Voyages dans la basse et la haute Egypte: pendant les campagnes de Bonaparte en 1798 et 1799
POUR LA CONSERVATION DE L'EMPEREUR CÉSAR, DIEU, FILS DE JUPITER
AUTEUR DE NOTRE LIBERTÉ;
LORSQUE, PUBLIUS OCTAVIUS ÉTANT GOUVERNEUR, MARCUS CLAUDIUS
POSTHUMUS COMMANDANT GÉNÉRAL
ET TRYPHON, COMMANDANT PARTICULIER DES TROUPES, LES ENVOYÉS DE
LA MÉTROPOLE CONSACRÈRENT,
EN VERTU D'UNE LOI, LE PROPYLÉE ISIS, TRÈS GRANDE DÉESSE, ET AUX
DIEUX HONORÉS DANS CE MÊME TEMPLE: EN L'AN XXXI DE
CÉSAR, LE COLLÈGE DES PRÊTRES À L'IMPÉRATRICE.
Il y a une autre inscription sur le listel de la corniche du grand temple, mais je n'ai jamais pu en distinguer assez bien les caractères pour pouvoir les copier; ce peu de caractères Grecs au milieu de ces innombrables inscriptions Égyptiennes paraît extraordinaire et contrastant.
Keft ou Copthos.
Quelques jours après mon retour de Tintyra on envoya la cavalerie au-devant d'un payeur qui rapportait sa caisse d'Esné; j'en profitai pour aller visiter Keft ou Copthos, devant lequel j'avais passé trois fois sans qu'il m'eût été possible de le traverser ni même d'en approcher. J'ignorais si cette ville, célèbre par ses malheurs au temps des persécutions de Dioclétien, possédait quelques vestiges d'une existence plus antique. Je fus frappé, en y entrant, de la conservation de ses divers monuments: la partie antique est encore dans l'état où l'a laissée l'embrasement qui termina le long siège qui la détruisit dans le troisième siècle; à cette antique enceinte, qui a été abandonnée, a succédé une ville Arabe, avec une circonvallation en brique non cuite, au-delà de laquelle, tirant toujours à l'ouest, on a bâti Keft, village existant encore. Copthos était-il le nom antique de cette ville? et les Copthes ont-ils pris leur nom de Copthos où leur zèle les avait rassemblés, et leur avait fait soutenir un siège si opiniâtre et si désastreux lors de la persécution de Dioclétien? Au reste on distingue évidemment les différentes ruines de deux temples de la haute antiquité, et ceux d'une église catholique, où le goût et l'art se faisaient sans doute moins remarquer que la magnificence et la richesse des matériaux employés à la construire: les fragments de colonnes et de pilastres en porphyre et en granit répandus sur un emplacement immense attestent l'opulence et le luxe de ces premiers croyants; mais les sculptures des frises doriques, dont on voit encore quelques restes, prouvent que l'art à cette époque ne faisait qu'appauvrir la somptuosité des matières les plus précieuses; tous ces monuments, réduits à quelques assises au-dessus du sol, restent sans forme, et ne purent me fournir un dessin.
Le Kamsin.
J'avais souvent ouï parler du kamsin, que l'on peut nommer l'ouragan de l'Égypte et du désert; il est aussi terrible par le spectacle qu'il présente que par ses résultats. Nous étions déjà à peu près à la moitié de la saison où il se manifeste, lorsque, le 18 Mai au soir, je me sentis comme anéanti par une chaleur étouffante; la fluctuation de l'air me paraissait suspendue. Au moment où j'allais me baigner pour remédier à cette sensation pénible, je fus frappé, à mon arrivée sur le bord du Nil, du spectacle d'une nature nouvelle: c'étaient une lumière et des couleurs que je n'avais point encore vues; le soleil, sans être caché, avait perdu ses rayons; plus terne que la lune, il ne donnait qu'un jour blanc et sans ombre; l'eau ne réfléchissait plus ses rayons et paraissait troublée: tout avait changé d'aspect; c'était la plage qui était lumineuse; l'air était terne et semblait opaque; un horizon jaune faisait paraître les arbres d'un bleu décoloré; des bandes d'oiseaux volaient devant le nuage; les animaux effrayés erraient dans la campagne, et les habitants, qui les suivaient en criant, ne pouvaient les rassembler: le vent qui avait élevé cette masse immense, et qui la faisait avancer, n'était pas encore arrivé jusqu'à nous nous crûmes qu'en nous mettant dans l'eau, qui était calme alors, ce serait un moyen de prévenir les effets de cette masse de poussière qui nous arrivait du sud-ouest; mais à peine fûmes nous entrés dans le fleuve qu'il se gonfla tout à coup comme s'il eût voulu sortir de son lit, les ondes passaient sur nos têtes, le fond était remué sous nos pieds, nos habits fuyaient avec le rivage, qui semblait être emporté par le tourbillon qui nous avait atteints: nous fûmes obligés de sortir de l'eau; alors nos corps mouillés et fouettés par la poussière, furent bientôt enduits d'une boue noire qui ne nous permit plus de mettre nos vêtements; éclairés seulement par une lueur roussâtre et sombre, les yeux déchirés, le nez obstrué, notre gorge ne pouvait suffire à humecter ce que la respiration nous faisait absorber de poussière; nous nous perdîmes les uns les autres, nous perdîmes notre route, et nous n'arrivâmes au logis qu'à tâtons, et seulement dirigés par les murs qui servaient à nous retracer le chemin: c'est dans ces moments que nous sentîmes vivement quel devait être le malheur de ceux qui sont surpris dans le désert par un pareil phénomène; j'ai essayé d'en donner l'image.
Accoutumés comme nous l'étions à la constante sérénité du ciel d'Égypte, cette transition si prononcée nous parut une injustice de la providence.
Le lendemain, la même masse de poussière marcha avec les mêmes circonstances le long du désert de la Libye: elle suivait la chaîne des montagnes, et lorsque nous pouvions croire en être débarrassés, le vent d'Ouest nous la ramena, et nous submergea encore de ce torrent aride; les éclairs sillonnaient avec peine ces nuages opaques: tous les éléments parurent être encore dans le désordre, la pluie se mêla aux tourbillons de feu, de vent, et de poussière; et dans ce moment les arbres et toutes les autres productions de la nature organisée semblèrent replongés dans les horreurs du chaos.
Si le désert de la Libye nous avait envoyé ces tourbillons de poussière, ceux de l'est avaient été inondés: le lendemain, des marchands qui arrivaient des bords de la Mer rouge nous dirent que dans les vallées ils avaient eu de l'eau jusqu'à mi-jambe.
Sauterelles.
Deux jours après ce désastre, on vint nous avertir que la plaine était couverte d'oiseaux qui passaient comme des phalanges serrées, et descendaient de l'est à l'ouest; nous vîmes effectivement de loin que les champs paraissaient se mouvoir, ou du moins qu'un long torrent s'écoulait dans la plaine, en suivant la direction qu'on nous avait indiquée. Croyant que c'étaient des oiseaux étrangers qui passaient ainsi en très grand nombre, nous nous hâtâmes de sortir pour aller les reconnaître; mais, au lieu d'oiseaux, nous trouvâmes une nuée de sauterelles, qui ne faisaient que raser le sol, s'arrêtant à chaque brin d'herbe pour le dévorer, puis s'envolaient vers une nouvelle proie. Dans une saison où le bled aurait été tendre, c'eût été une vraie plaie; aussi maigres, aussi actives, aussi vigoureuses que les Arabes Bédouins, elles sont de même une production du désert: il serait intéressant de savoir comment elles vivent et se reproduisent dans une région aussi aride; c'était peut-être la pluie qui était tombée dans les vallées qui les avait fait éclore, et avait produit cette émigration, comme certains vents font naître les cousins. Le vent ayant changé en sens contraire de la direction de leur marche, il les refoula dans le désert: j'en dessinai une de grandeur naturelle. Elles sont couleur de rose, tachetées de noir, sauvages, fortes, et très difficiles à prendre.
Continuation de la Campagne de la Haute-Égypte.
Nous apprîmes qu'un détachement de deux cents hommes de la garnison d'Esné, commandée par le capitaine Renaud, était parti d'Etfu, et avait marché vers Syene pour en déloger Osman et Assan-bey, qui y étaient revenus; enhardis par le petit nombre des nôtres qui marchaient sans canons, ils vinrent à leur rencontre, et les attaquèrent avec leur impétuosité ordinaire: Selim bey tomba sous les baïonnettes; trois cheikhs, un casnadar, et quarante deux Mamelouks restèrent sur le champ de bataille, ou allèrent mourir à Syene dans la même journée; quarante autres blessés, et le reste des fuyards passèrent les cataractes, et allèrent jusqu'auprès de Bribes. Ce combat acheva de détruire le parti des Mamelouks; les cheikhs Arabes de la tribu des Ababdes reconnurent l'insuffisance de leurs moyens, s'en détachèrent, et vinrent à Kéné faire paix et alliance avec nous.
Desaix, pour chasser Mourat de sa retraite, préparait à Siouth une expédition pour les Oasis; elle devait être commandée par son aide de camp Savari, tandis que le général Belliard organisait celle que nous devions faire à Cosséir. J'aurais bien voulu être partout; mais il fallait choisir: tandis que je balançais, Mourat quitta Hellouah: les Anglais avaient paru à Cosséir; tous les soins se tournèrent de ce côté: le général Douzelot arriva à Kéné, il avait ordre d'y tracer le plan d'un fort à tenir six cents hommes, et d'aller former un établissement à Cosséir. On fit toutes les provisions nécessaires pour l'un et l'autre projet; et tout fut bientôt prêt pour entrer dans le désert.
Départ d'un Détachement pour Cosséir, sur la Mer Rouge.--
Chameaux.
Fontaine de la Kittah.
Nous rassemblâmes une grande quantité de chameaux: je dis nous, parce que peu à peu on s'identifie à ceux avec qui l'on vit, et que ce qui arrivait à la division Desaix, et plus particulièrement à la demi-brigade, la vingt-unième, me devenait personnel; je partageais ses périls, ses succès, ses malheurs, et croyais partager sa gloire. Trois cent soixante-six des nôtres devaient composer la caravane; nous avions un chameau pour chacun de nous, portant de plus le bagage et l'eau nécessaire à chaque individu; deux cents chameaux étaient chargés des choses de première nécessité pour notre établissement à Cosséir. À notre caravane s'étaient joints les chefs d'Arabes, qui venaient de faire alliance, et qui profitaient de cette occasion de nous faire leur cour en nous servant de guides, d'éclaireurs, d'escorte, et d'arrière garde: en tout la troupe pouvait être portée à mille ou onze cents hommes, et autant de chameaux. Le boute-selle fut très plaisant; le chameau, si lent dans ses actions, lève très brusquement les jambes de derrière dès l'instant qu'on pose sur la selle pour le monter, jette son cavalier d'abord en avant, puis en arrière, et ce n'est enfin qu'au quatrième mouvement, lorsqu'il est tout à fait debout, que celui qui le monte peut se trouver d'aplomb: personne n'avait résisté à la première secousse; chacun de se moquer de son voisin: on recommença, et nous partîmes.
Nous sortîmes de Kéné, le 26 Mai, à dix heures du matin, et arrivâmes à quatre heures de l'après midi à Birambar ou Biralbarr, le Puits des Puits, village sur le bord du désert, à la hauteur de Copthos, et vis-à-vis le défilé qui mené à la Kittah, fontaine dont j'ai parlé plus haut, et qui est le centre de l'étoile qui communique à tous les chemins qui conduisent à Cosséir: nous fîmes halte à Birambar; après que les chameaux eurent bu et mangé suffisamment, on les força d'avaler une seconde ration d'orge ou de fèves en la leur mettant dans la bouche.
Le nom de Biralbarr ou Puits des Puits vient sans doute des deux fontaines qui sont la seule ressource qu'offre ce village; l'eau en est soufrée; mais douce et rafraîchie par le nître qu'elle contient. J'avais redouté le balancement de l'allure du chameau; la vivacité du dromadaire m'avait fait craindre de sauter par-dessus sa tête: mais je fus bientôt détrompé. Une fois en selle, il n'y a plus qu'à céder au mouvement, et l'on éprouve tout de suite qu'il n'y a pas de meilleure monture pour faire une longue route, d'autant qu'on n'a à s'en occuper que lorsqu'on veut la diriger dans un autre sens, ce qui arrive rarement dans le désert et en marche de caravane: le chameau bronche peu, et ne tombe jamais où il n'y a pas d'eau; les dromadaires sont parmi les chameaux ce que sont les lévriers parmi les chiens; ils ne servent que pour la selle; ils ont une boucle infibulée dans la narine, à travers laquelle on passe une ficelle qui sert de bride pour l'arrêter, le tourner et le faire agenouiller lorsque l'on veut en descendre; l'allure du dromadaire est leste; l'ouverture des angles que forment ses longues jambes, et le ressort assoupli de son pied charnu rend son trot plus doux, et cependant aussi rapide que celui du cheval le plus léger.
En sortant de Biralbarr nous tournâmes à l'est, et entrâmes dans une vallée large et prolongée, qui forme une longue plaine, aux extrémités de laquelle quelques pointes de rochers avertissent cependant qu'on traverse une chaîne. Je regrettais Dolomieu dans ce voyage; mais le citoyen Rosière le remplaçait. Nous marchâmes ainsi jusqu'à deux heures de nuit avec un ordre assez bien conservé pour qu'en nous arrêtant nous nous trouvassions postés militairement: chacun auprès de nos chameaux nous étendîmes nos tapis, soupâmes, et dormîmes. À une heure du matin la lune se leva; on battit le tambour, et cinq minutes après nous fûmes en marche sans trouble ni désordre. C'est dans le désert qu'on redouble de respect pour le chameau, pour ce vénérable animal; quelque dure que soit sa condition, il la connaît et s'y conforme sans impatience; vrai don de la providence, la nature l'a placé sur le globe dans une région où pour l'utilité des hommes il ne pourrait être remplacé par aucun autre agent; le sable est son élément, dès qu'il en sort et qu'il touche à la boue, à peine il peut se soutenir, ses fréquentes chutes et son embarras font trembler pour lui, pour sa charge, ou pour son cavalier; mais on peut dire que le chameau dans le désert est comme le poisson dans l'eau.
À la pointe du jour nous arrivâmes à la Kittah, fontaine assez étrange; puisqu'elle est située sur un plateau plus élevé que tout ce qui l'entoure; cette fontaine consiste en trois puits de six pieds de profondeur, creusés d'abord dans un lit de sable, ensuite dans un rocher de grès, à travers duquel filtre l'eau, et remplit doucement les trous que l'on y fait: il y une petite mosquée ou caravansérail qui abrite les voyageurs quand ils sont peu nombreux. C'est ici qu'on apprend à connaître l'importance de ces puits si souvent nommés dans l'Ancien Testament, et dans l'histoire des Arabes, que l'on voit combien il est difficile et coûteux d'élever le plus petit monument dans des points si isolés, si dénués de secours et de moyens: il sera cependant absolument nécessaire, en s'établissant en Égypte, d'élever une tour et d'avoir une garnison à la Kittah, pour s'assurer de la libre communication de Cosséir au Nil, et contenir les Arabes de ces contrées, pour lesquels cette fontaine est un poste, qui les rend maîtres d'un grand pays, à cause de l'eau qui y est permanente et inépuisable, et peut seule en approvisionner l'ennemi que l'on aurait chassé dans le désert. Je fis un dessin de cette halte, dans lequel je représentai une partie de notre caravane défilant tandis que l'autre achevé de décamper. Nous marchâmes le reste du jour sans que le sol changeât de nature; il s'élevait insensiblement, et les montagnes s'approchèrent de droite et de gauche: nous bivouaquâmes, et nous nous remîmes en marche comme la veille.
À la pointe du jour la scène avait changé; les montagnes que nous avions rencontrée le jour d'avant étaient des rochers de grès, celles-ci étaient des roches de poudingue dans lesquelles les pierres roulées étaient mêlées de granit, de porphyre, de serpentin, de toutes les matières primitives contenues dans une agrégation de schiste vert; la vallée allait toujours se rétrécissant, et les rochers s'élevant de toutes parts. À midi nous nous trouvâmes à la moitié de notre chemin, au milieu de beaux rochers de brèche, qui n'offrent de difficulté pour leur exploitation que l'éloignement des subsistances: les parties de granit qui composent cette brèche annoncent que les montagnes primitives ne sont pas éloignées: après avoir passé ces rochers si riches, nous commençâmes à redescendre jusqu'à une fontaine permanente appelée êl-More, qui n'est qu'un petit trou sous une roche; l'eau en est excellente: elle n'était pas assez abondante pour notre nombreuse caravane, nous passâmes à une seconde composée de plusieurs puits, sous un rocher de très beau schiste vert, mêlé de quartz blanc, qui fait ressembler cette substance au marbre vert antique: c'est ici seulement que pendant quarante pas la route est étroite et embarrassée, et donna quelque peine à notre artillerie: tout le reste avait été une allée de jardin bien sablée: la base du rocher est balayée par le torrent lorsqu'il pleut; et ces laves d'eau, qui ne durent que quelques heures, étendent les éboulements, et sans faire de ravin aplanissent la vallée.
