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Voyages dans la basse et la haute Egypte: pendant les campagnes de Bonaparte en 1798 et 1799

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Combat de Cavalerie contre les Mamelouks.

Nous apprenions par nos espions que les Mamelouks remontaient le moins qu'il leur était possible au-delà des cataractes, qu'ils ravageaient les deux rives du Nil qui leur fournissaient encore quelques fourrages. Ils avaient fait venir de Deir et de Bribes des provisions en farine et en dattes; mais l'aga qui y réside leur signifiait que ce secours allait tarir. Ils occupaient dix lieues d'espace sur l'une et l'autre rive; leur arrière-garde n'était qu'à quatre lieues de nous, d'où ils savaient tout ce que nous faisions, comme nous étions instruits de tous leurs mouvements par les mêmes moyens, et peut-être par les mêmes émissaires, qui fidèlement servaient les deux partis avec la même exactitude.

Le général Daoust avait rencontré Assan-bey sur la rive droite, vis-à-vis d'Edfu, au moment où il s'approchait du Nil pour faire de l'eau: le danger éminent de perdre ses équipages le fit charger avec fureur; l'empressement des nôtres de s'en emparer, et un peu de mépris qu'ils avaient pris à la bataille de Samanhout, les firent attaquer avec trop de négligence. Ce combat de deux cents cavaliers, contre deux cents cavaliers fut plutôt une mêlée qu'une bataille; les deux partis firent preuve d'une valeur inouïe. La charge dura une demi-heure: le champ de bataille resta aux Français; mais Assan-bey obtint ce qu'il avait voulu, c'était de sauver ses équipages: il resta trente à quarante morts de notre côté et autant de blessés; il y eut douze Mamelouks de tués et beaucoup de blessés: Assan le fut à la jambe: de sorte que personne n'eut à s'applaudir de cette rencontre.


Carrières.

Nous allâmes à la recherche des barques que les Mamelouks avaient essayé de remonter: notre projet était en même temps de voir les cataractes; nous rencontrâmes à travers les rochers de granit les carrières d'où l'on détachait les blocs qui servaient à faire ces statues colossales, qui ont été l'objet de l'admiration de tant de siècles, et dont les ruines nous frappent encore d'étonnement; il semble que l'on ait voulu illustrer les masses qui les ont produites, en laissant sur la place des inscriptions hiéroglyphiques qui en font peut-être mémoire. L'opération par laquelle on détachait ces blocs devait être la même que celle que l'on emploie de nos jours, c'est-à-dire, que l'on préparait une fente, et que l'on faisait éclater la masse par une suite de coins frappés tous à la fois. Les arêtes de ces premières opérations sont conservées si vives dans cette matière inaltérable, qu'il semble encore que les travaux n'en ont été suspendus que d'hier. J'en fis un dessin. La qualité de ce granit est si dure et si compacte, que les rochers qui se trouvent dans le courant, au lieu de se dégrader en se décomposant, ont acquis du lustre par le frottement de l'eau. Le plus beau granit, le plus abondant, est le granit rose; le gris est souvent trop micacé: entre ces blocs on trouve des veines de quartz très brillant, des couches d'une pierre rouge qui tient de la nature et de la dureté des porphyres, et d'autres lits de cette pierre noire et dure, que nous avons prise longtemps pour du basalte, et que les Égyptiens ont souvent employée pour leurs statues de moyenne grandeur.


Cataractes--Île et Monuments de Philae.

À une lieue et demie au-delà des carrières les rochers se multiplient, et forment une barre, où nous trouvâmes les barques des Mamelouks fixées, entre les rochers jusqu'à la première crue du fleuve; les paysans des environs en avaient pris les agrès et les provisions. Nous quittâmes là le petit bateau dans lequel nous étions venus, et, remontant à pied un quart-d'heure, nous vîmes ce qu'on est convenu d'appeler la cataracte. Ce n'est qu'un brisant du fleuve qui s'écoule à travers les roches, en formant dans quelques endroits des cascades de quelques pouces de hauteur; elles sont si peu sensibles qu'on pourrait à peine les exprimer dans un dessin: j'en fis seulement deux de la barre où finit la navigation, afin de détruire l'idée qu'on s'est faite de la chute de ces fameuses cataractes; au reste, elles feraient un beau tableau en les peignant avec la couleur qui les caractérise. Ces montagnes, toutes hérissées d'aspérités noires et aiguës; sont réfléchies d'une manière sombre dans le miroir des eaux du fleuve, contraint et rétréci par nombre de pointes de granit qui le partagent en déchirant sa surface, et le sillonnent de longues traces blanches; ces formes et ces couleurs austères sont contrastées par le vert tendre des groupes de palmiers jetés çà et là à travers les rochers et la voûte azurée du plus beau ciel, du monde: ce tableau bien fait aurait le singulier avantage d'offrir tout à la fois l'image d'une nature vraie et tout à fait nouvelle. Lorsque l'on a passé les cataractes, les rochers s'élèvent, et à leurs sommets s'amoncellent des blocs de granit, qui semblent pyramider et s'équilibrer pour produire des effets pittoresques. C'est à travers cette nature âpre et austère que l'on découvre tout à coup les superbes monuments de l'île de Philae, qui forment un brillant contraste et une des plus merveilleuses surprises qu'un voyageur puisse éprouver. Le Nil fait un détour comme pour venir chercher et enceindre cette île enchantée, où les monuments ne sont séparés que par quelques bouquets de palmiers, ou des rochers, qui ne semblent conservés que pour grouper les richesses de la nature avec les magnificences de l'art; et faire un faisceau de tout ce qu'elles peuvent rassembler de plus pittoresque et de plus imposant. L'enthousiasme qu'éprouve à tout moment le voyageur à la vue des monuments de la Haute-Égypte peut paraître au lecteur une perpétuelle emphase, une monotone exagération, et n'est cependant que la naïve expression du sentiment qu'impose la sublimité de leur caractère; c'est la défiance que j'ai de l'insuffisance de mes dessins pour donner l'idée de ce grand caractère, qui fait que je cherche, par mes expressions, à rendre à ces édifices le degré de surprise qu'ils inspirent, et celui d'admiration qui leur est dû.

Il n'y avait point d'habitants sur la terre ferme, ils avaient même quitté Philae, et s'étaient retirés sur une seconde île plus grande, où ils faisaient des cris de sauvages, que l'on nous assura être des cris de frayeur; nous fîmes ce que nous pûmes pour leur persuader de nous envoyer une barque qui était aprouée à leur bord; nous ne pûmes rien en obtenir. Au reste, comme cette branche du Nil est étroite, cela ne m'empêcha pas de faire des vues de l'île sous les trois aspects qu'elle pouvait nous offrir.

Nous revînmes fort contents de notre journée; mais cet aperçu ne me paraissait pas suffisant pour des objets d'antiquité aussi importants, pour des monuments aussi considérables, aussi conservés, et dont les détails devaient être si intéressants.

Quelques jours après nous apprîmes que les Mamelouks de la rive droite venaient fourrager jusqu'à deux lieues de nous; nous nous mîmes en devoir de les repousser; nous partîmes avec quatre cents hommes, et nous avançâmes sur Philae par la route de terre à travers le désert: ce que cette route a de particulier, c'est qu'on voit qu'elle a été tracée, relevée en chaussée, et très pratiquée autrefois; cet espace était le seul en Égypte où un grand chemin fût d'une absolue nécessité; le Nil cessant d'être praticable à cause des cataractes, toutes les marchandises du commerce de l'Éthiopie qui venaient aborder à Philae, devaient être transportées par terre à Syène, où on les embarquait de nouveau. Tous les blocs que l'on rencontre sur cette route sont couverts d'hiéroglyphes, et semblaient être là pour entretenir les passagers. Je fis des dessins de plusieurs de ces rochers; un plus étrange présente la forme d'un siège que l'on a achevé de façonner en fabriquant dans le massif un escalier pour arriver à la foulée du fauteuil; le tout couvert d'hiéroglyphes, dont la plupart sont fort soignés; j'ai fait le dessin de ce bloc, et celui de l'inscription.

Une autre particularité de cette route, ce sont les ruines de lignes construites en briques de terre cuites au soleil, dont la base a quinze à vingt pieds d'épaisseur: ce retranchement longeait la vallée en bordant la route, et aboutissait à des rochers et à des forts à près de trois lieues de Syène. Quoique ces murailles fussent construites de matériaux peu précieux, elles ont été d'une dépense de fabrication qui atteste l'importance qu'on avait mise à la défense de ce point: seraient-ce les restes de la fameuse muraille élevée par une reine d'Égypte appelée Zuleikha, fille de Ziba, l'un des Pharaons et qui s'étendait de l'ancienne Syène jusqu'où est à présent El-Arych, et dont les Arabes appellent les fragments Haïf-êl-adjouz, ou la muraille de la vieille?

Nous trouvâmes les habitants de Philae revenus à leur habitation, mais bien décidés à ne point nous recevoir; nous attribuâmes encore cette mauvaise volonté à la peur que nous leur causions, et nous continuâmes notre route: au-delà de Philae le fleuve est absolument libre et navigable; après avoir dépassé un fort arabe et une mosquée du même temps, le rivage du Nil devient peu à peu impraticable; au lieu de cette profusion de monuments et d'inscriptions, nous ne vîmes plus qu'une nature pauvre, livrée à elle-même, et sur des rochers quelques habitations qui ressemblaient à des huttes de sauvages; nous entrâmes dans un désert coupant un angle du Nil pour raccourcir le chemin; et après avoir gravi et descendu pendant plusieurs heures des vallées aussi creuses que si nous eussions été dans une région sujette aux orages et aux torrents, nous débouchâmes sur le Nil par un ravin qui nous amena à Taudi, mauvais village sur le bord du fleuve; à notre approche les Mamelouks venaient d'abandonner ce village, laissant leurs plats, leurs marmites, et jusqu'à la soupe qu'ils avaient préparée, et qu'ils devaient manger sitôt le soleil couché; car c'était le mois du ramadan, espèce de carême, pendant lequel les Musulmans, les soldats même ne mangent point, tant que le soleil est sur l'horizon.


Les Goublis.

Nous envoyâmes un espion pendant la nuit; nous sûmes à la pointe du jour qu'à Démiet, quatre lieues plus haut que Taudi, les Mamelouks se trouvant encore trop près de nous, après avoir fait rafraîchir leurs chevaux, étaient repartis à minuit. Notre but de les éloigner étant rempli, nous reprîmes la route de Syène. J'avais déjà assez de l'Éthiopie, des Goublis, et de leurs femmes, dont l'extrême laideur ne peut être comparée qu'à l'atroce jalousie de leurs maris: j'en vis quelques-unes; comme j'inspirais aux maris moins de peur que les soldats, ils en mirent un certain nombre sous ma sauvegarde dans une cabane, devant la porte de laquelle je m'étais établi pour passer la nuit. Surprises par notre marche détournée, à la chute du jour, elles n'avaient pas eu le temps de fuir et de se cacher dans les rochers, ou de passer le fleuve à la nage: elles avaient absolument la farouche stupidité des sauvages. Un sol âpre, la fatigue, et une nourriture insuffisante altèrent sans doute en elles tous les charmes de la nature, et donnent même à leur jeunesse l'empreinte et la dégradation de la décrépitude. Il semble que les hommes soient d'une autre espèce, car leurs traits sont délicats, leur peau fine, leur physionomie animée et spirituelle, et leurs yeux et leurs dents admirables. Vifs et intelligents, ils mettent dans leur langage tant de clarté et de concision, qu'une phrase courte est toujours la réponse complète à la question qu'on leur a faite: leur caractère de vivacité est plus analogue au nôtre que celui des autres orientaux; ils entendent et servent vite, dérobent encore plus lestement, et sont d'une avidité pour l'argent, qui ne peut être justifiée que par leur excessive pauvreté, et comparée qu'à leur frugalité. C'est à toutes ces raisons que doit être attribuée leur maigreur, qui ne tient point à leur mauvaise santé, car leur couleur, quoique noire, est pleine de vie et de sang, mais leurs muscles ne sont que des tendons: je n'en ai pas vu un seul gras, pas même charnu.


Prise de l'Île de Philae.

Il fallait affamer le pays pour tenir l'ennemi éloigné; nous achetâmes le bétail, nous payâmes la récolte en herbes, les habitants nous aidèrent eux-mêmes à arracher ce qu'elle leur promettait de provision, et nous suivirent avec ce qu'ils avaient d'animaux. Emmenant ainsi toute la population, nous ne laissâmes derrière nous qu'un désert. En revenant, je fus de nouveau frappé de la somptuosité des édifices de Philae; je suis persuadé que c'est pour produire cet effet que les Égyptiens avaient porté à leur frontière cette splendeur de monuments. Philae était l'entrepôt d'un commerce d'échange entre l'Éthiopie et l'Égypte; et voulant donner aux Éthiopiens une grande idée de leurs moyens et de leur magnificence, les Égyptiens avaient élevé nombre de somptueux édifices jusques aux confins de leur empire, à leur frontière naturelle, qui était Syène et les cataractes. Nous eûmes encore un pourparler avec les habitants de l'île; il fut plus explicatif: ils nous signifièrent que deux mois de suite nous viendrions tous les jours sans qu'il nous fût jamais permis d'arriver jusqu'à eux. Il fallut encore pour cette fois nous le tenir pour dit, car nous n'avions pas de moyens de rien changer à leur décision: mais comme il eût été d'un mauvais exemple qu'une poignée de paysans pût être insolente à quatre pas de nos établissements, on remit au lendemain à leur faire des observations qui pussent changer quelque chose à leur détermination. On y retourna effectivement avec deux cents hommes; ils ne les virent pas plutôt qu'ils se mirent en état de guerre: elle fut déclarée à la manière des sauvages, avec des cris répétés par les femmes. Les habitants de l'île voisine accoururent avec des armes qu'ils faisaient briller comme des lutteurs; il y en avait de tout nus, tenant d'une main un grand sabre, de l'autre un bouclier, d'autres avec des fusils de rempart à mèches et de longues piques; en un moment tout le rocher de l'est fut couvert de groupes d'ennemis. Nous leur criâmes encore que nous n'étions pas venus pour leur faire du mal, que nous ne leur demandions qu'à entrer amicalement dans l'île: ils répondirent qu'ils ne nous en donneraient jamais les moyens, que leurs barques ne viendraient point nous chercher, et qu'enfin, ils n'étaient pas des Mamelouks pour reculer devant nous: cette fanfaronnade fut couverte des cris d'unanimité qui retentirent de toutes parts: ils voulaient batailler; ils s'étaient défendus contre les Mamelouks; ils avaient battu leurs voisins; ils voulaient avoir la gloire de nous résister, et même de nous braver. Aussitôt l'ordre fut donné à nos sapeurs d'abattre les toits des huttes de terre ferme qui pouvaient nous fournir du bois pour faire un radeau: cet acte fut la déclaration de guerre; ils tirèrent sur nous; postés et cachés dans les fentes des rochers, ils nous couvraient de balles, fort bien ajustées. Dans ce moment arriva une pièce de canon dont la seule vue porta leur rage au dernier degré; dès lors il n'y eut plus de communication entre la grande île et l'île de Philae; ceux de la grande emmenèrent leurs troupeaux, leur firent passer le bras du fleuve, et allèrent les perdre dans le désert.

On s'aperçut que le bois de palmier était trop lourd et prenait l'eau, il fallut remettre au lendemain la descente: la troupe resta; on fit venir tout ce qu'il fallait pour la fabrication d'un radeau de grandeur à porter quarante soldats. Ce travail occupa tout le lendemain; ce retard augmenta l'insolence de ces malheureux, qui osèrent proposer au général de payer cent piastres pour passer seul et désarmé dans l'île: mais la scène changea quand tout à coup ils virent la grande île inondée de nos volontaires dont la descente avait été protégée par du canon à mitraille; la terreur succéda, comme de coutume, à l'insuffisante audace; hommes, femmes, enfants, tout se jeta dans le fleuve pour se sauver à la nage; conservant le caractère de la férocité, on vit des mères noyer les enfants qu'elles ne pouvaient emporter, et mutiler les filles pour les soustraire aux violences des vainqueurs. Lorsque j'entrai le lendemain dans l'île, je trouvai une petite fille de sept à huit ans, à laquelle une couture faite avec autant de brutalité que de cruauté avait ôté tous les moyens de satisfaire au plus pressant besoin, et lui causait des convulsions horribles: ce ne fut qu'avec une contre opération et un bain que je sauvai la vie à cette malheureuse petite créature qui était tout à fait jolie. D'autres, d'un âge plus avancé, se montrèrent moins austères, et se choisirent elles-mêmes des vainqueurs. Enfin cette colonie insulaire se trouva en quelques instants dispersée, ayant fait, relativement à ses moyens, une perte immense et irréparable.

Ils avaient pillé les barques que les Mamelouks n'avaient pu faire remonter, et avaient fait des magasins de ce butin, qui, par comparaison avec leurs voisins, les rendaient d'une richesse sans exemple, et pouvaient assurer leur aisance et leur repos pour nombre d'années; en quelques heures ils se trouvèrent privés du présent et de l'avenir, ils passèrent de l'aisance au besoin, et furent obligés d'aller demander asile à ceux chez lesquels ils avaient porté la guerre quelques jours auparavant. L'évacuation des magasins situés dans la grande île occupa les soldats tout le reste du jour; et j'employai ce temps à faire les dessins des rochers et des antiquités qui s'y trouvent.


Description des Ruines de Philae.

Ces ruines consistent en un petit sanctuaire, précédé d'un portique de quatre colonnes, avec des chapiteaux très élégants, auquel on avait ajouté postérieurement un autre portique qui tenait sans doute à la circonvallation du temple. La partie la plus ancienne, travaillée avec plus de soin, était beaucoup plus décorée; l'usage qu'en a fait la catholicité en a dénaturé le caractère, en ajoutant des arcs aux formés carrées des portes. Dans le sanctuaire, tout auprès des figures d'Isis et d'Osiris, on voit encore l'impression miraculeuse des pieds de St. Antoine ou de St. Paul, hermite.

