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Voyages: voyage de Laponie, voyage de Flandre et de Hollande, du Danemark, de la Suède

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… Hæret lateri lethalis arundo.

Nous fîmes écorcher nos bêtes le mieux que nous pûmes. Les Lapons s’emparèrent du sang, et nous leur en donnâmes la moitié d’un. Il est difficile de s’imaginer que deux hommes seuls aient pu manger la moitié d’un gros cerf, sans pain, sans sel, et sans boire : c’est pourtant ce qui est très-véritable ; et nous avons vu cela avec un grand étonnement dans nos Lapons.

Nous remarquâmes que les rennes n’ont point de fiel, mais seulement une petite tache noire dans le sang. La viande de cet animal est très-bonne, et a assez du goût de celle du cerf, mais plus relevée. La langue est un manger très-délicat, et les Lapons estiment fort la moelle. Il devient gras à la Saint-Michel, comme un porc ; et c’est pour lors que les plus riches Lapons les tuent, pour en faire des provisions pendant le reste de l’année. Ils font sécher la chair au froid, qui fait le même effet que le feu, et qui la dessèche en sorte qu’on peut facilement la conserver. Leur saloir est un tronc d’arbre creusé des mains de la nature, qu’ils ferment le mieux qu’ils peuvent, pour empêcher les ours de le ravager.

Nous demeurâmes quelques jours chez le prêtre, pour attendre un Lapon qui passait pour grand sorcier, et que nous avions envoyé chercher à quelques lieues de là par nos Lapons. Ils revinrent au bout de quelques jours, et firent tant pour gagner l’argent que nous leur avions promis s’ils l’amenaient, qu’au bout de trois jours nous les vîmes revenir avec notre sorcier, qu’ils avaient déterré dans le fond d’un bois. Nous voilà dans le même temps contents comme si nous tenions le diable par la queue, si je puis me servir de ce terme ; et ce qui acheva de nous satisfaire, ce furent les promesses que notre enchanteur nous fit de nous dire bien des choses qui nous surprendraient. Nous nous mîmes aussitôt en chemin par les bois, par les rochers et par les marais. Où n’irait-on pas pour voir le diable ici-bas ? Nous fîmes plus de cinq lieues, par des chemins épouvantables sur lesquels nous rencontrions quantité de bêtes et d’oiseaux qui ne nous étaient point connus, et particulièrement des petits-gris. Ces petits-gris sont ce que nous appelons écureuils en France, qui changent leur couleur rousse lorsque l’hiver et les neiges leur en font prendre une grise. Plus ils sont avant vers le nord, et plus ils sont gris. Les Lapons leur font beaucoup la guerre pendant l’hiver, et leurs chiens sont si bien faits à cette chasse, qu’ils n’en laissèrent passer aucun sans l’apercevoir sur les arbres les plus élevés, et avertir par leurs aboiements les Lapons qui étaient avec nous. Nous en tuâmes quelques-uns à coups de fusil, car les Lapons n’avaient pas pour lors leurs flèches rondes, avec lesquelles ils les assomment ; et nous eûmes le plaisir de les voir écorcher avec une vitesse et une propreté surprenantes. Ils commencent à faire la chasse au petit-gris vers la Saint-Michel, et tous les Lapons généralement s’occupent à cet emploi ; ce qui fait qu’ils sont à grand marché, et qu’on en donne un timbre pour un écu : ce timbre est composé de quarante peaux. Mais il n’y a point de marchandise où l’on puisse être plus trompé qu’à ces petits-gris et aux hermines, parce que vous achetez la marchandise sans la voir, et que la peau est retournée, en sorte que la fourrure est en dedans. Il n’y a point aussi de distinction à faire ; toutes sont d’un même prix, et il faut prendre les méchantes comme les belles, qui ne coûtent pas plus les unes que les autres. Nous apprîmes avec nos Lapons une particularité surprenante touchant les petits-gris, et qui nous a été confirmée par notre expérience. On ne rencontre pas toujours de ces animaux dans une même quantité : ils changent bien souvent de pays, et l’on n’en trouvera pas un en tout un hiver, où l’année précédente on en aura trouvé des milliers. Ces animaux changent de contrée : lorsqu’ils veulent aller en un autre endroit, et qu’il faut passer quelque lac ou quelque rivière, qui se rencontrent à chaque pas dans la Laponie, ces petits animaux prennent une écorce de pin ou de bouleau, qu’ils tirent sur le bord de l’eau, sur laquelle ils se mettent, et s’abandonnent ainsi au gré du vent, élevant leurs queues en forme de voiles, jusqu’à ce que le vent se faisant un peu fort, et la vague élevée, elle renverse en même temps et le vaisseau et le pilote. Ce naufrage, qui est bien souvent de plus de trois ou quatre mille voiles, enrichit ordinairement quelques Lapons qui trouvent ces débris sur le rivage, et les font servir à leur usage ordinaire, pourvu que ces petits animaux n’aient pas été trop longtemps sur le sable. Il y en a quantité qui font une navigation heureuse et qui arrivent à bon port, pourvu que le vent leur ait été favorable, et qu’il n’ait point causé de tempête sur l’eau, qui ne doit pas être bien violente pour engloutir tous ces petits bâtiments. Cette particularité pourrait passer pour un conte, si je ne la tenais par ma propre expérience.

Après avoir marché assez longtemps, nous arrivâmes à la cabane de notre Lapon, qui était environnée de quantité d’autres, qui appartenaient à ses camarades. Ce fut là que nous eûmes le plaisir d’apprendre ce que c’était que la Laponie et les Lapons. Nous demeurâmes trois ou quatre jours chez eux, à observer toutes leurs manières, et à nous informer de quantité de choses qu’on ne peut apprendre que d’eux-mêmes. Premièrement, notre sorcier voulut nous tenir sa promesse. Nous conçûmes quelque espérance d’apprendre une partie de ce que nous voulions savoir, quand nous vîmes qu’il avait apporté avec lui son tambour, son marteau, et son indice, qu’il tira de son sein, qui leur sert de pochette. Il se mit en état, par ses conjurations, d’appeler le diable ; jamais possédé ne s’est mis en tant de figures différentes que notre magicien. Il se frappait la poitrine si rudement et si impitoyablement, que les meurtrissures noires dont elle était couverte faisaient bien voir qu’il y allait de bonne foi. Il ajouta à ces coups d’autres qui n’étaient pas moins rudes, qu’il se donnait de son marteau dans le visage ; en sorte que le sang ruisselait de toutes parts. Le crin lui hérissa, ses yeux se tournèrent, tout son visage devint bleu, il se laissa tomber plusieurs fois dans le feu, et il ne put jamais nous dire les choses que nous lui demandions. Il est vrai qu’à moins d’être parfaitement sorcier, il eût été assez difficile de nous donner les marques que nous lui proposions. Je voulais avoir quelque preuve certaine de France en hiver, de la légation de son démon ; et c’était là l’écueil de tous les sorciers que nous avons consultés. Celui-ci, qui était connu pour habile homme, nous assura qu’il avait eu autrefois assez de pouvoir pour faire ce que nous voulions ; que son génie pourtant n’avait jamais été plus loin que Stockholm, et qu’il y en avait peu qui pussent aller plus loin ; mais que le diable commençait présentement à le quitter, depuis qu’il avançait sur l’âge, et qu’il perdait ses dents. Cette particularité m’étonna ; je m’en informai plus particulièrement, et j’appris qu’elle était très-véritable, et que le pouvoir des plus savants sorciers diminuait à mesure que leurs dents tombaient ; et je conclus que, pour être bon sorcier, il fallait tenir le diable par les dents, et que l’on ne le prenait bien que par là. Notre homme, voyant que nous le poussions à bout par nos demandes, nous promit qu’avec de l’eau-de-vie il nous dirait quelque chose de surprenant. Il la prit, et regarda plusieurs fois attentivement, après avoir fait quantité de figures et d’évocations. Mais il ne nous dit que des choses fort ordinaires, et qu’on pouvait aisément assurer sans être grand sorcier. Tout cela me fit tirer une conséquence, qui est très-véritable : que tous ces gens-là sont plus superstitieux que sorciers, et qu’ils croient facilement aux fables que l’on leur fait de leurs prédécesseurs, qu’on disait avoir grand commerce avec le diable. Il s’est pu faire, monsieur, qu’il y ait eu véritablement quelques sorciers autrefois parmi eux, lorsque les Lapons étaient tous ensevelis dans les erreurs du paganisme ; mais présentement je crois qu’il serait difficile d’en trouver un qui sût bien son métier. Quand nous vîmes que nous ne pouvions rien tirer de notre Lapon, nous prîmes plaisir à l’enivrer ; et cette absence de raison, qu’il souffrit pendant trois ou quatre jours, nous donna facilité de lui enlever tous ses instruments de magie : nous prîmes son tambour, son marteau, et son indice, qui était composé de quantité de bagues et de plusieurs morceaux de cuivre, qui représentaient quelques figures infernales, ou quelques caractères liés ensemble avec une chaîne de même métal. Et lorsque, deux ou trois jours après, nous fûmes sur le point de partir, il nous vint demander toutes ses dépouilles, et s’informait à chacun en particulier s’il ne les avait point vues. Nous lui dîmes, pour réponse, qu’il pouvait le savoir, et qu’il ne lui était pas difficile de connaître le recéleur, s’il était sorcier.

