Voyages: voyage de Laponie, voyage de Flandre et de Hollande, du Danemark, de la Suède
VOYAGE DE LAPONIE
Les voyages ont leurs travaux comme leurs plaisirs ; mais les fatigues qui se trouvent dans cet exercice, loin de nous rebuter, accroissent ordinairement l’envie de voyager. Cette passion, irritée par les peines, nous engage insensiblement à aller plus loin que nous ne voudrions ; et l’on sort souvent de chez soi pour n’aller qu’en Hollande, qu’on se trouve, je ne sais comment, jusqu’au bout du monde. La même chose m’est arrivée, monsieur. J’appris à Amsterdam que la cour de Danemark était à Oldembourg, qui n’en est qu’à trois journées : j’eusse témoigné beaucoup de mépris pour cette cour, et bien peu de curiosité, si je n’eusse été la voir.
Je partis donc pour Oldembourg ; mais le hasard, qui me voulait conduire plus loin, en avait fait partir le roi deux jours avant que j’y arrivasse. On me dit que je le trouverais encore à Altona, qui est a une portée de mousquet de Hambourg. Je crus être obligé d’honneur à poursuivre mon dessein, et à faire encore deux ou trois jours de marche pour voir ce que je souhaitais. De plus, Hambourg est une ville hanséatique fameuse pour le commerce qu’elle entretient avec toute la terre, et recommandable par ses fortifications et son gouvernement. J’y devais rencontrer la cour de Danemark ; je n’y vis cependant qu’une partie de ce que je voulais voir : je n’y trouvai que la reine mère et le prince Georges, son fils, qui allaient aux eaux de Pyrmont. Je vis Hambourg, dont je fus fort content ; mais, après avoir tant fait de chemin pour voir le roi, je crus devoir l’aller chercher dans la ville capitale, où je devais infailliblement le trouver. J’entrepris le voyage de Copenhague. M. l’ambassadeur me présenta au roi ; j’eus l’honneur de lui baiser la main et de l’entretenir quelque temps. Le séjour que je fis à Copenhague me fut infiniment agréable, et j’y trouvai les dames si spirituelles et si bien faites, que j’aurais eu bien de la peine à les quitter, si l’on ne m’eût assuré que j’en trouverais en Suède d’aussi aimables. L’extrême envie que j’avais de voir aussi le roi de Suède m’engagea à partir pour Stockholm. Nous eûmes l’honneur de saluer le roi et de l’entretenir pendant une heure entière. Ayant connu que nous voyagions pour notre curiosité, il nous dit que la Laponie méritait d’être vue par les curieux, tant par sa situation que pour les habitants, qui y vivent d’une manière tout à fait inconnue au reste des Européens, et commanda même au comte Steint-Bielke, grand trésorier, de nous donner toutes les recommandations nécessaires, si nous voulions faire ce voyage. Le moyen, monsieur, de résister au conseil d’un roi, et d’un grand roi comme celui de Suède ! Ne peut-on pas avec son aveu entreprendre toutes choses ? et peut-on être malheureux dans une entreprise qu’il a lui-même conseillée, et dont il a souhaité le succès ? Les avis des rois sont des commandements : cela fut cause que, après avoir mis ordre à toutes choses, nous mîmes à la voile pour Torno le mercredi 23 juillet 1681, sur le midi, après avoir salué M. Steint-Bielke, grand trésorier, qui, suivant l’ordre qu’il avait reçu du roi son maître, nous donna des recommandations pour les gouverneurs des provinces par où nous devions passer.
Nous fûmes portés d’un sud-ouest jusqu’à Vacsol, où l’on visite les vaisseaux. Nous admirâmes, en y allant, la bizarre situation de Stockholm. Il est presque incroyable qu’on ait choisi un lieu comme celui où l’on voit cette ville pour en faire la capitale d’un royaume aussi grand que celui de Suède. On dit que les fondateurs de cette ville, cherchant un lieu pour la faire, jetèrent un bâton dans la mer, dans le dessein de la bâtir au lieu où il s’arrêterait : ce bâton s’arrêta où l’on voit présentement cette ville, qui n’a rien d’affreux que sa situation ; car les bâtiments en sont fort superbes, et les habitants fort civils.
Nous vîmes la petite île d’Aland, à quarante milles de Stockholm ; cette île est très-fertile, et sert de retraite aux élans, qui y passent de Livonie et de Carélie, lorsque l’hiver leur a fait un passage sur les glaces. Cet animal est de la hauteur d’un cheval, et d’un poil tirant sur le blanc ; il porte un bois comme un daim, et a le pied de même fort long ; mais il le surpasse en légèreté et en force, dont il se sert contre les loups, avec lesquels il se bat souvent. La peau de cet animal appartient au roi ; et les paysans sont obligés, sous peine de la vie, de la porter au gouverneur.
En quittant cette île, nous perdîmes la terre de vue, et ne la revîmes que le vendredi matin, à la hauteur d’Hernen ou Hernesand, éloignée de Stockholm de cent milles, qui valent trois cents lieues de France ; et le vent demeurant toujours extrêmement violent, nous ne fûmes pas longtemps à découvrir les îles d’Ulfen, Schagen et Goben ; en sorte que, le samedi matin, nous trouvâmes que nous avions laissé l’Angermanie, et que nous étions à la hauteur d’Urna, première ville de Laponie, qui prend son nom du fleuve qui l’arrose. Cette ville donne son nom à toute la province qu’on appelle Urna Lapmark. Elle se trouve au trente-huitième degré de longitude et au soixante-cinquième onze minutes de latitude, éloignée de Stockholm de cent cinquante milles, faisant environ quatre cent cinquante lieues françaises.
Nous découvrîmes le samedi les îles de Quercken ; et le vent, continuant toujours sud-sud-ouest, nous fit voir sur le midi la petite île de Ratan ; et sur les quatre heures du même jour, nous nous trouvâmes à la hauteur du cap de Burockluben.
Quand nous eûmes passé ce petit cap, nous perdîmes la terre de vue ; et le dimanche matin, le vent s’étant tenu au sud toute la nuit, nous nous trouvâmes à la hauteur de Malhurn, petite île à huit milles de Torno. Il en sortit des pêcheurs dans une petite barque aussi mince que j’en aie vu de ma vie, dont les planches étaient cousues ensemble, à la mode des Russes. Ils nous apportèrent du strumelin, et nous leur donnâmes du biscuit et de l’eau-de-vie, avec quoi ils s’en retournèrent fort contents.
Le vent demeurant toujours extrêmement favorable, nous arrivâmes à une lieue de Torno, où nous mouillâmes l’ancre.
Il est assez difficile de croire qu’on ait pu faire un aussi long chemin que celui que nous fîmes en quatre jours de temps. On compte de Stockholm à Torno deux cents milles de Suède par mer, qui valent six cents lieues de France ; et nous fîmes tout ce chemin avec un vent de sud et sud-sud-ouest si favorable et si violent, qu’étant partis le mercredi de Stockholm, nous arrivâmes à la même heure le dimanche suivant, sans avoir été obligés de changer les voiles pendant tout le voyage.
Torno est situé à l’extrémité du golfe Bothnique, au quarante-deuxième degré vingt-sept minutes de longitude, et au soixante-septième de latitude. C’est la dernière ville du monde du côté du nord ; le reste jusqu’au cap n’étant habité que par des Lapons, gens sauvages qui n’ont aucune demeure fixe.
C’est en ce lieu où se tiennent les foires de ces nations septentrionales pendant l’hiver, lorsque la mer est assez glacée pour y venir en traîneau. C’est pendant ce temps qu’on y voit de toutes sortes de nations du Nord, de Russes, de Moscovites, de Finlandais, et de Lapons de tous les trois royaumes, qui y viennent ensemble sur des neiges et sur des glaces, dont la commodité est si grande, qu’on peut facilement, par le moyen des traîneaux, aller en un jour de Finlande en Laponie, et traverser sur les glaces le sein Bothnique, quoiqu’il ait dans les moindres endroits trente ou quarante milles de Suède. Le trafic de cette ville est en poissons, qu’ils envoient fort loin ; et la rivière de Torno est si fertile en saumons et en brochets, qu’elle peut en fournir à tous les habitants de la mer Baltique. Ils salent les uns pour les transporter, et fument les autres dans des basses-touches qui sont faites comme des bains. Quoique cette ville ne soit proprement qu’un amas de cabanes de bois, elle ne laisse pas de payer tous les ans deux mille dalles de cuivre, qui font environ mille livres de notre monnaie.
Nous logeâmes chez le patron de la barque qui nous avait amenés de Stockholm. Nous ne trouvâmes pas sa femme chez lui ; elle était allée à une foire qui se faisait à dix ou douze lieues de là, pour troquer du sel et de la farine contre des peaux de rennes, de petits-gris et autres : car tout le commerce de ce pays se fait ordinairement en troc ; et les Russes et les Lapons ne font guère de marchés autrement.
Nous allâmes le jour suivant, lundi, pour voir Joannes Tornæus, homme docte, qui a tourné en lapon tous les psaumes de David, et qui a écrit leur histoire. C’était un prêtre de la campagne : il était mort depuis trois jours, et nous le trouvâmes étendu dans son cercueil avec des habits conformes à sa profession, et qu’on lui avait fait faire exprès : il était fort regretté dans le pays, et avait voyagé dans une bonne partie de l’Europe.
Sa femme était d’un autre côté, couchée sur son lit, qui témoignait, par ses soupirs et par ses pleurs, le regret qu’elle avait de perdre un tel mari. Quantité d’autres femmes ses amies environnaient le lit, et répondaient par leurs gémissements à la douleur de la veuve.
Mais ce qui consolait un peu dans une si grande affliction et une tristesse si générale, c’était quantité de grands pots d’argent faits à l’antique, pleins, les uns de vins de France, d’autres de vins d’Espagne, et d’autres d’eau-de-vie, qu’on avait soin de ne pas laisser longtemps vides. Nous tâtâmes de tout ; et la veuve interrompait souvent ses soupirs pour nous presser de boire ; elle nous fit même apporter du tabac, dont nous ne voulûmes pas prendre. On nous conduisit ensuite au temple dont le défunt était pasteur, où nous ne vîmes rien de remarquable ; et, prenant congé de la veuve, il fallut encore boire à la mémoire du défunt, et faire, monsieur, ce qui s’appelle libare manibus.
Nous allâmes ensuite chez une personne qui était en notre compagnie : la mère nous reçut avec toute l’affection possible ; et ces gens, qui n’avaient jamais vu de Français, ne savaient comment nous témoigner la joie qu’ils avaient de nous voir en leur pays.
Le mardi, on nous apporta quantité de fourrures à acheter, de grandes couvertures fourrées de peaux de lièvre blanc, qu’on voulait donner pour un écu. On nous montra aussi des habits de Lapons, faits de peaux de jeunes rennes, avec tout l’équipage, les bottes, les gants, les souliers, la ceinture et le bonnet. Nous allâmes le même jour à la chasse autour de la maison : nous trouvâmes quantité de bécasses sauvages, et autres animaux inconnus en nos pays, et nous nous étonnâmes que les habitants que nous rencontrions dans le pays ne nous fuyaient pas moins que le gibier.
Le mercredi, nous reçûmes visite des bourgmestres de la ville et du bailli, qui nous firent offre de service en tout ce qui serait en leur pouvoir. Ils nous vinrent prendre après le dîner dans leurs barques, et nous menèrent chez le prêtre de la ville, gendre du défunt Tornæus.
Ce fut là où nous vîmes pour la première fois un traîneau lapon, dont nous admirâmes la structure. Cette machine, qu’ils appellent pulea, est faite comme un petit canot, élevée sur le devant, pour fendre la neige avec plus de facilité. La proue n’est faite que d’une seule planche, et le corps est composé de plusieurs morceaux de bois qui sont cousus ensemble avec de gros fil de renne, sans qu’il y entre un seul clou, et qui se réunissent sur le devant à un morceau de bois assez fort, qui règne tout du long par-dessus, et qui, excédant le reste de l’ouvrage, fait le même effet que la quille d’un vaisseau. C’est sur ce morceau de bois que le traîneau glisse ; et comme il n’est large que de quatre bons doigts, cette machine roule continuellement de côté et d’autre : on se met dedans jusqu’à la moitié du corps, comme dans un cercueil ; et l’on vous y lie, en sorte que vous êtes entièrement immobile, et l’on vous laisse seulement l’usage des mains, afin que d’une vous puissiez conduire le renne, et de l’autre vous soutenir lorsque vous êtes en danger de tomber. Il faut tenir son corps dans l’équilibre ; ce qui fait qu’à moins d’être accoutumé à cette manière de courir, on est souvent en danger de la vie, et principalement lorsque le traîneau descend des rochers les plus escarpés, sur lesquels vous courez d’une si horrible vitesse qu’il est impossible de se figurer la promptitude de ce mouvement, à moins de l’avoir expérimenté. Nous soupâmes ce même soir en public avec le bourgmestre ; tous les habitants y coururent en foule pour nous voir manger. Nous arrêtâmes ce même soir notre départ pour le lendemain, et prîmes un truchement.
