Voyages dans la basse et la haute Egypte: pendant les campagnes de Bonaparte en 1798 et 1799
Aventure arrivée à l'Auteur.
Il est des heures malencontreuses où tous les mouvements que l'on fait sont suivis d'un danger ou d'un accident. Comme je revenais de cette tournée pour rentrer à Bénésouef, le général me charge d'aller porter un ordre à la tête de la colonne: je me mets au galop; un soldat qui marchait hors des rangs m'entend venir, se tourne à gauche comme je passais à sa droite, et par ce mouvement me présente sa baïonnette que je n'ai plus le temps d'éviter, et dont le coup me soulève de ma selle, et le contrecoup jette le soldat par terre: voilà un savant de moins, dit-il en tombant; car pour nos soldats en Égypte tout ce qui n'était point militaire était savant: quelques piastres que j'avais dans la petite poche de la doublure de mon habit m'avaient servi de bouclier; j'en fus quitte pour un habit déchiré. Arrivé à la tête de la colonne, j'y trouve l'aide de camp Rapp: nous étions bien montés, le pas de nos chevaux avait devancé l'infanterie; c'était à la tombée du jour; plus on approche du tropique et moins il y a de crépuscule, le soleil plongeant perpendiculairement sous l'horizon, l'obscurité suit immédiatement ses derniers rayons. Les Bédouins infestaient la campagne; nous apercevons quelques points dans la plaine qui était immense; Rapp me dit, nous sommes mal ici, regagnons la colonne, ou franchissons l'espace, et arrivons à Bénésouef. Je savais que le parti le plus hardi était celui que préférait mon compagnon: j'accepte le dernier; nous piquons des deux, et bravons les Bédouins, dont c'était l'heure de la chasse: la course était longue; nous doublons le mouvement; mon cheval s'échauffe, et m'emporte; la nuit arrive, elle était noire lorsque je me trouve sous les retranchements de Bénésouef. Je crois pouvoir tenir la même route que le matin; mon cheval bronche, je le relève d'un coup d'éperon; il saute un fossé qu'on avait fait dans la journée, et je me trouve de l'autre côté, le nez contre une palissade, sans pouvoir avancer ni reculer. Pendant ce temps la sentinelle avait crié, je n'avais pas entendu; elle tire, j'appelle en français; elle me demande ce que je fais là, me gronde, me renvoie; et voilà le maladroit ou le savant avec un coup de baïonnette, un coup de fusil, querellé, et ramené chez lui comme un écolier sorti sans permission de son collège.
Continuation du Voyage dans la Haute Égypte.--Anecdote.--
Canal de
Juseph.
Le 9 Décembre, le général Desaix revint du Caire, amenant douze cents hommes de cavalerie, six pièces d'artillerie, six djermes armées et bastinguées, et deux à trois cents hommes d'infanterie; ce qui faisait sa division, forte de trois mille hommes d'infanterie, douze cents chevaux, et huit pièces d'artillerie légère: il avait ainsi tout ce qu'il fallait poursuivre, attaquer, et battre Mourat-bey, s'il voulait se laisser approcher: nous étions pleins de courage et d'espoir. J'étais peut-être le seul qui dans tout cela n'eût à acquérir ni gloire ni grade; mais je ne pouvais me défendre de m'enorgueillir de mon énergie; mon amour-propre était exalté de marcher avec une armée toute brillante de victoires, d'avoir repris mon poste à l'avant-garde de l'expédition, d'être sorti le premier de Toulon, et de marcher avec l'espoir d'arriver le premier à Syène, enfin de voir mes projets se réaliser, et de toucher au but de mon voyage: en effet ce n'était que de là que commençait la partie importante de mon expédition particulière; j'allais défricher, pour ainsi dire, un pays neuf; j'allais voir le premier, et voir sans préjugé; j'allais fouler une terre couverte de tout temps du voile du mystère, et fermée depuis deux mille ans à tout Européen. Depuis Hérodote jusqu'à nous, tous les voyageurs, sur les pas les uns des autres, ont remonté rapidement le Nil, n'osant perdre de vue leurs barques, ne s'en éloignant quelques heures que pour aller avec inquiétude à quelques cent toises visiter rapidement les objets les plus voisins; ils s'en rapportaient à des récits orientaux pour tout ce qui n'est pas sur les bords du fleuve. Encouragé par l'accueil que me faisait le général en chef, secondé par tous les officiers qui partageaient mon amour pour les arts, je ne craignais plus que de manquer de temps, de crayons, de papier, et de talent: j'étais accoutumé au bivouac, et le biscuit de munition ne m'épouvantait pas; Je ne craignais de Mourat-bey que de le voir entrer dans le désert, et nous promener de Bénésouef au Faïoum, et du Faïoum à Bénésouef.
Enfin nous partîmes de cette ville le 16 décembre au soir: le spectacle du départ était admirable; je regrettai d'être trop occupé pour en pouvoir faire un dessin: notre colonne avait une lieue d'étendue: tout respirait la joie et l'espérance. À la tombée du jour, nous fûmes attristés par la vue d'une terre en friche, et d'un village abandonné; le silence de la nuit, un sol inculte, des maisons désertes, combien de tels objets apportent d'idées mélancoliques! c'est la tyrannie qui commence cette affreuse dépopulation, qu'achèvent le désespoir et le crime. Lorsque le maître d'un village a exigé tout ce que le pays peut donner, que la misère des habitants est encore troublée par de nouvelles demandes, réduits au désespoir, ils opposent la force à la force; dès lors, en état de guerre, on leur court sus; et si, en se défendant, ils ont le malheur de tuer quelques satellites de leurs tyrans, il ne leur reste de ressource que la fuite pour sauver leur vie, et le vol pour l'alimenter; hommes, femmes, enfants, errants, rayés de la société, deviennent la terreur de leurs voisins, ne paraissent dans leurs foyers que furtivement, et, comme des oiseaux de nuit, se servent de leurs murailles comme repaires de leur brigandage, et n'y reparaissent plus que momentanément pour épouvanter ceux, qui pourraient vouloir leur succéder. C'est ainsi que ces villages, devenus l'asile du crime, n'offrent plus aux regards que friches, ruines, silence et désolation.
Nous arrivâmes à El-Beranqah à une heure de nuit; nous en partîmes dès la pointe du jour; nous vînmes déjeuner à Bébé, village considérable, qui n'a rien de particulier que de posséder le poignet de Saint George, relique très recommandable pour tout pieux chevalier: ici la chaîne arabique se rapproche si fort du Nil qu'elle ne laisse qu'un ruban vert sur sa rive.
À Miniel-Guidi, nous fumes retardés par des accidents arrivés aux trains de notre artillerie dans les passages des canaux; nous apprîmes là que les Mamelouks étaient à Fechneh. Pendant que nous attendions assis à l'ombre, on amena au général Desaix un criminel. On criait, «C'est un voleur; il a volé des fusils aux volontaires, on l'a pris sur le fait»; et nous vîmes paraître un enfant de douze ans, beau comme un ange, blessé au bras d'un large coup de sabre; il regardait sa blessure sans émotion: il se présenta d'un air naïf et confiant au général, qu'il reconnut aussitôt pour son juge. Ô puissance de la grâce naïve! pas un assistant n'avait conservé de colère. On lui demanda qui lui avait dit de voler ces fusils: Personne; qui l'avait porté à ce vol: Il ne savait, le fort; s'il avait des parents: Une mère, seulement, bien pauvre et aveugle; le général lui dit que s'il avouait qui l'avait envoyé, on ne lui ferait rien; que s'il s'obstinait à se taire, il allait être puni comme il le méritait: Je vous l'ai dit, personne ne m'a envoyé, Dieu seul m'a inspiré; puis mettant son bonnet aux pieds du général: Voilà ma tête, faites-la couper. Religion fatale, où des principes vicieux unis au dogme mettent l'homme entre l'héroïsme et la scélératesse! Pauvre petit malheureux! dit le général; qu'on le renvoie. Il vit que son arrêt était prononcé; il regarda le général, celui qui devait l'emmener, et devinant ce qu'il n'avait pu comprendre, il partit avec le sourire de la confiance; sourire qui arriva jusqu'au fond de mon coeur: je fis le mieux que je pus un dessin de cette scène. C'est par des anecdotes qu'on peut faire connaître la morale des nations; c'est par des anecdotes, plutôt que par des discussions, que l'on peut développer l'influence des religions et des lois sur les peuples.
À cette scène touchante succéda un événement étrange, de la pluie! elle nous donna pour un instant une sensation qui nous rappela l'Europe et le premier parfum du printemps au 17 Décembre. Quelques moments après on vint nous avertir que les Mamelouks nous attendaient à deux lieues de là avec une armée de paysans: dès lors allégresse; bataille pour le soir ou au plus tard pour le lendemain. À l'approche de Fechneh nous découvrîmes un détachement de Mamelouks, qui nous laissa approcher à la demi portée du canon, et disparut: on nous dit que le gros corps était à Saste-Elsayéné, à une lieue plus loin; les canons se faisaient attendre, leur marche était à chaque instant arrêtée par les canaux; et, malgré la volonté du général de joindre l'ennemi, et de l'attaquer avant même que l'ordre de bataille fût complet, nous ne pûmes arriver à Saste qu'à la nuit; et il y avait deux heures que les Mamelouks en étaient sortis. À Saste, nous sûmes qu'ils avaient appris notre marche à la moitié de la journée, dans le moment où les habitants débattaient leurs intérêts sur ce qu'ils exigeaient d'imposition extraordinaire; et dès lors ils ne pensèrent plus qu'à charger leurs chameaux, nous nommant fléau de Dieu, envoyé pour les punir de leurs fautes; et en vérité ils auraient pu employer des expressions moins pieuses.
Ils allumèrent des feux qui furent bientôt éteints. Nous partîmes le 18 à la pointe du jour; ils nous avaient précédés de deux heures, et avaient pris trois lieues d'avance sur nous; ils marchaient en s'éloignant du Nil, entre le Bar Juseph et le désert, abandonnant le pays le plus riche de l'univers. Dans cette troisième traversée, je ne trouvai point ce canal droit comme il est tracé sur toutes les cartes: un nivellement général pourrait seul faire connaître le système et le régime des arrosements, et ce qui appartient à la nature ou aux travaux des hommes dans cette partie intéressante de l'Égypte. Vers le soir, nous traversâmes à gué le canal de Juseph, qui à cet endroit paraît n'être que la partie la plus basse de la vallée, le réceptacle de l'écoulement des eaux, et point du tout l'ouvrage de l'art, qui ne se manifeste nulle part. Le secret sûr tout cela est réservé à une grande opération faite en temps de paix, qui pourra déterminer ce qu'il y aurait à faire pour recouvrer les avantages négligés ou perdus de ce mystérieux canal. Ce travail important aurait été celui du général Caffarelli, toujours si ardent pour tout ce qui pouvait contribuer au bien de tous, si la mort n'eût enlevé dans sa personne un ami tendre au général en chef, un bienfaiteur à l'Égypte entière.
Au simple examen de ces nivellements, je serais porté à croire que cette partie de l'Égypte est devenue plus basse que les bords exhaussés du Nil, et qu'après l'inondation générale le refoulement des eaux les fait se rassembler dans cette partie. J'ai vu depuis, dans la Haute Égypte, l'effet de la filtration qui s'en opère; ces eaux, n'ayant dans cette région ni vallées ni canaux pour s'écouler après l'inondation, cette grande masse pénètre l'épaisseur du sol végétable, rencontre une couche de terre glaise, et revient au fleuve par des filons lorsque son décroissement l'a mis au-dessous de la superficie de cette couche. Ne serait-ce pas à cette même opération de la nature que l'on doit les oasis?
Nous vîmes des outardes; elles étaient plus petites que celles d'Europe, ainsi que toutes les espèces d'animaux communs aux deux continents. Nous nous approchâmes du désert, qui marchait à nous; car, comme l'ont dit les anciens Égyptiens, c'est le tyran Thyphon qui envahit sans cesse l'Égypte. Les montagnes étaient encore à deux lieues, et nous touchions aux dunes, qui sont l'ourlet entre les déserts et les terres cultivées. Pendant que nous faisions halte on vint nous dire que les Mamelouks en étaient aux mains avec nos avant-gardes: on fait des nouvelles à Paris d'un quartier à l'autre, on en fait aussi dans une division de l'avant-garde au grand corps; mais comme à l'armée il n'est jamais permis de les rejeter quand elles sont possibles, celle-ci pressa notre marche: nous ne trouvâmes point l'ennemi, et vînmes coucher près du village de Benachie, dans un joli bois de palmiers.
Le 19, à la pointe du jour, nous nous mîmes en route avec le constant espoir de joindre l'ennemi; nous apprîmes qu'il avait marché toute la nuit: l'artillerie appesantissait notre marche, y mettait à chaque instant de petits obstacles; les Mamelouks n'en n'avaient point, et ils avaient encore pour eux le désert, au milieu duquel ils défiaient notre ardeur: nous tentâmes de nous y enfoncer; bientôt nos chevaux de traits furent sur les dents; nous arrivâmes par cette route à Benesech, où heureusement pour moi on fut obligé de faire halte.
Benesech, l'antique Oxyrinchus.--Tableau du
Désert.--
Pillage d'Elsack.
Benesech fut bâti sur les ruines de l'antique Oxyrinchus, capitale du trente-troisième nome ou province de l'Égypte; il ne reste de son ancienne existence que quelques tronçons de colonnes en pierre, des colonnes en marbre dans les mosquées, et enfin une colonne debout, avec son chapiteau et une partie de son entablement, qui annoncent que ce fragment faisait l'angle d'un portique composite. Le désir de dessiner, surtout depuis que j'en trouvais rarement l'occasion, m'avait fait prendre les devants: ce n'était pas sans quelque danger que j'étais arrivé seul une demi-heure avant la division; mais rester après eût été plus périlleux encore: je n'eus donc que le temps de parcourir à cheval et de faire une vue de ce triste pays, et de dessiner la seule colonne debout qui soit restée de son ancienne splendeur: de ce point on aperçoit un monument sorti des mains de la nature et du temps, qui, au lieu d'exciter l'admiration et la reconnaissance, porte dans l'âme un sentiment mélancolique; Oxyrinchus, autrefois capitale, entourée d'une plaine fertile, éloignée de deux lieues de la chaîne libyque, a disparu sous le sable; l'ancien Benesech, au-delà d'Oxyrinchus, a disparu aussi sous le sable; la nouvelle ville est obligée de fuir ce fléau en lui abandonnant chaque jour quelques habitations, et finira par aller se retrancher au-delà du canal Juseph, au bord duquel il vient encore la menacer. Ce beau canal semble vous offrir ses rives fleuries pour consoler vos yeux des horreurs du désert; du désert! nom terrible à qui l'a vu une fois, horizon sans bornes, dont l'espace vous oppresse, dont la surface ne vous présente si elle est unie qu'une tâche pénible à parcourir, où la colline ne vous cache ou ne vous découvre que la décrépitude et la décomposition, où le silence de la non-existence règne seul sur l'immensité. C'est pour cela sans doute que les Turcs vont y placer leurs tombeaux: des tombeaux dans le désert, c'est la mort et le néant.
Fatigué de dessiner, je me livrais, me croyant seul, à toute la mélancolie que m'inspirait ce tableau, lorsque j'aperçus Desaix dans la même attitude que moi, pénétré des mêmes sensations:
«Mon ami», me dit-il, «ceci n'est-il point une erreur de la nature? rien n'y reçoit la vie; tout semble être là pour attrister ou épouvanter; il semble que la Providence, après avoir pourvu abondamment les trois parties du monde, a manqué tout à coup d'un élément lorsqu'elle voulut fabriquer celle-ci, et que, ne sachant plus comment faire, elle l'abandonna sans l'achever.»--N'est-ce pas bien plutôt, lui dis-je, la décrépitude de la partie du monde la plus anciennement habitée? ne serait-ce pas l'abus qu'en auraient fait les hommes qui l'a réduite en cet état? Dans ce désert il y a des vallées, des bois pétrifiés; il y a donc eu des rivières, des forêts; ces dernières auront été détruites; dès lors plus de rosée, plus de brouillards, plus de pluie, plus de rivière, plus de vie, plus rien.»
Nous trouvâmes dans les mosquées de Benesech une quantité de colonnes de différents marbres, qui sont sans doute les dépouilles de l'antique Oxyrinchus, mais qui n'avaient point appartenu au temps des Égyptiens.
Nous nous remîmes en chemin en suivant le canal, qui dans cette partie ressemble à la Marne: après une lieue, nous vîmes une explosion considérable dont nous n'entendîmes pas le bruit; nous pensâmes que c'était un signal; ce ne fut que le surlendemain que nous sûmes que c'était une partie de la poudre des Mamelouks qui avait pris feu: un quart d'heure après nous nous saisîmes d'un convoi de huit cents moutons, que je crois bien qu'on fit semblant de croire leur appartenir; enfin il consola notre troupe des fatigues de cette grande journée. Nous arrivâmes à Elsack trop tard pour pouvoir sauver ce village du pillage; en un quart d'heure il ne resta rien dans les maisons, rien dans l'exactitude du mot; les habitants arabes s'étaient sauvés dans les champs: on leur dit de revenir; ils nous répondirent froidement: Qu'irions-nous chercher chez nous; ces champs déserts ne sont-ils pas pour nous comme nos maisons? Nous n'avions rien à répondre à cette phrase laconique.
Suite du Voyage dans la Haute Égypte.--Mynyeh.