Nous quittâmes celui-ci pour aller chez d’autres apprendre et voir quelque chose de leurs manières. Nous entrâmes premièrement dans une cabane, où nous trouvâmes trois ou quatre femmes, dont il y en avait une toute nue, qui donnait à téter à un petit enfant, qui était aussi tout nu. Son berceau était au bout de la cabane, suspendu en l’air : ce berceau était fait d’un arbre creusé, et plein d’une mousse fine, qui lui servait de linge, de matelas et de couverture ; deux petits cercles d’osier couvraient le dessus du berceau, sur lesquels était un méchant morceau de drap. Cette femme nue, après avoir lavé son enfant dans un chaudron plein d’eau chaude, le remit dans son berceau ; et le chien, qui était dressé à bercer l’enfant, vint mettre ses deux pattes de devant sur le berceau, et donnait le même mouvement que donne une femme. L’habit des femmes n’est presque point différent de celui des hommes ; il est de même waldmar, et la ceinture est plus large : elle est garnie de lames d’étain qui tiennent toute sa largeur, et diffère de celle des hommes, en ce que celle-ci n’est marquée que de petites plaques de même métal mises l’une après l’autre. A cette ceinture pend une gaîne garnie d’un couteau ; la gaîne est ornée de fils d’étain : on y voit aussi une bourse garnie de même, dans laquelle ils mettent un fusil pour faire du feu, et tout ce qu’ils ont de plus précieux ; c’est aussi là l’endroit où pendent leurs aiguilles, attachées à un morceau de cuir, et couvertes d’un morceau de cuivre qu’elles poussent par-dessus. Tous ces ajustements sont ornés, par en bas, de quantité d’anneaux aussi de cuivre, de plusieurs grosseurs, dont le bruit et le son les divertit extrêmement ; et elles croient que ces ornements servent beaucoup à relever leur beauté naturelle. Mais peut-être, monsieur, qu’en parlant de beauté, vous aurez la curiosité de savoir s’il se trouve de jolies Laponnes. A cela je vous répondrai que la nature, qui se plaît à faire naître des mines d’argent et d’autre métal dans les pays septentrionaux les plus éloignés du soleil, se divertit aussi quelquefois à former des beautés qui sont supportables dans ces mêmes pays. Il est pourtant toujours vrai que ces sortes de personnes, qui surpassent les autres par leur beauté, sont toujours des beautés laponnes, et qui ne peuvent passer pour telles que dans la Laponie. Mais parlant en général, il est constant que tous les Lapons et les Laponnes sont extrêmement laids, et qu’ils ressemblent aux singes : on ne saurait leur donner une comparaison plus juste. Leur visage est carré, les joues extrêmement élevées ; le reste du visage très-étroit, et la bouche se coupe depuis une oreille jusqu’à l’autre. Voilà, en peu de mots, la description de tous les Lapons. Leurs habits, comme j’ai dit, sont de waldmar. Le bonnet des hommes est fait d’ordinaire d’une peau de loom, comme je l’ai décrit ailleurs, ou bien de quelque autre oiseau écorché. La coiffure des femmes est d’un morceau de drap ; et les plus riches couvrent leur tête d’une peau de renard, de martre ou de quelque autre bête. Elles ne se servent point de bas ; mais elles ont, seulement pendant l’hiver, une paire de bottes de cuir de renne, et mettent par-dessus des souliers qui sont semblables à ceux des hommes, c’est-à-dire d’un simple cuir qui entoure le pied, et qui s’élève en pointe sur le devant : on y laisse un trou pour les pouvoir mettre dans le pied, et ils les nouent, au-dessus de la cheville, d’une longue corde faite de laine, qui fait cinq ou six tours ; et afin que leurs chaussures ne soient point lâches, et qu’ils aient plus de commodité pour marcher, ils emplissent leurs souliers de foin, qu’ils font bouillir tout exprès pour cela, et qui croît en abondance dans toute la Laponie. Leurs gants sont faits de peaux de rennes, qu’ils distinguent en compartiments d’un autre cuir plus blanc, cousu et appliqué sur le gant. Ils sont faits comme des mitaines, sans distinction de doigts ; et les plus beaux sont garnis par en bas d’une peau de loom. Les femmes ont un ornement particulier, qu’ils appellent kraca, fait d’un morceau de drap rouge, ou d’une autre couleur, qui leur entoure le cou, comme un collet de jésuite, et vient descendre sur l’estomac, et finit en pointe. Ce drap est orné de ce qu’ils ont de plus précieux : le cou est plein de plusieurs plaques d’étain, mais le devant de l’estomac est garni de choses rares parmi eux. Les riches y mettent des boutons et des plaques d’argent, les plus belles qu’ils peuvent trouver ; et les pauvres se contentent d’y mettre de l’étain et du cuivre, suivant leurs facultés. Nous nous informâmes encore chez ces gens-là de toutes les choses que nous avions apprises des autres, qu’ils nous confirmèrent toutes ; et ce qu’ils nous dirent de plus particulier, je l’ai porté à l’endroit où j’en ai parlé, que j’ai augmenté de ce qu’ils m’ont dit : mais nous voulûmes être instruits de tous les animaux à quatre pieds qui vivaient dans ce pays, et ils nous en apprirent les particularités suivantes :

Ils nous assurèrent premièrement qu’il régnait quelquefois dans leur pays des vents si impétueux, qu’ils enlevaient tout ce qu’ils rencontraient. Les maisons les plus fortes ne leur peuvent résister ; et ils entraînent même si loin les troupeaux des bêtes, lorsqu’ils sont sur le sommet des montagnes, qu’on ne sait bien souvent ce qu’ils deviennent. Les ouragans font élever en été une telle quantité de sable qu’ils apportent du côté de la Norwége, qu’ils ôtent si fort l’usage de la vue qu’on ne saurait voir à deux pas de soi ; et l’hiver, ils font voler une telle abondance de neige, qu’elle ensevelit les cabanes et les troupeaux entiers. Les Lapons qui sont surpris en chemin de ces tempêtes n’ont point d’autre moyen, pour s’en garantir, que de renverser leur traîneau par-dessus eux, et de demeurer en cette posture tout le temps que dure l’orage : les autres se retirent dans les trous des montagnes, avec tout ce qu’ils peuvent emporter avec eux, et demeurent dans ces cavernes jusqu’à ce que la tempête, qui durera quelquefois huit ou quinze jours, soit tout à fait passée.