Le jeudi, dernier juillet, nous partîmes de Torno dans un petit bateau finlandais, fait exprès pour aller dans ce pays : sa longueur peut être de douze pieds, et sa largeur de trois. Il ne se peut rien voir de si bien travaillé ni de si léger ; en sorte que deux ou trois hommes peuvent porter facilement ce bâtiment lorsqu’ils sont obligés de passer les cataractes du fleuve, qui sont si impétueuses qu’elles roulent des pierres d’une grosseur extraordinaire. Nous fûmes obligés d’aller à pied presque tout le reste de la journée, à cause des torrents qui tombaient des montagnes, et d’un vent impétueux qui faisait entrer l’eau dans le bateau avec une telle abondance, que, si l’on n’eût été extrêmement prompt à la vider, il eût été bientôt rempli. Nous allâmes le long de la rivière toujours chassant ; nous tuâmes quelques pièces de gibier, et nous admirâmes la quantité de canards, d’oies, de courlis, et de plusieurs autres oiseaux que nous rencontrions à chaque pas. Nous ne fîmes pas ce jour-là tout le chemin que nous avions déterminé de faire, à cause d’une pluie violente qui nous surprit, et nous obligea de passer la nuit dans une maison de paysan, à une lieue et demie de Torno.
Nous marchâmes tout le vendredi sans nous reposer, et nous fûmes depuis quatre heures du matin jusqu’à la nuit à faire trois milles ; si l’on peut appeler la nuit un temps où l’on voit toujours le soleil, sans que l’on puisse faire aucune distinction du jour au lendemain.
Nous fîmes plus de la moitié du chemin à pied, à cause des torrents effroyables qu’il fallut surmonter. Nous fûmes même obligés de porter notre bateau pendant quelque espace de chemin, et nous eûmes le plaisir de voir en même temps descendre deux petites barques au milieu de ces cataractes. L’oiseau le plus vite et le plus léger ne peut aller de cette impétuosité ; et la vue ne peut suivre la course de ces bâtiments, qui se dérobent aux yeux, et s’enfoncent tantôt dans les vagues, où ils semblent ensevelis, et tantôt se relèvent d’une hauteur surprenante. Pendant cette course rapide, le pilote est debout, et emploie toute son industrie à éviter des pierres d’une grosseur extraordinaire, et à passer au milieu des rochers, qui ne laissent justement que la largeur du bateau, et qui briseraient ces petites chaloupes en mille pièces, si elles y touchaient le moins du monde.
Nous tuâmes ce jour-là dans les bois deux faisandeaux, trois canards et deux cercelles, sans nous éloigner de notre chemin, pendant lequel nous fûmes extrêmement incommodés des moucherons, qui sont la peste de ce pays, et qui nous firent désespérer. Les Lapons n’ont point d’autre remède contre ces maudits animaux que d’emplir de fumée le lieu où ils demeurent ; et nous remarquâmes sur le chemin que, pour garantir leur bétail de ces bêtes importunes, ils allument un grand feu dans les endroits où paissent leurs vaches (que nous trouvâmes toutes blanches), à la fumée duquel elles se mettent, et chassent ainsi les moucherons, qui n’y sauraient durer.
Nous fîmes la même chose, et nous nous enfermâmes, lorsque nous fûmes arrivés chez un Allemand qui est depuis trente ans dans le pays, et qui reçoit le tribut des Lapons pour le roi de Suède. Il nous dit que ce peuple était obligé de se trouver en un certain lieu qu’on lui assigne l’année précédente pour apporter ce qu’il doit, et qu’on prenait ordinairement le temps de l’hiver, à cause de la commodité qu’il donne aux Lapons de venir sur les glaces par le moyen de leurs rennes.
Le tribut qu’ils payent est peu de chose ; et c’est une politique du roi de Suède, qui, pour tenir toujours ces peuples tributaires à sa couronne, ne les charge que d’un médiocre impôt, de peur que les Lapons, qui n’ont point de demeure fixe, et à qui toute l’étendue de la Laponie sert de maison, n’aillent sur les terres d’un autre, pour éviter les vexations du prince de qui ils seraient trop surchargés. Il y a pourtant de ces peuples qui payent plusieurs tributs à différents Etats ; et quelquefois un Lapon sera tributaire du roi de Suède, de celui de Danemark, et du grand-duc de Moscovie. Ils payeront au premier, parce qu’ils demeurent sur ses Etats ; à l’autre, parce qu’il leur permet de pêcher du côté de la Norwége, qui lui appartient ; et au troisième, à cause qu’ils peuvent aller chasser sur ses terres.
Il ne nous arriva rien d’extraordinaire pendant tout le chemin que nous fîmes le samedi ; mais sitôt que nous fûmes arrivés chez un paysan, nous nous étonnâmes de trouver tout le monde dans le bain. Ces lieux, qu’ils appellent basses-touches ou bains, sont faits de bois, comme toutes leurs maisons. On voit au milieu de ce bain un gros amas de pierres, sans qu’ils aient observé aucun ordre en le faisant, que d’y laisser un trou au milieu, dans lequel ils allument du feu. Ces pierres, étant une fois échauffées, communiquent la chaleur à tout le lieu ; mais ce chaud s’augmente extrêmement lorsque l’on vient à jeter de l’eau dessus les cailloux, qui, renvoyant une fumée étouffante, font que l’air qu’on respire dans ces bains est tout de feu. Ce qui nous surprit beaucoup fut qu’étant entrés dans ce bain, nous y trouvâmes ensemble filles et garçons, mères et fils, frères et sœurs, sans que ces femmes nues eussent peine à supporter la vue des personnes qu’elles ne connaissaient point. Mais nous nous étonnâmes davantage de voir de jeunes filles frapper d’une branche des hommes et des garçons nus. Je crus d’abord que la nature, affaiblie par de grandes sueurs, avait besoin de cet artifice pour faire voir qu’il lui restait encore quelque signe de vie ; mais on me détrompa bientôt, et je sus que cela se faisait afin que ces coups réitérés, ouvrant les pores, aidassent à faire faire de grandes évacuations. J’eus de la peine ensuite à concevoir comment ces gens, sortant nus de ces bains tout de feu, allaient se jeter dans une rivière extrêmement froide qui était à quelques pas de la maison ; et je conçus qu’il fallait que ces gens fussent d’un fort tempérament, pour pouvoir résister aux effets que ce prompt changement du chaud au froid pouvait causer.
Vous n’auriez jamais cru, monsieur, que les Bothniens, gens extrêmement sauvages, eussent imité les Romains dans leur luxe et dans leurs plaisirs ; mais vous vous étonnerez encore davantage quand je vous aurai dit que ces mêmes gens, qui ont des bains chez eux comme les empereurs, n’ont pas de pain à manger. Ils vivent d’un peu de lait, et se nourrissent de la plus tendre écorce qui se trouve au sommet des pins. Ils la prennent lorsque l’arbre jette sa séve ; et, après l’avoir exposée quelque temps au soleil, ils la mettent dans de grands paniers sous terre, sur laquelle ils allument du feu, qui lui donne une couleur et un goût assez agréable. Voilà, monsieur, quelle est pendant toute l’année la nourriture de ces gens, qui cherchent avec soin les délices du bain, et qui peuvent se passer de pain.
Nous fûmes assez heureux à la chasse le dimanche : nous rapportâmes quantité de gibier, mais nous ne vîmes rien qui mérite d’être écrit, qu’une paire de ces longues planches de bois de sapin avec lesquelles les Lapons courent d’une si extraordinaire vitesse, qu’il n’est point d’animal, si prompt qu’il puisse être, qu’ils n’attrapent facilement, lorsque la neige est assez dure pour les soutenir.
Ces planches, extrêmement épaisses, sont de la longueur de deux aunes, et larges d’un demi-pied ; elles sont relevées en pointe sur le devant, et percées au milieu dans l’épaisseur, qui est assez considérable en cet endroit pour pouvoir y passer un cuir qui tient les pieds fermes et immobiles. Le Lapon qui est dessus tient un long bâton à la main, où, d’un côté, est attaché un rond de bois, afin qu’il n’entre pas dans la neige, et de l’autre un fer pointu. Il se sert de ce bâton pour se donner le premier mouvement, pour se soutenir en courant, pour se conduire dans sa course, et pour s’arrêter quand il veut ; c’est aussi avec cette arme qu’il perce les bêtes qu’il poursuit, lorsqu’il en est assez près.
Il est assez difficile de se figurer la vitesse de ces gens, qui peuvent avec ces instruments surpasser la course des bêtes les plus vites ; mais il est impossible de concevoir comment ils peuvent se soutenir en descendant les fonds les plus précipités, et comment ils peuvent monter les montagnes les plus escarpées. C’est pourtant, monsieur, ce qu’ils font avec une adresse qui surpasse l’imagination, et qui est si naturelle aux gens de ce pays, que les femmes ne sont pas moins adroites que les hommes à se servir de ces planches. Elles vont visiter leurs parents, et entreprennent de cette manière les voyages les plus difficiles et les plus longs.
Le lundi ne fut remarquable que par la quantité de gibier que nous vîmes et que nous tuâmes ; nous avions ce jour-là plus de vingt pièces dans notre dépense : il est vrai que nous achetâmes cinq ou six canards de quelques paysans qui venaient de les prendre. Ces gens n’ont point d’autres armes pour aller à la chasse que l’arc ou l’arbalète. Ils se servent de l’arc contre les plus grandes bêtes, comme les ours, les loups et les rennes sauvages ; et lorsqu’ils veulent prendre des animaux moins considérables, ils emploient l’arbalète, qui ne diffère des nôtres que par sa grandeur. Les habitants de ce pays sont si adroits à se servir des armes, qu’ils sont sûrs de frapper le but d’aussi loin qu’ils le peuvent voir. L’oiseau le plus petit ne leur échappe pas ; et il s’en trouve même quelques-uns qui donneront dans la tête d’une aiguille. Les flèches dont ils se servent sont différentes : les unes sont armées de fer ou d’os de poisson, et les autres sont rondes, de la figure d’une boule coupée par la moitié. Ils se servent des premières pour l’arc, lorsqu’ils vont aux grandes chasses ; et des autres pour l’arbalète, quand ils rencontrent des animaux qu’ils peuvent tuer sans leur faire une plaie si dangereuse. Ils emploient ces mêmes flèches rondes contre les petits-gris, les martres et les hermines, afin de conserver les peaux entières ; et parce qu’il est difficile qu’il n’y reste la marque que le coup a laissée, les plus habiles ne manquent jamais de les toucher où ils veulent, et les frappent ordinairement à la tête, qui est l’endroit de la peau le moins estimé.
Nous arrivâmes le mardi à Kones, et nous y restâmes le mercredi pour nous reposer, et voir travailler aux forges de fer et de cuivre qui sont en ce lieu. Nous admirâmes les manières de fondre ces métaux, et de préparer le cuivre avant qu’on en puisse faire des pelotes, qui sont la monnaie du pays lorsqu’elle est marquée du coin du prince. Ce qui nous étonna le plus, ce fut de voir un de ces forgerons approcher de la fournaise, et prendre avec sa main du cuivre que la violence du feu avait fondu comme de l’eau, et le tenir ainsi quelque temps. Rien n’est plus affreux que ces demeures ; les torrents qui tombent des montagnes, les rochers et les bois qui les environnent, la noirceur et l’air sauvage des forgerons, tout contribue à former l’horreur de ce lieu. Ces solitudes affreuses ne laissent pas que d’avoir leur agrément et de plaire quelquefois autant que les lieux les plus magnifiques ; et ce fut au milieu de ces rochers que je laissai couler ces vers d’une veine qui avait été longtemps stérile.
Nous partîmes de ces forges, pour aller à d’autres qui en sont éloignées de dix-huit milles de Suède, qui valent environ cinquante lieues de France. Nous nous servîmes toujours de la même voie, n’y en ayant point d’autre dans le pays, et continuâmes notre chemin au nord sur la rivière. Nous apprîmes qu’elle changeait de nom, et que les habitants l’appelaient Wilnama Suanda. Nous passâmes toute la nuit sur l’eau, et nous arrivâmes le lendemain, vendredi, dans une pauvre cabane de paysan, dans laquelle nous ne trouvâmes personne. Toute la famille, qui consistait en cinq ou six personnes, était dehors ; une partie était dans les bois, et l’autre était allée à la pêche du brochet. Ce poisson, qu’ils sèchent, leur sert de nourriture toute l’année : ils ne le prennent point avec des rêts, comme on fait les autres ; mais, en allumant du feu sur la proue de leur petite barque, ils attirent le poisson à la lueur de cette flamme, et le harponnent avec un long bâton armé de fer, de la manière qu’on nous représente un trident. Ils en prennent en quantité, et d’une grosseur extraordinaire ; et la nature, comme une bonne mère, leur refusant la fertilité de la terre, leur accorde l’abondance des eaux.
