui en résulte, le sifflement des vents, la blancheur du sol qui fatigue la vue, tout dans ce triste séjour afflige et flétrit l'âme: en le quittant, il me sembla que j'échappais à tous les tourments d'une tyrannique captivité.

Je me mis en route par une nuit obscure; j'en fus quitte pour marcher dans la mer, m'écorcher dans les halliers, et tomber parfois dans les débris épars sur le rivage; mais à trois heures du matin j'arrivai à Rosette, et j'allai me reposer voluptueusement, je ne dirai pas dans mon lit, je n'en avais pas vu depuis mon départ de France, mais dans une chambre fraîche, sur une natte propre.


Célébration de l'Anniversaire de la Naissance de Mahomet.

Le jour de l'anniversaire de la naissance de Mahomet était arrivé: nous vîmes avec surprise qu'on ne faisait aucun préparatif pour célébrer cette fête, la plus solennelle de l'année hégirienne. Vers le soir, le général Menou envoya chercher le moufti, dont notre arrivée avait augmenté les honneurs et les honoraires; ses réponses furent évasives: les autres municipaux questionnés dirent qu'ils avaient proposé les préparatifs d'usage, mais que, ne pouvant agir qu'en second dans une chose qui était du département de leur collègue le moufti, ils avaient été obligés d'attendre des ordres à cet égard. Le prêtre fut dévoilé: courtisan, il demandait et obtenait chaque jour une nouvelle faveur; mais l'occasion s'était présentée de faire croire au peuple que nous nous opposions à ce qui était un des actes les plus sacrés de son culte, il l'avait saisie: il fut déjoué à la manière orientale; on lui signifia qu'il fallait que la fête eût lieu à l'instant: sur l'observation que l'on n'aurait jamais assez de temps pour faire les préparatifs, le général lui dit que si ce qui restait de temps ne suffisait pas pour ordonner la fête, il suffirait pour conduire le moufti aux fers. La fête fut proclamée dans un quart d'heure; la ville fut illuminée, et les chants de piété furent unis à ceux de l'allégresse et de la reconnaissance.

Après souper, nous fûmes invités à nous rendre dans le quartier du premier magistrat civil où nous trouvâmes dans la rue tout l'appareil d'une fête turque: la rue était la salle d'assemblée, qui s'allongeait ou se raccourcissait suivant le nombre des assistants; une estrade couverte de tapis fut occupée par les personnes distinguées; des feux, joints à une quantité de petites lampes et de grands cierges, formaient une bizarre illumination; d'un côté, il y avait une musique guerrière, composée de petits hautbois courts et criards, de petites timbales, et de grands tambours albanais; de l'autre, étaient des violons, des chanteurs; et au milieu, des danseurs grecs, des serviteurs chargés de confitures, de café, de sirop, d'eau de rose, et de pipes: tout cela complétait l'appareil de la fête.

Dès que nous fûmes placés, la musique guerrière commença: une espèce de coryphée jouait deux phrases de musique que les autres répétaient en choeur à l'unisson; mais, soit faute de mouvement dans l'air, soit manie de le broder, la seconde mesure était déjà une cacophonie aussi désagréable pour des oreilles bien organisées qu'enchanteresse pour celles des Arabes. Ce que je remarquai, c'est que le coryphée reprenait toujours le même chant avec l'importance et l'enthousiasme d'un improvisateur inspiré et, quand ses nerfs semblaient ne pouvoir plus supporter l'exaltation de l'expression qu'il voulait y mettre, le choeur venait à son secours, et toujours avec la même dissonance; les violons, plus supportables, jouaient ensuite des refrains, où un peu de mélodie était noyé dans des ornements superflus: la voix nasarde d'un chanteur inspiré venait ajouter encore à la fastidieuse mollesse des semi-tons du violon, qui, évitant sans cesse la note du ton, tournait autour de la seconde, et terminait toujours par la sensible, comme dans les séguedilles espagnoles: ceci pourrait servir à prouver que le séjour des Arabes en Espagne y a naturalisé ce genre de chant: après le couplet, le violon reprenait le même motif avec de nouvelles variations, que le chanteur déguisait de nouveau par un mouvement, pointé, jusqu'à faire perdre entièrement le motif, et n'offrir plus que le délire d'une expression sans principe et sans rythme: mais c'était là ce qui ravissait toujours de plus en plus les auditeurs. La danse, qui suivit, fut du même genre que le chant; ce n'était ni la peinture de la joie ni celle de la gaieté, mais celle d'une volupté qui arrive très rapidement à une lasciveté, d'autant plus dégoûtante, que les acteurs, toujours masculins, expriment de la manière la plus indécente les scènes que l'amour même ne permet aux deux sexes que dans l'ombre du mystère.


Caractère physique des Cophtes, des Arabes, des Turcs, des Grecs,
des Juifs, etc.--Femmes Égyptiennes
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De petites affaires éloignaient sans cesse notre grande tournée, et retardaient ce qui faisait l'objet de mon voyage. Obligé de rapprocher mes observations autour de moi, je remarquai combien, dans la variété des figures, il était facile de distinguer les races des individus qui composaient la population de Rosette; je pensai que cette ville, entrepôt de commerce, devait naturellement rassembler toutes les nations qui couvrent le sol de l'Égypte, et devait les y conserver plus séparées et plus caractérisées que dans une grande ville, comme le Caire, où le relâchement des moeurs les croise et les dénature. Je crus donc reconnaître évidemment dans les Coptes l'antique souche égyptienne, espèce de Nubiens basanés, tels qu'on en voit les formes dans les anciennes sculptures: des fronts plats, surmontés de cheveux demi laineux; les yeux peu ouverts, et relevés aux angles; des joues élevées, des nez plus courts qu'épatés, la bouche grande et plate, éloignée du nez et bordée de larges lèvres; une barbe rare et pauvre; peu de grâce dans le corps; les jambes arquées et sans mouvement dans le contour, et les doigts des pieds allongés et plats. Je dessinai la tête de plusieurs individus de cette race: le premier était un prêtre ignorant et ivrogne; le second, un calculateur adroit, fin et délié: ce sont les qualités morales qui caractérisent ces anciens maîtres de l'Égypte. On peut assigner la première époque de leur dégradation à la conquête de Cambyse, qui, vainqueur jaloux et furieux, régna par la terreur, changea les lois, persécuta le culte, mutila ce qu'il ne put détruire, et, voulant asservir, avilit sa conquête: la seconde époque fut la persécution de Dioclétien, lorsque l'Égypte fut devenue catholique; cette persécution, que les Égyptiens reçurent en martyrs fidèles, les prépara tout naturellement à l'asservissement des Mahométans. Sous le dernier gouvernement, ils s'étaient rendus les courtiers et les gens d'affaires des beys et des kiachefs; ils volaient tous les jours leurs maîtres: mais ce n'était là qu'une espèce de ferme, parce qu'une avanie leur faisait rendre en gros ce qu'ils avaient amassé en détail; aussi employaient-ils encore plus d'art à cacher ce qu'ils avaient acquis qu'ils n'avaient mis d'impudeur à l'acquérir.

Après les Coptes viennent les Arabes, les plus nombreux habitants de l'Égypte moderne. Sans y avoir plus d'influence, ils semblent être là pour peupler le pays, en cultiver les terres, en garder les troupeaux, ou en être eux-mêmes les animaux; ils sont cependant vifs et pleins de physionomie; leurs yeux, enfoncés et couverts, sont étincelants de mouvement et de caractère; toutes leurs formes sont anguleuses; leur barbe courte et à mèches pointues; leurs lèvres minces, ouvertes, et découvrant de belles dents; les bras musclés; tout le reste plus agile que beau, et plus nerveux que bien conformé. C'est dans la campagne, et surtout chez les Arabes du désert que se distinguent les traits caractéristiques que je viens d'énoncer: il faut cependant en distinguer trois classes bien différentes; l'Arabe pasteur, qui semble être la souche originelle, et qui ressemble au portrait que je viens de faire, et les deux autres qui en dérivent; l'Arabe Bédouin, auquel une indépendance plus exaltée et l'état de guerre dans lequel il vit donnent un caractère de fierté sauvage, et l'Arabe cultivateur, le plus civilisé, le plus corrompu, le plus asservi, le plus avili par conséquent, le plus varié de forme et de caractère, comme on peut le remarquer dans les têtes de cheikhs ou chefs de village, les fellahs ou paysans, les boufackirs ou mendiants, enfin dans les manoeuvres, qui forment la classe la plus abjecte.

Les Turcs ont des beautés plus graves avec des formes plus molles; leurs paupières épaisses laissent peu d'expression à leurs yeux; le nez gras, de belles bouches bien bordées, et de longues barbes touffues, un teint moins basané, un cou nourri, toute l'habitude du corps grave et lourde, en tout une pesanteur, qu'ils croient être noblesse, et qui leur conserve un air de protection, malgré la nullité de leur autorité: à parler en artiste, on ne peut faire de leur beauté que la beauté d'un Turc. Il n'en est pas de même des Grecs, qu'il faut déjà classer au nombre des étrangers formant des espèces de collèges séparés des indigènes; leurs belles projections, leurs yeux pleins de finesse et d'esprit, la délicatesse et la souplesse de leurs traits et de leur caractère, rappellent tout ce que notre imagination se figure de leurs ancêtres, et tout ce que leurs monuments nous ont transmis de leur élégance et de leur goût. L'avilissement où on les a réduits, par la peur qu'inspire encore la supériorité de leur esprit a fait d'un grand nombre d'eux d'astucieux fripons; mais rendus à eux-mêmes, ils arriveraient peut-être bientôt jusqu'à n'être plus, comme autrefois, que d'adroits ambitieux. C'est la nation qui désire le plus vivement une révolution de quelque part qu'elle vienne. Dans une cérémonie (c'était la première prise de possession de Rosette) un jeune Grec s'approcha de moi, me baisa l'épaule, et, le doigt sur ses lèvres, sans oser proférer une parole, me glissa mystérieusement un bouquet qu'il m'avait apporté: cette seule démonstration était un développement tout entier de ses sensations, de sa position politique, de ses craintes, et de ses espérances. Ensuite viennent les Juifs, qui sont en Égypte ce qu'ils sont partout; haïs, sans être craints; méprisés et sans cesse repoussés, jamais chassés; volant toujours, sans devenir très riches, et servant tout le monde en ne s'occupant que de leur propre intérêt. Je ne sais si c'est parce qu'ils sont plus près de leur pays que leur caractère physique est plus conservé en Égypte, mais il m'a paru frappant: ceux qui sont laids ressemblent aux nôtres; les beaux, surtout les jeunes, rappellent le caractère de tête que la peinture a conservé à Jésus-Christ; ce qui prouverait qu'il est de tradition, et n'a pas pour époque le quatorzième siècle et le renouvellement des arts. Les Juifs disputent aux Coptes, dans les grandes villes d'Égypte, les places dans les douanes, les intendances des riches, enfin tout ce qui tient aux calculs et aux moyens d'amasser et de cacher une fortune bien ou mal acquise.

Une autre race d'hommes, nombreuse en individus, a des traits caractéristiques très prononcés; ce sont les Barabras ou gens d'en haut, qui sont des habitants de la Nubie, et des frontières de l'Abyssinie. Dans ces climats brûlants, la nature avare leur a refusé tout superflu; ils n'ont ni graisse ni chair, mais seulement des nerfs, des muscles, et des tendons, plus élastiques que forts; ils font par activité et par lesteté ce que les autres font par puissance: il semble que l'aridité de leur sol ait pompé la portion de substance que la nature leur devait; leur peau luisante est d'un noir transparent et ardent, semblable absolument à la patine des bronzes de l'autre siècle; ils ne ressemblent point du tout aux nègres de l'ouest de l'Afrique; leurs yeux sont profonds et étincelants, sous un sourcil surbaissé; leurs narines larges, avec le nez pointu, la bouche évasée sans que les lèvres soient grosses, les cheveux et la barbe rares et par petits flocons: ridés de bonne heure, et restant toujours agiles, l'âge ne se prononce chez eux qu'à la blancheur de la barbe; tout le reste du corps est grêle et nerveux: leur physionomie est gaie; ils sont vifs et bons: on les emploie le plus ordinairement à garder les magasins, et les chantiers de bois: ils se vêtissent d'une pièce de laine blanche, gagnent peu, se nourrissent de presque rien, et restent attachés et fidèles à leurs maîtres.

Le pèlerinage de la Mecque fait traverser l'Égypte à toutes les nations de l'Afrique qui sont désignées sous le nom de Maugrabins, ou gens de l'ouest. C'était le moment du retour de la caravane: Bonaparte, qui avait fait tous ses efforts pour la faire arriver complète au Caire, n'avait pu empêcher Ibrâhim-bey, qui se sauvait en Syrie, d'arriver avant lui dans le désert, et d'attaquer la caravane à Belbeis, d'en partager les trésors avec les Arabes et l'émir Adgis, qui devaient la protéger; Ibrâhim-bey ne laissa passer jusqu'à nous que les dévots mendiants, qui nous arrivèrent par pelotons de deux à trois cents, composés de toutes les nations d'Afrique, depuis Fez jusqu'à Tripoli: ils étaient dans un tel état de fatigue qu'ils se ressemblaient tous: aussi maigres que les pays qu'ils venaient de traverser sont arides, ils étaient aussi exténués que des prisonniers qu'on aurait oubliés dans les fers. C'est l'impulsion, c'est le ressort de l'opinion qui rend sans doute l'homme le plus fort de tous les animaux: quand on pense à l'espace que viennent de parcourir ces pèlerins, à tout ce qu'ils ont eu à souffrir dans cette immense et terrible traversée, on reste convaincu qu'un but moral peut seul faire affronter tant de fatigues si douloureuses, que l'enthousiasme d'un sentiment pieux, que la considération attachée au titre d'adgis ou pèlerins, que portent avec orgueil ceux qui font le voyage de la Mecque, sont les leviers qui peuvent seuls mouvoir l'indolence orientale, et la porter, à une telle entreprise; il faut y ajouter cependant le droit que s'arrogent les adgis de conter et faire croire le reste de leur vie aux autres musulmans tout ce qu'ils ont pu voir, et tout ce qu'ils n'ont pas vu. Ne pourrais-je pas être accusé d'un peu d'adgisme, dans le voyage que j'entreprends, et de braver des difficultés pour faire partager mon enthousiasme? mais ma propre curiosité rassure ma conscience; j'ai pour moi auprès des autres le peu de séduction de mon style, et la naïveté de mes dessins: et si tout cela ne suffit pas pour me cautionner, on pourra quelque jour, ajouter ma figure desséchée à celles des deux adgis que j'ai dessinés.

On nous avait aussi envoyé quatorze Mamelouks prisonniers, dont sans doute le quartier général ne savait que faire: je fus curieux de les observer, sans réfléchir que ce n'est point une nation, mais un ramassis de gens de tous les pays; aussi, dans le petit nombre de ceux qui nous arrivaient, je n'en trouvai pas un qui eût une physionomie assez caractérisée pour mériter d'être dessiné; il y avait cependant des Mingréliens et des Géorgiens; mais soit que la nature les eût déshérités de ce qu'elle a départi de beauté à leur contrée, soit que les femmes en soient dotées plus avantageusement, j'attendis que d'autres individus m'en offrissent des traits plus caractéristiques. J'ajournai aussi le plaisir de dessiner des Égyptiennes au moment où notre influence sur les moeurs de l'orient pourrait lever le voile dont elles se couvrent: mais quand même, ce qui n'est pas à présumer, les hommes, nous sacrifieraient leurs préjugés sur cet article, la coquetterie des vieilles, plus scrupuleuses sur tout ce qui tient à l'honneur, exigerait encore longtemps de leurs jeunes compagnes l'austérité dont elles furent victimes dans leur bel âge. Ce que j'ai pu remarquer, c'est que les filles qui ne sont point nubiles, et pour lesquelles la rigueur n'existe pas encore, retracent assez en général les formes des statues égyptiennes de la déesse Isis: les femmes du peuple, qui ont plus soin de se cacher le nez et la bouche que toutes les autres parties du corps, découvrent à tout moment, non des attraits, mais quelques beaux membres dispos, conservant un aplomb plus leste que voluptueux: dès que leurs gorges cessent de croître elles commencent à tomber, et la gravitation est telle qu'il serait difficile de persuader jusqu'où quelques unes peuvent arriver: leur couleur, ni noire ni blanche, est basanée et terne: elles se tatouent les paupières et le menton sans que cela produise un grand effet: mais je n'ai pas encore vu de femmes porter plus élégamment un enfant, un vase, des fruits, et marcher d'une manière plus leste et plus assurée. Leur draperie longue ne serait pas sans noblesse, si un voile en forme de flamme de navire, qui part des yeux et pend jusqu'à terre, n'attristait tout l'ensemble du costume jusqu'à le faire ressembler au lugubre habit de pénitent.