Le lendemain fut le plus beau jour de mon voyage: j'étais possesseur de sept à huit monuments dans l'espace de trois cents toises, et surtout je n'avais point à mes côtés de ces curieux impatients qui croient toujours avoir assez vu, et qui vous pressent sans relâche d'aller voir autre chose; point de tambours battant le rassemblement ou le départ, point d'Arabes, point de paysans; seul enfin, et jouissant à mon aise, je me mis à faire la carte de l'île et le plan des édifices dont elle est couverte.

J'étais à mon sixième voyage à Philae; j'avais employé les cinq premiers à faire les vues du dehors et des environs.

Cette fois-ci, qui était la première où je touchais au sol de l'île, je commençai d'abord par parcourir tout son intérieur, pour prendre connaissance de ses divers monuments, et m'en former, une idée générale, une espèce de carte topographique, contenant l'île, le cours du fleuve, et les particularités adjacentes. Je pus me convaincre que ce groupe de monuments avait été construit à des époques différentes, par diverses nations, et avait appartenu à divers cultes, enfin que la réunion de ces édifices, dont chacun était régulier, offrait un ensemble irrégulier aussi magnifique que pittoresque. Je distinguai huit sanctuaires au temple particulier, plus ou moins grands; bâtis à différentes époques, on avait respecté les uns dans la construction des autres, ce qui avait nui à la régularité de l'ensemble. Une partie des augmentations n'avait été faite que pour raccorder ce qui avait été construit antérieurement, sauvant le plus adroitement possible les fausses équerres et les irrégularités générales. Cette espèce de confusion des lignes architecturales, qui paraissent des erreurs dans le plan, produit dans l'élévation des effets pittoresques que ne peut avoir la rectitude géométral, multiplie les objets, forme des groupes, et offre à l'oeil plus de richesse que la froide symétrie. Je pus me convaincre là de ce que j'avais déjà remarqué à Tintyra et à Thèbes, que le système de construction était d'élever des masses, dans lesquelles on travaillait pendant des siècles aux détails de la décoration, à commencer par les lignes architecturales, passant ensuite à la sculpture des figures hiéroglyphiques, et enfin aux stucs et à la peinture. Toutes ces différentes époques dans les travaux sont très sensibles ici, où il n'y a de fini que ce qui est de la plus haute antiquité; une partie des constructions qui servaient à rattacher les divers monuments n'avait été ni ragréée, ni sculptée, ni même achevée de bâtir; le grand et magnifique monument carré long est de ce nombre: il serait difficile d'assigner un usage à cet édifice, si les détails des ornements représentant des offrandes n'indiquaient qu'il devait encore être un temple. Il n'a cependant ni la forme d'un portique ni celle d'un sanctuaire; les colonnes qui composent son pourtour, et qui ne sont engagées que jusqu'à la moitié de leur hauteur, ne portent qu'un entablement et une corniche sans toit ni plate-forme; il n'était ouvert que par deux portes sans cimaises qui le traversaient dans sa longueur. Élevé sans doute à la dernière époque de la puissance Égyptienne, l'art s'y manifeste dans sa dernière pureté; les chapiteaux y sont d'une beauté et d'une exécution admirables, les volutes et les feuilles, fouillées comme au beau temps de la Grèce, symétriquement diversifiés comme à Apollinopolis, c'est-à-dire, variés entre eux et semblables dans leurs correspondants, et tous assujettis à la même parallèle.

Je n'eus pas peu de peine à déblayer dans mon imagination ces longues galeries encombrées de ruines, à suivre les lignes des quais, à relever les sphinx et les obélisques, à rattacher les communications des rampes et des escaliers: attiré par les peintures, par les sculptures, j'étais assailli à la fois par tous les genres de curiosité, et, dans la crainte de faire partager mes erreurs à ceux auxquels je me proposais de rendre compte de mes sensations et de mes opérations, j'aurais désiré pouvoir tracer sur mon plan l'état des ruines et le mélange des décombres, et sur ce plan leur communiquer mes doutes et mes incertitudes, et les discuter avec eux. Que pouvait signifier ce grand nombre de sanctuaires si rapprochés et si distincts? étaient-ils consacrés à différentes divinités? étaient-ce des chapelles votives, ou des lieux de station pour les cérémonies du culte? Les sanctuaires les plus secrets contenaient encore de plus mystérieux sanctuaires, des temples monolithes, qui étaient des tabernacles qui contenaient ce qu'il y avait de plus précieux, ce qu'il avait de plus sacré, et peut-être même l'oiseau sacré qui représentait le dieu du temple, l'épervier, par exemple, qui était l'emblème du soleil, auquel précisément ce temple était consacré. Sous le même portique étaient peints dans les plafonds des tableaux astronomiques, des théories des éléments, et sur les murs, des cérémonies religieuses, des images des prêtres et des dieux; à côté des portes, les portraits gigantesque de quelques souverains, ou des figures emblématiques de la force et de la puissance menaçant un groupe de personnages suppliants, qu'elles tiennent d'une main par leurs cheveux rassemblés. Sont-ce des sujets rebelles? sont-ce des ennemis vaincus? je pencherais pour cette dernière opinion, parce que les figures représentant des Égyptiens n'ont jamais de longs cheveux.

Outre cette grande enceinte, où ce nombre de temples était rattaché et groupé par les logements des prêtres, il y avait deux temples isolés; le grand, dont j'ai déjà parlé, et un second, le plus joli que l'on puisse imaginer, d'une conservation parfaite, et d'une dimension si petite, qu'il donne envie de l'emporter. Je trouvai dedans les restes d'un ménage, qui me sembla être celui de Joseph et Marie, et me fit venir en pensée le tableau d'une fuite en Égypte du style le plus vrai et le plus intéressant. Si jamais on voulait transporter un temple d'Afrique en Europe, il faudrait choisir celui-ci, outre qu'il en offre toutes les possibilités par la petitesse de sa dimension, il donnerait un témoignage palpable de la noble simplicité de l'architecture Égyptienne, et deviendrait un exemple frappant que le caractère et non l'étendue fait la majesté d'un édifice.

Outre les monuments Égyptiens, on trouve au sud-est de l'île des ruines Grecques ou Romaines, qui m'ont paru être les restes d'un petit port, et d'une douane, dont le mur de la façade est décoré de pilastres et d'arcades d'ordre dorique; quelques arrachements de colonnes formaient devant une galerie ouverte, une espèce de portique: entre ces ruines et les monuments Égyptiens, on peut remarquer le soubassement d'une église Catholique, construite de fragments antiques, mêlés de croix et d'ornements Grecs du bas temps; car l'humble catholicité paraît n'avoir jamais été assez opulente dans ces contrées pour séparer tout à fait son culte du faste des temples idolâtres. Après avoir établi ses saints à travers les divinités Égyptiennes, elle a peint souvent S. Jean ou S. Paul à côté de la déesse Isis, et déguisé Osiris en S. Athanase; lorsqu'elle a quitté les temples, elle les a dégradés emportant les pierres toutes façonnées pour en bâtir ses églises.

Que d'objets à questionner! et le temps s'écoulait; j'aurais voulu retenir le soleil: j'avais employé bien des heures à observer, je me mis à dessiner, à mesurer: je voyais se terminer l'enlèvement des magasins, je ne pouvais plus espérer de revenir à Philae: ce n'étaient pas ici mes bonnes gens de l'Éléphantine, et les troupes avaient été déjà trop fatiguées du siège de cette petite île. Je la quittai les yeux fatigués de tant d'objets, et l'âme remplie des souvenirs qui y étaient attachés; j'en partis a la nuit fermée, chargé de mon butin, et de ma petite fille, que je remis au cheikh d'Éléphantine, qui la rendit à ses parents.

On avait eu le projet de mettre Syene en état de défense: l'ingénieur Garbé avait choisi pour élever un fort une plate forme sur une éminence, au sud de la ville, qui en commandait toutes les approches, et d'où on découvrait tout le pays d'alentour. Il nous manquait pelles, pioches, marteaux et truelles; on forgea tout: nous n'avions pas de bois pour faire des briques; on rassembla toutes celles des vieilles fabriques Arabes. Semblable aux cohortes Romaines qui avaient déjà habité le même lieu, la brave vingt-et-unième ne connut point de difficultés, ou les surmonta toutes. Chaque individu était taxé à deux voyages par jour pour le transport des matériaux; beaucoup avaient peine à se porter eux-mêmes, et personne ne se dispensa d'un seul voyage: les bastions furent tracés, et les travaux conduits avec une telle célérité, qu'en peu de jours l'on vit la forteresse sortir de ses fondements; en même temps l'on bastionna et crénela une fabrique Romaine, bien bâtie et assez bien conservée, qui avait été un bain, et qui, par sa situation, avait le double avantage de protéger le cours du fleuve.

Le terme de la marche des Français en Égypte fut inscrit sur un rocher de granit au-delà des cataractes. Je profitai de l'occasion d'une reconnaissance qui était portée dans le désert de la rive gauche, pour aller chercher les carrières dont parle Pococke, et un ancien couvent de cénobites; après une heure de marche nous découvrîmes ce monument dans une petite vallée, entourée de roches décrépites, et des sables que produit leur décomposition. Le détachement, en poursuivant sa route, me laissa à mes recherches dans ce lieu.

À peine le détachement fut-il parti que je fus épouvanté de mon isolement. Perdu dans de longs corridors, le bruit prolongé que faisaient mes pas sous leurs tristes voûtes était peut-être le seul qui depuis plusieurs siècles en eût troublé le silence. Les cellules des moines ressemblaient aux cases des animaux d'une ménagerie; un carré de sept pieds n'était éclairé que par une lucarne à six de hauteur: ce raffinement d'austérité ne dérobait cependant aux reclus que la vue d'une vaste étendue du ciel, d'un aussi vaste horizon de sable, d'une immense lumière aussi triste et plus atténuante que la nuit, et qui les eût pénétrés peut-être encore davantage du sentiment affligeant de leur solitude: dans ce cachot une couche de brique, un enfoncement servant d'armoire étaient tout ce que l'art avait ajouté au lissé des quatre murailles: un tour placé à côté de la porte prouve encore que c'était isolément que ces solitaires prenaient leur austère repas. Quelques sentences tronquées, écrites sur les murs, attestent seules que des humains habitaient ces repaires: je crus voir dans ces inscriptions leurs derniers sentiments, une dernière communication avec les êtres qui devaient leur survivre, espoir dont le temps, qui efface tout, les a encore frustrés. Je me les peignais expirants et voulant dire quelques mots qu'ils n'avaient pas eu la force d'articuler. Oppressé du sentiment que m'inspirait cette suite de mélancoliques objets, je courus chercher l'espace dans la cour: entourée de hautes murailles crénelées, de chemins couverts, et d'embrasures de canons, tout y annonçait que les orages de la guerre avaient, dans ce lieu funeste, succédé à l'horreur du silence; que cet édifice, enlevé aux cénobites qui l'avaient construit avec tant de zèle et de constance, avait à diverses époques servi de retraite à des partis vaincus, ou de poste avancé à des partis vainqueurs. Les différents caractères de sa construction peuvent encore servir d'époques à l'histoire de ce monument: commencé dans les premiers siècles de la catholicité, tout ce qui a été construit par elle conserve encore de la grandeur et de la magnificence; ce que la guerre y a ajouté à été fait à la hâte, et se trouve plus ruiné que les premières constructions. Dans la cour une petite église bâtie en briques non cuites atteste encore qu'un plus petit nombre de solitaires sont revenus dans un temps postérieur en reprendre possession; enfin une dévastation plus récente laisse penser qu'il n'y a que quelques siècles que ce lieu a été rendu tout à fait à l'abandon et au silence auxquels la nature l'avait condamné.

Le détachement qui m'y avait laissé vint me reprendre; et il me sembla en m'en allant sortir d'un tombeau. J'avais fait le dessin de ce triste lieu en attendant le détachement. À l'égard des carrières que je trouvai près de là, ce ne sont point celles où se taillaient les obélisques; les obélisques sont toujours de granit; les roches de granit sont éloignées de ce lieu-ci, et ces roches sont de grès; ce qui en reste de curieux ce sont les fragments de routes inclinées, sur lesquelles on faisait glisser les masses, qui étaient ainsi conduites au fleuve pour y être embarquées et servir à la fabrication des différents édifices.

Nous apprîmes que les Mamelouks, qui avaient fui devant nous à Démiet avaient pris le désert de droite, et étaient descendus pour aller rejoindre Assan-bey; que Mourat, après de vives discussions, avait rassemblé tout ce que le pays supérieur pouvait lui fournir de vivres, et qu'il rétrogradait par le désert de gauche, ne laissant derrière lui que le vieux Soliman, qui tenait Bribe avec quatre-vingts Mamelouks. N'ayant plus rien à faire à Syene, nous en partîmes le 25 Février: j'y serais resté volontiers encore deux semaines; mais j'aurais redouté d'y voir arriver les vents brûlants du printemps: j'en avais déjà éprouvé douloureusement la secousse; trois jours de vent d'est en Janvier avaient enflammé l'atmosphère comme elle l'est dans notre canicule; ensuite avait succédé un vent de nord si froid, qu'en quatre heures il m'avait donné la fièvre. Espérant me reposer, je me mis sur les barques; elles devaient marcher à la même hauteur que les troupes qui reprenaient la route que j'avais déjà faite; et j'espérai par celle du fleuve voir Ombos, et les carrières de Gebel Silsilis, que j'avais laissées à gauche en montant.

À peine embarqué, j'éprouvai tous les inconvénients de cette manière de voyager; le vent, l'impossibilité de faire manoeuvrer les gens du pays, les cris vains de nos Provençaux, tout se réunissait pour notre supplice. Embarqués le 25, nous n'arrivâmes que le 27 à Com Ombos, au moment où le vent devenait favorable pour passer outre: on était trop pressé d'en profiter pour que j'osasse proposer de mettre une heure à terre; je n'eus que le temps d'observer un instant, et de faire bien vite une esquisse du site et de la position avantageuse des monuments. L'antique Ombos, où était révéré le crocodile, s'appelle encore Com Ombos (montagne d'Ombos); elle est effectivement posée sur une éminence qui domine le pays, et s'avance jusque sur le bord du fleuve. Si tous les fragments qu'on y voit encore appartenaient, comme il paraît, à un seul édifice, il était immense. Au centre, est un grand portique en colonnes à chapiteaux évasés, de la plus grande proportion: à la partie sud, une porte est conservée dans son entier; elle tenait à un mur de circonvallation qui est détruit: à l'ouest et sur le bord du Nil, s'élevait un môle énorme, ruiné à présent dans sa partie supérieure; les débordements du fleuve en ont déchaussé des fondations de quarante pieds de profondeur, elles étaient construites avec la même solidité et la même magnificence que ce qui servait de décoration. Au nord, dans la même direction, on voit les restes d'un temple ou galerie, de proportion plus petite, avec des colonnes à chapiteaux à tête. Dans l'espace entre ces deux derniers édifices était un parapet en pierres de taille, qui laissait voir le grand temple au milieu, et devait produire un effet aussi théâtral que magnifique. Il est bien prouvé que les Égyptiens tentaient plus au grandiose, même à l'effet pittoresque, qu'à la régularité symétrique; ils la remplaçaient par de belles masses, par de la richesse, par de grands partis, et par des effets imposants. Avaient-ils tort? c'est une grande question. Quoi qu'il en soit, et quel que fût le reste de ce qui composait la ville antique d'Ombos, elle ne pouvait offrir qu'un aspect très majestueux, puisque dans l'état de dégradation où elle est, et malgré les méchantes huttes dont ces monuments sont encombrés, ses formes offrent encore le tableau de ruine le plus magique qu'il fût possible d'imaginer.

Le lendemain je fus plus heureux; nous engravâmes vis-à-vis les grandes carrières de grès, taillées dans les montagnes qui aboutissent au Nil des deux côté de ce fleuve; ce lieu est appelé Gebel Silsilis, il est situé entre Etfu et Ombos: le grès de ces carrières, étant d'un grain égal et d'une masse entière; on pouvait y couper les quartiers de la grandeur dont on avait besoin qu'ils fussent; c'est sans doute à la beauté et à l'égalité de cette matière que l'on doit la grandeur et la conservation des monuments qui font après tant de siècles l'objet de notre admiration. Aux immenses excavations et à la quantité de débris que l'on voit encore dans ces carrières on peut juger que les travaux en ont été suivis pendant des milliers d'années, et qu'elles ont pu fournir les matériaux employés à la plus grande partie des monuments de l'Égypte: l'éloignement ne devait effectivement apporter aucun obstacle à l'exploitation de ces carrières, puisque le Nil dans ses accroissements venait tout naturellement soulever et conduire à leur destination les batardeaux chargés dans l'autre saison des masses à transporter.

La manie monumentale des Égyptiens se manifeste de toutes parts dans ces carrières; après avoir fourni à l'érection des temples, elles étaient elles-mêmes consacrées par des monuments: les carrières mêmes étaient décorées par des temples. Sur la rive du Nil, on trouve des portiques avec des colonnes, des entablements, et des corniches couvertes d'hiéroglyphes taillés et pris dans la masse, et un grand nombre de tombeaux creusés aussi dans le rocher; ces tombeaux sont encore très curieux, quoique tous fouillés et méchamment défigurés.

Dans ce tombeau et dans nombre de plus petits qui sont auprès on trouve, dans de petites chambres particulières, de grandes figures assises; ces chambres sont ornées d'hiéroglyphes tracés sur la roche, et terminés en stuc, colorié, représentant toujours des offrandes de pains, de fruits, de liqueurs, de volailles, etc. Les plafonds, aussi en stuc sont ornés d'enroulements peints et d'un goût exquis; le sol est entaillé de plusieurs tombes de dimension juste, et de la même forme que les caisses des momies, et en même nombre que les figures sculptées: celles qui représentent des hommes ont de petites barbes carrées, avec des coiffures pendantes derrière les épaules; celles des femmes ont les mêmes coiffures, mais pendantes en avant sur leurs gorges nues.