Plus l’on avance dans le pays, et plus la misère est extrême. On ne connaît plus l’usage du blé : les os de poisson, broyés avec l’écorce des arbres, leur servent de pain ; et, malgré cette méchante nourriture, ces pauvres gens vivent dans une santé parfaite. Ne connaissant point de médecins, il ne faut pas s’étonner s’ils ignorent aussi les maladies, et s’ils vont jusqu’à une vieillesse si avancée qu’ils passent ordinairement cent ans, et quelques-uns cent cinquante.
Nous ne fîmes le samedi que fort peu de chemin, étant restés tout le jour dans une petite maison, qui est la dernière qui se rencontre dans le pays. Nous eûmes différents plaisirs pendant le temps que nous séjournâmes dans cette cabane. Le premier fut de nous occuper tous à différents exercices aussitôt que nous fûmes arrivés. L’un coupait un arbre sec dans le bois prochain, et le traînait avec peine au lieu destiné ; l’autre, après avoir tiré le feu d’un caillou, soufflait de tous ses poumons pour l’allumer ; quelques-uns étaient occupés à accommoder un agneau qu’ils venaient de tuer ; et d’autres, plus prévoyants, laissant ces petits soins pour en prendre de plus importants, allaient chercher sur un étang voisin, tout couvert de poisson, quelque chose pour le lendemain. Ce plaisir fut suivi d’un autre ; car sitôt qu’on se fut levé de table, on fut d’avis, à cause des nécessités pressantes, d’ordonner une chasse générale. Tout le monde se prépara pour cela ; et, ayant pris deux petites barques avec deux paysans avec nous, nous nous abandonnâmes sur la rivière à notre bonne fortune. Nous fîmes la chasse la plus plaisante du monde et la plus particulière. Il est inouï qu’on se soit jamais servi en France de bâtons pour chasser ; mais il n’en est pas de même dans ce pays : le gibier y est si abondant, qu’on se sert de fouet et même de bâton pour le tuer. Les oiseaux que nous prîmes davantage, ce fut des plongeons ; et nous admirions l’adresse de nos gens à les attraper. Ils les suivaient partout où ils les voyaient ; et lorsqu’ils les apercevaient nageant entre deux eaux, ils lançaient leur bâton et leur écrasaient la tête dans le fond de l’eau avec tant d’adresse, qu’il est difficile de se figurer la promptitude avec laquelle ils font cette action. Pour nous, qui n’étions point faits à ces sortes de chasses, et de qui les yeux n’étaient pas assez fins pour percer jusque dans le fond de la rivière, nous frappions au hasard dans les endroits où nous voyions qu’ils frappaient, et sans autres armes que des bâtons, nous fîmes tant, qu’en moins de deux heures nous nous vîmes plus de vingt ou vingt-cinq pièces de gibier. Nous retournâmes à notre petite habitation, fort contents d’avoir vu cette chasse, et encore plus de rapporter avec nous de quoi vivre pendant quelque temps. Une bonne fortune, comme une mauvaise, vient rarement seule ; et quelques paysans ayant appris la nouvelle de notre arrivée, qui s’était répandue bien loin dans le pays, en partie par curiosité de nous voir, et en partie pour avoir de notre argent, nous apportèrent un mouton, que nous achetâmes cinq ou six sous, et qui accrut nos provisions de telle sorte que nous nous crûmes assez munis pour entreprendre trois jours de marche, pendant lesquels nous ne devions trouver aucune maison. Nous partîmes donc le dimanche du matin, c’est-à-dire à dix heures ; car le soin que nous avions de nous reposer faisait que nous ne nous mettions guère en chemin devant ce temps.
Nous nous étonnâmes que, quoique nous fussions si avant dans le nord, nous ne laissions pas de rencontrer quantité d’hirondelles ; et ayant demandé aux gens du pays qui nous conduisaient ce qu’elles devenaient l’hiver, et si elles passaient dans les pays chauds, ils nous assurèrent qu’elles se mettaient en pelotons, et s’enfonçaient dans la bourbe qui est au fond des lacs ; qu’elles attendaient là que le soleil, reprenant sa vigueur, allât dans le fond de ces marais leur rendre la vie que le froid leur avait ôtée. La même chose m’avait été dite à Copenhague par M. l’ambassadeur, et à Stockholm par quelques personnes ; mais j’avais toujours eu beaucoup de peine à croire que ces animaux pussent vivre plus de six mois ensevelis dans la terre, sans aucune nourriture. C’est pourtant la vérité ; et cela m’a été confirmé par tant de gens, que je ne saurais plus en douter. Nous logeâmes ce jour-là à Coctuanda, où commence la Laponie ; et le lendemain lundi, après avoir fait quatre milles, nous vînmes camper sur le bord de la rivière, où il fallut coucher sub dio, et où nous fîmes des feux épouvantables pour nous garantir de l’importunité des moucherons. Nous fîmes un grand retranchement rond de quantité de gros arbres secs, et de plus petits pour les allumer ; nous nous mîmes au milieu et fîmes le plus beau feu que j’aie vu de ma vie. On aurait pu assurément charger un de ces grands bateaux qui viennent à Paris du bois que nous consumâmes, et il s’en fallut peu que nous ne mîmes le feu à toute la forêt. Nous demeurâmes au milieu de ces feux toute la nuit, et nous nous mîmes en chemin le lendemain matin, mardi, pour aller aux mines de cuivre, qui n’étaient plus éloignées que de deux lieues. Nous prîmes notre chemin à l’ouest, sur une petite rivière nommée Longasiochi, qui formait de temps en temps des paysages les plus agréables que j’aie jamais vus ; et après avoir été souvent obligés de porter notre bateau, faute d’eau, nous arrivâmes à Swaparava ou Suppawahara, où sont les mines de cuivre. Ce lieu est éloigné d’une lieue de la rivière, et il fallut faire tout ce chemin à pied.
Nous fûmes extrêmement réjouis, à notre arrivée, d’apprendre qu’il y avait un Français dans ce lieu. Vous voyez, monsieur, qu’il n’y a point d’endroit, si reculé qu’il puisse être, où les Français ne se fassent jour. Il y avait près de trente ans qu’il travaillait aux mines ; il est vrai qu’il avait plus la mine d’un sauvage que d’un homme ; il ne laissa pas de nous servir beaucoup, quoiqu’il eût presque oublié sa langue ; et il nous assura que depuis qu’il était en ce lieu, bien loin d’y avoir vu des Français, il n’y était venu aucun étranger plus voisin qu’un Italien, qui passa il y a environ quatorze ans, et dont on n’a plus entendu parler depuis. Nous fîmes tout doucement que cet homme reprît un peu sa langue naturelle, et nous apprîmes de lui bien des choses que nous eussions eu de la peine à savoir d’un autre que d’un Français.
Ces mines de Swapavara sont à trente milles de Torno et quinze milles de Konges (il faut toujours prendre trois lieues de France pour un mille de Suède). Elles furent ouvertes, il y a environ vingt-sept ans, par un Lapon nommé…, à qui l’on a fait une petite rente de quatre écus et de deux tonneaux de farine ; il est aussi exempt de toute contribution. Ces mines ont été autrefois mieux entretenues qu’elles ne sont : il y avait toujours cent hommes qui y travaillaient ; mais présentement à peine en voit-on dix ou douze. Le cuivre qui s’y trouve est pourtant le meilleur qui soit en toute la Suède ; mais le pays est si désert et si épouvantable, qu’il y a peu de personnes qui y puissent rester. Il n’y a que les Lapons qui demeurent pendant l’hiver autour de ces mines ; et l’été ils sont obligés d’abandonner le pays, à cause du chaud et des moucherons, que les Suédois appellent alcaneras, qui sont pires mille fois que toutes les plaies d’Egypte. Ils se retirent dans les montagnes proche la mer occidentale, pour avoir la commodité de pêcher, et pour trouver plus facilement de la nourriture à leurs rennes, qui ne vivent que d’une petite mousse blanche et tendre, qui se trouve l’été sur les monts Sellices, qui séparent la Norwége de la Laponie, dans les pays les plus septentrionaux.
Nous allâmes le lendemain, mercredi, voir les mines, qui étaient éloignées d’une bonne demi-lieue de notre cabane. Nous admirâmes les travaux et les abîmes ouverts, qui pénétraient jusqu’au centre de la terre, pour aller chercher, près des enfers, de la matière au luxe et à la vanité. La plupart de ces trous étaient pleins de glaçons ; et il y en avait qui étaient revêtus, depuis le bas jusqu’en haut, d’un mur de glace si épais, que les pierres les plus grosses que nous prenions plaisir à jeter contre, loin d’y faire quelque brèche, ne laissaient pas même la marque où elles avaient touché ; et lorsqu’elles tombaient dans le fond, on les voyait rebondir et rouler sans faire la moindre ouverture à la glace. Nous étions pourtant alors dans les plus fortes chaleurs de la canicule ; mais ce qu’on appelle ici un été violent peut passer en France pour un très-rude hiver.
Toute la roche ne fournit pas partout le métal ; il faut chercher les veines, et lorsqu’on en a trouvé quelqu’une, on la suit avec autant de soin qu’on a eu de peine à la découvrir. On se sert pour cela, ou du feu pour amollir le rocher ou de la poudre pour le faire sauter. Cette dernière manière est beaucoup plus pénible, mais elle fait incomparablement plus d’effet. Nous prîmes des pierres de toutes les couleurs, de jaunes, de bleues, de vertes, de violettes ; et ces dernières nous parurent les plus pleines de métal et les meilleures.
Nous fîmes l’épreuve de quantité de pierres d’aimant que nous trouvâmes sur la roche ; mais elles avaient perdu presque toute leur force par le feu qu’on avait fait au-dessus ou au-dessous : ce qui fit que nous ne voulûmes point nous en charger, et que nous différâmes d’en prendre à la mine de fer à notre retour. Après avoir considéré toutes les machines et les pompes qui servent à élever l’eau, nous contemplâmes à loisir toutes les montagnes couvertes de neige qui nous environnaient. C’est sur ces roches que les Lapons habitent l’hiver. Ils les possèdent en propre depuis la division de la Laponie, qui fut faite du temps de Gustave-Adolphe, père de la reine Christine. Ces terres et ces montagnes leur appartiennent, sans que d’autres puissent s’y établir ; et, pour marque de leur propriété, ils ont leurs noms écrits sur quelques pierres ou sur quelques endroits de la montagne qu’ils ont eue en propriété ou qu’ils ont habitée : tels sont les rochers de Luparava, Kerquerol, Kilavara, Lung, Dondere, ou roche du Tonnerre, qui ont donné le nom aux familles des Lapons qui y habitent, et qu’on ne connaît dans le pays que par les surnoms qu’ils ont pris de ces roches. Ces montagnes ont quelquefois sept ou huit lieues d’étendue ; et quoiqu’ils demeurent toujours sur la même roche, ils ne laissent pas de changer fort souvent de place lorsque la nécessité le demande, et que les rennes ont consommé toute la mousse qui était autour de leur habitation. Quoique certains Lapons aient pendant l’hiver certaines terres fixes, il y en a beaucoup davantage qui courent toujours, et desquels on ne saurait trouver l’habitation ; ils sont tantôt dans les bois et tantôt proche des lacs, selon qu’ils ont besoin de pêcher ou de chasser ; et on ne les voit que lorsqu’ils viennent l’hiver aux foires, pour troquer leurs peaux contre autre chose dont ils ont besoin, et pour apporter le tribut qu’ils payent au roi de Suède, dont ils pourraient facilement s’exempter, s’ils ne voulaient pas se trouver à ces foires. Mais la nécessité qu’ils ont de fer, d’acier, de corde, de couteaux et autres, les oblige à venir en ces endroits, où ils trouvent ce dont ils ont besoin. Le tribut qu’ils payent est d’ailleurs fort peu de chose. Les plus riches d’entre eux, quand ils auraient mille ou douze cents rennes, comme il s’en rencontre quelques-uns, ne payent ordinairement que deux ou trois écus tout au plus.
Après que nous nous fûmes amplement informés de toutes ces choses, nous reprîmes le chemin de notre cabane, et nous vîmes en passant les forges où l’on donne la première fonte au cuivre. C’est là qu’on sépare ce qu’il y a de plus grossier ; lorsqu’il a été assez longtemps dans le creuset pour pousser dehors toutes ses impuretés, avant que de trouver le cuivre qui est au fond, on lève plusieurs feuilles qu’ils appellent rosettes, dans lesquelles il n’y a que la moitié de cuivre, et qu’on remet ensuite au fourneau pour en ôter tout ce qu’il y a de terrestre : c’est la première façon qu’on lui donne là ; mais il faut à Konges qu’il passe encore trois fois au feu pour le purifier tout à fait, et le rendre en état de prendre sous le marteau la forme qu’on lui veut donner.