Un homme riche du pays qui m'avait quelques obligations voulut m'en témoigner sa reconnaissance en m'invitant chez lui: vu mon âge et ma qualité d'étranger, il crut qu'il pouvait, pour me fêter mieux, me faire déjeuner avec son épouse. Elle était mélancolique et belle: le mari, négociant, savait un peu d'italien, et nous servait d'interprète: sa femme, éblouissante de blancheur, avait des mains d'une beauté et d'une délicatesse extraordinaires; je les admirai, elle me les présenta: nous n'avions pas grand-chose à nous dire; je caressais ses mains; elle, très embarrassée de ce qu'elle ferait ensuite pour moi, me les laissait, et moi, je n'osais les lui rendre dans la crainte qu'elle crût que je m'en étais lassé: je ne sais comment cette scène eût fini, si, pour nous tirer d'embarras, on ne nous eût apporté les rafraîchissements; on les lui remettait, et elle me les offrait d'une manière toute particulière et qui avait une sorte de grâce. Je crus apercevoir que son insouciante mélancolie n'était qu'un air de grande dame qui, selon elle, devait la rendre supérieure à toutes les magnificences dont elle était entourée et couverte. Avant de la quitter, j'en fis rapidement un petit dessin. Je dessinai aussi une autre femme; celle-ci était une naturelle du pays qu'avait épousée un Franc: elle parlait italien, elle était douce et belle, elle aimait son mari; mais il n'était pas assez aimable pour qu'elle ne pût aimer que lui: jaloux, il lui suscitait à tout moment de bruyantes querelles; soumise, elle renonçait toujours à celui qui avait été l'objet de sa jalousie: mais le lendemain nouveau grief; elle pleurait encore, se repentait et cependant son mari avait toujours quelque motif de gronder. Elle demeurait vis-à-vis de mes fenêtres; la rue était étroite, et par cela même j'étais tout naturellement devenu le confident et le témoin de ses chagrins. La peste se déclara dans la ville: ma voisine était si communicative qu'elle devait la prendre et la donner; effectivement elle la prit de son dernier amant, la donna fidèlement à son mari, et ils moururent tous trois. Je la regrettai; sa singulière bonté, la naïveté de ses désordres, la sincérité de ses regrets, m'avaient intéressé, d'autant que, simple confident, je n'avais à la quereller ni comme mari ni comme amant, et qu'heureusement je n'étais point à Rosette lorsque la peste désola ce pays.


Tournée dans le Delta.--Almés.

Nous partîmes enfin pour le Delta, pour cette tournée si longtemps attendue, où nous allions fouler un terrain neuf pour tout Européen et même pour tous autres que les habitants: car les Mamelouks allaient rarement jusqu'au centre du Delta se faire payer le miri, ou organiser les avanies. Nous partîmes le 11 Septembre après midi; nous traversâmes le Nil en bateau, le général Menou, le général Marmont, une douzaine de savants ou artistes, et un détachement de deux cents hommes d'escorte. On avait cru tout prévoir, et ce que l'on avait oublié était l'essentiel. Les chevaux que nous devions monter n'avaient de la race Arabe que les vices; les voyageurs qui n'étaient point écuyers, et qui n'avaient que l'alternative d'un cheval, sans bride ou d'un âne sans bât, hésitaient s'ils se mettraient en route, ou renonceraient à un voyage qu'ils avaient désiré si ardemment et commencé avec tant d'enthousiasme: cependant peu à peu tout s'arrangea, et nous nous mîmes en marche. Nous traversâmes les villages de Madie, Elyeusera, Abougueridi, Melahoué, Abousrat, Ralaici, Bereda, Ekbet, Estaone, Elbat, Elsezri, Souffrano, Elnegars, Madie-di-Berimbal; et nous arrivâmes à Berimbal à la nuit fermée. Je place ici la nomenclature, peu intéressante de tous ces villages, pour donner une idée de la population de quatre lieues de pays, et de l'abondance d'un sol qui nourrit tant d'habitants et porte tant d'habitations, sans compter ce qu'il fournit au possesseur titulaire, qui pour le plus souvent fait sa résidence dans la capitale. À Madie-di-Berimbal nos chameaux tombèrent dans le canal; nous ne fûmes rassemblés qu'à minuit: on ne nous attendait plus; nos hardes et nos provisions étaient toutes mouillées: après un souper difficile à obtenir, nous nous couchâmes comme nous pûmes vers les deux heures du matin. Le lendemain, après nous être séchés, nous nous rendîmes à Métubis en deux heures de marche, rencontrant autant de villages que la veille.

Le général avait un travail à faire avec les cheikhs des environs, un éclaircissement à prendre, et une explication à avoir sur des fautes passées: il fut résolu que nous ne nous mettrions en route que le lendemain; Métubis offrait d'ailleurs sous quelques rapports un aliment à la curiosité: il est possible d'abord qu'elle ait été bâtie sur les ruines de l'antique Métélis; et, d'un autre côté, par la licence connue et permise de ses moeurs, elle a succédé à Canope, et à la même réputation. Nos recherches furent vaines quant aux antiquités; tout ce que nous y trouvâmes de granit était employé à moudre le grain, et paraissait y avoir été apporté d'autre part pour être consacré à cet usage: on nous parlait de ruines au Sud-Est, à une lieue et demie; il était tard, notre intérêt se reporta sur l'autre curiosité; nous demandâmes en conséquence aux cheikhs de nous faire amener des almés, qui sont des espèces de bayadères semblables à celles des Indes: le gouvernement du pays, des revenus duquel elles faisaient peut-être partie, mettait quelque difficulté à leur permettre de venir; souillées par les regards des infidèles, elles pouvaient diminuer de réputation, perdre même leur état: ceci peut donner la mesure de l'objection d'un Franc dans l'esprit d'un Musulman, puisque ce qu'il y a de plus dissolu chez eux peut encore être profané par nos regards; mais quelques vieux torts à réparer, la présence d'un général, et surtout de deux cents soldats, levèrent les obstacles; elles arrivèrent, et ne nous laissèrent point apercevoir qu'elles eussent partagé les considérations politiques et les scrupules religieux des cheikhs. Elles nous disputèrent cependant avec assez de grâce ce que nous aurions pu croire devoir être les moindres faveurs, celles de découvrir leurs yeux et leur bouche, car le reste fut livré comme par distraction; et bientôt, on ne pensa plus avoir quelque chose à nous cacher, tout cela cependant à travers des gazes colorées et des ceintures mal attachées, qu'on raccommodait négligemment avec une folie qui n'était pas sans agrément, et qui me parut un peu française. Elles avaient amené deux instruments, une musette, et un tambour, fait avec un pot de terre, que l'on battait avec les mains: elles étaient sept; deux se mirent à danser, les autres chantaient avec accompagnement de castagnettes, en forme de petites cymbales de la grandeur d'un écu de six livres: le mouvement par lequel elles les choquaient l'une contre l'autre donnait infiniment de grâce à leurs doigts et à leurs poignets. Leur danse fut d'abord voluptueuse; mais bientôt elle devint lascive, ce ne fut plus que l'expression grossière et indécente de l'emportement des sens; et, ce qui ajoutait au dégoût de ces tableaux, c'est que dans les moments où elles conservaient le moins de retenue, un des deux musiciens dont j'ai parlé venait, avec l'air bête du Gilles de nos parades, troubler d'un gros rire la scène d'ivresse qui allait terminer la danse.

Elles buvaient de l'eau-de-vie à grands verres comme de la limonade; aussi, quoique toutes jolies et jeunes, elles étaient fatiguées, et flétries excepté deux, qui ressemblaient en beau d'une manière si frappante à deux de nos femmes célèbres à Paris, que ce ne fut qu'un cri lorsqu'elles se découvrirent le visage: la grâce est tellement un pur don de la nature que Josephina et Hanka, qui n'avaient reçu d'autre éducation que celle réservée au plus infâme métier dans la plus corrompue des villes, avaient, lorsqu'elles ne dansaient plus, toute la délicatesse des manières des femmes à qui elles ressemblaient, et la caressante et douce volupté qu'elles réservent sans doute pour ceux à qui elles prodiguent leurs secrètes faveurs. Je l'avouerai, j'aurais voulu que Josephina ne se fût pas permis de danser comme les autres.

Malgré la vie licencieuse des almés, on les fait venir dans les harems pour instruire les jeunes filles de tout ce qui peut les rendre plus agréables à leurs maris; elles leur donnent des leçons de danse, de chant, de grâce, et de toutes sortes de recherches voluptueuses. Il n'est pas étonnant qu'avec des moeurs où la volupté est le principal devoir des femmes, celles qui font profession de galanterie soient les institutrices du beau sexe: elles sont admises dans les fêtes que se donnent les grands entre eux; et lorsqu'un mari veut bien quelquefois réjouir l'intérieur de son harem, il les fait aussi appeler.

Le Lendemain l'antiquité eut son tour. Nous allâmes à Qoùm-êl-Hhamar, c'est-à-dire la Montagne Rouge, nom qui vient sans doute du monticule de briques de cette couleur dont cette ruine est formée: elle ne conserve aucun caractère; ce peut être celle d'une ville antique sans monuments, comme celle d'un village moderne, rebelle aux Mamelouks, et détruit par eux: nous ne trouvâmes aucun vestige d'antiquité, malgré le désir de Dolomieu et le mien d'y reconnaître l'ancienne Métélis, capitale du nome de ce nom. Le pays que nous découvrîmes à la partie orientale au-delà de Comé-Lachma jusqu'au lac Bérélos n'était qu'un marais inculte. Nous vînmes dîner à Sindion, et coucher à Foua. Le lendemain nous allâmes à El-Alavi, à Thérafa: nous quittâmes la route pour aller au Nord-Est visiter des ruines considérables, appelées encore pour la même raison Qoùm-Hhamar-êl-Médynéh; était-ce Cabaza capitale du nome cabasite, ou la Naucratis qu'avaient bâtie les Mylésiehs? Nous ne fûmes pas plus heureux que la veille: même nature de décombres; car on ne peut pas donner un autre nom à ce nombre de tessons sans forme, à ces tas de briques dont il n'y avait pas une d'entière. Nous découvrîmes de là à peu près deux lieues carrées de terrains arides et incultes: ce qui nous désenchanta un peu sur la fécondité générale du sol du Delta. Si c'étaient là les ruines d'une des deux villes que je viens de nommer, leur situation était triste, et on peut assurer qu'elles ne possédaient aucun grand monument: quoique l'espace qu'elles occupaient fut considérable, on n'y distingue que quelques canaux d'irrigation, mais aucune trace d'un canal de navigation. Nous revînmes très peu satisfaits de nos recherches; nous n'avions pas même recueilli assez de renseignements pour nous aider à l'avenir dans celles que nous pourrions entreprendre. Nous avions quitté le détachement pour faire cette excursion: accompagnés seulement de quelques guides, nous cheminâmes en droite ligne sur Desouk, qui était notre rendez-vous; nous passâmes par Gabrith, village fortifié de murailles et de tours, particularité qui distingue ceux qui ne sont pas sur le bord du Nil au-delà de Foua. Le territoire était aussi moins cultivé; le sol, plus élevé et plus difficile à arroser avec des roues, attendait l'inondation pour être semé en blé et en maïs, auxquels rien ne devait succéder: dans les parties de terrain de cette nature, dès que les récoltes sont faites, la terre, abandonnée au soleil, se gerce, et n'offre plus à l'oeil que l'image d'un désert. Nous traversâmes Salmie, où nous pûmes distinguer tous les désastres qu'avait causés notre vengeance, sans pouvoir remarquer sur la physionomie des habitants qu'ils en eussent conservé quelque dangereux ressentiment; je ne pouvais cependant me rappeler sans émotion que je me trouvais à peu près seul sur la même place où j'avais vu tomber quelques jours auparavant les principaux habitants du pays: nous étions ensemble comme des gens qui ont eu un procès, mais dont les comptes sont arrêtés. J'ai remarqué d'ailleurs que pour tout ce qui est des événements de la guerre les orientaux n'en conservent point de rancune: ils ajoutèrent de bonne grâce et fort loyalement un guide à celui qui nous conduisait à Mehhâl-êl-Malek et au canal de Ssa'ïdy.

Le canal de Ssa'ïdy est assez grand pour porter des bateaux du Nil au lac de Bérélos: Desouk, village considérable, n'en est qu'à une demi lieue; une mosquée, révérée de tout l'orient deux fois dans l'année, y amène en dévotion deux cents mille âmes; les almés s'y rendent de toutes les parties de l'Égypte; et le plus grand miracle que fasse Ibrahim, si révéré à Desouk, est de suspendre la jalousie des Musulmans pendant le temps de cette espèce de fête, et d'y laisser jouir les femmes d'une liberté dont on assure qu'elles profitent dans toute l'extension imaginable.

On avait préparé un palais, disait-on, pour le général; nous y fumes tous logés: il consistait en une cour, une galerie ouverte, et une chambre qui ne fermait pas. Je pris le moment où le général Menou donnait audience par la fenêtre aux principaux du pays assemblés dans la cour, tandis qu'on apportait le déjeuner qu'ils nous avaient fait préparer, pour en faire un dessin.

Le jour après devait être consacré à visiter ce qui restait de villages du gouvernement du général Menou dans la province de Sharkié. Dans cette tournée nous devions passer à Sanhour-êl-Medin, où l'on nous avait dit qu'il y avait une quantité de ruines. Était-ce Saïs? Toujours séduits, notre espoir s'était accru par le nom de êl-Medin, qui veut dire la grande, et qui pouvait lui avoir été conservé à cause de son antiquité, ou de l'ancienne grandeur de Saïs, qui, selon Strabon, était la métropole de toute cette partie inférieure de l'Égypte. Nous traversâmes une grande plaine, altérée qui attendait d'heure en heure: le Nil, qui arrivait déjà par mille rigoles.

Sanhour-êl-Medin ne nous offrit encore que des dévastations, et pas une ruine qui eût une forme: le peu de fragments en grès et granit que nous rencontrâmes ne pouvait nous attester que quelques siècles d'antiquité; nos recherches obstinées dans tous les environs furent également vaines: nous revînmes coucher à Desouk sans rien rapporter.

Le lendemain notre marche se dirigea au Nord-Est, et vers l'intérieur du Delta. Après avoir traversé de nouveau Sanhour-êl-Medin, nous passâmes de grands canaux de chargement, que nous jugeâmes, à la qualité des eaux, devoir prendre leurs sources au lac de Bérélos.