Le lendemain 20 n'offrit rien de très intéressant. Nous trouvâmes le lac Bathen tortueux comme le lac Juseph: le nivellement du sol de l'Égypte nous en donnera quelque jour la coupe, et nous éclaircira l'histoire ténébreuse de ses irrigations tant anciennes que modernes; avant cette opération tous les raisonnements seraient téméraires, et les assertions illusoires. Nous vînmes coucher à Tata, grand village, habité par les Coptes, et un chef arabe, qui avait rejoint Mourat-bey, laissant à notre disposition une belle maison, et des matelas sur lesquels nous passâmes une nuit délicieuse: nous pouvions si rarement dormir avec quelque commodité!
Le lendemain, 21 Décembre, nous traversâmes des champs de pois et de fèves déjà en grains, et d'orge en fleur.
À midi, nous arrivâmes à Mynyeh, grande et jolie ville, où il y avait autrefois un temple à Anubis. Je n'y trouvai point de ruines, mais de belles colonnes de granit dans la grande mosquée, colonnes bien fuselées, avec un astragale très fin: faisaient-elles partie du temple d'Anubis? je ne sais; mais elles étaient sûrement d'un temps postérieur à celles des temples de la haute antiquité égyptienne que j'ai vus dans la suite de mon voyage.
Les Mamelouks étaient partis de la ville de Mynyeh, et avaient manqué d'être surpris par notre cavalerie qui y arriva quelques heures après; ils avaient été obligés d'abandonner cinq bâtiments armés de dix pièces de canon, et d'un mortier à bombe; ils en avaient enterré deux autres: plusieurs déserteurs grecs qui les montaient vinrent nous joindre.
Mynyeh était la plus jolie petite ville que nous eussions encore vue; d'assez belles rues, de bonnes maisons, fort bien situées, et le Nil coulant dans un large et riant bassin. J'en fis un dessin.
De Mynyeh à Come-êl-Caser, où nous couchâmes, la campagne est plus abondante et plus riche que toutes celles que nous avions parcourues, et les villages si nombreux et si rapprochés, qu'au milieu de la plaine j'en comptai vingt-quatre autour de moi; ils n'étaient point attristés par des monticules de décombres, mais tellement plantés d'arbres touffus, que l'on croyait voir les tableaux que les voyageurs nous ont transmis des habitations des îles de la Mer Pacifique.
Achmounin.--Portique d'Hermopolis.
Le lendemain, à onze heures, nous nous trouvâmes entre Antinoë et Hermopolis. Je n'étais pas très curieux de visiter Antinoë; j'avais vu des monuments du siècle d'Adrien, et ce qu'il avait bâti en Égypte ne pouvait rien avoir de piquant ni de nouveau pour moi, mais je brûlais d'aller à Hermopolis, où je savais qu'il y avait un portique célèbre; aussi quelle fut ma satisfaction lorsque Desaix me dit: Nous allons prendre trois cents hommes de cavalerie, et nous courrons à Achmounin, pendant que l'infanterie se rendra à Melaui.
En approchant de l'éminence sur laquelle est bâti le portique, je le vis se dessiner sur l'horizon, et déployer des formes gigantesques: nous traversâmes le canal d'Abou-Assi, et bientôt après, à travers des montagnes de débris, nous atteignîmes à ce beau monument, reste de la plus haute antiquité.
Je soupirais de bonheur: c'était, pour ainsi dire, le premier produit de toutes les avances que j'avais faites; c'était le premier fruit de mes travaux; en exceptant les pyramides, c'était le premier monument qui fût pour moi un type de l'antique architecture égyptienne, les premières pierres qui eussent conservé leur première destination, qui, sans mélange et altération m'attendissent là depuis quatre mille ans pour me donner une idée immense des arts et de leur perfection dans cette contrée. Un paysan qu'on sortirait des chaumières de son hameau, et que l'on mettrait tout d'abord devant un pareil édifice, croirait qu'il y a un grand intervalle entre lui et les êtres qui l'ont construit: sans avoir aucune idée de l'architecture, il dirait: Ceci est la maison d'un Dieu; un homme n'oserait l'habiter. Sont-ce les Égyptiens qui ont inventé et perfectionné un si grand et si bel art? c'est pourquoi il est difficile de prononcer: mais ce dont je ne pus douter dès le premier instant que j'aperçus cet édifice, c'est que les Grecs n'avaient rien inventé et rien fait d'un plus grand caractère. La première idée qui vint troubler ma jouissance, c'est que j'allais quitter ce grand objet, c'est que mes moments étaient comptés, et que le dessin que j'allais faire ne pourrait rendre la sensation que j'éprouvais: il fallait du temps et un grand talent; je manquais de l'un et de l'autre; mais si je n'osais mettre la main à l'oeuvre, je n'osais m'éloigner sans emporter avec moi un dessin quelconque, et je ne me mis à l'ouvrage qu'en désirant bien sincèrement qu'un autre plus heureux que moi pût faire un jour ce que j'allais ébaucher.
Si quelquefois le dessin donne un grand aspect aux petites choses, il rapetisse toujours les grandes; les chapiteaux, qui paraissent pesants, les bases ramincies, qui sont bizarres dans le dessin, ont par leur masse quelque chose d'imposant qui arrête la critique: ici on n'ose adopter ni rejeter; mais ce qu'il faut admirer, c'est la beauté des lignes principales, la perfection de l'appareil, l'emploi des ornements, qui font richesse de près, sans nuire à la simplicité qui produit le grand. Le nombre immense des hiéroglyphes qui couvrent toutes les parties de cet édifice, non seulement n'ont point de relief, mais ne coupent aucune ligne, disparaissent à vingt pas, et laissent à l'architecture toute sa gravité. La gravure, plus que la description, donnera une idée précise de ce qui est conservé de cet édifice; l'explication de l'estampe et le plan achèveront de donner toutes les dimensions que j'ai pu m'en procurer.
Parmi les monticules, à deux cents toises du portique, on voit à demi enfouis d'énormes quartiers de pierres, et des substructions, qui paraissent être celles d'un édifice auquel appartenaient des colonnes de granit, enfouies, et qu'à peine on distingue à la superficie du sol: plus loin, toujours sur les décombres de la grande Hermopolis, est bâtie une mosquée, où il y a nombre de colonnes de marbre Cipolin, de médiocre grandeur, et toutes retouchées par les Arabes; ensuite vient le gros village d'Achmounin, peuplé d'environ cinq mille habitants, pour lesquels nous fûmes une curiosité aussi étrange que leur temple l'avait été pour nous.
Nous vînmes coucher à Melaui, à une demi lieue de chemin d'Achmounin. Mais j'entends le lecteur me dire: Quoi! Vous quittez déjà Hermopolis, après m'avoir fatigué de longues descriptions de monuments, et vous passez rapidement quand vous pourriez m'intéresser; qui vous presse? qui vous inquiète? n'êtes-vous pas avec un général instruit qui aime les arts? n'avez-vous pas trois cents hommes avec vous? Tout cela est vrai; mais telles sont les circonstances d'un voyage, et tel est le sort du voyageur: le général, très bien intentionné, mais dont la curiosité est bientôt satisfaite, dit au dessinateur: Il y a dix heures que trois cents hommes sont à cheval, il faut que je les loge, il faut qu'ils fassent la soupe avant de se coucher. Le dessinateur entend cela d'autant mieux qu'il est aussi bien las, qu'il a peut-être bien faim, qu'il bivouaque chaque nuit, qu'il est douze à seize heures par jour à cheval, que le désert a déchiré ses paupières, et que ses yeux brûlants et douloureux ne voient plus qu'à travers d'un voile de sang.
Continuation de la Description de la Haute Égypte--Melaui.--
Bénéadi.
Siouth.--Tombeaux de Licopolis.
Melaui est plus grande et encore plus jolie que Mynyeh; les rues en sont droites, son bazar fort bien bâti; et il y a une spacieuse maison de Mamelouks qui serait facile à fortifier.
Nous étions rentrés tard; j'avais perdu du temps à parcourir la ville et à aller chercher mon quartier: j'étais logé hors les murs, et devant une jolie maison qui paraissait assez commode: le propriétaire, aisé, était assis devant la porte; il me fit voir qu'il avait fait coucher le général Belliard dans une chambre, et que j'y trouverais place aussi; il y avait quelque temps que je couchais dehors; je fus tenté. À peine endormi, je suis réveillé par une agitation que je prends pour une fièvre inflammatoire, aux prises avec la douleur et le sommeil, chaque minute, passant de l'effroi d'une maladie grave à l'affaissement de la lassitude; prêt à m'évanouir, j'entends mon compagnon qui me dit, à moitié endormi, Je suis bien mal; je lui réponds, Je n'en puis plus: ce dialogue nous réveille tout à fait; nous nous levons, nous sortons de la chambre, et, à la clarté de la lune, nous nous trouvons rouges, enflés, méconnaissables; nous ne savions que penser de notre état, lorsque, bien éveillés, nous nous apercevons que nous sommes devenus la proie de toutes sortes d'animaux immondes.
Les maisons de la Haute Égypte sont de vastes colombiers dans lesquels le propriétaire se réserve une seule chambre; il y loge avec ce qu'il a de poules, de poulets, et tout ce que ses animaux et lui produisent d'insectes dévorants: la recherche de ses insectes l'occupe la journée; la dureté de sa peau brave, la nuit, leur morsure; aussi notre hôte, qui de bonne foi avait cru faire merveille, ne concevait rien à notre fuite. Nous nous débarrassâmes comme nous pûmes des plus affamés de nos convives, en nous promettant bien de ne jamais accepter pareille hospitalité.
Le 23, nous continuâmes de suivre les Mamelouks: ils étaient toujours à quatre lieues de distance; nous ne pouvions rien gagner sur eux: ils dévastaient autant qu'ils pouvaient le pays qu'ils laissaient entre nous. Vers le soir nous vîmes arriver une députation avec des drapeaux en signe d'alliance; c'étaient des Chrétiens auxquels ils avaient demandé une contribution de cent chameaux; et, ces malheureux n'ayant pu les leur donner, ils avaient tué soixante des leurs; un tel procédé ayant irrité les Chrétiens, ils avaient de leur côté tué huit Mamelouks, dont ils nous proposaient de nous apporter les têtes: ils parlaient tous à la fois, répétaient cent fois les mêmes expressions; mais heureusement pour nos oreilles l'audience se donnait dans un champ de luzerne, ce qui offrit un rafraîchissement à la députation, qui se mit à manger de l'herbe comme d'un mets délicieux dont on craint de perdre l'occasion de se rassasier. Sans descendre de cheval, je me mis aussi à dessiner un député comme il venait d'interrompre sa harangue.
Nous vînmes coucher à Elgansanier, où nous fûmes assez bien logés dans un tombeau de santon.
Le 24, nous marchions sur Mont-Falut, lorsqu'on vint nous dire que les Mamelouks étaient à Bénéadi, où nous courûmes les chercher. Électrisé par tout ce qui m'entourait, le coeur me battait de joie toutes les fois qu'il était question de Mamelouks, sans réfléchir que j'étais là sans animosité ni rancune contre eux; que, puisqu'ils n'avaient jamais dégradé les antiquités, je n'avais rien à leur reprocher; que, si la terre que nous foulions leur était mal acquise, ce n'était pas à nous à le trouver mauvais; et qu'au moins plusieurs siècles de possession établissaient leurs droits: mais les apprêts d'une bataille présentent tant de mouvements, forment l'ensemble d'un si grand tableau, les résultats en sont d'une telle importance pour ceux qui s'y engagent, qu'ils laissent peu de place aux réflexions morales; il n'est plus alors question que de succès: c'est un jeu d'un si grand intérêt, qu'on veut gagner quand on joue.
Nous arrivâmes à Bénéadi, et notre espérance fut encore déçue cette fois: nous n'y trouvâmes que des Arabes, que notre cavalerie chassa dans le désert. Bénéadi est un riche village d'une demi lieue de long, avantageusement situé pour le commerce des caravanes de Darfour; possédant un territoire abondant, sa population a toujours été assez nombreuse pour se trouver en mesure de composer avec les Mamelouks, et ne pas se laisser rançonner par eux. Il nous parut qu'il fallait temporiser aussi pour le moment, d'autant que les avances amicales qu'on nous y faisait avaient je ne sais quoi qui ressemblait à des conditions: nous jugeâmes qu'il fallait dissimuler l'insolence de ces procédés sous les dehors de la cordialité. Entourés d'arabes dont ils ne craignent rien, aux besoins desquels ils fournissent, et dont ils peuvent par conséquent disposer, les habitants de Bénéadi ont une influence dans la province qui les rendait embarrassants pour un gouvernement quelconque; ils vinrent au-devant de nous, ils nous reconduisirent au-delà de leur territoire, sans que nous fussions tentés ni les uns ni les autres de passer la nuit ensemble. Nous vînmes coucher à Benisanet.
Le 25, avant d'arriver à Siouth, nous trouvâmes un grand pont, une écluse, et une levée pour retenir les eaux du Nil après l'inondation; ces travaux arabes, faits sans doute d'après les errements antiques, sont aussi utiles que bien entendus; en tout il me paraissait que la distribution des eaux dans la Haute Égypte était faite avec plus d'intelligence que dans la basse, et par des moyens plus simples.
Siouth est une grande ville bien peuplée, sur l'emplacement, suivant toute apparence, de Licopolis ou la ville du Loup. Pourquoi la ville du Loup dans un pays où il n'y a pas de loups, puisque c'est un animal du nord? était-ce un culte emprunté des Grecs? et les Latins, qui nous ont transmis cette dénomination dans des siècles où l'on s'occupait peu de l'histoire naturelle, n'ont-ils fait aucune différence entre le chacal et le loup? On ne trouve point d'antiquités dans la ville; mais la chaîne libyque, au pied de laquelle elle est bâtie, offre une si grande quantité de tombeaux, qu'il n'est pas possible de douter qu'elle n'occupe le territoire d'une ancienne grande ville. Nous étions arrivés à une heure après-midi; il y eut des vivres à prendre pour l'armée, des malades à envoyer à l'ambulance, des barques et des provisions, que les Mamelouks n'avaient pu emmener, dont il fallait prendre possession: on résolut de coucher. Je commençai par faire un dessin de la Siouth moderne, à une demi lieue de la chaîne libyque.
Je courus bien vite la visiter; j'étais si envieux de toucher à une montagne égyptienne! J'en voyais deux chaînes depuis le Caire sans avoir pu risquer de gravir aucune d'elles: je trouvai celle-ci telle que je l'avais pressentie, une ruine de la nature, formée de couches horizontales, et régulières de pierres calcaires, plus ou moins tendres, plus ou moins blanches, entrecoupées de gros cailloux mamelonnés et concentriques, qui semblent être les noyaux ou les ossements de cette longue chaîne, soutenir son existence, et en suspendre la destruction totale: cette dissolution s'opère journellement par l'impression de l'air salin qui pénètre chaque partie de la surface de la pierre calcaire, la décompose, et la fait, pour ainsi dire, couler en ruisseaux de sables, qui s'amoncellent d'abord auprès du rocher, puis sont roulés par les vents, et de proche en proche, changent les villages et les champs fertiles en de tristes déserts. Les rochers sont à près d'un quart de lieue de Siouth; dans cet espace est une jolie maison du kiachef qui gérait pour Soliman bey. Les rochers sont creusés par d'innombrables tombeaux, plus ou moins grands, décorés avec plus ou moins de magnificence; cette magnificence ne peut laisser aucun doute sur l'antique proximité d'une grande ville: je dessinai un des principaux de ces monuments, et le plan intérieur. Tous les parvis intérieurs de ces grottes sont couverts d'hiéroglyphes; il faudrait des mois pour les lire, si on en savait la langue; il faudrait des années pour les copier: ce que j'ai pu voir avec le peu de jour qui entre par la première porte, c'est que tout ce que les Grecs ont employé d'ornements, dans leur architecture, tous les méandres, les enroulements, et ce qu'on appelle vulgairement les Grecques, est ici exécuté avec un goût, une délicatesse exquise. Si une telle excavation est une seule et même opération, comme la régularité de son plan semblerait l'indiquer, c'était une grande entreprise que la fabrication d'un tombeau: mais il est à croire qu'il servait à perpétuité à toute une famille, à une race entière; qu'on y venait rendre quelque culte aux morts: car, si l'on n'eût jamais pensé à rentrer dans ces monuments, à quoi eussent servi ces décorations si recherchées, ces inscriptions qu'on n'aurait jamais lues, ce faste ruineux, secret, et perdu? À diverses époques ou fêtes de l'année, chaque fois qu'on y ajoutait quelques nouvelles sépultures, il s'y célébrait sans doute quelques fonctions funèbres où la magnificence des cérémonies était jointe à la splendeur du lieu; ce qui est d'autant plus probable que les richesses des décorations de l'intérieur sont d'un contraste frappant avec la simplicité de l'extérieur, qui est la roche toute brute, ainsi qu'on peut le remarquer dans la vue que j'en ai faite. J'en trouvai une avec un simple salon, qui servait à une innombrable quantité de sépultures prises en ordre dans les roches; elle avait été toute fouillée pour en ravir des momies: j'y en trouvai encore quelques fragments, comme du linge, des mains, des têtes, des os épais. Outre ces principales grottes, il y en a une telle quantité de petites, que la montagne entière est devenue un corps caverneux et sonore. Plus loin, au sud, on trouve les restes de grandes carrières, dont les cavités sont soutenues par des pilastres: une partie de ces carrières a été habitée par de pieux solitaires; à travers les rochers, dans ces vastes retraites, ils joignaient à l'austère aspect du désert, celui d'un fleuve qui dans son cours majestueux répandait l'abondance sur ses rives. C'était l'emblème de leur vie; avant leur retraite, troubles, richesses, agitations; et depuis, calme et jouissances contemplatives: la nature muette imitait le silence auquel ils s'étaient condamnés; la splendeur constante et auguste du ciel d'Égypte commande avec sévérité une éternelle admiration; le réveil du jour n'est point réjoui par les cris de joie, les bondissements des animaux; le chant d'aucun oiseau ne célèbre le retour du soleil; l'alouette, qui égaie, anime nos guérets, dans ces climats brûlants, crie, appelle, mais ne chante jamais ni ses amours ni son bonheur; la nature, grave et superbe semble n'inspirer que le sentiment profond d'une humble reconnaissance: enfin la grotte du cénobite semble avoir été placée ici par l'ordre et le choix de Dieu même; tout ce qui devrait animer la nature partage avec lui sa triste et stupéfaite méditation sur cette Providence, distributrice éternelle d'éternels bienfaits.