Les formes et les couleurs variées des rochers ôtaient déjà au désert cet aspect triste et monotone, et en formaient presque un paysage: le pays devint sonore, le bruit répercuté dans les vallées nous parut le réveil de la nature: nos soldats avaient traversé la plaine sablonneuse dans le silence de la taciturnité; à peine dans les vallons ils commencèrent à parler; arrivés au milieu des rochers ils firent répéter aux échos les chants de sa gaieté, et le désert disparut. Cette seconde fontaine, quoiqu'abondante, était trop resserrée pour satisfaire aux besoins de tous; une partie seulement y remplit ses outres, et nous poussâmes jusqu'à celle de el-Adoute, où la vallée est plus spacieuse, et où l'eau, quoiqu'un peu moins fraîche, est encore fort bonne: nous creusâmes un puits qui nous en donna à l'instant d'excellente; c'était la dernière supportable que nous dussions rencontrer; ainsi que les chameaux nous en bûmes pour le passé et pour l'avenir; on renouvela celle de toutes les autres, et on s'en approvisionna pour la route et pour Cosséir, où nous savions qu'elle devait être rare et mauvaise: je fis un dessin de ce second point important. Il faudrait avoir encore ici une tour, une grande citerne, et un caravansérail; et avec un tel établissement la traversée de Cosséir au Nil deviendrait aussi commode que toute autre route.
À mesure que nous descendions, les montagnes s'abaissaient; elles avaient cessé d'être riches de ces magnifiques brèches, elles étaient redevenues siliceuses, tranchées de quartz. Nous nous arrêtâmes pour dormir quelques heures, après en avoir marché dix huit. À la pointe du jour nous trouvâmes la vallée très élargie, et bientôt elle fut tout à coup traversée par une montagne calcaire roussâtre, précédée de quelques rochers de grès; nous longeâmes cette montagne, qui se trouva à son tour tranchée par une roche schisteuse très obscure, au détour de laquelle nous ne trouvâmes plus que matière calcaire: c'est là qu'on rencontre la fontaine appelée l'Ambagi; celle-ci ne réjouit que les chameaux, car il n'y a qu'eux qui en boivent: si elle est très abondante elle est aussi très minérale, et ne serait peut-être pas moins propre à la guérison de plusieurs maux que celles de Spa et de Barege; mais ici où, grâce à la stérilité du sol et la sobriété des habitants, il n'y a que peu de malades et point de médecins, elle croupit sans gloire sur sa fange méphitique et noire; et comme elle purge ceux qui peuvent supporter son arrière-goût, et qu'elle augmente leur soif au lieu de les désaltérer, elle passe pour l'hamadryade la plus malfaisante du pays; au reste elle a fait croître sept à huit palmiers, qui forment le seul bocage qu'il y ait à cinquante lieues à la ronde.
Description de Cosséir.
Je m'aperçus, à la légèreté de l'air, que nous approchions de la mer; effectivement, en suivant un large ravin, bientôt nous la vîmes se briser contre les récifs qui bordent la côte; à l'horizon un brouillard nous indiqua celle d'Asie, trop éloignée cependant pour pouvoir jamais être aperçue. Les Arabes Ababdes, qui nous avaient précédés, avaient été en avant avertir les habitants de Cosséir; et nous les vîmes revenir avec les cheikhs de la ville et leur suite, précédés d'un troupeau de moutons, premier présent de paix et d'hommage; le costume Cosséirien, qui est celui de la Mekke, celui des Ababdes, dont une partie était nue avec une seule draperie autour des reins, une lance à la main, et une dague attachée au bras gauche, assis les jambes croisées sur la selle élevée des dromadaires élancés, tout cela formait un ensemble qui avait de la singularité et de l'intérêt; les Mekkains, d'un maintien plus grave, coiffés comme des augures, vêtus d'habits longs à larges raies, étaient montés sur de grands chameaux. À la rencontre des différents corps tout le monde mit pied à terre; nos troupes se mirent en bataille, et après une conférence amicale de quelques; minutes, nous allâmes tout d'un temps prendre possession du château, au-dessus duquel flottait déjà l'étendard blanc de la paix. Je m'étais figuré la ville de Cosséir si affreuse, le château tellement en ruine, que je trouvai la première presque fastueuse, et l'autre un fort; celui-ci est un édifice Arabe bâti du temps des califes, dans le style des fortifications d'Alexandrie, formant un carré de quatre courtines, flanquées de quatre bastions, sans fossés; mais en ajoutant une contr'escarpe à ce qui existe, on en pourrait faire un château à résister aux batteries flottantes et aux forces qu'on peut débarquer au fond de la Mer Rouge: je fis un dessin dans lequel je rendis compte du port, de la rade, de la ville, du phare, et du château, avec le tableau portrait de notre rencontre avec les habitants: le lendemain j'en fis un autre au revers, où l'on voit les brisants et les doubles récifs qui forment le port, le mettent à l'abri contre les vents du nord, et le laissent ouvert à ceux de l'est et du sud-est; dans ce second dessin on voit la chaîne des montagnes qui bordent la côte escarpée, sans port, sans eaux, et déserte, dit-on, jusqu'à Babel Mandel. Il serait intéressant d'aller y reconnaître la rade de Bérénice, faite à grands frais par les Ptolomées à quarante lieues au sud, et abandonnée pour celle de Cosséir, qui ne peut cependant contenir qu'un petit nombre de petits vaisseaux marchands, la rade n'ayant seulement que deux brasses à deux brasses et demie à sa plus grande profondeur; on est obligé pour les chargements de faire porter les marchandises à bras à cent cinquante pas de la rive, de les déposer dans des chaloupes qui les conduisent enfin jusqu'au bâtiment sur lequel elles doivent être chargées: avec tous ces inconvénients on est d'abord tout étonné de trouver encore quelques agitations commerciales sous les masures du chétif village de Cosséir: mais lorsqu'on pense que c'est encore le meilleur port connu de la Mer Rouge; que c'est celui qui fournit le bled à la Mekke, et qui reçoit le café de l'Yémen; qu'il est le point de contact de l'Asie et de l'Afrique, et pourrait devenir l'entrepôt des marchandises de ces deux parties du monde, on s'étonne encore bien davantage qu'un gouvernement puisse être si aveuglément dévorateur; de n'avoir pensé qu'à imposer et vexer un commerce qui eût payé un si gros intérêt des avances qu'on lui aurait faites, et de ne trouver à Cosséir ni douanes, ni magasins, ni même une seule citerne. Lorsque nous arrivâmes dans ce port, il n'y avait d'eau que celle apportée d'Asie, et dont chaque gobelet coûtait un sou: l'activité de nos soldats leur fit trouver des sources en vingt-quatre heures; nous eûmes pour rien de l'eau meilleure que celle que l'on vendait si cher: à la vérité elle ne pouvait être gardée ou chauffée sans prendre une amertume presque insupportable; mais, comme il est sûr que l'eau existe aux environs de Cosséir, nous laissâmes à la garnison qui y restait, et à l'infatigable Douzelot qui allait y commander, l'espoir d'en trouver dans des lits de glaise qui ne serait imprégnée d'aucune substance âcre et malfaisante.
La côte aux environs de Cosséir est d'une pauvreté hideuse; mais la mer y est riche en poissons, en coquillages et en coraux; ces derniers sont si nombreux, qu'il est possible que ce soient eux qui aient donné le nom de rouge à cette mer, tandis que le sable en est blanc; les récifs ne sont que coraux et madrépores, ainsi que tous les rochers qui avoisinent les parages jusqu'à une demi lieue de la rive actuelle; ce qui indiquerait encore qu'à cette rive la mer se retire ou que ses bords s'élèvent. J'aurais eu grand plaisir à faire une collection de coquilles qui, au premier aspect, me parurent aussi nombreuses que variées; mais quelques dessins à faire, et des soins à prendre pour le retour, ne me laissèrent de libre que le temps d'aller faire une course sur la côte avec les Arabes Ababdes, nos nouveaux alliés; je montai de leurs dromadaires avec la selle à leur usage, je fus ravi de la légèreté de l'un, et de la commodité de l'autre: nous gagnâmes toute leur estime en faisant avec eux des simulacres de charge, leur montrant assez de confiance pour nous éloigner et ne revenir que de nuit à Cosséir, en courant enfin comme eux jusqu'à faire une lieue en moins d'un quart d'heure.
Retour de Cosséir.
Deux jours après notre arrivée, pour ne point affamer la garnison que nous laissions, nous nous remîmes en route; nous étions toujours précédés par nos Arabes, auxquels il semble que le désert appartienne; ils ne négligeaient, chemin faisant, aucun des produits de leur empire: nous aperçûmes deux gazelles fuyant dans le désert; quatre des leurs se détachèrent avec de méchants fusils à mèches; quelques minutes après nous entendîmes tirer deux seuls coups, et nous les vîmes revenir rapportant les deux gazelles, grasses comme si elles eussent habité le pâturage le plus abondant: on m'invita à manger cette chasse; curieux de voir comment ils s'y prendraient pour l'apprêter, j'allai à leur quartier; le chef, fier comme un souverain, n'avait de décoration que la beniche que nous lui avions donnée; il trouvait son palais partout où il étendait son tapis; sa batterie de cuisine consistait en deux plaques de cuivre et un pot de même métal: du beurre, de la farine, et quelques brins de bois formaient toutes les provisions; du vieux crottin de chameaux ramassé, le briquet battu, et de la farine délayée, en quelques minutes il y eut des galettes cuites (elles me parurent assez bonnes tant qu'elles furent chaudes); de la soupe, de la viande bouillie, et de la viande grillée, achevèrent de composer un repas fort passable à qui eût en appétit, mais il me manquait absolument dans le désert, j'y vivais de limonade, que je faisais le plus souvent sur mon chameau, mettant des tranches de citron dans ma bouche avec du sucre, buvant de l'eau par là-dessus. Nos Arabes connaissaient jusqu'aux moindres recoins qui produisaient quelque pâture; ils savaient à quel degré de croissance devaient être arrivées telles plantes à une lieue de l'endroit où nous passions, ils envoyaient leurs chameaux s'en repaître: du reste ces pauvres animaux mangent une seule fois dans le jour une petite ration de fèves qu'ils ruminent le reste des vingt-quatre heures ou en marchant, ou couchés sur un sable brûlant, sans montrer un instant d'impatience; l'amour seul leur donne quelques mouvements de violence, surtout aux femelles, dans lesquelles les passions me parurent plus vives: j'ai remarqué une chose extraordinaire, c'est que la fatigue irrite leur tempérament au lieu de l'atténuer, je me suis cru obligé de faire un dessin des suites de cette irritation pour lever les doutes que des formes étranges peuvent donner sur quelques circonstances des amours des chameaux, et pour prouver que le désir redresse en eux la direction rétrograde qui nous avait surpris d'abord dans la conformation du mâle.
Notre retour fut encore plus rapide; débarrassés de l'artillerie et de toute charge, nous, marchions plus lestement, prenant, encore sur les haltes et sur notre sommeil: nous revînmes en deux journées et demie; mais à la dernière demi-journée nous ne pouvions plus aller; j'étais exténué de fatigue et desséché; ce ne fut qu'en mangeant des pastèques et en me plongeant dans le Nil que je pus me désaltérer. Après huit jours de séjour dans le silence du désert, les sens sont réveillés par les moindres sensations; je ne puis exprimer celle que j'éprouvai lorsque, la nuit, couché sur le bord du Nil, j'entendis le vent frissonner dans les branches des arbres, se rafraîchir en se tamisant à travers les feuilles déliées des palmiers qu'il agitait; tout se réveillait, s'animait; la vie était dans l'air et la nature me semblait la respirer. Au reste, je me convainquis dans cette traversée, faite dans le temps le plus chaud de l'année, dont on nous avait exagéré tous les périls, que le courage est d'entreprendre, et que le danger fuit devant ceux qui le bravent. Je joins ici une note des heures de marche de notre route, qui sont invariables, parce que le pas du chameau chargé est toujours le même; il ne peut donc y avoir de variété dans ce compte que par les accidents, et par le plus ou moins de temps donné aux haltes et aux stations; cependant toutes les autres saisons de l'année sont préférables à celle que nous fûmes obligés de prendre pour cette expédition: dans l'hiver, on peut dans les montagnes être rafraîchi par une pluie de plusieurs heures, ce qui donne de l'eau partout, et ne fait plus du voyage qu'une promenade sur un grand chemin sablé; mais pendant le temps du cumin on peut y éprouver des ouragans, dont à la vérité nous n'avons pas été assaillis.
NOTE DES HEURES DE MARCHE.
Heures. Minutes.
De Kéné à Byr-al-Baar 3 50
Au coucher dans le désert 4 45
Pour arriver à la Kittah 3 30
Au coucher 4 30
À la première fontaine 9 35
À la seconde, appelée El-ad-Houte 0 45
Au coucher 4 30
À la fontaine de l'Ambagi 8 45
À Cosséir 1 45
----------------
Total des heures de marche 41 55
Il ne manque au Mokatam que des rochers de granit et de porphyre pour qu'il ait toutes les conditions d'une chaîne primitive; encore doit-on croire que dans d'autres points on trouverait ces rochers, puisque dans la brèche de celui-ci on y en voit des fragments roulés. On observe sur l'une et l'autre inclinaison les mêmes circonstances, c'est-à-dire les sables provenant de la décomposition de la pierre calcaire, les rochers calcaires, les grès, le schiste et la brèche, le schiste, le grès, la pierre calcaire et le sable; la dégradation des rochers, réduits souvent à un noyau, offre l'image de la décrépitude des montagnes de la Chine. Cette vallée qui à la réputation de posséder des mines d'émeraudes n'en a laissé voir aucun indice au citoyen Rosière.
Isolés et relégués comme nous l'étions, nous attendions toujours des nouvelles; au retour de chaque expédition, nous étions encore plus empressés d'apprendre les détails des travaux et des succès de nos chefs: mais cette jouissance était souvent troublée par la douleur que nous ressentions de la perte de quelques uns de nos braves compagnons. Ces fatigues de l'âme, jointes aux fatigues du corps, reportaient mélancoliquement nos pensées vers notre patrie, et nous faisaient sentir notre dénuement et le besoin de nous rapprocher d'êtres qui nous fussent chers. Nous eûmes à regretter à cette époque le général Caffarelli, qui joignait aux talents les plus distingués le zèle d'un patriotisme vraiment philanthropique; il mêlait à l'ardeur des entreprises hasardeuses l'amour de l'humanité, veillait sans cesse au bonheur des hommes et à leur conservation: chaque être instruit ou sensible crut perdre en lui un père, un ami: en faisant mes dessins, j'avais souvent pensé au plaisir que j'aurais à les lui montrer, à la considération que mon zèle obtiendrait de lui: est-il une récompense comparable à l'approbation d'un être qu'on estime?
Arrivée de Cosséir sur les Bords du Nil--Domestiques Égyptiens.
Nous étions revenus altérés des faveurs du Nil; nous aspirions à l'instant d'imbiber notre peau desséchée de son eau salutaire, lorsque nous la trouvâmes toute dénaturée: les derniers jours du kamcin, le cours du Nil se ralentit; il perd sa salubrité ordinaire, sa transparence; ses eaux deviennent vertes, et il charrie des flaques fangeuses qui exhalent une odeur marécageuse; ce n'est plus enfin ce Nil créateur et restaurateur de l'Égypte; il languit, et sa décrépitude effraierait les habitants de ses bords, si sa régénération périodique n'était un phénomène aussi rassurant pour eux que surprenant pour l'étranger observateur: il diminue jusqu'au 17 Juin, reste deux jours en stagnation, et le 19, il commence à croître. C'est à cette époque que le séjour de la Haute Égypte est presque insupportable; les vents sont variables; ils passent sans cesse de l'est au sud, ou au sud-ouest: ce dernier est terrible; il trouble l'atmosphère, voile le soleil d'une vapeur blanche, sèche, et brûlante; il altère, il dessèche, il enflamme le sang, irrite les nerfs, et rend l'existence douloureuse; il opprime tellement les poumons, qu'on cherche involontairement un autre lieu pour respirer, se croyant toujours à la bouche de quelque four ardent; si l'on aspire l'air par le nez; le cerveau en est affecté, et lorsqu'on renvoie la respiration, on croit rendre des flots de sang; tout ce que l'on touche est brûlant, et le fer même dans la nuit acquiert le degré de chaleur qu'il a en France dans la canicule, exposé à midi aux rayons du soleil. Nous fîmes pendant ces derniers jours une tournée à Sahmatah et à Aboumanab, confins du gouvernement de la Thébaïde, pour régler avec les habitants les travaux des digues et des canaux. Notre général fut reçu en gouverneur de province; le kaïmakam ou général de la gendarmerie, homme riche, nous avait préparé, dans une de ses propriétés, une grande cour bien arrosée, où nombre de pastèques et de vases qui répandaient la fraîcheur calmaient un peu l'intempérie de la saison: le soir, il nous servit un souper pour nous, pour les cheikhs de la province, pour le détachement qui nous accompagnait, et enfin pour les innombrables serviteurs qui s'étaient mis à notre suite; car, dans l'Orient, c'est une espèce de vermine qui s'engendre et vous mange sans qu'on puisse ni s'en défendre ni s'en préserver. À peine a-t-on un domestique qu'on est servi par un autre, qui n'a jamais tant de zèle que lorsqu'il n'a point de salaire, et ne vous donne de véritable soin que lorsqu'il est le serviteur de votre serviteur; mais à peine a-t-il un habit, qu'il lui faut un cheval, et bientôt un autre officieux en troisième ordre, et de suite: ce nombre de sangsues, dont l'armée se grossissait insensiblement, était plus à charge au pays, et plus barbarement destructif pour les habitants que l'armée elle-même; ils volaient avec une audace atroce et proportionnée au grade ou au pouvoir de leurs maîtres, avec lesquels ils devenaient insolents dès qu'ils pouvaient passer à un autre plus puissant, près duquel ils croyaient trouver plus d'impunité; ils exerçaient toujours leurs brigandages aux dépens du cultivateur, du manufacturier, de toutes les classes utiles et respectables de la société; il est vrai que chaque combat en faisait partir un grand nombre; mais ils revenaient pour le pillage, et ne faisaient que changer de division: j'en ai vu qui, au commencement de la campagne; avaient été palefreniers, commander au retour trois domestiques, et, par des promotions qu'impudemment ils faisaient eux-mêmes entre eux, ne conserver de service que celui de tenir l'étrier lorsque leurs maîtres montaient à cheval, encore dans ce cas y avait-il là un de ses satellites pour recevoir sa pipe, ou plutôt pour être un témoignage à tous les yeux de la dignité à laquelle il était parvenu. Il faut convenir que peu à peu nous devenions complices de cette corruption, que nous nous imprégnions de l'esprit des Orientaux en respirant le même air, et que nous en étions venus à ne savoir plus comment on pouvait se passer d'une suite.