Au-delà de ces canaux nous trouvâmes le pays déjà tout inondé, quoiqu'il fût élevé de 4 pieds plus haut que celui que nous venions de quitter: l'irrigation, dirigée et retenue par des digues sur lesquelles nous marchions alors, devait les surpasser pour arroser à leur tour les terres que nous avions parcourues; ces digues servaient de communication aux différents villages, qui s'élevaient au-dessus des eaux comme autant d'îles: cette circonstance détachant tous les objets, notre curiosité se flattait de ne rien laisser échapper d'intéressant. On nous avait promis des antiquités à Schaabas-Ammers: nous marchions sur ce village par une digue étroite qui partageait, en serpentant, deux mers d'inondation; nous avions devancé le détachement d'une lieue, pour avoir plus de temps à donner à nos observations: un guide à cheval, deux guides à pied, un jeune homme de Rosette, les deux généraux Menou et Marmont, un médecin interprète, un artiste dessinateur, et moi, formions le premier groupe en avant; Dolomieu, tirant par la bride un cheval vicieux, et plusieurs serviteurs étaient restés à quelque distance en arrière: nous observions la position avantageuse et pittoresque de Kafr-Schaabas, faubourg en avant de Schaabas, lorsque tout à coup nous vîmes revenir à toute bride le médecin disant. Ils nous attendent avec des fusils; on nous criait Erga, En arrière. Nos guides voulurent entrer en explication; mais on répondit par une fusillade, qui heureusement, quoique faite de très près, n'atteignit aucun de nous: nous voulûmes parlementer de nouveau; mais une seconde décharge nous apprit qu'il ne fallait pas laisser casser les jambes de nos chevaux qui étaient notre seule ressource. En nous retournant, nous aperçûmes une autre troupe armée qui, par un chemin couvert par l'eau, marchait pour nous couper la seule route que nous pussions suivre. Dans ce moment le dessinateur, frappé de cette terreur funeste qui ôte toutes les facultés physiques et morales, se laisse tomber de son cheval sur lequel il ne pouvait plus se tenir: en vain nous voulons le faire remonter, le prendre en croupe, ou l'engager à empoigner la queue d'un de nos chevaux; son heure est sonnée, sa tête est perdue; il crie, sans être maître d'un seul de ses mouvements, sans vouloir accepter aucun secours. Ceux qui avaient tiré sur nous s'avançaient; pour prévenir d'être cernés, nous n'avions que le temps d'échapper au galop tout à travers les balles qui nous arrivaient de tous côtés: nous rencontrons le second groupe, et Dolomieu monté sur son cheval rétif et dont la bride s'était rompue; il me reste heureusement assez de temps pour la lui rattacher; le hasard me paie aussitôt de ce service, car pendant le temps que je remonte à cheval je vois Dolomieu tomber dans un trou, où j'aurais été submergé, et d'où il parvint à se retirer, grâce à sa taille gigantesque. Je prends un autre chemin, franchis une digue que nos ennemis avaient rompue; l'eau couvrait déjà le terrain que nous avions traversé, et de toutes parts des courants le parcouraient dans tous les sens comme autant de torrents: dispersés, nous rejoignons chacun de notre côté le détachement, avec lequel nous revenons sur Kafr-Ammers, que dans notre colère nous croyions emporter d'un coup de main. Il était quatre heures après midi lorsque nous arrivâmes devant le village; quarante hommes retranchés dans un fossé firent feu sur nous, et nous manquèrent; nous ne fûmes pas plus heureux dans la riposte: ils se retirèrent cependant vers une autre troupe qui les attendait sous les murailles; car nous aperçûmes alors que ce faubourg était une petite forteresse formée de quatre courtines avec quatre tours aux angles, à l'une desquelles était attaché un château; ce petit fort était séparé de Schaabas par un canal rempli d'eau, et une esplanade de mille toises. Le chef-lieu avait arboré pavillon blanc; mais le faubourg continuait de tirer sur nous: notre première attaque fut sans succès; l'officier chargé de la diriger, emporté par son cheval, était tombé dans l'eau, et sa troupe s'était débandée pour courir sur des habitants qui emportaient leurs effets: les deux généraux coururent pour remédier à ce désordre, et rallier la troupe; nous fûmes par ce mouvement obligés de passer sous les tours et sous le feu de l'ennemi, plusieurs soldats furent tués ou blessés. Nous tournâmes la forteresse; une des tours n'avait pas été armée, nous enfonçâmes une des portes de la ville qu'elle défendait: trente soldats et le général entrèrent: ce dernier et moi étions les deux seuls à cheval, et les maisons étaient si basses que nous nous trouvâmes le point de mire des trois côtés de la place: au même instant que j'avertissais le général Menou qu'on l'ajustait, son cheval fut tué comme d'un coup de foudre, et par sa chute le précipita dans un trou: je le crus mort; je lui portais des secours impuissants, lorsque le général Marmont et quelques volontaires vinrent m'aider à le tirer de là: le feu était violent de part et d'autre; mais les assiégés étaient couverts, bien armés, et tiraient juste depuis qu'ils pouvaient poser leur fusil. Plusieurs morts et douze blessés nous obligèrent à la retraite. Nous attaquâmes avec plus d'ordre la tour parallèle à celle dont nous nous étions emparés: d'abord ils y perdirent plusieurs hommes, et l'abandonnèrent; on commença à mettre le feu aux maisons pour approcher du fort; huit des nôtres furent blessés à l'attaque de la porte; la position devenait fâcheuse, nous avions laissé trente hommes à la garde des équipages, et il nous restait peu de monde. À l'entrée de la nuit, les assiégés poussèrent des cris affreux, auxquels les habitants des villages circonvoisins répondirent par des hurlements: bientôt des rassemblements s'avancèrent; nous entendions concerter les moyens de se joindre; nous les laissâmes approcher, et, après une décharge faite au juger, nous entendîmes les cris de guerre se changer en cris de douleur, et la retraite s'effectuer. Bientôt après il nous arriva une députation du village de Schaabas, qui fut suivie du cheikh lui-même avec les drapeaux: il nous dit que les gens à qui nous avions affaire étaient des brigands atroces avec lesquels nous ne devions pas espérer de traiter: un homme du pays, que nous avions délivré à Malte, lui servait d'interprète; il nous dit en confidence que, si nous n'emportions pas la place dans la nuit, au jour nous ne serions pas assez de monde, que les gens des environs nous couperaient la retraite, et que nous serions tous tués. Pendant qu'il nous faisait ce récit, sa belle physionomie était accompagnée d'un air de compassion si vrai, que, sans réfléchir autrement aux suites de ce qu'il nous annonçait, par un instinct machinal, toujours étranger à toute circonstance, je me mis à dessiner sa tête. Les avis du cheikh étaient d'autant mieux fondés qu'un nombre de blessés à transporter sur une chaussée étroite et rompue rendait la retraite difficile à couvrir et à défendre. Pendant qu'on s'occupait des moyens qui pouvaient être les moins désastreux pour sortir avant le jour de la position, critique où nous nous trouvions, les assiégés feignirent dans les ténèbres d'appeler et de recevoir des secours, firent un grand feu sur leur flanc qu'ils voulaient conserver, et, abandonnant aux flammes toutes leurs possessions, effectuèrent leur retraite dans le plus profond silence; nous n'entendîmes de bruit que lorsqu'ils furent obligés d'entrer dans l'eau: nous tirâmes au hasard; et quelques chameaux qu'ils avaient abandonnés, et qui revinrent au village, nous avertirent de leur fuite. Maîtres du champ de bataille, nous achevâmes de brûler tout ce qui pouvait prendre feu; les soldats se consolèrent de la fatigue de la journée et de la nuit en chargeant sur deux cents ânes deux ou trois milles poulets et pigeons, et emmenant sept à huit cents moutons: mais à nous autres amateurs il ne restait rien qui pût nous dédommager de ce que cette malencontre faisait perdre à notre curiosité; notre espérance était déçue, et notre expédition avortée; nous n'avions pris que des notes peu intéressantes, et obtenu que des aperçus fort incertains et presque nuls. À la pointe du jour nous nous remîmes en route, sans trouver d'autres obstacles que ceux qu'on nous avait préparés la veille. Je fis un dessin de Kafr-Schaabas-Ammers, où je représentai cette petite forteresse à la pointe du jour, fumant encore de l'incendie de la nuit. Il est évident que pour faire une pareille tournée il fallait du canon, et que par les retardements nous avions perdu la saison où on en pouvait traîner après soi.

Le général Dugua m'a donné depuis deux plans topographiques de la Basse Égypte, que j'ai cru devoir faire graver: l'un représente les ruines de Tanis, aujourd'hui Sann ou Tanach, près le lac Menzaléh, et sur le canal de Moëz; l'autre est la ruine d'un temple près Beibeth. N'ayant point été sur les lieux, tout ce que j'ajouterais de descriptions pourrait être autant d'erreurs.

Nous revînmes à Rosette: les membres de l'Institut qui y étaient restés avaient reçu l'ordre du général en chef de rejoindre ceux qui étaient au Caire, pour organiser les travaux et les séances de cette assemblée. Je m'embarquai le lendemain avec mes camarades: en quittant la province de Rosette nous quittâmes ce que le Delta a de plus riant; quand on a passé Rahmanié, les sables du désert s'approchent quelquefois jusqu'à la rive gauche du fleuve, la campagne se dépouille, les arbres deviennent rares, l'horizon n'offre qu'une ligne dont il est presque impossible d'offrir l'aspect. Je fis le dessin d'Alcan, village dont les habitants avaient massacré l'aide de camp Julien et vingt-cinq volontaires: le village avait été brûlé, les habitants chassés; des volées innombrables de pigeons restaient sur les décombres, et semblaient ne vouloir point abandonner des habitations qui paraissaient n'avoir été construites que pour eux. Je dessinai aussi le village de Demichelat: on peut remarquer dans ces deux villages que le talus pyramidal du style égyptien antique, l'ordonnance des plans, et la simplicité des couronnements, se sont conservés encore quelquefois dans les constructions les plus modernes et les plus frêles, et donnent une gravité historique aux paysages de l'Égypte, que l'on ne trouve nulle part ailleurs.


Arrivée au Caire.--Visite aux Pyramides.--Maison de Mourat Bey.

À plus de dix lieues du Caire nous découvrîmes la pointe des pyramides qui perçait l'horizon; bientôt après, nous vîmes le Mont-Katam, et vis-à-vis, la chaîne qui sépare l'Égypte de la Libye, et empêche les sables du désert de venir dévorer les bords du Nil: dans ce combat perpétuel entre ce fleuve bienfaisant et ce fléau destructeur on voit souvent cette onde aride submerger des campagnes; changer leur abondance en stérilité, chasser l'habitant de sa maison, en couvrir les murailles, et ne laisser échapper que quelques sommités de palmiers, derniers témoins de sa végétante existence, qui ajoute encore au triste aspect du désert l'affligeante pensée de la destruction. Je me trouvais heureux de revoir des montagnes, de voir des monuments dont l'époque, dont l'objet de la construction, se perdaient également dans la nuit des siècles: mon âme était émue du grand spectacle de ces grands objets; je regrettais de voir la nuit étendre ses voiles sur ce tableau aussi imposant aux yeux qu'à l'imagination; elle me déroba la vue de la pointe du Delta, où, dans le nombre des vastes projets sur l'Égypte, il était question de bâtir une nouvelle capitale. Au premier rayon du jour, je retournai saluer les pyramides; j'en fis plusieurs dessins: je me complaisais sur la surface du Nil, à son plus haut point d'élévation, de voir glisser les villages devant ces monuments, et composer à tout moment des paysages dont elles étaient toujours l'objet et l'intérêt. J'aurais voulu les montrer avec cette couleur fine et transparente qu'elles tiennent du volume immense d'air qui les environne; c'est une particularité que leur donne sur tous les autres monuments la supériorité extraordinaire de leur élévation; la grande distance d'où elles peuvent être aperçues les fait paraître diaphanes, du ton bleuâtre du ciel, et leur rend le fini et la pureté des angles que les siècles ont dévorés.

Vers les neuf heures, le bruit du canon nous annonça et le Caire et la fête du premier de l'année que l'on y célébrait: nous vîmes d'innombrables minarets ceindre le Mont-Katam, et sortir des jardins qui avoisinent le Nil; le vieux Caire, Boulac, Roda, se groupant avec la ville, y ajoutent le charme de la verdure, lui donnent sous cet aspect, une grandeur, des beautés, et même des agréments: mais bientôt l'illusion disparaît; chaque objet se remettant pour ainsi dire à sa place, on ne voit plus qu'un tas de villages, que l'on a rassemblés là on ne sait pourquoi, les éloignant d'un beau fleuve pour les rapprocher d'un rocher aride.

À peine arrivé chez le général en chef, j'appris qu'il partait à l'heure même un détachement de deux cents hommes pour protéger les curieux qui n'avaient pas encore vu les pyramides: je gémissais de n'avoir pas su quelques heures plutôt cette expédition, et je croyais que voir des objets aussi importants sans s'être muni de ce qui pouvait mettre dans le cas de les observer avec fruit, ce n'était que céder à une curiosité vaine; j'étais d'ailleurs si fatigué des deux voyages que je venais de faire, que tous mes muscles, me déconseillaient d'en entreprendre un troisième, et je regardais comme prudent d'ajourner ma curiosité jusqu'au moment où les astronomes devaient aller faire leurs observations dans ces lieux si célèbres.

Au sortir de table le général dit: On ne peut aller aux pyramides qu'avec une escorte, et on ne peut pas y envoyer souvent un détachement de deux cents hommes. Cet entraînement qu'exercent certains esprits sur l'esprit des autres détruisit tous mes raisonnements; cet entraînement qui m'avait fait venir en Égypte me fit partir pour les pyramides, et, sans rentrer chez moi, je m'acheminai au vieux Caire; je rejoignis en route des camarades avec lesquels je traversai le Nil. Nous arrivâmes à la nuit fermée à Gizeh: je ne savais où je coucherais; mais déterminé à bivouaquer, ce fut une bonne fortune qui me parut tenir de l'enchantement de me trouver tout à coup sur de beaux divans de velours, dans une salle où le parfum de la fleur d'orange nous était apporté par un zéphyr rafraîchi sous des berceaux d'arbres touffus: je descendis dans le jardin, qui, au clair de la lune, me parut digne des descriptions de Savary. Cette maison était la maison de plaisance de Mourat-bey: je l'avais entendu déprécier, je ne la voyais qu'après le passage d'une armée victorieuse: et cependant je ne pus m'empêcher d'éprouver que, si l'on ne veut rien détruire par d'inutiles comparaisons, les jouissances orientales ont bien leur mérite, et qu'on ne peut refuser ses sens à l'abandon voluptueux qu'elles inspirent. Ce ne sont ici ni nos longues et fastueuses allées françaises, ni les tortueux sentiers des jardins anglais, de ces jardins où, pour prix de l'exercice qu'ils obligent de faire, on obtient et la faim et la santé. En orient, un exercice vain est retranché du nombre des plaisirs; du milieu d'un groupe de sycomores, dont les branches surbaissées procurent une ombre plus que fraîche, on entre sous des tentes ou des kiosques ouverts à volonté sur des taillis d'orangers et de jasmins: ajoutons à cela des jouissances, qui ne nous sont encore qu'imparfaitement connues, mais dont on peut concevoir la volupté: tel est, par exemple, le charme que l'on doit éprouver à être servi par de jeunes esclaves chez qui la souplesse des formes est jointe à une expression douce et caressante; là, sur de moelleux et immenses tapis couverts de carreaux, nonchalamment couché près d'une beauté préférée, enivré de désirs, de santé, de fumée de parfums, et de sorbet, présentés par une main que la mollesse a consacrée de tout temps à l'amour; près d'une jeune favorite, dont la pudeur ombrageuse ressemble à l'innocence, l'embarras à la timidité, l'effroi de la nouveauté au trouble du sentiment, et dont les yeux languissants, humides de volupté, semblent annoncer le bonheur et non l'obéissance, il est bien permis sans doute au brûlant Africain de se croire aussi heureux que nous. En amour tout le reste n'est-il pas convention? À la vérité, nous nous sommes créé avec elle encore un autre bonheur; mais n'est-ce point aux dépens de la réalité? Ah! oui: le bonheur se trouve toujours près de la nature; il existe partout où elle est belle, sous un sycomore en Égypte comme dans les jardins de Trianon, avec une Nubienne comme avec une Française; et la grâce qui naît de la souplesse des mouvements, de l'accord harmonieux d'un ensemble parfait, la grâce, cette portion divine, est la même dans le monde entier, c'est la propriété de la nature également départie à tous les êtres qui jouissent de la plénitude de leur existence, quel que soit le climat qui les a vus naître. Ce n'est point ici le bonheur d'un Mamelouk que j'ai voulu peindre; il faut toujours écarter de ses tableaux les monstruosités; et, si l'on se permet quelquefois d'en faire une esquisse, ce doit être une caricature qui en inspire le mépris, et le dégoût.