De petites niches, des revêtissements en stuc, et quelques peintures en rouge, représentant des croix, des inscriptions, que je crus être en langue Copte, sont les témoignages et les seuls restes de l'habitation de ces austères cénobites dans ces austères cellules. Dans la saison où nous les vîmes, rien n'était comparable à la verdure de toutes les teintes qui tapissaient les rives du Nil aussi loin que la vue pouvait s'étendre: entraîné par la curiosité, j'avais tant fait de chemin que je ne pouvais plus me rendre au quartier.
La sortie d'une grande ville est toujours embarrassante pour une armée. Le lendemain nous nous mîmes en marche avant le jour: tous nos guides s'étaient attachés à la même division; et, laissant errer la nôtre à l'aventure, nous passâmes une partie de la matinée à nous chercher avec inquiétude, et à nous rassembler avec peine. Nous suivions toutes les sinuosités du canal d'Abou-Assi, qui est le dernier de la Haute Égypte, et aussi considérable que pourrait l'être un bras du Nil; il partage avec ce fleuve le diamètre de la vallée, qui dans cette journée ne me parut pas avoir plus d'une lieue, mais cultivée avec plus de soin et d'intelligence que tout ce que nous avions vu jusqu'alors; on y a tracé des chemins qui nous firent voir qu'avec très peu de frais on en ferait d'excellents et d'éternels dans un climat où il ne pleut ni ne gèle. À toutes les demi lieues nous trouvions des citernes, avec un petit monument hospitalier pour donner à boire au passant et à son cheval: je dessinai un des plus considérables de ces petits établissements philanthropiques, aussi agréables qu'utiles, qui caractérisent la charité arabe. Vers le milieu de la journée, nous nous rapprochâmes du désert, où je trouvai trois objets nouveaux: le palmier doum, qui ressemble par la feuille au palmier raquette, que nous connaissons, et qui n'a pas, comme le dattier, une seule tige, mais de huit jusqu'à quinze; son fruit ligneux est attaché par groupe à l'extrémité des branches principales, d'où partent les touffes qui forment le feuillage de l'arbre; il est de forme triangulaire et de la grosseur d'un oeuf; sa première enveloppe est spongieuse, et se mange comme le caroube; sa saveur est mielleuse, et approche du goût du pain d'épice; sous cette enveloppe est une écorce dure, filandreuse comme celle du coco, à qui il ressemble plus qu'à tout autre fruit; mais il manque absolument de cette partie ligneuse et fine; sa partie gélatineuse est sans saveur: elle devient d'une grande dureté; on en fait des grains de chapelets qui prennent la teinture et le poli.
Je vis aussi un petit oiseau charmant, qu'à sa forme et ses habitudes je dois ranger dans la classe des gobe-mouches; il prenait à chaque instant de ces insectes, avec une adresse admirable: grâce à l'apathie des Turcs, tous les oiseaux chez eux sont familiers; les Turcs n'aiment rien, mais ne dérangent rien: la couleur de l'oiseau dont il s'agit est verte, claire, et brillante; la tête dorée, ainsi que le dessus des ailes; son bec long, noir, et pointu; et il a à la queue, une plume d'un demi pouce plus longue que les autres: sa grosseur est celle d'une petite mésange.
Un peu plus loin, je vis dans le désert des hirondelles d'un gris clair comme le sable sur lequel elles volent; celles-ci n'émigrent pas, ou vont dans des climats analogues, car nous n'en voyons jamais en Europe de cette couleur: elles sont de l'espèce des cul-blancs.
Après treize heures de marche, nous vînmes coucher à Gamerissiem, malheureusement pour ce village; car les cris des femmes nous firent bientôt comprendre que nos soldats, profitant des ombres de la nuit, malgré leur lassitude, prodiguaient leurs forces superflues, et, sous le prétexte de chercher des provisions, arrachaient en effet ce dont ils n'avaient pas besoin: volés, déshonorés, poussés à bout, les habitants tombèrent sur les patrouilles qu'on envoyait pour les défendre, et les patrouilles, attaquées par les habitants furieux, les tuèrent, faute de s'entendre et de pouvoir s'expliquer... Ô guerre, que tu es brillante dans l'histoire! mais vue de près, que tu deviens hideuse, lorsqu'elle ne cache plus l'horreur de tes détails!
Le 27, nous suivîmes le désert, qui était bordé par une suite de villages. Malgré le froid que nous éprouvions la nuit, la chaleur du jour et les productions de la terre nous avertissaient que nous approchions du tropique; l'orge était mûre; le blé en grain, et les melon, plantés en plein champ, étaient déjà en fleurs. Nous vînmes bivouaquer dans un bois près de Narcette.
Le Couvent Blanc.--Ptolémaïs.
Le 28, nous traversâmes un désert, et vînmes aboutir à un couvent Copte, auquel les Mamelouks avaient mis le feu la veille, et qui brûlait encore; ce qui m'empêcha d'y entrer: mais on en connaîtra les détails par ceux que je vais donner du couvent Blanc, qui lui ressemble, et qui n'est éloigné de l'autre que de vingt minutes de marche, situé de même sous la montagne, et de même au bord du désert; on appelle le premier le couvent Rouge, parce qu'il est bâti en brique; l'autre le couvent Blanc, parce qu'il est en pierres de taille de cette couleur: ce dernier avait été brûlé aussi la veille; mais les moines, en s'enfuyant, avaient laissé la porte ouverte, et quelques serviteurs pour sauver les débris.
On attribue l'érection de cet édifice à Ste.-Hélène; ce qui est probable à en juger par le plan. Il y avait sans doute un couvent près de ce temple; quelques arrachements de mur et des blocs de granit attestent son ancienne existence. À l'aspect de ces monuments on doit penser que si c'est Ste.-Hélène qui les a fait construire, l'empereur Constantin secondait son zèle et mettait de fortes sommes à sa disposition; le couvent n'étant point, comme l'église, construit de manière à pouvoir se clore et se défendre aura sans doute été brûlé ou détruit dans quelques circonstances pareilles à celle dont nous venions d'être les témoins: la construction de cette église est telle encore qu'avec un mâchicoulis sur les portes et quelques pièces de canon sur les murailles on s'y défendrait très bien contre les Arabes, et même contre les Mamelouks; mais, sans armes, ces pauvres moines n'avaient pu opposer que la patience, la résignation, leur sainteté, et surtout leur misère, qui dans toute autre occasion les auraient sauvés; dans celle-ci, les Mamelouks s'étaient vengés sur des Catholiques des maux qu'ils éprouvaient des Catholiques: comme s'ils pouvaient réparer par un aussi injuste moyen les malheurs dont nous étions la cause! Nous aperçûmes dans les ruines produites par cette catastrophe le charbon qui résultait de l'incendie de la boiserie du choeur; et les insatiables besoins de l'insatiable guerre nous firent encore enlever ces débris de la misère, et ces restes de la dévastation dont nous étions la cause.
Depuis l'ancienne destruction du couvent, les moines se sont logés dans la galerie latérale de l'église, si l'on peut appeler des logements les petites huttes qu'ils se sont fabriquées sous ces portiques fastueux; c'est la misère dans le palais de l'orgueil.
Les pères avaient fui; nous ne trouvâmes que les frères, couverts de haillons, et à peine revenus de l'agonie qu'ils avaient éprouvée la veille. Pour avoir une idée de la vie, du caractère, et des moyens de subsistance de ces moines, il faut lire ce qu'en a écrit le général Andréossi dans l'excellent mémoire qu'il a donné sur les lacs de Natron, et les couvents d'El-Baramous, de Saint Ephrem, et de Saint-Macaire; cet exact et judicieux observateur y a décrit les besoins de ces moines, leur état de guerre continuelle avec les Arabes, les malheurs de leur existence, les causes morales qui les leur font supporter et perpétuent ces établissements.
Pendant qu'on faisait halte, j'en fis, aussi rapidement qu'il me fut possible, deux vues. L'une est dessinée du couvent Rouge au couvent Blanc, qui indique l'espace qu'il y a entre eux, et la situation de ces deux monastères appuyés contre le désert, et ayant la vue d'une riche campagne arrosée par le canal d'Abou-Assi: l'autre donne l'idée de l'architecture de ces édifices du quatrième siècle, par conséquent postérieurs de vingt siècles aux grands monuments égyptiens, et dont la gravité du style, la corniche et les portes rappellent absolument le genre de cette première architecture; le plan fait voir de belles lignes, excepté dans la partie du choeur, où l'on reconnaît la décadence du bon goût. Nous allâmes bivouaquer à Bonnasse-Boura.
Le 29, nous revînmes sur le Nil, et nous traversâmes le champ de bataille où, dans la dernière guerre des Turcs avec les Mamelouks, Assan-pacha fut battu par Mourat-bey, et où ce dernier, avec cinq mille Mamelouks, renversa et mit en fuite dix-huit mille Turcs et trois mille Mamelouks. Malem-Jacob, le Copte, qui, nous accompagnait comme intendant des finances, spectateur et acteur de cette bataille, nous en expliqua les détails; il nous démontrait avec quelle supériorité de talent Mourat avait pris ses avantages et en avait profité; ce même Mourat-bey devait rugir de colère d'être obligé de repasser sur le même sol fuyant devant quinze cents hommes d'infanterie. Comme nous raisonnions sur les vicissitudes de la fortune, entraînés par l'intérêt de la conversation, nous avions très imprudemment, comme il nous arrivait tous les jours, devancé l'armée d'une demi lieue. Je disais en plaisantant à Desaix qu'il serait très ridicule de trouver dans l'histoire qu'on lui eût coupé le cou dans une rencontre de cinq à six mamelouks, et que pour mon compte je serais désolé de laisser ma tête derrière quelques buissons, où elle serait oubliée: en ce moment nous dépassions Minchie; l'adjudant Clément vint dire au générai qu'il y avait des Mamelouks dans le village: en effet il en parut deux, puis six, puis dix, puis quatre autres, puis deux autres, puis des équipages; ils allèrent se mettre à une portée de fusil, et nous observaient: rétrograder eût été se faire enlever: le pays était couvert: Desaix prit le parti de faire bonne contenance, de paraître prendre des dispositions; il avait quatre fusiliers, qu'il plaçait alternativement sur tous les points, afin de les multiplier par leurs mouvements: nous mîmes quelques fossés entre les Mamelouks et nous; nous gagnâmes du temps; notre avant-garde parut enfin, et ils se retirèrent. On vint nous dire que Mourat nous attendait devant Girgé; nous entendîmes de grands cris, nous vîmes s'élever des nuages de poussière; Desaix crut avoir obtenu la bataille après laquelle nous courions depuis quatorze jours: je fus envoyé pour faire avancer la colonne d'infanterie; j'aperçus, en passant au galop, un revêtissement antique sur le bord du Nil, et des rampes à gradins descendant dans deux bassins: étaient-ce les ruines de Ptolémaïs?.... On tira un coup de canon pour faire rejoindre la cavalerie qui avait couché à une lieue de nous; après une demi-heure, nous nous trouvâmes en état de défense ou d'attaque: nous marchâmes en bataille sur le rassemblement, qui se dissipa; les Mamelouks eux-mêmes disparurent; et nous arrivâmes à Girgé sans avoir joint les ennemis.
Assis près de son bureau, la carte devant lui, l'impitoyable lecteur dit au pauvre voyageur, harassé, poursuivi, affamé, en butte à toutes les misères de la guerre: Il me faut ici Aphroditopolis, Crocodilopolis, Ptolémaïs; qu'avez-vous fait de ces villes? qu'êtes-vous allé faire là, si vous ne pouvez m'en rendre compte? n'avez-vous pas un cheval pour vous porter, une armée pour vous protéger, un interprète pour questionner? n'avez-vous pas pensé que je vous honorerais de ma confiance?--À la bonne heure; mais veuillez bien, lecteur, songer que nous sommes entourés d'Arabes, de Mamelouks, et que très probablement ils m'auraient enlevé, pillé, tué, si je m'étais avisé d'aller à cent pas de la colonne vous chercher quelques briques d'Aphroditopolis.
Ce quai revêtu, que j'ai vu en passant au galop à Minchie, c'était Ptolémaïs; il n'en reste rien autre chose.
Encore un peu de patience, et nous irons ensemble fouler un sol tout neuf pour les recherches, voir ce qu'Hérodote même n'a décrit que sur des récits mensongers, ce que les voyageurs modernes n'ont pu dessiner et mesurer qu'avec toute sorte d'anxiété, sans oser perdre le Nil et leur barque de vue: en effet ces malheureux voyageurs, rançonnés tour à tour et sous toutes sortes de prétextes par les reis, par leur interprète, par tous les cheikhs, kiachefs et pachas, abandonnés des leurs, volés des autres, suspects comme sorciers, tourmentés pour les trésors qu'ils devaient avoir trouvés ou pour ceux qu'ils allaient chercher, obligés en dessinant d'avoir un oeil sur tous ceux qui les environnaient, et qui étaient toujours près de se soulever, et d'attenter à l'ouvrage, s'ils n'allaient pas jusqu'à attenter à la personne; ces voyageurs, dis-je, ne sont pas si coupables de ne pas transmettre tous les détails que l'on pourrait désirer sur ce pays si curieux, mais si dangereux à observer.
Grâce à la courageuse obstination du brave Mourat-bey qui voudra tenter le sort de la guerre, nous irons encore à sa poursuite, et nous entrerons enfin dans, la terre promise.
Girgé.--Notices sur le Darfour, et Tombout.
Girgé , où nous arrivâmes à deux heures après-midi, est la capitale de la Haute Égypte: c'est une ville moderne qui n'a rien de remarquable; elle est aussi grande que Mynyeh et que Melaui, moins grande que Siouth, et moins jolie que toutes les trois: le nom de Girgé ou Dgirdgé lui vient d'un grand monastère, plus anciennement bâti que la ville, dédié à St. Georges, qui se prononce Gerge en langue du pays; le couvent existe encore, et nous y trouvâmes des moines européens. Le Nil vient heurter contre les constructions de Girgé, et en démolit journellement une partie; on n'y ferait qu'avec de grands frais un mauvais port pour les barques: cette ville n'est donc intéressante que par sa position à une distance égale du Caire et de Syene, et par la richesse de son territoire. Nous y trouvâmes tous les comestibles à un très bas prix; le pain à un sou la livre, douze oeufs pour deux sous, deux pigeons à trois sous, une oie de quinze livres pour douze sous. Était-ce pauvreté? non, c'était abondance; car, après un séjour de trois semaines, où plus de cinq mille personnes avaient augmenté la consommation et répandu de l'argent, tout était encore au même prix.
Les barques ne nous joignaient pas; nous manquions de souliers et de biscuit: on s'établit, on fit construire des fours, préparer une caserne pour stationner cinq cents hommes: la troupe se reposa; et moi j'y trouvai personnellement l'avantager de rafraîchir mes yeux, qui menaçaient de cesser tout à fait le service. Je n'avais le secours d'aucun remède; mais un pot de miel que je trouvai dans la maison d'un cheikh où je logeais, et une jarre de vinaigre, m'en tinrent lieu: je mangeai de ce premier jusqu'à l'indigestion, et calmai l'ardeur de mon sang en buvant l'autre avec de l'eau et du sucre.
Le 3 Décembre, nous apprîmes que des paysans, séduits par les Mamelouks, se rassemblaient derrière nous pour nous attaquer à dos, tandis qu'on leur promettait de nous attaquer en avant. Il n'y avait qu'un mois qu'ils avaient volé une caravane de deux cents marchands qui venaient de l'Inde par la Mer Rouge, Cosseïr, et Qouss; ils se croyaient des braves: quarante villages insurgés avaient rassemblé six à sept mille hommes; une charge de notre cavalerie qui en sabra mille à douze cents leur apprit que leur projet ne valait rien.