Le jeudi, le prêtre des Lapons arriva avec quatre de sa nation, pour se trouver le lendemain à un des jours de prières établies par toute la Suède, pour remercier Dieu des victoires que les Suédois ont remportées ces jours-là.
Ce furent les premiers Lapons que nous vîmes, et dont la vue nous réjouit tout à fait. Ils venaient troquer du poisson pour du tabac. Nous les considérâmes depuis la tête jusqu’aux pieds. Ces hommes sont faits tout autrement que les autres. La hauteur des plus grands n’excède pas trois coudées ; et je ne vois pas de figure plus propre à faire rire. Ils ont la tête grosse, le visage large et plat, le nez écrasé, les yeux petits, la bouche large, et une barbe épaisse qui leur pend sur l’estomac. Tous leurs membres sont proportionnés à la petitesse du corps : les jambes sont déliées, les bras longs ; et toute cette petite machine semble remuer par ressorts. Leur habit d’hiver est d’une peau de renne faite comme un sac, descendant sur les genoux, et retroussée sur les hanches d’une ceinture de cuir ornée de petites plaques d’argent ; les souliers, les bottes et les gants sont de même : ce qui a donné lieu à plusieurs historiens de dire qu’il y avait des hommes vers le nord velus comme des bêtes, et qui ne se servaient point d’autres habits que de ceux que la nature leur avait donnés.
Ils ont toujours une bourse des parties de renne qui leur pend sur l’estomac, dans laquelle ils mettent une cuiller. Ils changent cet habillement l’été, et en prennent un plus léger, qui est ordinairement de la peau des oiseaux qu’ils écorchent, pour se garantir des moucherons. Ils ne laissent pas d’avoir par-dessus un sac de grosse toile, ou d’un drap gris-blanc, qu’ils mettent sur leur chair ; car l’usage du linge leur est tout à fait inconnu.
Ils couvrent leur tête d’un bonnet qui est ordinairement fait de la peau d’un oiseau gros comme un canard, qu’ils appellent loom, qui veut dire en leur langue boiteux, à cause que cet oiseau ne saurait marcher : ils le tournent d’une manière que la tête de l’oiseau excède un peu le front, et que les ailes leur tombent sur les oreilles.
Voilà, monsieur, la description de ce petit animal qu’on appelle Lapon ; et l’on peut dire qu’il n’y en a point, après le singe, qui approche plus de l’homme. Nous les interrogeâmes sur plusieurs choses dont nous voulions nous informer, et nous leur demandâmes particulièrement l’endroit où nous pouvions trouver de leurs camarades. Ces gens nous instruisirent sur tout, et nous dirent que les Lapons commençaient à descendre des montagnes qui sont vers la mer Glaciale, d’où le chaud et les mouches les avaient chassés, et se répandaient vers le lac Tornotracs, d’où le fleuve Torno prend sa source, pour y pêcher quelque temps jusqu’à ce qu’ils pussent, vers la Saint-Barthélémy, se rapprocher tout à fait des montagnes de Swapavara, Kilavara, et les autres où le froid commençait à se faire sentir, pour y passer le reste de l’hiver. Ils nous assurèrent que nous ne manquerions pas d’en trouver là des plus riches, et que pendant sept ou huit jours que nous serions à y aller, les Lapons emploieraient ce temps à y venir. Ils ajoutèrent que, pour eux, ils étaient demeurés pendant tout l’été aux environs de la mine et des lacs qui sont autour, ayant trouvé assez de nourriture pour quinze ou vingt rennes qu’ils avaient chacun, et étant trop pauvres pour entreprendre un voyage de quinze jours, pour lequel il fallait prendre des provisions qu’ils n’étaient pas en pouvoir de faire, à cause qu’ils ne pouvaient vivre éloignés des étangs qui leur fournissaient chaque jour de quoi vivre.
Le vendredi, 15 août, il fit un grand froid et il neigea sur les montagnes voisines. Nous eûmes une longue conversation avec le prêtre, lorsqu’il eut fini les deux sermons qu’il fit ce jour-là, l’un en finlandais, et l’autre en lapon. Il parlait, heureusement pour nous, assez bon latin, et nous l’interrogeâmes sur toutes les choses qu’il pouvait le mieux connaître, comme sur le baptême, le mariage, et les enterrements. Il nous dit, au sujet du premier, que tous les Lapons étaient chrétiens et baptisés ; mais que la plupart, ne l’étaient que pour la forme seulement, et qu’ils retenaient tant de choses de leurs anciennes superstitions, qu’on pouvait dire qu’ils n’avaient que le nom de chrétiens, et que leur cœur était encore païen.
Les Lapons portent leurs enfants au prêtre pour baptiser, quelque temps après qu’ils sont nés : si c’est en hiver, ils les portent avec eux dans leurs traîneaux ; et si c’est en été, ils les mettent sur des rennes, dans leurs berceaux pleins de mousse, qui sont faits d’écorces de bouleau, et d’une manière toute particulière. Ils font ordinairement présent au prêtre d’une paire de gants, bordés en de certains endroits de la plume de loom, qui est violette, marquetée de blanc, et d’une très-belle couleur. Sitôt que l’enfant est baptisé, le père lui fait ordinairement présent d’une renne femelle, et tout ce qui provient de cette renne, qu’ils appellent pannikcis, soit en lait, fromage, et autres denrées, appartient en propre à la fille ; et c’est ce qui fait sa richesse lorsqu’elle se marie. Il y en a qui font encore présent à leurs enfants d’une renne lorsqu’ils aperçoivent sa première dent ; et toutes les rennes qui viennent de celle-là sont marquées d’une marque particulière, afin qu’elles puissent être distinguées des autres. Ils changent le nom de baptême aux enfants lorsqu’ils ne sont pas heureux ; et le premier jour de leurs noces, comme tous les autres, ils couchent dans la même cabane, et caressent leurs femmes devant tout le monde.
Il nous dit, touchant le mariage, que les Lapons mariaient leurs filles assez tard, quoiqu’elles ne manquassent pas de partis, lorsqu’elles étaient connues dans le pays pour avoir quantité de rennes provenues de celles que leur père leur a données à leur naissance et à leur première dent : car c’est là tout ce qu’elles emportent avec elles ; et le gendre, bien loin de recevoir quelque chose de son beau-père, est obligé d’acheter la fille par des présents. Ils commencent ordinairement au mois d’avril à faire l’amour, comme les oiseaux.
Lorsque l’amant a jeté les yeux sur quelque fille qu’il veut avoir en mariage, il faut qu’il fasse état d’apporter quantité d’eau-de-vie, lorsqu’il vient faire la demande avec son père ou son plus proche parent. On ne fait point l’amour autrement en ce pays, et on ne conclut jamais un mariage qu’après avoir vidé plusieurs bouteilles d’eau-de-vie et fumé quantité de tabac. Plus un homme est amoureux, plus il apporte de brandevin ; et il ne peut par d’autres marques témoigner plus fortement sa passion. Ils donnent un nom particulier à cette eau-de-vie que l’amant apporte aux accords, et ils l’appellent la bonne arrivée du vin, ou soubbouvin, le vin des amants. C’est une coutume chez les Lapons d’accorder leurs filles longtemps avant que de les marier : ils font cela afin que l’amoureux fasse durer ses présents ; et s’il veut venir à bout de son entreprise, il faut qu’il ne cesse point d’arroser son amour de ce breuvage si chéri. Enfin, lorsqu’il a fait les choses honnêtement pendant un an ou deux, quelquefois on conclut le mariage.
Les Lapons avaient autrefois une manière de marier toute particulière, lorsqu’ils étaient encore tout à fait ensevelis dans les ténèbres du paganisme, et qui ne laisse pas encore d’être observée de quelques-uns. On ne menait point les parties devant le prêtre ; mais les parents les mariaient chez eux, sans autre cérémonie que par l’excussion du feu qu’ils tiraient d’un caillou. Ils croient qu’il n’y a point de figure plus mystérieuse, et plus propre pour nous représenter le mariage ; car comme la pierre renferme en elle-même une source de feu qui ne paraît que lorsqu’on l’approche du fer, de même, disent-ils, il se trouve un principe de vie caché dans l’un et l’autre sexe, qui ne se fait voir que lorsqu’ils sont unis.
Je crois, monsieur, que vous ne trouverez pas que ce soit fort mal raisonné pour des Lapons ; et il y a bien des gens, et plus subtilisés, qui auraient de la peine à donner une comparaison plus juste. Mais je ne sais si vous jugerez que le raisonnement suivant soit de la même force.
J’ai déjà dit que lorsqu’une fille est connue dans le pays pour avoir quantité de rennes, elle ne manque point de partis ; mais je ne vous avais pas dit, monsieur, que cette quantité de biens était tout ce qu’ils demandaient dans une jeune fille, sans se mettre en peine si elle était avantagée de la nature, ou non ; si elle avait de l’esprit, ou si elle n’en avait point ; et même si elle était encore pucelle, ou si quelque autre avant lui avait reçu des témoignages de sa tendresse. Mais ce que vous admirerez davantage et qui m’a surpris le premier, c’est que ces gens, bien loin de se faire un monstre de cette virginité, croient que c’est un sujet parmi eux de rechercher de ces filles avec autant d’empressement, que, toutes pauvres qu’elles sont bien souvent, ils les préfèrent à des riches qui seraient encore pucelles, ou qui passeraient du moins pour telles parmi eux. Il faut pourtant faire cette distinction, monsieur, qu’il faut que ces filles dont nous parlons aient accordé cette faveur à des étrangers qui vont l’hiver faire marchandise, et non pas à des Lapons ; et c’est de là qu’ils infèrent que, puisqu’un homme qu’ils croient plus riche et de meilleur goût qu’eux a bien voulu donner des marques de son amour à une fille de leur nation, il faut qu’elle ait un mérite secret qu’ils ne connaissent pas, et dont ils doivent se bien trouver dans la suite. Ils sont si friands de ces sortes de morceaux, que lorsqu’ils viennent quelquefois pendant l’hiver à la ville de Torno, et qu’ils trouvent une fille grosse, non-seulement ils oublient leurs intérêts, en voulant la prendre sans bien, mais même, lorsqu’elle fait ses couches, ils l’achètent des parents autant que leurs facultés le leur peuvent permettre.
Je connais bien des personnes, monsieur, qui seraient assez charitables pour faire ainsi la fortune de quantité de pauvres filles, et qui ne demanderaient pas mieux que de leur procurer, sans qu’il leur en coûtât beaucoup de peine, des partis avantageux. Si cette mode pouvait venir en France, on ne verrait pas tant de filles demeurer si longtemps dans le célibat. Les pères de qui les bourses sont nouées d’un triple nœud n’en seraient pas si empêchés, et elles auraient toujours un moyen tout prêt de sortir de la captivité où elles sont. Mais je ne crois pas, monsieur, quoi que puissent faire les papas, qu’elle s’y introduise sitôt : on est trop infatué de ce mot d’honneur ; on s’en est fait un fantôme qu’il est présentement trop malaisé de détruire.
Comme les Lapons ignorent naturellement presque toutes les maladies, ils n’ont point voulu s’en faire d’eux-mêmes, comme nous. La jalousie et la crainte du cocuage ne les troublent point. Ces maux, qui possèdent tant de personnes parmi nous, sont inconnus chez eux ; et je ne crois pas même qu’il y ait un mot dans leur langue pour exprimer celui de cocu ; et l’on peut dire plaisamment avec cet Espagnol, en parlant des siècles passés et de celui dans lequel nous vivons :
Et tandis que ces gens-là font revivre le siècle d’or, nous nous en faisons un de cornes. En effet, monsieur, vous allez voir parmi eux ce que je crois qu’on voyait du temps de Saturne, c’est-à-dire une communauté de biens qui vous surprendra. Vous avez vu les Lapons être ce que nous appelons cocus, devant le sacrement ; et vous allez voir qu’ils ne le sont pas moins après.
Quand le mariage est consommé, le mari n’emmène pas sa femme, mais il demeure un an avec son beau-père, au bout duquel temps il va établir sa famille où bon lui semble, et emporte avec lui tout ce qui appartient à sa femme. Les présents même qu’il a faits à son beau-père au temps des accords lui sont rendus, et les parents reconnaissent ceux qui leur ont été faits, par quelques rennes, suivant leur pouvoir.
Je vous ai remarqué, monsieur, que les étrangers ont en ce pays un grand privilége, qui est d’honorer les filles de leur approche. Ils en ont un autre qui n’est pas moins considérable, qui est de partager avec les Lapons leurs lits et leurs femmes. Quand un étranger vient dans leurs cabanes, ils le reçoivent le mieux qu’ils peuvent, et pensent le régaler parfaitement, s’ils ont un verre d’eau-de-vie à lui donner ; mais après le repas, quand la personne qu’ils reçoivent est de considération, et qu’ils veulent lui faire chère entière, ils font venir leurs femmes et leurs filles, et tiennent à grand honneur que vous agissiez avec elles comme ils feraient eux-mêmes : pour les femmes et les filles, elles ne font aucune difficulté de vous accorder tout ce que vous pouvez souhaiter, et croient que vous leur faites autant d’honneur qu’à leurs maris ou à leurs pères.