Je fis un dessin de notre souper: le lendemain, j'en fis un autre d'une assemblée des cheikhs des villages, où il fut discuté des intérêts du gouvernement et des avantages des cultivateurs, des primes à accorder à ceux qui se distingueraient dans l'année qui allait commencer (car on pourrait commencer l'année, en Égypte, à l'époque de la préparation des canaux pour recevoir et distribuer les eaux de l'inondation; alors tout est fini pour le passé, et tout va recommencer pour l'avenir). Ce que j'ai recueilli de plus clair sur les délibérations de ce conseil, c'est qu'on n'y proposa pas de nouveautés sans avoir pris l'avis des habitants, qu'on leur promit toutes sortes d'encouragements, et qu'à l'honneur de ces braves gens, en terminant la séance, ils dirent: «Ceci ressemble à une assemblée du temps du cheikh prince Ammam, où on ne traitait pas d'impositions arbitraires, mais de ce qui pouvait être le plus utile à tous.» Ce prince Ammam était un Arabe puissant, qui, dans les troubles de l'Égypte, s'était rendu indépendant, et régnait depuis Djirgeb sur toute la Thébaïde supérieure. Les Mamelouks qu'il avait reçus dans leurs disgrâces, dès qu'ils eurent eux-mêmes secoué l'autorité de la Porte, ne virent plus en lui qu'un rebelle toujours protecteur des mécontents, l'attaquèrent, l'affaiblirent, le détruisirent: nous avons vu la fin malheureuse du dernier prince de cette maison après la bataille de Samahouth.
Le lendemain, les villages d'Ahoumanah nous donnèrent à dîner avec même abondance, quoiqu'avec des manières plus sauvages: par exemple, quoiqu'eux-mêmes eussent fourni à cet abondant repas, ils attendaient avec impatience que nous eussions fini de manger, pour s'arracher nos restes, et en faire une espèce de cocagne.
Nouveaux Détails sur la Sculpture et l'Architecture des anciens
Égyptiens.--Zodiaques, Hiéroglyphes, &c. &c.
Le citoyen Gérard et huit membres de la commission des arts remontaient le Nil avec ordre d'en prendre les nivellements: cette circonstance me dit dans le cas de recommencer mes courses; ce fut alors que je dessinai le zodiaque qui est au plafond du portique de Tintyra, que j'enrichis ma collection de ces nouveaux développements des connaissances astronomiques des Égyptiens, de nombre de tableaux, et d'inscriptions hiéroglyphiques, qui, rapprochés, examinés, et discutés dans la tranquillité du cabinet, doivent en dévoiler les mystères, ou y faire renoncer à jamais. Je pris encore beaucoup de détails relativement à l'art: c'est à cette occasion que je fis la découverte du tracé au crayon rouge d'une figure dont les repentirs avaient été couverts par un stuc léger; moyen que les Égyptiens employaient sans doute pour terminer davantage leurs bas-reliefs, et les peindre d'une manière indestructible. Je fis un dessin du contour du bas-relief et des lignes tracées pour la division des proportions de la figure; ce dessin peut faire connaître les principes qu'ils avaient adoptés, leur méthode de les employer, leur mode enfin, qui joignait à l'avantage de prévenir tout à la fois les erreurs, les défauts d'ensemble, et les proportions ignobles, celui d'obtenir cette constante égalité que l'on remarque dans leurs ouvrages, et qui, si elle est nuisible à l'élan du génie et à l'expression d'un sentiment délicat, tend à une perfection uniforme, fait de l'art un métier, de la sculpture un accessoire propre à décorer et enrichir l'architecture, une manière de s'exprimer, une écriture enfin; et c'est à quoi en Égypte, cet art à été le plus souvent réduit. On peut remarquer que dans les principes Égyptiens la figuré était divisée en vingt-deux parties et demie, que la tête en a deux et deux tiers, c'est-à-dire la huitième partie du tout, et que ces proportions sont celles des Grecs pour le style héroïque. J'ai joint à ce dessin ce que le zèle catholique, deux mille ans après, mettait en remplacement de ce qu'il dégradait; j'ai tâché de copier aussi fidèlement les deux figures d'évêques, que celle d'Horus offrant à Osiris un emblème de la tête d'Isis.
Je remarquai aussi dans les bas-reliefs un petit temple votif, avec un fronton qui n'est jamais employé dans l'architecture Égyptienne; une petite figure tenant un lièvre démontre que, dans les figures de genre trivial, les artistes Égyptiens pouvaient se laisser aller à la gaieté, lorsqu'ils n'étaient pas comprimés par le rite ou le mode; cette figure exécutée en statue ferait un faune Grec. Je complétai aussi, d'après des enseignes militaires, la collection des animaux, genre dans lequel on peut dire qu'ils excellaient, et où la grandeur et la simplicité des lignes arrivent souvent au beau idéal; c'est toujours dans des coins oubliés, dans des pièces condamnées à une obscurité éternelle que j'ai trouvé les morceaux les plus soignés et les plus conservés, et par conséquent que j'ai éprouvé pour les copier les difficultés les plus contrariantes. On est toujours étonné de cette égalité de soin dans toutes les parties d'un si grand tout, de cette exécution minutieuse, de ce fini, fruit de l'opiniâtreté, de cette constance tenace, qui tient à l'esprit monastique, dont le zèle ne meurt ni ne se refroidit, dont l'orgueil est celui de tout un corps, et non celui d'un seul individu: peut-être les artistes même faisaient-ils partie constituante de ces collèges de prêtres; en effet ils n'ont pas dû souffrir que les arts, qui élèvent l'esprit humain, fussent confiés à une autre caste que la leur.
Le Nil commença à croître le 26 Juin: il s'éleva d'un pouce chacun des jours 26, 27 et 28; ensuite il s'éleva de deux pouces, puis de trois l'eau commença à se renouveler, et, sans devenir trouble, elle cessa d'être verte.
Il fut question de faire une tournée pour reconnaître les canaux, les améliorations à faire, pour arrêter le plan de toutes sortes d'opérations d'utilité et de bienfaisance qui prouvent un soin paternel, et annoncent enfin un gouvernement. Les chaleurs étaient insupportables; le vent d'ouest nous oppressait, nous causait des saignements de nez, nous donnait des ébullitions douloureuses qui couvraient alternativement toutes les parties du corps, séchaient et durcissaient la peau, et rendaient la transpiration difficile; les rayons du soleil, principale ou plutôt unique cause de tous ces maux, faisaient éprouver dans tous les pores des piqûres à-peu-près semblables à celles que produit la petite vérole, et qui devenaient insupportables lorsque, pour se coucher, il fallait appuyer sur tous ces points douloureux. J'étais aussi tourmenté que les autres: mais je regrettais les tombeaux des rois à Thèbes; je bravai encore l'inflammation que je redoutais, et je me mis en route avec le détachement.
Le 23 Juin, la chaleur était extrême; le soleil, au solstice, allumait notre sang: deux soldats s'évanouirent en sortant de Kéné; le lendemain, 15 autres furent hors d'état de suivre: je suis assuré que si nous n'eussions pas déjà été un peu acclimatés aucun de nous n'eût pu résister. Il fallut faire des journées plus courtes, et marcher le matin. Cependant la campagne était ravivée; toute la population, présidée par les cheikhs, était occupée à nettoyer les canaux, à en ouvrir les embouchures aux approches du Nil. La confiance avait ramené les troupeaux des gorges du désert, et les campagnes, désertes quatre mois auparavant, se trouvaient couvertes alors d'animaux qui paissaient tranquillement.
Nouveaux Détails sur le grand Temple de Karnak.
Nous séjournâmes un jour à Kous; le troisième jour, nous arrivâmes, au soleil levé à Karnak, dont je fis les honneurs aux nouveaux arrivés: je vérifiai en même temps l'exactitude de mes premières opérations. Parmi les nouvelles découvertes que je fis à travers les décombres du temple, je citerai une figure que j'aperçus sur les murs extérieurs des petits édifices qui sont à côté du sanctuaire; c'était celle d'un personnage faisant l'offrande de deux obélisques: je remarquai aussi la représentation d'une porte de temple, laquelle avait deux battants, et se fermait avec la même serrure en bois dont on se sert encore actuellement; l'excessive chaleur ne me permit pas de m'arrêter un seul instant aux endroits où étaient situés ces deux bas-reliefs, et par conséquent de les dessiner: mais on peut inférer de ces sculptures que les monuments du genre des obélisques étaient votifs, et offerts par les princes ou autres grands personnages; que les choses moins capitales, comme les portes, étaient aussi des offrandes pieuses; enfin que les inventions simples et d'une utilité générale se transmettent par une tradition qui traverse toutes les révolutions des nations. L'image que je donne de la serrure moderne, peut absolument suppléer au dessin de celle antique, puisque je n'y ai remarqué aucune différence.
J'ajouterai aux diverses descriptions que j'ai déjà faites de ce gigantesque monument qu'à la partie sud de la première cour il y a un édifice particulier, compris dans la circonvallation générale, composé d'un mur d'enceinte, d'une porte donnant l'entrée à une cour entourée d'une galerie en pilastres, devant lesquels étaient des figures les bras croisés, et tenant d'une main un fléau, de l'autre une espèce de crochet; deux secondes galeries latérales, cinq antichambres dans la partie du fond, et cinq chambres derrière; le tout terminé par une autre galerie avec des couloirs aboutissant aux cours latérales du grand temple. Était-ce là enfin le palais des rois, ou plutôt leur noble prison? ce qui pourrait le faire croire, ce sont les figures sculptées sur les parties latérales de la porte, représentant des héros tenant par les cheveux des figures subjuguées; des divinités leur montrent de nouvelles armes, comme pour leur promettre de nouvelles victoires tant qu'ils auront recours à elles pour les obtenir. N'y aurait-il point en ceci quelque analogie avec ce qu'Hérodote nous transmet du régime des rois, de l'obligation où ils étaient d'être servis, conseillés, et toujours accompagnés par des prêtres, contraints chaque matin d'écouter la lecture qu'ils leur faisaient de leurs devoirs, d'aller ensuite au temple faire hommage de leur autorité à la divinité, et reconnaître qu'ils ne la tenaient que d'elle, et ne pouvaient la conserver que par elle? de telles obligations pourraient amener à croire que, pour ne pas leur laisser la pensée de pouvoir s'y soustraire, ils logeaient encore dans l'enceinte des temples ces esclaves couronnés.
À Louxor, où nous allâmes dîner, on apporta au général un petit crocodile de cinq pouces de longueur. La terreur qu'inspire cet animal aux Égyptiens avait fait tuer celui-ci par l'homme qui l'avait pris: son âge et l'impossibilité où il était de nuire n'avaient pu trouver grâce devant la peur; et nous perdîmes encore cette occasion de connaître les moeurs de cet amphibie.
Le lendemain, nous vînmes à Salamier; le jour d'après, nous arrivâmes de bonne heure à Esné. Le général Belliard faisait monter ses reconnaissances plus en avant; nous ne nous étions pas encore quittés: il me restait à faire une vue latérale du temple d'Apollinopolis, et j'allai la chercher malgré la fatigue d'un pareil voyage dans cette brûlante saison. Nous allâmes coucher à Bassalier, maison de campagne d'Assan-bey, située sur le bord escarpé du Nil, sans un seul arbre pour rafraîchir les yeux, vis-à-vis la roche ardente et pelée de la chaîne du Mokatam. On ne peut imaginer ce qui a pu faire choisir cette situation pour y bâtir une maison de plaisance. L'intérieur n'offre aucun dédommagement de tous les inconvénients de l'extérieur; de mauvaises murailles ouvertes par de mauvaises portes, voilà tout ce que l'architecture prête de charmes à ce palais, où l'on n'entre qu'en se courbant, où chaque escalier est un précipice, où la vue des fenêtres n'offre d'incidents que l'apparition de crocodiles, aussi gros que nombreux dans cette partie du Nil. À notre arrivée il y en avait un sur la plage qui était si grand, que je l'avais pris d'abord pour le tronc d'un palmier, et que je ne le reconnus que lorsque je le vis remuer et fuir.
Entre Bassalier et êl-Moécat, en suivant un canal, nous fûmes attirés par un monticule de briques appelé Com-êl-Acmart; à son extrémité sud, on trouve la substruction d'un temple Égyptien, et quelques assises des bases de son portique, le tout couvert d'hiéroglyphes: cette ruine inconnue a échappé aux géographes et aux voyageurs anciens et modernes. Sont-ce les ruines de Silsilis, la ville qui aurait donné son nom aux carrières qui sont près de là?
Troisième Visite à Etfu, ou Apollinopolis.--Nouveaux Détails sur le
Temple d'Harment et le Portique d'Esné.
J'arrivai pour la troisième fois à Etfu: son temple me parut toujours plus magnifique; je me convainquis que si celui de Tintyris est plus savant dans ses détails, celui d'Etfu a plus de majesté dans son ensemble: on m'avait promis un jour de séjour, et je n'eus qu'une après-midi; encore l'air était-il si brûlant, que je pouvais à peine me tenir dehors pour faire le dessin qui avait déterminé mon voyage; mais accoutumé à suivre les mouvements des autres et à me conformer aux circonstances, je fis, comme je pus, la vue que j'étais venu chercher; j'augmentai mon alphabet hiéroglyphique de plus de trente figures: je découvris aussi dans les masures élevées sur le temple une violation de la plate-forme qui permettait d'entrer dans une des chambres de l'intérieur; ce devait être la seconde après le portique, et celle qui précédait le sanctuaire. Ce que les ordures entassées me laissèrent voir de sculpture était d'un grand fini et d'un excellent goût; le grès employé dans cet édifice étant plus fin que dans aucun autre, tout le travail qu'on lui a confié a conservé la franchise, la finesse, et la fermeté du marbre.
Nous partîmes dans la nuit, et revînmes tout d'une traite à Esné, très fatigués de notre course; nous pûmes cependant nous apercevoir que, quoique nous fussions presque perpendiculairement sous le soleil, les chaleurs insupportables avaient fini avec le kamein, et que si le vent du nord devient brûlant en longeant l'Égypte dépouillée de productions, il ne causait point l'oppression des bourrasques de l'est, et des tourbillons dévorants de l'ouest. Je n'apaisais la piqûre de mes boutons, et la démangeaison de mes ampoules, qu'en me baignant sans relâche, même en présence des crocodiles, que j'avais appris à braver; j'ajoutais à ces bains multipliés un régime végétal; je ne mangeais plus de viande et très peu d'autre chose, et cependant, malgré cette diète austère, je ne pouvais encore obtenir, qu'avec peine quelques heures d'un sommeil inquiet.
Le Nil, après avoir crû pendant plusieurs jours de deux pouces arriva par progression à grandir d'un pied; alors ses eaux se troublèrent, ce qui pourrait indiquer que dans son cours il traverse quelques grands lacs dont il pousse d'abord les eaux limpides devant lui, et que ces eaux arrivent claires en Égypte jusqu'à ce que celles des pluies de l'Abyssinie viennent successivement y manifester leur couleur.
De retour à Esné j'allai visiter le temple qui est dans la plaine à droite de la route d'Harment; un sol mouvant ou des fondations mal faites ont causé dès affaissements qui ont dérangé l'aplomb d'une partie de ses colonnes, et hâté la destruction du plafond du portique. Je fis le plan de l'édifice pour avoir une idée de sa distribution, de l'état de la ruine, et de quelques particularités, telles qu'un double parement, dont étaient formés les murs latéraux des portiques, qui laissaient entre eux un espace vide dont il est difficile de deviner l'utilité.