L'officier qui commandait l'escorte se trouva être un de mes amis; il me désigna dans le petit nombre de ceux qui devaient entrer dans les pyramides: on était trois cents. Le lendemain au matin on se chercha, on s'attendit; on partit tard, comme il arrive toujours dans les grandes associations. Nous croisâmes dans les terres par des canaux d'arrosement; après bien des bordées dans le pays cultivé, nous arrivâmes à midi sur le bord du désert, à une demi lieue des pyramides: j'avais fait en route plusieurs esquisses de leurs approches, et une vue de la maison de Mourat-bey. À peine avions-nous quitté les barques que nous nous trouvâmes dans des sables: nous gravîmes jusqu'au plateau sur lequel posent ces monuments; quand on approche de ces colosses, leurs formes anguleuses et inclinées les abaissent et les dissimulent à l'oeil; d'ailleurs comme tout ce qui est régulier n'est petit ou grand que par comparaison, que ces masses éclipsent tous les objets environnants, et que cependant elles n'égalent pas en étendue une montagne (la seule grande chose que tout naturellement notre esprit leur compare), on est tout étonné de sentir décroître la première impression qu'elles avaient fait éprouver de loin; mais dès qu'on vient à mesurer par une échelle connue cette gigantesque production de l'art, elle reprend toute son immensité: en effet cent personnes qui étaient à son ouverture lorsque j'y arrivai me semblèrent si petites qu'elles ne me parurent plus des hommes. Je crois que pour donner, en peinture comme en dessin, une idée des dimensions de ces édifices, il faudrait dans la juste proportion représenter sur le même plan que l'édifice une cérémonie religieuse analogue à leurs antiques usages. Ces monuments, dénués d'échelle vivante, ou accompagnés seulement de quelques figures sur le devant du tableau, perdent et l'effet de leurs proportions et l'impression qu'ils doivent faire. Nous en avons un exemple de comparaison en Europe dans l'église de St Pierre de Rome, dont l'harmonie des proportions, ou plutôt le croisement des lignes, dissimule la grandeur, dont on ne prend une idée que lorsque rabaissant sa vue sur quelques célébrants qui vont dire la messe suivis d'une troupe de fidèles, on croit voir un groupe de marionnettes voulant jouer Athalie sur le théâtre de Versailles: un autre rapprochement de ces deux édifices, c'est qu'il n'y avait que des gouvernements sacerdotalement despotes qui pussent oser entreprendre de les élever, et des peuples stupidement fanatiques qui dussent se prêter à leur exécution. Mais, pour parler de ce qu'ils sont, montons d'abord sur un monticule de décombres et de sables, qui sont peut-être les restes de la fouille du premier de ces édifices que l'on rencontre, et qui servent aujourd'hui à arriver à l'ouverture par laquelle on peut y pénétrer; cette ouverture, trouvée à peu près à soixante pieds de la base, était masquée par le revêtissement général, qui servait de troisième et dernière clôture au réduit silencieux que recelait ce monument: là commence immédiatement la première galerie; elle se dirige vers le centre et la base de l'édifice; les décombres, que l'on a mal extraits, ou qui, par la pente, sont naturellement retombés dans cette galerie, joints au sable que le vent du nord y engouffre tous les jours, et que rien n'en retire, ont encombré ce premier passage, et le rendent très incommode à traverser. Arrivé à l'extrémité, on rencontre deux blocs de granit, qui étaient une seconde cloison de ce conduit mystérieux: cet obstacle a sans doute étonné ceux qui ont tenté cette fouille; leurs opérations sont devenues incertaines; ils ont entamé dans le massif de la construction; ils ont fait une percée infructueuse, sont revenus sur leurs pas, ont tourné autour des deux blocs, les ont surmontés, et ont découvert une seconde galerie, ascendante, et d'une raideur telle qu'il a fallu faire des tailles sur le sol pour en rendre la montée possible. Lorsque par cette galerie on est parvenu à une espèce de palier, on trouve un trou, qu'on est convenu d'appeler le puits, et l'embouchure d'une galerie horizontale, qui mène à une chambre, connue sous le nom de chambre de la reine, sans ornements, corniche, ni inscription quelconque: revenu au palier, on se hisse dans la grande galerie, qui conduit à un second palier, sur lequel était la troisième et dernière clôture, la plus compliquée dans sa construction, celle qui pouvait donner le plus l'idée de l'importance que les Égyptiens mettaient à l'inviolabilité de leur sépulture. Ensuite vient la chambre royale, contenant le sarcophage: ce petit sanctuaire, l'objet d'un édifice si monstrueux, si colossal en comparaison de tout ce que les hommes ont fait de colossal. Si l'on considère l'objet de la construction des pyramides, la masse d'orgueil qui les a fait entreprendre paraît excéder celle de leur dimension physique; et de ce moment l'on ne sait ce qui doit le plus étonner de la démence tyrannique qui a osé en commander l'exécution, ou de la stupide obéissance du peuple qui a bien voulu prêter ses bras à de pareilles constructions: enfin, le rapport le plus digne pour l'humanité sous lequel on puisse envisager ces édifices, c'est qu'en les élevant les hommes aient voulu rivaliser avec la nature en immensité et en éternité, et qu'ils l'aient fait avec succès, puisque les montagnes qui avoisinent ces monuments de leur audace sont moins hautes et encore moins conservées.

Nous n'avions que deux heures à être aux pyramides: j'en avais employé une et demie à visiter l'intérieur de la seule qui soit ouverte; j'avais rassemblé toutes mes facultés pour me rendre compte de ce que j'avais vu; j'avais dessiné, et mesuré autant que le secours d'un seul pied-de-roi avait pu me le permettre; j'avais rempli ma tête: j'espérais rapporter beaucoup de choses; et, en me rendant compte le lendemain de toutes mes observations, il me restait un volume de questions à faire. Je revins de mon voyage harassé au moral comme au physique, et sentant ma curiosité sur les pyramides plus irritée qu'elle ne l'était avant d'y avoir porté mes pas.

Je n'eus que le temps d'observer le Sphinx, qui mérite d'être dessiné avec le soin le plus scrupuleux, et qui ne l'a jamais été de cette manière. Quoique ses proportions soient colossales, les contours qui en sont conservés sont aussi souples que purs: l'expression de la tête est douce, gracieuse et tranquille, le caractère en est africain: mais la bouche, dont les lèvres sont épaisses, a une mollesse dans le mouvement et une finesse d'exécution vraiment admirables; c'est de la chair et de la vie. Lorsqu'on a fait un pareil monument, l'art était sans doute à un haut degré de perfection; s'il manque à cette tête ce qu'on est convenu d'appeler du style, c'est-à-dire les formes droites et fières que les Grecs ont données à leurs divinités, on n'a pas rendu justice ni à la simplicité ni au passage, grand et doux de la nature que l'on doit admirer dans cette figure; en tout, on n'a jamais été surpris que de la dimension de ce monument, tandis que la perfection de son exécution est plus étonnante encore.

J'avais entrevu des tombeaux, de petits temples décorés de bas-reliefs et de statues, des tranchées dans le rocher qui pouvaient avoir formé des stylobates aux pyramides, et donné de l'élégance à leur masse; il m'avait paru rester tant d'objets d'observations à faire, qu'il aurait fallu encore bien des séances comme celle-ci pour entreprendre de faire autre chose que des esquisses, et dissiper enfin le nuage mystérieux qui semble avoir de tout temps voilé ces symboliques monuments. On est presque également incertain et de l'époque où ils ont été violés, et de celle où ils ont été construits: celle-ci, déjà perdue dans la nuit des siècles, ouvre un espace immense aux annales des arts; et, sous ce rapport, on ne peut trop admirer la précision de l'appareil des pyramides, et l'inaltérabilité de leur forme, de leur construction, et dans des dimensions si immenses, qu'on peut dire de ces monuments gigantesques qu'ils sont le dernier chaînon entre les colosses de l'art et ceux de la nature.

Hérodote rapporte qu'on lui avait conté que la grande pyramide, celle dont je viens de parler, était le tombeau de Chéopes; que la pyramide voisine était celui de son frère Chephrènes qui lui avait succédé; qu'il n'y avait que celle de Chéopes qui eût des galeries intérieures; que cent mille hommes avaient été occupés vingt ans à la bâtir; que les travaux qu'avait exigés cet édifice avaient rendu ce prince odieux à son peuple, et que, malgré les corvées qu'il avait exigées de ses sujets, les seules dépenses de la nourriture des ouvriers étaient montées si haut, qu'il avait été obligé de prostituer sa fille pour achever le monument; enfin que, du surplus de ce qu'avait rapporté cette prostitution, la princesse avait trouvé de quoi bâtir la petite pyramide qui est vis-à-vis, et qui lui servit de sépulture. Ou les princesses Égyptiennes qui se prostituaient se faisaient alors payer bien cher, ou l'amour filial était porté à un haut degré dans cette fille de Chéopes, puisque, dans son enthousiasme, elle avait montré encore plus de dévouement que n'en exigeait son père, et avait recueilli de quoi bâtir pour son compte une autre pyramide. Que de travaux pendant sa vie pour s'assurer un asile de repos après sa mort! Il faut dire aussi que Chéopes, ayant fermé les temples pendant son règne, n'avait pas trouvé après sa mort de panégyristes parmi les prêtres historiens de l'Égypte, et qu'Hérodote notre première lumière sur ce pays, s'était laissé conter bien des fables par ces prêtres.


Description du Caire.--Palais de Joseph.--Maison des Beys--
Tombeaux des Califes
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J'étais au Caire depuis près d'un mois, et je cherchais encore cette ville superbe, cette cité sainte, grande parmi les grandes, ce délice de la pensée, dont le faste et l'opulence font sourire le prophète; car c'est ainsi qu'en parlent les Orientaux. Je voyais effectivement une innombrable population, de longs espaces à traverser, mais pas une belle rue, pas un beau monument: une seule place vaste, mais qui a l'air d'un champ; c'était Lelbequier, celle où demeurait le général Bonaparte, qui, dans le moment de l'inondation, a quelque agrément par sa fraîcheur et les promenades que l'on y fait la nuit en bateau; des palais ceints de murs, qui attristent plus les rues qu'ils ne les embellissent; l'habitation du pauvre plus négligée qu'ailleurs ajoute à ce que la misère a d'affligeant partout ce qu'ici le climat lui permet d'incurie et de négligence: on est toujours tenté de demander quelles étaient donc les maisons où habitaient les vingt-quatre souverains. Cependant lorsqu'on a pénétré dans ces espèces de forteresses, on y trouve quelques commodités, quelques recherches de luxe et d'agréments, de jolis bains en marbre, des étuves voluptueuses, des salons en mosaïques, au milieu desquels sont des bassins et des jets d'eau; de grands divans, composés de tapis peluchés, de larges estrades matelassées, couvertes d'étoffes riches, et entourées de magnifiques coussins; ces divans occupent ordinairement les trois côtés de chacun des fonds de la chambre: les fenêtres, quand il y en a, ne s'ouvrent jamais, et le jour qui en vient est obscurci par des verres de couleur devant des grilles réticulaires très serrées; le jour principal vient ordinairement d'un dôme au milieu du plafond. Les Musulmans, étrangers à tous les usages que nous faisons de la lumière, se donnent très peu de soin de se la procurer: il semble en général que toutes leurs coutumes invitent au repos; les divans, où l'on est plutôt couché qu'assis, où l'on est bien, et d'où se lever est une affaire; les habillements, dont les hauts-de-chausses sont des jupes où les jambes sont engagées; les grandes manches qui couvrent huit pouces au-delà du bout des doigts; un turban avec lequel on ne peut baisser la tête; leur habitude de tenir d'une main une pipe de la vapeur de laquelle ils s'enivrent, et de l'autre un chapelet dont ils passent les grains dans leurs doigts; tout cela détruit toute activité, toute imagination: ils rêvent sans objet, font sans goût chaque jour la même chose, et finissent par avoir vécu sans avoir cherché à varier la monotonie de leur existence. Les êtres qui ont besoin de se livrer à quelques travaux ne sont pas très différents des grands dont je viens de parler; ils ont accoutumé ceux-ci à ne rien attendre de leur industrie hors de ce qui est la routine ordinaire: aussi n'en sortent-ils jamais, n'inventent-ils aucun moyen pour faire mieux, ne recherchent-ils pas même ceux qui sont inventés, et rejettent-ils tous ceux qui les obligent à se tenir debout, chose pour laquelle ils ont le plus d'aversion; le menuisier, le serrurier, le charpentier, le maréchal, travaillent assis; le maçon même élève un minaret sans jamais être debout: comme les sauvages, ils n'ont guère qu'un outil; on est tout étonné de ce qu'ils en savent faire; on serait tenté même de leur croire de l'adresse si, vous ramenant sans cesse à leur coutume, ils ne vous forçaient bientôt à penser que, semblables à l'insecte dont on admire le travail, ce n'est qu'un instinct dont il n'est pas en eux de s'écarter. Le despotisme, qui commande toujours et ne récompense jamais, n'est-il pas la source et la cause permanente de cette stagnation de l'industrie? J'ai vu depuis, dans la Haute Égypte, les Arabes artisans, éloignés de leur maître, venir chercher nos soldats manufacturiers, travailler avec eux, nous offrir leurs services, et, sûrs d'un salaire proportionné, s'efforcer de nous satisfaire, et recommencer leurs travaux pour y parvenir; regarder avec enthousiasme, l'effet du moulin à vent, et voir battre le mouton avec le saisissement de l'admiration: un secret sentiment de paresse leur inspirait peut-être, cette admiration pour ces deux machines qui suppléent à tout ce qui nécessite leurs plus grands travaux, l'obligation d'élever les eaux, et de faire des digues, pour les retenir? Ils bâtissent le moins qu'ils peuvent; ils ne réparent jamais rien: un mur menace ruine, ils l'étayent; il s'éboule, ce sont quelques chambres de moins dans la maison; ils s'arrangent à côté des décombres: l'édifice tombe enfin, ils en abandonnent le sol, ou, s'ils sont obligés d'en déblayer l'emplacement, ils n'emportent les plâtras que le moins loin qu'ils peuvent; c'est ce qui a élevé autour de presque toutes les villes d'Égypte et particulièrement du Caire, non pas des monticules, mais des montagnes, dont l'oeil du voyageur est étonné, et dont il ne peut tout d'abord se rendre compte. J'ai fait la vue de ces montagnes.

Il y a quelques édifices considérables au Caire, que je crois qu'il faut attribuer au temps des califes, tels que le palais de Joseph, le puits de Joseph, les greniers de Joseph, dont tous les voyageurs ont parlé, et quelques-uns en laissant subsister la tradition populaire que ces monuments sont dus aux soins prévoyants du Joseph de Putiphar: il faudrait pour cela que le Caire fût aussi ancien que Memphis, et qu'alors il y eût eu déjà des villes ruinées près de cette ville, puisque ces palais sont bâtis de ruines plus antiques: au reste, ces édifices portent les caractères de tout ce qu'ont bâti les Musulmans dans cette, région, c'est-à-dire qu'ils offrent un mélange de magnificence, de misère, et d'ignorance; ces demi barbares prenaient pour élever des constructions colossales, tous les matériaux qui étaient le plus à leur portée, et les employaient à mesure qu'ils les trouvaient sous leurs mains. L'aqueduc qui apporte de l'eau du vieux Caire au château, après lui avoir fait faire mille soixante toises de chemin, serait un édifice à citer, si dans sa longueur il n'était vicié de toutes ces inconséquences.