Comme cette manière d’agir me surprit étrangement, et n’ayant pu jusqu’à présent l’éprouver moi-même, je m’en suis informé le plus exactement qu’il m’a été possible ; et, parmi quantité d’histoires de cette nature, je vous en dirai donc ce qu’on m’a assuré être véritable.
Ce Français que nous trouvâmes aux mines de Swapavara, homme simple, et que je ne crois pas capable de controuver une histoire, nous assura que pour faire plaisir à quantité de Lapons, il les avait soulagés du devoir conjugal ; et pour nous faire voir combien ces gens lui avaient fait d’instances pour le faire condescendre à prendre cette peine, il nous dit qu’un jour, après avoir bu quelques verres d’eau-de-vie avec un Lapon, il fut sollicité par cet homme de coucher avec sa femme, qui était là présente, avec toute sa famille ; et que, sur le refus qu’il lui en fit, s’excusant du mieux qu’il pouvait, le Lapon, ne trouvant pas ses excuses valables, prit sa femme et le Français, et les ayant jetés tous deux sur le lit, sortit de la chambre et ferma la porte à la clef, conjurant le Français, par tout ce qu’il put alléguer de plus fort, qu’il lui plût de faire en sa place comme il faisait lui-même.
L’histoire qui arriva à Joannes Tornæus, prêtre des Lapons, dont j’ai déjà parlé, n’est pas moins remarquable. Elle nous fut dite par ce même prêtre qui avait été longtemps son vicaire dans la Laponie, et qui avait vécu sous lui près de quinze ans ; il la tenait de lui-même.
« Un Lapon, nous dit-il, des plus riches et des plus considérés qui fussent dans la Laponie de Torno, eut envie que son lit fût honoré de son pasteur ; il ne crut point de meilleur moyen pour multiplier ses troupeaux et pour attirer la bénédiction du ciel sur toute sa famille ; il le pria plusieurs fois de lui vouloir faire cet honneur ; mais le pasteur, par conscience ou autrement, n’en voulut rien faire, et lui représentait toujours que ce n’était pas le plus sûr moyen pour s’attirer un Dieu propice. Le Lapon n’entrait point dans tout ce que le pasteur lui pouvait dire ; et un jour qu’il le rencontra seul, il le conjura à genoux, et par tout ce qu’il avait de plus saint parmi les dieux qu’il adorait, de ne pas lui refuser la grâce qu’il lui demandait ; et ajoutant les promesses aux prières, il lui présenta six écus, et s’offrit de les lui donner, s’il voulait s’abaisser jusqu’à coucher avec sa femme. Le bon pasteur songea quelque temps s’il pouvait le faire en conscience, et ne voulant pas refuser ce pauvre homme, il trouva qu’il valait encore mieux le faire cocu, et gagner son argent, que de le désespérer. »
Si cette aventure ne nous avait pas été racontée par le même prêtre qui était alors son disciple, et qui était présent, je ne pourrais jamais la croire ; mais il nous l’assura d’une manière si forte, que je ne puis en douter, connaissant d’ailleurs le naturel du pays.
Cette bonne volonté que les Lapons ont pour leurs femmes ne s’étend pas seulement à l’égard de leurs pasteurs, mais aussi sur tous les étrangers, suivant ce qu’on en a dit, et comme nous voulons le prouver.
Je ne vous dis rien, monsieur, d’une fille à qui le bailli de Laponie, qui est celui qui reçoit le tribut pour le roi, avait fait un enfant. Un Lapon l’acheta, pour en faire sa femme, de celui qui l’avait déshonorée, sans autre raison que parce qu’elle avait su captiver les inclinations d’un étranger. Toutes ces choses sont si fréquentes en ce pays, que, pour peu qu’on vive parmi les Lapons, on ne manque pas d’en être bientôt convaincu par sa propre expérience.
Ils lavent leurs enfants dans un chaudron, tous les jours trois fois, jusqu’à ce qu’ils aient un an ; et après, trois fois par semaine. Ils ont peu d’enfants, et il ne s’en trouve presque jamais six dans une famille. Lorsqu’ils viennent au monde, ils les lavent dans de la neige jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus respirer, et pour lors ils les jettent dans un bain d’eau chaude ; je crois qu’ils font cela pour les endurcir au froid. Sitôt que la mère est délivrée, elle boit un grand coup d’huile de baleine, et croit que cela lui est d’un secours considérable. Il est aisé de connaître dans le berceau de quel sexe est l’enfant. Si c’est un garçon, ils suspendent au dessus de sa tête un arc, des flèches, ou une lance, pour leur apprendre, même dans le berceau, ce qu’ils doivent faire le reste de leur vie, et leur faire connaître qu’ils doivent se rendre adroits dans leur exercice. Sur le berceau des filles on voit des ailes de lagopos, qu’ils appellent rippa, avec les pieds et le bec, pour leur insinuer dès l’enfance la propreté et l’agilité. Quand les femmes sont grosses, on frappe le tambour pour savoir ce qu’elles auront. Elles aiment mieux des filles, parce qu’elles reçoivent des présents en les mariant, et qu’on est obligé d’acheter les femmes.
Les maladies, comme j’ai déjà remarqué, sont presque toutes inconnues aux Lapons ; et s’il leur en arrive quelqu’une, la nature est assez forte pour les guérir d’elle-même, et sans l’aide de médecins ils recouvrent bientôt la santé. Ils usent pourtant de quelques remèdes, comme de la racine de mousse, qu’ils nomment jeest, ou ce qu’on appelle angétique pierreuse. La résine qui coule des sapins leur fait des emplâtres, et le fromage de renne est leur onguent divin ; ils s’en servent diversement. Ils ont du fiel de loup qu’ils délayent dans du brandevin avec de la poudre à canon. Lorsque le froid leur a gelé quelque partie du corps, ils étendent le fromage coupé par tranches sur la partie malade, et ils en reçoivent du soulagement. La seconde manière d’employer le fromage, pour les maux extérieurs ou intérieurs, est de faire entrer un fer rouge dans le fromage, qui distille par cette ardeur une espèce d’huile, de laquelle ils se frottent à l’endroit où ils souffrent ; et le remède est toujours suivi d’un succès et d’un effet merveilleux. Il conforte la poitrine, emporte la toux, et est bon pour toutes les contusions ; mais la manière la plus ordinaire pour les plaies plus dangereuses, c’est le feu. Ils s’appliquent un charbon tout rouge sur la blessure, et le laissent le plus longtemps qu’ils peuvent, afin qu’il puisse consumer tout ce qu’il y a d’impur dans le mal. Cette coutume est celle des Turcs ; ils ne trouvent point de remède plus souverain.
Ceux qui sont assez heureux en France, et en d’autres lieux, pour arriver à une extrême vieillesse, sont obligés de souffrir quantité d’incommodités qu’elle traîne avec elle ; mais les Lapons en sont entièrement exempts, et ils ne ressentent pour toute infirmité dans cet état qu’un peu de diminution de leur vigueur ordinaire. On ne saurait même distinguer les vieillards d’avec les jeunes, et on voit rarement de tête blanche en ce pays : ils retiennent toujours leur même poil, qui est ordinairement roux. Mais ce qui est de remarquable, c’est qu’on rencontre peu de vieillards qui ne soient aveugles. Leurs vues, déjà affaiblies par le défaut de la nature, ne peuvent plus supporter ni l’éclat de la neige, dont la terre est presque toujours couverte, ni la fumée continuelle causée par le feu qui est toujours allumé au milieu de leur cabane, et qui les aveugle sur la fin de leurs jours.
Lorsqu’ils sont malades, ils ont coutume de jouer du tambour dont je parlerai ci-après, pour connaître si la maladie doit les conduire à la mort, et lorsqu’ils croient être persuadés du succès fâcheux, et que le malade commence à tirer à sa fin, ils se mettent autour de son lit ; et pour faciliter à son âme le passage à l’autre monde, ils font avaler à l’agonisant ce qu’ils peuvent d’eau-de-vie, en boivent autant qu’ils en ont, pour se consoler de la perte qu’ils font de leur ami, et pour s’exciter à pleurer. Il n’est pas plus tôt mort qu’ils abandonnent la maison, et la détruisent même, de crainte que ce qui reste de l’âme du défunt, que les anciens appelaient mânes, ne leur fasse du mal. Leur cercueil est fait d’un arbre creusé, ou bien de leur traîneau, dans lequel ils mettent ce que le défunt avait de plus cher, comme son arc, ses flèches, sa lance, afin que, si un jour il rentre en vie, il puisse exercer sa même profession. Il y en a même, de ceux qui ne sont que cavalièrement chrétiens, qui confondent le christianisme avec leurs anciennes superstitions, et qui, entendant dire à leurs pasteurs que nous devons un jour ressusciter, mettent dans le cercueil du défunt une hache, un caillou et un fer pour faire du feu (les Lapons ne voyagent point sans cet équipage), afin que, lorsque le défunt ressuscitera, il puisse abattre les arbres, aplanir les rochers et brûler tous les obstacles qui pourraient se rencontrer sur le chemin du ciel. Vous voyez, monsieur, que, malgré leurs erreurs, ces gens y tendent de tout leur pouvoir : ils y veulent arriver de gré ou de force, et l’on peut dire, his per ferrum et ignes ad cœlos grassari constitutum, et qu’ils prétendent par le fer et par le feu emporter le royaume des cieux.
Ils n’enterrent pas toujours les défunts dans les cimetières, mais bien souvent dans les forêts ou dans les cavernes. On arrose le lieu d’eau-de-vie ; tous les assistants en boivent, et trois jours après l’enterrement on tue le renne qui a conduit le mort au lieu de sa sépulture, et on en fait un festin à tous ceux qui ont été présents. On ne jette point les os, mais on les garde avec soin pour les enterrer au côté du défunt. C’est dans ce repas qu’on boit le paligavin, c’est-à-dire l’eau-de-vie bienheureuse, parce qu’on la boit en l’honneur d’une personne qu’ils croient bienheureuse.
Les successions se font à peu près comme en Suède : la veuve prend la moitié ; et si le défunt a laissé un garçon et une fille, le garçon prend les deux tiers du bien, et laisse l’autre à sa sœur.
Nous étions au plus fort de cette conversation, quand on nous vint avertir qu’on apercevait sur le haut de la montagne des Lapons qui venaient avec des rennes. Nous allâmes au-devant d’eux, pour avoir le plaisir de contempler leur équipage et leur marche ; mais nous ne rencontrâmes que trois ou quatre personnes, qui apportaient sur des rennes des poissons secs pour vendre à Swapavara. Il y a longtemps, monsieur, que je vous parle de rennes, sans vous avoir fait la description de cet animal, dont on nous a tant parlé autrefois. Il est juste que je satisfasse présentement votre curiosité, comme je contentai pour lors la mienne.
Rheen est un mot suédois dont on a appelé cet animal, soit à cause de sa propreté, soit à cause de sa légèreté : car rhen signifie net, et renna veut dire courir en cette langue. Les Romains n’avaient aucune connaissance de cet animal, et les Latins récents l’appellent rangifer. Je ne puis vous en dire d’autre raison, sinon que je crois que les Suédois ont pu avoir autrefois appelé cette bête rangi auquel mot on aurait ajouté fera, comme qui dirait bête nommée rangi ; comme je ne voudrais pas dire que le bois de ces animaux, qui s’étend en forme de grands rameaux, ait donné lieu de les appeler ainsi, puisqu’on aurait aussitôt dit ramifer que rangifer : quoi qu’il en soit, il est constant, monsieur, que, bien que cette bête soit presque semblable à un cerf, elle ne laisse pas d’en différer en quelque chose. Le renne est plus grand que le cerf ; la tête est assez semblable, mais le bois est tout différent ; il est élevé fort haut, et se courbe vers le milieu, faisant une forme de cercle sur la tête ; il est velu depuis le bas jusqu’en haut, de la couleur de la peau, et est plein de sang partout ; en sorte qu’en le pressant fort avec la main, on s’aperçoit, par l’action de l’animal, qu’il sent de la douleur dans cette partie. Mais ce qu’il a de particulier, et qu’on ne voit en aucun autre animal, c’est la quantité de bois dont la nature l’a pourvu pour se défendre contre les bêtes sauvages. Les cerfs n’ont que deux bois, d’où sortent quantité de dagues ; mais les rennes en ont un autre sur le milieu du front, qui fait le même effet que celui qu’on peint sur la tête des licornes, et deux autres qui, s’étendant sur ses yeux, tombent sur sa bouche. Toutes ces branches néanmoins sortent de la même racine, mais elles prennent des routes et des figures différentes ; ce qui leur embarrasse tellement la tête, qu’ils ont de la peine à paître, et qu’ils aiment mieux arracher les boutons des arbres, qu’ils peuvent prendre avec moins de difficulté.