De tous les animaux de la Laponie, il n’y en a point de si commun que le renne, dont j’ai fait aussi la description assez au long. La nature, comme une bonne mère, a pourvu à des pays aussi froids que sont ceux du septentrion, en leur donnant quantité d’animaux propres pour faire des fourrures, pour s’en servir contre les rigueurs excessives de l’hiver, qui dure presque toujours. Entre tous ceux dont les peaux sont estimées pour la chaleur, les ours et les loups tiennent le premier rang. Les premiers sont fort communs dans le septentrion ; les Lapons les appellent les rois des forêts. Quoiqu’ils soient presque tous d’une couleur rousse, il s’en rencontre néanmoins très-souvent de blancs ; et il n’y a point d’animal à qui le Lapon fasse une guerre plus cruelle pour avoir sa peau et sa chair, qu’il estime par-dessus tout, à cause de sa délicatesse. J’en ai mangé quelquefois, mais je la trouve extrêmement fade. La chasse des ours est l’action la plus solennelle que fassent les Lapons. Rien n’est plus glorieux parmi eux que de tuer un ours, et ils en portent les marques dessus eux ; en sorte qu’il est aisé de voir combien un Lapon aura tué d’ours en sa vie, par le poil qu’il en porte en différents endroits de son bonnet. Celui qui a fait la découverte de quelque ours va avertir tous ses compagnons ; et celui d’entre eux qu’ils croient le plus grand sorcier joue du tambour, pour apprendre si la chasse doit être heureuse, et par quel côté l’on doit attaquer la bête. Quand cette cérémonie est faite, on marche contre l’animal ; celui qui sait l’endroit va le premier, et mène les autres, jusqu’à ce qu’ils soient arrivés à la tanière de l’ours. Là, ils le surprennent le plus vite qu’ils peuvent ; et avec des arcs, des flèches, des lances, des bâtons et des fusils, ils le tuent. Pendant qu’ils attaquent la bête, ils chantent tous une chanson en ces termes : Kihelis pourra, Kihelis iiscada soubi jœlla jeitti. Ils rendent grâce à l’ours qu’il ne leur fasse aucun mal, et qu’il ne rompe pas les lances et les armes dont ils se servent contre lui. Quand ils l’ont tué, ils le mettent dans un traîneau pour le porter à la cabane, et le renne qui a servi à le traîner est exempt pendant toute l’année du travail de ce traîneau ; et l’on doit aussi faire en sorte qu’il s’abstienne d’approcher aucune femelle. L’on fait une cabane tout exprès pour faire cuire l’ours, qui ne sert qu’à cela, où tous les chasseurs se trouvent avec leurs femmes, et recommencent des chansons de joie et de remercîment à la bête, de ce qu’ils sont revenus sans accident. Lorsque la viande est cuite, on la divise entre les hommes et les femmes, qui ne peuvent manger des parties postérieures, mais on leur donne toujours des antérieures. Toute la journée se passe en divertissements ; mais il faut remarquer que tous ceux qui ont aidé à prendre l’ours ne peuvent approcher de leurs femmes de trois jours, au bout desquels il faut qu’ils se baignent pour être purifiés. J’avais oublié de marquer que, lorsque l’ours est arrivé près de la cabane, on ne le fait pas entrer par la porte ; mais on le coupe en morceaux, et on le jette par le trou qui fait passage à la fumée, afin que cela paraisse envoyé et descendu du ciel. Ils en font de même lorsqu’ils reviennent des autres chasses. Il n’y a rien qu’un Lapon estime plus que d’avoir assisté à la mort d’un ours, et il en fait gloire pendant toute sa vie. Une peau d’ours se vend ordinairement…

Les loups sont presque tous gris-blancs ; il s’en trouve de blancs et les rennes n’ont point de plus mortels ennemis. Il les évitent en fuyant ; mais lorsqu’ils sont surpris par leurs adversaires, ils se défendent contre eux des pieds de devant, dont ils sont extrêmement puissants, et de leurs bois lorsqu’ils sont assez forts pour soutenir le choc ; car les rennes changent tous les ans de bois ; et lorsqu’il est nouveau, ils ne peuvent s’en servir. Pour empêcher que les loups n’attaquent les rennes, les Lapons les tiennent à quelque arbre, et il est fort rare qu’ils soient pour lors attaqués ; car le loup qui est un animal fort soupçonneux, appréhende qu’il n’y ait quelque piége tendu, et qu’on ne se serve de ce moyen pour l’y attirer. Une peau de loup peut valoir…, et il y a peu de personnes, même des grands seigneurs en Suède, qui n’en aient des habits fourrés ; et ils ne trouvent rien de meilleur contre le froid.

Les renards abondent dans toute la Laponie ; ils sont presque tous blancs, quoiqu’il s’en rencontre de la couleur ordinaire. Les blancs sont les moins estimés ; mais il s’en trouve quelquefois de noirs, et ceux-là sont les plus rares et les plus chers. Leurs peaux sont quelquefois vendues quarante ou cinquante écus ; et le poil en est si fin et si long, qu’il pend de quel côté l’on veut ; en sorte qu’en prenant la peau par la queue, le poil tombe du côté des oreilles, et se couche vers la tête. Tous les princes moscovites et les grands de ce pays recherchent avec soin des fourrures de ces peaux, et après les zibelines, elles sont les plus estimées. Mais puisque j’ai parlé de zibelines, il faut que je vous dise ce que j’en sais. Ce que nous appelons zibeline, on l’appelle ailleurs zabel. Cet animal est de la grosseur de la fouine, et diffère de la martre en ce qu’il est beaucoup plus petit, et qu’il a les poils plus longs et plus fins. Les véritables zibelines sont damassées de noir, et se prennent en Moscovie et en Tartarie : il s’en trouve peu en Laponie. Plus la couleur du poil est noire, et plus elle est recherchée ; et vaudra quelquefois soixante écus, quoique sa peau n’ait que quatre doigts de largeur. On en a vu de blanches ou grises, et le grand-duc de Moscovie en a fait présent, par ses ambassadeurs, au roi de Suède comme de peaux extrêmement précieuses. Les martres approchent plus des zibelines que toutes les autres bêtes : elles imitent assez la finesse et la longueur du poil ; mais elles sont beaucoup plus grandes. J’en ai rencontré de la grosseur d’un chat, et il y a peu de pays où elles soient plus fréquentes qu’en Laponie. Sa peau coûte une rixdale, et celles qui ont le dessus de la gorge cendré sont plus estimées que celles qui l’ont blanc. Cet animal fait un grand carnage de petits-gris, dont il est extrêmement friand, et les attrape à la course sans grande difficulté ; il ne se nourrit pas seulement d’écureuils, il donne aussi la chasse aux oiseaux ; et montant sur le sommet des arbres, il attend qu’ils soient endormis pour se jeter dessus et les dévorer. S’ils sont assez forts pour s’envoler, ils s’abandonnent dans l’air avec la martre, qui a ses griffes aussi fortes et aussi pointues qu’aucun autre animal et se tient dessus le dos de l’oiseau, et le mord en volant, jusqu’à ce qu’enfin il tombe mort. Cette chute est bien souvent aussi funeste à la martre qu’à l’oiseau ; et lorsqu’il s’est élevé bien haut dans l’air, la martre tombe bien souvent sur les rochers, où elle est brisée, et n’a pas un meilleur sort que l’autre.