Les pièces qui sont derrière le portique sont petites et négligées quant à la décoration; le sanctuaire est absolument détruit; on voit, par les arrachements de ses substructions, et par ce qui reste du mur qui enceint les deux pièces qui restent debout, qu'il y avait une galerie extérieure tout à l'entour du temple. Des fouilles faites récemment par Assan-bey ont mis à découvert des substructions qui font voir que cet édifice se prolongeait en avant du portique; sa ruine consiste en huit colonnes à chapiteaux évasés, tous variés dans l'ornement qui les décore, tels que la vigne, le lierre, la feuille de palmier et son régime. Des briques énormes et parfaitement faites annoncent que les édifices qui environnaient ce temple avaient été soignés. Était-ce Aphroditopolis, que Strabon place à-peu-près ici, ce qui me paraîtrait trop près de Latopolis, qui est Esné? d'ailleurs les décombres qui restent ont si peu d'extension, qu'on peut croire que tout ce qui avait été bâti autour de ce monument en dépendait. Aucune éminence, un sol dur, nu, désert, balayé par le vent, ne laissent même pas soupçonner qu'il ait existé d'autre édifice; rien d'aussi facile cependant que de reconnaître les emplacements qui ont été occupés par une population plus ou moins nombreuse: on pourrait donc croire qu'il y avait en Égypte des couvents, des sanctuaires, des espèces de chapelles isolées près des villes; comme chez nous, les madones, les saints, les grottes miraculeuses, où le zèle religieux était ravivé par le silence et le mystère. Le petit temple près Chnubis, celui que l'on trouve encore à la rive droite vis-à-vis d'Esné, sont d'autres exemples de l'existence de ces espèces de temples; les hiéroglyphes qui couvrent ce qui reste des murs extérieurs et l'intérieur du portique de celui-ci sont d'un style mesquin et d'une exécution molle; il y a quelques figures astronomiques dans le plafond du portique, assez grossièrement exécutées, mais qui attestent que les parties extérieures de ces temples étaient consacrées à l'astronomie, à l'histoire du ciel et des temps, et à celle des époques données par le mouvement des astres.
On nous avait dit qu'à l'ouest d'Esné un couvent Copthe renfermait des choses merveilleuses; j'y courus: un sol arrosé du sang de nombre de martyrs est devenu un sanctuaire révéré de toute la catholicité Égyptienne, dont le zèle infatigable répare chaque jour à grands frais les dévastations faites par les Mamelouks chaque fois qu'ils ont à punir les chrétiens des retards du paiement de leurs impositions. Toute cette immense fabrique se ressent des diverses époques de ces dévastations, et de l'impéritie de ceux qui les réparent. Au moment où j'y allai, on achevait des restaurations immenses occasionnées par la rage des beys au moment où ils avaient été obligés de quitter Esné; l'argent nécessaire à cette opération, employé à cet usage dans le temps de crise où nous étions encore fut ce qui me parut le plus merveilleux; et ce qui peut donner une idée de l'enthousiasme et des ressources de cette secte qui affecte un extérieur si humble et si pauvre.
J'allai prendre congé du portique d'Esné, du fragment le plus pur de l'architecture Égyptienne, et, j'ose le dire, d'un des monuments les plus parfaits de l'antiquité; je dessinai les variétés de ses chapiteaux, et une partie des signés de son plafond; je cherchai avec soin, et fus surpris de n'y trouver aucune représentation du poisson Latus, dont la ville portait le nom.
Nous partîmes le 9 Juin à la pointe du jour; nous passâmes devant Asfun, à deux lieues et demie d'Esné: ce village est élevé sur de vastes décombres; il paraît plus naturel d'y chercher les ruines d'Aphrodilopolis, Asphinis ou Asphunis, que de les trouver dans celles du temple que je viens de décrire. Ce que Strabon dit de cette ville convient davantage à l'éloignement de Latopolis, et l'affinité du nom d'Asfun à Asphunis, affinité dont il y a nombre d'exemples en Égypte, me ferait encore pencher pour cette opinion; au reste Sofinis, à une demi lieue plus loin, a aussi ses éminences, mais moins considérables: ces deux villages sont dépourvus de monuments. Quelques fouilles découvriront peut-être un jour auquel des deux appartient l'honneur d'avoir été la ville de Vénus. Après avoir marché tout le jour au soleil, nous arrivâmes rôtis à Hermontis; la chaleur de l'air était devenue moins étouffante, mais les rayons du soleil n'étaient pas moins brûlants: on peut dire cependant que l'époque de la croissance du Nil, où soufflent les vents du nord, est celle où la chaleur de l'été en Égypte cesse d'être insupportable: il suffit de se garder des rayons du soleil pendant six heures, c'est-à-dire depuis neuf heures jusqu'à trois; le reste du jour l'air est léger, et les nuits sont transparentes et fraîches: mais l'objet de notre voyage avait été une reconnaissance des canaux et l'établissement de l'organisation des travaux de la campagne; par conséquent nous étions obligés de voyager aux heures les plus brûlantes du jour pour y trouver les travailleurs. Plusieurs des nôtres moururent de chaud dans cette traversée: rien n'est affreux comme cette mort; on est surpris tout à coup d'un mal de coeur, et aucuns secours ne peuvent prévenir des défaillances qui se succèdent, et dans lesquelles expirent les malheureux qui en sont atteints: des chevaux même éprouvèrent le même sort.
Nous vîmes avec quelque satisfaction que l'espoir de jouir des fruits de ses travaux avait fait anticiper sur nos volontés: les champs étaient couverts de cultivateurs occupés à défricher les canaux, déjà plus qu'à demi creusés; et les paysans ne se détournaient de leurs occupations que pour apporter de l'eau et des pastèques à nos soldats, dont la contenance pacifique ne les effrayait plus. Une autre circonstance consolante pour le pays et pour nous, c'est que les villages avaient arrêté entre eux que le rachat du sang était aboli, et la punition des nouveaux crimes renvoyée à notre équité. Le rachat du sang est un de ces fléaux, fils du préjugé et de la barbarie, qui élevaient des barrières entre chaque pays, et en interceptaient la communication: si une querelle particulière, un accident, avait causé la mort de quelqu'un, le défaut de justice, la vengeance, un honneur mal entendu, accumulaient représailles sur représailles, et dès lors une guerre éternelle. On ne marchait plus qu'en nombre et armés; les visites d'affaires étaient des expéditions; les chemins cessaient d'être pratiqués; on n'y rencontrait plus que les piétons de la classe la plus abjecte, ce qui ne pouvait qu'ajouter au peu de sûreté des routes. L'oubli des erreurs passées fut donc la première influence heureuse de la justice de notre gouvernement. Un autre bonheur pour les habitants aisés fut de pouvoir impunément se parer de leurs richesses, venir chez nous tous les jours mieux vêtus, manger ensemble sans essuyer une avanie ou un surcroît d'impositions. Nous fûmes nous-mêmes invités, traités avec magnificence par des gens bien vêtus que nous n'avions jamais aperçus, qui, pleins de sens et d'esprit, parlaient avec sagacité de nos intérêts et des leurs, de nos erreurs, de leurs besoins, parlaient de Desaix avec respect et confiance: j'entrevoyais enfin l'époque où le bonheur allait doubler la population, déjà suffisante à la culture, où les manufactures et les arts deviendraient utiles au repos politique; celle enfin où le gouvernement serait peut-être obligé, pour occuper la multitude, de faire élever comme autrefois des pyramides.
Nouvelle Visite à Thèbes.--Tombeaux des Rois.
Nous approchions de Thèbes, je devais voir cette fois les tombeaux des rois; la dernière curiosité qui me restât à satisfaire sur ce territoire si intéressant; mais, comme si le sort m'eût envié des satisfactions complètes en ce genre, je vis le moment où ces monuments dont je venais d'acheter la vue par une marche pénible de plus de cinquante lieues allaient encore m'échapper. Usant de la sécurité qui s'établissait, j'avais galopé en avant pour prendre quelques traits des ruines des temples de Médinet-A-Bou, où la troupe devait me reprendre en passant: j'arrivai une heure avant elle; je fis une vue du temple qui touche au village: je vis qu'à droite de ce temple il y avait un monument carré, qui était un palais attenant au temple, fort petit à la vérité, mais dont les portiques voisins pouvaient servir de prolongements dans un climat où des galeries de colonnes et des terrasses sont des appartements. Je fis un dessin du petit palais, qui a un caractère tout différent des autres édifices, par son plan et par son double étage de croisées carrées, par les espèces de balcons soutenus par quatre têtes en attitudes de cariatides. On a à regretter que ce monument particulier soit si dégradé, surtout dans son intérieur, et que ce qui reste de la décoration de son extérieur soit aussi fruste: les sculptures qui décorent les murailles extérieures, comme dans la partie du temple de Karnak que j'ai soupçonné être un palais, représentent des figures de rois menaçant des groupes de captifs prosternés.
Toujours précédant la troupe et pressé par sa marche, je courus aux deux colosses; dont je fis une vue avec l'effet du soleil levant à la même heure où l'on avait coutume de venir pour entendre parler celui de Memnon; ensuite j'allai au palais isolé, appelé le Memnonium, dont je fis la vue. Pendant que je m'oubliais à observer, on oubliait de m'avertir, et je m'aperçus que le détachement était déjà à une demi lieue en avant; je me remis au galop pour le rejoindre. La troupe était fatiguée, et l'on remettait en question si l'expédition des tombeaux aurait lieu: je dévorais en silence la rage dont j'étais animé; et je crois que ce silence obtint plus que ce que m'aurait dicté le mécontentement que j'éprouvais, car on se mit enfin en route sans autre discussion. Nous traversâmes d'abord le village de Kournou, l'ancienne Nécropolis: en approchant de ces demeures souterraines, pour la troisième fois les incorrigibles habitants nous saluèrent encore de plusieurs coups de fusils. C'était le seul point de la Haute Égypte qui refusât de reconnaître notre gouvernement; forts de leurs demeures sépulcrales, comme des larves, ils n'en sortaient que pour effrayer les humains; coupables de nombre d'autres crimes, ils cachaient leurs remords, et fortifiaient leur désobéissance de l'obscurité de ces excavations, qui sont si nombreuses, qu'à elles seules elles attesteraient l'innombrable population de l'antique Thèbes. C'était en traversant ces humbles tombeaux que les rois étaient portés à deux lieues de leur palais, dans la silencieuse vallée, qui allait devenir leur paisible et dernière demeure: cette vallée, au nord-ouest de Thèbes, se rétrécit insensiblement; flanquée de rochers escarpés, les siècles n'ont pu apporter que de légers changements à ses antiques formes, puisque vers son extrémité l'ouverture du rocher offre à peine encore l'espace qu'il a fallu pour passer les tombes, ainsi que les somptueux cortèges qui accompagnaient sans doute de telles cérémonies, et qui devaient produire un contraste bien frappant avec l'austère aspérité de ces rochers sauvages: cependant il est à croire qu'on n'avait pris cette route que pour obtenir de plus grands développements, car la vallée depuis son entrée dérivant toujours au sud, le point où sont les tombeaux ne doit être que très peu éloigné du Memnonium; et ce ne fut cependant qu'après trois quarts d'heure de marche dans cette vallée déserte qu'au milieu des rochers nous rencontrâmes tout à coup des ouvertures parallèles au sol, ces ouvertures n'offrent d'abord d'ornements architecturaux qu'une porte à simples chambranles de forme carrée, ornée à sa partie supérieure d'un ovale aplati, sur lequel sont inscrits en hiéroglyphes un scarabée, une figure d'homme à tête d'épervier, et hors du cercle deux figures à genoux en acte d'adoration: dès que l'on a passé le seuil de la première porte on trouve de longues galeries de douze pieds de large, sur vingt d'élévation, revêtues en stuc sculpté et peint; des voussures, d'un trait élégant et surbaissé, sont couvertes d'innombrables hiéroglyphes, disposés avec tant de goût, que, malgré la bizarrerie de leurs formes, et quoiqu'il n'y ait ni demi-teinte ni perspective aérienne dans ces peintures, ces plafonds offrent cependant un ensemble agréable, et un assortiment de couleurs dont l'effet est riche et gracieux. Il aurait fallu un séjour de quelques semaines pour chercher et établir quelque système sur des sujets de tableaux aussi nombreux et encore plus mystérieux, et l'on ne m'accordait que quelques minutes, encore était-ce d'assez mauvaise grâce; je questionnais tout avec impatience; précédé de flambeaux, je ne faisais que passer d'un tombeau à un autre: au fond des galeries les sarcophages, isolés, d'une seule pierre de granit de douze pieds de long sur huit de large, étaient ornés d'hiéroglyphes en dedans et en dehors; rondes à un bout, carrées à l'autre, comme celle de la mosquée de S.-Athanase à Alexandrie, ces tombes étaient surmontées d'un couvercle de même matière, et d'une masse proportionnée, fermant avec une rainure: ni ces précautions ni ces masses énormes amenées de si loin et à si grands frais n'ont pu sauver les restes des souverains qui y étaient renfermés des attentats de l'avarice; toutes ces tombes sont violées: à la première que l'on rencontre, la figure du roi ou celle de quelque divinité protectrice, est sculptée sur le couvercle du sarcophage; cette figure est si fruste que l'on ne peut distinguer au costume si c'est celle d'un roi, d'un prêtre, ou d'une divinité: dans d'autres tombeaux la chambre sépulcrale est entourée d'un portique en pilastres; les galeries, bordées de loges soutenues de même manière, et de chambres latérales creusées dans une roche inégale, sont revêtues d'un stuc blanc et fin, sur lequel sont sculptés des hiéroglyphes colorés, et d'une conservation surprenante; car, à l'exception de deux des huit tombeaux que j'ai visités, où l'eau est entrée, et qu'elle a dégradés jusqu'à hauteur d'appui, tous les ornements des autres sont d'une parfaite conservation, et les peintures aussi fraîches que si elles venaient d'être achevées; les couleurs des plafonds, en fond bleu avec des figures en jaune, sont d'un goût qui décorerait nos plus élégants salons.
On avait sonné le boute-selle, lorsque je découvris de petites chambres, sur les murs desquelles était peinte la représentation de toutes les armes, telles que masse d'armes, cotte de mailles, peau de tigre, arcs, flèches, carquois, piques, javelots, sabres, casques, cravaches et fouets; dans une autre une collection des ustensiles d'usage, tels que coffre à tiroir, commode, chaise, fauteuil, tabouret, lit de repos et pliant, d'une forme exquise, et tels que nous les admirons depuis quelques années chez nos ébénistes lorsqu'ils sont dirigés par des architectes habiles: comme la peinture ne copie que ce qui existe, on doit rester convaincu que les Égyptiens employaient pour leurs meubles les bois des Indes sculptés et dorés, et qu'ils les recouvraient d'étoffes brochées; à cela était jointe la représentation d'ustensiles, comme vases, cafetières, aiguière avec sa soucoupe, théière et corbeille; une autre chambre était consacrée à l'agriculture avec les outils aratoires, une charrue telle que celles d'à présent, un homme qui sème le grain sur le bord d'un canal des rives duquel l'inondation se retire, une moisson faite à la faucille, des champs de riz que l'on soigne; dans une quatrième une figure vêtue de blanc, jouant d'une harpe à onze cordes; la harpe sculptée avec des ornements de la même teinte et du même bois que celui dont on se sert actuellement pour fabriquer les nôtres. Comment pouvoir laisser de si précieuses curiosités avant de les avoir dessinées! comment revenir sans les montrer! je demandai à hauts cris un quart d'heure; on m'accorda vingt minutes la montre à la main; une personne m'éclairait tandis qu'une autre promenait une bougie sur chaque objet que je lui indiquais; et je fis ma tâche dans le temps prescrit avec autant de naïveté que de fidélité: je remarquai beaucoup de figures sans tête; j'en trouvai même avec la tête coupée; elles étaient toutes d'hommes noirs; et ceux qui les coupaient et qui tenaient encore le glaive instrument du supplice étaient rouges: étaient-ce des sacrifices humains? sacrifiait-on des esclaves dans les tombeaux? ou était-ce le résultat d'un acte de justice, et la punition du coupable?... J'observais tout ce que je rencontrais, et je mettais dans mes poches tout ce que je trouvais de fragments portatifs: à l'inventaire que j'en fis depuis je trouvai la charmante petite patère en terre cuite que j'ai dessinée, morceau digne du plus beau temps des arts chez toutes les nations qui s'en sont le plus occupées; des figures de divinités en bois de sycomore, ébauchées avec une franchise extraordinaire; des cheveux, fins, lisses et blonds; un petit pied de momie, qui ne fait pas moins d'honneur à la nature que les autres morceaux en font à l'art; c'était sans doute le pied d'une jeune femme, d'une princesse, d'un être charmant, dont la chaussure n'avait jamais altéré les formes, et dont les formes étaient parfaites; il me sembla en obtenir une faveur, et faire un amoureux larcin dans la lignée des Pharaons! Enfin on m'arracha de ces tombeaux, où j'étais resté trois heures, où j'aurais pu être tout autant occupé pendant trois jours! le mystère et la magnificence intérieure de ces excavations, le nombre de portes qui les défendaient, tout me fit voir que le culte religieux qui avait creusé et décoré ces grottes était le même que celui qui avait élevé les pyramides. Enfin nous quittâmes bien vite ces retraites ou tant d'objets intéressants devaient nous retenir, pour arriver de bonne heure à Alicate, où personne n'avait rien à faire. J'éprouvai, comme toutes les autres fois, que la traversée de Thèbes était pour moi comme un accès de fièvre, comme une espèce de crise qui me laissait une impression égale d'impatience, d'enthousiasme, d'irritation et de fatigue.
Jarres de Terre à mettre l'Eau.