La couleur de leur poil est plus noire que celle du cerf, particulièrement quand ils sont jeunes ; et pour lors ils sont presque noirs comme les rennes sauvages, qui sont toujours plus forts, plus grands et plus noirs que les domestiques.
Quoiqu’ils n’aient pas les jambes si menues que le cerf, ils ne laissent pas de le surpasser en légèreté. Leur pied est extrêmement fendu et presque rond ; mais ce qui est remarquable dans cet animal, c’est que tous ses os, et particulièrement les articles des pieds, craquent comme si l’on remuait des noix, et font un cliquetis si fort, qu’on entend cet animal presque d’aussi loin qu’on le voit. L’on remarque aussi dans les rennes, que, quoiqu’ils aient le pied fendu, ils ne ruminent point, et qu’ils n’ont point de fiel, mais une petite marque noire dans le foie sans aucune amertume.
Au reste, quoique cette bête soit d’une nature sauvage, les Lapons ont si bien trouvé le moyen de les apprivoiser et de les rendre domestiques, qu’il n’y a personne dans le pays qui n’en ait des troupeaux comme de moutons. On ne laisse pas d’en trouver dans les bois grande quantité de sauvages, et c’est à ceux-là que les Lapons font une chasse cruelle, tant pour avoir leur peau, qui est beaucoup plus estimée que celle des rennes domestiques, que pour la chair, qui est beaucoup plus délicate. Il y a même de ces animaux qui sont à demi sauvages et domestiques, et les Lapons laissent aller dans les bois leurs rennes femelles, dans le temps que ces animaux sont en chaleur ; et ceux qui proviennent de cette conjonction ont un nom particulier ; et ils les appellent kattaigiar, et ils deviennent beaucoup plus grands et plus forts que les autres, et plus propres pour le traîneau.
La Laponie ne nourrit point d’autres animaux domestiques que les rennes ; mais on trouve dans ces bêtes seules autant de commodités qu’on en rencontre dans toutes celles que nous nourrissons. Ils ne jettent rien de cet animal ; ils emploient le poil, la peau, la chair, les os, la moelle, le sang et les nerfs et ils mettent tout en usage.
La peau leur sert pour se garantir des injures de l’air ; en hiver ils s’en servent avec le poil, et en été ils ont des peaux dont ils l’ont fait tomber. La chair de cet animal est pleine de suc, grasse, et extrêmement nourrissante ; et les Lapons ne mangent point d’autre viande que de celle de renne. Les os leur sont d’une utilité merveilleuse pour faire des arbalètes et des arcs, pour armer leurs flèches, pour faire des cuillers, et pour orner tous les ouvrages qu’ils veulent faire. La langue et la moelle des os est ce qu’ils ont de plus délicat parmi eux ; et les amants portent de ces mets à leurs maîtresses, comme les plus exquis, qu’ils accompagnent ordinairement de chair d’ours et de castor. Ils boivent souvent le sang ; mais ils le conservent plus ordinairement dans la vessie de cet animal, qu’ils exposent au froid, et le laissent condenser et prendre un corps en cet état ; et lorsqu’ils veulent faire du potage, ils en coupent ce qu’ils ont de besoin, et le font bouillir avec du poisson. Ils n’ont point d’autres fils que ceux qu’ils tirent des nerfs, qu’ils filent sur la joue de ces animaux. Ils se servent des plus fins pour faire leurs habits, et ils emploient les plus gros pour coudre ensemble les planches de leurs barques. Ces animaux ne fournissent pas seulement aux Lapons de quoi se vêtir et de quoi manger, ils leur donnent aussi de quoi boire. Le lait de renne est le seul breuvage qu’ils aient ; et parce qu’il est extrêmement gras et tout à fait épais, ils sont obligés d’y mêler presque la moitié d’eau. Ils ne tirent de ce lait que demi-setier par jour des meilleures rennes, qui ne donnent même du lait que lorsqu’elles ont un veau. Ils en font des fromages très-nourrissants ; et les pauvres gens, qui n’ont pas le moyen de tuer leurs rennes pour manger, ne se servent point d’autre nourriture. Ces fromages sont gras et d’une odeur assez forte, mais ils sont fades, comme étant faits et mangés sans sel.
La plus grande commodité qu’on retire des rennes, c’est pour faire voyage et pour porter des fardeaux. Nous avions tant de fois entendu parler avec étonnement de la manière dont les Lapons se servent de ces animaux pour marcher, que nous voulûmes dans le moment satisfaire notre curiosité, et voir ce que c’est qu’un renne attelé à un traîneau. Nous fîmes dans le moment venir une de ces machines que les Lapons appellent pulaha, et que nous nommons traîneau, dont j’ai fait la description ci-devant. Nous y fîmes attacher le renne sur le devant, de la distance que sont ordinairement les chevaux, à ce morceau de bois dont j’ai parlé, qu’ils appellent jacolaps. Il n’a pour collier qu’un morceau de peau où le poil est resté, d’où descend vers le poitrail un trait qui lui passe sous le ventre entre les jambes, et va s’attacher à un trou qui est sur le devant du traîneau. Le Lapon n’a pour guide qu’une seule corde attachée à la racine du bois de l’animal, qu’il jette diversement sur le dos de la bête, tantôt d’un côté et tantôt d’un autre, et lui fait connaître le chemin en la tirant du côté qu’elle doit tourner.
Nous allâmes ce jour-là, pour la première fois, dans ces traîneaux avec un plaisir incroyable ; et c’est dans cette voiture que l’on fait en peu de temps un chemin considérable. On avance avec plus ou moins de diligence, suivant que le renne est plus ou moins vite et vigoureux. Les Lapons en nourrissent exprès de bâtards, qui sont produits d’un mâle sauvage et d’une femelle domestique, comme je vous ai déjà dit ; et ceux-là sont beaucoup plus vites que les autres et plus propres pour le voyage. Zieglerus dit qu’un renne peut en un jour changer trois fois d’horizon, c’est-à-dire joindre trois fois le signe qu’on aura découvert le plus éloigné. Cet espace de chemin, quoique très-considérable et fort bien exprimé, ne donne pas bien à connaître la diligence que peut faire un renne. Les Lapons la désignent mieux, en disant qu’on peut faire vingt milles de Suède, ou cinquante lieues, en ne comptant que deux lieues et demie de France pour un mille de Suède. Les milles de Suède sont de 6,600 toises, et les lieues de France de 2,600 toises ; cependant ordinairement le mille de Suède passe pour trois lieues de France. Cette supputation satisfait plus que l’autre. Mais comme on étend le jour autant qu’on veut, et que les Lapons ne distinguent point si c’est le jour naturel de vingt-quatre heures, ou la journée que fait un voyageur, il est plus à propos, pour donner à comprendre ce qu’un renne peut faire par heure, au moins autant que je l’ai remarqué par la supputation qui précède, et par ma propre expérience, de dire qu’un bon renne entier, comme sont ceux qui se rencontrent dans la Laponie Kimi lapmarch, qui sont renommés pour les plus vites et les plus vigoureux, peut faire par heure, étant poussé, six lieues de France ; encore faut-il pour cela que la neige soit fort unie et fort gelée : il est vrai qu’il ne peut pas résister longtemps à ce travail, et il faut qu’il se repose après sept ou huit heures de fatigue. Ceux qu’on veut ménager davantage ne feront pas tant de chemin, mais dureront aussi plus longtemps. Ils résisteront au travail pendant douze ou treize heures, au bout desquelles il est nécessaire qu’ils se reposent un jour ou deux, si l’on ne veut pas qu’ils crèvent au traîneau.
Ce chemin, comme vous voyez, monsieur, est très-considérable ; et s’il y avait des postes de rennes établies en France, il ne serait pas bien difficile d’aller de Paris à Lyon en moins de vingt-six heures. La diligence serait belle ; mais quoiqu’il semble que cette manière de voyager soit fort commode, on en serait beaucoup plus fatigué. Les sauts qu’il faut faire, les fossés qu’il faut franchir, les pierres sur lesquelles il faut passer, et le travail continuel nécessaire pour s’empêcher de verser, et pour se relever quand on est tombé, feraient qu’on aimerait beaucoup mieux aller plus doucement, et essuyer moins de risques.
Quoique ces animaux se laissent assez facilement conduire, il s’en trouve néanmoins beaucoup de rétifs, et qui sont presque indomptables ; en sorte que, lorsque vous les poussez trop vite, ou que vous voulez leur faire faire plus de chemin qu’ils ne veulent, ils ne manquent pas de se retourner ; et, se dressant sur leurs pieds de derrière, ils viennent fondre avec une telle furie sur celui qui est dans le traîneau, qui ne peut ni se défendre ni sortir, à cause des liens qui l’embarrassent, qu’ils lui cassent souvent la tête, et le tuent quelquefois avec leurs pieds de devant, desquels ils sont si forts, qu’ils n’ont point d’autres armes pour se défendre contre les loups.
Les Lapons, pour se parer des insultes de ces animaux, n’ont point d’autre remède que de se tourner contre terre, et de se couvrir de leur traîneau, jusqu’à ce que leur colère soit un peu apaisée.
Ils ont encore une autre sorte de traîneau beaucoup plus grand, et fait d’une autre manière, qu’ils appellent racdakeris. Ils s’en servent pour aller quérir leur bois, et pour transporter leurs biens, lorsqu’ils changent d’habitation.
Voilà, monsieur, la manière dont les Lapons voyagent l’hiver, lorsque la neige couvre entièrement toute la terre, et que le froid a fait une croûte glissante par-dessus. L’été, il faut qu’ils aillent à pied, car les rennes ne sont pas assez forts pour les porter ; et ils ne les attellent point à des chariots, dont l’usage leur est tout à fait inconnu, à cause de l’âpreté des chemins : ils ne laissent pas de porter des fardeaux ; et les Lapons prennent une forte écorce de bouleau, qu’ils courbent en forme d’arc, et mettent sur la largeur ce qu’ils ont à porter, qui n’excède pas de chaque côté le poids de quarante livres. C’est de cette manière qu’ils portent pendant l’été leurs enfants baptiser, et qu’ils suivent derrière.
La nourriture la plus ordinaire des rennes est une petite mousse blanche extrêmement fine, qui croît en abondance par toute la Laponie ; et lorsque la terre est toute couverte de neige, la nature donne à ces animaux un instinct pour connaître sous la neige l’endroit où elle peut être ; et aussitôt ils la découvrent en faisant un grand trou dans la neige avec les pieds de devant, et ils font cela d’une vitesse incroyable ; mais quand le froid a si fort endurci la neige qu’elle est aussi dure que la glace même, les rennes mangent pour lors une certaine mousse faite comme une toile d’araignée, qui pend des pins, et que les Lapons appellent luat.
Je pense déjà avoir dit que les rennes n’ont de lait que lorsqu’elles ont un veau, qui tette pendant trois mois ; et sitôt que le veau est mort, elles n’ont plus de lait. Ils leur mettent des cocons de pin, lorsqu’ils veulent qu’ils mangent ; et quand ils tettent et qu’ils piquent leur mère, elle leur donne des coups de cornes.
L’on dit de ces animaux qu’on leur parle à l’oreille, si l’on veut qu’ils aillent d’un côté ou d’un autre ; cela est entièrement faux : ils vont presque toujours avec un conducteur qui en conduit six après lui ; et s’il arrive que quelqu’un veuille faire voyage en quelque endroit, s’il peut trouver un renne de renvoi qui soit du pays où il veut aller, il n’aura besoin d’aucun guide, et le renne le mènera à l’endroit où il veut aller, quoiqu’il n’y ait aucun chemin tracé, et que la distance soit de plus de quarante lieues.
Le samedi, nous nous mîmes en chemin pour aller à pied au logis du prêtre, qui était éloigné de cinq milles, pour prendre ensuite notre chemin au nord-ouest, et aller à Tornotresch, où nous devions trouver les Lapons que nous cherchions. Nous ne fûmes pas plus tôt hors de Swapavara, que nous trouvâmes de quoi souper : nous tuâmes trois ou quatre oiseaux qu’on appelle en ce pays fielripa ou oiseau de montagne, et que les Grecs appelaient lagopos ou pied-velu. Il est de la grosseur d’une poule, et pendant l’été a le plumage du faisan, mais tirant plus sur le brun, et est distingué en certains endroits de marques blanchâtres. L’hiver, il est tout blanc. Le mâle imite, en volant, le bruit d’un homme qui rirait de toute sa force. Il se repose rarement sur les arbres. Au reste, je ne sais point de gibier dont le goût soit si agréable. Il a ensemble et la délicatesse du faisan, et la finesse de la perdrix : on en trouve en quantité sur les montagnes de ce pays.