Ces dernières ont d'ordinaire un bras passé sous celui de la figure qui est près d'elles, de l'autre elles tiennent une fleur de lotus, plante de l'Achéron, emblème de la mort. Les tombeaux où il n'y a qu'une figure sont apparemment ceux des hommes morts célibataires; ceux où il y en a trois, étaient peut-être des maris qui avaient eu deux femmes à la fois, ou l'une après l'autre; peut-être aussi lorsque deux frères mariés tous deux ne s'étaient fait préparer qu'un tombeau, se faisaient-ils représenter ensemble. L'ouverture toujours brisée de ces tombeaux ne m'a pas laissé observer comment ces monuments s'ouvraient ou se fermaient; ce que j'ai pu distinguer dans les parties restantes, c'est que les portes sont toutes décorées d'un chambranle, couvert d'hiéroglyphes, surmonté d'un couronnement à gorge formant une corniche, et d'un entablement sur lequel est toujours sculpté un globe ailé.

Sur le côté des portes j'ai rencontré plusieurs fois la figure d'une femme dans l'attitude de la douleur; c'était peut-être celle d'une veuve qui avait survécu à son époux: j'en ai dessiné une.

Le choix de ce site pour placer des tombeaux prouve que de tout temps, en Égypte, le silence du désert a été l'asile de la mort, puisqu'aujourd'hui encore, pour trouver un sol perpétuellement sec et conservateur, les Égyptiens portent leurs morts dans le désert, jusqu'à trois lieues de leur habitation, et vont cependant chaque semaine faire des prières sur leurs sépultures. À peine eus-je dessiné ce qui était le plus intéressant dans ces carrières que le vent nous rappela à bord.

En nous rapprochant d'Esné nous retrouvâmes des crocodiles: on n'en voit point à Syène, et ils reparaissent au-dessus des cataractes; il semble qu'ils affectent de préférence certains parages, et particulièrement depuis Tintyra jusqu'à Ombos, et que le lieu où ils sont le plus abondants, c'est près d'Hermontis. Nous en vîmes trois ici, dont un, beaucoup plus gros que les deux autres, avait au moins vingt-cinq pieds de long; ils étaient tous trois endormis: nous en approchâmes jusqu'à vingt pas; nous eûmes tout le temps de distinguer leur triste allure; ils ressemblaient à des canons sur leurs affûts. Je tirai sur le plus gros avec une charge et un fusil de munition; la balle frappa et glissa sur les écailles; il fit un saut de dix pieds de longueur, et se perdit dans le Nil.

À quatre lieues avant Esné je vis un quai revêtu, sur le bord du Nil; à cent toises de là, une porte pyramidale fort détruite, et six colonnes du portique et de la galerie d'un temple, qui doit être celui de Chnubis. Nous avions bon vent: demander une demi-heure eût été un crime de lèse service militaire; il fallut prendre en passant une petite vue pittoresque, que j'ai recommencée depuis d'une manière un peu moins incommode.

À une demi lieue plus bas, nous trouvâmes quatre autres crocodiles.

À la pointe du jour, nous arrivâmes à Esné. En abordant, nous entendîmes battre un rassemblement: j'avais déjà bien assez de la marine: je me sauvai plutôt que je ne descendis du bateau, et dix minutes après avoir mis pied à terre j'étais déjà à cheval tournant le dos à Apollinopolis et à Latopolis, auxquelles j'avais bien encore quelques questions à faire: mais tel était le sort de la guerre; et je devais me compter bien heureux que l'opiniâtre de Mourat-bey m'eût fait voir Syene. Il avait fallu pour cela que, sans autre plan qu'une constante obstination, il eût suivi chaque jour, l'impulsion du moment et de la circonstance.

La coalition des beys était déjà rompue; Soliman était resté à Déir; Assan, avec quarante Mamelouks, s'était séparé de Mourat à la hauteur d'Esné, et était remonté à Etfu; tous les cheikhs de gauche devaient se séparer plus bas: et Mourat, seul avec ses trois cent Mamelouks, devait descendre jusqu'au-delà de Siouth; mais rencontré à Souhama, au-dessous de Girgé, par le général Friand, qui avait détruit tous les rassemblements qu'il avait formés, il prit la route d'Élouah, l'une des Oasis, où il alla attendre ce que le sort ordonnerait de lui et de nous. Il y avait eu deux affaires entre les Mekkains et la division du général Friand, sur la rive gauche entre Thèbes et Kous; six cents de ces aventuriers y avaient péri: on attendait, disait-on, le shérif de la Mekke lui-même, qui, avec six mille des siens, devait se joindre aux huit à neuf cents qui restaient de la première croisade.

Le 4 Mars, au matin, nous arrivâmes à Hermontis; nous nous y arrêtâmes pour attendre des nouvelles des Mamelouks, des Mekkains, et du reste de notre armée, disséminée dans ce moment sur nombre de points.

Réduit au temple dont j'avais déjà fait la vue, j'allai de nouveau en questionner les hiéroglyphes, et dessiner tout ce qui me paraissait plus utile à présenter aux observations des curieux et des savants.

Je fus dans le cas de mieux observer l'emplacement de la ville antique, qui avait eu une circonvallation et possédé plusieurs temples. Mais toujours des temples! pas un édifice public, pas une maison qui eût eu assez de consistance pour résister au temps, pas un palais de roi! qu'était donc la nation? qu'étaient donc les souverains? Il me semble que la première était composée d'esclaves; les seconds, de pieux capitaines; et les prêtres, d'humbles et hypocrites despotes, cachant leur tyrannie à l'ombre d'un vain monarque, possédant toutes les sciences et les enveloppant de l'emblème et du mystère, pour mettre ainsi une barrière entre eux et le peuple. Le roi était servi par des prêtres, conseillé par des prêtres, nourri par eux; prêché par eux; chaque matin, après l'avoir habillé, ils lui lisaient les devoirs du souverain envers son peuple, envers sa religion; ils le menaient au temple; le reste du jour, comme le doge de Venise, il n'était jamais sans six conseillers, qui étaient encore six prêtres. Avec de telles précautions il ne pouvait peut-être pas y avoir de mauvais rois; mais qu'y gagnait le peuple, si les prêtres les remplaçaient? Les deux seuls souverains qui, selon l'histoire, aient osé secouer le joug, qui fermèrent les temples pendant trente ans, Chephrènes et Chéops, furent regardés et consignés dans les annales que les prêtres écrivaient, comme des princes rebelles et impies.

Le palais des cent chambres, le seul palais cité dans l'histoire de l'Égypte, fut l'ouvrage d'une nouvelle forme de gouvernement où les prêtres ne pouvaient avoir la même influence. Ces fameux canaux, dont l'histoire nous parle si fastueusement, n'ont conservé aucune magnificence, aucune digue, aucune écluse, aucun empellement: ce que j'ai rencontré d'épaulements et de quais sur le bord du Nil sont de petits ouvrages en comparaison de ces temples colossales et immortels dont les circonvallations occupaient une grande partie de l'emplacement des villes. Les Jésuites du Paraguay auraient peut-être pu nous donner le secret ou l'exemple du système de cette domination théocratique; et, dans ce cas, je ne verrais dans ce riche pays de l'Égypte qu'un gouvernement mystérieux et sombre, des rois faibles, un peuple triste et malheureux.

Le 6, nous nous mîmes en route pour aller à la rencontre d'Osman bey, que l'on disait devoir passer le Nil à Kéné. J'eus la douleur de traverser l'emplacement de Thèbes, et d'y éprouver encore plus de privations que la première fois: sans mesurer une colonne, sans dessiner une vue, sans approcher d'un seul monument, nous suivîmes les bords du Nil, également éloignés des temples de Médinet-a-Bou, du Memnonium, des temples de Kournou, que je laissais à ma gauche, des temples de Louxor et de Karnak, que je laissais à ma droite; des temples! encore des temples! toujours des temples! et pas un vestige de ces cent portes si vaines et si fameuses, point de murailles, point de quais ni de ponts, point de thermes, point de théâtres, pas un édifice d'utilité ou de commodité publique: j'observais avec soin, je cherchais même, et je ne voyais que des temples, des murailles couvertes d'emblèmes obscurs, d'hiéroglyphes qui attestaient l'ascendant des prêtres qui semblaient dominer encore sur toutes ces ruines, et dont l'empire obsédait encore mon imagination.

Quatre villages et autant de hameaux, au milieu de vastes champs, remplacent maintenant cette ville incompréhensible, comme quelques rejetons sauvages rappellent l'existence d'un arbre célèbre par la majesté de son ombre ou la douceur de ses fruits. Quittant à regret ce sol fameux, nous fîmes halte dans le faubourg de l'ouest, le quartier de la Nécropolis, où je retrouvai les habitants de Kournou, qui nous disputèrent encore une fois l'entrée des tombeaux, devenus leur asile; il eût fallu les tuer pour leur apprendre que nous ne voulions pas leur faire de mal, et nous n'avions pas le temps d'entamer la discussion: nous nous contentâmes de les bloquer pendant un petit repas que nous fîmes sur l'emplacement de leur retraite; je profitai de ce moment pour dessiner le désert et les dehors de ces habitacles de la mort. Vers le soir un de nos espions nous rapporta que les Mekkains, unis à Osman bey, nous attendaient retranchés à Benhoute, à trois lieues en avant de Kéné; qu'ils avaient du canon, et étaient résolus à faire la guerre et à tenter une bataille; ils ajoutèrent qu'ils avaient arrêté plusieurs de nos barques sur le Nil, et qu'après un combat opiniâtre, où beaucoup de paysans et de Mekkains avaient été tués, les Français avaient succombé sous le nombre et avaient été tous massacrés. Nous vînmes coucher sur les bords du fleuve: il fallait le traverser pour rencontrer l'ennemi; nous attendions nos barques qui suivaient. Nous vîmes, à n'en pouvoir douter, que nous étions observés de l'autre rive; à chaque instant des cavaliers armés arrivaient et repartaient: nous fîmes une marche rétrograde pour rencontrer notre convoi, que nous rejoignîmes bientôt; tout le reste de la journée fut employé à notre passage, que nous effectuâmes à él-Kamontéh. Le 8 Mars, nous nous mîmes en marche; à notre arrivée à Kous on nous confirma le récit de la veille.

Kous, placé à l'entrée de l'embouchure du désert qui conduit à Bérénice et à Cosséir, a encore quelque apparence du côté du sud; ses immenses plantations de melons, ses jardins, assez abondants, doivent la faire paraître délicieuse aux habitants des bords de la Mer Rouge, et aux voyageurs altérés qui viennent de traverser le désert; elle a succédé à Copthos par son commerce et par sa catholicité: car les Copthes en sont encore les plus nombreux habitants. Leur zèle vint nous donner tous les renseignements qu'ils avaient pu recueillir; ils nous accompagnèrent de leurs personnes et de leurs voeux jusqu'aux confins de leur territoire. Je fus frappé de l'intérêt sincère du cheikh, qui, croyant que nous marchions à une mort assurée, nous donna les avis les plus circonstanciés, sans nous cacher aucun de nos dangers, nous prévint avec la plus parfaite intelligence sur tout ce qui pouvait nous les rendre moins funestes, nous suivit aussi loin qu'il put, et nous quitta les larmes aux yeux. Desaix avait été huit jours à Kous; il avait beaucoup vu le cheikh; et ce tendre intérêt que l'on nous témoignait était un résultat bien naturel de l'idée avantageuse qu'il avait donnée de son caractère loyal et communicatif, de cette équité douce et constante qui lui valut dans la suite le surnom de juste, le plus beau titre qu'ait jamais obtenu un vainqueur, un étranger arrivé dans un pays pour y porter la guerre.

Nous ne concevions rien à ces barques, à ce combat; nous étions bien éloignés de deviner l'importance du rapport qu'on nous avait fait: nous n'étions plus qu'à quatre lieues de l'ennemi; une heure après avoir dépassé Kous nous vîmes à notre droite, au pied du désert, les ruines de Copthos, fameuse dans le quatrième siècle par son commerce d'orient; on ne reconnaît son ancienne splendeur qu'à la hauteur de la montagne de décombres dont elle est entourée, et qui indique encore combien était grand l'emplacement qu'elle occupait. La ville antique est à présent aussi sèche et aussi déshabitée que le désert sur le bord duquel elle est située.

À peine avions-nous dépassé Copthos qu'on vint nous dire que l'ennemi était en marche: nous fîmes halte, et après un léger repas nous nous remîmes en mouvement pour joindre l'ennemi. Nous aperçûmes bientôt ses drapeaux; leur développement occupait une ligne de plus d'une lieue: nous continuâmes à marcher dans l'ordre que nous avions pris, c'est-à-dire, en bataillon carré, flanqué d'une seule pièce de canon de trois, et quinze hommes de cavalerie; nous avions l'air d'un point qui va toucher une ligne: nous entendîmes bientôt des cris, et nous nous rencontrâmes à un village que l'extrémité de leur développement était venue occuper; on détacha des tirailleurs qui au même instant se trouvèrent mêlés corps à corps avec eux: malgré quelques décharges efficaces de notre pièce, ils ne reculaient point; leur valeur et leur dévouement suppléaient chez eux à la pénurie des armes.

Après que cet avant poste eut été détruit plutôt que repoussé, on trouva plus de résistance dans les villages, où les murailles et quelques armes à feu leur donnaient quelque égalité dans le combat; nous les repoussâmes cependant jusque sous un autre village à un quart de lieue plus loin: à cet instant, les Mamelouks commentèrent à parader, et à paraître vouloir charger notre droite pour faire diversion à l'avantage que nous prenions sur leur coalisé; nous marchâmes droit à eux, sans cesser ni même affaiblir le combat que les chasseurs livraient aux Mekkains; notre marche fière et quelques coups de canon nous délivrèrent du voisinage des Mamelouks, qui n'y allaient pas d'aussi bonne foi que les Mekkains, et voulaient seulement essayer si le nombre de ces derniers et leur bravoure détacheraient assez de soldats du grand carré pour qu'il pût être attaqué avec avantage. Après avoir délogé l'infanterie du second village, nous nous trouvâmes dans une petite plaine qui précédait Benhoute, où nous savions qu'était retranché le grand corps ennemi, et où s'étaient encore réunis tous ceux que nous avions déjà battus. Nous nous attendions bien à un combat sanglant; mais non à être canonnés par une batterie en ordre, qui nous envoyait tout à la fois et mitraille et boulets, qui arrivaient à notre carré et même le dépassaient. La mort planait autour de moi; je la voyais à tout moment; dans l'espace de dix minutes que nous fûmes arrêtés, trois personnes furent tuées pendant que je leur parlais: je n'osais plus adresser la parole à personne; le dernier fut atteint par un boulet que nous voyions tous deux arriver labourant le sol et paraissant au terme de son mouvement; il leva le pied pour le laisser passer, un dernier ressaut du boulet l'atteignit au talon et lui déchira tous les muscles de la jambe; blessure dont mourut le lendemain ce jeune officier, parce que nous manquions d'outils pour faire les amputations.

Nous crûmes que, selon l'usage du pays, leurs pièces sans affût n'avaient qu'une direction; mais nous ne fûmes pas peu surpris de voir leurs coups suivre nos mouvements, et nous obliger de hâter le pas pour aller occuper la tête du village, et y maintenir le combat, tandis que les carabiniers et les chasseurs étaient allés tourner leur batterie et l'enlever à la baïonnette. Au moment où l'on battait la charge, les Mamelouks se précipitèrent sur nos carabiniers, qui les reçurent avec un feu de mousqueterie qui leur fit tourner bride; puis, tombant sur la batterie, ils firent un massacre général de ceux qui la servaient: les pièces se trouvèrent Françaises, et on reconnut que c'étaient celles de l'Italie, barque amirale de notre flottille. Nous espérions qu'après cette prise importante le combat allait finir par la dispersion ou la fuite de l'armée des Mekkains; une partie tint cependant encore assez longtemps dans un petit bois de palmiers, tandis que l'autre, et la plus considérable, faisait une espèce de retraite, que nous ne pouvions troubler, parce que, toutes les fois que nous dépassions les lieux couverts pour faire un mouvement rapide, les Mamelouks, que nous avions toujours en flanc, pouvaient nous attaquer et nous culbuter; il fallait donc marcher en ordre de bataille et toujours formés pour les recevoir. Il y avait déjà six heures que nous combattions sans relâche un ennemi inexpérimenté, mais brave, fanatique, et en nombre décuple, qui attaquait avec fureur et résistait avec obstination: il ne se repliait qu'en masse; il fallait tuer tout ce qui avait avancé en détachements. Harassés, haletants de chaleur, nous nous arrêtâmes un instant pour prendre haleine: nous manquions absolument d'eau, et jamais nous n'en avions eu autant de besoin. Je me rappelle qu'au fort de l'action je trouvai une cruche à l'angle d'une muraille, et que, n'ayant pas le temps de boire, tout en marchant je m'en versai l'eau dans le sein pour étancher l'ardeur dont j'étais dévoré.