Le château, bâti sans plan, sans vrais moyens de défense, a cependant quelques parties assez avantageusement disposées; le pacha y était logé, ou plutôt enfermé; la seule pièce remarquable de son quartier est la salle du divan où s'assemblaient les beys, et qui a été souvent le lieu des scènes sanglantes de ce gouvernement orageux. On y voit aussi le puits de Joseph, taillé dans le roc à deux cents soixante-neuf pieds de profondeur: Norden en a donné tous les détails. Le palais de Joseph, dont je viens de faire mention, est d'une belle conception dans son plan: je n'ai pu voir sans une espèce d'admiration l'emploi que les architectes arabes ont su faire des fragments antiques qu'ils ont fait entrer dans leur construction, et avec quelle adresse ils y ont mêlé quelquefois des ornements de leur goût.

À présent que les Turcs ne trouvent plus sous leurs mains de colonnes de l'ancienne Égypte, qu'ils continuent d'élever des mosquées sans démolir celles qui s'écroulent, ils chargent les Francs de leur faire venir des colonnes à la douzaine: ceux-ci les achètent de toute grandeur à Carare; arrivées, les architectes musulmans les garnissent de cercles de fer à leur astragale, et leur font porter les arcs des portiques des mosquées. Les ornements sarrasins qui commencent au départ de ces colonnes d'un style grec mesquin en composent un mélange d'architecture du goût le plus détestable qu'on puisse imaginer: leurs minarets et leurs tombeaux sont les seules fabriques où ils aient conservé le style arabe dans toute son intégrité; si l'on n'y retrouve pas ce qui doit être la beauté de l'architecture, la rassurante solidité, du moins on y voit avec plaisir des ornements qui font richesse, sans offrir de pesanteur, et une élégance si bien combinée, qu'elle ne rappelle jamais l'idée de la sécheresse et de la maigreur. Le cimetière des Mamelouks en est un exemple: en sortant des masures du Caire, on est tout étonné de voir une autre ville toute de marbre blanc, où des édifices, élevés sur des colonnes couronnées de dômes, ou de palanquins peints, sculptés et dorés, forment un ensemble gracieux et riant; il ne manque que des arbres à cette retraite funèbre pour en faire un lieu de délices: enfin il semble que les Turcs qui bannissent la gaieté de partout veuillent encore l'enterrer avec eux.


Insurrection au Caire.

J'étais au moment d'achever le dessin de ce sanctuaire de la mort, si ridiculement festonné, lorsque j'entendis des cris; je crus d'abord que c'était un enterrement qui, selon l'usage, était suivi par des pleureuses à gages; mais je vis bientôt qu'au lieu de se lamenter ces femmes fuyaient, et me faisaient signe de les suivre; l'idée du fléau du pays me vint à l'esprit; mais découvrant un grand espace, et ne voyant point d'Arabes ni rien qui pût y ressembler, je me remis à dessiner. À peine assis, je vis fuir les hommes aussi; et me trouvant isolé assez loin de nos postes, je pensai qu'il était plus prudent de m'en rapprocher: je trouvai quelque agitation dans les rues, de la surprise dans les regards de ceux qui me fixaient. Arrivé à la maison, j'apprends qu'il y a du bruit dans la ville, que le commandant vient d'être assassiné; des fusillades se font entendre: le palais de l'Institut, attenant à la campagne, situé au milieu de grands jardins où l'on jouissait d'une tranquillité délicieuse en temps de paix, dans les circonstances fâcheuses devenait un quartier abandonné, et le premier attaqué par les Arabes, s'ils étaient appelés par les gens du pays, ou s'ils venaient pour leur compte; du côté de la ville, il était voisin de la partie du peuple la plus pauvre, et conséquemment la plus à craindre. Nous apprîmes que la maison du général Caffarelli venait d'être pillée, que plusieurs personnes de la commission des arts y avaient péri: nous fîmes la revue de ceux qui manquaient parmi nous; quatre étaient absents; une heure après nous sûmes par nos gens qu'ils avaient été massacrés. Nous n'avions point de nouvelles de Bonaparte; la nuit arrivait; les fusillades étaient partielles; les cris s'entendaient de toutes parts; tout annonçait un soulèvement général. Le général Dumas, revenant de poursuivre les Arabes, avait fait un grand carnage des rebelles en rentrant dans la ville; il avait coupé la tête d'un chef des séditieux pendant qu'il haranguait le peuple; mais toute une moitié de la ville et la plus populeuse s'était barricadée; plus de quatre mille habitants étaient retranchés dans une mosquée; deux compagnies de grenadiers avaient été repoussées, et le canon n'avait pu pénétrer dans les rues étroites et tortueuses; les pierres, les lances trouvaient leur victime sans qu'on vît d'ennemis: le général nous envoya un détachement qu'il fut obligé de nous retirer à minuit; ce qui exagéra pour l'Institut le danger de sa situation. La nuit fut assez calme, car les Turcs n'aiment point à se battre quand il fait noir, et se font un cas de conscience de tuer leurs ennemis dès que le soleil est couché: par un autre principe, moi, ayant toujours pensé que, dans les cas périlleux, des que la prévoyance est inutile elle n'est plus qu'une vaine inquiétude, et me fiant sur la terreur des autres pour être éveillé en cas d'alerte, j'allai me coucher. Le lendemain la guerre recommença avec les premiers rayons du jour: on nous envoya des fusils; tous les savants se mirent sous les armes: on nomma des chefs; chacun avait son plan, mais personne ne croyait devoir obéir. Dolomieu, Cordier, Delisle, Saint-Simon, et moi, nous étions logés loin des autres; notre maison pouvait être pillée par qui aurait voulu en Prendre la peine: soixante hommes venaient d'arriver au secours de nos confrères: rassurés sur leur compte, nous prîmes le parti d'aller nous retrancher chez nous de manière à tenir quatre heures au moins, si l'on nous attaquait avec des forces ordinaires, et attendre ainsi le secours que notre feu aurait sans doute appelé. Nous crûmes un moment être investis; nous avions vu fuir tous les paisibles habitants; les cris s'entendaient sous nos murs, et les balles sifflaient sur nos terrasses; nous les démolissions pour écraser avec leurs matériaux ceux qui seraient venus pour enfoncer nos portes; dans un cas extrême, l'escalier, par où l'on pouvait nous atteindre, était devenu une machine de guerre à ensevelir tous nos ennemis à la fois: nous jouissions de nos travaux, lorsqu'enfin la grosse artillerie du château vint faire la diversion après laquelle je soupirais; elle produisit tout l'effet que j'en attendais: la consternation succéda à la fureur: on ne pouvait battre la mosquée; mais elle devint le seul point de rassemblement des ennemis, tout le reste demanda grâce; la mosquée même fut tournée, une batterie lui apprit que chez nous la guerre ne cessait pas avec le jour: ils levèrent leurs barricades, crurent pouvoir faire une sortie, furent repoussés, et se rendirent. Le reste de la nuit fut calme; le lendemain nous fûmes libres.

Nous venions de conquérir le Caire, qui la première fois n'avait fait que se rendre au vainqueur des Mamelouks: les apathiques et timides Égyptiens avaient souri au départ de ceux qui les vexaient par des injustices et des avanies sans nombre; mais bientôt ils avaient regretté leurs tyrans, quand il avait fallu payer leurs libérateurs; revenus de leur première terreur, ils avaient écouté contre nous leur moufti, et, animés par un enthousiasme fanatique, ils avaient conspiré dans le silence. Il eût peut-être fallu livrer sans exception au trépas tous ceux dont les yeux avaient vu se replier des compagnies de Français; mais la clémence avait devancé le repentir: aussi l'esprit de vengeance ne fut point étouffé par la consternation; c'est ce que je lus le lendemain dans l'attitude et dans l'expression de la physionomie des mécontents; je sentis que si avant la journée du 22 Octobre nous étions déjà circonscrits par un cercle d'Arabes, un cercle plus étroit venait de nous enceindre, et que désormais nous ne marcherions plus qu'à travers de nos ennemis. On arrêta, on punit quelques traîtres, mais on rendit les mosquées qui avaient été l'asile du crime; et l'orgueil des coupables s'investissait de cette condescendance: le fanatisme ne fût pas terrassé par la terreur; et, quelque danger que l'on pût faire envisager à Bonaparte, rien ne put altérer le sentiment de bonté qu'il déploya dans cette circonstance: il voulût être aussi clément qu'il aurait pu être terrible; et le passé fut oublié, tandis que nous comptions des pertes nombreuses et importantes.

Le général Dupuis, excellent capitaine, qui, pendant deux ans dans les brillantes campagnes d'Italie, avait bravé tous les dangers dont est semée la carrière de la gloire, est assassiné dans une reconnaissance par un coup lâchement assené; un couteau au bout d'un bâton, lancé par l'embrasure d'une fenêtre, lui coupe l'artère du bras, et il expire au bout de quelques instants: le jeune et brave Sulkowsky, à peine guéri des blessures dont l'avait couvert le combat chevaleresque de Salayer, va reconnaître l'ennemi, le voit, l'attaque, malgré la disproportion du nombre, le culbute, le poursuit, tombe dans une embuscade; son cheval percé d'une lance se renverse sur lui, et il est écrasé par celui qui vole à son secours: ainsi finit un des officiers les plus distingués de l'armée; observateur dans les marches, chevalier dans les combats, la plume délassait ses mains des fatigues des armes; il venait de décrire la marche sur Belbeys avec autant de grâce et d'intérêt qu'un autre en aurait pu mettre à raconter les combats qu'il y avait soutenus, les blessures glorieuses qu'il y avait reçues: ambitieux de la gloire, ce jeune étranger avait cru ne la trouver que dans nos bataillons; captivant la vivacité de son caractère, il avait mesuré ses mouvements sur ceux de celui qu'il avait choisi pour maître; il poussait l'envie d'en être distingué, jusqu'à la jalousie; et la tâche qu'il s'était proposée donnait la mesure de ce qu'on pouvait attendre de lui. J'avais été confident des passions de sa jeunesse; je l'étais de sa noble ambition; elle était belle et grande; c'était par l'étude, c'était par un mérite réel qu'il voulait parvenir. Il n'y avait que quelques heures que, dans un épanchement amical, il venait de m'intéresser par son énergie, lorsque la nouvelle de sa mort vint flétrir et froisser mon âme; c'était un des officiers que je pouvais le plus aimer, et ce fut peut-être sa perte qui jeta un voile triste sur la victoire du 22 Octobre.

Si la populace, quelques grands, et tous les dévots se montrèrent fanatiques et cruels dans la révolte du Caire, la classe moyenne, celle où dans tous les pays résident la raison et les vertus, fut parfaitement humaine et généreuse, malgré les moeurs, la religion, et la langue, qui nous rendaient si étrangers les uns aux autres: tandis que des galeries des minarets on excitait saintement au meurtre, tandis que la mort et le carnage parcouraient les rues, tous ceux dont les Français habitaient les maisons s'empressaient de les sauver, de les cacher, de venir au-devant de leurs besoins: une vieille dame du quartier où nous demeurions nous fit dire que notre mur était mitoyen, que si nous étions attaqués nous n'avions qu'à l'abattre, et que son harem serait notre asile; un voisin, sans que nous l'en eussions prié, nous fit des provisions aux dépens des siennes, tandis qu'on ne trouvait rien à acheter dans la ville, et que tout annonçait la disette: il ôta tous les signes qui pouvaient faire remarquer notre demeure, et vint fumer devant notre porte pour écarter les assaillants, en leur faisant croire que la maison était à lui: deux jeunes gens, poursuivis dans la rue, sont enlevés par des personnes inconnues, et portés dans une maison; ils se regardent comme des victimes réservées à un tourment d'une cruauté plus réfléchie; ils deviennent furieux; leurs ravisseurs, ne pouvant espérer de se faire comprendre, leur livrent leurs enfants, comme des gages sincères de la douceur et de la bienfaisance de leurs intentions. On pourrait citer nombre d'autres anecdotes d'une sensibilité aussi délicate, qui rattachent à l'humanité dans les moments où elle semble briser tous ses liens. Si le grave musulman réprime l'expression de sensibilité qu'ailleurs on se ferait gloire de manifester, c'est qu'il veut conserver la noble austérité de son caractère. Mais passons à d'autres objets.


Caves de Saccara.--Momies d'Ibis.--Psylles.

On venait d'ouvrir des caves à Saccara, on avait trouvé dans une chambre sépulcrale plus de cinq cents momies d'Ibis, on m'en avait donné deux; je ne pus pas tenir au désir d'en ouvrir une: le citoyen Geoffroi et moi nous nous mîmes seuls à une table avec tous les moyens de procéder tranquillement à son ouverture; et, pour ne pas laisser vieillir mes idées sur cette opération, et n'en pas perdre une circonstance, je me mis en devoir d'en dessiner chaque développement, et d'en faire une espèce de procès-verbal.

Il existe une variété très sensible dans le soin donné à ces embaumements d'oiseaux; il n'y a que le pot de terre qui soit le même pour tous. Cette inégalité de soin dans des momies prises dans la même cave prouve qu'il y avait aussi, comme pour les hommes, variété dans le prix de l'opération, par, conséquent que c'étaient des particuliers qui faisaient cette dépense, et qu'ainsi il est à présumer que les oiseaux embaumés n'avaient pas été également nourris dans quelques temples ou par quelques collèges de prêtres en reconnaissance des services que rendait l'espèce. S'il en eût été des oiseaux comme du dieu Apis, un seul individu aurait suffi, et on ne trouverait pas de ces pots par milliers. On doit donc croire que l'ibis, destructeur de tous les reptiles, devait être en vénération dans un pays où ils abondaient à une certaine époque de l'année; et, comme la cigogne en Hollande, cet oiseau s'apprivoisant aussi par l'accueil qu'on lui faisait, chaque maison avait les siens affidés, auxquels après leur mort chacun, suivant ses moyens, donnait les honneurs de la sépulture. Hérodote dit qu'on lui avait conté que dans les premiers temps connus il y en avait en abondance; qu'à mesure que les marais de la Haute Égypte s'étaient desséchés, ils avaient gagné la Basse pour suivre leur pâture; ce qui s'accorderait assez avec ce que rapportent les voyageurs que l'on en voit encore quelquefois au lac Menzaléh. Si l'espèce avait déjà diminué du temps d'Hérodote, il n'est pas étonnant que son existence devienne presque problématique de nos jours. Hérodote raconte que les prêtres d'Héliopolis lui avaient dit qu'à la retraite des eaux du Nil il arrivait, par les vallées qui séparent l'Égypte de l'Arabie, des nuées de serpents ailés, que les ibis allaient au-devant de ces serpents et les dévoraient; il ajoute qu'il n'avait pas vu les serpents ailés, mais qu'il était allé dans les vallées, et avait trouvé des squelettes innombrables de ces monstres. Je crois, n'en déplaise au patriarche de l'histoire, que l'ibis n'avait pas besoin qu'on lui créât des dragons d'Arabie, pour le rendre intéressant à l'Égypte qui produit d'elle-même tant de reptiles malfaisants; mais le respectable Hérodote était Grec, et il aimait le merveilleux.