Nous trouvâmes à Girgé un prince nubien: il était frère du souverain de Darfour; il revenait de l'Inde, et allait rejoindre un autre de ses frères qui accompagnait une caravane de huit cents Nubiens de Sennar, avec autant de femmes: des dents d'éléphants et de la poudre d'or étaient les marchandises qu'il portait au Caire, pour les échanger contre du café, du sucre, des châles et des draps, du plomb, du fer, du séné, et du tamarin. Nous causâmes beaucoup avec ce jeune prince, qui était vif, gai, ardent et spirituel; sa physionomie peignait tout cela: il était plus que bronzé; les yeux très beaux et bien enchâssés; le nez peu relevé, mais petit; la bouche fort épatée, mais point plate; les jambes comme tous les Africains, grêles et arquées: il nous dit que son frère était allié du roi de Bournou, qu'il commerçait avec lui, et qu'il faisait une guerre perpétuelle avec ceux du Sennar; il nous dit que de Darfour à Siouth il y avait quarante jours de traversée, pendant lesquels ils ne trouvaient de l'eau que tous les huit jours, soit dans des citernes, soit à leur passage aux Oasis. Il faut que les profits de ces caravanes soient incalculables pour indemniser ceux qui les rassemblent des frais qu'ils ont à faire, et les payer de l'excès de leurs fatigues. Lorsque leurs esclaves femelles ne sont pas des captives, et qu'ils les achètent, elles leur coûtent un mauvais fusil; et les hommes, deux. Il nous raconta qu'il faisait très froid chez lui pendant un temps de l'année; n'ayant point de mot pour nous exprimer des glaces, il nous dit qu'on mangeait beaucoup d'une chose qui était dure en la prenant dans la main, et qui échappait des doigts lorsqu'on l'y tenait quelque temps. Nous lui parlâmes de Tombout, cette fameuse ville dont l'existence est encore un problème en Europe. Nos questions ne le surprirent point: selon lui, Tombout était au Sud-Ouest de son pays; ses habitants venaient commercer avec eux; il leur fallait six mois de trajet pour arriver; eux leur vendaient tous les objets qu'ils venaient chercher au Caire, et s'en faisaient payer avec de la poudre d'or: ce pays s'appelait dans leur langue le Paradis; enfin la ville de Tombout était sur le bord d'un fleuve qui coulait à l'Ouest; les habitants étaient fort petits et doux. Nous regrettâmes bien de posséder si peu de temps cet intéressant voyageur, que nous ne pouvions cependant pas questionner jusqu'à l'indiscrétion, mais qui n'eût pas mieux demandé que de nous dire, beaucoup de choses, n'ayant rien de la gravité musulmane, et s'exprimant avec énergie et facilité. Il nous dit encore que dans la famille royale la succession était élective, que c'étaient les chefs militaires et civils qui choisissaient parmi les fils du roi mort celui qu'ils jugeaient le plus digne de lui succéder au trône, et qu'il n'y avait pas encore d'exemple que cela eût produit la guerre civile. Tout ce qu'on vient de lire est mot pour mot le procès-verbal de l'interrogatoire que nous fîmes subir à cet étrange prince: il ajouta que nous avions infiniment de choses à fournir à l'Afrique; que nous la rendrions très volontairement notre tributaire, sans nuire au commerce qu'ils avaient à faire eux-mêmes, et que nous les attacherions à nos intérêts par tous leurs besoins, et par l'exportation de tout le superflu de nos productions; que le commerce de l'Inde se ferait de même par la Mekke, en prenant cette ville ou celle de Gosseir pour entrepôt commun, comme Alep l'était pour celui des états musulmans malgré la longueur des marches qu'il fallait faire de chaque côté pour arriver à ce point de contact.
Suite de la Marche dans la Haute Égypte.--Combats avec les
Mamelouks.--Voleurs.--Conteurs Arabes.
Nous attendions les barques qui devaient suivre notre marche, et qui portaient nos vivres, nos munitions, et la chaussure de nos soldats: le vent avait été toujours favorable contre l'ordinaire en cette saison; et cependant les barques n'arrivaient point: nous avions dépêché divers exprès pour prendre des informations; les premiers avaient péri dans la traversée des villages révoltés; les autres ne reparaissant plus, notre belle saison se perdait dans l'inaction; le pays pouvait croire que nous prenions peur des Mamelouks, et ce préjugé égarer de nouveau les paysans: ils refusaient déjà de payer le miri, et ils disaient pour raison: Il doit y avoir bataille; nous paierons au vainqueur.
Le 9 Janvier, dixième jour de notre arrivée, le général Desaix se détermina à envoyer sa cavalerie jusqu'à Siouth, pour savoir définitivement ce qu'était devenu son convoi maritime; on avait envoyé en avant de Girgé un bataillon à Bardis pour chercher des vivres; l'officier qui le commandait nous fit dire, le 9 au soir, qu'il se répandait que le 11 les mamelouks se mettraient en marche de Hau pour arriver le 12, et qu'ils voulaient en venir à une bataille: cette nouvelle était confirmée de toutes parts; et quoique Desaix ne fût pas convaincu de cette bonne fortune, il se trouva dans le cas de reprocher encore à notre marine de le priver de notre cavalerie, qui le laisserait sans moyen de profiter de la victoire, s'il y en avait une; car la simple infanterie ne pouvait avec les Mamelouks qu'accepter le combat, sans jamais les y forcer ni le prolonger.
Un autre fléau dont nous étions travaillés, c'était une volerie perpétuelle, et organisée de telle sorte qu'aucune rigueur militaire ne pouvait en défendre nos armes et nos chevaux. Chaque nuit des habitants entraient dans nos camps comme des rats, et en sortaient comme des chauve-souris, emportant presque toujours leur proie. On en avait surpris qui avaient été sacrifiés au premier mouvement de la rage du soldat: on espéra que cette rigueur ferait quelque sensation; la garde fut doublée; et le jour même on prit deux des forges de l'artillerie: on saisit les voleurs, qui furent fusillés. Dans la nuit qui suivit cette exécution les chevaux de l'aide de camp du général de la cavalerie furent volés: le général gagea qu'on ne le volerait pas; le lendemain on lui enleva son cheval, et l'on avait démoli un mur pour le surprendre lui-même, si le jour ne fût venu à son secours.
Le 10, nous sûmes que Mourat-bey invitait les cheikhs Arabes des villages soumis à marcher contre nous, leur donnant rendez-vous à Girgé. Le 11, jour où il devait nous attaquer, plusieurs nous envoyèrent leur lettre, en nous faisant dire qu'ils restaient fidèles au traité, et nous dénoncèrent ceux qui avaient promis de marcher; mais la rencontre que ceux-ci avaient faite de notre cavalerie avait déconcerté leurs projets.
Le 11, le temps fut couvert, et nous en souffrîmes comme d'un jour d'hiver assez rude, quoiqu'il eût été un de nos fort beaux jours d'Avril; tant il est vrai que l'absence du bien sur lequel on a compté est déjà un mal! je vis cependant dans cette effroyable journée une treille de vigne verte comme au mois de Juillet; les feuilles ne font ici que se durcir, rougir, et sécher, pendant que le bout de la branche renouvelle perpétuellement sa verdure; les pois grimpants font la même chose; la tige en devient ligneuse: j'en ai vu qui avaient quarante pieds de haut, et atteignaient au sommet des arbres.
Nous sûmes qu'il était arrivé de la Mekke par Cosseïr une quantité innombrable de fantassins pour se joindre à Mourat-bey, et qu'ils étaient en marche pour venir nous attaquer.
Le 13, nous apprîmes que notre cavalerie avait rencontré un rassemblement à Menshieth, avait sabré mille de ces égarés, et avait poursuivi son chemin; leçon rien moins que fraternelle, mais que notre position rendait peut-être nécessaire: cette province, qui, de tout temps révoltée avait la réputation d'être terrible, avait besoin d'apprendre que ce n'était pas lorsqu'elle se mesurait contre nous; nous avions d'ailleurs à leur cacher que nos moyens étaient petits et disséminés; peut-être fallait-il encore qu'ils nous crûssent aussi vindicatifs que cléments; peut-être enfin, n'ayant pas le temps de les catéchiser, fallait-il, par un malheur de circonstance, punir sévèrement ceux qui s'obstinaient à ne pas croire que tout ce que nous faisions n'était que pour leur bien.
Nous nous disposions à partir aussitôt que la cavalerie serait de retour, soit que les barques arrivassent enfin, soit qu'il fallût y renoncer; car attendre ne faisait qu'aggraver nos maux, et ceux que nous étions obligés de faire aux habitants des environs, en laissant subsister cet état de guerre, d'incertitude, et d'inorganisation.
Le 14, nous n'en avions point encore de nouvelles. Nous nous faisions réciter des contes arabes pour dévorer le temps et tempérer notre impatience. Les Arabes content lentement, et nous avions des interprètes qui pouvaient suivre, ou qui ralentissaient très peu le débit: ils ont conservé pour les contes la même passion que nous leur connaissons depuis le sultan Shéhérazade des mille et une nuits; et sur cet article Desaix et moi nous étions presque des sultans: sa mémoire prodigieuse ne perdait pas une phrase de ce qu'il avait entendu; et je n'écrivais rien de ces contes, parce qu'il me promettait de me les rendre mot pour mot quand je voudrais: mais ce que j'observais, c'est que si les histoires n'étaient pas riches de détails vrais et sentimentaux, mérite qui semble appartenir particulièrement aux narrateurs du nord, elles abondaient en événements extraordinaires, en situations fortes, produites par des passions toujours exaltées: les enlèvements, les châteaux, les grilles, les poisons, les poignards, les scènes nocturnes, les méprises, les trahisons, tout ce qui embrouille une histoire, et paraît en rendre le dénouement impossible, est employé par ces conteurs avec la plus grande hardiesse; et cependant l'histoire finit toujours très naturellement et de la manière la plus claire, et la plus satisfaisante. Voilà le mérite de l'inventeur: il reste encore au conteur celui de la précision et de la déclamation, auxquelles les auditeurs mettent beaucoup de prix: aussi arrive-t-il que la même histoire est faite consécutivement par plusieurs narrateurs devant les mêmes auditeurs, avec un égal intérêt et un égal succès; l'un aura mieux traité et déclamé la partie sensible et amoureuse, un autre aura mieux rendu les combats et les effets terribles, un troisième aura fait rire; enfin c'est leur spectacle: et comme chez nous on va au théâtre une fois pour la pièce, d'autres fois pour le jeu des acteurs, les répétitions ne les fatiguent point. Ces histoires sont suivies de discussions; les applaudissements sont disputés, et les talents se perfectionnent; aussi y en a-t-il en grande réputation qui sont chéris, et font le bonheur d'une famille, de toute une horde. Les Arabes ont aussi leurs poètes, même leurs improvisateurs, que l'on fait venir dans les festins; ils en paraissent enchantés; je les ai entendus; mais quand leurs chansons ne sont pas apologétiques, elles perdent sans doute trop à être traduites; elles ne m'ont paru que des concetti ou jeux de mots assez insipides: leurs poètes ont d'ailleurs des manières extraordinaires, des tics, qui les singularisent aux yeux des gens du pays, mais qui leur donnaient pour nous un air de démence qui m'inspirait de la pitié et de la répugnance: il n'en était pas de même des conteurs, qui me paraissaient avoir un talent plus vrai, plus près de la nature.
Je devais m'affliger moins qu'un autre des retardements, puisqu'ils me laissaient le temps de calmer l'inflammation qui dévorait mes yeux; mais je partageais l'impatience de Desaix, qui avait dû compter sur toutes les ressources du convoi, dont l'absence paralysait ses opérations sous tous les rapports, et le laissait dans un dénuement affligeant: heureusement les malades et les blessés étaient peu nombreux; car les médecins sans remèdes n'étaient là que pour dire ceux qu'il aurait fallu leur donner, et ne pouvaient leur en administrer aucun; on fit cependant établir un hôpital, des fours, un magasin, et une caserne assez bien fortifiée pour se défendre d'une émeute ou d'une attaque de paysans, et pouvoir laisser à cet échelon de l'échelle du Nil trois cents hommes en sécurité.
Ne sachant que faire à mes yeux malades, j'imaginai d'aller prendre les bains du pays, qui me soulagèrent. Je renvoie mon lecteur à l'élégante description de M. Savary, dont la riante imagination a fait tout à la fois le tableau des agréments qu'offrent ces bains, et des voluptés dont ils sont susceptibles.
Le 15, il fit assez froid le matin pour désirer de se chauffer; mais ce froid pourtant ressemblait à celui qu'on éprouve quelquefois chez nous au mois de Mai; car en mettant la tête à la fenêtre, j'y vis les oiseaux faisant l'amour, ou tout au moins faisant leur nid pour le faire: le soir du même jour il tonna, événement très extraordinaire dans cette contrée; en effet cela n'arrive qu'une fois dans une génération, par un concours de circonstances peut-être faciles à expliquer. Le vent du nord, le plus constant de tous ceux qui dominent dans cette partie du monde, amène de la mer les nuages d'une région plus froide, les roule dans la vallée de l'Égypte, où le sol ardent les raréfie, et les réduit en vapeur; cette vapeur poussée jusqu'en Abyssinie, le vent du sud, qui traverse les montagnes élevées et froides de ce pays, en ramène quelquefois de petits nuages, qui, n'éprouvant qu'un léger changement de température en repassant dans la vallée humide du Nil lors de son débordement, restent condensés, et produisent par fois, sans tonnerre ni orage, de petites pluies d'un instant; mais les vents d'est et d'ouest, qui d'ordinaire enfantent les orages, traversant tous les deux des déserts ardents qui dévorent les nuages, ou élèvent les vapeurs à une telle hauteur qu'elles traversent la vallée étroite de la Haute Égypte, sans pouvoir éprouver de détonation par l'impression des eaux du fleuve, le phénomène du tonnerre devient une chose si étrange pour les habitants de ces contrées, que les savants même du pays n'imaginent pas de lui attribuer une cause physique. Le général Desaix questionna un homme de loi sur le tonnerre, il lui répondit avec la sécurité de l'assurance: «On sait très bien que c'est un ange, mais il est si petit qu'on ne l'aperçoit point dans les airs; il a cependant la puissance de promener les nuages de la Méditerranée en Abyssinie; et, lorsque la méchanceté des hommes arrive à son comble, il fait entendre sa voix, qui est celle du reproche et de la menace; et, pour preuve que la punition est à sa disposition, il entrouvre la porte du ciel, d'où sort l'éclair; mais, la clémence de Dieu étant toujours infinie, jamais dans la Haute Égypte sa colère ne s'est autrement manifestée.» On est toujours émerveillé d'entendre un homme sensé, avec une barbe vénérable, faire un conte aussi puéril. Desaix voulut lui expliquer différemment ce phénomène; mais il trouva son explication si inférieure à la sienne qu'il ne prit pas même la peine de l'écouter: au reste, il avait plu tout à fait la nuit; ce qui rendit les rues fangeuses, glissantes et presque impraticables. Ici finit l'histoire de notre hiver, et je n'aurai plus à en parler.
Le 15, on fit des fours à l'usage du pays. Le 16, on fit du biscuit. J'aurais voulu dans mon dessin pouvoir exprimer l'adresse et la célérité des ouvriers; on peut dire qu'individuellement, l'Égyptien est industrieux et adroit et que manquant, à l'égal du sauvage, de toute espèce d'instrument, on doit s'étonner de ce qu'ils font de leurs doigts auxquels ils sont réduits, et de leurs pieds, dont ils s'aident merveilleusement: ils ont, comme ouvriers, une grande qualité, celle d'être sans présomption, patients, et de recommencer jusqu'à ce qu'ils aient fait à peu près ce que vous désirez d'eux. Je ne sais jusqu'à quel point on pourrait les rendre braves; mais nous ne devons pas voir sans effroi toutes les qualités de soldats qu'ils possèdent; éminemment sobres, piétons comme des coureurs, écuyers comme des centaures, nageurs comme des tritons; et cependant c'est à une population de plusieurs millions d'individus qui possèdent ces qualités que quatre mille Français isolés commandaient impérieusement sur deux cents lieues de pays; tant l'habitude d'obéir est une manière d'être comme celle de commander, jusqu'à ce que les uns s'endormant dans l'abus du pouvoir, les autres soient réveillés par le bruit de leur chaîne!
Le 18, la cavalerie revint; elle nous annonça l'arrivée des barques, et nous donna les détails d'un combat qu'elle avait eu à soutenir contre quelques Mamelouks et leurs agents, qui avaient répandu le bruit qu'ils nous avaient détruits; que ce qu'on voyait rétrograder était le reste des Français qui tâchaient de gagner le Caire. Deux mille Arabes à cheval, et cinq à six mille paysans à pied, avaient cru en venir à bout; ils s'étaient portés en avant de Tata; lorsque la cavalerie les découvrit en bataille, elle avait fait un mouvement pour se former; ils avaient cru qu'elle déclinait le combat, et avaient chargé avec le désordre accoutumé, c'est-à-dire quelques braves en avant, le reste au milieu, frappant toujours et ne parant jamais; à la seconde décharge, étonnés de voir faire à la cavalerie des feux de bataillon, ils avaient commencé à lâcher pied; et, après avoir perdu quarante des leurs, et avoir eu une centaine de blessés, ils avaient disparu en se dispersant, et abandonnant la pauvre infanterie, qui comme de coutume, avait été hachée, et eût été détruite, si la nuit ne fût venue à son secours.
Le 20, les barques arrivèrent enfin; quelques commodités qu'elles nous apportèrent, et surtout la musique d'une de nos demi-brigades jouant des airs Français, firent une sensation si étrangement voluptueuse pour Girgé, qu'elle calma tout ce que l'impatience avait mis d'irascibilité dans notre esprit. C'était, hélas! le chant du cygne: mais n'anticipons pas sur les événements: à la guerre il faut jouir du moment, puisque celui qui suit n'appartient à personne.
Le 21, le prêt, l'eau-de-vie, raviva notre existence; et le soldat, déjà las de manger six oeufs pour un sou, partit avec joie pour aller au-devant du besoin.
Il y avait vingt-et-un jours que nous n'étions fatigués que de notre nullité: je savais que j'étais près d'Abidus, où Ossimandué avait bâti un temple, où Memnon avait résidé; je tourmentais Desaix pour pousser une reconnaissance jusqu'à El Araba, où chaque jour on me disait qu'il y avait des ruines; et chaque jour Desaix me disait: Je veux vous y conduire moi-même; Mourat-bey est à deux journées, il arrivera après-demain, il y aura bataille, nous déferons son armée, l'autre après-demain nous ne penserons plus qu'aux antiquités, et je vous aiderai moi-même à les mesurer. Il avait raison le bon Desaix; et quand sa raison n'aurait pas été bonne, il aurait bien fallu que je m'en accommodasse.