Le lendemain matin nous arrivâmes de bonne heure à Nagadi, riche bourg peuplé de chrétiens; l'évêque Copthe, la crosse à la main, à la tête de tous ses fidèles, vint au-devant de nous, et nous conduisit à une maison où était préparé un déjeuné pour l'état-major et tout le détachement, c'était sans doute en actions de grâces d'avoir délivré le pays des courses des Mekkains, et particulièrement d'avoir tiré l'évêque de la captivité où nous l'avions trouvé au château de Benhoute. Nous vînmes coucher à Balasse, qui a donné son nom aux jarres de terre, dont ses manufactures fournissent non seulement toute l'Égypte, mais la Syrie et les îles de l'Archipel; elles ont la qualité de laisser transsuder l'eau, et par-là de l'éclaircir, et de la rafraîchir; fabriquées à peu de frais, elles peuvent être vendues à si bon marché, qu'on s'en sert souvent pour construire les murailles des maisons, et que l'habitant le plus pauvre peut s'en procurer en abondance: la nature en donne la matière toute préparée dans le désert voisin; c'est une marne grasse, fine, savonneuse, et compacte, qui n'a besoin que d'être humectée et maniée pour être malléable et tenace: et les vase que l'on en fait, tournés, séchés et cuits à moitié au soleil, sont achevés en peu d'heures par l'action d'un seul feu de paille; on en forme des radeaux, que tous les voyageurs en Égypte ont décrits: ils se transportent ainsi le long des bords du Nil; on en débite une partie dans le chemin; le reste s'embarque à Rosette et à Damiette pour le faire passer en pays étrangers: j'ai trouvé les mêmes jarres, dans les mêmes formes, employées aux mêmes usages; montées sur les mêmes trépieds, dans des tableaux hiéroglyphiques, et dans des peintures sur des manuscrits.
Insurrection et Massacre à Demenliour.
Le lendemain, nous arrivâmes de bonne heure vis-à-vis Kéné, où nous trouvâmes le Nil six pieds plus élevé que nous ne l'avions laissé.
Nous apprenons que Mourat-bey a quitté les Oasis, qu'il est descendu par la route de Siouth dans les environs de Miniet, qu'il a ouvert des intelligences dans la Basse Égypte, et jusqu'au nord de l'Afrique, qu'il en a fait arriver un émissaire qui a débarqué à Derne. Cet émissaire n'est rien moins que l'ange êl-Mahdi, annoncé et promis dans le coran; il est reconnu par un adgi conduisant deux cents Mongrabins; le drapeau du prophète est déployé, les prodiges sont annoncés; les fusils, les canons même des Français ne pourront atteindre ceux qui suivront cette enseigne sacrée; nombre d'Arabes joignent ce premier rassemblement: il arrive tout à coup dans la province de Bahiré, s'empare de Demenhour gardé par soixante Français; à ce premier succès, les partisans de cette nouveauté accourent, les Bédouins arrivent de toutes parts, la tourbe devient innombrable, semblable aux tourbillons qui traversent le désert, élevant dans leur marche des trombes de sable et de poussière, semblent en même temps menacer le ciel et la terre; mais au premier objet dont leur base est atteinte, penchent, vacillent, et s'évanouissent dans l'espace. Un détachement est envoyé; Demenhour est repris, quinze cents hommes des révoltés sont tués, le reste se disperse; l'ange êl-Mahdi blessé n'échappe qu'avec peine; l'illusion cesse, et le fantôme et l'armée n'existent déjà plus.
Les nouvelles de Syrie annonçaient le retour de notre armée: je calculais que, l'Égypte Supérieure conquise et occupée par nous, l'époque approchait où la Basse Égypte, couverte d'eau, allait être pour longtemps à l'abri des descentes; que Bonaparte allait se trouver sans opérations d'une grande utilité: je n'avais pas oublié qu'en m'amenant il m'avait promis de me ramener avec lui; je n'avais pas encore tourné mes regards du côté de l'Europe, et cette pensée fut une sensation qui devint un mouvement de trouble et d'impatience.
Septième Visite à Thèbes, Siège des Tombeaux.
Cependant le bruit des coups de fusils que nous avaient tirés les habitants de Kournou retentissaient encore dans le souvenir du général Belliard; le temps de les en punir était arrivé. À peine de retour à Kéné, il s'occupa d'organiser une expédition contre eux, pour les surprendre, s'emparer de leurs troupeaux, miner leur repaire, les faire sauter, et emmener leur cheikh. Cette expédition allait nécessiter quelque séjour à Thèbes; à Thèbes! j'étais en proie à des volontés contradictoires; mon incertitude cessa en faveur de ce que ma passion appelait mon devoir. Je me remis donc en route (c'était mon septième voyage) pour cette grande Diospolis, que j'avais toujours vue avec une telle hâte, qu'un regret avait été pour ainsi dire attaché à chacune de mes jouissances; j'espérai cette fois, sinon compléter; au moins augmenter encore ma collection sur ce point si important de mon voyage, et m'assurer de la valeur et de la vérité du résultat de mes premières sensations sur cette capitale du monde ancien, ce foyer de lumières pendant tant de siècles pour tous les peuples qui avaient voulu s'éclairer.
Arrivés dans ces parages, nous nous vîmes signalés; nous prîmes le parti de passer outre, comme si notre destination eût été d'aller à Esné: la feinte réussit; nous mouillâmes à Louxor, et le lendemain avant le jour nous revînmes sur nos pas: mais cette manoeuvre n'aboutit qu'à une méprise; l'officier qui commandait s'obstina à penser que nous devions trouver les habitants dans un petit bois de palmiers au sud des grottes; il le fit cerner, on le battit: on n'y trouva qu'un malheureux passager, qui y était resté la nuit: réveillé par des soldats, il voulut fuir; il était armé, on courut dessus, on ne l'atteignit que d'un coup de sabre qui lui coupa le poignet: le malheureux n'en accusa que la fatalité, et passa son chemin: je lui donnai deux piastres; ô comble de la misère! il crut qu'il était mon obligé!
Les chiens nous avaient dépistés, et les premiers rayons du jour éclairèrent notre erreur, et nous laissèrent voir les habitants en fuite dans le désert, précédés de leur cheikh à cheval, et suivis de leurs troupeaux; une partie de ces derniers fut interceptée, quelques femmes furent arrêtées; et nous commençâmes à former le siège de chaque tombeau. Nous rassemblâmes toutes les matières combustibles, nous en allumâmes des feux devant les grottes, pour obliger par la fumée ceux qui étaient dedans d'en sortir; on nous repoussait à coups de pierres et à coups de javelots; la plupart de ces retraites, communiquant les unes aux autres, avaient de doubles, issues: une surprise aurait terminé heureusement notre opération; mais commencée par une maladresse, elle devint cruelle, et n'aboutit qu'à la prise de trois cents bêtes à cornes, quatre hommes, autant de femmes, et huit enfants. Ceux qui avaient fui dans le désert étaient sans provisions, et n'en pouvaient obtenir des villages voisins avec lesquels ils étaient en guerre; ceux qui étaient restés dans les grottes manquaient d'eau. Nous prîmes position pour former un double blocus, et nous fîmes jouer la mine; elle produisit peu d'effet, mais elle effraya: les pourparlers commencèrent; c'était une guerre avec les gnomes, et nos propositions d'accommodements et nos articles étaient communiqués à travers les masses de rochers: nous demandions les cheikhs; ils ne voulaient pas les livrer; ils s'informaient de leurs prisonniers, de leurs femmes, de leurs enfants, et de leurs troupeaux, pour lesquels leurs sollicitudes étaient égales: on leur permit d'envoyer un député dans le désert; la guerre fut suspendue pendant ce temps.
Accompagné de quelques soldats volontaires je commençai mes perquisitions: j'observai les grottes que nous avions prises d'assaut; elles étaient sans magnificence; derrière une double galerie régulière, soutenue par des piliers, était une file de chambres, souvent doubles et assez régulières; si l'on n'y eût pas trouvé des sépultures, et même encore des restes de momies, on aurait pu croire que c'était là la première demeure des premiers habitants de l'Égypte, ou bien même qu'après avoir servi d'abord à cet usage, ces souterrains étaient devenus des tombeaux, et que définitivement les habitants de Kournou (nouveaux Troglodytes) les avaient rendus à leur première destination.
À mesure que ces grottes s'élèvent sur la côte elles deviennent plus décorées; et bientôt je ne pus pas douter, non seulement à la magnificence des peintures et des sculptures, mais aux sujets qu'elles représentent, que j'étais dans les tombeaux des grands ou des héros. Les tombeaux que l'on croit avoir été ceux des rois, et que j'étais allé chercher à mon dernier voyage à trois-quarts de lieue dans le désert, n'avaient d'avantage sur celles-ci que la magnificence des sarcophages, et de particularité que l'isolement mystérieux de leur situation; les autres dominaient immédiatement les grands édifices de la ville: les sculptures en étaient incomparablement plus soignées que tout ce que j'avais vu dans les temples; c'était de la ciselure: j'étais émerveillé que la perfection de l'art fût réservée à des tombeaux, à des lieux condamnés au silence et à l'obscurité. Ces galeries ont quelquefois traversé des bancs d'une glaise calcaire, d'un grain très fin; alors les détails des hiéroglyphes y ont été travaillés avec fermeté de touche et une précision que le marbre n'offre presque nulle part, les figures rendues par des contours d'une souplesse et d'une pureté dont je n'aurais jamais cru la sculpture Égyptienne susceptible: ici j'ai pu la juger dans des sujets qui n'étaient plus hiéroglyphiques, ni historiques, ni scientifiques, mais dans la représentation de petites scènes prises de la nature, où les attitudes profilantes et raides étaient remplacées par des mouvements souples et naturels, par des groupes de personnages en perspective, et d'un relief si bas, que jusqu'alors j'avais cru le métal seul susceptible d'un travail aussi surbaissé. J'ai rapporté quelques fragments de ces bas-reliefs, comme un témoignage que j'ai cru nécessaire pour persuader aux autres, ce qui m'avait moi-même tant surpris, je les ai dessinés, de retour en France, de grandeur naturelle, et avec autant de vérité que d'exactitude, pour donner une idée juste du caractère et de la précision de ce travail. On est bien étonné du peu d'analogie de la plupart des sujets de ces sculptures, avec le lieu où elles sont placées; il faut la présence des momies pour se persuader que ce sont là des tombeaux: j'y ai trouvé des bas-reliefs représentant des jeux, comme de sauteurs sur la corde, des ânes auxquels on fait faire des tours, que l'on élève sur les pattes de derrière, etc.: ces ânes sont sculptés avec la même naïveté que le Bassan les a peints, dans ses tableaux.
Le plan de ces excavations n'est pas moins étrange; il y en a de si fastes et de si compliquées, qu'on les prendrait pour des labyrinthes, pour des temples souterrains. Quelques uns des mêmes habitants avec lesquels nous faisions la guerre, me servaient de guides, et le son de l'argent, cette langue universelle, ce moyen contre lequel toute haine cède, surtout chez les Arabes, m'avait fait des amis parmi les habitants fugitifs de Kournou; quelques uns étaient venus me trouver en secret lorsque j'étais éloigné du camp, et me servaient de bonne foi: nous pénétrâmes avec eux dans ces dédales souterrains, qui véritablement ressemblent, par leurs distributions mystérieuses, à des temples, construits pour servir aux épreuves des initiations.
Après les pièces si bien décorées que je viens de décrire, on entre dans de longues et sombres galeries, qui, par plusieurs angles, vont et reviennent, et paraissent occuper de grands espaces; elles sont tristes, sévères, et sans décoration; on rencontre de temps à autre des chambres couvertes d'hiéroglyphes; des chemins étroits à côté de précipices, des puits profonds, où l'on ne peut descendre qu'en s'aidant contre les parois de l'excavation, et mettant les pieds dans des trous pratiqués dans le rocher; au fond de ces puits on trouve de nouvelles chambres décorées, et ensuite de nouveaux puits et d'autres chambres; et, par une longue rampe ascendante, on arrive enfin à une pièce ouverte, et qui se trouve être tout à coté de celle où on a commencé son voyage. Il eût fallu des journées pour prendre une idée et lever les plans de pareils dédales: si la magnificence de l'intérieur des maisons était analogue au faste de ces habitations ultérieures, comme on le doit croire d'après les beaux meubles peints dans les tombeaux des rois, qu'il est à regretter de n'en retrouver aucun vestige! que sont devenues ces maisons qui renfermaient ces richesses? Comment ont-elles disparu? elles ne peuvent être sous le limon du Nil, puisque le quai qui est devant Louxor atteste que le sol n'a éprouvé qu'une élévation peu considérable. Étaient-elles en briques non cuites! les grands comme les prêtres habitaient-ils les temples? et le peuple n'avait-il que des tentes?...
Pendant toute l'expédition nous avions été suivie d'une bande de milans et de petits vautours, qui étaient devenus aussi familiers qu'ils étaient naturellement voraces; ils se nourrissaient de ce que nous laissions après nous, et nous rejoignaient toujours à la première station; les jours de combats, au lieu d'être éloignés par le canon, ils accouraient de toutes parts: cette fois-ci notre expédition faite en bateau avait trompé nos habitués; mais aux premiers coups de fusils, surtout à l'explosion de la mine, ils furent avertis et vinrent nous rejoindre; leur adresse et leur familiarité devenaient un spectacle et un divertissement pour nous; des berges élevées du Nil nous leur jetions de la viande qu'ils ne laissaient jamais tomber jusque dans l'eau; ils enlevaient quelquefois les rations qu'on envoyait aux postes avancés, et que nos serviteurs portaient sur leur tête: j'ai vu des soldats vidant des volailles, les milans leur enlever délicatement de la main les foies et les entrailles qu'ils étaient occupés d'en séparer; les petits vautours n'avaient pas la même dextérité, mais leur impudence égalait leur voracité, ils mangeaient tout ce qu'il y avait de plus abject et de plus corrompu; et leur nature participait de l'infection de leur nourriture, car à plusieurs reprises il m'a été impossible de supporter l'odeur de la chair de ces oiseaux, que j'essayais d'écorcher au moment où je venais de les tuer, soit à coup de fusil, soit même à coup de pistolet, et pendant qu'ils étaient encore chauds.
Le soir, après quelques ouvertures de négociations, nous nous quittions mes guides et moi, contents les uns des autres, avec rendez-vous pour le lendemain, et nous étions également empressés d'y être exacts. Je fus conduit à de nouvelles sépultures, moins sinistres, et qui auraient pu servir d'habitations agréables par le jour, la salubrité, l'air, et le beau point de vue dont on jouit dans leur situation; elles n'ont au reste rien qui les distingue des autres, c'est ce qu'attestent les peintures dont elles sont couvertes. Le rocher, d'une nature graveleuse, est enduit d'un stuc uni, sur lequel sont peintes en toutes couleurs des pompes funèbres d'un travail infiniment moins recherché que celui des bas-reliefs, mais non moins curieux pour les sujets qui y sont représentés: on regrette que l'enduit dégradé ne laisse pas suivre la marche des cérémonies; on voit par les fragments qui en sont conservés que ces fonctions funèbres étaient d'une extrême magnificence.
Les figures des dieux y sont portées par des prêtres sur des brancards et sous des bannières, suivies de personnages portant des vases d'or de toutes les formes, des calumets, des armes, des provisions de pain, des victuailles, des coffres de différentes formes: je ne pus dans aucun groupe distinguer le corps du mort; peut-être était-il enfermé dans quelque sarcophage, et surmonté des figures des dieux; des femmes marchaient en ordre jouant des instruments: j'y trouvai un groupe de trois chanteuses s'accompagnant, l'une de la harpe, l'autre d'une espèce de guitare; une troisième jouait sans doute d'un instrument à vent dont une destruction nous a dérobé la connaissance.
Si j'avais eu le temps de dessiner tous les méandres qui décorent les plafonds, j'aurais emporté tous ceux qui font ornement dans l'architecture Grecque, et tous ceux qui rendent les décorations dites Arabesques, si riches et si élégantes.
À travers ces souterrains il y a un monument bâti en briques non cuites, dont les lignes ont quelque caractère de beauté. Le talus des murailles et les couronnements rappellent le style Égyptien, mais quelques ornements à l'extérieur, ainsi que des voûtes dans les soubassements, ne me laissèrent pas douter que le monument ne fût Arabe; il est considérable, et par sa situation il domine tout le territoire de Thèbes.
On m'apportait des fragments de momie; je promettais ce qu'on voulait pour en avoir de complètes et d'intactes; mais l'avarice des Arabes me priva de cette satisfaction: ils vendent au Caire la résine qu'ils trouvent dans les entrailles et dans le crâne de ces momies, et rien ne peut les empêcher de la leur arracher; ensuite la crainte d'en livrer une qui contînt quelques trésors (et ils n'en ont jamais trouvé dans de semblables fouilles) leur fait toujours casser les enveloppes de bois, et déchirer celles de toile peinte qui couvrent les corps dans les grands embaumements. Le lecteur peut juger quelle journée de délices c'était pour moi que celle où je découvrais tant de nouveautés, d'autant que, reprenant mon ancien métier de diplomate, j'étais devenu l'homme de confiance, l'intermédiaire des bons offices, et que c'était à moi qu'on recommandait les femmes et les enfants. Je me gardais bien de dire que les femmes n'avaient jamais été si heureuses ni si bien traitées; j'insistais sur ce que les cheikhs me fussent livrés; je leur peignais l'appétit de nos soldats, et conséquemment le danger qui résultait pour le troupeau d'une longue résistance; mais, je l'avouerai, je ne hâtais rien, je temporisais, je remettais au lendemain, ne voulant ni brusquer mes négociations, ni tronquer mes opérations.