Tant que l'ennemi eut ses batteries il se repliait avec confiance, parce qu'il se rabattait sur des forces nouvelles: nous dûmes même penser que son dessein avait été de nous attirer sur elles, mais qu'après les avoir perdues, le petit bois où il s'était retiré devenant son dernier point de défense, il tenterait le sort d'un dernier combat, se jetterait à l'eau, passerait le Nil, ou se joindrait aux Mamelouks, et disparaîtrait avec eux; ce qu'il nous était impossible d'empêcher: mais, en approchant de ce bois, nous aperçûmes qu'il contenait un gros village avec une maison de Mamelouks, fortifiée, crénelée, bastionnée, et d'une approche d'autant plus difficile que l'ennemi était fourni de toutes sortes d'armes et de munitions, que nous reconnûmes être des nôtres, tant par la portée des fusils que par les balles qu'il nous envoyait. Il y avait déjà plus de deux heures que nous attaquions cette maison de tous côtés, sans en trouver un qui ne fût meurtrier; nous avions perdu soixante hommes et nous en avions eu autant de blessés: la nuit venue, on mit le feu aux maisons adjacentes, on s'empara d'une mosquée, on sépara l'ennemi du Nil, et on travailla à rétablir les pièces reprises. De leur côté les assiégés s'occupaient à augmenter le nombre de leurs créneaux, à faire des batteries basses, et à pointer des canons qu'ils n'avaient point encore employés. Des paysans, qui s'échappèrent du feu des assiégeants et de celui des assiégés, vinrent nous dire que le lendemain du jour du départ du général Desaix pour aller poursuivre Mourat, les Mekkains, nouvellement descendus du désert, étaient venus attaquer l'Italie et la flottille qu'elle commandait; qu'après un combat de vingt-quatre heures, ceux qui la montaient engravèrent, et, craignant l'abordage, avaient brûlé la grande barque et monté sur les petites; mais qu'un grand vent ayant constamment contrarié leur manoeuvre, fatigués par le nombre et l'acharnement des assaillants, ces malheureux avaient tous été tués; que depuis ce temps les Mekkains n'avaient pensé qu'à rassembler tout ce que cette défaite leur fournissait de moyens d'attaque et de défense; qu'ils avaient échoué un de nos bâtiments, afin de forcer tout ce qui naviguerait sur le fleuve à passer sous leur batterie, et s'étaient ainsi rendus maîtres du Nil; que, malgré tout ce qu'ils avaient perdu de monde, ils étaient encore très nombreux et très déterminés.

À la pointe du jour, nous commençâmes à battre la maison en brèche: construite en briques non cuites, chaque boulet ne faisait point de progrès à cause des cours qui séparaient le corps de logis de la circonvallation. À neuf heures du matin, les Mamelouks s'avancèrent avec des chameaux comme pour porter des secours à la place; on marcha sur eux, et ils se retirèrent sans une véritable résistance: le général Belliard, voyant que les moyens conservatifs usaient et les hommes et le temps, ordonna un assaut, qui fut donné et reçu avec une valeur inouïe; on ouvrit sous le feu de l'ennemi la première circonvallation, et, à travers les fusillades et la sortie des assiégés, on introduisit des combustibles qui commencèrent à rendre leur retraite douloureuse: un de leurs magasins sauta; dès lors le feu les atteignent de toutes parts; ils manquaient d'eau, ils éteignaient le feu avec les pieds, avec les mains, ils l'étouffaient avec leurs corps. Noirs et nus, on les voyait courir à travers les flammes; c'était l'image des diables dans l'enfer: je ne les regardais point sans un sentiment d'horreur et d'admiration. Il y avait des moments de silence dans lesquels une voix se faisait entendre; on lui répondent par des hymnes sacrés, par des cris de combat; ils se jetaient ensuite sur nous de toutes parts malgré la certitude de la mort.

Vers la tombée du jour on donna un assaut; il fut long et terrible; deux fois on pénétra dans l'enceinte, deux fois on fut obligé d'en sortir: je n'étais pas tant effrayé de nos pertes que de la pensée qu'il faudrait recommencer de nouveaux efforts contre des ennemis toujours plus rassurés; je savais d'ailleurs que nous étions réduits à la dernière caisse de cartouches. Le capitaine Bulliot, officier d'une bravoure distingué, périt dans la dernière tentative: cet homme, connu par une insouciante imprudence, ému d'un sentiment de prédestination, me serra la main en m'entraînant avec lui, et me dit un adieu sinistre; l'instant d'après je le vis se traînant sur les mains, et cherchant à se dérober à la mort.

Quand la nuit fut venue on fit halte: il y avait deux jours que nous nous battions.

Au danger succédaient de tristes soins; nous entendions les cris de nos blessés, auxquels nous n'avions point de remèdes à donner, auxquels, faute d'instruments, on ne pouvait faire les plus urgentes opérations; nous avions perdu bien du monde, et nous avions encore bien des ennemis à vaincre: le besoin d'épargner de braves gens fit rétablir l'incendie à la place des assauts; on alluma des feux; à toutes les avenues on posa des postes; on se relayait pour prendre du repos; le carré reposa en bataille; le danger commandait l'exactitude du service: au milieu de la nuit, un âne, poursuivant une ânesse, entra au galop dans le quartier; chacun se trouva debout et à son poste avec un silence et un ordre aussi augustes que la cause en était ridicule.

Un malheureux évêque Copte, prisonnier dans le château, à la faveur des ténèbres se sauve avec quelques compagnons, et n'arrive jusqu'à nous qu'à travers le feu de nos postes, couvert de blessures et de contusions: après avoir pris quelque nourriture, il nous conta les détails des horreurs auxquelles il venait d'échapper. Les assiégés n'avaient plus d'eau depuis douze heures; leurs murailles hardaient; leurs langues épaissies les étouffaient; enfin leur situation était affreuse. Effectivement peu de moments après, une heure avant le jour, trente des assiégés les mieux armés, avec deux chameaux, forcèrent un de nos postes et passèrent. À la pointe du jour, on entra par les brèches de l'incendie, et l'on acheva d'assommer ceux qui, à moitié grillés, opposaient encore quelque résistance. On en amène un au général; il paraissait être un des chefs; il était tellement enflé, qu'en pliant pour s'asseoir, sa peau éclata de toute part: sa première phrase fut: Si c'est pour me tuer qu'on me conduit ici, qu'on se dépêche de terminer mes douleurs. Un esclave l'avait suivi; il regardait son maître avec une expression si profonde, qu'elle m'inspira de l'estime pour l'un et pour l'autre: les dangers qui l'environnaient ne pouvaient distraire un moment sa sensibilité; il n'existait que pour son maître; il regardait, il ne voyait que lui. Quels regards! quelle tendre et profonde mélancolie! qu'il devait être bon celui qui s'était fait chérir ainsi de son esclave! quelque affreux que fût son sort, je l'enviais: comme il était aimé! et moi, par un retour sur moi-même, je me disais: Pour satisfaire une orgueilleuse curiosité, me voilà à mille lieues de mon pays; j'accompagne des braves, et je cherche un ami; tandis que je m'afflige sur les vaincus, sur les vainqueurs, je vois frapper la mort autour, de moi; c'est toujours sa faux que je rencontre partout: hier j'étais avec des guerriers dont j'estimais la loyauté, dont j'admirais la bravoure brillante; aujourd'hui j'accompagne leur convoi; demain j'abandonnerai leurs restes sur une terre étrangère qui ne peut plus être que funeste pour moi: tout à l'heure un jeune homme brillant de santé et d'audace bravait l'ennemi qu'il allait combattre; je le vois attaquer une porte meurtrière, il tombe; aux expressions du courage succèdent les accents de la douleur; il appelle en vain; il se traîne, le feu le gagne, se communique aux cartouches dont il est chargé; il n'a déjà plus de forme, et cependant j'entends encore sa voix; et demain... demain son emploi consolera de sa perte le compagnon qui le remplacera. Ô homme, où puiserez-vous donc des vertus, si le métier le plus noble cache encore de si petites passions? Égoïste cruel, que le malheur ne corrige point, et qui devient atroce, parce que le danger ne permet plus de le cacher! c'est à là guerre qu'on peut vraiment le connaître et éprouver ses terribles effets. Mais tournons nos regards vers le beau côté du métier.

Le 9 au matin, le général Belliard eut le bonheur d'avoir à pardonner à ce qu'il avait fait de prisonniers, de pouvoir les renvoyer en leur faisant connaître notre générosité et la différence de nos coutumes. Plusieurs d'entre eux, émus de reconnaissance, les larmes aux yeux, demandaient à nous suivre: les Mamelouks parurent encore; nous marchâmes à eux: c'était une fausse attaque, pour donner à leurs chameaux le temps de faire de l'eau. Débarrassés du siège de la veille, nous les chassâmes jusqu'au désert: ce fut alors que nous vîmes toutes leurs forces rassemblées; elles consistaient en mille chevaux, autant de chameaux, et environ deux mille serviteurs à pied; le resté était composé des Mekkains, qu'ils avaient si perfidement engagés dans leur querelle, et si lâchement abandonnés. Nous crûmes d'abord qu'ils allaient s'enfoncer dans le désert; mais ils restèrent à mi-côte, mesurant leurs mouvements sur les nôtres, ayant en arrière des gens à cheval, qui les avertissaient par un coup de fusil, des haltes et des mouvements en avant que nous faisions. Nous sentîmes mieux que jamais combien il était inutile de les poursuivre quand ils ne voulaient pas se battre, et l'impossibilité de les surprendre dans un pays où il leur restait de chaque côté du fleuve une retraite toujours ouverte et toujours assurée, tant qu'ils conserveraient la supériorité de la cavalerie et qu'ils sauraient protéger leurs chameaux. Nous abandonnâmes donc une poursuite inutile, et retournâmes sagement à la garde de nos barques: le général Belliard passa le reste du jour à rassembler et faire charger ce qu'on avait repris d'artillerie, munitions et ustensiles de guerre.

C'est après l'accès que le malade sent ce que la fièvre lui a enlevé de forces. Tant que l'on avait tiré sur nous avec notre poudre et nos boulets, nous n'avions pas calculé ce qu'il fallait en dépenser pour épuiser ou reprendre celle qu'on nous avait enlevée; mais plus calmes, nous comptâmes cent cinquante hommes hors de combat, c'est à dire que nous avions joué à une loterie où chaque septième billet était un billet rouge, et qu'ayant, fait en munitions la dépense des deux côtés, il nous en restait à peine de quoi fournir à un combat; enfin que le convoi qui devait les remplacer était détruit avec tous ceux qui devaient le défendre; que nous étions à cent cinquante lieues du Caire où on ne nous croyait aucun besoin. J'avais admiré le courage tranquille du général Belliard pendant un combat de trois jours et deux nuits; je ne fus pas moins édifié de son intelligence administrative dans les heures qui suivirent cette action moins brillante que périlleuse: la moindre imprudence aurait mis le comble au malheur d'avoir perdu notre flotte; désastre que sa prudente intelligence n'avait pu réparer, mais dont au moins elle avait arrêté ce que les suites de cette perte auraient pu avoir de désastreux.

Pendant que l'on traitait du sort des habitants qui étaient restés à Benhouth, et de celui de ceux qui avaient fui, je ne fus pas peu surpris de trouver dans les postes que nous avions dans le village toutes les femmes établies avec une gaieté et une aisance qui me faisaient illusion; je ne pouvais pas me persuader qu'elles ne nous entendissent pas: elles avaient chacune fait librement leur choix, et en paraissaient très satisfaites: il y en avait de charmantes; il leur semblait si nouveau d'être nourries, servies et bien traitées par des vainqueurs, que je crois qu'elles auraient volontiers suivi l'armée. Appartenir est tellement leur destin, que ce ne fut que par le sentiment de l'obéissance qu'elles rentrèrent au pouvoir de leurs pères et de leurs maris; et, dans ces cas désastreux, elles ne sont point reçues avec cette jalousie scrupuleusement inexorable qui caractérise les Orientaux. C'est la guerre, disent-ils, nous n'avons pu les défendre; c'est la loi des vainqueurs qu'elles ont subie; elles n'en sont pas plus flétries que nous déshonorés des blessures qu'ils nous ont faites: elles rentrent dans le harem, et il n'est jamais question de tout ce qui s'est passé. Par des distinctions aussi délicates, la jalousie épurée ne devient-elle pas une passion noble dont on peut même s'enorgueillir? Nous apprîmes que le cheikh qui commandait ou plutôt exhortait les Mekkains s'était sauvé vers la fin de la dernière nuit; que pendant le siège il avait prié sans combattre; que de temps à autre il sortait de sa retraite, et disait aux siens: Je prie le ciel pour vous; c'est à vous de combattre pour lui. C'était après ces exhortations que nous avions entendu ces chants pieux, suivis de cris de guerre, de sorties, et de décharges générales.


Continuation de la Campagne de la Haute-Égypte.--Kéné.

Le 10, nous nous remîmes en marche sur Kéné pour aller savoir s'il y restait des Mekkains, et où pouvait être le général Desaix; cette marche fût troublée par ces vents qui, sans nuages, remplissent l'air de tant de sable qu'il ne fait ni jour ni nuit: nos barques ne pouvant marcher, nous fûmes obligés de nous arrêter à un quart de lieue de ce fatal Benhouth de sinistre mémoire. Le lendemain, nous arrivâmes à Kéné à neuf heures du matin, où nous trouvâmes des lettres du général Desaix, qui ignorait les événements de la flotte et notre position. La ville était débarrassée d'ennemis, et les habitants vinrent au-devant de nous.

Kéné a succédé à Kous, comme Kous avait succédé à Copthos: sa situation a cet avantage qu'elle est immédiatement au débouché du désert, et sur le bord du Nil: elle n'a jamais été aussi florissante que les deux autres, parce qu'elle n'a existé que depuis que le commerce de l'Inde a été détourné et presque anéanti; soit par la découverte de la route du Cap de Bonne-Espérance, soit par la tyrannie du gouvernement Égyptien. Réduit au passage des pèlerins, son commerce n'avait quelque activité qu'au moment de la marche de la grande caravane. C'est à Kéné que s'approvisionnent les pèlerins des Oasis, ainsi que ceux de la Haute-Égypte, et quelques Nubiens; ils y prennent non seulement ce qui est nécessaire pour la traversée du désert jusqu'à Cosséir, mais encore pour le voyage de Gedda, de Médine, et de la Mekke, et pour le retour; car ces villes n'ont pour territoire qu'un désert pierreux 6, où l'on n'existe qu'à force d'or; de sorte que si, grâces au fanatisme, la Mecque est restée un point de contact entre l'Inde, l'Afrique, et l'Europe, elle est aussi devenue un abîme dans lequel une population de cent vingt mille habitants absorbe l'or de l'Inde, de l'Asie mineure, et de toute l'Afrique.

Note 6: (retour) Le pain coûte à la Mekke de huit à dix sous la livre, ce qui est énorme en Orient.

Nos mouvements sur la Syrie, et notre guerre d'Égypte ayant ruiné la caravane de l'an six, et dissous pour l'an sept toutes celles d'Europe et d'Afrique, et les Indiens ne trouvant point d'échange aux marchandises qu'ils avaient apportées à la Mekke, son commerce, qui depuis longtemps diminue, dût éprouver à cette dernière époque un échec peut-être irréparable. En certains cas, lorsqu'un ressort d'une vieille machine se rompt, la machine s'écroule; il ne faut donc pas s'étonner si, d'intérêt se joignant au fanatisme, la croisade de la Mekke fut organisée avec autant de rapidité, et apporta contre nous toute la rage qu'inspirent les passions les plus violentes.

Le général Belliard eût poursuivi les Mamelouks effrayés et les Mekkains vaincus; mais il fallait des munitions pour rentrer en campagne, et nous en manquions absolument. Nous fûmes obligés de fortifier la maison où nous nous étions logés à Kéné, et qui nous servait de quartier: nous ne recevions aucune nouvelle de personne, pas même de Desaix: le pays était couvert d'ennemis dispersés, qui arrêtaient et tuaient nos émissaires, ou les empêchaient de se mettre en route, et nous tenaient isolés d'une manière inquiétante. L'infatigable Desaix avait poursuivi les Mamelouks jusqu'à Siouth, avait forcé Mourat-bey à se jeter dans les Oasis; il avait fait passer le général Friand à la rive droite, pour faire parallèlement à lui la chasse à Elfy-Bey et aux corps dispersés des Mamelouks. Desaix vint nous trouver à Kéné; et nous nous remîmes en campagne.

Nous nous dirigeâmes vers Kous, où étaient les Mekkains, et d'où ils faisaient des incursions dans les villages de l'une et l'autre rive, volant et massacrant les chrétiens et les Copthes, et les emmenant, afin de leur faire payer une rançon. Nous sortîmes de Kéné dans le silence et les ténèbres de la nuit pour tâcher de les surprendre: nous marchâmes le long du désert pour tromper leurs avant postes. Lorsque nous arrivâmes au village où était leur camp, nous ne les trouvâmes plus; ils en étaient partis à la même heure que nous nous étions mis en marche de Kéné: ils avaient pris le désert avec les Mamelouks, et s'étaient rendus à la Kittah.

Prendre le désert, en terme militaire, dans la Haute-Égypte, n'est pas seulement sortir des terres cultivées pour passer sur les sables qui les bordent de droite et de gauche, mais s'enfoncer dans les gorges qui traversent les deux chaînes, et qui ont des embouchures, qui deviennent des positions, des espèces de postes, qu'il est important d'occuper et de défendre. Les Mamelouks avaient sur nous l'avantage de les connaître tous, de savoir le nombre de fontaines qu'on pouvait y rencontrer. Dans la vallée qui conduit de Cosséir au Nil il y a quatre de ces fontaines; une à demi journée de Cosséir (l'eau de celle-ci n'est bonne que pour les chameaux); la seconde à une journée et demie de la première; puis celle de la Kittah, à une autre journée et demie: cette dernière est très importante lorsqu'on veut occuper le désert, parce qu'elle se trouve placée à un point de dirimation de trois chemins; dont l'un, se dirigeant au sud-ouest, débouche sur Rédisi; un autre, portant plus à l'ouest, aboutit à Nagadi; et le troisième, au nord-ouest, amène à Birambar, où il y a une quatrième fontaine; et de Birambar on arrive par trois routes d'égale longueur à Kous, à Kefth ou Coptos, et à Kéné. Desaix résolut de bloquer les Mamelouks dans le désert, ou du moins de leur barrer le Nil, de gêner leurs mouvements, de les empêcher de pouvoir se séparer sans risquer d'être détruits, et enfin de les réduire par la faim: il avait laissé trois cents hommes et du canon à Kéné; il alla se poster à Birambar avec de l'infanterie, de la cavalerie, et de l'artillerie; et nous, avec la vingt-unième légère, nous allâmes occuper le passage de Nagadi: on eut l'imprudence de négliger Rédisi, ou bien l'on craignit de trop se disséminer. Si la gorge de Rédisi avait pu être occupée, tous les beys de la rive droite étaient obligés de se rendre; il ne restait plus que Mourat-bey à poursuivre, et plus de diversion à craindre.