Enfin le 22, nous partîmes de Girgé à l'entrée de la nuit; nous passâmes vis-à-vis les antiquités; Desaix n'osait me regarder; Tremblez, lui dis-je; si je suis tué demain, mon ombre vous poursuivra, et vous l'entendrez sans cesse autour de vous vous répéter, El Araba. Il se souvint de ma menace, car cinq mois après il envoya de Siouth l'ordre de me donner un détachement pour m'y accompagner.
Nous arrivâmes devant un village; nous ne sûmes que le lendemain qu'il s'appelait El-Besera, car le soir il n'y avait pas un habitant pour nous le dire: j'aimais assez trouver les villages déménagés, pour ne pas entendre les cris des habitants que l'on était forcé de dépouiller: il ne restait que des murailles dans les déménagements prévus; les portes et les chambranles même étaient emportés, et un village abandonné depuis deux heures avait l'air d'être une ruine d'un siècle.
Le 23, à peine en marche, comme le plus désoeuvré, je fus le premier qui aperçus les Mamelouks; ils marchaient à nous sur un front d'une étendue immense: nous nous formâmes en trois carrés, deux d'infanterie aux ailes, et un de cavalerie au centre, flanqué de huit pièces d'artillerie aux angles; nous marchions dans cet ordre, en suivant notre route jusqu'à un quart de lieue de Samanhout, village élevé, contre lequel nous cherchions à nous appuyer. Les Mamelouks se développant et nous tournant sur trois points, ils commencèrent leur fusillade et leurs cris avant que nous pensassions à tirer le canon. Un corps de volontaires de la Mecque s'était posté dans un ravin, entre le village et nous, et tirait à couvert sur le carré de la vingt-et-unième: Desaix envoya un détachement d'infanterie pour les déloger du fossé, et un détachement de cavalerie, qui devait les poursuivre lorsqu'ils en auraient été chassés. La cavalerie, trop ardente, attaqua trop tôt et avec désavantage; un des nôtres fut tué, un autre fut blessé; l'aide de camp Rapp reçut un coup, de sabre, et aurait succombé, si un volontaire n'eût paré quatre autres coups dont il était menacé; les Mekkains furent cependant repoussés.
Des chasseurs furent envoyés au village pour en déloger ceux qui l'occupaient; les Mamelouks se mirent en mouvement pour attaquer notre gauche, pendant que d'autres longeaient notre droite: ils eurent un moment favorable pour nous charger; ils hésitèrent, et ne le retrouvèrent plus; ils caracolaient autour de nous, faisant briller leurs armes resplendissantes et manoeuvrer leurs chevaux; ils déployaient tout le faste oriental: mais notre boréale austérité présentent un aspect sévère qui n'était pas moins imposant; le contraste était frappant, le fer semblait braver l'or; la plaine étincelait, le spectacle était admirable. Notre artillerie tira sur toutes les faces à la fois: ils firent une fausse attaque à notre droite; plusieurs des leurs y périrent; un chef, atteint d'un boulet, était tombé trop près de nous pour être secouru des siens; son cheval, étonné de le voir se traînant, sans l'abandonner, ne se laissait point approcher; tout brillant d'or, il excitait la cupidité des tirailleurs, qui tentaient à chaque instant d'aller en faire leur proie; aux prises avec le sort, traîné çà et là par son cheval, ce malheureux ne périt qu'après avoir essuyé les horreurs de mille morts.
D'autres chasseurs avaient été envoyés à Samanhout pour en déloger ceux qui s'y étaient postés; ils les eurent bientôt mis en fuite: du nombre de ces fuyards était Mourat, qui s'y était mis en réserve; il prit la route de Farshiut. Ce mouvement divisa toute l'armée ennemie: Desaix saisit cette circonstance, fit marcher sur l'espace qu'elle abandonnait, et ordonna à la cavalerie de charger ceux qui restaient encore sur notre droite; en un instant, nous les vîmes dans le désert gravir une première rampe de la montagne avec une vélocité surprenante: nous pensions qu'arrivés sur le plateau ils en défendraient l'approche aux nôtres; mais la terreur et le désordre étaient dans leurs rangs, ils ne pensèrent plus qu'à se réunir dans leur fuite; quelques traîneurs furent tués, quelques chameaux furent pris; un petit corps séparé s'enfuit par la gauche: le feu finit à midi, à une heure nous ne vîmes plus d'ennemis. Nous marchâmes sur Farshiut, que Mourat-bey avait déjà abandonné.
Cette malheureuse ville avait été pillée quelques heures auparavant par les Mamelouks. Le cheikh était un descendant des cheikhs Ammam, souverains puissants et chéris dans le Saïd, qui, dans le commencement de ce siècle, avaient régné avec équité, et défendu leurs sujets des vexations des Mamelouks. Ce dernier, battu par Mourat, réduit à un état de faiblesse et de misère, avait vu avec plaisir arriver des vengeurs, et leur avait préparé du biscuit: Mourat, battu, obligé de fuir, avant de quitter Farshiut envoie chercher ce vieux prince, l'accable de reproches, et, dans sa fureur lui coupe la tête de sa main. Nous arrivons, nous achevons de piller les magasins; on bat la générale pour empêcher ce désordre; il aurait fallu punir toute l'armée: on allait ordonner une marche forcée; et, pour éviter les regards de reproche des habitants, nous partons à minuit.
L'obscurité était affreuse, et le froid assez vif pour être obligés d'allumer du feu toutes les fois que l'artillerie nous arrêtait; abrités contre le mur d'une maison auprès d'un de ces feux, nous nous chauffions, Desaix, ses aides de camp, et moi, lorsque tout à coup nous recevons une fusillade par-dessus le mur: c'étaient encore des volontaires de la Mecque, car nous étions destinés à en rencontrer partout; ils étaient vingt, on en tua huit; les autres se sauvèrent à la faveur des ténèbres. Ces volontaires, qui se prétendaient nobles, portaient un turban vert, comme descendants de la race d'Hali; ces chevaliers, à-peu-près vagabonds, volant les caravanes sur la côte de Gidda, et poussés d'un beau zèle, profitaient de la saison morte pour venir attaquer une nation Européenne qu'ils croyaient couverte d'or, et avaient bien voulu venir à leurs risques et fortune pour butiner sur nous.
Armés de trois javelots, d'une pique, d'un poignard, de deux pistolets et d'une carabine, ils attaquaient avec audace, résistaient avec opiniâtreté; et, quoique mortellement frappés, semblaient ne pouvoir cesser de vivre: lors de cette dernière surprise, j'en vis un combattre encore, et blesser deux des nôtres qui le tenaient cloué contre un mur avec leurs baïonnettes.
Nous arrivâmes à une heure de soleil à Haw; les Mamelouks venaient d'en partir: une partie des beys étaient entrés dans le désert avec les chameaux pour arriver par cette route en un jour et demi à Esnèh; les autres avaient suivi le Nil, route par laquelle il en faut quatre.
Haw, ou l'ancienne Diospolis-Parva, est dans une belle position militaire: elle ne conserve aucune antiquité.
Nous fîmes halte à Haw, et nous en partîmes une heure avant la nuit, qui, comme nous l'avions appris la veille, devait être sombre, et rendre périlleuse la marche de notre artillerie. Mais la conquête de l'Égypte, qui avait été commencée si brillamment par la bataille des pyramides, aurait fini de même par la bataille de Thèbes, s'il eût été possible de l'obtenir de notre Fabius Mourat-bey. Que de marches forcées nous a coûtées le rêve de cette bataille! mais, Desaix n'était point l'enfant gâté de la fortune, et son étoile était nébuleuse: l'expérience ne pouvait le convaincre de notre insuffisance pour gagner de vitesse l'ennemi que nous poursuivions; il ne voulait rien entendre de ce qui pouvait affaiblir ses espérances. L'artillerie était trop lourde, l'infanterie trop lente, la grosse cavalerie trop pesante; la cavalerie légère aurait à peine secondé sa volonté; et je suis sûr qu'il gémissait de n'être pas simple capitaine, pour aller, dans sa bouillante ardeur, avec sa compagnie attaquer et combattre Mourat-bey: enfin nous partîmes, et, après avoir été éclairés de la fausse lueur d'une aurore boréale, et avoir attendu la lune jusqu'à dix heures et demie, nous arrivâmes à onze heures à un grand village, dont je n'ai jamais su le nom, et où, malheureusement pour lui et au grand préjudice de ses habitants, nos soldats s'égarèrent...
Le 25, nous partîmes à la première pointe du jour. La langue de terre cultivée se resserrait peu à peu à la rive gauche, où nous étions, et s'augmentait en même proportion à l'autre rive.
Enfin nous entrâmes dans le désert; nous y vîmes d'assez près une bête sauvage, qu'à sa grosseur et à forme remarquable nous jugeâmes tous être une hyène; nous courûmes dessus, mais le galop de nos chevaux, ne put que la suivre sans rien gagner sur elle. Nous approchions de Tintyra: j'osai parler d'une halte; mais le héros me répondit avec humeur: cette défaveur ne dura qu'un moment; bientôt, rappelé à son naturel sensible, il vint me rechercher, et partageant mon amour pour les arts, il se montra leur ami, et peut-être plus ardent que moi. Doué d'une délicatesse d'esprit vraiment extraordinaire, il avait uni l'amour de tout ce qui est aimable à une violente passion pour la gloire, et à un nombre de connaissances acquises, les moyens et la volonté d'ajouter celles qu'il n'avait pas eu le temps de perfectionner; on trouvait en lui une curiosité active qui rendait sa société toujours agréable, sa conversation continuellement intéressante.
Tintyra.
Nous arrivâmes à Tintyra: le premier objet que je vis fut un petit temple à gauche du chemin, d'un si mauvais style et dans de si mauvaises proportions, que je le jugeai de loin n'être que les ruines d'une mosquée. En me retournant à droite, je trouvai enfouie dans les plus tristes décombres une porte construite de masses énormes couvertes d'hiéroglyphes; à travers de cette porte j'aperçus le temple. Je voudrais pouvoir faire passer dans l'âme de mes lecteurs la sensation que j'éprouvai. J'étais trop étonné pour juger; tout ce que j'avais vu jusqu'alors en architecture ne pouvait servir à régler ici mon admiration. Ce monument me sembla porter un caractère primitif, avoir par excellence celui d'un temple. Tout encombré qu'il était, le sentiment du respect silencieux qu'il m'imprima m'en parut une preuve; et, sans partialité pour l'antique, ce fut celui qu'il imposa à toute l'armée.
Avant d'entrer dans aucun détail, tâchons de faire connaître par les plans et les vues l'étendue et l'ordonnance de cet édifice, son état actuel, et son effet pittoresque. J'ai essayé par mes dessins de donner une idée générale de la situation de la ville antique, de l'emplacement qu'elle occupait, et de la situation respective des édifices, de leur état actuel, et de la richesse de leurs détails. Ces monuments étaient situés sur le bord du désert, sur le dernier plateau de la chaîne Libyque au pied duquel arrive l'inondation du fleuve, à une lieue de son lit.
Rien de plus simple et de mieux calculé que le peu de lignes qui composent cette architecture. Les Égyptiens n'ayant rien emprunté des autres, ils n'ont ajouté aucun ornement étranger, aucune superfluité à ce qui était dicté par la nécessité: ordonnance et simplicité ont été leurs principes; et ils ont élevé ces principes jusqu'à la sublimité: parvenus à ce point, ils ont mis une telle importance à ne pas l'altérer, que, bien qu'ils aient surchargé leurs édifices de bas-reliefs, d'inscriptions, de tableaux historiques et scientifiques, aucune de ces richesses ne coupe une seule ligne; elles sont respectées; elles semblent sacrées; tout ce qui est ornement, richesse, somptuosité de près, disparaît de loin pour ne laisser voir que le principe, qui est toujours grand et toujours dicté par une raison puissante. Il ne pleut pas dans ce climat; il n'a donc fallu que des plates-bandes pour couvrir et pour donner de l'ombre; dès lors plus de toits, dès lors plus de frontons: le talus est le principe de la solidité; ils l'ont adopté pour tout ce qui porte, estimant sans doute que la confiance est le premier sentiment que doit inspirer l'architecture, et que c'en est une beauté constituante. Chez eux l'idée de l'immortalité de Dieu est présentée par l'éternité de son temple; leurs ornements, toujours raisonnés, toujours d'accord, toujours significatifs, prouvent également des principes sûrs, un goût fondé sur le vrai, une suite profonde de raisonnements; et quand nous n'aurions pas acquis la conviction du degré éminent où ils étaient parvenus dans les sciences abstraites, leur seule architecture, dans l'état où nous l'avons trouvée, nous aurait donné l'idée de l'ancienneté de ce peuple, de sa culture, de son caractère, de sa gravité.
Je n'aurais point d'expression, comme je l'ai dit, pour rendre tout ce que j'éprouvai lorsque je fus sous le portique de Tintyra; je crus être, j'étais réellement dans le sanctuaire des arts et des sciences. Que d'époques se présentèrent à mon imagination, à la vue d'un tel édifice! que de siècles il a fallu pour amener une nation créatrice à de pareils résultats, à ce degré de perfection et de sublimité dans les arts! combien d'autres siècles pour produire l'oubli de tant de choses, et ramener l'homme sur le même sol à l'état de nature où nous l'avons trouvé! jamais tant d'espace dans un seul point; jamais les pas du temps plus prononcés et mieux suivis. Quelle constante puissance, quelle richesse, quelle abondance, quelle superfluité de moyens dans le gouvernement qui peut faire élever un tel édifice, et qui trouve dans la nation des hommes capables de le concevoir, de l'exécuter, de le décorer, de l'enrichir de tout ce qui parle aux yeux et à l'esprit! jamais d'une manière plus rapprochée le travail des hommes ne me les avait présentés si anciens et si grands: dans les ruines de Tintyra les Égyptiens me parurent des géants.
J'aurais voulu tout dessiner, et je n'osais mettre la main à l'oeuvre; je sentais que, ne pouvant m'élever à la hauteur de ce que j'admirais, j'allais rapetisser ce que je voudrais imiter; nulle part je n'avais été environné de tant d'objets propres à exalter mon imagination. Ces monuments, qui imprimaient le respect dû au sanctuaire de la divinité, étaient les livres ouverts où la science était développée, où la morale était dictée, où les arts utiles étaient professés; tout parlait, tout était animé, et toujours dans le même esprit. L'embrasure des portes, les angles, le retour le plus secret, présentaient encore une leçon, un précepte, et tout cela dans une harmonie admirable; l'ornement le plus léger sur le membre d'architecture le plus grave déployait d'une manière vivante ce que l'astronomie avait de plus abstrait à exprimer. La peinture ajoutait encore un charme à la sculpture et à l'architecture, et produisait tout à la fois une richesse agréable, qui ne nuisait ni à la simplicité ni à la gravité de l'ensemble. La peinture en Égypte n'était encore qu'un ornement de plus; suivant toute apparence, elle n'était point un art particulier: la sculpture était emblématique, et, pour ainsi dire, architecturale. L'architecture était donc l'art par excellence, dicté par l'utilité; elle pourrait donc à elle seule lever le doute, sinon sur la primogéniture, au moins sur la supériorité de l'architecture des Égyptiens comparée à celle des Indiens, puisque ne participant en rien de celle de ces derniers, elle est devenue le principe de tout ce que nous avons admiré depuis, de tout ce que nous avons cru être exclusivement de l'architecture, les trois ordres grecs, le dorique, l'ionique, et le corinthien. Il faut donc bien se garder de penser, comme on le croit abusivement, que l'architecture Égyptienne est l'enfance de l'art, mais il faut dire qu'elle en est le type.
Je fus frappé de la beauté de la porte qui fermait le sanctuaire du temple; tout ce que l'architecture a ajouté depuis d'ornements à ce genre de décoration n'a fait qu'en rapetisser le style.
Je ne devais pas espérer de rien trouver en Égypte de plus complet, de plus parfait que Tintyra; j'étais agité de la multiplicité des objets, émerveillé de leur nouveauté, tourmenté de la crainte de ne pas les revoir. J'avais aperçu sur des plafonds des systèmes planétaires, des zodiaques, des planisphères célestes, présentés dans une ordonnance pleine de goût; j'avais vu que les murailles étaient couvertes de la représentation des rites de leur culte, de leurs procédés dans l'agriculture et les arts, de leurs préceptes moraux et religieux; que l'Être suprême, le premier principe, était partout représenté par les emblèmes de ses qualités: tout était également important à rassembler; et je n'avais que quelques heures pour observer, pour réfléchir, pour dessiner ce qui avait coûté des siècles à concevoir, à construire, à décorer. Notre impatience française était épouvantée de la constante volonté du peuple qui avait exécuté ces monuments: partout même égalité de recherches et de soins; ce qui pourrait faire penser que ces édifices n'étaient point l'ouvrage des rois, mais qu'ils étaient construits aux frais de la nation, sous la direction de collèges de prêtres, et par des artistes auxquels il était imposé des règles invariables. Un laps de temps avait pu chez eux apporter quelques perfections dans l'art; mais chaque temple est d'une telle égalité dans toutes ses parties, qu'ils semblent tous avoir été sculptés de la même main; rien de mieux, rien de plus mal; point de négligence, point d'élans à part d'un génie plus distingué; l'ensemble et l'harmonie régnaient partout. L'art de la sculpture, enchaîné à l'architecture, était circonscrit dans le principe, dans la méthode, dans le mode: une figure n'exprimait rien par le sentiment; elle devait avoir telle pose pour signifier telle chose; le sculpteur en avait le poncif, et ne devait se permettre aucune altération qui aurait pu en changer le vrai sens: il en était de ces figures comme de nos cartes à jouer, dont nous avons respecté les imperfections, pour ne rien ôter à la facilité avec laquelle nous les savons reconnaître. La perfection qu'ils ont donnée à leurs animaux prouve assez qu'ils avaient l'idée du style, dont ils ont indiqué le caractère avec si peu de lignes dans un principe si grand, et un système qui tendait au grave et au beau idéal, comme nous en avions déjà la preuve dans les deux sphinx du capitole, et dont on retrouve ici le style dans ceux qui sont sur le flanc du grand temple.