Il n'est plus question de serpents ailés en Égypte; mais cet animal y conserve encore quelque prestige. J'étais chez le général en chef un jour qu'on y introduisit des psylles: on leur fit plusieurs questions relativement au mystère de leur secte, et la relation qu'elle a avec les serpents auxquels ils paraissent commander; ils montraient plus d'audace que d'intelligence dans leurs réponses: on vint à l'expérience: Pouvez-vous connaître, leur dit, le général, s'il y a des serpents dans ce palais? et, s'il y en a, pouvez-vous les obliger de sortir de leur retraite? Ils répondirent par une affirmation sur les deux questions: on les mit à l'épreuve; ils se répandirent dans les appartements; un moment après ils déclarèrent qu'il y avait un serpent; ils recommencèrent leur recherche pour découvrir où il était, prirent quelques convulsions en passant devant une jarre placée à l'angle d'une des chambres du palais, et indiquèrent que l'animal était là; effectivement on le trouva. Ce fut un vrai tour de Comus; nous nous regardâmes, et convînmes qu'ils étaient fort adroits.

Toujours curieux d'observer les moyens que les hommes emploient pour commander à l'opinion, j'avais regretté de ne m'être pas trouvé à Rosette à la procession de la fête d'Ibrahim, où les convulsions des psylles sont pour le peuple la partie la plus intéressante de cette fonction religieuse: pour me dédommager je m'adressai au chef de la secte, qui était concierge de l'okel ou auberge des Francs; je le flattai: il me promit de me rendre spectateur de l'exaltation d'un psylle auquel il aurait soufflé l'esprit, c'étaient ses expressions. Il crut dans ma curiosité reconnaître un prosélyte, et me proposa de m'initier: j'acceptai; mais ayant appris que dans la cérémonie de réception le grand maître crachait dans la bouche du néophyte, cette circonstance refroidit ma vocation, et je sentis qu'elle ne résisterait pas à cette épreuve; je donnai de l'argent au concierge, et le grand prêtre me promit de me faire voir un inspiré. Effectivement le moment arriva; le chef de la secte me vint trouver avec tout le sérieux de sa suprématie: il était vêtu d'une longue robe, dont la magnificence était relevée par le dépenaillement des trois initiés qui l'accompagnaient, et qui n'avaient que quelques haillons sur le corps.

Ils avaient apporté des serpents; ils les sortirent d'un grand sac de cuir où ils les tenaient, et les firent se dresser et siffler en les irritant. Je remarquai que la lumière était principalement ce qui causait leur irritation, car dès qu'on les remettait dans le sac leur colère cessait, et ils ne cherchaient plus à mordre; ils avaient cela de particulier qu'au-dessous de leur tête, dans la longueur de six pouces, la colère dilatait leur peau de la largeur de la main. Je vis parfaitement que je ne craignais pas plus la morsure des serpents que les psylles; car ayant bien remarqué comment en les attaquant d'une main, ils les saisissaient avec l'autre tout auprès de la tête, j'en fis, à leur grand scandale, tout autant qu'eux, et sans danger. On passa de ce jeu au grand mystère: un des psylles prit un des serpents à qui il avait d'avance rompu la mâchoire inférieure, et dont il ratissa encore les gencives jusqu'à l'amputation totale du palais; cela fait, il l'empoigna avec l'affectation de l'emportement, s'approcha du chef, qui, avec celle de la gravité, lui accorda le souffle, c'est-à-dire qu'après quelques paroles mystérieuses il lui souffla dans la bouche; à l'instant l'autre, saisi d'une sainte convulsion, les bras et les jambes crispés, les yeux hors de la tête, se mit à déchirer l'animal avec les dents; et ses deux acolytes, touchés de ce qu'il paraissait souffrir, le retenant avec peine, lui arrachèrent de la main le serpent, qu'il ne voulait pas leur abandonner; dès qu'il en fut séparé il resta comme stupide: le chef s'approcha de lui, marmotta quelques mots, reprit l'esprit par aspiration, et il redevint dans son état naturel; mais celui qui s'était saisi du serpent, tourmenté de l'ardeur de consommer le mystère, vint aussi demander le souffle, et comme il était plus vigoureux que le premier, ses cris et ses convulsions furent encore plus forts et plus ridicules. Je me crus assez initié; et cette grossière jonglerie finit.

Cette secte des psylles remonte dans ces contrées à la plus haute antiquité: elle existait particulièrement dans la Cyrénaïque; le dieu Knuphis, ou l'architecte de l'univers, selon Strabon et Eusèbe, était adoré à Éléphantine sous la figure d'un serpent. Depuis le serpent d'Éden jusqu'à celui d'Achmin, dont nous parle Savary, ce reptile jouit d'une célébrité non interrompue: après avoir été la tentation de notre première mère, on lui fit lâcher la pomme, se mordre la queue, et il fut l'emblème de l'éternité; on le fit monter le long d'un bâton, et il devint le dieu de la santé; les Égyptiens en attachèrent deux autour d'un globe, pour représenter peut-être l'équilibre du système du monde; les Indiens le mirent à la main de toutes leurs divinités: nous en avons fait la justice, nous en avons fait la prudence: le serpent d'airain chez les Hébreux; celui d'Élerme et le serpent Python chez les Grecs; et tout récemment le dévirgineur Harridi chez les Musulmans, etc.: et cependant tant d'illustrations n'ont rien changé au principe de modestie de ce sage animal; il continue de chercher l'obscurité, il fuit l'éclat, et il n'élève sa tête qu'à la moitié de sa grandeur. Pourquoi donc cette célébrité? pourquoi ce culte unanimement accordé à ce reptile? Il a suivi le précepte de l'Écriture: Humilie-toi, et tu seras élevé; il a rampé, et il est parvenu.


Ânes.

Les chameaux sont les charrettes du Caire; ils y apportent toutes les provisions, et en remportent les ordures: les chevaux de selle y tiennent lieu de voitures, et les ânes de fiacres; on en trouve dans toutes les rues de tout bridés, et toujours prêts à partir. Cet animal, sérieux en Europe, toujours plus triste à mesure qu'il s'approche du nord, est en Égypte, dans le climat qui lui est propre; aussi semble-t-il y jouir de la plénitude de son existence: sain, agile et gai, c'est la plus douce et la plus sûre monture qu'on puisse avoir; il va tout naturellement l'amble ou le galop, et, sans fatiguer son cavalier, lui fait traverser rapidement les longs espaces qu'il faut parcourir au Caire. Cette manière d'aller me paraissait si agréable que je passais ma vie sur les ânes: peu de temps après mon arrivée, j'étais connu de tous ceux qui les louent; ils étaient au fait de mes habitudes, portaient mon portefeuille et ma chaise à dessiner, et me servaient d'écuyers tout le jour: en leur payant courses doubles, ils montaient d'autres ânes; et j'allais ainsi aussi vite qu'avec les meilleurs chevaux, et beaucoup plus longtemps. C'est de cette manière que, dans mes promenades, j'ai fait les dessins du canal qui amène l'eau du Nil au Caire à l'époque de l'inondation.

Chargé par l'Institut d'un rapport sur des colonnes qui sont près du vieux Caire, je fis:

1° Le dessin de l'aqueduc;

2° Les tombeaux des califes à l'est du Caire, hors des murs;

3° Une vue du vieux Caire;

4° Une autre vue du vieux Caire;

5° Une vue de Boulac;

6° Une autre vue des tombeaux des califes;

7° Une attaque d'Arabes;

8° Une vue du jardin de l'Institut.


Départ du Caire pour la Haute Égypte.--Pyramides de Ssakharah et
de Medoun.--Arbre Sacré.--Desaix.--Monrad-Bey--
Bataille de Sédiman
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J'étais fort bien au Caire; mais ce n'était pas pour être bien au Caire que j'étais sorti de Paris. Il arriva une caravane arabe; elle venait du Mont Sinaï; elle apportait du charbon, de la gomme, et des amandes; elle était composée de cinq cents hommes, et sept cents chameaux; c'était une manière bien dispendieuse d'apporter des marchandises qui devaient produire si peu d'argent: mais ils avaient besoin de choses qu'ils ne pouvaient trouver ailleurs, et ils n'avaient que du charbon à donner en échange: quelques-uns des leurs avaient essayé d'escorter des Grecs, un mois auparavant, pour savoir si les Français, maîtres du Caire, ne mangeaient pas les Arabes; on les avait bien traités, ils arrivèrent en caravanes. Le général en chef désirait que quelqu'un profitât de leur retour pour prendre connaissance de la route de Tor: je fus tenté de faire celle des Israélites; j'offris au général d'entreprendre ce voyage pourvu qu'il assurât mon retour: il me dit qu'il garderait le chef de la caravane en otage: il riait à mon imagination de penser que de là à douze jours je connaîtrais et j'aurais dessiné les sites de la partie merveilleuse de l'expédition de Moïse depuis son départ de Memphis jusqu'à son arrivée dans le désert de Pharan; que, sans y rester quarante ans, j'aurais vu en peu de jours le Mont Sinaï, traversé un des points de la terre dont les annales remontent le plus haut, le berceau de trois religions, la patrie de trois législateurs qui ont gouverné l'opinion du monde, sortis tous trois de la famille d'Abraham.

À la première proposition que je fis au chef des Arabes, il me dit que pour tout l'or du monde il ne se chargerait pas de moi; que ce serait risquer ma vie, celle des moines du Mont Sinaï, et celle de tous les individus de la caravane, parce que deux tribus puissantes, les Ovadis et les Ayaidis, avaient des vengeances à tirer des Français. Comme je venais rendre compte de ma mission au général en chef, il donnait des ordres pour envoyer un convoi à Desaix: je voulais partir pour l'orient; je lui demandai un passeport pour le sud, et quelques heures après j'étais déjà en chemin.

Le lendemain, à la pointe du jour, nous nous trouvâmes à une lieue de Ssakharah, n'ayant fait, faute de vent, que quatre lieues dans la nuit. Je fis un dessin de ce que je voyais des pyramides de Ssakharah, qui paraissent occuper l'espace de deux lieues. Quoiqu'éloigné du fleuve, je pus distinguer que la plus proche, de grandeur moyenne, est à gradins élevés; viennent ensuite d'autres petites pyramides presque détruites: à une demi lieue de celles-ci, il y en a une qui paraît avoir autant de base que la plus grande de celles de Gizeh, mais moins d'élévation; elle est très bien conservée: à une autre demi lieue de cette dernière il y en a une qui est la plus grande de toutes celles de Ssakharah; sa forme est irrégulière, c'est-à-dire que la ligne de son arrête a la courbure d'une console renversée: tout près de celle-ci il y en a une petite; et plus proche du Nil une autre absolument en ruine, et qui n'a plus la forme que d'un rocher gris brun; sa couleur est produite par les matériaux, qui me parurent être de brique non cuite: je crois que le rivage du fleuve nous en cachait encore d'autres plus petites. Cette multitude de pyramides, la plaine des momies, les caves des ibis, tout prouve que le territoire de Ssakharah était la Nécropolis au sud de Memphis, et le faubourg opposé à celui-ci, où sont les pyramides de Gizeh, une autre ville des morts, qui terminait Memphis au nord, et qui donne encore aujourd'hui la mesure de son étendue.

L'après midi, vis-à-vis Missenda, nous vîmes encore une pyramide fort grande, mais si fruste que dans tout autre pays que l'Égypte, à la grande distance d'où on la voit du Nil, on la prendrait pour un monticule: une lieue plus loin il y en a encore une et plus grande et plus déformée.

Les petites îles qui sont à cette hauteur étaient couvertes de canards, de hérons, et de pélicans.

Vers le soir nous vîmes la pyramide de Medoun, entre les villages de Rigga et Caffr-êl-Risk.

Nous arrivâmes dans la nuit à Saoyé: le général Belliard m'offrit obligeamment de partager sa demeure: c'était bien partager un infiniment petit; nos lits occupaient toute notre chambre; on les ôtait pour mettre la table, et on ôtait la table lorsque nous avions quelque toilette à faire. Cette association fut aussi heureuse qu'étroite, car nous ne nous quittâmes plus de la campagne; je désire qu'il ait conservé de moi un souvenir aussi agréable que celui que m'ont laissé sa douceur, son égalité, et l'amabilité inaltérable de son caractère. La seconde nuit, notre cuisine éboula, ainsi que notre écurie; mais, aussi flegmatiques que des Musulmans, nous ne désemparâmes pas; et, d'ailleurs malgré cet accident, cette maison était encore la meilleure et la plus apparente du village. Dans cette partie de l'Égypte toutes les constructions sont faites de boue et de paille hachée cuite au soleil: les escaliers; les embrasures, les fours, les ustensiles, et les ameublements sont de même matière; de sorte que, s'il était possible qu'il y eût un changement momentané, dans l'ordre que la nature a fixé imperturbablement en Égypte, s'il arrivait, par exemple, que des vents extraordinaires arrêtassent et fissent dissoudre un des groupes de nuages que le vent du nord pousse dans l'été contre les montagnes de l'Abyssinie; les villes et villages seraient délayés et liquéfiés en quelques heures, et l'on pourrait semer sur leur emplacement: mais, grâce au climat, une maison bâtie d'une manière aussi frêle dure la vie d'un homme; ce qui suffit à celui dont le fils doit racheter de son souverain le sol qu'il a déjà payé.

Le lendemain de mon arrivée, une colonne de trois cents hommes allait lever le miri ou l'imposition territoriale, et une réquisition de chevaux et de buffles: nous suivions en cela les manières, des Mamelouks, qui pour le même objet faisaient chacun dans la province qui lui était départie la même promenade militaire, en campant au-devant des villes et villages se nourrissant à leurs dépens jusqu'à l'acquittement de ce qu'ils avaient à recevoir. Cela rappelle ce que Diodore de Sicile dit des Égyptiens, qu'ils se croyaient dupes de payer ce qu'ils devaient, avant d'être battus pour y être contraints. Je pus remarquer que, sans jamais refuser, il n'y avait sorte de moyens ingénieux qu'ils n'employassent pour retarder de quelques heures le désaisissement de leur argent.

Les mouvements de cette colonne devenaient un moyen avantageux de faire des découvertes et d'observer les particularités de l'intérieur, du pays: cette première course m'approcha de la pyramide de Medoun, que j'avais vue de loin; je n'en étais plus qu'à une demi lieue, mais cet espace était traversé par le canal Jusef et un autre petit canal, et nous n'avions point de bateau; avec une excellente lunette et le plus beau temps je pus en observer les détails, comme si je l'avais touchée: bâtie sur une plate-forme secondaire de la chaîne libyque, sa forme est de cinq gradins en retraite; la pierre calcaire dont elle est construite étant plus ou moins friable, sa base et son premier gradin sont plus dégradés que tous les autres, et, dans le milieu de l'élévation du second, il y a plusieurs assises qui ont éprouvé la même dégradation. En passant du village de Medoun à celui de Sapht je fus dans le cas d'observer trois faces de cette pyramide; il paraît qu'on a tenté une fouille au second gradin du côté du Nord: les décombres, recouverts de sables, s'élèvent jusqu'à la hauteur de cette fouille, et ne laissent voir que les angles du premier gradin; la ruine absolue commence au troisième, dont il reste à peu près le tiers: la hauteur totale de ce qui existe de cette pyramide me parut être à peu près de deux cents pieds.

Tout le pays que nous avions parcouru était abondant, semé de blé, de sainfoin, d'orge, de fèves, de lentilles, et de doura ou sorgo, qui est une espèce de millet dont la culture est presque générale dans la Haute Égypte. Pendant que le grain de cette plante est en lait, les paysans le font griller comme le maïs: ils en mâchent la canne verte comme celle du sucre; la feuille nourrit le bétail, la moelle sèche sert d'amadou; la canne remplace le bois pour cuire et chauffer le four; du grain on fait de la farine, et de cette farine on fait des gâteaux; et rien de tout cela n'est bon.

Entre Medouni et Sapht, je trouvai les ruines d'une mosquée parmi lesquelles étaient de grandes colonnes de marbre cipolin: seraient-ce des débris de l'ancienne Nicopolis? au reste je ne trouvai aux environs aucun arrachement de mur qui indiquât l'existence d'aucune antiquité.