L'espérance de voir Thèbes en marchant de ce côté me fit encore avec joie tourner le dos au Caire; mon destin était de marcher avec ceux qui remontaient le plus haut; je suivis donc le général Belliard; je devais rejoindre bientôt Desaix; nous avions fait la veille mille projets pour l'avenir: nos adieux furent cependant mélancoliques; cette fois, notre séparation me parut plus douloureuse: devais-je penser que, si jeune, ce serait lui qui me laisserait dans la carrière, que ce serait moi qui le regretterais? nous nous séparâmes, et je ne l'ai plus revu. J'étais déjà à une lieue, lorsque je fus rejoint au galop par le brave Latournerie; il était revenu pour me dire adieu; nous nous aimions beaucoup; touché de ce témoignage de tendresse, je fus cependant frappé de son émotion: nous versâmes quelques larmes en nous embrassant. Le métier de la guerre peut endurcir les êtres froids, mais ses horreurs ne flétrissent point la sensibilité des âmes tendres; les liaisons formées au milieu des peines et des dangers d'une expédition de la nature de celle d'Égypte deviennent inaltérables; c'est une espèce de confraternité; et lorsque des rapports de caractère viennent encore resserrer ces liens, le sort ne peut les briser sans troubler le reste de la vie.


Antiquités à Kous.--Nagali.--Tableau des Excès de l'Armée Française.

En traversant Kous, dans lequel je n'étais pas entré lorsque j'avais descendu le Nil, je trouvai au milieu de la place le couronnement d'une porte de belle et grande proportion enfouie jusqu'à la cimaise; ce seul vestige, qui n'avait pu appartenir qu'à un grand édifice, atteste que Kous a été bâti sur l'emplacement d'Appollinopolis parva. La gravité de cette ruine offre un contraste avec tout ce qui l'environne qui en dit plus sur l'architecture Égyptienne que vingt pages d'éloges et de dissertations; ce fragment paraît à lui seul plus grand que tout le reste de la ville: à une demi lieue de Kous dans le village de Elmécié je trouvai le soubassement de quelques édifices en grès avec des hiéroglyphes. Était-ce une petite ville dont on ignore l'existence? était-ce un temple isolé? la dégradation de ce monument était trop entière pour que je pusse en donner une idée par un dessin, et il était impossible de faire le plan d'aucune de ses parties. À une autre demi lieue de là, sur une petite éminence, on voit plus distinctement le soubassement d'un temple absolument isolé de toute autre espèce de mines; on distingue encore trois assises de grosses pierres de grès qui servaient de stylobate, et arrivaient au sol du temple, devant lequel était un portique de six colonnes engagées dans le bas de leur fût. Ce monument conservant encore quelque forme dans la saillie, j'en fis un petit dessin. Nous marchâmes encore une heure et nous arrivâmes à Nagadi, gros et triste village assis sur le désert; un parti de Mamelouks l'avait dépouillé il y avait douze heures. Avant d'entrer dans le désert, nous envoyâmes des reconnaissance en avant, qui prirent quelques chameaux, et tuèrent une trentaine de Mekkains traîneurs. Nous nous portâmes jusqu'à une enceinte qui avait été d'abord un couvent retranché, habité par des Coptes, qui était ensuite devenu une mosquée, et définitivement ne servait plus qu'aux sépultures; nous nous y logeâmes en en chassant les chauves-souris, et en bouleversant les tombes. Un fort, un désert, des tombeaux! nous étions entourés de tout ce qu'il y a de triste au monde; et si, pour échapper à l'impression que de semblables objets pouvaient apporter à notre âme, nous sortions quelquefois la nuit pour respirer quelques instants: notre respiration était le seul bruit qui troublât le calme du néant qui nous épouvantait; le vent parcourant ce vaste horizon, sans rencontrer d'autres objets que nous, silencieux, nous rappelait encore, au milieu des ténèbres, l'immense et triste espace dont nous étions environnés.

Quelques marchands qui avaient eu le bonheur de sauver leurs pacotilles des Mamelouks, n'étaient pas très rassurés sur notre compte. Dénoncés par les cheikhs de Nagadi, ils nous apportèrent des présents: nous les refusâmes; ils en furent encore plus effrayés: accoutumés à voir des gens couverts d'or qui les mettaient à contribution, et nous voyant faits à peu près comme des bandits, ils crurent que nous allions les dévaliser; il n'y avait pas moyen de cacher leurs richesses. Nos porte-manteaux avaient été pris sur les barques; nous avions besoin de linge, nous leur fîmes donc ouvrir leurs ballots: tout espoir finit pour eux; nous choisîmes ce qui nous convenait, nous leur demandâmes ce que coûterait ce dont nous avions besoin; ils nous dirent que ce serait ce que nous voudrions; nous demandâmes le prix juste, et nous payâmes: ils furent si surpris, qu'ils touchaient leur argent pour savoir si cela était bien vrai; des gens armés et en force qui payaient! ils avaient parcouru toute l'Asie et toute l'Afrique, et n'avaient rien vu de si extraordinaire. Dès lors nous eûmes toute leur estime et toute leur confiance; ils venaient faire nos déjeuners, nous apportaient des confitures de l'Inde et de l'Arabie, des cocos, et nous faisaient le meilleur café qu'il fût possible de boire: ce mélange de dénuement et de recherche avait quelque chose de piquant; il n'y a pas de situation au monde qui n'ait ses jouissances, j'en appelle de cette vérité aux tombeaux de Nagadi.

Nagadi est un point important à occuper; il doit naturellement devenir la route la plus fréquentée du désert, puisqu'elle est la plus courte d'un jour; un commissionnaire peut venir de Cosséir à Nagadi en deux journées avec un dromadaire, et en trois à pied. Comme on ne trouve rien à Cosséir, le négociant qui y débarque en revenant de Gidda est très pressé d'arriver sur le bord du Nil; les moyens les plus courts lui paraissent donc les meilleurs; il demande des chameaux à Nagadi qui peuvent arriver le sixième jour. Le prix dans le moment où nous y étions, était d'une gourde forte, c'est à dire, cinq fr. le quintal; chaque chameau en porte quatre: ce prix doit augmenter en raison du commerce plus ou moins considérable, ainsi que le prix des chameaux qui n'était alors que de vingt piastres, au lieu de soixante qu'ils valaient avant notre arrivée; ce qui peut donner la mesure du malheur des circonstances, et combien la Mekke, Médine, et Gidda, ont dû souffrir des troubles de l'Égypte. Nous, qui nous vantions d'être plus justes que les Mamelouks, nous commettions journellement et presque nécessairement nombre d'iniquités; la difficulté de distinguer nos ennemis à la forme et à la couleur nous faisait tuer tous les jours d'innocents paysans; les soldats chargés d'aller à la découverte ne manquaient pas de prendre pour des Mekkains les pauvres négociants qui arrivaient en caravane; et avant que justice leur fût rendue (quand on avait le temps de la leur rendre), il y en avait eu deux ou trois de fusillés, une partie de leur cargaison avait été pillée ou gaspillée, leurs chameaux changés contre ceux des nôtres qui étaient blessés; et le profit de tout cela en dernière analyse passait aux employés, aux Copthes, et aux interprètes, les sangsues de l'armée, le soldat ayant sans cesse l'envie de s'enrichir, et le tambour du rassemblement ou la trompette du boute-selle lui faisait toujours abandonner et oublier ce projet. Le sort des habitants, pour le bonheur desquels sans doute nous étions venus en Égypte, n'était pas préférable; si à notre approche, la frayeur leur faisait quitter leur maison, lorsqu'ils y rentraient après notre passage, ils n'en retrouvaient que la boue dont sont composées les murailles. Ustensiles, charrues, portes, toits, tout avait servi à faire du feu pour la soupe; leurs pot s'étaient cassés, leurs graines étaient mangées, les poules et les pigeons rôtis; il ne restait que les cadavres de leurs chiens, lorsqu'ils avaient voulu défendre la propriété de leurs maîtres. Si nous séjournions dans leur village, on sommait ces malheureux de rentrer, sous peine d'être traités comme rebelles associés, à nos ennemis, et en conséquence imposés au double de contribution; et lorsqu'ils se rendaient à ces menaces, et venaient payer le miri, il arrivait quelquefois que l'on prenait leur grand nombre pour un rassemblement, leurs bâtons pour des armes, et ils essuyaient toujours quelques décharges des tirailleurs ou des patrouilles avant d'avoir pu s'expliquer: les morts étaient enterrés; et on restait amis jusqu'à ce qu'une occasion offrît à la vengeance une revanche assurée. Il est vrai que s'ils restaient chez eux, qu'ils payassent le miri, et fournissent à tous les besoins de l'armée, cela leur épargnait la peine du voyage et le séjour du désert; ils voyaient manger leurs provisions avec ordre, et pouvaient en manger leur part, conservaient une partie de leurs portes, vendaient leurs oeufs aux soldats, et n'avaient que peu de leurs femmes ou de leurs filles de violées: mais aussi ils se trouvaient coupables pour l'attachement qu'ils nous avaient montré; de sorte que quand les Mamelouks nous succédaient, ils ne leur laissaient pas un écu, pas un cheval, pas un chameau; et souvent le cheikh payait de sa tête la prétendue partialité qu'on lui imputait. Il était bien urgent pour ces malheureux qu'un pareil état de choses finît, et qu'on pût en organiser un autre: mais comment y parvenir tant que les Mamelouks ne voudraient pas se battre, et que des bandes fanatisées et affamées comme les Mekkains se joindraient à eux?

Nous apprîmes le troisième jour de notre séjour à Nagadi, que trois cents Mekkains avaient résolu, évitant partout les Français, de pousser tout à travers le désert jusqu'au Caire, de se perdre dans la population immense de cette ville, jusqu'à ce qu'ils pussent retourner dans leur patrie avec les caravanes, ou que quelque occasion leur fût ouverte de se venger de nous: on nous dit qu'au moment de mourir, leur chef leur avait suggéré ce parti, et leur avait conseillé de ne plus tenter de nous combattre; mais le neveu de l'émir, qui lui avait succédé dans le commandement, voulant conserver de l'autorité, et hériter de ce qui restait de butin fait sur les barques Françaises, leur avait fait croire que les trésors qu'il en avait tiré était resté dans le château de Benhouth, et que, dès que nous serions éloignés, il les ramènerait pour les reprendre; mais comme en attendant il fallait vivre, il les détachait par pelotons, et les envoyait marauder dans les villages; ce qu'ils exécutaient avec plus ou moins de succès; et par suite les paysans, dont ils étaient devenus le fléau, les traquaient, et en faisaient comme une chasse au loup: rencontrés par nos patrouilles; ils étaient ramassés, fusillés, et détruits comme des animaux nuisibles à la société; c'était ainsi qu'on leur démontrait que Mahomet n'avait point approuvé leur croisade, et que ce n'était point le ciel qui l'avait ordonnée: c'est ce qui fait le sujet d'un de mes tableaux; j'y ai représenté le moment où les paysans catholiques nous les amenaient au milieu de la nuit dans les tombeaux où nous étions logés.


Combat désavantageux de Birambar.

Le 2 Avril, le général Desaix envoya chercher trois cents hommes de notre demi-brigade, et cinquante cavaliers de ceux qui étaient avec nous, afin de remplacer à Birambar ceux qu'il emmenait pour renforcer le poste de Kéné: nous avions appris le même jour par nos espions que les Mamelouks et les Mekkains avaient quitté la Kittah, et que leurs traces annonçaient qu'ils avaient descendu au nord pour aller déboucher à Kéné ou à Samata. Les dispositions étaient bien prises de ce côté pour les tenir dans le désert, ou les surprendre s'ils voulaient en sortir; mais toutes ces mesures furent déjouées par l'ardeur de nos soldats, et la confiance de leurs officiers: les éclaireurs du corps que le général Desaix conduisait à Kéné rencontrèrent l'arrière garde des Mamelouks, et les chargèrent. Le corps de cavalerie voulut soutenir les éclaireurs; mais s'étant imprudemment trop écarté de l'infanterie pour en être lui-même soutenu, il fut en quelques minutes chargé et sabré; deux chefs de bataillon payèrent de leur vie leur imprudence, vingt dragons furent tués: l'artillerie aurait été d'un grand secours, mais elle était trop en avant; les Mamelouks, qui craignaient de la voir revenir, continuèrent leur route, contents d'avoir échappé à nos embûches, d'avoir sauvé leur convoi, et confirmé à nos cavaliers qu'ils manoeuvraient plus rapidement et savaient mieux espadonner. Deux cents hommes d'infanterie et une pièce de canon eussent changé cette échauffourée en une victoire bien importante dans la détresse où se trouvaient les beys et les kiachefs; déjà dispersés et abandonnés par une partie de leurs Mamelouks: mais une négligente confiance, un défaut d'ensemble dans la marche, mirent un défaut d'ensemble dans l'attaque; les ordres de Desaix mal entendus et arrivés trop tard coûtèrent la vie à plusieurs braves officiers. Le chef de brigade Duplessis, militaire distingué, qui avait commandé dans l'Inde, et avait servi utilement et glorieusement sa patrie, atteint de l'inculpation de ne s'être jamais signalé dans la dernière guerre, en saisit avec fureur la première occasion; il oublie les ordres qu'il a reçus de se tenir sur une hauteur dans le poste inattaquable qu'il occupait; il se porte en avant, devance ceux qu'il commande, et se précipite de sa personne au milieu des ennemis; choisissant celui qui lui semble, le plus apparent, il pousse à lui: c'était Osman, le plus vaillant des beys; leurs deux chevaux se heurtent; celui de Duplessis s'accule: il saute sur sa selle, saisit Osman au corps, et l'étouffait dans ses bras; mais pendant cette lutte digne de l'ancienne chevalerie, le malheureux Duplessis, qui n'avait pas été suivi, se trouva environné, et fut percé d'un coup de lance sur le corps même de son adversaire: j'en ai fait le dessin d'après les détails qui m'ont été donnés depuis par un kiachef, tout à la fois spectateur et acteur de ce combat, et qui ne parlait qu'avec enthousiasme de l'intrépidité de notre officier.

Le combat de Birambar, quoiqu'imprudemment combiné, eut cependant des suites presque décisives pour la dissolution du reste de la coalition des beys: nous apprîmes par des espions envoyés sur le champ de bataille que de quatre morts, deux avaient de la barbe, par conséquent que c'étaient tout au moins des kiachefs: les Mamelouks ordinaires sont rasés; ce n'est qu'en recevant quelques dignités, et par conséquent la liberté, qu'il leur est permis de se marier et de se laisser croître la barbe. Nous apprîmes depuis que l'un d'eux était Mustapha, kiachef abou-diabe, c'est-à-dire, père de la barbe; chacun des beys et des kiachefs a un nom de guerre, soit sobriquet, soit titre honorable, qu'il change d'après les circonstances, et qui devient alternativement glorieux ou ridicule: nous sûmes aussi que Assan-bey avait reçu une balle au cou, et un coup de sabre au bras; qu'Osman bey eut presque tous les doigts coupés; que douze des plus braves de ses Mamelouks avaient été mis hors de combat; et, ce qui était encore plus important, c'est qu'après avoir eu l'avantage dans cette rencontre, la crainte de trouver l'infanterie dans leur route, et de perdre leur équipage, leur avait fait rebrousser chemin et les avait fait rentrer dans le désert. Nous apprîmes par ceux que nous avions envoyés à la Kittah, qu'ils y étaient revenus faire de l'eau, et avaient pris la route de Redisi, dirigeant leur marche sur la Haute Égypte. J'avoue que toutes les dispositions militaires qui me reportaient sur Thèbes et la rive droite du Nil me paraissaient les meilleures; aussi je crois que je fus le seul à me réjouir de l'ordre que nous reçûmes d'aller les atteindre, ou les pousser plus loin que Redisi. Nous partîmes de Nagadi, suivant le revers des montagnes, derrière lesquelles marchaient les Mamelouks: nous sûmes par quelques domestiques qui les avaient quittés à la Kittah, qu'ils étaient dans une détresse pitoyable, et qu'ils périraient tous, si dans trois jours ils n'atteignaient à Redisi.


Retour à Thèbes.