Quant au caractère de leur figure humaine, n'empruntant rien des autres nations, ils ont copié leur propre nature, qui était plus gracieuse que belle. Celle des femmes ressemble encore à la figure des jolies femmes d'aujourd'hui: de la rondeur, de la volupté; le nez petit; les yeux longs, peu ouverts, et relevés à l'angle extérieur, comme tous les peuples dont cet organe est fatigué par l'ardeur du soleil ou la blancheur de la neige; les pommettes des joues un peu grosses, les lèvres bordées, la bouche grande, mais riante et gracieuse: en tout, le caractère africain, dont le nègre est la charge, et peut-être le principe.
Les hiéroglyphes, exécutés de trois manières, sont aussi de trois genres, et peuvent avoir aussi trois époques: par l'examen des différents édifices que j'ai été dans le cas d'observer, j'ai pu juger que ceux qui devaient être les plus anciens n'ont qu'un simple contour, creusé sans relief, et très profondément; les seconds, ceux qui font le moins d'effet, sont simplement en relief très bas; et les troisièmes, qui me paraissent du meilleur temps, et qui sont à Tintyra d'une exécution plus parfaite qu'en aucun autre lieu de l'Égypte, sont en relief au fond du contour creusé. À travers les figures qui composent les tableaux, il y a de petits hiéroglyphes, qui paraissent n'être que l'explication des tableaux, et qui, avec des formes simplifiées, sembleraient une manière plus rapide de s'exprimer, une espèce d'écriture cursive, si l'on peut dire ainsi en parlant de sculpture.
Un quatrième genre semblait être consacré à l'ornement; nous l'avons appelé improprement, et je ne sais pourquoi, Arabesque: adopté par les Grecs, au temps d'Auguste il fut admis chez les Romains, et dans le quinzième siècle, lors de la renaissance des arts, il nous fut transmis par eux comme une décoration fantastique, dont le goût était tout le mérite. Chez les Égyptiens, employé avec le même goût, chaque objet avait un sens ou une moralité, décorait en même temps les frises, les corniches, les soubassements de leur architecture. J'ai retrouvé à Tintyra des représentations, de péristyles de temples en cariatides, exécutées en peinture aux bains de Titus, copiées par Raphaël, et que nous singeons tous les jours, dans nos boudoirs, sans imaginer que les Égyptiens nous en ont donné les premiers modèles. Le crayon à la main, je passais d'objets en objets; distrait de l'un par l'intérêt de l'autre, toujours attiré, toujours arraché, il me manquait des yeux, des mains, et une tête assez vaste pour voir, dessiner, et mettre quelque ordre à tout ce dont j'étais frappé. J'avais honte des dessins insuffisants que je faisais de choses si sublimes: mais je voulais des souvenirs des sensations que je venais d'éprouver; je craignais que Tintyra ne m'échappât pour toujours, et mes regrets égalaient mes jouissances. Je venais de découvrir dans un petit appartement un planisphère céleste, lorsque les derniers rayons du jour me firent apercevoir que j'étais seul avec le constamment bon et complaisant général Belliard, qui, après avoir vu pour lui, n'avait pas voulu m'abandonner dans un lieu si désert.
Nous rattrapâmes au galop la division, déjà à Dindera, à trois quarts de lieue de Tintyra, où nous vînmes coucher: sans ordre donné, sans ordre reçu, chaque officier, chaque soldat s'était détourné de la route, avait accouru à Tintyra, et spontanément l'armée y était restée le reste de la journée. Quelle journée! qu'on est heureux d'avoir tout bravé pour obtenir de telles jouissances!
Le soir, Latournerie, officier d'un courage brillant, d'un esprit et d'un goût délicat, vint me trouver, et me dit: «Depuis que je suis en Égypte, trompé sur tout; j'ai toujours été mélancolique et malade: Tintyra m'a guéri; ce que j'ai vu aujourd'hui m'a payé de toutes mes fatigues; quoi qu'il puisse en être pour moi de la suite de cette expédition, je m'applaudirai toute ma vie de l'avoir faite par les souvenirs que me laissera éternellement cette journée.»
Crocodiles.
Le 26, une nature nouvelle se développa sous nos yeux: des palmiers-doum, beaucoup plus grands que ceux que nous avions vus, des tamaris gigantesques, des villages d'une demi lieue de long, et cependant des terres qui avaient été inondées, et qui étaient restées incultes. Les habitants ne voulaient-ils cultiver que ce qui devait suffire à leur nourriture, et priver ainsi leurs tyrans du superflu de leurs travaux? Dans l'après-midi, causant avec Desaix, il me parlait des crocodiles: nous étions dans la partie du Nil qu'ils habitent; devant nous étaient des îles basses de sable, comme celles où ils se montrent; nous vîmes quelque chose de long et brun à travers nombre de canards; c'était un crocodile; il avait quinze à dix-huit pieds; il dormait: on lui tira un coup de fusil, il entra doucement dans l'eau, et en ressortit quelques minutes après; un second coup de fusil l'y fit rentrer, il en ressortit de même: je lui trouvai le ventre beaucoup plus gros que ceux des animaux de même espèce que j'avais vus empaillés.
Nous apprîmes qu'une partie des Mamelouks avait passé à la rive droite du fleuve, et que l'autre suivait la route d'Esné et de Syène. Desaix fit partir sa cavalerie à minuit pour tâcher d'atteindre ces derniers.
Le 27, nous partîmes à deux heures du matin; à huit, nous trouvâmes un crocodile mort sur les bords du fleuve: il était encore frais; il avait huit pieds de long: la mâchoire de dessus, la seule mouvante, s'ajuste assez mal avec celle de dessous; mais son gosier y supplée, il se plisse comme une bourse et son élasticité fait l'office de la langue, dont il manque absolument: ses narines et ses oreilles se ferment comme les ouïes d'un poisson; ses yeux, petits et rapprochés, ajoutent beaucoup à l'horreur de sa physionomie.
Thèbes.
À neuf heures, en détournant la pointe d'une chaîne de montagnes qui forme un promontoire, nous découvrîmes tout à coup l'emplacement de l'antique Thèbes dans tout son développement; cette ville dont une seule expression d'Homère nous a peint l'étendue, cette Thèbes aux cent portes; phrase poétique et vaine que l'on répète avec confiance depuis tant de siècles. Décrite dans quelques pages dictées à Hérodote par des prêtres égyptiens, et copiées depuis par tous les autres historiens; célèbre par ce nombre de rois que leur sagesse a mis au rang des dieux, par des lois que l'on a révérées sans jamais les connaître, par des sciences confiées à de fastueuses et énigmatiques inscriptions, doctes et premiers monuments des arts, respectés par le temps; ce sanctuaire abandonné, isolé par la barbarie, et rendu au désert sur lequel il avait été conquis; cette cité enfin toujours enveloppée du voile du mystère par lequel les colosses même sont agrandis; cette cité reléguée, que l'imagination n'entrevoit plus qu'à travers l'obscurité des temps, était encore un fantôme si gigantesque pour notre imagination, que l'armée, à l'aspect de ses ruines éparses, s'arrêta d'elle-même, et, par un mouvement spontané, battit des mains, comme si l'occupation des restes de cette capitale eût été le but de ses glorieux travaux, eût complété la conquête de l'Égypte. Je fis un dessin de ce premier aspect comme si j'eusse pu craindre que Thèbes m'échappât; et je trouvai dans le complaisant enthousiasme des soldats des genoux pour me servir de table, des corps pour me donner de l'ombre, le soleil éclairant de rayons trop ardents une scène que je voudrais peindre à mes lecteurs, pour leur faire partager le sentiment que me firent éprouver la présence de si grands objets; et le spectacle de l'émotion électrique d'une armée composée de soldats, dont la délicate susceptibilité me rendait heureux d'être leur compagnon, glorieux d'être Français.
La situation de cette ville est aussi belle qu'on peut se la figurer; l'étendue de ses ruines ne permet pas de douter qu'elle ne fût aussi vaste que la renommée l'a publié: le diamètre de l'Égypte n'étant pas assez grand pour la contenir, ses monuments s'appuient sur les deux chaînes qui la bordent, et ses tombeaux occupent les vallées de l'ouest jusque bien avant dans le désert. Je fis une vue de sa situation dès l'instant où je pus distinguer ses obélisques, et ses portiques si fameux: je pensais bien que, tout aussi empressés que moi, mes lecteurs verraient avec intérêt l'image d'un objet aussi curieux d'aussi loin qu'on peut l'apercevoir, et qu'en général le premier devoir d'un voyageur est de rendre compte de toutes ses sensations, sans se permettre de les juger et de les dénaturer. C'est pourquoi je me suis fait une loi de donner à la gravure mes dessins tels que je les ai faits d'après nature: et j'ai tâché de conserver à mon journal la même naïveté que j'ai mise dans mes dessins.
Quatre bourgades se disputent les restes des antiques monuments de Thèbes; et le fleuve, par la sinuosité de son cours, semble encore fier de traverser ses ruines.
Entre midi et une heure, nous arrivâmes à un désert qui était le champ des morts: la roche, taillée dans son plan incliné, présente dans les trois faces d'un carré des ouvertures régulières, derrière lesquelles de doubles et triples galeries et des chambres servaient de sépultures. J'y entrai à cheval avec Desaix, croyant que ces retraites sombres ne pouvaient être que l'asile de la paix et du silence; mais à peine fûmes-nous engagés dans l'obscurité de ces galeries que nous fûmes assaillis de javelots et de pierres par des ennemis que nous ne pouvions distinguer; ce qui mit fin à nos observations. Nous avons appris depuis qu'une population considérable habitait ces retraites obscures; qu'y contractant apparemment des habitudes farouches, elle était presque toujours en rébellion avec l'autorité, et devenait la terreur de ses voisins: trop pressés pour faire plus ample connaissance avec les habitants, nous rétrogradâmes avec précipitation; et pour cette fois nous ne vîmes Thèbes qu'au galop.
Mon sort était de séjourner des mois à Zaoyé, à Bénisouef, à Girgé, et de passer sans m'arrêter sur les grands objets que j'étais venu chercher. Nous arrivâmes un moment après à un temple, que je dus juger des plus anciens à son délabrement, à sa couleur de vétusté plus prononcée, à sa construction moins perfectionnée, à l'excessive simplicité de ses ornements, à l'irrégularité de ses lignes, de ses dimensions, et surtout à la grossièreté de sa sculpture. Je me mis bien vite à en faire un dessin, puis, galopant après les troupes qui marchaient toujours, j'arrivai à un second édifice beaucoup plus considérable et bien mieux conservé. Je trouvai en chemin une statue de granit noir, je dis granit, en attendant qu'il soit décidé quelle est cette matière que l'on a longtemps appelée basalte, et dont sont faits les magnifiques lions égyptiens qui sont au bas de la rampe du Capitole.
À son entrée deux môles carrés flanquent une porte immense: contre le mur de l'intérieur sont sculptés en deux bas-reliefs les combats victorieux d'un héros; cette sculpture est de la composition la plus baroque, sans perspective, sans plan, sans distribution, et comme les premières conceptions de l'esprit humain qui a toujours la même marche. J'ai vu à Pompéi des dessins faits par des soldats romains sur le stuc des murailles; ils ressemblaient entièrement aux dessins des nôtres, à ceux de tout enfant qui veut rendre ses premières idées, lorsqu'il n'a encore ni vu, ni comparé, ni réfléchi. Ici le héros est gigantesque, et les ennemis qu'il combat sont vingt-cinq fois plus petits: si c'était déjà une flatterie des arts, elle était sans doute mal entendue, puisqu'il devait être honteux pour ce héros de n'avoir à combattre que des pygmées.
C'est à quelques pas de cette porte que sont les restes d'un colosse énorme; il a été méchamment brisé, car les parties épargnées ont tellement conservé leur poli, et les fractures leurs arêtes, qu'il est évident que si l'esprit dévastateur des hommes leur eût permis de confier au temps seul le soin de ruiner ce monument, nous en jouirions encore dans tout son entier; il suffit de dire, pour donner une idée de sa grandeur, que la largeur des épaules est de vingt-cinq pieds, ce qui donnerait à peu près soixante-quinze à la figure entière; exacte dans ses proportions, le style en est médiocre, mais l'exécution parfaite; dans sa chute il est tombé sur le visage, ce qui empêche de voir cette partie intéressante; la coiffure étant brisée, on n'est plus dans le cas de juger par ses attributs si c'était la figure d'un roi ou d'une divinité: était-ce la statue de Memnon ou celle d'Ossimandué?..... Les descriptions faites jusqu'à présent, comparées sur les lieux aux monuments, jettent plutôt de la confusion dans les idées qu'elles ne les éclaircissent. Si c'était celle de Memnon, ce qui est le plus probable, tous les voyageurs depuis deux mille ans se seraient trompés dans l'objet de leur curiosité, comme on le voit par l'inscription de leur nom sur un autre colosse, dont j'aurai à parler tout à l'heure.
Il reste un pied de cette première statue, qui est détaché et bien conservé, très susceptible d'être transporté, qui pourrait donner en Europe une échelle de comparaison des monuments de ce genre, et faire pendant aux pieds colossaux qui sont dans la cour du Capitole à Rome. L'enceinte dans laquelle est cette figure était, ou un temple, ou un palais, ou peut-être tous les deux à la fois; car si le bas-relief convenait à un palais de souverain, huit figures de prêtres devant deux portiques de l'intérieur convenaient aussi à un temple, à moins qu'elles ne fussent là pour rappeler au souverain que, conformément aux lois, les prêtres devaient toujours servir et assister Sa Majesté. Au reste cette ruine, située sur le penchant de la montagne, et n'ayant jamais été habitée dans les temps postérieurs, est si bien conservée dans ses parties encore debout, qu'elle a moins l'aspect d'une ruine que d'un édifice que l'on bâtit, et dont les travaux sont suspendus: on y voit nombre de colonnes jusqu'à leurs bases; les proportions en sont grandes, mais le style, quoique plus pur que celui du premier temple, n'est cependant pas comparable à celui de Tintyra, ni pour la majesté de l'ensemble, ni pour la délicatesse de l'exécution des détails. Il aurait fallu le temps de la réflexion pour en concevoir le plan; mais on avait pris le mouvement du galop, et il fallait suivre de près pour n'être pas arrêté pour toujours dans ses observations.
On fut attiré dans la plaine par deux grandes figures assises, entre lesquelles, selon les descriptions d'Hérodote, de Strabon, et de ceux qui ont copié ces écrivains, était la fameuse statue d'Ossimandué, le plus grand de tous les colosses: Ossimandué lui-même avait été si glorieux de l'exécution d'une entreprise si hardie, qu'il avait fait graver une inscription sur le piédestal de cette statue, dans laquelle il défiait la puissance des hommes d'attenter à ce monument ainsi qu'à celui de son tombeau, dont la fastueuse description ne paraît qu'un rêve fantastique. Les deux statues encore debout sont sans doute celles de la mère et du fils de ce prince, dont Hérodote fait mention; celle du roi a disparu; le temps et la jalousie s'étant disputé à l'envie sa destruction, il n'en reste plus qu'un rocher informe de granit; il faut le regard obstiné de l'observateur accoutumé à voir pour distinguer quelques parties de ces figures échappées à la destruction, et encore sont-elles si insignifiantes qu'elles ne peuvent donner aucune idée de sa dimension: les deux qui sont encore existantes ont cinquante à cinquante-cinq pieds de proportion; elles sont assises, les deux mains sur leurs genoux: ce qui en reste conservé fait voir que le style en était aussi sévère que la pose en est droite. Les bas-reliefs et les petites figures qui composent le fauteuil de celle qui est plus au sud ne manquent cependant ni de charme ni de délicatesse dans l'exécution; c'est contre la jambe de celle du nord que sont écrits en grec les noms des illustres et anciens voyageurs qui sont venus entendre les sons de la statue de Memnon. C'est ici que l'on peut se convaincre de l'empire de la célébrité sur l'esprit des hommes, puisque, dans des temps où l'ancien gouvernement égyptien et la jalousie des prêtres ne défendaient plus aux étrangers d'approcher de ces monuments, l'amour du merveilleux agissait encore sur ceux qui venaient les visiter; qu'au siècle d'Adrien, éclairé des lumières de la philosophie, Sabine, la femme de cet empereur, qui elle-même était lettrée, voulut bien, ainsi que les savants qui l'accompagnaient, avoir entendu des sons, qu'aucune raison physique ni politique ne pouvaient plus produire: mais l'orgueil de monumenter son nom en l'inscrivant sur de telles antiquités aura fort bien pu faire écrire les premiers noms, et le désir bien naturel d'associer le sien à cette espèce de gloire y aura fait ajouter les autres; telle est sans doute la cause de ces innombrables inscriptions de noms de toutes dates et en toutes langues.