J’ai parlé ailleurs des jœrts en suédois, et gulones en latin, au sujet des rennes qu’ils fendent en deux. Cet animal est de la grosseur d’un chien ; sa couleur est noir-brun, et on compare sa peau à celle des zibelines : elle est damassée, et fort précieuse.

La quantité des poissons de la Laponie fait qu’on y rencontre aussi beaucoup de castors, que les Suédois appellent baver, et qui se plaisent fort dans ces lieux, où le bruit de ceux qui voyagent ne trouble point leur repos. Mais le véritable endroit pour les trouver, c’est dans la province de Kimi, et en Russelande. Les rognons de castors servent contre quantité de maladies. Tout le monde assure qu’il n’y a rien de plus souverain contre la peste que d’en prendre tous les matins ; cela chasse le mauvais air, et entre dans les plus souveraines compositions. Olaüs, grand prêtre de la province de Pitha, m’en a fait présent, à Torno, de la moitié d’un, et m’a assuré qu’il ne se servait point d’autre chose pour ses meilleurs remèdes. Il était fort habile en pharmacie. Il m’assura de plus qu’il tirait une huile de la queue du même animal, et qu’il n’y avait rien au monde de plus souverain.

Il se voit aussi un nombre très-considérable d’hermines en Laponie, que les Suédois appellent lekat. Cet animal est de la grosseur d’un gros rat, mais une fois aussi long. Il ne garde pas toujours sa couleur ; car l’été il est un peu roux, et l’hiver il change de poil, et devient aussi blanc que nous le voyons. Ils ont la queue aussi longue que le corps, qui finit en une petite pointe noire comme de l’encre ; en sorte qu’il est difficile de voir un animal qui soit et plus blanc et plus noir. Une peau d’hermine coûte quatre ou cinq sous. La chair de cet animal sent très-mauvais, et il se nourrit de petits-gris et de rats de montagne. Ce petit animal, tout à fait inconnu ailleurs, et fort singulier, comme vous allez voir, se trouve quelquefois en si grande abondance, que la terre en est toute couverte. Les Lapons l’appellent lemmucat. Il est de la grosseur d’un rat ; mais la couleur est plus rouge, marquée de noir ; et il semble qu’il tombe du ciel, parce qu’il ne paraît point que lorsqu’il a beaucoup plu. Ces bêtes ne fuient point à l’approche des voyageurs ; au contraire, elles courent à eux avec grand bruit ; et quand quelqu’un les attaque avec un bâton, ou avec quelque autre arme, elles se tournent contre lui, et mordent le bâton, auquel elles demeurent attachées avec les dents, comme de petits chiens enragés. Elles se battent contre les chiens, qu’elles ne craignent pas, et sautent sur leur dos, et les mordent si vivement, qu’ils sont obligés de se rouler sur terre pour se défaire de ce petit ennemi. On dit même que ces animaux sont si belliqueux, qu’ils se font quelquefois la guerre entre eux, et que, lorsque les deux armées se trouvent dans des prés, qu’ils ont choisis pour champ de bataille, ils s’y battent vigoureusement. Les Lapons, qui voient ces différends entre ces petites bêtes, tirent des conséquences de guerres plus sanglantes ailleurs, et augurent de là que la Suède doit bientôt porter les armes contre le Danois ou le Moscovite, qui sont ses plus grands ennemis. Comme ces animaux ont l’humeur martiale, ils ont aussi beaucoup d’ennemis, qui en font des défaites considérables. Les rennes mangent tous ceux qu’ils peuvent attraper. Les chiens en font leur plus délicate nourriture, mais ils ne touchent point aux parties postérieures. Les renards en emplissent leurs tanières, et en font des magasins pour la nécessité ; ce qui cause du dommage aux Lapons, qui s’aperçoivent bien lorsqu’ils ont de cette nourriture, qui fait qu’ils n’en cherchent point ailleurs, et ne tombent pas dans les piéges qu’on leur tend. Il n’y a pas même jusqu’aux hermines qui ne s’en engraissent. Mais ce qui est admirable dans cet animal, c’est la connaissance qu’il a de sa destruction prochaine, prévoyant qu’il ne saurait vivre pendant l’hiver. On en prend une grande partie pendue au sommet des arbres entre deux petites branches qui forment une fourche. Une autre, à qui ce genre de mort ne plaît pas, se précipite dans les lacs ; ce qui fait qu’on en trouve souvent dans le corps des brochets, qu’ils ont nouvellement engloutis : et ceux qui ne veulent pas être homicides d’eux-mêmes, et qui attendent tranquillement leur destin, périssent dans la terre lorsque les pluies, qui les ont fait naître, les font aussi mourir. On chasse grande quantité de lièvres, qui sont pour l’ordinaire tout blancs, et ne prennent leur couleur rousse que les deux mois les plus chauds de l’année.

Il n’y a guère moins d’oiseaux que de bêtes à quatre pieds en Laponie. Les aigles, les rois des oiseaux, s’y rencontrent en abondance. Il s’en trouve d’une grosseur si prodigieuse, qu’ils peuvent, comme j’ai déjà dit ailleurs, emporter les faons des rennes, lorsqu’ils sont jeunes, dans leurs nids qu’ils font au sommet des plus hauts arbres ; ce qui fait qu’il y a toujours quelqu’un pour les garder.

Je ne crois pas qu’il y ait de pays au monde plus abondant en canards, en cercelles, plongeons, cygnes, oies sauvages, et autres oiseaux aquatiques, que celui-ci. La rivière en est partout si couverte, qu’on peut facilement les tuer à coups de bâton. Je ne sais pas de quoi nous eussions vécu pendant tout notre voyage, sans ces animaux qui faisaient notre nourriture ordinaire ; et nous en tuions quelquefois trente ou quarante pour un jour, sans nous arrêter un moment ; et nous ne faisions cette chasse qu’en chemin faisant. Tous ces animaux sont passagers, et quittent ces pays pendant l’hiver pour en aller chercher de moins froids, où ils puissent trouver quelques ruisseaux qui ne soient point glacés ; mais ils reviennent au mois de mai faire leurs œufs en telle abondance, que les déserts en sont tout couverts. Ils leur tendent des filets, et la peau des cygnes écorchés leur sert à faire des bonnets ; les autres leur servent de nourriture. Il y a un oiseau fort commun en ce pays, qu’ils appellent loom, et qui leur fournit leurs plus beaux ornements de tête. Cet animal est d’un plumage violet et blanc, perlé d’une manière fort particulière. Il est de la grosseur d’une oie, et se prend quelquefois dans les filets que les pêcheurs mettent pour prendre du poisson, lorsque l’ardeur de la proie l’emporte trop, et qu’il poursuit quelque poisson sous l’eau. On garnit aussi de sa peau les extrémités des plus beaux gants. Les coqs de bruyère, les gélinottes, s’y trouvent en abondance.