Nous arrivâmes vers midi sur le sol de Thèbes: nous vîmes à trois quarts de lieue du Nil les ruines d'un grand temple, dont aucun voyageur n'a parlé, et qui peut donner la mesure de l'immensité de cette ville, puisqu'à supposer que ce fut le dernier édifice de sa partie orientale, il se trouvé à plus de deux lieues et demie de Medinet-Abou, où est le temple le plus occidental. C'était la troisième fois que je traversais Thèbes; mais, comme si le sort eût arrêté que ce fût toujours en hâte que je verrais ce qui devait autant m'intéresser, je me bornai encore cette fois à tâcher de me rendre compte de ce que je voyais, et à noter ce que j'aurais à prendre à mon retour, si j'étais plus heureux. Je cherchais à démêler si à Thèbes les arts avaient eu des époques et une chronologie: s'il avait existé un palais en Égypte, ce devait être à Thèbes qu'il fallait en chercher les restes, puisque Thèbes en avait été la capitale; s'il y avait des époques dans les arts, les résultats de ses premiers essais devaient être aussi dans la capitale, le luxe et la magnificence ne s'éloignant que progressivement de ce premier point, puisqu'ils ne marchent qu'avec l'opulence et le superflu. Enfin nous arrivâmes à Karnak, village bâti dans une petite partie de l'emplacement d'un seul temple, qui, comme on l'a dit, a effectivement de tour une demi heure de marche: Hérodote, qui ne l'avait pas vu, a donné une juste idée de sa grandeur, et de sa magnificence; Diodore et Strabon, qui n'en virent que les ruines, semblent avoir donné la description de son état actuel; tous les voyageurs, qui tout naturellement ont dû paraître les copier, ont pris l'étendue des masses pour la mesure de la beauté, et, se laissant plutôt surprendre que charmer, en voyant la plus grande de toutes les ruines, n'ont pas osé leur préférer le temple d'Apollinopolis à Etfu, celui de Tintyra, et le seul portique d'Esné; il faut peut-être renvoyer les temples de Karnak et de Louxor au temps de Sésostris, où la fortune venait d'enfanter les arts en Égypte, et peut-être les montrait au monde pour la premier fois. L'orgueil d'élever des colosses fut la première pensée de l'opulence: on ne savait point encore que la perfection dans les arts donne à leurs productions une grandeur indépendante de la proportion; que la petite rotonde de Vicence est un plus bel édifice que S. Pierre de Rome; que l'École de chirurgie de Paris est aussi grandiose que le Panthéon de la même ville; qu'un camée peut être préférable à une statue colossale. C'est donc la somptuosité des Égyptiens qu'il faut voir à Karnak, où sont entassés, non seulement des carrières, mais des montagnes façonnées avec des proportions massives, une exécution molle dans le trait, et grossière dans l'appareil, des bas reliefs barbares, des hiéroglyphes sans goût et sans couleurs dans la manière dont la sculpture en est fouillée. Il n'y a de sublime pour la dimension et la perfection du travail que les obélisques, et quelques parements des portes extérieures, qui sont d'une pureté vraiment admirable; si les Égyptiens dans le reste de cet édifice nous paraissent des géants, dans cette dernière production ce sont des génies: aussi suis-je persuadé que ces sublimes embellissements ont été postérieurement ajoutés à ces colossales monuments. On ne peut nier que le plan du temple de Karnak ne soit noble et grand; mais l'art des beaux plans a toujours devancé en architecture celui de la belle exécution des détails, et lui a toujours survécu plusieurs siècles après sa corruption, comme l'attestent à la fois les monuments de Thèbes comparés à ceux d'Esné et de Tintyra, et les édifices du règne de Dioclétien comparés à ceux du temps d'Auguste.

Il faut ajouter aux descriptions connues de ce grand édifice de Karnak que ce n'était encore qu'un temple, et que ce ne pouvait être autre chose; que tout ce qui y existe est relatif à un très petit sanctuaire, et avait été ainsi disposé pour inspirer la vénération dont il était l'objet, et en faire une espèce de tabernacle. À la vue de l'ensemble de toute cette ruine l'imagination est fatiguée de la seule pensée de le décrire: étant dans l'impossibilité d'en faire un plan, j'en traçai seulement une image pour m'assurer un jour que ce que j'avais vu existait; il faut que le lecteur jette les yeux sur cette esquisse, et qu'il se dise que des cent colonnes du seul portique de ce temple, les plus petites ont sept pieds de diamètre, et les plus grandes en ont onze; que l'enceinte de sa circonvallation contenait des lacs et des montagnes; que des avenues de sphinx amenaient aux portes de cette circonvallation; enfin que, pour prendre une idée vraie de tant de magnificence, il faut croire rêver en lisant, parce que l'on croit rêver en voyant: mais en même temps il faut se dire relativement à l'état présent de cet édifice que sa destruction défigure une grande partie de son ensemble; tous les sphinx sont tronqués méchamment: fatiguée de détruire, la barbarie en a cependant négligé quelques-uns; ce qui a pu faire voir qu'il y en avait qui étaient à tête de femme, d'autres à tête de lion, de bélier, et de taureau: l'avenue qui se dirigeait de Karnak à Louxor était de cette dernière espèce; cet espace, qui est d'à peu près une demi lieue, offre une suite continuelle de ces figures parsemées à droite et à gauche, d'arrachements de murs en pierres, de petites colonnes, et de fragments de statues. Ce point étant le centre de la ville, le quartier le plus avantageusement situé, on doit croire que c'était-là qu'était le palais des grands ou des rois; mais si quelques vestiges peuvent le faire présumer, aucune magnificence ne le prouve.

Louxor, le plus beau village des environs, est aussi bâti sur l'emplacement, et à travers les ruines d'un temple moins grand que celui de Karnak, mais plus conservé, le temps n'ayant point écrasé les masses de leur propre poids. Ce qu'il y a de plus colossal ce sont quatorze colonnes de dix pieds de diamètre, et, à sa première porte, deux figures en granit enterrées jusqu'à la moitié des bras, devant lesquelles sont les deux plus grands obélisques connus et les mieux conservés. Il est sans doute glorieux pour les fastes de Thèbes que la plus grande et la plus riche des républiques ne se soit pas crue assez de superflu, non pour faire tailler, mais seulement pour tenter de transporter ces deux monuments, qui ne sont qu'un fragment d'un seul des nombreux édifices de cette étonnante ville.

Une particularité du temple de Louxor, c'est qu'un quai, revêtu avec un épaulement, garantissait la partie orientale qui avoisinait le fleuve, des dégradations qu'auraient pu y causer les débordements: cet épaulement, réparé et augmenté en briques dans un temps postérieur, prouve que le lit du fleuve n'a jamais changé, et la conservation de cet édifice, que le Nil n'a jamais été bordé d'autres quais, puisque dans toutes les autres parties de la ville on ne trouve pas d'autres vestiges de cette espèce de construction.

Je fis, malgré l'ardeur excessive d'un soleil du midi, un dessin de la porte du temple, qui est devenue celle du village de Louxor; rien de plus grand et de plus simple que le peu d'objets qui composent cette entrée; aucune ville connue n'est annoncée aussi fastueusement que ce misérable village, composé de deux à trois mille habitants, nichés sur les combles ou tapis sous les plates-formes de ce temple, sans cependant que cela lui donne l'air d'être habité.

Pendant que je dessinais, notre cavalerie était aux prises avec quelques Mamelouks égarés, dont ils tuèrent deux, et prirent les armes et les chevaux de ceux qui trouvèrent leur salut en gagnant l'autre rive à la nage.

Nous partîmes à deux heures, et arrivâmes à Salamiéh après treize heures de route, comme si ce nombre d'heures de marche eût été un règlement pour toutes les journées où nous avions Thèbes à traverser. Le lendemain nous rentrâmes dans le désert, et arrivâmes d'assez bonne heure devant Esné. Le jour d'après, en nous mettant en route, nous trouvâmes un petit temple très fruste, mais cependant très pittoresque, et remarquable par son plan, et par quelques uns de ses détails: il est composé d'un portique de quatre colonnes de face, de deux pilastres, et de deux colonnes de profondeur; le sanctuaire au milieu, et deux pièces latérales, dont celle de droite est détruite; dans le portique il y a une porte prise dans l'épaisseur du mur latéral de droite, dont l'usage ne pouvait être que celui d'un petit sanctuaire à déposer les offrandes. Une autre singularité dans l'élévation de l'édifice, c'est que les chapiteaux des deux colonnes du milieu du portique sont avec des têtes en relief, et que les deux autres sont à chapiteaux évasés: cet édifice est un des plus frustes que j'aie vus en Égypte: cette grande dégradation tient sans doute à la nature du grès dont il est construit; les accessoires sont mieux conservés que dans les autres temples, ce que l'on doit attribuer sans doute à l'emploi d'une meilleure nature de brique; on y peut reconnaître assez distinctement la circonvallation du temple, dans laquelle étaient contenus les logements des prêtres; toute cette enceinte était un peu élevée au-dessus de la très petite ville de Contra Latopolis, qui était bâtie à l'entour de ce monument. Il semble qu'il était d'usage que toutes les grandes villes bâties sur le bord du Nil eussent à l'autre rive un autre petite ville ou port, et peut-être cette autre ville était située ainsi pour la commodité du commerce. À peine faisait-il jour, la troupe défilait; je n'eus le temps de faire que très rapidement le dessin que je viens de décrire; je regrettai de n'avoir pas celui d'étudier mieux les détails du plan et des fabriques accessoires au temple.

Nous continuâmes de longer la montagne: à cette hauteur la partie droite de l'Égypte est si étroite, qu'à deux reprises la chaîne s'approche jusqu'au Nil; notre artillerie eut de la peine à passer, ce qui nous fit perdre une partie considérable de la journée: au-delà de ces passages les rochers changèrent de nature; nous trouvâmes les carrières de grès d'où sans doute sont sortis la ville et les temples de Chénubis, où nous arrivâmes une heure après. À un quart de lieue en avant de cette ville sont deux tombeaux taillés dans le rocher, et un petit sanctuaire, entouré d'une galerie, avec un portique: ce monument était isolé, et placé là comme les chapelles que la catholicité a dans les campagnes; j'en fis à la hâte un petit dessin, et courus au galop en faire un autre du temple ou des temples de Chénubis: car les ruines que l'on trouve dans cette ville sont si morcelées, et dans des proportions si différentes entre elles, qu'il est très difficile de se rendre compte de ce qu'en pouvait être le plan. Ce qu'il y a de plus considérable et de plus élevé sont six colonnes, dont trois à chapiteaux que je nommerai à renflement, parallèles à trois autres à chapiteaux évasés, unis par un entablement, ainsi que j'avais pu le distinguer en passant sur la barque: je pus voir de plus près qu'elles n'étaient pas bâties du même temps; que celles à chapiteaux évasés n'avaient jamais été finies, et avaient été ajoutées en galerie aux premières. Devant ce fragment, au sud, on voit les soubassements d'un portique, que l'on reconnaît aussi n'avoir pas été achevé; toujours au sud est un morceau de granit qui paraît être les restes d'une statue colossale: à la partie orientale était une pièce d'eau, revêtue et décorée à son pourtour d'une galerie en colonnes: dans la partie occidentale de la ville, on voit encore la porte d'un sanctuaire, et deux fragments, de proportion très petite, dont il est difficile de se rendre compte; en avant du tout était un revêtissement en forme de quai, sur le Nil. Parmi ces ruines d'architecture on en trouve aussi quelques unes de sculpture, entre autres celles d'un groupe de deux figures accouplées, de trois pieds de proportion, dont les têtes ont été brisées. Ce que Chénubis a de plus particulier, c'est une enceinte de muraille, bâtie en brique non cuite; cette muraille, de forme conique, a plus de vingt cinq pieds d'épaisseur à sa base: cet ouvrage extraordinaire existe encore en grande partie dans son entier. Est-ce un ouvrage Arabe? l'histoire n'en fait mention nulle part; d'ailleurs il n'y a aucuns débris ni décombres de fabriques Arabes dans l'enceinte de Chénubis: si c'était un ouvrage de la haute antiquité, il nous apprendrait qu'il n'est pas besoin de faire jamais de fortification d'une autre espèce en Égypte, excepté pour les chambranles et embrasures, et toutes les parties où il y a fatigues de mouvement. Ici toutes les grandes masses ont complètement résisté au temps, et pourraient encore servir de défense.

Après avoir fait à toutes voiles un dessin de Chénubis en descendant le fleuve en barque, il m'en fallut faire à toute bride un autre en remontant par terre, maudissant la guerre, les guerriers, et l'importance de leurs opérations, qui me faisaient toujours tout quitter pour courir en vain après des gens qui faisaient en un jour plus de chemin que nous en trois, et auxquels nous avions laissé les passages ouverts. C'était pour aller de grand jour coucher à trois quarts de lieue de Chénubis, que cette vaine hâte avait été ordonnée si impérieusement. Le lendemain, après avoir marché une heure, nous trouvâmes à rase terre les arrachements de deux temples, dont il est impossible de prendre ni plan ni vue; ils semblent être restés là seulement pour marquer l'emplacement de la ville de Jurion-Lucine, que l'infaillible d'Anville a placée à cette hauteur. Nous arrivâmes enfin par le désert à la gorge de Redisi, qui est un quatrième débouché de la Kiffah, mais qui n'est pas pratiqué par le commerce, et dont la route avait été fatale aux Mamelouks, car ils y avaient presque tous perdu leurs chevaux, une partie de leurs chameaux, nombre de serviteurs, et vingt-six femmes, de vingt-huit que les beys avaient emmenées: leur marche était tracée par les désastres, qu'ils laissaient derrière eux, les tentes, les armes, les habits, les cadavres de chevaux exténués, les chameaux restés sous le poids de leur charge, des serviteurs, des femmes abandonnées. Qu'on se peigne le sort d'un malheureux, haletant de fatigue et de soif, la gorge desséchée, respirant avec peine un air ardent qui le dévore; il espère qu'un instant de repos lui rendra quelques forces; il s'arrête, il voit défiler ceux qui étaient ses compagnons, et dont il sollicite en vain le secours; le malheur personnel a fermé tous les coeurs; sans détourner un regard, l'oeil fixe, chacun suit en silence la trace de celui qui le précède; tout passe, tout fuit; et ses membres engourdis, déjà trop chargés de leur pénible existence, s'affaissent, et ne peuvent être ranimés ni par le danger ni par la terreur: la caravane a passé, elle n'est déjà pour lui qu'une ligne ondoyante dans l'espace, bientôt elle n'est plus qu'un point, et ce point s'évanouit; c'est la dernière lueur de la lumière qui s'éteint: ses regards égarés cherchent et ne rencontrent plus rien; il les ramène sur lui-même, et bientôt ferme les yeux pour échapper à l'aspect du vide affreux qui l'environne; il n'entend plus que ses soupirs; ce qui lui reste d'existence appartient à la mort; seul, tout seul au monde, il va mourir sans que l'espoir vienne un instant s'asseoir auprès de son lit de mort; et son cadavre, dévoré par l'aridité du sol, ne laissera bientôt que des os blanchis, qui serviront de guide à la marche incertaine du voyageur qui aura osé braver le même sort.

C'est le tableau que nous offrit la trace du passage des Mamelouks; c'est à ces signes effrayants que nous reconnûmes la direction de leur marche: il y avait trois jours qu'ils étaient passés; ils avaient remonté vers les cataractes, et étaient allés se rafraîchir dans une île entre Baban et Ombos. J'ai déjà parlé de l'abondance de cette île dans ma route de Syene: leur état de détresse nous tranquillisant sur leurs intentions, nous bornâmes là notre poursuite, dans un pays où nous ne pouvions espérer de trouver aucunes ressources, les Mamelouks qui nous précédaient ayant dû achever de les consommer.

Nous vînmes camper, ou, pour mieux dire, nous reposer près du fleuve; nous nous établîmes parmi des tombeaux, et près de deux arides mimosas, qui pouvaient seuls nous indiquer qu'on avait vécu là, et que la nature y végétait encore. On renvoya tout ce dont on pouvait se passer à Etfu; et j'accompagnai ce surplus, dans l'espérance de voir à mon aise le sublime temple d'Apollinopolis, le plus beau de l'Égypte, et le plus grand après ceux de Thèbes: bâti à une époque où les arts et les sciences avaient acquis toute leur splendeur, toutes les parties en sont également belles dans leur exécution; le travail des hiéroglyphes également soigné, des figures plus variées, l'architecture plus perfectionnée que dans les édifices de Thèbes, qu'il faut reléguer à des temps bien antérieurs. Mon premier soin fut de prendre un plan général de l'édifice. Rien de plus simple que les belles lignes de ce plan, rien de plus pittoresque que l'effet produit dans l'élévation par la variété des dimensions de chaque membre de ce bel ensemble: tout ce superbe édifice est posé sur un sol élevé qui domine non seulement le pays, mais toute la vallée: sur un plan beaucoup plus bas et tout près de ce grand temple en est un petit, presque enfoui jusqu'à son comble; ce qui en reste encore d'apparent est dans un creux entouré de décombres, qui laissent voir un petit portique de deux colonnes et de deux pilastres, un péristyle et le sanctuaire du temple, autour une galerie en pilastres. Une colonne avec un chapiteau, qui sort des décombres à quarante pieds en avant du portique, et un angle de mur, à cent pieds au-delà, attestent qu'il y avait encore une cour devant ce temple: une singularité de ce monument, c'est que dans un édifice d'une exécution aussi recherchée les portes ne sont point régulièrement au centre. On doit croire qu'il fut dédié au mauvais génie, car la figure de Typhon est en relief sur les quatre côtés de la dalle qui surmonte chacun des chapiteaux; toute la frise et tous les tableaux de l'intérieur sont analogues à Isis se défendant des attaques de ce monstre. Je fis une vue du rapprochement de ce petit temple avec le grand; j'en fis une autre du grand temple en sens contraire, qui peut donner l'idée de sa position dans la vallée; j'en fis une troisième de l'intérieur de ce même temple pris à l'angle du portique, qui offre l'aspect de la cour, de ses galeries, et de la porte extérieure, et j'augmentai considérablement ma collection d'hiéroglyphes, particulièrement par le dessin de la frise de l'intérieur du portique: je dessinai plusieurs chapiteaux.

