Voyages: voyage de Laponie, voyage de Flandre et de Hollande, du Danemark, de la Suède
VOYAGES
RÉFLEXIONS
Il est ordinaire aux voyageurs qui passent les mers de faire naître des orages ; et tout ce qui n’est point calme est pour eux une tempête continuelle qui brise leurs vaisseaux contre le firmament, et tantôt les jette jusque dans les enfers : ce sont les manières de parler de quelques-uns. Pour moi, sans amplifier les choses, je vous dirai que la mer Baltique est célèbre en naufrages, et qu’il est rare d’y passer pendant l’automne, car elle n’est point navigable l’hiver, sans y être pris du mauvais temps. Nous avons été obligés de relâcher en cinq ou six endroits ; et ce passage, qu’on fait ordinairement en trois ou quatre jours, nous a retenus.
Ces disgrâces ont servi à quelque chose, et le temps que nous sommes demeurés à l’ancre n’a pas été le plus mal employé de ma vie. J’allais tous les jours passer quelques heures sur des rochers escarpés, où la hauteur des précipices et la vue de la mer n’entretenaient pas mal mes rêveries. Ce fut dans ces conversations intérieures que je m’ouvris tout entier à moi-même, et que j’allais chercher dans les replis de mon cœur les sentiments les plus cachés et les déguisements les plus secrets, pour me mettre la vérité devant les yeux, sans fard, telle qu’elle était en effet. Je jetai d’abord la vue sur les agitations de ma vie passée, les desseins sans exécution, les résolutions sans suite, et les entreprises sans succès. Je considérai l’état de ma vie présente, les voyages vagabonds, les changements de lieux, la diversité des objets, et les mouvements continuels dont j’étais agité. Je me reconnus tout entier dans l’un et dans l’autre de ces états, où l’inconstance avait plus de part que toute autre chose, sans que l’amour-propre vînt flatter le moindre trait qui empêchât de me reconnaître dans cette peinture. Je jugeai sainement de toutes choses. Je conçus que tout cela était directement opposé à la société de la vie, qui consiste uniquement dans le repos ; et que cette tranquillité d’âme si heureuse se trouve dans une douce profession, qui nous arrête comme l’ancre fait un vaisseau retenu au milieu de la tempête. Tous ces desseins vagues, ces vues qui s’étendent sur l’avenir, les chimères, les imaginations de fortune, sont des fantômes qui nous abusent, que nous prenons plaisir de nous former, et avec lesquels notre esprit nous joue. Tous les obstacles que l’ambition fait naître, loin de nous arrêter, doivent nous faire défier de nous-mêmes, et nous faire appréhender davantage.
Vous savez, monsieur, comme moi, que le choix d’un état est ce qu’il y a de plus difficile dans la vie : c’est ce qui fait qu’il y a tant de gens qui n’en embrassent aucun, et qui, demeurant dans une indolence continuelle, ne vivent pas comme ils voudraient, mais comme ils ont commencé, soit par la crainte des fâcheux événements, soit par l’amour de la mollesse et la fuite du travail, ou par quelques autres raisons.
Il y en a d’autres qu’un échec ne fixe pas entièrement, et, se laissant toujours emporter à cette légèreté qui leur est naturelle, pour être dans le port, ils n’en sont pas plus en repos : ce sont de nouveaux desseins qui les agitent, et de nouvelles idées de fortune qui les tourmentent. Ces gens ne changent que pour le plaisir de changer, et par une légèreté naturelle ; ce qu’ils ont quitté leur plaît toujours infiniment davantage que ce qu’ils ont pris. Toute la vie de ces personnes est une continuelle agitation ; et si on les voit quelquefois se fixer sur la fin de leurs jours, ce n’est pas la haine du changement qui les retient, mais la lenteur de la vieillesse, incapable de mouvement, qui les empêche de rien entreprendre : semblables à ces gens inquiets qui ne peuvent dormir, et qui, à force de se tourner, trouvent enfin le repos que la lassitude leur procure.
Je ne sais lequel de ces deux états est le plus à plaindre, mais je sais qu’ils sont tous deux extrêmement fâcheux. De là viennent ces dérèglements de l’âme, ces passions immodérées qui font qu’on souhaite plus qu’on ne peut ou qu’on n’ose entreprendre ; qu’on craint tout, qu’on espère tout et qu’on cherche ailleurs un bonheur qu’on ne peut trouver que chez soi. De là viennent ces ennuis, ces dégoûts de soi-même, ces impatiences de son oisiveté, ces plaintes qu’on fait de ce qu’on n’a rien à faire. Tout déplaît, la compagnie est à charge, la solitude est affreuse, la lumière fait peine, les ténèbres affligent, l’agitation lasse, le repos endort, le monde est odieux ; et l’on devient enfin insupportable à soi-même. Il n’y a rien que ces sortes de personnes ne veuillent ; et la prévention qu’ils ont d’eux-mêmes les pousse à tout entreprendre. L’ambition leur fait tout trouver possible ; mais le courage leur manque et leur irrésolution les arrête. L’élèvement des autres, qu’ils ont continuellement devant les yeux, sert tantôt à entretenir leurs vagues desseins et à fomenter leur ambition, et tantôt à les exposer en proie à la jalousie. Ils souffrent impatiemment la fortune des autres ; ils souhaitent leur abaissement parce qu’ils n’ont pu s’élever, et la destruction de leur fortune parce qu’ils désespèrent d’en faire une pareille.
Ces gens accusent continuellement la cruauté de leur mauvaise fortune, se plaignant toujours de la dureté du siècle et de la dépravation du genre humain : ils entreprennent des voyages de long cours ; ils s’arrachent de leur patrie, et cherchent des climats qu’un autre soleil échauffe. Tantôt ils se commettent à l’inclémence de la mer, et tantôt rebutés, ou de son calme ou de ses orages, ils se remettent sur terre. Aujourd’hui la mollesse de l’Italie leur plaît, et ils n’y sont pas plutôt qu’ils regrettent la France avec tous ses plaisirs. Sortons de la ville dira l’un, la vertu y est opprimée, le vice et le luxe y règnent, et je ne saurais plus y supporter le bruit. Retournons à la ville, dira-t-il bientôt après ; je languis dans la solitude : l’homme n’est pas né pour vivre avec les bêtes, et il y a trop longtemps que je n’entends plus ce doux fracas qui se trouve dans la confusion de la ville. Un voyage n’est pas plus tôt fini, qu’il en entreprend un autre. Ainsi, se fuyant toujours lui-même, il ne peut s’éviter ; il porte toujours avec lui son inconstance ; et la source de son mal est dans lui-même, sans qu’il la connaisse.