Mais il y a dans ce pays une certaine espèce d’oiseau que je n’ai point vue ailleurs, qu’ils appellent snyeuripor, et que les Grecs appelaient lagopos, de la grosseur d’une poule. Cet oiseau a pendant l’été son plumage gris de la couleur du faisan, et l’hiver il est entièrement blanc, comme tous les animaux qui vivent en ce pays ; et la nature ingénieuse les rend de la même couleur que la neige, afin qu’ils ne soient pas reconnus des chasseurs, qui les pourraient facilement apercevoir s’ils étaient d’une autre couleur que la neige, dont la terre est toute couverte. J’ai fait ailleurs la description de cet oiseau. Il est d’un goût plus excellent que la perdrix, et donne par ses cris une marque assurée qu’il doit bientôt tomber de la neige, comme il est aisé de voir par son nom, qui signifie oiseau de neige.

Les Lapons leur tendent des filets sur cette neige, et forment une petite haie, au milieu de laquelle ils laissent un espace vide, où les lacets sont tendus, et par où ces oiseaux doivent passer.

Il est impossible de concevoir la quantité du poisson de la Laponie. Elle est partout coupée de fleuves, de lacs et de ruisseaux ; et ces fleuves, ces lacs et ces ruisseaux sont si pleins de poissons, qu’un homme peut, en une demi-heure de temps, en prendre autant qu’il en peut porter avec une seule ligne. C’est aussi la seule nourriture des Lapons : ils n’ont point d’autre pain ; et ils n’en prennent pas seulement pour eux, ils en font tout leur commerce, et achètent ce qu’ils ont de besoin avec des poissons, ou avec des peaux de bêtes ; ce qui fait que la pêche est toute leur occupation : car, soit qu’ils veuillent manger ou entretenir le luxe, qui ne laisse pas de régner dans ce pays, ils n’ont point d’autre moyen de le faire. Il est vrai que les riches ne pêchent jamais. Les pauvres pêchent pour eux ; et ils leur donnent en échange, ou du tabac, ou de l’eau-de-vie, ou du fer, ou quelque autre chose de cette nature.

Sans m’arrêter à parler de tous les poissons qui sont en ce pays, je dirai qu’il n’y en a point de plus abondant en saumons. Ils commencent à monter au mois de mai, et pour lors il est extrêmement gras, et beaucoup meilleur que lorsqu’il s’en retourne au mois de septembre. Il y a des années où dans le seul fleuve de Torno on en peut pêcher jusqu’à trois mille tonnes, qu’on porte à Stockholm, et à tous les habitants de la mer Baltique et du golfe Bothnique. Les brochets ne se trouvent pas en moindre abondance que les saumons : ils les font sécher, et en portent des quantités inconcevables.

J’ai décrit ailleurs la manière dont ils se servent pour le pêcher la nuit, à la lueur d’un grand feu qu’ils allument sur la proue de leurs barques. Les truites y sont assez communes ; mais il y a une sorte de poisson qui m’est inconnu, qu’ils appellent siel ; il est de la grosseur d’un hareng, et d’une grande délicatesse.

Après avoir demeuré quelques jours avec ces Lapons, et nous être instruits de tout ce que nous voulions savoir d’eux, nous reprîmes le chemin qui nous conduisait chez le prêtre ; et le même jour, mercredi 27 d’août, nous partîmes de chez lui, et vînmes coucher à Cokluanda, où commence la Bothnie, et où finit la Laponie.

Mais, monsieur, je ne sais si vous n’aurez pas trouvé étrange que je vous aie tant parlé des Lapons, et que je ne vous aie rien dit de la Laponie : je ne sais comment cela s’est fait, et je finis par où je devrais avoir commencé. Mais il vaut encore mieux en parler tard que de n’en rien dire du tout ; et avant que d’en sortir, je vous en dirai ce que j’en sais.

On ne peut dire quel nom cette province a eu parmi les anciens géographes, puisqu’elle n’était pas connue, et que Tacite et Ptolémée ne connaissaient pas de province plus éloignée que la Sérisinie, que nous appelons présentement Bothnie, ou Biarmie, et qui s’étend à l’extrémité du golfe Bothnique.

Ce que l’on sait aujourd’hui de la Laponie, c’est qu’elle se peut diviser en orientale et occidentale. Elle regarde l’occident du côté de l’Islande, et obéit au roi de Danemark. Elle est orient du côté qu’elle confine à la mer Blanche, où est le port d’Archangel ; et celle-là reconnaît le grand duc de Moscovie pour son souverain. Il faut ajouter une troisième, qui est au milieu des deux, et qui est beaucoup plus grande que toutes les deux autres ensemble ; et celle-là est sous la domination du roi de Suède, et se divise en cinq provinces différentes, qui ont toutes le nom de Laponie, et qu’on appelle Uma Lapmarch, Pitha Lapmarch, Lula Lapmarch, Torno Lapmarch et Kimi Lapmarch. Elles prennent leurs noms des fleuves qui les arrosent, et ces mêmes fleuves le donnent encore aux villes où ils passent, si on peut donner ce nom à un amas de quelques maisons faites d’arbres.

La province de Torno Lapmarch, qui est justement située au bout du golfe Bothnique, est la dernière du monde du côté du pôle arctique, et s’étend jusqu’au cap du Nord. Charles IX, roi de Suède, jaloux de connaître la vérité et l’étendue de ses terres, envoya, en différents temps de l’année 1600, deux illustres mathématiciens, l’un appelé Aaron Forsius, Suédois, et l’autre Jérôme Bircholto, Allemand de nation.

Ces gens firent le voyage avec toutes les provisions et les instruments nécessaires, et avec un heureux succès ; et rapportèrent, à leur retour, qu’ils n’avait trouvé aucun continent au septentrion au delà du soixante et treizième degré d’élévation ; mais une mer glaciale immense ; et que le dernier promontoire qui avançait dans l’Océan était Nuchus, ou Norkap, assez près du château Wardhus, qui appartient aux Danois. C’est dans cette Laponie que nous avons voyagé, et que nous avons remonté le fleuve qui l’arrose jusqu’à sa source.

Nous arrivâmes le lendemain à Jacomus Mastung, qui n’était distant du lieu où nous avions couché que de deux lieues : nous en fîmes trois ou quatre à pied pour y arriver, et nous ne perdîmes pas nos pas. Il y a dans ce lieu une mine de fer très-bonne, mais qui est abandonnée presque, à cause du grand éloignement. Nous y allions pour y voir travailler aux forges, où ne voyant rien de ce que nous souhaitions, nous fûmes plus heureux que nous n’espérions l’être.

Nous allâmes dans la mine, d’où nous fîmes tirer des pierres d’aimant tout à fait bonnes. Nous admirâmes avec bien du plaisir les effets surprenants de cette pierre, lorsqu’elle est encore dans le lieu natal. Il fallut faire beaucoup de violence pour en tirer des pierres aussi considérables que celles que nous voulions avoir ; et le marteau dont on se servait, qui était de la grosseur de la cuisse, demeurait si fixe en tombant sur le ciseau qui était dans la pierre, que celui qui frappait avait besoin de secours pour le retirer.

Je voulus éprouver cela moi-même ; et ayant pris une grosse pince de fer, pareille à celles dont on se sert à remuer les corps les plus pesants, et que j’avais de la peine à soutenir, je l’approchai du ciseau, qui l’attira avec une violence extrême, et la soutenait avec une force inconcevable. Je mis une boussole que j’avais, au milieu du trou où était la mine, et l’aiguille tournait, continuellement d’une vitesse incroyable. Nous prîmes les meilleures, et nous ne demeurâmes pas davantage en ce lieu.