J'avais découvert, en gravissant les montagnes, que les tombeaux des rois se trouvaient tout près du Memnonium: j'étais bien tenté d'y retourner; mes guides m'en pressaient, mais je craignais d'y rencontrer la peuplade fugitive, et de devenir à mon tour otage ou moyen d'échange pour les moutons.
Nouvelle Description du Temple de Médinet-A-Bou.--Découverte d'un
Manuscrit Égyptien.
Le troisième jour, j'allai à Médinet-A-Bou; je revis ce vaste édifice avec des yeux nouveaux. N'étant plus harcelé par la marche précipitée d'une armée, je me rendis compte du plan de ce groupe d'édifices; je me persuadai encore davantage que ces grandes cours, qui se trouvent être en ligne directe du palais à deux étages, que j'ai déjà décrit, pouvaient bien en être des dépendances, ainsi que cette immense circonvallation de deux cents pieds de long, dont on ne voit plus qu'un des côtés. J'avais déjà remarqué dans le second portique, que la catholicité s'y était fabriqué une église dont il ne reste plus que le soubassement de la niche du choeur et les colonnes de la nef; mais je découvris, par nombre de petites portes décorées de croix fleuries, que le corps de logis, de deux cents pieds, avait, suivant toute apparence, servi de couvent à quelque ordre de moines des premiers siècles. Dans le portique où était l'église j'eus le temps d'observer que les sculptures du mur intérieur représentaient les exploits et le triomphe d'un héros qui avait porté la guerre dans ces contrées lointaines, de Sésostris peut-être, et ses victoires dans l'Inde, comme tous ces bas-reliefs semblent l'indiquer. On y remarque un vainqueur poursuivant seul une armée qui fuit devant lui, et se jette, pour échapper à ses coups, dans un fleuve qui est peut-être l'Indus: ce héros, monté sur un petit chariot où il n'y a place que pour lui, conduit deux chevaux dont les rênes aboutissent à sa ceinture: des carquois, des masses d'armes, sont attachés à son char et tout autour de lui; sa taille est gigantesque; il tient un arc immense, dont il décoche des traits sur des ennemis barbus et à cheveux longs, qui ne tiennent en rien du caractère connu des têtes Égyptiennes. Plus loin, il est représenté assis au revers de son char, dont les chevaux sont retenus par des pages: on compte devant lui les mains des vaincus morts au combat; un autre personnage les inscrit; un troisième paraît en proclamer le nombre. Quelques voyageurs ont vu un second tas d'une autre espèce de mutilation, qui annoncerait que ce n'était pas contre des amazones que le héros aurait combattu; mais les formes de ces mutilations ne m'ont pas frappé, et je ne les ai pas distinguées: des prisonniers sont amenés attachés de diverses manières; ils sont vêtus de robes longues et rayées; leurs cheveux sont longs et nattés; des panneaux d'hiéroglyphes, de cinquante pieds de diamètre, suivent, et expliquent sans doute ces premiers tableaux. Reprenant à gauche sur une autre face de ses galeries, on trouve un long bas-relief représentant sur deux lignes une marche triomphale; c'est le même héros revenant sans doute de ses conquêtes; quelques soldats couverts de leurs armes attestent que le triomphe est militaire, car bientôt on ne voit plus que des prêtres ou des personnages de la caste des initiés, sans armes, avec des habits longs et des tuniques transparentes; les armes du héros en sont recouvertes: il est porté sur les épaules et sur un palanquin avec tous les attributs de la divinité; devant et derrière lui marchent des prêtres portant des palmes et des calumets; on lui présente l'encens: il arrive ainsi au temple de la grande divinité de Thèbes, que j'ai déjà décrite; il lui offre un sacrifice dont il est le sacrificateur: la marche suit, et le héros devient cortège; c'est le dieu qui est porté par vingt-quatre prêtres; le boeuf Apis avec les attributs de la divinité marche devant le héros; une longue suite de personnages tiennent chacun une enseigne, sur la plupart desquelles sont les images des dieux. Arrivés à un autel, un enfant, les bras attachés derrière le dos, va être sacrifié devant le triomphateur, arrêté pour assister à cet horrible sacrifice, ou recevoir cet exécrable holocauste; un prêtre qui brise la tige d'une fleur, des oiseaux qui s'envolent, sont les emblèmes de la mort et de l'âme qui se sépare du corps: ce que Longus et Apulée nous ont dit des sacrifices humains chez les Égyptiens dans leurs romans de Théagenes et de l'Âne d'or, est donc une vérité; les hommes policés ressemblent donc partout aux hommes barbares. Ensuite le héros fait lui-même au boeuf Apis le sacrifice d'une gerbe de blé; un génie protecteur l'accompagne sans cesse; il change d'habits, de coiffures dans la cérémonie, ce qui peut être la marque de ses différentes dignités ou degrés d'initiation, mais la même physionomie est toujours conservée, ce qui prouve qu'elle est portrait; son air est noble, auguste, et doux. Dans un tableau il tient neuf personnages enchaînés du même lacs: sont-ce les passions personnifiées? sont-ce neuf différentes nations vaincues par lui? on lui offre l'encens en l'honneur de l'une ou l'autre de ces victoires; un prêtre écrit ses fastes, et en consacre le souvenir. C'était la première fois que j'eusse vu des figures dans l'acte d'écrire: les Égyptiens avaient donc des livres; le fameux Toth était donc un livre, et non des panneaux d'inscriptions sculptées sur des murailles, comme il était resté en doute. Je ne pouvais me défendre d'être flatté en songeant que j'étais le premier qui eût fait une découverte si importante; mais je le fus bien davantage lorsque, quelques heures après, je fus nanti de la preuve de ma découverte par la possession d'un manuscrit même que je trouvai dans la main d'une superbe momie qu'on m'apporta: il faut être curieux, amateur, et voyageur, pour apprécier toute l'étendue d'une telle jouissance. Je sentis que j'en pâlissais; je voulais quereller ceux qui, malgré mes instantes prières, avaient violé l'intégrité de cette momie, lorsque j'aperçus dans sa main droite et sous son bras gauche le manuscrit de papyrus en rouleau, que je n'aurais peut-être jamais vu sans cette violation: la voix me manqua; je bénis l'avarice des Arabes, et surtout le hasard qui m'avait ménagé cette bonne fortune; je ne savais que faire de mon trésor, tant j'avais peur de le détruire; je n'osais toucher à ce livre, le plus ancien des livres connus jusqu'à ce jour; je n'osais le confier à personne, le déposer nulle part; tout le coton de la couverture qui me servait de lit ne me parut pas suffisant pour l'emballer assez mollement: était-ce l'histoire du personnage? l'époque de sa vie? le règne du souverain sous lequel il avait vécu y était-il inscrit? étaient-ce quelques dogmes, quelques prières, la consécration de quelque découverte? Sans penser que l'écriture de mon livre n'était pas plus connue que la langue dans laquelle il était écrit, je m'imaginai un moment tenir le compendium de la littérature Égyptienne, le toth enfin. Je regrettais de n'avoir pu dessiner tout ce que j'avais vu clans cette journée si intéressante; au reste ne devais-je pas être satisfait? quel autre voyageur avait vu autant d'objets nouveaux? quel autre les avait, comme moi, pu dessiner sur les lieux mêmes?
La négociation avançait plus que je ne voulais; les cheikhs avaient été livrés, mais heureusement le miri n'arrivait pas. L'officier qui commandait eut la bonté de me consulter: je ne répondis pas à sa bonne foi, et l'égoïsme dicta ma réponse; au surplus que cent hommes dont on n'avait que faire à Kéné fussent à Thèbes, l'inconvénient n'était pas grand; j'allais irrévocablement quitter la Haute Égypte: les opérations militaires avaient si souvent et si impérieusement contrarié les miennes: je cédai à l'occasion de me venger un peu: je dis qu'on ne pouvait mettre trop de circonspection dans une circonstance aussi délicate, que je croyais qu'on ne devait rien hasarder. On envoya un courrier dont le voyage m'assurait quatre jours; pendant ce temps arrivèrent des ordres plus pressants; il fut question d'envoyer réclamer les habitants de Kournou partout où on pourrait les avoir recelés. Je me mis en chemin avec le détachement mis en tournée, dans l'espérance de faire quelques nouvelles découvertes dans une contrée aussi fertile en ce genre. En chemin, nous apprîmes que les fuyards étaient à Harminte; je connaissais ce pays; il y avait une lieue et demie à faire, autant pour revenir, par un soleil ardent, et j'étais à pied: trois soldats étaient sans souliers; j'offris de les garder avec moi, et d'aller à Médinet-A-Bou, vis-à-vis duquel nous nous trouvions, alors: heureusement l'officier ne calcula pas l'insuffisance d'une si faible escorte; et tous quatre, bien contents, nous allâmes passer la journée au frais sous les portiques de Medinet. Les habitants, qui me connaissaient par quelques petites générosités, vinrent, au lieu de nous chercher querelle, nous apporter de l'eau fraîche, du pain, des dattes déjà mûres, et des raisins; et j'eus le temps de dessiner tout ce que la veille je n'avais fait qu'observer: j'avais avec moi des bougies, ce qui me donna la facilité d'aller visiter les endroits les plus obscurs, dans lesquels je n'avais pu pénétrer lors des autres voyages. Je trouvai trois petites chambres couvertes de bas-reliefs, qui avaient été de tout temps privées de lumière; au fond de la troisième il y avait une espèce de buffet en pierre, dont les montants étaient encore conservés; c'était tout ce qu'il y avait de particulier dans ce petit appartement soigné, et surtout fermé de trois portes aussi fortes que des murailles, ce qui pourrait faire croire que c'était une espèce de trésor. Nous allâmes aussi visiter l'intérieur obscur du petit temple voisin, où il nous arriva une aventure: à côté du sanctuaire était une petite pièce dont un temple monolithe de granit occupait presque tout l'espace; il était renversé; nous voulûmes en visiter l'intérieur, il en sortit tout à coup une bête assez grosse qui sauta au visage de celui qui portait la lumière, et le lui écorcha; je n'eus que le temps de cacher ma tête dans mes deux mains, et de plier les épaules, sur lesquelles je reçus le premier bond de l'animal, qui du second me jeta par terre en passant entre mes jambes, il renversa mes deux compagnons qui fuyaient du côté de la porte, et en un clin d'oeil nous mit tous hors de combat. Nous sortîmes tous quatre riant de notre frayeur, sans avoir pu nous assurer de ce qui l'avait causée; c'était, suivant toute apparence, un chacal, qui avait choisi cette retraite, et qui venait d'y être troublé pour la première fois.
Dans une vérification générale, j'entrai dans une fouille faite sous les fondements de la pièce Z, figure IV, que je crois la plus ancienne du monument; et cependant, dans la bâtisse de la fondation d'un des principaux piliers de l'édifice, je trouvai des matériaux sur lesquels étaient sculptés des hiéroglyphes aussi bien exécutés que ceux qui décoraient la partie extérieure. D'après cela, quelle antiquité ne doit-on pas supposer aux édifices qui en avaient été ornés! que de siècles de civilisation pour produire de tels édifices! que de siècles avant qu'ils fussent tombés en ruines! que d'autres siècles depuis que leurs ruines servaient de fondations! comme les annales de ces contrées sont mystérieuses, obscures, infinies!
Colosses.
Au nord de ces temples, nous trouvâmes la ruine de deux figures de granit renversées et brisées; elles peuvent avoir trente-six pieds de proportion, toujours dans l'attitude ordinaire, le pied droit en avant, les bras contre le corps; elles ornaient sans doute la porte de quelques grands édifices détruits dont les ruines sont enfouies. Je m'acheminai vers les deux colosses dits de Memnon; je fis un dessin détaillé de leur état actuel: sans charme, sans grâce, sans mouvement, ces deux statues n'ont rien qui séduise; mais sans défaut de proportion, cette simplicité de pose, cette nullité d'expression a quelque chose de grave et de grand qui en impose: si pour exprimer quelque passion les membres de ces figures étaient contractés, la sagesse de leurs lignes en serait altérée, elles conserveraient moins de formes à quatre lieues d'où on les aperçoit, et d'où elles font déjà un grand effet. Pour prononcer sur le caractère de ces statues il faut les avoir vues à plusieurs reprises, il faut y avoir longtemps réfléchi; après cela, il arrive quelquefois que ce qui avait paru les premiers efforts de l'art finit par en être une des perfections. Le groupe du Laocoon, qui parle autant à l'âme qu'aux yeux, exécuté de soixante pieds de proportion, placé dans un vaste espace, perdrait toutes ses beautés, et ne présenterait pas une masse aussi heureuse que celle-ci; enfin plus agréables, ces statues seraient moins belles; elles cesseraient d'être ce qu'elles sont, c'est-à-dire éminemment monumentales, caractère qui appartient peut-être exclusivement à la sculpture extérieure, à celle qui doit entrer en harmonie avec l'architecture, à cette sculpture enfin que les Égyptiens ont portée au plus haut degré de perfection. J'appelle à l'appui de ce système l'heureux résultat de l'emploi de ce style sévère toutes les fois que les modernes l'ont employé, et l'espèce de partialité que tous les artistes de l'expédition ont prise pour ce genre austère, partialité qui est la preuve la plus évidente de la réalité de sa beauté.
J'examinai de nouveau le bloc de granit qui est entre ces deux statues, et me persuadai davantage qu'il était la ruine de ce colosse d'Ossimandué, dont l'inscription bravait le temps et l'orgueil des hommes; que les deux figures qui sont restées debout sont celles de sa femme et de sa fille, et que, dans un temps bien postérieur, les voyageurs en ont choisi une pour en faire la statue de Memnon, afin de n'être pas venus en Égypte sans avoir vu cette statue, et, selon la progression ordinaire de l'enthousiasme, sans l'avoir entendue rendre des sons au lever de l'aurore.
Nouvelles Découvertes dans les Tombeaux de Thèbes.
Quelques uns de mes amis de Kournou m'avaient joint: je calculais que la troupe était allée à Hermontis et ne pouvait revenir que tard; nous nous remîmes de nouveau à la recherche des tombeaux, toujours dans l'espérance d'en trouver qui n'eussent pas été fouillés, afin d'y voir une momie vierge, et la manière dont elles étaient disposées dans les sépultures; c'est ce que les habitants nous cachaient avec obstination, parce que la situation de leur village leur en fait une propriété qui est devenue pour eux une branche de commerce presque exclusive. Après de pénibles et infructueuses recherches, nous arrivâmes cependant à un trou devant lequel étaient épars de nombreux fragments de momies: l'ouverture était étroite; nous nous regardâmes pour savoir si nous risquerions d'y descendre: mes compagnons étaient curieux; nous réglâmes qu'un des volontaires avec mon serviteur resteraient en dehors, et garderaient les guides, avec la précaution de ne les laisser ni partir ni entrer; on battit le briquet, et nous nous mîmes en route: ce fut d'abord à plat ventre, marchant avec les mains et les genoux; après une minute un des nôtres nous cria qu'il étouffait; nous l'envoyâmes à la porte remplacer la sentinelle, avec ordre de la faire entrer avec sa lumière: après nous être traînés pendant plus de cent pas sur un tas de corps morts et à demi consumés, la voûte s'éleva, le lieu devint spacieux et décoré d'une manière recherchée: nous vîmes d'abord que ce tombeau avait été fouillé, que ceux qui y étaient entrés, n'ayant point de flambeaux, s'étaient servis des fascines qui avaient mis le feu d'abord au linge, et bientôt à la résine des momies, et avaient causé un incendie qui avait fait éclater les pierres, couler les matières résineuses, et noirci tout le souterrain: nous pûmes remarquer que le caveau avait été fait pour la sépulture de deux hommes considérables, dont les figures de rondes bosses de sept pieds de proportion se tenaient par la main; au-dessus de leurs têtes était un bas-relief, où deux chiens en laisse étaient couchés sur un autel, et deux figures à genoux avaient l'air de les adorer; ce qui pourrait faire présumer que cette sépulture était celle de deux amis qui n'avaient pas voulu être séparés par la mort; des chambres latérales sans ornements étaient remplies de cadavres dont l'embaumement était plus ou moins soigné; ce qui me fit voir avec évidence que si les tombeaux étaient entrepris et décorés pour des chefs de famille, non seulement leurs corps y étaient déposés, mais ceux de leurs enfants, de leurs parents, de leurs amis, de tous les serviteurs de la maison. Des corps emmaillotés et sans caisse, étaient posés sur le sol, et il y en avait autant que l'espace pouvait en contenir dans un ordre régulier: je vis là pourquoi on trouvait si fréquemment des petites figures de terre vernissée, tenant d'une main un fléau, et de l'autre un bâton crochu; l'enthousiasme religieux allait jusqu'au point de faire poser les momies sur des lits formés de ces petites divinités; j'en remplis mes poches en les ramassant à la poignée: nombre de corps qui n'étaient point emmaillotés me laissèrent voir que la circoncision était connue et d'un usage général, que l'épilation chez les femmes n'était point pratiquée, comme à présent, que leurs cheveux étaient longs et lisses, que le caractère de tête de la plupart tenait du beau style: je rapportai une tête de vieille femme qui était aussi belle que celles des Sibylles de Michel-Ange, et leur ressemblait beaucoup. Nous descendîmes assez incommodément dans des puits très profonds, où nous trouvâmes encore des momies, et de grands pots longs de terre cuite, dont le couvercle représentait des têtes humaines; il n'y avait dedans que de la matière résineuse: j'aurais bien voulu dessiner, mais j'étais trop à l'étroit, l'air manquait, la lumière ne pouvait luire, et surtout il était tard; des patrouilles nous avaient cherchés, on avait battu la générale, on venait de tirer le canon; enfin on nous comptait déjà au nombre de ceux dont nous venions de visiter les asiles, lorsqu'une de nos sentinelles vint nous avertir de l'alarme. À notre retour nous fûmes réprimandés comme des enfants qui viennent de faire une équipée; nous avions effectivement commis bien des imprudences; mais j'étais si content du butin que j'avais fait dans ma journée, que je ne sortis de mon enchantement que lorsque j'appris que l'officier commandant, ne me consultant plus, avait pris sur lui de quitter la rive gauche, et d'aller à Louxor attendre des ordres ultérieurs: on le blâma dans la suite de ce changement de position, mais certainement pas autant que je l'aurais voulu de m'avoir enlevé à un pays dont je n'avais nullement à me plaindre; et avec les habitants duquel j'aurais continué de vivre en bonne intelligence, eût-on continué la guerre encore un mois. Louxor n'était que magnifique et pittoresque; je passai trois jours à en faire les vues, le plan que je relevai de mon mieux à travers les habitations, et au milieu d'hommes jaloux de la retraite obscure qu'ils avaient assignée à leurs femmes; je copiai les hiéroglyphes des obélisques, et quelques tableaux hiéroglyphiques représentant des offrandes au dieu de l'abondance.