Le second jour, le général Belliard arriva, et nous partîmes le lendemain. À quelque distance d'Etfu, je trouvai sur la rive du Nil les restes d'un quai près l'embouchure d'un grand canal; aucune autre ruine n'accompagne ce fragment: deux escaliers qui viennent à la rencontre l'un de l'autre annoncent cependant que ce n'est pas simplement pour résister au fleuve qu'avait été construit ce quai; les escaliers qui servaient à y descendre étaient d'un usage journalier qui suppose la présence antique d'une ville, ou tout au moins d'habitations dont on a perdu le nom et la mémoire: j'en fis le dessin. Nous repassâmes sur les ruines d'Hiéracopolis, dont j'ai déjà parlé, et nous vînmes coucher à quatre lieues d'Etfu: nous nous remîmes en route à une heure du matin, et arrivâmes à Esné le 13 Avril, rendus de fatigue. Je me berçais de l'espoir d'obtenir quelques jours de repos; mais nous apprîmes à notre arrivée que le reste des Mekkains, unis à quelques Mamelouks, avaient marché sur Girgé; que, prévenus et battus à Bardis, ils n'en avaient tenu compte, et étaient venus à Girgé pour piller le bazar, où une partie avait été cernée et battue de nouveau, et que cependant le peu de ceux qui restaient étaient encore à craindre, parce qu'ils ameutaient des fanatiques: nous nous remîmes donc en route pour retourner occuper les bouches du désert. Nous employâmes toute une nuit à passer le fleuve: lorsque nous nous mîmes en route, le soleil était élevé et déjà brûlant; nous fîmes halte sous l'ardeur de ses rayons, et vînmes ensuite coucher à Salamié. Le lendemain, après quelques heures de marche, j'aperçus pour la quatrième fois les restes de Thèbes: j'en fis une vue dans une situation d'où l'on pouvait découvrir à la fois toutes les ruines de l'un et de l'autre côté du fleuve, depuis Karnak jusqu'à Médinet-A-Bou, c'est-à-dire, l'espace de six milles. Il reste cependant encore hors de cette vue une ruine au nord-est, au village de Guedime, à trois quarts de lieue en arrière, ce qui donne à Thèbes plus de deux lieues et demie de traversée, occupées par des monuments: nous nous arrêtâmes cette fois à Karnak; ce qui fut une première bonne fortune pour moi. Ne pouvant à moi seul lever le plan ni faire de grandes vues de cette masse de ruines, qui au premier aspect ressemble à un chantier de carrières, ou plutôt à des montagnes entassées, mon projet fut d'employer les deux heures que nous devions y passer à dessiner les bas-reliefs historiques, prendre et donner une idée de cette sculpture primitive, du style et de la composition des tableaux de ce temps, et de l'état de cet art, à une époque si reculée, qu'il est possible que s'en soient là les plus anciennes productions.

Je dessinai les fragments les plus conservés, un Pharaon, Memnon, Ossimandué, peut-être Sésostris combattant seul sur un char; il poursuit des nations lointaines portant barbe et de longues tuniques; il les culbute dans un marais; il les obligé à se réfugier dans une forteresse. Dans un fragment, il renverse le chef, déjà atteint d'une flèche: dans un second, il ramené les captifs: dans un troisième; il les présente enchaînés aux trois divinités de la protection desquelles il tient sans doute la victoire; car il est à remarquer que, dans toutes les actions ci-dessus, ses armes ont toujours été accompagnées et protégées par un ou deux éperviers emblématiques. Les divinités auxquelles il fait ses offrandes sont celles de l'abondance, sous la figure d'un Priape, tenant de sa main droite un fléau; c'était à ce dieu qu'était consacré le temple de Karnak, le plus grand de Thèbes, un des plus anciens et des plus grands qui aient jamais été construits. À prendre depuis le sanctuaire jusqu'aux murs de circonvallation, ce dieu est présenté de la manière la moins équivoque par le trait qui le caractérise. J'aurais voulu aussi dessiner le bas-relief représentant un navire conduit par des nautoniers; mais il est trop ruiné, et manque de tout ce qui pourrait éclaircir le sens qu'il renferme. La journée s'avançait, et nous n'avions encore rien mangé: les voyageurs ne sont pas comme les héros de romans, ils sentent quelquefois le besoin de se restaurer: le soleil nous gagna; il fut résolu que nous coucherions à Karnak. Je me remis bien vite à l'ouvrage, je parcourus les ruines; je me convainquis qu'il faudrait huit jours pour lever un plan un peu satisfaisant de ces groupes d'édifices enceints dans la même circonvallation. Je m'en tins donc encore à la petite image sans mesure que j'en avais faite à l'autre voyage, pensant qu'à l'aide de quelques lignes je ferais encore mieux concevoir quelle est la forme de cet édifice, qu'en en donnant une longue description.

Je n'ai pu mesurer à la toise quelle pouvait être la surface de ce groupe d'édifices, mais, à plusieurs reprises, en suivant à cheval les traces de son enceinte, j'ai toujours mis vingt-cinq minutes, allant au trot, pour en faire le tour. Cette circonvallation était ouverte par six portes qui existent encore, dont trois étaient précédées d'avenues de sphinx: elle contenait non seulement le grand temple, mais trois autres absolument distincts, ayant tous leurs portes, leurs portiques, leurs cours, leurs avenues, et leur enceinte particulière. Étaient-ce des temples? étaient-ce des palais? les souverains logeaient-ils sous les portiques des temples? ou leurs palais étaient-ils semblables à ces édifices? ou enfin n'occupaient-ils que des maisons d'une construction qui n'a pu résister au temps? ce qu'il y a de certain c'est que, s'ils habitaient ce que nous devons regarder à leur distribution comme des édifices sacrés, ils n'étaient pas commodément logés: de grandes cours avec des galeries ouvertes, des portiques formés d'entrecolonnements étroits ne pouvaient être que désagréables à habiter; le peu de chambres qui existent, petites, sans air ni lumière, couvertes de pieuses allégories, ne devaient pas recréer leurs yeux ni leur imagination: j'ai été d'ailleurs dans le cas d'observer qu'une partie de ces chambres obscures contenaient de petits tabernacles, renfermant sans doute ou la figure de la divinité, ou l'animal qui en était l'emblème, ou le trésor du temple; ce qui en faisait tout naturellement un lieu sacré, et fermé pour tout autre que pour les prêtres. Il est donc à croire que c'étaient des collèges nombreux de ces prêtres qui occupaient les vastes enceintes de ces édifices, et que, dépositaires des lumières, ils étaient aussi du pouvoir et de ses moyens. Quelle monotonie! quelle triste sagesse! quelle gravité de moeurs! J'admire encore avec effroi l'organisation d'un pareil gouvernement; les traces qu'il a laissées me glacent et m'épouvantent encore. La divinité, sacerdotalement vêtue, d'une main tient un crochet, de l'autre un fléau, l'un sans doute pour arrêter, et l'autre pour punir: la loi porte partout la chaîne, et la mesure; je vois les arts se traîner sous le poids de cette chaîne, et son génie m'en paraît accablé: ce signe de la génération tracé sans pudeur jusqu'au sanctuaire des temples m'annonce que pour détruire la volupté ils en avaient encore fait un devoir: pas un cirque, pas une arène, pas un théâtre! des temples, des mystères, des initiations, des prêtres, des victimes! pour plaisirs, des cérémonies! pour luxe, des tombeaux! Le mauvais génie de la France évoqua sans doute l'âme d'un prêtre Égyptien, lorsqu'il anima le monstre qui imagina, pour faire notre bonheur, de nous rendre tristes et atrabilaires comme lui.

Après avoir parcouru l'espace qu'il fallait observer pour avoir les détails de l'édifice, je me trouvai à la partie sud-ouest de cette enceinte, où sont compris d'autres temples particuliers: je fis la vue d'un de ces temples. L'intérieur du monument me fit éprouver une sensation nouvelle: derrière les deux mâles que l'on voit dans l'estampe est un portique ouvert de vingt-huit colonnes; ce portique, lourd dans ses proportions, a un caractère dont l'austérité fait la noblesse; tant il est vrai qu'en architecture, quand les lignes sont longues, qu'il y en a peu, et que rien ne les coupe, l'effet est toujours grand et imposant! Au fond de ce premier portique, une large porte en laisse voir un second, porté par huit colonnes sur deux rangs, de proportion encore plus grave et d'un caractère que l'obscurité rend encore plus terrible; c'est le temple des Euménides: une pièce longue et étroite suivie de deux autres plus obscures précède un sanctuaire, absolument enfoui; un mur de circonvallation isole ce monument, qui semble être l'asile de la terreur. J'avais fait un dessin de la vue extérieure de cet édifice; je voulais en faire un de l'intérieur avec le sentiment qu'il, m'inspirait, mais j'éprouvai à cet instant un tel degré de lassitude physique et morale, que je ne trouvai plus de faculté pour exécuter; j'étais épuisé, j'étais incapable de rendre ce que je concevais: j'avais dessiné des bas-reliefs, des hiéroglyphes; j'avais pris connaissance de toutes les localités; j'avais fait une vue générale du temple, prise de la porte de l'est, qui est le point d'où on découvre quelques formes à ce chantier de carrières, qu'ont laissé les écroulements de ces édifices gigantesques, et dont chaque débris ne se distingue que par la réflexion et dans l'éloignement; et enfin j'avais fait encore une autre vue de la partie sud de ces édifices.

Il avait fait si chaud que le sol m'avait brûlé les pieds à travers ma chaussure; je n'avais pu me fixer pour dessiner qu'en faisant promener mon serviteur entre le soleil et moi pour rompre les rayons et me faire, un peu d'ombre de son corps; les pierres avaient acquis un tel degré de chaleur, qu'ayant voulu ramasser des agates cornalines, que l'on trouve en grand nombre dans l'enceinte même de la ville, elles me brûlaient au point que, pour en emporter j'avais été obligé de les jeter sur mon mouchoir, comme on toucherait à des charbons ardents. Harassé, j'allai me jeter dans un petit tombeau Arabe, qu'on nous avait préparé pour la nuit, et qui me parut un boudoir délicieux, jusqu'au moment où l'on me dit que, lors de notre dernier passage; on y avait égorgé un des nôtres qui était resté en arrière de la colonne: les marques de cet assassinat, empreintes encore, contre les murs, me firent horreur; mais j'étais couché, je m'endormis; j'étais si las, que je crois que je ne me serais pas relevé de dessus le cadavre même de cette malheureuse victime.

Nous partîmes le lendemain avant le jour: j'emportais cette fois plus de dessins et moins de regrets; je soupirais cependant dans la pensée que je quittais peut-être Thèbes pour toujours: sa situation éloignée de tout établissement, la férocité de ses habitants, le miri payé, tout me démontrait qu'il fallait renoncer à l'espoir d'y revenir: je n'avais pas vu les tombeaux des rois; mais il fallait des soldats pour les aller chercher, et les troupes étaient fatiguées outre mesure par les marches forcées et répétées qu'elles venaient de faire; je me recommandai aux événements, et dans la suite ils secondèrent mes désirs.

À la pointe du jour, je m'approchai assez près de Guédime pour voir la ruine qui y existe: quatre colonnes portent encore trois pierres de leur entablement, et en avant on voit la base de deux môles, absolument ruinés et sans forme; ce sont les seuls fragments qui restent d'un monument, qui aujourd'hui a du moins le grand avantage de servir comme de jalons pour mesurer monumentalement l'extension de Thèbes.

À midi, nous arrivâmes à Kous, où nous apprîmes que les Mekkains avaient passé par les mains de tous nos détachements, et en fuyant avaient passé à Tata sous le sabre de notre cavalerie, qui, pour la tranquillité du pays, avait exterminé tout ce qui en restait; leurs besoins les avaient rendus un véritable fléau, et les propriétaires les poursuivaient comme des bêtes féroces.

Les habitants de Kous, toujours bien intentionnés, et qui nous avaient accueillis lors même qu'ils croyaient que nous marchions à une perte certaine, vinrent au-devant de nous, et nous reçurent comme des triomphateurs.

Le chérif de la Mekke avait envoyé au général Desaix pour protester contre l'expédition de ses compatriotes, et pour proposer alliance et amitié; les villes de Gidda et de Tor demandaient aussi la paix, et Cosséir offrit de se soumettre. Nous sûmes que Soliman et un autre bey étaient allés avec leurs femmes aux Oasis; nous pûmes juger de la détresse des autres à la soumission des habitants, au paiement volontaire du miri, au rapprochement des chefs d'Arabes, et à une hilarité répandue dans le pays, que je n'avais pas encore vue, et qui me fit espérer qu'à l'avenir nous pourrions faire en même temps le bonheur des naturels du pays, et la fortune des colons.

Desaix fit annoncer que les terres ensemencées qui avaient été mangées en herbe par les Mamelouks et par les Français ne paieraient pas le miri; ce premier règlement d'équité charma les habitants autant qu'il les surprit; mais ils furent entièrement conquis lorsqu'on leur déclara qu'ils pouvaient se vêtir sans distinction, comme le leur permettraient leurs moyens, sans que cela compromît leurs propriétés. Des négociants de Cosséir, qui s'étaient tenus cachés, sortirent de leur village, et vinrent acheter du blé à Kéné; ceux de Gidda arrivèrent sur leurs vaisseaux chargés de café, et vinrent avec ceux de Cosséir offrir de payer, un droit qui n'était plus arbitraire. Enfin nous commençâmes à voir de l'argent arriver sans baïonnettes, la paille, l'orge, et les boeufs, garnir nos magasins et nos parcs; et les chefs de village nous promirent au nom des cultivateurs que la campagne, alors ridée et sèche, serait l'année prochaine verdoyante, et couverte de moissons, dont le seul miri surpasserait la totalité de la récolte de cette année.

Les caravanes députaient aussi vers nous et nous demandaient des passeports; les Mamelouks abandonnés par leurs maîtres venaient nous apporter leurs armes, nous demander à servir dans l'armée: nous avions donc le spectacle satisfaisant de l'écroulement d'un gouvernement odieux à tous, sans ressource dans sa détresse, et ne conservant pas une seule base sur laquelle il pût fonder son rétablissement.


Apollinopolis parva--Inscription Grecque.

Également éloignés d'Elfy-Bey, qui avait descendu le fleuve, et d'Osman, qui l'avait remonté jusqu'à Syene, nous nous reposâmes quelques jours à Kous: je fis le dessin du couronnement d'une porte, le seul morceau d'antiquité qui reste de l'ancienne Apollinopolis parva. Ce seul fragment semble plus grand que tout le reste de la ville; il offre un tableau frappant du caractère monumental de l'architecture des Égyptiens; le reste de cet édifice est sans doute enfoui sous la montagne d'ordures, sur laquelle est bâtie, la ville moderne. Je copiai aussi ce qui restait d'une inscription écrite sur le listel de la gorge du couronnement de cette porte: cette inscription était postérieure au monument; je crus voir une adroite flatterie d'un préfet de la Haute Égypte au temps des Ptolémées, qui, après vingt ou trente siècles, s'est avisé, à la suite de quelques réparations, de dédier ce temple à ses maîtres, d'écrire leurs noms sur cette porte, et de charger ce monument de les porter à la postérité: en effet la gloire des rois ne traverse la nuit des temps qu'inscrite sur les monuments qu'élèvent les arts; privés de leur éclat, certains siècles sourds et muets dévorent les événements, ne laissent échapper que des noms ternes dont la mémoire ne veut pas se charger, et que l'histoire répète en vain. Que serait Achille sans le poème d'Homère, qui est aussi un monument? C'est par les monuments qu'on connaît Sésostris; les arts chaque jour nous répètent le nom de Périclès; ils font toute la gloire du beau siècle d'Auguste; celui de Médicis illustre la Toscane, et le tombeau de Laurent rayonne de lumières, tandis qu'on cherche en vain ceux des Genséric, des Attila, des Tamerlan, ces ouragans, ces fléaux de la terre qui renversent, ravagent, passent, et se perdent dans la poussière du tourbillon qu'ils avaient élevé.

Je trouvai dans les champs, près la partie basse de la ville, un fragment d'un tabernacle ou d'un temple monolithe, qui, avant d'être brisé, avait servi d'abreuvoir près d'une citerne; un des chambranles, conservé dans son entier, laisse voir encore une inscription en hiéroglyphes, aussi complète que précieusement exécutée: je la copiai; un petit fragment de cette espèce est à lui seul un monument, une irrévocable attestation des lumières et de la culture de la nation à laquelle il a appartenu.


Caravanes--Destruction de Bénéadi.

Nous partîmes de Kous et vînmes à Kéné, où nous trouvâmes nombre de négociants de toutes les nations. En se mettant en communication avec les gens des contrées les plus étrangères, les points éloignés se rapprochent; en comptant les jours de marche, et quand on voit les moyens de les franchir, les espaces diminuent, ils cessent d'être immenses, ils disparaissent, pour ainsi dire, lorsqu'on s'y trouve engagé; la mer Rouge, Gidda, la Mekke, devenaient des lieux voisins du point que nous habitions; et l'Inde semble leur être, pour ainsi dire, contiguë: de l'autre côté, les Oasis n'étaient plus qu'à trois journées de nous; elles cessaient d'être un pays perdu pour notre imagination; d'Oasis en Oasis, par des marches d'une journée ou de deux au plus, on s'approche de Sennar, qui est une des capitales de la Nubie, qui sépare l'Égypte de l'Abyssinie, ainsi que de Darfour, qui est sur la route, et fait le commerce avec les Tomboutyns, le peuple qui est maintenant l'objet de notre curiosité en Afrique, et dont, il y a peu de mois, l'existence était encore problématique: il est vrai que s'il ne faut que quarante jours pour aller à Darfour, il en faut cent de plus pour arriver à Tombout. Mais enfin voici la route de Darfour, où arrivent les habitants de Tombout; un négociant, que je trouvai à Kéné, et qui avait fait souvent ce voyage, me donna l'itinéraire que je joins ici 7.

Note 7: (retour)

ROUTE DE SIUT À DARFOUR ET SENNAR, PAR DONCOLA.

De Siut par le désert, en se dirigeant au sud-ouest, quatre journées pour arriver à Korg-Elouah, l'Oasis le plus peuplé, et le plus cultivé: on y trouve de l'eau douce et courante, qui sort de terre et y rentre de nouveau; il y a une forteresse, et un gros village.

De Korg-Élouah à Boulague, qui est un autre Oasis, une demi-journée; il y a un petit village, de l'eau d'un bon goût, mais qui donne quelquefois la fièvre à ceux qui n'y sont pas accoutumés.

De Boulague à êl-Bsactah une journée; de l'eau saumâtre.