Nous allâmes retrouver nos barques, et vînmes coucher à Tuna Hianda, chez un de nos bateliers, qui nous fit voir ses lettres d’exemption de taille qu’il avait du roi, pour avoir trouvé cette mine de fer. Ce paysan s’appelait Las Larszon, Laurentius à Laurentio.

Le lendemain dimanche nous fîmes une assez bonne journée, et arrivâmes le soir à Konges, où nous avions demeuré un jour en passant.

Nous achetâmes là des traîneaux, et tout le harnais qui sert à atteler le renne. Ils nous coûtèrent un ducat la pièce.

Nous ne partîmes le lundi que sur le midi, à cause que nous fûmes obligés d’attendre les barques qu’il faut aller quérir assez loin, et passer un long espace de chemin pour éviter les cataractes, qui sont extrêmement violentes en cet endroit.

Nous couchâmes cette nuit-là à Pello, où nous eûmes le plaisir de voir, en arrivant, cette pêche du brochet dont je vous ai déjà parlé, et qui me parut merveilleuse. Il ne faut pas s’étonner si les habitants de ce pays cherchent tous les moyens possibles de prendre du poisson : ils n’ont que cela pour subsister ; et la nature, qui donne bien souvent le remède aussitôt que le mal, refusant ses moissons à ces gens, leur donne des pêches plus abondantes qu’en aucun autre endroit. Nous vînmes le lendemain, 1er de septembre, coucher chez le préfet des Lapons, Allemand de nation, dont j’ai déjà parlé ; et le lendemain nous arrivâmes à Torno, après avoir passé plus de quarante cataractes. Ces cataractes sont des chutes d’eau très-impétueuses, et qui font en tombant un bruit épouvantable. Il y en a quelques-unes qui durent l’espace de deux et trois lieues, et c’est un plaisir le plus grand du monde de voir descendre ces torrents avec une vitesse qui ne se peut concevoir, et faire trois ou quatre milles de Suède, qui valent douze lieues de France, en moins d’une heure. Plus la cataracte est forte, et plus il faut ramer avec vigueur pour soutenir sa barque contre les vagues : ce qui fait qu’étant poussé du torrent et porté de la rame, vous faites un grand chemin en peu de temps.

Nous arrivâmes à Torno le mardi, et nous y vînmes à la bonne heure pour voir les cérémonies des obsèques de Joannes Tornæus, dont je vous ai parlé auparavant, qui était mort depuis deux mois. C’est la mode de Suède de garder les corps des défunts fort longtemps. Ce temps se mesure suivant la qualité des personnes ; et plus la condition du défunt est relevée, et plus aussi les funérailles sont reculées. On donne ce temps pour disposer toutes choses pour ces actions, qui sont les plus solennelles qui se fassent en ce pays : et si l’on dit que les Turcs dépensent leurs biens en noces, les Juifs en circoncisions, les chrétiens en procès, on pourrait ajouter, les Suédois en funérailles. En effet, j’admirai la grande dépense qui se fit pour un homme qui n’était pas autrement considérable, et dans un pays si barbare, et si éloigné du reste du monde.

On n’eut pas plutôt appris notre arrivée, que le gendre du défunt travailla aussitôt à une harangue latine qu’il devait le lendemain prononcer devant nous, pour nous inviter aux obsèques de son beau-père. Il fut toute la nuit à y rêver, et oublia tout son discours lorsqu’il fut le matin devant nous. Si les révérences disent quelque chose, et sont les marques de l’éloquence, je puis assurer que notre orateur surpassait le prince des orateurs ; mais je crois que ses inclinations servaient plus à cacher la confusion qui paraissait sur son visage, qu’à rendre son discours fleuri. Comme nous savions le sujet de sa venue, nous devinâmes qu’il venait pour nous prier d’assister à la cérémonie ; car nous n’en pûmes rien apprendre par son discours, et quelque temps après, le bourgmestre de la ville avec un officier qui était là en garnison, vinrent nous prendre dans la même chaloupe pour nous passer de l’autre côté de l’eau, et nous mener à la maison du défunt.

Nous trouvâmes à notre arrivée toute la maison pleine de prêtres vêtus de longs manteaux noirs, et de chapeaux qui semblaient, par la hauteur de leur forme, servir de colonnes à quelque poutre de la maison. Le corps du défunt, mis dans un cercueil couvert de drap, était au milieu d’eux. Ils l’arrosaient des larmes qui dégouttaient de leurs barbes humides, dont les poils séparés formaient différents canaux, et distillaient cette triste humeur, qui servait d’eau bénite. Tous ces prêtres avaient quitté leurs paroisses, et étaient venus de fort loin. Il y en avait quelques-uns éloignés de plus de cent lieues ; et on nous assura que si cette cérémonie se fût faite l’hiver, pendant lequel temps les chemins en ces pays sont plus faciles, il n’y aurait eu aucun prêtre, à deux ou trois cents lieues à la ronde, qui ne s’y fût trouvé, tant ces sortes de cérémonies se font avec éclat. Le plus ancien de la compagnie fit une oraison funèbre à tous les assistants, et il fallait qu’il dît quelque chose de bien triste, puisqu’il s’en fallut peu que son air pitoyable ne nous excitât à pleurer nous-mêmes, qui n’entendions rien à ce qu’il disait. Les femmes étaient dans une petite chambre séparées des hommes, qui gémissaient d’une manière épouvantable, et entre autres la femme du défunt, qui interrompait par ses sanglots, le discours du prédicateur. Pendant que l’on prêchait dans cette salle, on en faisait autant dans l’église en finlandais ; et quand les deux discours furent finis, on se mit en chemin pour conduire le corps à l’église. Sept ou huit bourgeois le chargèrent sur leurs épaules, et il n’y eut personne des plus apparents qui ne voulût y mettre la main ; et je me souviens pour lors de ce que dit Virgile à l’entrée du cheval dans Troie, quand il dit qu’il n’y avait ni jeune ni vieux qui ne voulût aider à tirer cette machine dans leur ville : Funemque manu contingere gaudent.

Nous suivions le corps comme les plus apparents, et ceux qui menaient le deuil ; et la veuve était ensuite, conduite par-dessous les bras de deux de ses filles : l’une s’attristait beaucoup, et l’autre ne paraissait pas émue. On mit le corps au milieu de l’église en chantant quelques psaumes ; et les femmes, en passant près du défunt, se jetèrent sur le cercueil, et l’embrassèrent pour la dernière fois.

Ce fut pour lors que commença la grande et principale oraison funèbre, récitée par Joannes Plantinus, prêtre d’Urna, qui eut une canne d’argent pour sa peine. Je ne puis pas dire s’il l’avait méritée, mais je sais qu’il cria beaucoup, et que, pour rendre tous les objets plus tristes, il s’était même rendu hideux, en laissant ses cheveux sans ordre, et pleins de plusieurs bouts de paille qu’il n’avait pas eu le temps d’ôter. Cet homme dit toute la vie du défunt, dès le moment de sa naissance jusqu’au dernier soupir de sa vie. Il cita les lieux et les maîtres qu’il avait servis, les provinces qu’il avait vues, et n’oublia pas la moindre action de sa vie. C’est la mode en ce pays de faire une oraison funèbre aux laquais et aux servantes, pourvu qu’ils aient un écu pour payer l’orateur.