Pendant mon séjour à Louxor je trouvai quelques belles médailles d'Auguste, d'Adrien, et de Trajan, avec un crocodile au revers, frappées eu Égypte en grand bronze, avec une inscription Grecque, et un grand nombre de médailles de Constantin. J'achetai aussi une multitude de petites idoles. Je trouvai dans la cour d'un particulier un torse en granit, de proportion plus grande que nature, représentant les deux signes du lion et de la vierge; je l'achetai, et le fis embarquer.
Comme je me disposais à passer à Karnak, le détachement eut ordre de se rendre dans d'autres villages où je n'avais que faire; enfin je quittai pour toujours la grande Diospolis.
Départ de la Haute-Égypte.
Je repris avec quelques soldats malades la route de Kéné; en arrivant, je trouvai deux barques prêtes à partir pour le Caire, et des compagnons de voyage qui m'attendaient. J'ignorais absolument quelles étaient ma situation et mes ressources; je n'avais depuis neuf mois pensé qu'à chercher, qu'à rassembler des objets intéressants; je n'avais redouté aucuns dangers pour satisfaire ma curiosité: la crainte de quitter la Haute Égypte avant de l'avoir vue m'en aurait fait braver encore davantage; mais quand les circonstances au-devant desquelles j'avais marché ne m'auraient procuré que l'avantage d'abréger les mêmes recherches pour ceux qui devaient me succéder dans un temps, plus calme, je me serais encore applaudi que mon ardeur m'eût mis dans le cas de rendre ce service aux arts. Ce ne fut pas sans un sensible chagrin que je quittai tous ceux dont j'avais partagé si immédiatement la fortune dans toute l'expédition, notamment le général Belliard, dont l'égalité de caractère m'avait rendu l'intimité si douce: nous ne nous étions quittés depuis Zaoyé que deux jours pour aller à Etfu, et huit jours pour ma dernière expédition, de Thèbes; et dans ces courtes absences j'avais chaque jour éprouvé le désir de le rejoindre.
Je m'embarquai le 5 Juillet, 1799: je vis avec regret disparaître Dindera et la Thébaïde, ce sanctuaire où j'avais désespéré si souvent de pénétrer, et que j'avais eu le bonheur de traverser tant de fois dans tous les sens, qui enfin était devenu le pays de l'univers que je connusse le plus minutieusement; les arbres, les pointes de rochers, les canaux, les moindres monuments, tout était devenu reconnaissance pour moi; je pouvais nommer tout ce que je pouvais apercevoir, et, de tous les points où je me trouvais, je savais toujours combien j'étais éloigné de tel ou tel autre lieu.
Nous trouvâmes le Nil plus peuplé que jamais de toutes sortes d'oiseaux d'eau; les pélicans l'habitaient depuis un mois; les cigognes, les demoiselles de Numidie, toutes les espèces de canards, de railles et de butors couvraient les îles que le fleuve n'avait pas encore submergées. Nous vîmes de très grands crocodiles jusqu'au-dessous de Girgé; nous mîmes trente-huit heures à arriver jusqu'à cette ville, que nous trouvâmes déjà toute accoutumée à notre domination: nous y passâmes la nuit du 17 au 18 pour faire quelques provisions, et pour y attendre le vent; il vint, et nous eûmes en deux heures atteint Minchiée, l'ancienne Ptolémaïs; il ne reste de cette grande ville Grecque qu'un quai, dont j'ai déjà parlé, et qui est assez mal conservé, quoiqu'il soit mieux construit que ne le sont les édifices Égyptiens de ce genre; sur ses ruines est bâti un gros village habité par des catholiques: trois milles plus bas on trouve à droite du fleuve les ruines de Chemnis ou Pannopolis, aujourd'hui Achmin; on y voit un édifice enfoui, m'a-t-on assuré, jusqu'au comble, et dont on ne peut apercevoir que la plate-forme: c'est sans doute le temple dédié au dieu Pan, autrefois consacré à la prostitution; on y rencontre encore aujourd'hui, comme à Métubis, nombre d'Almés et de femmes publiques, sinon protégées, au moins reconnues et tolérées par le gouvernement: on m'a assuré que toutes les semaines elles se rassemblaient à un jour fixe dans une mosquée près du tombeau du cheikh Harridi, et que, mêlant le sacré au profane, elles y commettaient entre elles toutes sortes de lascivetés.
Achmin est grand, très bien situé sur une langue de terre, dont le Nil fait un promontoire, adossé contre la chaîne du Mokatam, qui se replie en cet endroit et y forme une gorge profonde.
Nous passâmes la nuit devant Antéopolis, qui conserve un portique assez élevé et très fruste: nous arrivâmes le 9 à trois heures de l'après-midi au port de Siutb: le général Desaix n'y était pas; nous ne nous y arrêtâmes que pour renouveler nos provisions: nous ne faisions plus que glisser devant les objets qui nous avaient retenus si souvent.
Antinoë.
Nous passâmes de nuit devant Monfalut; à la pointe du jour nous nous trouvâmes sous le Mokatam, dont le Nil vient frôler la base taillée à pic: il y a eu là autrefois des carrières, dont il reste encore des grottes, qui ressemblent à celles de Siuth, et paraissent avoir de même servi de tombeaux aux anciens Égyptiens, et de retraite aux premiers solitaires. Depuis Girgé, le climat change d'une manière très sensible; le soleil y conserve son empire tant qu'il est présent, mais dès qu'il disparaît ce n'est plus cette ardeur desséchante que ne peut tempérer l'étroite vallée de la Thébaïde. Après Maloui, on rencontre sur la rive droite, près le village de Schech-Abade, les ruines d'Antinoë, bâtie par Adrien en l'honneur d'Antinoüs, son favori, qui mourut en Égypte, ayant sacrifié sa vie pour sauver celle de son souverain. Il est sans doute malheureux qu'un héroïsme sublime puisse s'allier avec une sale prostitution, et qu'il autorise un grand homme, sous le titre sacré de la reconnaissance, à afficher des regrets naturellement proscrits et dévolus d'avance au mystère de la honte. Au reste, il est difficile de juger ce qui a fait choisir la situation d'Antinoë au pied du triste Mokatam, entre deux étroits déserts, à moins que Besa, ville plus antique qu'Antinoë, sur laquelle elle a été élevée, ne fût le lieu où l'empereur eût été arrêté par la maladie qui menaça sa vie, et où les prêtres fameux de cette ville, ayant été consultés, annoncèrent que le malade mourrait si quelqu'un ne se dévouait à sa place.
Depuis le Nil, on aperçoit une des portes de la ville, qui paraît être un arc de triomphe; en effet elle est décorée de huit colonnes d'ordre Corinthien, entre lesquelles sont trois arcs pris dans un massif orné de pilastres: ce groupe de ruines est ce qu'il y a de plus considérable de ce qui reste d'Antinoë. À partir de ce point, il y avait une rue qui allait, suivant toute apparence, en traversant toute la ville, joindre la porte opposée; cette rue était décorée de droite et de gauche de colonnes d'ordre Dorique, et formait un portique où l'on marchait à l'ombre; on voit encore quelques uns de leurs fûts, et quelques chapiteaux fort usés, à cause de la nature friable de la pierre calcaire employée à la construction de ses édifices. Les maisons étaient bâties en briques; l'emplacement d'Antinoë était très grand, à moins que les ruines de Besa mêlées aux siennes, n'en aient augmenté l'extension. Nous voulûmes monter sur une éminence pour nous rendre compte de l'ensemble de ces ruines: nous aperçûmes les habitants du village qui se rassemblaient derrière un autre monticule; à peine nous virent-ils vis-à-vis d'eux qu'ils nous crurent postés hostilement, et qu'ils appelèrent du secours en jetant de la poussière en l'air et faisant les cris de rassemblement. Nous n'étions que six, et je n'étais point armé; un groupe marchait sur les barques, que nous avions laissées dépourvues de défenses: nous fûmes obligés de faire un mouvement pour empêcher qu'ils ne nous coupassent la retraite; ce mouvement parut une autre hostilité; l'alarme se répandit; on tira sur nous: nous n'étions pas venus pour faire la guerre; je jetai à la hâte un regard sur la totalité des ruines; je n'en vis pas une qui me parût se grouper de manière à faire un dessin pittoresque: je ne regrettai que le plan intéressant qu'on pouvait faire d'une ville bâtie dans le beau temps de l'architecture, par les ordres et sous les yeux du prince le plus amateur des beaux arts, et le plus puissant qu'il y eût au monde; et cependant, il faut le dire à la gloire de l'architecture Égyptienne, encore tout imbu de l'impression que venaient de me faire éprouver. Latopolis, Apollinopolis, et Tentyra, je trouvai les ruines d'Antinoë maigres et mesquines.
Mourat-bey.
Nous nous retirâmes sur nos barques, d'où je fis une petite vue de ce que du bord du Nil on aperçoit des ruines et de la situation d'Antinoë; toute la rive droite continue d'être à-peu-près nulle pour la culture jusqu'aux environs de Meinet. Le coeur me battait en approchant de cette ville où je croyais trouver Desaix, lui montrer mes travaux, l'en faire jouir, en jouir moi-même auprès de lui; mais je ne devais plus revoir ce brave et respectable ami: nous apprîmes qu'il poursuivait encore cet infatigable Mourat-bey. Calme dans les malheurs, ce Fabius Égyptien, sachant allier à un courage patient toutes les ressources d'une politique active, avait calculé ses moyens; il avait apprécié le résultat de l'emploi qu'il en pouvait faire au milieu des événements d'une guerre désastreuse; quoiqu'il eût à combattre à la fois un ennemi étranger et toutes les rivalités et les prétentions d'une jalouse égalité, il s'était immuablement conservé le chef de ceux dont il partageait les privations, la fuite, et les revers; il était resté leur seul point de ralliement, réglait leur sort, leurs mouvements, les commandait encore comme au temps de sa prospérité: une longue expérience lui avait appris le grand art de temporiser; il avait senti cette vérité que heurter l'écueil, c'est se briser contre lui, que le faible doit user le malheur, et ne le combattre qu'avec la faux du temps, qu'enfin lorsqu'on ne peut plus commander aux circonstances l'art est de savoir céder à celles qui commandent, et leur dérober encore les moyens d'en attendre de nouvelles: c'est par ces ressources que Mourat-bey s'était montré le digne adversaire de Desaix, et que l'on ne savait plus ce qu'il fallait admirer davantage, ou des ingénieuses et itératives attaques de l'un, ou de la calme et circonspecte résistance de l'autre.
Couvent de la Poulie.
Nous apprîmes que Mourat-bey avait ménagé des intelligences dans la Basse Égypte, qu'il avait fait en conséquence un mouvement avec tout ce qui lui restait de Mamelouks et d'Arabes, et qu'il avait traversé le Faïum, et pénétré jusqu'au désert des pyramides, pour y opérer une diversion en cas d'une descente sur la côte. Différents corps commandés par le général Friand, le général Boyer, et le général Jayonchek, après lui avoir pris quelques chameaux, tué quelques Mamelouks, l'avaient forcé de remonter du côté de Méniet, où Desaix l'avait repris, et le chassait des positions où il cherchait à s'établir. On nous prévint que nous pourrions rencontrer, à quelques lieues au-dessous, des barques qu'il avait armées, et qui suivaient ses mouvements; nous attendîmes la nuit pour les éviter, et passâmes sans voir ni être vus. À la pointe du jour, nous nous trouvâmes au monastère de la Poulie, qui est un couvent posé à pic sur les rochers du Mokatam: les religieux viennent demander à la nage l'aumône aux passants; on dit qu'ils les dévalisent lorsque cela leur paraît sans danger et plus profitable: ce que j'ai pu remarquer, c'est que ce sont plutôt des amphibies que des nageurs; ils remontent le courant du fleuve comme des poissons. Alternativement victimes de trois éléments, ils manquent absolument du quatrième; en effet, séparés de toute culture par un immense désert, ils sont dévorés de l'air qui l'a traversé, et brûlés de l'ardeur du soleil qui frappe sur le rocher tout nu qu'ils habitent; ce n'est que péniblement et à la nage qu'ils obtiennent de petites et rares charités. On appelle ce monastère le Couvent de la Poulie, parce qu'ils ne s'approvisionnent de l'eau et des autres besoins de la vie que par le secours de cette machine. Il nous parut à en juger par les groupes des fabriques et par ceux des religieux que nous vîmes sur le rocher, que la clôture du monastère est vaste, et que les moines en sont nombreux; ils ressemblent parfaitement aux solitaires qu'ils auront sans doute remplacés, et l'intérieur de ce couvent doit être le même que ceux de S.-Antoine, du mont Kolzim, et des lacs Natron. Je fis rapidement deux vues de ce lieu sauvage; l'une du sud au nord, l'autre du nord au sud. À une demi lieue plus loin, la chaîne s'éloigne du Nil, et les deux rives du fleuve deviennent basses et cultivées; je revis des nuages qui m'annoncèrent que je me rapprochais de la mer et d'un climat plus tempéré.
Nous vînmes coucher près d'Abuseifen, monastère Copthe, première position au-delà du Caire, où nos troupes se logèrent, et se fortifièrent après la bataille des pyramides.
Retour au Caire.
Je repassai de nouveau devant les pyramides de Saccara, devant ce nombre de monuments qui décoraient le champ de mort, ou la Nécropolis de Memphis, et bornait cette ville au sud, comme les pyramides de Giséh la terminaient au nord. On chercherait encore le sol de cette cité superbe, qui avait succédé à Thèbes et en avait fait oublier la magnificence, si ces fastueux tombeaux n'attestaient son existence, et ne fixaient irrévocablement l'étendue de l'emplacement qu'elle occupait. Toutes les discussions publiées à cet égard, et qui rendent sa situation incertaine, ont été faites par des savants qui ne sont pas venus en Égypte, et qui n'ont pas pu juger, combien les descriptions faites par Hérodote et Strabon sont évidemment exactes: si cette discussion n'est pas encore terminée, c'est que jusqu'à notre arrivée en Égypte, quelque près du Caire que soient les pyramides, il avait toujours été difficile d'y séjourner, parce que les Arabes avaient conservé la possession des environs comme une propriété imprescriptible.
À la pointe du jour, nous nous trouvâmes entre Alter-Anabi et Gisa, et vis-à-vis Roda, ayant à droite le Caire et Boulac, qui forment ensemble un coup-d'oeil riche de verdure, qui se détache d'une manière brillante et fraîche sur le fond lisse et sauvage des deux chaînes qui terminent l'horizon. J'aurais voulu dessiner cette vue qui donne connaissance de la position de l'ensemble de tous ces lieux; mais je ne sais rien que mes camarades de voyage ne m'eussent accordé plutôt que de retarder notre arrivée de quelques minutes. J'achevai de me persuader dans cette traversée que c'est un mauvais moyen pour observer que de voyager en barques, que les rivages élevés empêchent de voir le pays, que la crainte de perdre le vent, ou celle de l'avoir contraire, changent tous les projets ou les font avorter, que le vent vous fait marcher quand vous voudriez vous arrêter, et vous arrête quand il n'y a plus rien à voir; mais ce dont je fus encore plus convaincu, c'est que, lorsqu'on a des observations à faire ou des objets à dessiner, il ne faut pas voyager avec des militaires, qui, toujours actifs et inquiets, veulent sans cesse partir et arriver, lors même que rien ne les chasserait de l'endroit où ils sont, ni ne les appelleront ailleurs.
Bataille d'Aboukir, le 26 Juillet.