J'avais à peine commencé à dessiner ces colosses que je m'aperçus que j'étais resté seul avec mes fastueux originaux, et les pensées que leur dénuement m'inspirait; effrayé de celui où je me trouvais, je me remis au galop pour rattraper mes curieux compagnons, déjà arrivés à un grand temple, près du village de Medinet-Abou. J'observai en courant que l'emplacement du tombeau d'Ossimandué était cultivé, que par conséquent l'inondation y arrivait; ce qui prouvait, ou que le lit du Nil était exhaussé, ou qu'anciennement il y avait eu quelque quai ou digue pour empêcher les eaux d'inonder cette partie de la ville, qui, dans le moment où nous la traversions, était un vaste champ de blé bien vert, et qui promettait une abondante récolte.
À droite et attenant au village de Medinet-Abou, au bas de la montagne, est un vaste palais, bâti et agrandi à diverses époques.
Ce que j'ai pu observer de positif dans la rapidité de ce premier examen, que nous faisions à cheval, c'est que le fond de ce palais, qui est adossé à la montagne, et qui me parut la partie la plus anciennement construite, était couvert d'hiéroglyphes, très profondément creusés, et sans aucun relief; que la catholicité, dans le quatrième siècle, s'est emparée de ce temple, et en a fait une église, en y ajoutant deux rangs de colonnes dans le style du temps, pour pouvoir soutenir une couverture. Au sud de ce monument, il y a des appartements égyptiens avec des fenêtres carrées, et des escaliers; c'était le seul édifice que j'eusse vu encore qui ne fût pas un temple; à côté, des fabriques reconstruites avec des matériaux plus anciens, devant lesquelles sont une façade et une cour qui n'ont jamais été achevées. C'était plutôt là un coup d'oeil, une reconnaissance faite à la hâte qu'un véritable examen. La première soif de curiosité satisfaite, Desaix s'était remis au galop comme s'il eût vu les Mamelouks dans la plaine; il nous mena encore à deux grandes lieues de là coucher à Hermontis, où pour ma part je fus logé dans un temple.
Hermontis--Arbre à Miracles.
Je pouvais enfin descendre de cheval: il y avait encore un moment de jour; j'en profitai pour en faire bien vite une vue. La figure de Typhon ou d'un Anubis est si souvent répétée dans l'intérieur de ce temple qu'on peut croire que ce monument lui était consacré; il est représenté debout avec un ventre de cochon surmonté de mamelles semblables à celles des Égyptiennes d'à présent; j'en fis un dessin. À l'orient, à cent toises du temple est un réservoir assez grand, revêtu en belle pierre, dans lequel on descendait par quatre escaliers.
À deux cents toises plus loin dans la même direction sont les ruines d'une église, bâtie dans le quatrième ou cinquième siècle, des plus beaux débris égyptiens; des colonnes de granit superbes décoraient la nef: mais tout est renversé; il ne reste debout que le cul-de-four du choeur et l'arrachement des murs de l'enceinte: cette destruction est de mains d'hommes; l'édifice était trop bien construit pour qu'il n'eût pas résisté au temps.
Le jour cessa, et je rentrai, la tête étourdie de la profusion d'objets qui avaient passé sous mes yeux dans un si court espace de temps; je croyais avoir rêvé durant toute cette journée si abondante; et en effet je me serais alimenté délicieusement un mois entier de ce qu'il m'avait fallu dévorer dans douze heures, sans que je pusse me promettre seulement de trouver le lendemain un moment pour y réfléchir.
Le 28 au matin, je vis un tamaris d'une grosseur énorme, planté sur le bord du Nil; il avait été déraciné par les inondations progressives, et enfin renversé; la plus grande partie de ses racines dressées avait produit des feuilles; les anciennes branches qui l'avaient reçu à terre, et qui s'y étaient fichées, lui servaient de pied; de sorte que son énorme tronc, resté suspendu horizontalement par une confusion dans le système de la circulation, végétait dans tous les sens, et lui donnait un si étrange aspect, que les Turcs n'avaient pas manqué d'en faire un arbre à miracle: je l'aurais dessiné, si dans ce moment je ne m'étais pas trouvé un peu en arrière de la division, et s'il n'eût pas fallu le détailler scrupuleusement pour faire bien concevoir ce phénomène végétal.
À notre halte nous trouvâmes un autre étranglement du Nil, dont je fis le dessin. La chaîne libyque, tournant tout à coup à l'orient, vient serrer le Nil contre la chaîne arabique; pressé entre ces deux obstacles, le fleuve a triomphé de celui qui lui offrait le moins de résistance; le courant a dans ses accroissements miné et dégradé un lit de gravier qu'il a trouvé sous le plateau du rivage libyque; la partie supérieure, manquant de base, a fait la bascule, et de sa déchirure a formé les deux pointes de rocher que l'on voit dans l'estampe, où j'ai représenté la halte que nous y fîmes. Ce rocher, appelé Gibelin ou les deux Montagnes, sert de limite à une subdivision de la Haute Égypte, et, sous le dernier gouvernement, était devenu une barrière pour les beys rebelles qui étaient relégués dans le haut Saïd, barrière que les exilés ne pouvaient franchir sans être hors la loi. C'est ainsi que dans les dernières années Osman bey, après avoir été envoyé à Cosséir accompagné d'hommes qui étaient secrètement chargés de le tuer, au lieu de l'embarquer pour la Mecque où il était sensé être exilé, prévint ses assassins, vola le bâtiment richement chargé, se sauva dans la Haute Égypte, rassembla assez de Mamelouks pour obliger Mourat de traiter, et de lui céder la souveraineté de tout l'espace entre Gibelin et Syène.
Après cet étranglement du cours du Nil la vallée s'élargit sans que la culture y gagne rien; de vastes champs gercés par le séjour des eaux avaient attendu en vain qu'on leur prêtât ce qu'ils auraient rendu à si gros intérêts.
Esné, l'ancienne Latopolis.
Le 29, nous arrivâmes le matin d'assez bonne heure à Esné, la dernière ville un peu considérable de l'Égypte; Mourat avait été obligé de l'abandonner la veille quelques heures avant l'arrivée, de notre cavalerie, d'y brûler une partie de ses tentes, et du gros bagage qui aurait pu ralentir sa marche. Nous dûmes donc juger qu'il était déterminé à quitter l'Égypte et à s'enfoncer dans la Nubie, dans l'espoir de nous fatiguer, et de nous disséminer; le pays n'offrant point le moyen de nourrir en masse notre armée, il pouvait espérer de rassembler des forces, et de venir par le désert attaquer nos détachements.
Esné est l'ancienne Latopolis; on voit encore sur le bord du Nil quelques débris de son port ou quai, qui a été souvent rétabli, et qui, bien qu'on y fasse quelques réparations, est dans un état déplorable. Il y a aussi dans la ville le portique d'un temple, que je crois le monument le plus parfait de l'antique architecture: il est situé près du bazar, sur la grande place, et en ferait un ornement incomparable, si les habitants pouvaient soupçonner son mérite; au lieu de cela, ils l'ont masqué de méchantes masures en ruine, et l'ont livré aux usages les plus abjects: le portique est très bien conservé et d'une grande richesse de sculpture; il est composé de dix-huit colonnes à chapiteaux évasés; ces colonnes sont élancées, et me parurent aussi élégantes que nobles, quoiqu'on ne puisse juger de leur effet que de la manière la plus désavantageuse à l'architecture; il faudrait déblayer, pour savoir s'il reste quelque partie de la Cella: je fis le mieux que je pus la vue pittoresque et un plan de ce monument; les hiéroglyphes en relief, dont il est couvert en dedans comme en dehors, sont d'une exécution soignée; on y remarque un zodiaque, de grandes figures d'hommes à têtes de crocodiles; les chapiteaux, quoique presque tous différents, sont d'un bel effet, et, ce qui pourrait ajouter à la preuve que les Égyptiens n'ont rien emprunté des autres nations, c'est qu'ils ont pris tous les ornements dont ces chapiteaux sont composés, des productions de leur pays, telles que le lotus, le palmier, la vigne, le jonc, etc., etc. Je ne sortis de ce temple que lorsqu'il fallut se remettre en route: nous laissâmes la moitié de notre infanterie et de notre artillerie à Esné, pour marcher plus lestement dans un pays dont les ressources diminuaient à chaque lieue, et devenaient presque à rien; nous vînmes coucher à trois lieues et demie d'Esné.
Le 30, après trois heures de marche, à trois quarts de lieue du fleuve, sur le bord du désert, nous trouvâmes une petite pyramide de cinquante à soixante pieds de base, bâtie en moellons, trop petits pour avoir conservé leur assise; aussi le revêtement en est-il dégradé du haut jusqu'en bas.
Hiéraconpolis.
À deux heures et demie, en avant d'Edfu, nous trouvâmes les ruines d'Hiéraconpolis, qui consistent dans les restes d'une porte d'un édifice considérable, à en juger par la grosseur des pierres, l'étendue des débris, et le diamètre des chapiteaux frustes que l'on trouve épars çà et là sur le sol; la nature du grès dont était bâti le temple d'Hiéraconpolis est si friable, que l'édifice n'a conservé aucune forme, et que les détails sont tout à fait perdus. À quelques toises plus loin, on en distingue avec peine un autre encore plus dégradé: les restes de la ville ne sont plus que des monceaux de briques très cuites, et quelques fragments de granit. Je dessinai ce que je pus de ces ruines presque effacées; je m'y suis représenté avec toute ma suite et dans le délabrement où m'avaient réduit les fatigues de la route.
Edfu, ou Apollinopolis la grande; son magnifique Temple.
Nous vîmes de l'autre côté du fleuve descendre deux cents Mamelouks avec leurs équipages; nous sûmes depuis que c'était Elfy-bey, qui, blessé à Samanhout, n'avait pas voulu passer les cataractes avec les autres beys. En approchant, nous admirions la superbe et avantageuse situation d'Apollinopolis la grande; elle dominait le fleuve et toute la vallée de l'Égypte, et son superbe temple pyramidait encore sur le tout comme une citadelle qui aurait pu commander le pays: cette idée dérive si naturellement de sa situation, que ce temple n'est connu dans le pays que sous le nom de la forteresse. Je prévoyais avec chagrin que nous arriverions tard et que nous partirions le lendemain de grand matin. Je me mis au galop pour devancer les premiers soldats, et avant que les derniers rayons du jour cessassent d'éclairer le pays. Je n'eus que le temps cette fois de parcourir à cheval cet édifice, dont la grandeur, la noblesse, la magnificence et la conservation surpassent tout ce que j'avais encore vu en Égypte et ailleurs; il me fit une impression gigantesque comme ses dimensions. Cet édifice est une longue suite de portes pyramidales, de cours décorées de galeries, de portiques, de nefs couvertes, construites, non pas avec des pierres, mais avec des rochers tout entiers. La nuit était venue avant que j'eusse eu le temps de faire le tour de ce surprenant monument; et je recommençai à gémir sur le sort qui m'obligeait de voir si rapidement ce qui méritait tant d'admiration. La conservation de cet édifice antique contraste merveilleusement avec les ruines grisâtres des habitations modernes construites dans son intérieur; une partie de la population du village habite le temple dans des huttes, bâties dans les cours et sur les combles, et qui, semblables aux nids des hirondelles dans nos maisons, les salissent sans les masquer ni les dégrader. Au reste, ce mélange, fâcheux au premier coup-d'oeil, produit un contraste pittoresque qui donne tout à la fois une échelle, et des hommes et des temps: d'ailleurs, avons-nous le droit de trouver ridicule que des peuples ignorants appuient leurs faibles constructions, et ne craignent pas de masquer des beautés sur lesquelles ils n'ont jamais arrêté leurs regards, tandis que nous laissons les arènes de Nîmes encombrées de masures?
Suite de la Marche dans la Haute-Égypte.--Détresse de l'Armée.--
Ruines
de Silsilis.--Anecdotes.--Gazelles.--Arrivée à Syène.
Au-delà d'Edfu le pays se resserre; il n'y a plus qu'un quart de lieue entre le désert et le fleuve. À midi, nous fîmes halte sur le bord du Nil: la cavalerie nous avait devancés; au moment de nous mettre en route, elle nous fit dire que nous allions avoir à traverser un désert de sept lieues: la journée étant trop avancée pour nous engager dans une marche aussi longue, nous couchâmes dans un village abandonné, où heureusement il y avait du bois.
Le 30, nous partîmes à trois heures: après avoir marché une heure dans le pays cultivé, nous entrâmes dans la montagne composée d'ardoise pourrie, de grès, de quartz blanc et rose, de cailloux bruns, avec quelques cornalines blanches. Après cinq heures de marche dans le désert, les souliers étaient déchirés, les soldats attachaient ce qu'ils avaient de linge à leurs pieds, une soif ardente les dévorait; on ne pouvait trouver de l'eau que dans le Nil, dont les rives étaient aussi arides que le désert: la division était harassée, et pour arriver au fleuve il fallait se détourner d'une lieue; mais la soif commanda, on y arriva excédé; les équipages, dont les animaux n'avaient eu aucun pacage la veille, affaiblis par la faim, n'avaient pu suivre que partiellement. Quelle fut la détresse, lorsqu'il fallut annoncer à la troupe qu'il n'y avait rien à manger! nous nous regardions tristement; on n'entendait aucun murmure: mais un morne silence, mais les larmes, triste avant-coureur du désespoir, étaient bien autrement terribles. Après quelques instants de cette affreuse situation, un chameau qui portait une légère petite charge de beurre nous joignit avec quelques-uns de ceux dont les provisions étaient mangées; on chercha au fond des sacs, on les secoua, on parvint à ramasser de quoi faire une distribution d'une poignée de farine: on proposa de faire des beignets; un arbre nous donna du feu; l'occupation chassa les idées mélancoliques, et la gaieté française ramena parmi nous le courage accoutumé. Nous partîmes bien vite sur notre lest; mais à peine en route, nos pauvres chevaux qui n'avaient pas mangé de beignets roulaient sous nous d'inanition; il fallait les mener en main, il fallait les soutenir ou les abandonner; il fallait marcher, ce que j'aurais cru impossible sans la nécessité: mais il y avait urgence; et nous avions appris l'étendue des ressources que ce mot fait trouver.
Une demi-heure, après avoir passé le premier désert, nous trouvâmes les ruines de Silsilis, qui consistent en débris, en briques, et dans les restes d'un temple, dont les murs les plus élevés n'excèdent pas maintenant trois pieds au-dessus du sol. On peut reconnaître encore que la nef du temple, couverte d'hiéroglyphes, était entourée d'une galerie, à laquelle, dans un temps postérieur, on avait ajouté un portique sans hiéroglyphes; nous rentrâmes une troisième fois dans le désert; une hyène suivit la colonne pendant assez longtemps.
Le rocher devient graniteux, avec des cailloux de toute couleur et de toute espèce, que leur dureté rendait susceptibles d'un poli brillant; j'en trouvai de cornaline, de jaspe, et de serpentine; le sable n'est formé que des débris de toutes les matières primitives et constituantes du granit. Nous arrivâmes à un plateau élevé, d'où on découvre une vaste étendue dans laquelle on voit serpenter le Nil; après avoir coulé le long du Mokatam, il revient au nord-ouest pour courir de nouveau au nord. À cet angle, on distingue les ruines d'un phare, qui servait peut-être à éclairer cette partie tortueuse de la navigation; à l'autre angle, on voit les hauteurs d'Ombos; déployant de beaux monuments; au coude du fleuve, une de ses branches forme une île inondée, et qui vaut à elle seule vingt lieues carrées de tout le pays qui l'avoisine: sa position la sauva des incursions de la cavalerie Mamelouk et de notre visite; les habitants de terre ferme s'y retirèrent, nous abandonnant le grand village de Binban, accoudé au désert et aussi triste que lui. C'est là que nous arrivâmes après onze heures de marche. Le troupeau de boeufs qui nous suivait s'était égaré; il fallait l'attendre avec la peur qu'il n'eût été enlevé: le village ne nous offrait que quelques murailles; elles furent fouillées jusqu'à leur fondation. Je fus témoin dans cet instant d'une scène qui offrait un contraste frappant de la brutalité la plus farouche et de la sensibilité la plus hospitalière. Dans le moment où j'observais que si l'avarice est ingénieuse à trouver une cachette, le besoin l'est peut-être plus encore pour la découvrir, un soldat sort d'un trou, traînant après lui une chèvre qu'il en avait arrachée: il était suivi d'un vieillard portant deux enfants à la mamelle; il les laisse sur la terre, tombe à genoux, et, sans proférer une parole, il montre, en versant un torrent de larmes, que ces enfants vont mourir si la chèvre leur est enlevée. L'aveugle et sourd besoin n'est point arrêté par ce tableau déchirant, et la chèvre est déjà égorgée: dans le même instant arrive un autre soldat, tenant dans ses bras un autre enfant, qu'une mère, en fuyant devant nous, avait sans doute été obligée d'abandonner dans le désert; malgré le poids dont était chargé ce brave homme, son sac, son fusil, ses cartouches, la lassitude de quatre jours de marche forcée, le besoin de sauver cette malheureuse petite créature la lui avait fait ramasser soigneusement; il l'apportait depuis deux lieues dans ses bras: ne sachant plus qu'en faire dans ce village abandonné, il aperçoit un seul habitant, il voit deux enfants, et, sans prendre d'autres informations, il lui laisse encore l'objet de sa sollicitude avec l'enthousiasme d'un être sensible qui fait une bonne action.