Je me suis trouvé, à Stockholm, à l’enterrement d’une servante où la curiosité m’avait conduit. Celui qui faisait son oraison funèbre après avoir cité le lieu de sa naissance et ses parents, s’étendit sur les perfections de la défunte et exagéra beaucoup qu’elle savait parfaitement faire la cuisine, distribuant les parties de son discours en autant de ragoûts qu’elle savait faire ; et forma cette partie de son oraison, en disant qu’elle n’avait qu’un seul défaut, qui était de faire toujours trop salé ce qu’elle apprêtait, et qu’elle montrait par là l’amour qu’elle avait pour la prudence, dont le sel est le symbole, et son peu d’attache aux biens de ce monde, qu’elle jetait en profusion.

Vous voyez par là, monsieur, qu’il y a peu de gens qui ne puissent donner matière de faire à leur mort une oraison funèbre, et un beau champ à un orateur d’exercer son éloquence. Mais celui-ci avait une plus belle carrière. Joannes Tornæus était un homme savant ; il avait voyagé et avait même été en France précepteur du comte Charles Oxenstiern.

Quand l’oraison funèbre fut finie, on nous vint faire encore un compliment latin, pour demeurer au festin. Quoique nous n’entendissions pas davantage à ce second compliment qu’au premier, nous n’eûmes pas de peine à nous imaginer ce qu’il nous voulait dire : nos ventres ne nous disaient que trop ce que ce pouvait être ; et ils se plaignaient si haut qu’il était près de trois heures qu’ils n’avaient mangé, qu’il ne fut pas plus difficile à ces gens d’entendre leur langage qu’à nous le leur.

On nous mena dans une grande salle, divisée en trois longues tables ; et c’était le lieu d’honneur. Il y avait cinq ou six autres encore plus pleines que celle-ci, pour recevoir tous les gens qui s’y présentaient.

Les préludes du repas furent de l’eau-de-vie de bière, et une autre liqueur qu’ils appellent calchat, faite avec de la bière, du vin, et du sucre, deux aussi méchantes boissons qui puissent entrer dans le corps humain. On servit ensuite les tables, et on nous fit asseoir au plus haut bout de la première table, avec les prêtres du premier ordre, tels qu’étaient le père prédicateur et autres. On commença le repas dans le silence comme partout ailleurs, et comme le sujet le demandait : ce qui fit dire à Plantin, qui était à côté de moi, qu’ils appelaient les conviés Nelli. N signifie, Neque vox, nec sermo egreditur ex ore eorum ; loquebantur variis linguis ; in omnem terram exivit sonus eorum.

Toutes ces paroles étaient tirées de l’Ecriture, et je ne crois pas qu’on les puisse mieux faire venir qu’à cet endroit ; car on ne peut se figurer une image plus vive des noces de Cana, que le tableau que nous en vîmes représenter devant nos yeux, plus beau et plus naturel que celui de Paul Véronèse. Les tables étaient couvertes de viandes particulières, et, si je l’ose dire, antiques, car il y avait pour le moins huit jours qu’elles étaient cuites. Des grands pots de différentes matières, faits la plupart comme ceux qu’on portait aux sacrifices anciens, paraient cette table et faisaient par leur nombre une confusion semblable à celle que nous voyons aussi aux anciens banquets.

Mais ce qui achevait cette peinture, c’était la mine vénérable de tous ces prêtres armés de barbe, et les habits finlandais de tous les conviés, qui sont aussi plaisants qu’on les puisse voir. Il y avait entre autres un petit vieillard avec de courts cheveux, une barbe épaisse et chauve sur le devant de la tête. Je ne crois pas que l’idée la plus vive de quelque peintre que ce soit puisse mieux représenter la figure de saint Pierre. Cet homme avait une robe verte doublée de jaune, sans façon, et faisant l’effet d’une draperie, retroussée d’une ceinture. Je ne me lassai point de contempler cet homme, qui était le frère du défunt.

Pendant que je m’arrêtais à considérer cet homme, les autres avaient des occupations plus importantes, et buvaient en l’honneur du défunt, et à la prospérité de sa famille d’une manière surprenante. Les prêtres, comme les meilleurs amis, buvaient le plus vigoureusement ; et après avoir bu des santés particulières, on en vint aux rois et aux grands. On commença d’abord par la santé des belles-filles, comme c’est la mode par toute la Suède, et de là on monta aux rois. Ces santés ne se boivent que dans des vases proportionnés par leur grandeur à la condition de ces personnes royales ; et pour m’exciter d’abord, on me porta la santé du roi de France, dans un pot qui surpassait autant tous les autres en hauteur, que ce grand prince surpasse les autres rois en puissance. C’eût été un crime de refuser cette santé. Je la bus, et vidai ce pot fort courageusement. Il n’y avait pas d’apparence, étant en Suède, d’avoir bu la santé du roi de France, et d’oublier celle du roi de Suède. On la but dans un vase qui n’était guère moins grand que l’autre, et après avoir fait suivre plusieurs santés à celle-ci, tout le monde se tut pour faire la prière.

Il arriva malheureusement dans ce temps qu’un de notre compagnie dit un mot plaisant, et nous obligea à éclater de rire si longtemps, et d’une manière si haute, que toute l’assemblée, qui avait les yeux sur nous, en fut extrêmement scandalisée. Ce qui était de plus fâcheux, c’est que tout le monde avait été découvert pendant le repas à cause de nous, et qu’on avait emporté nos chapeaux, en sorte que nous n’avions rien pour cacher le ris dont nous n’étions pas les maîtres ; et plus nous nous efforcions à l’étouffer, et plus il éclatait. Cela fit que ces prêtres, croyant que nous nous moquions de leur religion, sortirent de la salle et n’y voulurent plus rentrer. Nous fûmes avertis par un petit prêtre, qui était plus de nos amis que les autres, qu’ils avaient résolu de nous attaquer sur la religion. Nous évitâmes pourtant de parler avec eux sur cette matière, et nous les allâmes trouver dans un autre lieu où était passée l’assemblée pour fumer, tandis qu’on levait les tables.

On apporta pour dessert des pipes et du tabac, et tous les prêtres burent et fumèrent jusqu’à ce qu’ils tombassent sous la table. Ce fut ainsi qu’on arrosa la tombe de Joannes Tornæus, et que la fête finit. Olaüs Graan, gendre du défunt, se traîna le mieux qu’il put pour nous conduire à notre bateau, le pot à la main ; mais les jambes lui manquèrent : il s’en fallut peu qu’il ne tombât dans la rivière ; et, par nécessité, deux hommes le ramenèrent par-dessous les bras.

Nous croyions que toute la cérémonie fût terminée, quand nous vîmes paraître le lendemain matin Olaüs Graan, suivi de quelques autres prêtres, qui nous venait prier de nous trouver au lendemain.

Je vous assure, monsieur, que cela me surprit : je n’avais jamais entendu parler de lendemain qu’aux noces, et je ne croyais pas qu’il en fût de même aux enterrements. Il fallut se résoudre à y aller une seconde fois, et nous eûmes une conférence avec Olaüs Graan, pendant le bon intervalle qu’il souffrit entre l’ivresse passée et la future.

Cet Olaüs Graan, gendre du défunt, est prêtre de la province de Pitha, homme savant, ou se disant tel, géographe, chimiste, chirurgien, mathématicien, et se piquant surtout de savoir la langue française, qu’il parlait comme vous pouvez juger par ce compliment qu’il nous fit : La grande ciel (nous répéta-t-il plusieurs fois) conserve vous et votre applicabilité tout le temps que vous verrez vos gris cheveux. Il nous montra deux médailles, l’une de la reine Christine, et l’autre était un sicle des Juifs, qui représente d’un côté la verge de Moïse, et de l’autre une coupe d’où sort une manière d’encens. Entre toutes les autres qualités, il prétendait avoir celle de posséder en perfection la pharmacie, et pour nous le prouver, il tira de plusieurs poches quantité de boîtes de toutes grandeurs, de confortatifs, et assez pour lever une boutique d’apothicaire. Il me donna un morceau de testicule de castor, et m’assura qu’il tirait une huile admirable de la queue de cet animal, qui servait à toutes sortes de maladies.