De Sapht nous allâmes à un hameau, qui en est tout près, et qui est une espèce de forteresse de boue: cette retraite féodale est formée d'une enceinte traversée par quelques rues alignées; dans cette enceinte est un petit château qui servait de demeure au kiachef, le tout crénelé, avec un chemin couvert criblé de meurtrières: le kiachef avait émigré, ses satellites étaient dispersés, et leurs maisons étaient pillées; les habitants des villages voisins avaient saisi cette occasion de prendre une revanche.

À notre seconde sortie nous allâmes à Meimound, village très riche, de dix mille habitants; il est entouré, comme tous les autres, de monceaux d'ordures et de décombres, qui, dans un pays de plaine, forment autant de montagnes d'où l'on découvre tout le pays d'alentour: aussi les crêtes de ces monticules sont-elles chaque soir couvertes d'une partie des habitants, qui, accroupis, y respirent l'air, fument leur pipe, et observent si la plaine est tranquille. L'inconvénient de ces tas d'ordures, c'est d'offusquer les villages, de les rendre malsains en les privant d'air, d'empâter les yeux des habitants d'une poussière fangeuse, mêlée de brins de paille imperceptibles, et d'être une des nombreuses causes des maux d'yeux dont l'Égypte est affligée.

De Meimound nous allâmes à El-Eaffer, joli village dans un excellent pays: on y recueille de la gomme, connue sous le nom de gomme Arabique, tirée de l'incision d'un mimosa, appelé épine Égyptienne, ou cassie, portant des boutons d'or très odoriférants: on nous donna à El-Eaffer de beaux chevaux et un bon déjeuner. Nous découvrîmes de là Aboussir, Benniali, Dallaste, Bacher, Tabouch, Bouch, Zeitoun, et Eschmend-êl-Arab. Nous trouvâmes à El-Eaffer une douzaine d'Arabes campés hors du village; je dessinai la tente du chef, composée de neuf piquets, soutenant un mauvais tissu de laine, sous lequel étaient tous les meubles de son ménage, consistant en une natte, et un tapis de même étoffe que la tente; deux sacs, l'un de blé pour le maître, et l'autre d'orge pour la jument; une grande jarre pour serrer les habits; un moulin à bras pour faire la farine; une cage à poulets, un vase à faire pondre les poules; des pots, enfin des cafetières et des tasses. Les femmes étaient hideuses, ainsi que les enfants. De El-Eaffer nous vînmes à Benniali; on ne nous y donna rien: nous emmenâmes les cheikhs; et le lendemain on nous amena des chevaux, et on nous compta l'argent du miri. Je fis encore une vue de Zaoyé à sa partie sud, et laissai sans regret cette première station pour aller joindre Desaix, que je connaissais, que j'aimais, que je n'allais plus quitter, et dont le sort des opérations allait être celui de mes voyages. Nous partîmes de Zaoyé, et vînmes coucher à Chendaouych, en repassant par Meimound et Benniali: les premiers arrivés à ce village en avaient trouvé les habitants armés; il en était résulté un malentendu pour lequel il y avait eu des coups de fusil tirés; plusieurs d'entre eux avaient été tués: mais on s'était expliqué, et tout s'était arrangé. Un moment après nous entendîmes de grands cris, qui nous parurent annoncer quelque terrible catastrophe, ou en être la suite; la hache de nos sapeurs avait attenté aux branches sèches d'un tronc pourri, qui avait paru à nos soldats très propre à faire bouillir la soupe; et ce fut bien un autre grief que le premier.

La croyance dans un Être suprême, quelques principes de morale, enfin tout ce qui est raisonnable suffit à l'homme sage; mais aux passions de l'homme ignorant il faut des divinités intermédiaires, des divinités grossières, analogues à sa grossière imagination, des divinités vicieuses, pour ainsi dire, avec lesquelles il puisse traiter de ses habitudes vicieuses. La religion de Mahomet, qui se réduit à des préceptes, ne peut donc suffire à l'ignorance fantastique des Arabes; aussi, malgré leur aveugle respect pour le Coran, et leur obéissance absolue pour tout ce qui vient de leur prophète, malgré l'anathème prononcé contre tout ce qui s'en écarte, ils n'ont pu se soustraire à l'hérésie, et au charme de l'idolâtrie: ils ont donc aussi des saints, auxquels ils n'assignent point de place à part dans leur paradis, où tout est commun, mais auxquels ils élèvent des tombeaux, et dont ils révèrent la cendre; et ce qu'il y a d'étrangement stupide, c'est que ces saints ne deviennent l'objet de leur culte qu'après leur avoir servi de risée pendant leur vie. Ils attribuent aux pauvres d'esprit, quand ils sont morts, des pouvoirs et des influences: l'un est le père de la lumière, et guérit le mal des yeux; un autre est le père de la génération, et préside aux accouchements, etc., etc. La plupart de ces saints, accroupis à l'angle, d'une muraille, ont passé leur vie à répéter sans cesse le mot allah, et à recevoir sans reconnaissance ce qui a suffi à leur subsistance; d'autres à se frapper la tête avec des pierres; d'autres, couverts de chapelets, à chanter des hymnes; d'autres enfin, tels que les fakirs, à rester immobiles, et absolument nus, sans témoigner jamais la moindre sensation, et attendant une aumône, qu'ils ne demandent point, et dont ils ne remercient jamais. Outre cette idolâtrie, il en est encore d'autres qui ont du rapport avec la magie: ce sont, par exemple, des pierres, des arbres, qui recèlent un bon ou un mauvais génie, et qui deviennent sacrés, dont on ne peut rien détacher sans profanation, auxquels on va faire des confidences domestiques, et communiquer ses projets; le culte en est mystérieux et secret, mais on les révère publiquement. Il y avait un arbre de ce genre à Chendaouyéh, et c'était le danger qu'il avait couru qui avait excité la rumeur: j'allai le voir, et je fus frappé de sa décrépitude: il n'y avait plus qu'une de ses branches qui portât des feuilles, toutes les autres, desséchées et rompues, étaient scrupuleusement conservées à l'endroit où en se détachant du tronc elles étaient tombées sur le sol: j'examinai cet arbre avec attention; j'y trouvai dés cheveux attachés avec des clous, des dents, de petits sacs de cuir, de petits étendards, et tout près des tombeaux, des pierres isolées, un siège en forme de selle, sous lequel était une grosse lampe. Les cheveux avaient été cloués par des femmes pour fixer l'inconstance de leurs maris: les dents appartenaient à des adultes, qui les consacrent pour implorer le retour des secondes; et de tous les miracles c'est le plus ordinaire, car ils possèdent les plus belles et les meilleures dents: les pierres sont votives, afin que la maison que l'on va fabriquer soit toujours habitée par celui qui va la bâtir: le siège est le lieu où se met celui qui adresse son voeu de nuit, après avoir allumé la lampe qui est dessous; cérémonie à laquelle j'aurais voulu assister pour en faire une vue avec l'effet mystérieux de la nuit. J'ai dessiné cet arbre tel que je l'ai vu ainsi qu'une figure de ces santons, et deux autres de ceux qui sont nus. J'ai aussi dessiné quelques figures particulières de ces êtres, parmi lesquels il y en a qui sont du plus grand caractère, qui tiennent plutôt à l'élévation de l'histoire qu'aux formes triviales, et avilies qui accompagnent d'ordinaire la misère et l'habitude de la mendicité.

À Chendaouyéh, nous bivouaquâmes dans un bois de palmiers, où pour la première fois je trouvai du gazon en Égypte. À peine nous étions enveloppés dans nos manteaux, une fusillade nous remit debout; nous passâmes la nuit à faire la ronde des postes, et à chercher vainement ce qui nous avait donné cette alerte: je fis un dessin de ce bivouac pittoresque. Le lendemain, nous arrivâmes à Bénésouef.

Desaix avait été chargé de poursuivre Mourat-bey, et de faire la conquête de la Haute Égypte, où ce dernier s'était réfugié après la bataille des pyramides; le même jour, la division Desaix était allé prendre position en avant du Caire; et lui n'était venu dans cette ville que pour prendre les ordres du général en chef, et concerter ses mouvements avec les siens: il en était parti le 25 Août avec une flottille qui devait convoyer sa marche.

Informé qu'une partie des provisions et munitions des Mamelouks était sur des bateaux à Rechuésé, Desaix avait, malgré l'inondation, marché pour les enlever; et la vingt et unième légère, ayant traversé huit canaux et le lac Bathen avec de l'eau jusque sous les bras, avait atteint le convoi à Bénéseh, chassé les Mamelouks qui devaient le défendre, et s'en était emparé. Mourat avait fui dans le Faïoum; Desaix avait rejoint sa division à Abougirgé, avait marché sur Tarout-êl-Cherif, où il avait pris position à l'entrée du canal Jusef, pour assurer ses communications avec le Caire. Arrivé à Siouth, où les Mamelouks n'avaient osé l'attendre, il avait essayé de les joindre à Bénéadi, où ils s'étaient retirés avec leurs femmes et leurs équipages: les ayant enfin tous rassemblés dans le Faïoum, il était reparti de Siouth pour descendre à Tarout-êl-Cherif; il y avait embarqué son armée, lui avait fait remonter le canal de Jusef, malgré les obstacles inouïs qu'offraient les sinuosités de ce canal, malgré les attaques des Mamelouks, et les oppositions des habitants, étonnés de se voir obligés de servir au succès d'opérations qu'ils avaient regardées d'abord comme impossibles. Desaix arriva cependant à la hauteur de Manzoura, sur le bord du désert, où il joignit enfin Mourat: ne pouvant effectuer son embarquement sous le feu de l'ennemi, il fit virer de bord pour revenir à Minkia; les Mamelouks, encouragés par cette contremarche, harcèlent les barques; des compagnies de grenadiers les chassent et les dispersent: le débarquement s'effectue, les troupes se forment en bataillons carrés; on reprend le chemin du désert, accompagné des barques, jusque vis-à-vis de Manzoura. Mourat-bey était à deux lieues; tandis que son arrière-garde nous harcèle, il gagne les hauteurs, où on le voit se déployer avec toute la magnificence orientale. Avec des lunettes on put distinguer sa personne toute resplendissante d'or et de pierreries; il était entouré de tous les beys et kiachefs qu'il commandait. On marche droit à lui; et cette brillante cavalerie, toujours incertaine dans ses opérations, canonnée par deux de nos pièces, les seules qui eussent pu suivre, s'arrête, se replie et se laisse chasser jusqu'à Elbelamon. En la suivant, on s'était éloigné des barques; nous manquions de vivres, il fallut rétrograder pour venir chercher du biscuit: l'ennemi croit que nous fuyons; il nous attaque avec des cris qui ressemblent à des hurlements: nos canons en éloignent la masse; mais les plus déterminés viennent avec leurs sabres braver notre mousqueterie, et enlever deux hommes jusque sous nos baïonnettes; la nuit seule nous délivre de leur obstination. On regagne les barques, on se charge de biscuit, et après avoir pris quelque repos on se remet en marche. Pendant ce temps, Mourat-bey avait fait venir à son armée un inconnu qui répandait la nouvelle que les Anglais avaient détruit ce qu'il y avait de Français à Alexandrie, que les habitants du Caire avaient massacré ceux qui occupaient cette ville, enfin qu'il ne restait en Égypte que cette poignée de soldats, que l'on avait vu fuir la veille, et que l'on allait anéantir: il y eut une fête ordonnée, et dans cette fête un simulacre de combat, où les Arabes représentant les Français, avaient ordre de se laisser vaincre; la fête se termina à la manière des cannibales, c'est-à-dire qu'ils massacrèrent les deux prisonniers qu'ils avaient faits deux jours auparavant.

Desaix avait appris que Mourat était à Sediman, qu'il s'ébranlait pour le joindre et lui livrer bataille; il résolut de l'attaquer lui-même; dès que nous eûmes quitté le pays couvert et cultivé, et que sur une surface unie l'oeil put nous compter; des cris d'une joie féroce se firent entendre; mais la journée était avancée, les ennemis remirent au lendemain une victoire qu'ils croyaient assurée. La nuit se passa en fêtes dans leur camp; leurs patrouilles venaient dans les ténèbres insulter nos avant-postes en contrefaisant notre langage. Au premier rayon du jour, on se forma en bataillon quarré avec deux pelotons aux flancs; peu de temps après, on vit Mourat-bey à la tête de ses redoutables Mamelouks et huit à dix mille Arabes, couvrant vis-à-vis de nous un horizon d'une lieue d'étendue. Une vallée séparait les deux armées; il fallait la franchir pour attaquer ceux qui nous attendaient; à peine nous voient-ils engagés dans cette position désavantageuse qu'ils nous enveloppent de toutes parts, et nous chargent avec une bravoure qui tenait de la fureur: notre masse pressée rend leur nombre inutile; notre mousqueterie les foudroie, et repousse leur première attaque: ils s'arrêtent, se replient comme pour prendre du champ, et tombent tous à la fois sur un de nos pelotons; il en est écrasé; tout ce qui n'est pas tué, par un mouvement spontané se jette à terre: ce mouvement démasque l'ennemi pour notre grand quarré; il en profite et le foudroie: ce coup de feu l'arrête de nouveau, et le fait encore se replier. Ce qui reste du peloton rentre dans les rangs; on rassemble les blessés. Nous sommes de nouveau attaqués en masse, non plus avec les cris de victoire, mais avec ceux de la rage; la valeur est égale des deux côtés; ils avaient celle de l'espérance, nous avions celle de l'indignation: nos canons de fusils sont entamés de leurs coups de sabres; leurs chevaux sont précipités contre nos files, qui n'en sont point ébranlées; ces animaux reculent à la vue de nos baïonnettes; leurs maîtres les poussent tournés en arrière, dans l'espoir d'ouvrir nos rangs à force de ruades: nos gens, qui savent que leur salut est dans l'unité de leurs efforts se pressent sans désordre, attaquent sans engager; le carnage est partout, et il n'y a point de mêlée: les tentatives impuissantes des Mamelouks excitent en eux un délire de fureur; ils lancent contre nous les armes qui n'ont pu autrement nous atteindre, et, comme si ce combat dût être le dernier, nous les voyons jeter fusils, tromblons, pistolets, haches, et masses d'armes; le sol en est jonché. Ceux qui sont démontés se traînent sous les baïonnettes, et viennent chercher avec leur sabre les jambes de nos soldats; le mourant rassemble sa force, et lutte encore contre le mourant, et leur sang, qui se mêle en abreuvant la poussière, n'a pas apaisé leur animosité. Un des nôtres, renversé, avait joint un Mamelouk expirant, et l'égorgeait; un officier lui dit: «Comment, en l'état où tu es, peux-tu commettre une pareille horreur?» «Vous en parlez bien à votre aise, vous, lui dit-il, mais moi, qui n'ai plus qu'un moment à vivre, il faut bien que je jouisse un peu.

Les ennemis avaient suspendu leur attaque; ils nous avaient tué bien du monde; mais en se repliant ils n'avaient pas fui, et notre position n'était pas devenue plus avantageuse: à peine s'étaient-ils retirés, que, nous laissant à découvert, ils firent jouer une batterie de huit canons, qu'ils avaient masquée, et qui, à chaque décharge, emportait six à huit des nôtres. Il y eut un moment de consternation et de stupeur; le nombre des blessés augmentait à chaque instant. Ordonner la retraite était rendre le courage à l'ennemi et s'exposer à toute sorte de dangers; différer était accroître inutilement le mal et s'exposer à périr tous: pour marcher il fallait abandonner les blessés, et les abandonner, était les livrer à une mort assurée; circonstance affreuse dans toutes les guerres, et surtout dans la guerre atroce que nous faisions! Comment donner un ordre? Desaix, l'âme brisée, reste immobile un instant; l'intérêt général commanda; la voix de la nécessité couvrit les cris, des malheureux blessés, et l'on marcha. Nous n'avions à choisir qu'entre la victoire ou une destruction totale; cette situation extrême avait, tellement rapproché tous les intérêts, que l'armée n'était plus qu'un individu, et que pour citer les braves il faudrait nommer tous ceux qui la composaient: notre artillerie légère, commandée par le bouillant Tournerie, fit des prodiges d'adresse et de célérité; et tandis, qu'elle démonte en courant quelques canons des Mamelouks, nos grenadiers arrivent; la batterie est abandonnée; cette cavalerie à l'instant s'étonne, s'ébranle, se replie, s'éloigne, et disparaît comme une vapeur; cette masse décuple de forces s'évanouit, et nous laisse sans ennemis.