Si j'avais eu horreur de voir que la faim rendait un individu de mon espèce aussi féroce qu'une bête farouche, cet autre soldat m'avait soulagé, m'avait rattaché à l'humanité. Quelles sensations que celles produites par les vertus douces au milieu des horreurs de la guerre! l'âme flétrie en est ravivée; c'est un verre d'eau douce et fraîche présenté au milieu du désert. Je pus donner de l'argent, du biscuit au malheureux vieillard; mais ne pouvant rien pour les enfants, je me sauvai pour échapper au spectacle d'un malheur auquel il n'était pas en mon pouvoir d'apporter aucun secours.
Le 31, nouveaux déserts à traverser: nous trouvons le rocher alternativement de granit et de grès décomposé, formant une croûte friable et déchirante à la superficie, semblable à des scories. Dans les vallées où abonde le sable, sa surface y est unie et tendre comme la neige, de sorte que les traces des animaux s'y impriment avec la même facilité, et que l'on peut reconnaître ceux qui les ont traversées depuis le dernier vent; le plus souvent ce sont des traces de gazelles qui les sillonnent: ce joli petit animal, plus timide que farouche, après avoir pris sa nourriture sur le bord du fleuve, va cacher sa peur dans le silence du désert. Je remarquai avec une réflexion triste qu'un animal de proie accompagne presque toujours les pas de ce joli et frêle individu; la vitesse de sa course n'assure point sa liberté, et l'espace n'est point encore pour lui un asile contre la tyrannie: nous vîmes dans la journée deux de ces animaux, les plus élégants, les plus délicats de tous ceux de cette grande famille. Nous marchions aussi lentement que péniblement, nous arrêtant à chaque instant pour raccommoder nos chaussures, et reprendre haleine: dans l'après-midi, je trouvai en plein désert la trace d'un grand chemin antique, revêtu de chaque côté de grosses masses de pierres alignées, et qui conduisait en droiture à Syène. L'après-midi, la troupe était tellement fatiguée, qu'au sortir du désert on la laissa s'arrêter au premier endroit qui pût fournir de l'herbe à nos chevaux; je crois qu'il eût été impossible de les en arracher, ni de faire relever les soldats: pour moi, j'étais au terme de mes forces, et je restai comme attaché au sol où je m'assis, et j'y passai la nuit. Le lendemain nous n'eûmes que trois quarts de lieue à faire pour rejoindre la cavalerie, qui ne nous avait devancés que pour manger le pays devant nous; enfin nous touchions à Assouan ou Syène, le terme de notre marche. Le soldat oublia ses fatigues, comme s'il fût arrivé à la terre promise; comme si, pour retrouver un pays qui pût le nourrir, il n'eût pas dû refaire le même chemin qu'il venait de parcourir, si péniblement; mais le passé n'est déjà plus rien, et la jouissance présente laisse à peine entrevoir l'avenir incertain. Je ne voyais cependant guère que moi qui fusse dans le cas de se réjouir, puisque j'allais pour la première fois respirer et m'asseoir dans un pays où tout allait être intéressant.
La première bonne nouvelle que nous apprîmes fut que les Mamelouks n'avaient pas brûlé les barques auxquelles ils n'avaient pu faire franchir les cataractes: nous bivouaquâmes à Contre Assouan. Le matin, je montai au couvent de S. Laurent, qui est une mauvaise ruine. Au-dessus, est la tour des vents, qui est une vedette d'où on a la vue la plus étrange: c'est le bout du monde, ou plutôt c'est le chaos, dont l'air s'est déjà dégagé, et dont l'eau par filons, commençant aussi à se séparer de la terre, promet à la nature de la rendre féconde; en effet ses premiers bienfaits se manifestent sur les rochers de granit, où du sable et du limon déposés dans des creux organisent une base pour les végétations, qui se multiplient en s'agrandissant par gradation. À Éléphantine, la culture, les arbres, les habitations, offrent déjà l'image de la nature perfectionnée; c'est sans doute ce qui lui a fait donner en Arabe le nom de Qêziret-êl-Sag ou d'Isle Fleurie. Je fis un dessin de ce pays, qu'il faudrait peindre, et dont je ne puis offrir qu'une carte à vol d'oiseau.
Le 2 février, nous traversâmes le fleuve pour aller à la rive droite occuper Assouan ou Syène. Mourat-bey avait passé les cataractes, et s'étendait dans un long espace pour pouvoir faire subsister ses Mamelouks et ses chevaux: nous nous trouvions dans le même cas pour les nôtres.
Le 4, Desaix partit avec la cavalerie pour aller chercher Elfy-bey, que nous avions laissé derrière nous à la droite du fleuve. Je n'avais pas encore quitté Desaix depuis que j'étais sorti du Caire: j'ose dire avec quelque orgueil que ce fut un chagrin pour tous deux; nous avions passé ensemble des moments si doux et si répétés, marchant au pas côte à côte pendant douze à quinze heures de suite; nous ne causions pas, nous rêvions tout haut; et souvent, après ces séances si longues, nous nous disions: Combien nous aurons de choses à nous dire le reste de notre vie! Que d'idées administratives, sages, philanthropiques, arrivaient à son âme quand le son de la trompette ou le roulement du tambour cessaient de lui donner la fièvre guerrière. Que de notes intéressantes me fournirait aujourd'hui son étonnante mémoire! avec quel avantage je le consulterais! avec quel intérêt il verrait mon ouvrage, qu'il aurait regardé comme le sien! En s'éloignant de moi pour quelques moments, il semblait qu'il voulût par degrés m'accoutumer à le quitter.
Syène.--L'Isle d'Éléphantine.
J'allai avec le général Belliard prendre possession du gouvernement de Syène. Pendant mon séjour dans cette ville, mes dessins vont suppléer à mon journal et le remplacer.
Je fis d'abord la vue que je viens de décrire, qui est une espèce de carte à vol d'oiseau, dans laquelle on peut voir d'un coup-d'oeil le tableau général du pays, l'entrée du Nil dans l'Égypte traversant le banc de granit qui forme ses dernières cataractes, l'île Éléphantine entre Contra Syène et Syène, les monuments de cette ville, dans lesquelles on peut distinguer les diverses époques, ou plutôt les périodes de son existence. Les ruines de sa première antiquité se font facilement reconnaître; ce devait être alors une cité bien considérable, si les édifices de droite et de gauche du Nil et ceux d'Éléphantine ne formaient qu'une même ville, comme on doit le croire, puisqu'ils ne sont séparés que par le fleuve, qui en cet endroit est plus profond que large: les ruines arabes sont groupées sur un rocher à l'est; au bas, sont des monuments Romains, que l'on retrouve aussi dans des fabriques dans l'île Éléphantine: à tout cela a succédé un grand village, mieux bâti, avec des rues plus droites que les villages ordinaires; ce que l'on doit attribuer à la présence de la pierre et à la quantité des anciens matériaux. Au milieu, est un château turc masqué de tous côtés, et qui ne peut être d'aucune défense.
Dans mes premières promenades, je dessinai les profils des objets dont j'avais fait la carte; et me rapprochant du rocher sur lequel était l'ancienne ville arabe, je fis celui de l'île Éléphantine et de ses monuments dont on peut voir le gisement avant d'en connaître les détails.
Nous employâmes nos premiers moments à nous établir: nous avions un assez beau quartier; c'était la maison du kiachef, bâtie en pierre, avec un étage, des terrasses, et des appartements voûtés: nous fîmes des lits, des tables, des bancs; se déshabiller, s'asseoir et se coucher me parut de la mollesse, une véritable volupté: les soldats en firent de même. Le second jour de notre établissement il y avait déjà dans les rues de Syène des tailleurs, des cordonniers, des orfèvres, des barbiers Français avec leur enseigne, des traiteurs et des restaurateurs à prix fixe. La station d'une armée offre le tableau du développement le plus rapide des ressources de l'industrie; chaque individu met en oeuvre tous ses moyens pour le bien de la société: mais ce qui caractérise particulièrement une armée française, c'est d'établir le superflu en même temps et avec le même soin que le nécessaire; il y avait jardins, cafés, et jeux publics, avec des cartes faites à Syène. Au sortir du village une allée d'arbres alignés se dirigeait au nord; les soldats y mirent une colonne milliaire avec l'inscription, Route de Paris, n° onze cent soixante-sept mille trois cent quarante: c'était quelques jours après avoir reçu une distribution de dattes pour toute ration qu'ils avaient des idées si plaisantes ou si philosophiques. La mort seule peut mettre un terme à tant de bravoure et de gaieté; les plus grands malheurs n'y peuvent rien.
De ce côté du fleuve, il n'y a d'autre reste de la ville égyptienne qu'un petit temple carré entouré d'une galerie, mais si détruite et si informe, qu'on n'y voit plus que l'embrasure de deux entrecolonnements, avec les chapiteaux, et une petite partie de l'entablement: ce fragment est ce que Savari, qui confesse n'être pas venu à Syène, indique sur parole comme pouvant être les restes de l'observatoire, dans lequel il faut, selon lui, chercher le nilomètre. J'ai fait le dessin particulier de cette petite ruine pour détruire une erreur dont on ne peut accuser notre ardent et élégant voyageur, qui a tout cherché, tout indiqué, et qui souvent a peint merveilleusement même ce qu'il n'avait pas vu.
Près de cette ruine, parmi les palmiers, sont des fragments d'un édifice qu'il faut, je crois, donner à la catholicité grecque; on voit encore debout deux colonnes de granit, deux chambranles de même matière, et des colonnes groupées contre deux faces d'un seul pilastre; ces deux derniers morceaux sont renversés.
L'île d'Éléphantine devint tout à la fois ma maison de campagne, mon lieu de délices, d'observation, et de recherches; je crois y avoir retourné toutes les pierres, et questionné tous les rochers qui la composent: c'était à sa partie sud qu'était la ville égyptienne et les habitations romaines et arabes qui lui ont succédé. On ne reconnaît l'occupation romaine qu'aux briques, aux tessons de poterie, aux petites déités de terre cuite et de bronze qu'on y trouve encore: on ne reconnaît celle des arabes qu'aux ordures dont elle a couvert le sol, et qui forment d'ordinaire les ruines de leurs édifices. Tous ceux des temps postérieurs ont à peine laissé des traces de leur existence; tout a péri devant ces monuments égyptiens, voués à la postérité, et qui ont résisté aux hommes et aux temps. Au milieu du vaste champ de briques et de terres cuites, dont je viens de parler, s'élève encore un très ancien temple carré, entouré d'une galerie en pilastres, avec deux colonnes au portique; il ne manque que deux pilastres à l'angle gauche de cette ruine: on y avait ajouté postérieurement d'autres édifices, dont il ne reste que quelques arrachements, qui ne peuvent rien indiquer de la forme qu'ils avaient, mais attester seulement que les accessoires étaient plus grands que le sanctuaire; ce dernier est couvert en dehors et en dedans d'hiéroglyphes en reliefs assez bien conservés et fort bien sculptés: j'ai dessiné tout un côté de la partie intérieure; celle qui lui fait face n'en est presque qu'une répétition. Cette espèce de tableau est d'autant plus intéressant à offrir à la discussion, qu'il est d'une unité que je n'avais pas encore rencontrée dans ces sortes de décorations, ordinairement partagées en compartiments: j'ai dessiné aussi tout un côté de l'extérieur, et un seul pilastre; tous les autres lui ressemblent à peu de chose près: la vue pittoresque de la totalité de ce petit édifice donnera une idée de son importance et de l'état de sa conservation.
Était-ce là le temple de Cneph, le bon génie, le dieu égyptien, qui se rapproche le plus de nos idées de l'Être Suprême? ou bien ce temple, cité par les historiens, était-il celui que l'on voit à six cents pas plus au nord, qui est plus ruiné, de même forme, de même grandeur, et dont tous les ornements sont accompagnés du serpent, emblème de la sagesse et de l'éternité, et particulièrement du dieu Cneph. À en juger par tout ce que j'ai vu d'édifices égyptiens, ce dernier est de l'ordre le plus anciennement employé, il est absolument du genre du temple de Kournou à Thèbes, celui qui m'a paru le plus ancien de cette ville. Ce que j'ai trouvé de particulier à la sculpture de ce temple-ci, c'est plus de mouvement dans les figures, des robes plus allongées et se composant davantage: les trois figures de ce dernier bas-relief semblent remercier un héros de les avoir délivrées d'un cinquième personnage presque effacé, mais que l'on reconnaît être renversé. Cette sculpture, où il semble qu'il y ait une espèce de composition groupée, avec de la perspective, est-elle antérieure ou postérieure à celle où les Égyptiens avaient arrêté un rythme pour leurs figures, afin d'en faire, comme de l'écriture, des caractères, dont à la première vue on reconnût la signification, que l'on expliquât sans presque avoir besoin de les regarder? Il n'y a de conservé de ce dernier édifice qu'une colonne du portique, et tout un côté de la galerie en pilastres; le reste est absolument détruit.
Au milieu de l'île, il y a deux chambranles d'une grande porte extérieure, en blocs de granit, ornés d'hiéroglyphes: ce débris a sans doute appartenu à quelques monuments d'une grande magnificence, dont quelque faible fouille pourrait faire connaître l'étendue. À l'orient est encore un fragment d'édifice très petit et très soigné; ce que l'on en voit est le côté occidental d'une chambre étroite ou d'un très petit temple, et ce qui reste des hiéroglyphes est parfaitement sculpté; les ornements en sont surchargés du lotus, et entr'autres des fleurs de cette plante, dont la tige penchée semble être ranimée par une figure qui l'arrose comme dans le tableau que j'ai trouvé à Lolopolis. Cette chambre ou temple communiquait à un couloir plus étroit, qui, à en juger par une suite de fabriques, aboutissait à une galerie ouverte sur le Nil, et posant sur un grand revêtement qui défendait la partie orientale de l'île d'être dégradée par le remous du courant du fleuve: il reste encore trois portiques de cette galerie, et un escalier en granit qui descend jusque dans le fleuve; cette galerie, cette chambre décorée, et cet escalier, ne seraient-ils pas cet observatoire et ce nilomètre que les voyageurs cherchent en vain à Syène? Préoccupé de cette idée, j'ai bien regardé et n'ai pu découvrir aucune marque sur le revêtement de l'escalier qui indiquât aucune graduation; mais au reste les marches mêmes de l'escalier en eussent pu servir, et la partie supérieure de cet escalier étant encombrée, il est possible que les mesures soient marquées dans cette partie que je n'ai pu voir 5.
Toutes ces fabriques posent sur des masses de rochers, couverts d'hiéroglyphes gravés avec plus ou moins de soin. Plus loin, en s'avançant vers le nord, on trouve deux portions de parapet, qui laissent entre elles une ouverture pour descendre au fleuve: sur le flanc intérieur de droite est un bas-relief en marbre, représentant la figure du Nil, de quatre pieds de proportion, dans l'attitude d'un colosse qui est à Rome, et qui représente ce même fleuve. Cette copie de la même idée prouve tout à la fois que l'édifice est romain, qu'il est postérieur au temps où ce chef-d'oeuvre grec a été apporté à Rome, et que les Romains dans leur établissement à Syène, ayant pu ajouter les ornements de luxe et de superflu aux constructions de première nécessité, y avaient eu plus qu'une station militaire, mais une colonie puissante: les bains et ustensiles précieux en bronze que l'on y trouve encore journellement viennent à l'appui de cette opinion sur la richesse et la durée de cette colonie.
L'île d'Éléphantine, défendue au sud par des brisants, s'est sans doute fort augmentée au nord par des alluvions; ces alluvions deviennent journellement des terres labourées et des jardins assez agréables, qui, arrosés perpétuellement par des roues à chapelet, y produisent quatre ou cinq récoltes par an; aussi les habitants en sont-ils nombreux, aisés, et très accorts. Je les appelais de l'autre bord; ils venaient me chercher avec leurs barques; j'étais bientôt accompagné de tous les enfants, qui m'apportaient et me vendaient des fragments d'antiquité, et des cornalines brutes: avec quelques écus, je faisais nombre de petits heureux, et leurs parents devenaient mes amis; ils m'invitaient, me préparaient à déjeuner dans les temples où je devais venir dessiner; enfin j'étais comme le propriétaire bénévole d'un jardin, où tout ce que l'on cherche ailleurs à imiter était là en réalité, îlots, rochers, désert, champs, prés, jardins, bocage, hameaux, bois sombre, plantes extraordinaires et variées, fleuve, canaux et moulins, ruines sublimes: lieu d'autant plus enchanté que, comme les jardins d'Armide, il était environné des horreurs de la nature, de celles de la Thébaïde enfin, dont le contraste faisait sentir le bonheur. Les sens, l'imagination également en activité, je n'ai jamais passé d'heures plus délicieusement occupées que celles que j'ai données à mes promenades solitaires dans Éléphantine: cette île vaut à elle seule tout le territoire de terre ferme qui avoisine la ville.
La population de Syène est nombreuse; le commerce se réduit cependant au séné et aux dattes, et ces deux articles payaient tous les autres besoins des habitants, l'entretien d'un kiachef, d'un gouverneur, et d'une garnison turque: le séné qui croît aux environs de Syène est médiocre; on ne le vend qu'en le mêlant frauduleusement avec celui du désert qu'apportent les Barabra, et qu'ils vendent à-peu-près la centième partie de ce que nous le payons en Europe; il est vrai qu'il est imposé à nombre de droits avant d'y arriver, et que c'est un des articles les plus importants de la douane du Caire et d'Alexandrie. Le second article de l'exportation est celui des dattes; elles sont sèches et petites, mais si abondantes, qu'outre qu'elles font la nourriture principale des habitants, il en descend tous les jours des bateaux chargés dans la Basse Égypte.