Quand notre conversation fut finie, on nous reconduisit où nous avions été le jour précédent, où chacun, pour faire honneur au défunt, but épouvantablement ; et ceux qui purent s’en retournèrent chez eux.

Nous demeurâmes à Torno, à notre retour de Laponie, pendant huit jours.

Le mercredi et le jeudi se passèrent à l’enterrement.

Le vendredi, samedi et dimanche, ne furent remarquables que par les visites continuelles que nous reçûmes, où il fallait faire boire tout le monde.

Le lundi, le bourgmestre nous donna à dîner ; et le mardi, à la pointe du jour, le vent s’étant mis à l’ouest, nous fîmes voile. Le vent demeura assez bon tout le reste du jour. La nuit, il fut moins violent ; mais le lendemain mercredi nous eûmes un calme.

Le jeudi ne fut pas plus heureux, et nous demeurâmes immobiles comme des tours.

Nous jetâmes plusieurs fois la sonde pour donner fond ; mais n’en trouvant aucun, il fallut faire notre route dans des appréhensions continuelles d’aller échouer en terre.

Le vendredi, le brouillard étant dissipé, nous fîmes un peu de chemin à la faveur d’un vent est et nord-est, et passâmes les petites îles de Querhen.

Mais le lendemain, le vent s’étant fait contraire, nous fûmes obligés de retourner sur nos pas, et de relâcher dans un port appelé Ratan.

Nous y passâmes une partie de ce jour à chasser dans une île voisine, et le soir nous allâmes à l’église, éloignée d’une demi-lieue. Le prêtre nous y donna à souper ; mais la crainte qu’il avait que des jeunes gens frais revenant de Lapmarck n’entreprissent quelque chose sur son honneur, il s’efforçait, afin que nous ne passassions pas la nuit chez lui, de nous faire entendre que le vent était bon, quoiqu’il fût fort contraire. Nous revînmes donc à notre barque toute la nuit, après avoir acheté un livre chez lui ; et le dimanche matin, le major du régiment de cette province nous envoya quérir dans sa chaloupe par deux soldats.

Nous y allâmes, et nous trouvâmes tous ses officiers, avec un bon dîner, qui nous attendaient. Il fallut boire à la suédoise, c’est-à-dire vider les cannes d’un seul trait ; et quand on en vint à la santé du roi, on apporta trois verres pleins sur une assiette, qui furent tous vidés. J’avoue que je n’avais pas encore expérimenté cette triplicité de verres, et que je fus fort étonné de voir qu’il ne suffisait pas de boire dans un seul. Il est encore de la cérémonie de renverser son verre sur l’assiette, pour faire voir la fidélité de celui qui boit.

Nous nous en retournâmes à notre vaisseau ; et le lendemain, sur les dix heures, nous allâmes voir de quel côté venait le vent. Il était est, et l’ignorance de notre capitaine et de notre pilote leur faisait croire qu’ils ne pouvaient sortir hors du port de ce vent. Je leur soutins le contraire, et je fis tant que je les résolus à se hasarder de sortir. Nous le fîmes heureusement, et sur le midi le vent se mit nord-est si fort, qu’ayant duré toute la nuit et le lundi suivant jusqu’à midi, nous fîmes pendant vingt-quatre heures plus de cent lieues.

Mais le vent étant tombé tout d’un coup, nous demeurâmes à huit lieues d’Agbon, lieu où nous devions descendre pour aller par terre à Coperberyt. Nous ne le pûmes faire que le lendemain ; et, ayant trouvé heureusement à la côte de petites barques qui venaient de la foire d’Hernesautes, nous vînmes coucher à Withseval, petite ville sur le bord du golfe Bothnique ; et le lendemain nous prîmes des chevaux de poste, et fîmes une très-rude journée, soit par la difficulté du chemin, ou soit qu’ayant été longtemps sans courir la poste, nous en ressentissions plus la fatigue.

Nous nous égarâmes la nuit dans des bois ; et s’il est toujours fâcheux d’errer pendant les ténèbres, il l’est incomparablement davantage en Suède, dans un pays plein de précipices et de forêts sans fin, où l’on ne sait pas un mot de la langue, et où l’on ne trouve personne pour demander le chemin, quand on la saurait.

Néanmoins, après avoir beaucoup avancé notre route par une pluie épouvantable, à la faveur d’une petite chandelle, plus agréable mille fois dans cette nuit obscure, que le plus beau soleil dans un des plus charmants jours de l’été, nous arrivâmes à la poste ; et le vendredi suivant, étant fort rebutés de la journée précédente, nous ne fîmes que trois lieues, et couchâmes à Alta.

Le samedi fut assez remarquable, pour l’aventure qui nous arriva. Nous partîmes à six heures du matin pour faire quatre milles de Suède, qui font douze lieues de France ; et après avoir marché jusqu’à deux heures après midi, nous arrivâmes à une misérable cabane, que nous ne crûmes point être le lieu où nous devions prendre d’autres chevaux, qui l’était néanmoins ; et n’ayant trouvé personne à qui parler, nous poursuivîmes notre route par des chemins qu’il n’y a que ceux qui y ont été qui en puissent concevoir la difficulté. Nous croyions être fort proches de la poste, et nous marchâmes jusqu’à quatre heures au soir sans rencontrer une seule personne pour demander le chemin, ni le moindre toit pour nous mettre à couvert.

Surcroît de malheur, la pluie vint en telle abondance, qu’il plut cette nuit-là pour trois mois qu’il y avait qu’il n’était pas tombé une seule goutte d’eau. L’espérance qui nous flattait que nous pourrions bien rencontrer quelque maison de paysan, faisait que, malgré la lassitude épouvantable dont nous étions accablés, nous ne laissions pas de marcher ; mais enfin la pluie vint si forte, et la nuit si noire, que nos chevaux rebutés, et qui n’avaient mangé non plus que nous depuis le matin, demeurèrent tout d’un coup, sans qu’il fût possible de les faire avancer davantage. Nous voilà donc tristement demeurés au milieu des bois, sans avoir quoi que ce soit au monde, que le ventre des chevaux pour nous mettre à couvert : et on le pouvait faire sans danger, car les pauvres bêtes étaient si accablées, qu’elles passèrent la nuit sans remuer, et sans manger non plus que leurs maîtres.

Toute notre consolation fut que nous fîmes un bon feu qui nous réchauffa un peu. Mais il n’y avait rien de si plaisant que de nous voir dans cet équipage, tous extrêmement tristes et défaits, comme des gens qui n’avaient mangé depuis vingt-quatre heures, et qui baissaient languissamment la tête pour recevoir la pluie qu’il plaisait au ciel faire tomber sur nous avec largesse. Ce qui acheva de rendre l’aventure plaisante, fut que le lendemain nous ne fûmes pas plus tôt à cheval, à la pointe du jour, que nous découvrîmes, à deux portées de mousquet, une petite maison que nous avions tant cherchée, et dans laquelle nous allâmes boire un peu de lait.

A quelque chose, comme on dit, malheur est bon ; car cet égarement fut cause que nous arrivâmes le lendemain dimanche à Coperberyt, où nous ne fussions arrivés que le jour d’après.

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