De êl-Bsactah à Beris une demi-journée; il y a un grand village et de l'eau assez bonne.

De Beris à êl-Mekh deux heures; encore de l'eau, dont il faut faire provision, parce qu'à êl-Mekh les Oasis cessent, et qu'on ne trouve plus que de l'eau salée tout le reste de la route. Marchant toujours dans la même direction, après six jours de marche, on arrive à Désir.

De Désir à Seiima trois jours; eau salée, mais moins mauvaise.

De Selima à Dongola, où on retrouve le Nil, quatre jours; il faut renouveler les provisions.

De Dongola, se dirigeant plus à l'ouest, à êl-Goyah, quatre jours.

De êl-Goyah à Zagaoné six jours; eau salée, mais fraîche.

De Zagaoné à Darfour, dix journées, sans trouver ni eau ni village.

Arrivé à Dongola, il y a dix sept journées de marche pour aller à Sennar, en se dirigeant au sud; et de Sennar à Darfour douze journées de traversée marchant de l'est à l'ouest.

Il faut penser que, dans une telle route, celui qui ne peut suivre est abandonné, parce que l'attendre serait compromettre le salut de toute la caravane.

Nous trouvâmes aussi nombre de marchands turcs, maures, et mekkains, apportant du café, des toiles des Indes, venant acheter du blé.

Malgré ces bonnes dispositions et le calcul des gens sensés, la masse de la nation, ceux qui n'avaient rien à perdre, accoutumés à appartenir à des maîtres cruels, prenant pour faiblesse ce que nous leur montrions d'équité, continuaient de se laisser séduire par les beys, qui, profitant du préjugé de la religion, de l'avantage que leur donnait le langage auquel, ces malheureux avaient coutume d'obéir, organisaient encore des rassemblements à huit à dix lieues de nous.

Bénéadi, village de deux milles de longueur, appuyé sur le désert, composé de douze mille habitants toujours rebelles à tout gouvernement, avait appelé les Arabes: une caravane de Darfour venait d'y arriver; Mourat-bey avait saisi cette circonstance; il avait trouvé le moyen, par ses intelligences de soulever les uns, de fanatiser les autres, et de leur faire prendre tout à coup les armes. Le général Davoust fut envoyé avec la cavalerie à Bénéadi; la tranquillité générale exigeait la destruction de ce volcan qui menaçait sans cesse: livré un instant à l'ardeur qu'inspirait le butin que le soldat pouvait y faire, le village disparut; les habitants dispersés se joignirent à ce qui restait de Mekkains, marchèrent sur Miniet, et furent encore battus dans un second combat.

Dans le butin de Bénéadi, il se trouva une quantité immense de femmes, de filles du pays, et d'esclaves de la caravane: les premiers à qui les femmes échurent en partage les négocièrent à grand marché; mais, comme il arrive en certaines villes de l'Europe à certaines femmes que nous pourrions citer, à chaque mutation elles doublaient de prix; toute la différence qu'il y avait avec celles-ci, qu'au lieu d'en devenir plus insolentes, modestement elles suivaient avec une impassible résignation tous ceux à qui l'un après l'autre elles étaient adjugées; jusqu'à ce qu'enfin leur père, leur mari, ou leur ancien maître, sans prendre d'autres informations, vinssent les racheter de derniers enchérisseurs beaucoup plus cher qu'elles ne leur avaient coûté. Cela paraît tout d'abord ne pouvoir s'accorder avec les moeurs et la jalousie musulmanes; mais, ainsi que nous l'avons déjà observé, ils disent à cela très sensément: Est-ce leur faute si nous n'avons pas su les défendre?

Mourat-bey, qui par le désert était venu nous couper la communication avec le Caire, vit attaquer et détruire ses alliés sans oser venir à leur secours; il se contenta de se mettre en mesure pour nous tenir en échec sans se compromettre; il temporisait en attendant les circonstances: ce n'était point encore pour lui le moment d'accepter ou de demander des conditions; rien ne pouvait baser un traité entre nous: quel intérêt politique ou commercial eût pu alors garantir respectivement une mutuelle bonne foi? accoutumé d'ailleurs à voir sa fortune se relever par des événements imprévus, il rêvait des chances favorables; l'absence du général en chef, l'expédition de Syrie qui avait éloigné une partie de nos forces, quelques conspirations ourdies, tout servait à lui rendre de l'espoir; aussi employait-il toute espèce de moyens pour réchauffer les esprits et organiser des partis: il parvint à persuader l'émir Adgi, qui était au Caire, et qui devait aller rejoindre le général en chef en Syrie, de se composer un cortège assez considérable pour tenter un coup de main dans la route, s'emparer de Belbéis, fermer le retour à l'armée, et soulever l'Égypte contre nos forces partagées, nous obliger à nous réunir, et à abandonner l'Égypte supérieure. Ce plan assez beau en apparence ne produisit, faute de base solide, que la ruine de l'Adgi; des mouvements suspects découvrirent ses desseins; au moment d'être arrêté par la garnison de Belbéis, il n'eut que le temps de se sauver par le désert avec quelques uns des siens: cette mine éventée, le massacre de Bénéadi, et la seconde défaite à Miniet de ceux qui s'en étaient échappés, déjouèrent encore les projets de Mourat-bey, et l'obligèrent à se retirer aux Oasis.


Nouveaux Détails sur les Crocodiles.

En arrivant à Kéné, j'eus à regretter la mort d'un crocodile, que des paysans avaient surpris endormi, qu'ils avaient lié et apporté vivant à celui qui commandait en l'absence du général Belliard; encore jeune, cet animal ne pouvait être bien redoutable, on l'eût enchaîné avec un cercle de fer entre les épaules et le ventre, et alors nous eussions pu l'observer, et connaître ses habitudes, ignorées dans le pays même qu'il habite, tant il y inspire de peur! et cette peur s'augmentant et se perpétuant par tous les contes qu'elle-même enfante, il eût été si curieux de voir comment cet amphibie mangeait, ce qu'il mangeait, si la mastication lui est nécessaire, comment elle s'effectue avec des dents qui sont toutes incisives, quelle est l'action de son gosier qui lui sert de langue si sa voracité pourrait être un moyen de l'apprivoiser, ou bien, en lui laissant son caractère, de tenter de le faire arriver vivant à Paris, de le livrer aux observations des naturalistes, à la curiosité des Parisiens, enfin d'en faire un hommage à la nation comme un trophée de la conquête du Nil. Errant perpétuellement sur les rives de ce fleuve, j'en ai vu un grand nombre de toutes grandeurs, depuis trois jusqu'à vingt-six ou vingt-huit pieds de longueur; plusieurs officiers dignes de foi m'ont assuré en avoir vu un de quarante: ils ne sont pas aussi farouches qu'on le prétend; ils affectent certains parages de préférence, ce qui prouve qu'ils vivent en famille; c'est sur les îles basses qu'ils se montrent au soleil, dont ils paraissent chercher la chaleur; on y en voit plusieurs à la fois, toujours immobiles, et le plus souvent endormis, souvent au milieu des oiseaux, qui ne s'en inquiètent pas. De quoi peuvent vivre de si grands animaux? On conte d'eux bien des histoires; mais nous n'avons pas été témoins d'un seul fait; hardis jusqu'à l'imprudence, nos soldats les bravaient; moi-même je me baignais tous les jours dans le Nil; les nuits plus tranquilles que me procuraient les bains me faisaient passer sur de prétendus dangers qu'aucun événement ne rendait vraisemblables: s'ils ont mangé quelques cadavres que la guerre leur aura procurés, ce mets ne devait qu'exciter leur appétit, et les engager à une chasse qui pouvait leur promettre une proie aussi friande; et cependant nous n'avons jamais été attaqués, jamais nous n'avons rencontré un seul crocodile éloigné du fleuve; il faut apparemment que le Nil leur fournisse assez abondamment des proies faciles, qu'ils digèrent lentement, ayant, comme le lézard et le serpent, le sang froid et l'estomac peu actif: au reste, n'ayant à combattre dans la partie du Nil qui nous est connue qu'eux-mêmes et les hommes, ils deviendraient bien redoutables pour ces derniers, si, couverts comme ils le sont, d'une arme défensive presque à l'épreuve de toutes les nôtres, ils étaient adroits à se servir de celles que la nature leur a données pour attaquer. Lorsque je partis de Kené, le général Belliard en avait un petit qui avait six pouces; il était déjà méchant: ce général m'a dit depuis qu'il avait vécu quatre mois sans manger, sans paraître souffrir, sans maigrir ni croître, et sans s'apprivoiser.

Ammien Marcellin écrivait au temps de Julien que de toute antiquité les Égyptiens se regardaient comme dupes lorsqu'ils payaient ce qu'ils devaient, sans y être contraints par la force, ou tout au moins par la peur: heureusement pour moi les habitants de Dendera étaient de race antique.


Second Voyage à Tintyra.

À Kéné je voyais de ma fenêtre les ruines de Tintyra, à deux lieues de l'autre côté du Nil: ces ruines de Tintyra, dont je me souvenais avec tant d'intérêt, et dont je regrettais particulièrement un zodiaque qui prouvait d'une manière si positive les hautes connaissances des Égyptiens en astronomie!

On ne payait point le miri à Dendera; on y envoya cent hommes; je les suivis; il n'y avait que vingt minutes de chemin de Dendera aux ruines de Tintyra, qui s'appellent maintenant Berbé, qui est le nom que les Arabes donnent à tous les monuments antiques. Nous arrivâmes le soir au village; le lendemain, avec trente hommes, je me rendis aux ruines, que je possédai cette fois dans toute la plénitude du repos et de la quiétude: ma première jouissance fut de me convaincre que mon enthousiasme pour le grand temple n'avait point été une illusion de la nouveauté, puisqu'après avoir vu tous les autres monuments de l'Égypte, celui-ci me paraissait encore le plus parfait d'exécution, et construit à l'époque la plus heureuse des sciences et des arts; tout en est soigné, tout en est intéressant, important même: il faudrait y dessiner tout pour avoir tout ce qu'on doit désirer d'en rapporter; rien n'y a été fait sans objet: mon temps ne pouvait être que très limité; je commençai donc par ce qui était en quelque sorte l'objet de mon voyage, le planisphère céleste, qui occupe une partie du plafond du petit appartement bâti sur le comble de la nef du grand temple. Le plancher très bas, l'obscurité de la chambre qui ne me laissait travailler que quelques heures dans la journée, la multiplicité des détails, la difficulté de ne pas les confondre en les regardant d'une manière si incommode, rien ne m'arrêta; la pensée d'apporter aux savants de mon pays l'image d'un bas relief Égyptien d'une telle importance me fit un devoir de souffrir patiemment le torticolis qu'il me fallait prendre pour le dessiner, en songeant toutefois, que je ne donne cette explication que comme une hypothèse. Je dessinai le reste du plafond, qui est partagé en deux parties égales par une grande figure, que je crois celle d'Isis; elle a les pieds appuyés sur la terre, les bras étendus vers le ciel, et semble occuper tout l'espace qui les sépare. Dans l'autre partie du plafond est une autre grande figure, que je crois ou le ciel, ou l'année, touchant des pieds et des mains à la même base, et couvrant de la courbure de son corps quatorze globes posés sur quatorze bateaux, distribués sur sept bandes ou zones, séparés par des hiéroglyphes sans nombre, et trop couverts de stalactites enfumées pour pouvoir être copiés; j'ai pris aussi une esquisse de cette partie du plafond, pour donner une idée de la forme de ce tableau, et le plan général de ce petit appartement, où sont représentés les objets comme ils sont situés sur les plafonds.

Derrière cette première chambre il y en a une seconde qui ne reçoit de jour que par la porte; elle est de même couverte de tableaux hiéroglyphiques les plus intéressants et les mieux exécutés. Malgré l'obscurité, la difficulté de faire éclairer tout à la fois le bas relief et mon papier, je dessinai cependant presque tout ce que contenaient le plafond et les murailles de cette seconde pièce. Il est bien difficile d'arrêter une pensée sur ce que pouvait être ce petit édifice si bien soigné dans ses détails, orné de tableaux si évidemment scientifiques; il paraît que ceux des plafonds sont relatifs au mouvement du ciel, et ceux des murailles à celui de la terre, aux influences de l'air, et à celles de l'eau. La terre est représentée partout par la figure d'Isis; c'était la divinité de tous les temples de Tintyra, car on en trouve l'emblème de toutes parts: sa tête sert de chapiteau aux colonnes du portique et de la première chambre du grand temple: elle est au centre de l'astragale: elle est gigantesquement sculptée au mur extérieur du fond: elle est l'objet des ornements de la frise et de la corniche: elle est dans tous les tableaux avec ses attributs: c'est elle à qui l'on fait toutes les offrandes, lorsque ce n'est pas elle qui les fait elle-même à Osiris son époux: elle est aux portes qui servaient d'entrée à l'enceinte: c'est à elle que sont dédiés les petits temples qui y sont inscrits; dans celui qui est à droite en entrant, elle est triomphante des deux mauvais génies; dans celui qui est derrière le grand, elle y est à tout moment représentée tenant Horus dans ses bras, le défendant contre tout attentat, ne le confiant qu'à des figures de vaches, l'allaitant à tous les âges, depuis l'enfance jusqu'à la puberté, le tenant dans ses bras comme l'enfant qui vient de naître, d'autres fois lui présentant le sein, qu'il reçoit debout étant déjà presque de la taille de sa mère.

Je consacrais tous les moments où je manquais de lumière pour travailler au planisphère, à mesurer les chapiteaux, les colonnes, à lever les plans, quelques élévations, à dessiner les portes; il ne reste aucun gond ni battants de ces portes qui renfermaient des mystères dont les prêtres étaient si jaloux, qui renfermaient peut-être aussi les trésors de l'état, cachés avec le même soin, car ces sanctuaires ressemblaient à des coffres forts par leur double enceinte précédée de tant de portes, ces chambres consacrées à une nuit éternelle, ce mystère répandu sur le culte, aussi obscur que les temples; ces initiations, si difficiles à obtenir, auxquelles jamais un étranger ne pouvait être admis, dont on n'avait de notions que sur des rapports mystiques: ce gouvernement et cette religion qui perdit toute sa force et tout son empire dès que Cambyse en eut violé les sanctuaires, renversé les divinités, et enlevé les trésors; tout annonce que ces temples contenaient, pour ainsi dire, l'essence de tout, que tout en émanait.

Mes recherches, mes observations, et mes travaux, furent arrêtés par l'empressement du cheikh du village à débarrasser le pays de notre présence; dès le premier jour, il était allé porter sa contribution: le général rappela les troupes; et mon expédition fut terminée.

Je pris encore, en m'en allant, une vue générale du site de Tintyra, du groupe de monuments qui dominent les ruines de la ville, et des montagnes qui s'élèvent derrière. J'avais pris aussi copie d'une inscription sculptée en beaux et grands caractères Grecs, placée, ainsi que celle de Kous, sur les listels de droite et de gauche du couronnement d'une des portes de circonvallation, au sud du grand temple: voici l'inscription, sauf quelques erreurs produites par des lettres dégradées:

ΥΠΕΡΑΥΤΟΚΡΑΤΟΡΟΣΚΑΙΣΑΡΟΣΘΕΟΥΥΙΟΥΔΙΟΣΕΛΕΥΘΕΡΙΟΥΣΩΤΗΡΙΑΣΡΟΤΕΠΙ
ΠΟΠΛΙΟΥΟΚΤΑΟΥΙΟΥΗΓΕΜΟΝΟΣΚΑΙ.

ΜΑΡΚΟΥΚΓΩΔΙΟΥΠΟΣΤΟΥΜΟΥΕΠΙΣΤΡΑΤΗΓΟΥΤΡΥΦΩΝΟΣΣΤΡΑΤΗΓΟΥΝΤΟΣ
ΟΙΑΠΟΤΗΣΜΗΤΡΟΠΟΛΕΩΣ.

ΙΕΡΩΣΑΝΕΚΝΟΜΟΥΤΟΠΡΟΠΥΛΟΝΙΣΙΔΙΘΕΑΙΜΕΓΙΣΤΗΙΚΑΙΤΟΙΣΣΥΝΝΑΟΙΣ
ΘΕΟΙΣΕΤΟΥΣΛΑΚΑΙΣΑΡΟΣΘΩΥΘΣΕΒΑΣΤΗΙ.

Voici la même inscription avec les mots séparés, et les lettres restituées par les personnes que j'ai consultées, et la traduction qu'ils en ont faite.

ΥΠΕΡ ΑΥΤΟΚΡΑΤΟΡΟΣ ΚΑΙΣΑΡΟΣ ΘΕΟΥ ΥΙΟΥ ΔΙΟΣ ΕΛΕΥΘΕΡΙΟΥ ΣΩΤΗΡΙΑΣ ΡΟΤ ΕΠΙ
ΠΟΠΛΙΟΥ ΟΚΤΑΟΥΙΟΥ ΗΓΕΜΟΝΟΣ ΚΑΙ.

ΜΑΡΚΟΥ ΚΓΩΔΙΟΥ ΠΟΣΤΟΥΜΟΥ ΕΠΙΣΤΡΑΤΗΓΟΥ ΤΡΥΦΩΝΟΣ ΣΤΡΑΤΗΓΟΥΝΤΟΣ
ΟΙ ΑΠΟ ΤΗΣ ΜΗΤΡΟΠΟΛΕΩΣ.

ΙΕΡΩΣΑΝ ΕΚ ΝΟΜΟΥ ΤΟ ΠΡΟΠΥΛΟΝ ΙΣΙΔΙ ΘΕΑΙ ΜΕΓΙΣΤΗΙ ΚΑΙ ΤΟΙΣ ΣΥΝΝΑΟΙΣ
ΘΕΟΙΣ ΕΤΟΥΣ ΛΑ ΚΑΙΣΑΡΟΣ ΘΩΥΘ ΣΕΒΑΣΤΗΙ.

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