J'étais le membre de l'institut qui le premier fut revenu de la Haute Égypte; mes confrères m'entouraient, me pressaient de questions: ma première jouissance fut de me voir ainsi l'objet de leur avide curiosité, et de m'instruire des observations qu'ils me faisaient; je me proposais de rédiger mon voyage sous leurs yeux, et de les questionner à mon tour; mais les événements en disposèrent autrement. Mourat-bey avait rassemblé par ses intelligences quelques hordes d'Arabes; il avait promis de les joindre près des lacs de Natron, dans la vallée du fleuve sans eau: le général Murat avait été envoyé contre les Arabes, et avait empêché cette jonction; le général en chef était allé camper aux pyramides, pour comprimer Mourat-bey entre Desaix et lui, lorsqu'il apprit qu'une flotte Turque de deux cents voiles avait paru devant Aboukir. Dès lors Bonaparte quitte les pyramides; il revient à Giséh, prend des dispositions, donne ses ordres, pourvoit à tout, marche sur Rahmanié, et vient prendre position à Birket, également distant d'Alexandrie et d'Aboukir. Pendant que les différents corps s'y rassemblent, il va à Alexandrie, en prépare la défense, donne les ordres pour tous les cas, envoie à l'armée celui de marcher à l'ennemi, et la rejoint à la pointe du jour, le 26 Juillet. Les Turcs avaient effectué leur descente à Aboukir, et s'étaient emparés des retranchements construits en avant du château; ils en avaient passé la garnison au fil de l'épée: mille Turcs avec deux canons occupaient un monticule à leur droite; deux autres mille étaient retranchés sur un autre monticule à gauche, au poste des fontaines; un troisième corps était en avant du faubourg; l'armée était dans les retranchements flanqués d'une artillerie formidable, et les espaces qui restaient, étaient coupés par des boyaux qui se prolongeaient de chaque côté jusqu'à la mer; le quartier de réserve et l'état-major du pacha occupaient le terrain entre les retranchements et le château dans lequel était une forte garnison.
L'ordre fut donné d'attaquer le premier avant-poste, qui fut culbuté par les demi-brigades commandées par le général Destaing; la cavalerie leur coupa la retraite; une partie fut sabrée, l'autre se jeta à la mer, où elle se noya. Bonaparte sentait l'importance de s'emparer des fontaines et d'en priver l'ennemi; le camp retranché qui les défendait fut attaqué, et ne tint pas longtemps; le corps qui y était logé eut le même sort que l'autre, et fut traité de même par la cavalerie: on se forma, et on attaqua le corps d'ennemis qui était en avant du faubourg; il résista un moment, et se retira bientôt à travers les habitations: derrière les murailles et dans des rues étroites il disputa quelque temps le terrain; mais poussé avec intrépidité, malgré l'avantage du lieu, il fut contraint à se replier de nouveau sur les retranchements, où l'artillerie et le feu de rempart arrêtèrent ceux qui l'y suivaient: nous nous ralliâmes dans le faubourg; et après quelques moments nous attaquâmes avec une ardeur égale les boyaux de droite et de gauche.
L'infanterie, commandée par le général Fugière, faisait des prodiges de valeur, tandis que la cavalerie à plusieurs reprises venait se fondre sous le feu croisé des batteries et des chaloupes canonnières. L'adjudant général le Turcq en voulant précipiter ses compagnies dans les fossés y resta engagé, et y périt. Par des sorties nombreuses et répétées, l'ennemi reprenait le terrain dont une poignée de nos braves venait de s'emparer par des prodiges de valeur; l'acharnement était égal, et la victoire incertaine. Il y a toujours un moment dans les batailles où, dans une lutte égale, les deux partis sentent l'inertie de leurs moyens et l'inutilité de leurs efforts, où l'épuisement des forces et le sentiment de la conservation inspirent aux combattants un même penchant vers la retraite; ce moment de relâchement saisi par l'homme supérieur qui sait profiter de cette disposition morale, pour employer les moyens qu'il a su réserver, détermine toujours la victoire en sa faveur. Le corps de réserve commandé par Lannes eut ordre de charger.
Au moment où les troupes Turques étaient sorties pour couper les têtes de ceux qui étaient restés sur le champ de bataille, le brillant Murat, ranimant le courage des siens, effectue une nouvelle charge; il traverse avec autant de vélocité que d'intrépidité tous les ouvrages de l'ennemi, le prend à dos, et lui coupe toute retraite. Ce mouvement téméraire ranime l'action, qui devient générale: on attaque sur tous les points; ils sont tous emportés; la dérouté est entière; tout ce qui n'a pas été tué est fait prisonnier: la cavalerie charge les fuyards jusque dans la mer, où ils s'étaient jetés pour regagner leur flotte à la nage. Il y avait vingt mille Turcs; six mille furent faits prisonniers, quatre mille périrent sur le champ de bataille; tout le reste fut noyé. De ce moment, plus d'ennemis: jamais bataille ne fut plus nécessaire, plus absolue, jamais victoire plus complète; c'était celle que Bonaparte avait promise à ses braves en les ramenant de Syrie; ce fut la dernière qu'il remporta en Égypte. Ce fut sans doute ou son bon génie ou le nôtre qui lui fit penser que la France et l'Europe entière l'appelaient à des opérations aussi glorieuses et plus utiles encore. Kléber, en l'embrassant, lui dit dans un moment d'enthousiasme: Général, vous êtes grand comme le monde, et il n'est pas assez grand pour vous.
Bonaparte m'ordonna de dessiner la bataille; et je me trouvai heureux de pouvoir donner une image vraie du théâtre de sa gloire: je choisis pour le moment de la scène celui où le pacha prisonnier fut amené au général.
De retour au Caire, Bonaparte examina attentivement tous les dessins que j'avais rapportés; il jugea que ma mission était achevée, et me proposa de partir, et de porter les trophées d'Aboukir à Alexandrie. Le général Berthier, dont j'avais éprouvé l'obligeance dans toutes les occasions, me rendit mon neveu pour mon retour aussi gracieusement que Dufalga me l'avait donné pour mon voyage. Il n'y avait que quelques jours que j'avais quitté Thèbes, il me semblait déjà voir Paris; mon départ que je n'entrevoyais que dans l'avenir fut arrêté pour le lendemain; un rêve se réalisait pour moi; poussé dans le sens de mes désirs je m'y sentais précipité: je ne sais si j'en étais éprouvante: mais un sentiment dont je ne saurais me rendre compte me faisait regretter le Caire; je ne l'avais presque jamais habité, et cependant je l'avais toujours quitté avec peine. Je connus alors combien, tout naturellement et sans qu'on s'en aperçoive, on est sensible à la jouissance douce et égale que donne une température délicieuse, qui, sans besoin d'autres plaisirs, fait sentir à chaque instant le bonheur de l'existence; sensation quotidienne à laquelle il faut attribuer ce qui est arrivé souvent dans ce pays, c'est que des Européens, venus pour quelques mois au Caire, y ont vieilli, sans imaginer la possibilité d'en sortir.
Enfin dans cet étrange voyage, le projet, le départ, le retour, tout fut une suite de surprises et de circonstances précipitées qui, soit pour aller, soit pour revenir, me placèrent toujours à l'avant-garde. Je me trouvai en deux jours embarqué dans un petit bâtiment armé qui nous attendait à Boulac; je fis dans le chemin le dessin du lieu où le Nil se partage et forme le Delta, et celui de Chebreis, où s'était donné le premier combat contre les Mamelouks: le troisième jour de notre départ, nous arrivâmes à Rahmanie; nous en repartîmes le lendemain accompagnés d'un détachement de dromadaires, et de cinquante hommes, avec lesquels nous nous rendîmes à Demenhour, et, suivant le canal d'Alexandrie, après avoir traversé la province de Garbié, nous arrivâmes à Birket, où nous passâmes la nuit. Le lendemain, nous vînmes déjeuner à la fontaine de Béda, et dîner à Alexandrie.
Retour en France.--Départ d'Alexandrie.--Arrivée à
Fréjus.--
Conclusion.
À mon arrivée, le premier objet qui frappa ma vue fut l'équipement de deux de nos frégates; elles étaient à l'entrée du port neuf, et déjà sur une seule ancre: je ne voyais plus de vaisseaux Anglais en croisière, et je commençai à croire aux prodiges: les généraux Lannes, Murat, Marmont, étaient dans le trouble et dans l'agitation; nous nous entendions sans nous parler; nous ne pouvions nous occuper de rien; nous nous retrouvions à chaque instant à la même fenêtre, observant la mer, questionnant le mouvement du plus petit bateau, lorsqu'à une heure de nuit, le 24 Août, le général Menou vint nous dire que Bonaparte nous attendait en rade. Une heure après nous étions hors du port: à la pointe du jour, un vent de nord-est nous mit en route; ce même vent dura deux jours, et nous sortit des hauteurs de la croisière Anglaise. Obligés de masquer notre marche, nous serrâmes les parages arides de l'ancienne Cyrénaïque; contrariés par les courants qui portent à la côte dans ce golfe encore inconnu et toujours évité, ce ne fut qu'avec beaucoup de peine que, dans cette saison de calme et de temps variables, nous pûmes doubler les caps de Derne et Doira; à cette hauteur nous retrouvâmes le vent d'est, qui nous fit traverser le golfe de la Cidre; enfin nous doublâmes le cap Bon, et nous nous trouvâmes par le travers des terres d'Europe, sans avoir encore aperçu une barque; bien convaincus que nous avions une étoile, rien ne troublait notre joie et notre sécurité: Bonaparte, comme un passager, s'occupait de géométrie, de chimie, et quelquefois jouait et riait avec nous.
Nous passâmes devant le golfe de Carthage, devant le port de Biserte: nous vînmes reconnaître la Lampe Douze, habitée par un homme qui y nourrit quelques moutons et des volailles; hermite et santon tout à la fois, il reçoit également bien tout ce qui aborde chez lui, les catholiques dans une chapelle, les musulmans dans une mosquée.
Le lendemain, nous vîmes d'une lieue le rocher sourcilleux de la Pantellerie; bientôt après, nous découvrîmes le sommet de la Sardaigne, les bouches de Bonifacio, autre point de croisière que nous devions redouter; partout un égal silence dans l'espace, rien ne troublait notre sécurité; nos deux barques portaient César et sa fortune. La Corse enfin nous offrit le premier aspect d'une terre amie: un vent fort nous porta sur Ajaccio; on envoya un petit bâtiment qui était de conserve chercher des nouvelles de France, et prendre connaissance des croisières ennemies sur nos côtes. Pendant que nous attendions son retour, un coup de vent nous obligea de relâcher dans le golfe, et d'aller mouiller dans la patrie de Bonaparte. On le croyait perdu; le hasard l'y faisait aborder: rien ne fut si touchant que l'accueil qu'on lui fit; les canons tiraient de toutes parts; toute la population était dans des barques et entourait nos bâtiments. Je cherchais partout madame Bonaparte; je me peignais l'émotion, le trouble, l'étendue du bonheur d'une mère retrouvant tout à coup son fils; et quel fils! mais lorsque j'appris qu'elle n'était pas à Ajaccio, je ne vis plus dans cette réception si brillante que de l'orgueil et que du bruit, et je me contentai de faire un dessin de cette belle scène. L'enthousiasme avait fait passer sur le danger du contact; les frégates avaient été plutôt assaillies qu'abordées. C'est nous qui avons la peste, disaient-ils à Bonaparte; c'est à vous de nous guérir. Nous savions nos défaites en Italie; nous en apprîmes les suites à Ajaccio: notre séjour fut employé à la triste lecture de nos désastres dans la collection des papiers publics; tout le fruit de nos belles campagnes d'Italie avait été dévoré par la perte de deux batailles: les Russes étaient à nos frontières; le désordre, le trouble, la terreur, allaient bientôt les leur ouvrir.
Le vent devint favorable, et nous partîmes; le surlendemain, vers la fin du jour, poussés par un vent frais, à la vue des côtes de France, lorsque nous nous félicitions de notre fortune, nous découvrons au vent deux voiles, puis cinq, puis sept: nous baissons toutes nos hautes oeuvres, et n'invoquons que l'obscurité, qui nous fut encore propice; la lune se voila d'une brume épaisse qui nous sépara les uns des autres: nous entendîmes au vent les signaux à coups de canon de la flotte ennemie tracer à nos côtés une demi circonférence. On mettait en question si l'on retournerait en Corse, dont le cap nous était encore ouvert: heureusement Bonaparte reprit le commandement, il eut une volonté; c'était la première du voyage; elle le rendit à sa fortune. Nous nous portâmes sur la côte de Provence, et à minuit nous en étions si près que nous n'avions plus de flotte à craindre: si un autre avis nous eût ramenés en Corse, nous y serions peut-être encore. À la pointe du jour, nous vîmes Fréjus; et nous entrâmes dans ce même port où, huit siècles auparavant, S. Louis s'était embarqué pour une expédition dans le même pays que nous venions de quitter.
Rien de plus inopiné que notre arrivée en France; la nouvelle s'en répandit avec la rapidité de l'éclair. À peine la bandière de commandant en chef fut-elle signalée que la rive fut couverte d'habitants qui nommaient Bonaparte avec l'accent qui exprime un besoin; l'enthousiasme était au comble, et produisit le désordre: la contagion fut oubliée; toutes les barques à la mer couvrirent en un instant nos deux bâtiments de gens qui ne craignant que de s'être trompés dans l'espoir qui les amenait, nous demandaient Bonaparte plus qu'ils ne s'informaient s'il leur était rendu. Élan sublime! c'était la France qui semblait s'élancer au-devant de celui qui devait la rendre à sa splendeur, et qui de ses frontières lui demandait déjà le 18 Brumaire. Notre héros fut porté à Fréjus; une heure après, une voiture était prête, il en était déjà parti.
Ravi de pouvoir faire enfin ma volonté, je laissai aller tout le monde, pour jouir du bonheur de n'être plus pressé, ce qui ne m'était pas arrivé depuis mon départ de Paris. Dans un autre temps, me trouvant à Fréjus, je me serais cru un voyageur; mais arrivant d'Afrique, il me sembla que j'étais chez moi, que j'étais un des bourgeois de cette petite ville, c'est-à-dire que je n'avais plus rien à faire au monde. Je me levai tard; je déjeunai méthodiquement; j'allai me promener, je visitai l'amphithéâtre et les ruines, regardant avec complaisance les frégates qui nous avaient apportés, stationnées dans le port qui nous avait reçus. Je fis le dernier dessin de mon voyage, le premier que j'eusse fait à mon aise, en rendant grâce au hasard de ce que je pouvais y ajouter encore l'intérêt d'un monument.
Ici se termine mon journal: mais je ne veux point quitter mon lecteur sans lui présenter une dernière observation sur la forme et le but de cet ouvrage.
Lorsque je partis d'Alexandrie les membres de l'Institut étaient encore au Caire: arrivé en France, j'ignorais s'ils avaient pu effectuer dans la Haute Égypte le voyage ordonné par Bonaparte avant son départ; les circonstances de la guerre avaient pu arrêter la marche de cette société savante, ou l'empêcher d'en rapporter en France les précieux résultats: dans ce cas, je me fusse trouvé le seul qui eût été dans le cas d'écrire sur cette contrée, et surtout le seul qui eût réuni un grand nombre de dessins, où je n'offrais pas seulement l'image du pays, mais le plus souvent celle des événements d'une des plus intéressantes expéditions de cette guerre; je ne pouvais donc sans une espèce d'injustice ravir à mes concitoyens ces nombreux fruits de mes recherches et de mes pénibles travaux; et je me déterminai à les publier.
J'avais cru d'abord devoir ajouter à mon journal quelques digressions critiques sur les antiquités, joindre à mes descriptions des discussions sur les voyageurs qui m'avaient précédé; j'avais consulté des personnes éclairées pour ajouter quelques notes érudites aux objets curieux dont je présentais l'image: mais à peine ai-je été informé que l'Institut du Caire avait effectué son voyage dans le calme de la paix; que les membres n'avaient connu de bornes à leur ardeur, à leur émulation, que l'ordre établi par leur chef de division; qu'ils revenaient chargés de leur immense butin; que le gouvernement, après avoir protégé leur voyage, faisait avec magnificence les frais de la mise au jour d'une collection si précieuse sous tous les rapports, je n'ai plus songé à suivre un plan que d'autres devaient nécessairement mieux exécuter. Réduit à mes faibles moyens, comment aurais-je voulu mesurer mes travaux aux travaux de toute une société, émettre des hypothèses, lorsque sans doute on pourra présenter des certitudes, enfin marcher, pour ainsi dire, à tâtons à côté d'un faisceau de lumières! J'ai donc dépouillé mon journal de ce que j'y avais hasardé de recherches; j'ai repris mon uniforme de soldat éclaireur, et mon poste à l'avant-garde, où je n'ai conservé que la prétention d'avoir planté quelques jalons sur la route, pour avertir ceux qui avaient à me suivre, et, ne fût-ce que par mes erreurs, servir ainsi les rédacteurs du grand ouvrage.
Heureux pour ma part, si, par mon zèle et mon enthousiasme, je suis parvenu à donner à mes lecteurs l'idée d'un pays si important par lui-même et par les souvenirs qu'il retrace; si j'ai pu lui présenter avec vérité ses formes, sa couleur, et le caractère qui lui est particulier; si enfin, comme témoin oculaire, je lui ai fait connaître les détails d'une grande et singulière campagne, qui faisait partie principale de la vaste conception de cette expédition célèbre! Si j'ai atteint ce but, je le devrai sans doute à l'avantage d'avoir tout dessiné et tout décrit d'après nature.