A deux milles de Swapavara nous rencontrâmes la barque des Lapons à qui nous avions parlé le jour précédent, et qui devaient nous conduire à Tornotresch. Ils avaient pêché toute la nuit, et nous apportèrent des truites saumonées fort excellentes, qu’ils appellent en ce pays œrlax. De là, continuant notre chemin par eau, nous vînmes camper sur une petite hauteur. Nous passâmes la nuit au milieu des bois, dont nous nous trouvâmes bien ; car le froid fut extrêmement violent, et nous fûmes obligés de faire un si beau feu pour nous garantir des bêtes, et particulièrement des ours, que ce jour-là nous mîmes le feu à la forêt : on oublia de l’éteindre en partant, et il prit avec tant de violence, excité par une horrible tempête qui s’éleva, que, revenant quinze jours après, nous le trouvâmes encore allumé en certains endroits de la forêt, où il avait brûlé avec bien du succès ; mais cela ne faisait mal à personne, et les incendiaires ne sont point punis en ce pays.
Nous ne fîmes qu’un demi-mille le dimanche, à cause des torrents et d’un vent impétueux qui nous terrassait à tous moments ; et, pendant le temps que nous fûmes à faire ce chemin à pied, nous n’avancions pas quatre pas sans voir ou sans entendre tomber des pins d’une grosseur extrême, qui causaient, en tombant, un bruit épouvantable qui retentissait par toute la forêt. Cette tempête, qui dura tout le jour et la nuit, nous obligea de rester, et de passer cette nuit, comme nous avions fait la précédente, avec d’aussi grands feux, mais plus de précaution, pour ne pas porter l’incendie où nous passions ; ce qui faisait dire à nos bateliers qu’il ne faudrait que quatre Français pour brûler en huit jours tout le pays.
Le lendemain lundi, las d’être exposés à la bise sans avancer, nous ne laissâmes pas, malgré la tempête qui durait encore, de nous mettre en chemin sur un lac qui paraissait une mer agitée, tant les vagues étaient hautes ; et après quatre ou cinq heures de travail pour faire trois quarts de mille, nous arrivâmes à l’église des Lapons, où demeurait le prêtre.
Cette église s’appelle Chucasdes, et c’est le lieu où se tient la foire des Lapons pendant l’hiver, où ils viennent troquer les peaux de rennes, d’hermines, de martres et de petits-gris, contre de l’eau-de-vie, du tabac, du valmar, qui est une espèce de gros drap dont ils se couvrent, et duquel ils entourent leurs cabanes. Les marchands de Torno et du pays voisin ne manquent pas de s’y trouver pendant ce temps, qui dure depuis la Conversion de saint Paul, en janvier, jusqu’au deuxième de février. Le bailli des Lapons, suivi du juge, s’y rendent en personne, l’un pour recevoir les tributs qu’ils donnent au roi de Suède, et l’autre pour terminer les différends qui pourraient être parmi eux, et punir les coupables et les fripons, quoiqu’il s’en rencontre rarement ; car ils vivent entre eux dans une grande confiance, sans qu’on ait entendu jamais parler de voleurs, qui auraient pourtant de quoi faire facilement leurs affaires, les cabanes pleines de plusieurs choses restant toutes ouvertes lorsqu’ils vont l’été en Norwége, où ils demeurent trois ou quatre mois. Ils laissent au milieu des bois, sur le sommet d’un arbre qu’ils ont coupé, toutes les munitions nécessaires ; et on entend rarement parler qu’ils aient été volés. Le pasteur, comme vous pouvez croire, monsieur, ne s’éloigne pas dans ce temps ; et c’est pour lors qu’il reçoit les dîmes de peaux de rennes, de fromage, de gants, de souliers, et autres choses, suivant le pouvoir de ceux qui lui font des présents.
Les Lapons les plus chrétiens ne se contentent pas de donner à leurs pasteurs, ils font aussi des offrandes à l’église. Nous avons vu quantité de peaux de petits-gris qui pendaient devant l’autel ; et quand ils veulent détourner quelque maladie qui afflige leurs troupeaux, ou demander à Dieu leur prospérité, ils portent des peaux de rennes à l’église, et les étendent sur le chemin qui conduit à l’autel, par où il faut nécessairement que le prêtre passe ; et ils croient ainsi s’attirer la bénédiction du ciel. Les prêtres ont beaucoup d’affaires pendant ce temps ; car comme la plupart ne viennent que cette fois à l’église pendant toute l’année, il faut faire pendant huit ou quinze jours tout ce qu’on ferait ailleurs en une année. C’est dans ce temps que la plus grande partie fait baptiser les enfants, qu’ils enterrent les corps de ceux qui sont morts pendant l’été ; car lorsqu’il meurt quelqu’un dans le temps qu’ils sont vers la mer Occidentale, ou dans quelque autre endroit de la Laponie, comme ils ne sauraient apporter les corps, à cause de la difficulté des chemins, et qu’ils n’ont point de commodité pour les transporter, ils les enterrent sur le lieu où ils sont morts, dans quelque caverne ou sous quelques pierres, pour les déterrer l’hiver, lorsque la neige leur donne la commodité de les porter à l’église. D’autres, pour éviter que les corps ne se corrompent, les mettent dans le fond de l’eau, dans leur cercueil, qui est, comme j’ai dit, d’un arbre creux ou de leur traîneau, et ne les tirent point que pour les porter au cimetière. Ils font aussi leurs mariages pendant la foire : comme tous leurs amis sont présents à cette action, ils la diffèrent ordinairement jusqu’à ce temps, pour la rendre plus solennelle et se divertir davantage.
Les marchandises que les Lapons apportent à ces foires sont des rennes et des peaux de ces animaux : ils y débitent aussi des peaux de renards, noires, rouges et blanches ; de loutres, gulonum, de martres, de castors, d’hermines, de loups, de petits-gris, et d’ours ; des habits de Lapons, des bottes, des gants et des souliers ; de toutes sortes de poissons secs et des fromages de rennes.
Ils changent cela contre de l’eau-de-vie, de gros draps, de l’argent, du cuivre, du fer, du soufre, des aiguilles, des couteaux, et des peaux de bœufs, qui leur sont apportées par les Moscovites. Leurs marchandises ont toujours le même prix : un renne ordinaire se donne pour la valeur de deux écus ; quatre peaux vont pour un renne ; un limber de petits-gris, composé de quarante peaux, est estimé la valeur d’un écu ; une peau de martre autant ; celle d’ours se donne pour autant ; et trois peaux blanches de renard ne coûtent pas davantage. Le prix des marchandises est limité de même : une demi-aune de drap est estimée un écu ; une pinte d’eau-de-vie autant ; une livre de tabac vaut le même prix ; et quand on veut acheter des choses qui coûtent moins, le marché se fait avec une, deux ou trois peaux de petits-gris, suivant que la chose est estimée.
Tous ces marchés ne se font plus avec la même franchise qu’ils se faisaient autrefois ; et comme les Lapons, qui agissaient avec fidélité se sont vus trompés, la crainte qu’ils ont de l’être encore les met sur leurs gardes à tel point, qu’ils se trompent plutôt eux-mêmes que d’être trompés.
Il n’y a rien qui fasse mieux voir le peu de christianisme qu’ont la plupart des Lapons, que la répugnance qu’ils ont d’aller à l’église pour entendre le prêtre, et pour assister à l’office. Il faut que le bailli ait soin de les y faire aller par force, en envoyant des gens dans leurs cabanes pour voir s’ils y sont. Il y en a qui, pour s’exempter d’y aller, lui donnent de l’argent ; quelques-uns croient pouvoir se dispenser d’assister à la prédication, en disant qu’ils y étaient l’année passée, et d’autres s’imaginent avoir une excuse légitime de s’absenter, en disant qu’ils sont d’une autre église à laquelle ils ont été. Cela fait voir clairement qu’ils ne sont chrétiens que par force, et qu’ils n’en donnent des marques que lorsqu’on les contraint de le faire.
Nous fûmes occupés le reste de ce jour, et toute la matinée du mardi, à graver sur une pierre des monuments éternels, qui devaient faire connaître à la postérité que trois Français n’avaient cessé de voyager qu’où la terre leur avait manqué, et que, malgré les malheurs qu’ils avaient essuyés, et qui auraient rebuté beaucoup d’autres qu’eux, ils étaient venus planter leur colonne au bout du monde, et que la matière avait plutôt manqué à leurs travaux que le courage à les souffrir. L’inscription était telle :
Nous gravâmes ces vers sur la pierre et sur le bois ; et quoique le lieu où nous étions ne fût pas le véritable endroit pour les mettre, nous y laissâmes pourtant ceux que nous avions gravés sur le bois, qui furent mis dans l’église au-dessus de l’autel.
Nous portâmes les autres avec nous pour les mettre au bout du lac de Tornotresch, d’où l’on voit la mer Glaciale, et où finit l’univers.
Lorsque les Lapons qui devaient nous conduire et nous montrer le chemin furent arrivés de chez eux, où ils étaient allés pour prendre quelques petites provisions, consistant en sept ou huit fromages de renne et quelques poissons secs, nous partîmes de chez les prêtres sur les cinq heures du soir et vînmes nous reposer à un torrent impétueux qu’ils appellent Vaccho, où nous arrivâmes à une heure après minuit. Nous eûmes le plaisir, tout le long du chemin, de voir le coucher et l’aurore du soleil en même temps. Le soleil se coucha ce jour-là à onze heures et se leva à deux, sans qu’on cessât de voir aussi clair qu’en plein midi. Mais, lorsque les jours sont les plus longs, c’est-à-dire trois semaines devant la Saint-Jean et trois semaines après, on le voit continuellement pendant tout ce temps, sans qu’au plus bas de sa course il touche la pointe des plus hautes montagnes. On est aussi, pendant les plus courts jours de l’hiver, deux mois entiers sans le voir ; et l’on monte à la Chandeleur sur le sommet des montagnes, pour le regarder poindre pendant un moment. La nuit n’est pourtant pas continuelle, et sur le midi il paraît un petit crépuscule qui dure environ deux heures. Les Lapons, aidés de cette lumière et de la réverbération de la neige, dont la terre est toute couverte, prennent ce temps pour aller à la chasse et à la pêche, qu’ils ne finissent point, quoique les rivières et les lacs soient gelés partout, et en quelques endroits de la hauteur d’une pique : mais ils font des trous dans la glace d’espace en espace, et poussent, par le moyen d’une perche qui va dessous cette glace, leurs filets de trou en trou, et les retirent de même. Mais ce qu’il y a de plus surprenant, c’est que bien souvent ils rapportent dans des filets des hirondelles qui se tiennent avec leurs pattes à quelque petit morceau de bois. Elles sont comme mortes lorsqu’on les tire de l’eau, et n’ont aucun signe de vie ; mais lorsqu’on les approche du feu, et qu’elles commencent à sentir la chaleur, elles remuent un peu, puis secouent leurs ailes, et commencent à voler comme elles font en été. Cette particularité m’a été confirmée par tous ceux à qui je l’ai demandée.
Nous nous mîmes le mercredi matin en chemin, et, après avoir passé de l’autre côté du torrent, nous fîmes une petite lieue à pied. Nous rencontrâmes dans notre chemin la cabane d’un Lapon, faite de feuilles et de gazon : toutes ses hardes étaient derrière sa cabane sur des planches, qui consistaient en quelques peaux de rennes, quelques outils pour travailler, et plusieurs filets qui pendaient sur une perche. Après avoir tout examiné, nous poursuivîmes notre route à l’ouest dans les bois, sans suivre aucun chemin. Nous trouvâmes dans le milieu un magasin de Lapon, construit sur quatre arbres qui faisaient un espace carré. Tout cet édifice, couvert de quelques planches, était appuyé sur ces quatre morceaux de bois, qui sont ordinairement de sapin, dont les Lapons ôtent l’écorce, afin que particulièrement les loups et les ours ne puissent monter sur ces arbres, qu’ils frottent de graisse et d’huile de poisson. C’est dans ce magasin que les Lapons ont toutes leurs richesses, qui consistent en poisson sec ou chair de rennes. Ces garde-manger sont au milieu des bois, à deux ou trois lieues de l’endroit où le Lapon a son habitation : le même en aura quelquefois deux ou trois en différents endroits. C’est pourquoi, comme ils sont exposés continuellement à la fureur des bêtes, ils emploient toute leur adresse pour rendre leurs efforts vains ; mais il arrive bien souvent, quoi qu’ils puissent faire, que les ours détruisent tout le travail d’un Lapon, et mangent en un jour tout ce qu’il aura amassé pendant une année entière, ainsi qu’il arriva à un certain que nous trouvâmes sur le lac de Tornotresch, et que nous rencontrâmes à notre retour, fort désolé de ce que les ours avaient détruit son magasin, et dévoré tout ce qui était dedans.
Ils ont encore une autre sorte de réservoir, qu’ils appellent nalla, qui est pourtant comme les autres au milieu des bois, mais qui n’est que sur un seul pivot. Ils coupent un arbre de la hauteur de six ou sept pieds, et mettent sur le tronc deux morceaux de bois en croix, sur lesquels ils établissent ce petit édifice, qui fait le même effet que le colombier, et qu’ils couvrent de planches. Ils n’ont d’autre échelle pour monter à ce réservoir qu’un tronc d’arbre dans lequel ils creusent comme des espèces de degrés.