Jamais il n'y eut de bataille plus terrible, de victoire plus éclatante, de résultat moins prévu; c'était un rêve dont il ne restait qu'un souvenir de terreur: pour la représenter j'en fis deux dessins.

L'avantage réel que nous obtînmes à la bataille de Sediman fut de détacher les Arabes des Mamelouks; mais nous devons encore compter parmi nos succès la terreur qu'acheva de donner à ces derniers notre manière de combattre; malgré la disproportion du nombre, la position désavantageuse où nous nous étions trouvés, malgré les circonstances qui avaient favorisé leurs armes, et qui avaient dû faire croire à notre destruction totale, le résultat du combat n'avait été pour eux que la perte d'une illusion. Il s'ensuit que Mourat-bey n'espéra plus d'enfoncer les lignes de notre infanterie, ni de tenir contre ses attaques ou de les repousser: aussi ne nous laissa-t-il plus de moyens de le vaincre; nous fumes réduits à poursuivre un ennemi rapide et léger, qui, dans son inquiète précaution, ne nous laissait ni repos ni sécurité. Notre manière de guerroyer allait être la même que celle d'Antoine chez les Parthes: les légions romaines renversant les bataillons, sans compter de vaincus, ne trouvaient de résistance que l'espace que l'ennemi laissait devant elles; mais, épuisées de pertes journalières, fatiguées de victoires, elles tinrent à fortune de sortir du territoire d'un peuple qui, toujours vaincu et jamais subjugué, venait le lendemain d'une défaite harceler avec une audace toujours renaissante ceux à qui la veille il avait abandonné un champ de bataille toujours inutile au vainqueur.

La chaleur des jours, la fraîcheur des nuits dans cette saison, avaient affligé l'armée d'un grand nombre d'ophtalmies; cette maladie est inévitable lorsque de longues marches ou de grandes fatigues sont suivies de bivouacs dans lesquels l'humidité de l'air répercute la transpiration: ces contrastes produisent des fluxions qui attaquent ou les yeux ou les entrailles.

Desaix, pressé de percevoir le miri et de lever des chevaux dans la province dont il vient de s'emparer, laisse trois cents cinquante hommes à Faïoum, et part pour réduire les villages que Mourat-bey avait soulevés. Pendant qu'il parcourt la province, mille Mamelouks et un nombre de fellahs ou paysans viennent attaquer dans la ville ceux qui y étaient restés malades.

Le général Robin, et le chef de brigade Exuper, atteint aussi de l'ophtalmie, ainsi que ceux qu'il commandait, font des prodiges de valeur, et repoussent de rue en rue un peuple d'ennemis, après en avoir fait un massacre épouvantable. Desaix rejoint ces braves, et toute l'armée marche sur Bénésouef pour disputer à Mourat-bey le miri de cette riche province.

Arrivé à Bénésouef, Desaix, pour se procurer les moyens de se remettre en campagne, alla au Caire; il y rassembla et fit partir tout ce qu'il croyait nécessaire pour assurer ses marches, et forcer Mourat à combattre. Redoutant les délices de la capitale, je restai à Bénésouef; quelque peu pittoresque qu'il fût, j'en fis le dessin.


Vallée des Chariots.--Villages engloutis par le Sable.--Conjectures
sur le Cours du Nil
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Sur la rive gauche du Nil, vis-à-vis de Bénésouef, la chaîne arabique s'abaisse, s'éloigne, et forme la vallée de l'Araba ou des Chariots, terminée par le Mont-Kolsun, fameux par les grottes des deux patriarches des Cénobites, Saint Antoine et Saint Paul, les fondateurs de la secte monastique, les créateurs de ce système contemplatif, si inutile à l'humanité, et si longtemps respecté par les peuples trompés. Sur le sol qui couvre les deux grottes qu'habitèrent ces deux saints ermites, il existe encore deux monastères, de l'un desquels on aperçoit, dit-on, le Mont Sinaï au-delà de la Mer Rouge. L'embouchure de cette vallée du côté du Nil n'offre qu'une triste plaine, dont une bande étroite sur le bord du fleuve est seule cultivée: au-delà de cette bande, on aperçoit encore quelques restes de villages dévorés par le sable; ils offrent le spectacle affligeant d'une dévastation journalière, produite par l'empiètement continuel du désert sur le sol inondé.

Rien n'est triste comme de marcher sur ces villages, de fouler aux pieds leurs toits, de rencontrer les sommités de leurs minarets, de penser que là étaient des champs cultivés, qu'ici croissaient des arbres, qu'ici encore habitaient des hommes, et que tout a disparu; autour des murs, dans leurs murs, partout le silence: ces villages muets sont comme les morts dont les cadavres épouvantent.

Les anciens Égyptiens parlant de cet empiètement de sables le désignaient par l'entrée mystérieuse de Typhon dans le lit de sa belle-soeur Isis, inceste qui doit changer l'Égypte en un désert aussi affreux que les déserts qui l'avoisinent; et ce grand événement arrivera lorsque le Nil trouvera une pente plus rapide dans quelques-unes des vallées qui le bordent que dans le lit où il coule maintenant, et qu'il élève tous les jours. Cette idée qui paraît d'abord extraordinaire, devient probable si l'on considère les lieux. L'élévation du Nil, l'exhaussement de ses rives, lui ont fait un canal artificiel, qui aurait déjà laissé le Faïoum sous les eaux, si le calife Jusef n'eût pas élevé des digues sur les anciennes, et creusé un canal d'embranchement au-dessous de Bénésouef, pour rendre au fleuve une partie des eaux que le débordement verse chaque année dans ce vaste bassin. Sans les chaussées faites pour arrêter l'inondation, les grandes crues ne feraient bientôt qu'un grand lac de toute cette province: c'est ce qui faillit arriver, il y a vingt-cinq ans, par une inondation extraordinaire, dans laquelle le fleuve ayant surpassé les digues d'Hilaon, il y eut à craindre que toute la province ne restât sous les eaux, ou que le Nil ne reprît une route qu'il est presque évident qu'il a déjà tenue dans des siècles bien reculés. C'est donc pour remédier à cet inconvénient qu'on a fabriqué près d'Hilaon une digue graduée, où, dès que l'inondation est arrivée à la hauteur qui arrose cette province sans la submerger, il y a une décharge qui en partage la masse, en fait entrer la quantité nécessaire pour arroser le Faïoum, fait dériver le surplus, et la force à revenir au fleuve par d'autres canaux plus profonds. Si donc l'on osait hasarder un système, on dirait que, plus anciennement que les temps les plus antiques dont nous avons connaissance, tout le Delta n'était qu'un grand golfe dans lequel entraient les eaux de la Méditerranée; que le Nil passait à l'ouverture de la vallée qui entre dans le Faïoum; que par le fleuve sans eau il allait former le Maréotis, qui en était l'embouchure dans la mer, ainsi que le lac Madier l'était de la bouche Canopite, et que les lacs de Bérélos et de Menzaléh le sont encore des bouches Sébénitique, Mendeisienne, Tanitique, et Pélusiaque; que le lac Bahr-Belamé ou le lac sans eau sont les ruines de l'ancien cours de ce fleuve, dans lequel on trouve en pétrification d'irrévocables témoignages de débordement, de végétations, et de travaux humains, qui attestent que ce sol a été exhaussé par le cours du fleuve, et par cette perpétuelle fluctuation des sables qui marchent toujours de l'ouest à l'est; que le Nil, à une certaine époque, trouvant plus de pente au nord qu'au nord-ouest, où il coulait, s'est précipité dans le golfe que nous venons de supposer; qu'il y a formé d'abord des marais, et puis enfin le Delta. Il résulterait de là que les premiers travaux des anciens Égyptiens, tels que le lac Moeris, aujourd'hui le lac Bathen et la première digue, n'ont été faits d'abord que pour retenir une partie des eaux du débordement, pour en arroser la province d'Arsinoé, qui menaçait de devenir stérile, et que, dans un temps postérieur, le lac Moeceris ou Bathen ne recevant plus assez d'eau et ne pouvant plus arroser le Faïoum, on a été obligé de prendre le fleuve de plus haut, et de creuser le canal Jusef, qui porte sans doute le nom du calife qui aura fait cette grande opération; mais en même temps, craignant que dans les grandes inondations le Faïoum ne fût inondé sans retour, ce prince aura élevé tout d'un temps de nouvelles digues sur les anciennes telles qu'elles existent maintenant, et fait creuser les deux canaux de Bouche et de Zaoyé, pour faire rentrer dans le fleuve le superflu des eaux.

Les observations sur les nivellements et sur les travaux des Égyptiens aux diverses époques, des plans et des cartes exacts, seront peut-être quelque jour le résultat d'une possession tranquille: ils établiront des certitudes à la place des systèmes; ils feront connaître à quel degré les Égyptiens se sont de tout temps occupés du régime des eaux et combien même, dans les siècles d'ignorance, ils ont encore dans cette partie conservé d'intelligence. Après cela, si le Nil continue à appuyer sur sa droite, à grossir, comme il fait déjà, la branche de Damiette aux dépens de celle de Rosette; s'il abandonne cette dernière comme il a déjà fait de celle du fleuve sans eau, et ensuite de celle de Canope; s'il laisse enfin le lac de Bérélos pour se jeter tout entier dans celui de Menzaléh, ou former de nouvelles branches et de nouveaux lacs à la partie orientale de Péluse; si la nature enfin, toujours plus forte que tout ce qu'on peut lui opposer, a condamné le Delta à devenir un sol aride, les habitants suivront le Nil dans sa marche, et trouveront toujours sur ses rives l'abondance qu'entraînent partout ses bienfaisantes eaux.


Suite de la Description de la Haute Égypte.--Beautés de la Nature.--
Conjectures sur le Lac Moeris.--Pyramide d'Hilahoun
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D'abord après le départ de Desaix, nous allâmes faire des reconnaissances, et une tournée pour la levée des contributions: nous visitâmes les villages qui avoisinent l'embouchure du Faïoum, à une demi lieue à l'ouest de Bénésouef; nous passâmes le canal; et, après deux heures de marche, nous arrivâmes à Davalta, beau village, c'est-à-dire beau paysage; car en Égypte, lorsque la nature est belle, elle est admirable en dépit de tout ce que les hommes y ajoutent, et n'en déplaise aux détracteurs de Savary qui se mettent en fureur contre ses riantes descriptions. Il faut cependant convenir que sans industrie la nature ici crée d'elle-même des bocages de palmiers, sous lesquels se marient l'oranger, le sycomore, l'oponcia, le bananier, l'acacia, et le grenadier; que ces arbres, formant des groupes du plus beau mélange de feuillage et de verdure; que lorsque ces bosquets sont entourés à perte de vue par les champs couverts de doura déjà mûr, de cannes à sucre prêtes à être recueillies, de champs de blés, de lin, et de trèfles, qui tapissent de velours vert les gerçures du sol à mesure que l'inondation se retire; lorsque, dans les mois de notre hiver, on a sous les yeux ce brillant tableau des richesses du printemps qui annonce déjà l'abondance de l'été; il faut bien dire avec ce voyageur que l'Égypte est le pays que la nature a le plus miraculeusement organisé, et qu'il ne lui manque que des collines ombragées d'où couleraient des ruisseaux, un gouvernement qui rendrait sa population industrieuse, et l'éloignement des Bédouins, pour en faire le plus beau et le meilleur de tous les pays.

En traversant la riche contrée que je viens de décrire, où l'oeil découvre vingt villages à la fois, nous arrivâmes à Dindyra, où nous nous arrêtâmes pour coucher. La pyramide d'Hilahoun, située à l'entrée du Faïoum, semble de là une forteresse élevée pour la commander. Serait-ce la pyramide de Mendes? Le canal de Bathen, qui y aboutit, n'est-il pas le Moeris creusé de mains d'hommes, ainsi que le croient Hérodote et Diodore? car le lac de Birket-êl-Kerun, qui est le Moeris de Strabon et de Ptolémée ne peut jamais être regardé que comme l'ouvrage de la nature. Quelque accoutumés que nous soyons aux travaux gigantesques des Égyptiens, nous ne pourrions nous persuader qu'ils eussent creusé un lac comme celui de Genève. Tout ce que les historiens et les géographes anciens ont dit du lac de Moeris est équivoque et obscur: on voit évidemment que ce qu'ils en ont écrit leur a été dicté par ces collèges de prêtres, toujours jaloux de tout ce qui regardait leur pays, et qui auront jeté d'autant plus facilement un voile mystérieux sur cette province qu'elle était écartée de la route ordinaire; et de là sont venus ce lac creusé de trois cents pieds de profondeur, cette pyramide élevée au milieu, ce fameux labyrinthe, ce palais des cent chambres, ce palais pour nourrir des crocodiles, enfin tout ce qu'il y a de plus fabuleux dans l'histoire des hommes, et tout ce qui nous reste d'incroyable dans celle de l'Égypte. Mais, à l'aspect de ce qui existe, on trouve qu'effectivement il y a un canal, qui est celui de Bathen, et qui était encore sous l'eau de l'inondation lorsqu'à plusieurs reprises nous nous en sommes approchés; que la pyramide d'Hilahoun peut être celle de Mendes, qui aurait été bâtie à l'extrémité de ce canal, qui serait le Moeris; que le lac Birket-êl-Kerun n'est qu'un dépôt d'eau qui a dû toujours exister, et dont le bassin aura été donné par le mouvement du sol, entretenu et renouvelé chaque année de l'excédent du débordement qui arrose le Faïoum; les eaux en seront devenues saumâtres à l'époque où le Nil aura cessé de couler par la vallée du fleuve sans eau. Les preuves de ce système sont les formes locales, l'existence du lit d'un fleuve prolongé jusqu'à la mer, ses dépositions et ses incrustations, la profondeur du lac, son extension, sa masse appuyée au nord à une chaîne escarpée, qui court de l'est à l'ouest, et dérive au nord-ouest pour suivre en s'abaissant jusqu'à la vallée du fleuve sans eau; enfin les lacs de natron, et, plus que tout cela, la chaîne au nord de la pyramide qui ferme l'entrée de la vallée, coupée à pic, comme presque toutes les montagnes dont le courant du Nil s'approche encore aujourd'hui, ornant aux yeux l'aspect d'un fleuve à sec et de ses destructions.

Les ruines que l'on trouve près de la ville de Faïoum sont sans doute celles d'Arsinoé: je ne les ai pas vues, non plus que celles qui sont à la pointe occidentale du lac, près du village de Kasr-Kerun; mais on m'en a fait voir le plan, et il n'offre que quelques chambres, avec un portique décoré de quelques hiéroglyphes.

La pyramide d'Hilahoun, la plus délabrée de toutes les pyramides que j'aie vues, est aussi celle qui avait été bâtie avec le moins de magnificence; sa construction est composée de masses de pierres calcaires, qui servent de noyau à un monceau de briques non cuites: cette frêle construction, ancienne peut-être que les pyramides de Memphis, existe cependant encore, tant le climat de l'Égypte est favorable aux monuments; ce qui serait dévoré par quelques uns de nos hivers résiste victorieusement ici au poids destructeur d'une masse de siècles.

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