Après avoir encore marché environ une demi-heure, nous arrivâmes sur le bord du lac, où nous trouvâmes un petit Lapon extrêmement vieux, avec son fils, qui allait à la pêche. Nous l’interrogeâmes sur quantité de choses, et particulièrement sur son âge, qu’il ne savait pas ; ignorance ordinaire aux Lapons, qui presque tous n’ont pas même le souvenir de l’année dans laquelle ils vivent, et qui ne connaissent les temps que par la succession de l’hiver à l’été. Nous lui donnâmes du tabac et de l’eau-de-vie ; et il nous dit que, nous ayant aperçus du haut de sa cabane, il s’était sauvé dans le bois, d’où il pouvait pourtant nous voir ; et qu’ayant reconnu que nous ne lui avions fait aucun dommage, et que nous n’avions emporté aucune chose, il s’était hasardé à sortir de son fort pour vaquer à son travail. Le bon traitement que nous fîmes à ce pauvre homme en tabac et en eau-de-vie, qui est le plus grand régal qu’on puisse faire aux Lapons, fit qu’il nous promit de nous mener chez lui à notre retour, et qu’il nous ferait voir ses rennes, au nombre de soixante-dix ou quatre-vingts, et tout son petit ménage.
Nous passâmes outre, et allâmes passer la nuit dans la cabane d’un Lapon qui était à l’endroit où le lac commence à former le fleuve. Il y a longtemps, monsieur, que je vous parle des maisons des Lapons, sans vous en avoir fait la description ; il faut contenter votre curiosité.
Les Lapons n’ont aucune demeure fixe, mais ils vont d’un lieu à un autre, emportant avec eux tout ce qu’ils ont. Ce changement de place se fait, ou pour la commodité de la pêche, dont ils vivent, ou pour la nourriture de leurs rennes, qu’ils cherchent ailleurs lorsqu’elle est consommée dans l’endroit où ils vivaient. Ils se mettent ordinairement pendant l’été sur le bord des lacs, à l’endroit où sont les torrents ; et l’hiver ils s’enfoncent davantage dans les bois, aux endroits où ils croient trouver de quoi chasser. Ils n’ont pas de peine à déménager promptement : en un quart d’heure ils ont plié toute leur maison, et chargent tous leurs ustensiles sur des rennes, qui leur sont d’un merveilleux secours ; ils en ont en cette occasion cinq ou six sur lesquels ils mettent tout leur bagage, comme nous faisons sur nos chevaux, et les enfants qui ne sauraient marcher.
Ces rennes vont les uns après les autres ; le second est attaché d’une longue courroie au col du premier, et le troisième est lié au second ; ainsi du reste. Le père de famille marche derrière ces rennes, et précède tout le reste de son troupeau, qui le suit comme on voit les moutons suivre le berger. Quand on est arrivé en un lieu propre pour demeurer, l’on décharge les bêtes, et l’on commence à bâtir la maison. Ils élèvent quatre perches qui font le soutien de tout leur bâtiment. Ces bâtons sont percés à l’extrémité d’en haut, et joints ensemble d’un autre sur lequel sont appuyées quantité d’autres perches qui forment tout l’édifice, et font le même effet que ferait une cloche. Toutes ces perches servent à soutenir une grosse toile qu’ils appellent waldmar, qui fait ensemble et les murailles et le fort de la maison. Les plus riches emploient une double couverture pour se mieux garantir des pluies et des vents, et les pauvres se servent de gazon. Le feu est au milieu de la cabane, et la fumée sort par un trou qu’ils laissent pour cela au sommet. Ce feu est continuellement allumé pendant l’hiver et pendant l’été : ce qui fait que la plupart des Lapons perdent la vue lorsqu’ils arrivent sur l’âge. La crémaillère pend du haut du toit sur le feu : quelques-unes sont faites de fer ; mais la plupart sont d’une branche de bouleau, au bout de laquelle il y a un crochet. On voit toujours un chaudron qui pend sur le feu, et particulièrement l’hiver lorsqu’ils font fondre la neige ; et lorsque quelqu’un veut boire, il prend de la neige dans une grande cuiller, et l’arrose de cette eau bouillante, jusqu’à ce qu’elle soit entièrement fondue. Le plancher de leur cabane est fait de branches de bouleau ou de pin, qu’ils jettent en confusion pour leur servir de lit. Voilà, monsieur, quelles sont les habitations des Lapons. Là sont les vieux comme les jeunes, les hommes et les femmes, les pères et les enfants. Ils couchent tous ensemble sur des peaux de rennes, tout nus, ce qui occasionne bien souvent des désordres fort dangereux. La porte de la cabane est extrêmement étroite, et si basse qu’il y faut entrer à genoux ; ils la tournent ordinairement au midi, afin d’être moins exposés au vent du nord.
Il y a encore une autre sorte de cabane qui est fixe, et qu’ils font de figure hexagone, avec des pins qu’ils emboîtent les uns sur les autres, et dont les fentes sont bouchées de mousse. Celles-là appartiennent aux plus riches, qui ne laissent pas de changer de demeure comme les autres, mais qui reviennent toujours au bout de quelque temps au même endroit, qui est ordinairement sur le bord des cataractes qui apportent une grande commodité pour la pêche.
Ce fut dans une de ces cabanes que nous passâmes la nuit. Elle n’était couverte que de branches entrelacées qui soutenaient de la mousse. Nous y rencontrâmes deux Lapons que nous saluâmes en leur donnant la main, et leur disant pourist, qui est la salutation laponne, qui veut dire bienvenu. Ces pauvres gens nous saluèrent de même et nous rendirent le salut par le mot pourist oni, soyez le bienvenu aussi. Ils accompagnèrent ces mots de leur révérence ordinaire, qu’ils font à la mode des Moscovites, en fléchissant les deux genoux. Nous ne manquâmes pas, pour faire connaissance, de leur donner de l’eau-de-vie, et de cinq ou six sortes ; de manière qu’en ayant trop pris pour leur tête, et la cervelle commençant à leur tourner, un d’eux voulut faire le sorcier, et prit son tambour. Comme cet article est le point de leur superstition le plus essentiel, vous voulez bien, monsieur, que je vous parle de leur religion.
Tout le monde sait que les peuples les plus voisins du Septentrion ont toujours été adonnés à l’idolâtrie et à la magie. Les Finlandais y ont excellé par-dessus tous les autres, et on les dirait aussi savants dans cet art diabolique, que s’ils avaient eu pour maître Zoroastre ou Circé. Les anciens les connaissaient pour tels ; et un auteur danois, en parlant des Finlandais, desquels les Lapons sont sortis, disait : Tunc Biarmenses, arma artibus permutantes, carminibus in nimbos solvere cœlum, lætamque aeris faciem tristi imbrium aspergine confuderunt. « Les Biarmiens, employant leur art au défaut des armes, changent les temps sereins en des tempêtes cruelles, et remplissent le ciel de nuages par leurs enchantements. » Cela fait connaître que les Biarmiens qui sont les Finlandais d’à présent, étaient aussi méchants soldats qu’ils étaient grands magiciens. Il en parle encore en un autre endroit en ces termes : Sunt Finni ultimi septentrionis populi ; vix quidem habitabilem orbis terrarum partem cultura complent : acer iisdem telorum est usus ; non alia gens promptiore jaculandi peritia fruitur ; grandibus et latis sagittis dimicant, incantationum studiis incumbunt, etc. « Les Finlandais sont, dit-il, les derniers peuples qui habitent vers le Septentrion ; ils vivent dans la partie du monde la moins habitable, et se servent si bien de traits, qu’il n’y a point de nation plus adroite à tirer de l’arc ; ils combattent avec des flèches fort longues et fort larges, et s’étudient aux enchantements. »
Si les Finlandais étaient autrefois si adonnés à la magie, les Lapons, qui en descendent, ne le sont pas moins aujourd’hui : ils ne sont chrétiens que par politique et par force. L’idolâtrie, qui est beaucoup plus palpable, et qui frappe plus les sens que le culte du vrai Dieu, ne saurait être arrachée de leur cœur. Les erreurs des Lapons se peuvent réduire à deux chefs : on peut rapporter au premier tout ce qu’ils ont de superstitieux et de païen et au second leurs enchantements et leur magie. Leur première superstition est d’observer ordinairement les jours malheureux, pendant lesquels ils ne veulent point aller chasser, et croient que leurs arcs se rompraient ces jours-là, qui sont les jours de Sainte-Catherine, Saint-Marc et autres. Ils ont de la peine à se mettre en chemin le jour de Noël, qu’ils croient malheureux. La cause de cette superstition vient de ce qu’ils ont mal entendu ce qui se passa ce jour-là, quand les anges descendirent du ciel et épouvantèrent les pasteurs ; et ils croient que des esprits malins se promènent ce jour-là dans les airs, qui pourraient leur nuire. Ils sont encore assez superstitieux de croire qu’il reste quelque chose après la mort, appelé mânes, qu’ils appréhendent fort ; et lorsque quelqu’un meurt en dispute avec quelque autre, il faut qu’un tiers se transporte au lieu de la sépulture, et qu’il fasse l’accord de pacification entre celui qui est vivant et celui qui est mort. C’est là proprement l’erreur des païens, qui appelaient mânes quasi qui maneant post obitum. Tout cela n’est que superstition ; mais vous allez voir ce qu’ils ont d’impie, de païen, de magique.
Premièrement, ils mêlent indifféremment Jésus-Christ avec leurs faux dieux, et ils font un tout de Dieu et du diable, qu’ils croient pouvoir adorer suivant leur fantaisie. Ce mélange se remarque particulièrement sur leurs tambours, où ils mettent Storiunchar avec sa famille au-dessus de Jésus-Christ et de ses apôtres. Ils ont trois dieux principaux : le premier s’appelle Thor, ou dieu du tonnerre ; le second Storiunchar ; et le troisième Parjute, qui veut dire le soleil.
Ces trois dieux sont adorés des Lapons de Lula et de Pitha seulement, car ceux de Kimiet et de Torno, parmi lesquels j’ai vécu, n’en connaissent qu’un, qu’ils appellent Seyta, et qui est le même chez eux que Storiunchar chez les autres. Ces dieux sont faits d’une pierre longue, sans autre figure que celle que la nature lui a donnée, et telle qu’ils la trouvent sur les bords des lacs ; en sorte que toute pierre faite d’une manière particulière, raboteuse, pleine de trous et de concavités, est pour eux un dieu ; et plus elle est extraordinaire, plus ils ont de vénération pour elle.
Thor est le premier des dieux ; et c’est celui qu’ils croient maître du tonnerre, et qu’ils arment d’un marteau. Storiunchar est le second, qui est le vicaire du premier ; comme qui dirait, Thorjunchar, lieutenant de Thor.
Il préside à tous les animaux, aux oiseaux comme aux poissons ; et comme c’est celui dont ils ont le plus besoin, c’est à lui aussi à qui ils font plus de sacrifices pour se le rendre favorable. Ils le mettent ordinairement sur le bord des lacs et dans les forêts, où il étend sa juridiction et fait voir son pouvoir. Le troisième dieu, qu’ils ont de commun avec quelques autres païens, est le soleil, pour lequel ils ont une grande vénération, à cause des grandes commodités qu’ils en reçoivent. C’est celui de tous les trois qu’ils ont, ce me semble, le plus de sujet d’adorer. Premièrement il chasse, à son approche, le froid qui les a tourmentés pendant plus de neuf mois ; il découvre la terre et donne la nourriture à leurs rennes ; il ramène un jour qui dure quelques mois, et dissipe les ténèbres dans lesquelles ils ont été ensevelis fort longtemps : ce qui fait qu’en son absence ils ont un grand respect pour le feu, qu’ils prennent pour une vive représentation du soleil, et qui fait en terre ce que l’autre fait dans les cieux.
Quoique chaque famille ait ses dieux particuliers, les Lapons ne laissent pas d’avoir des endroits généraux où ils en ont de communs. Je vous parlerai dans la suite d’un de ces lieux où j’ai été moi-même voir leurs autels ; et c’est là qu’ils font ordinairement les sacrifices dans la manière suivante.
Lorsque les Lapons ont connu, par l’exploration du tambour, que leur dieu est altéré de sang et qu’il demande une offrande, ils conduisent la victime, qui est un renne mâle, à l’endroit où est l’autel du dieu à qui ils veulent sacrifier, et ne permettent à aucune femme ou fille d’approcher de ce lieu, à qui il est aussi défendu de sacrifier : ils tuent la victime au pied de l’autel, en lui perçant le cœur d’un coup de couteau qu’ils lui enfoncent dans le côté ; puis, approchant de l’autel avec respect, ils prennent de la graisse de l’animal, et du sang le plus proche du cœur, dont ils frottent leur dieu avec révérence, en lui faisant des croix avec le même sang. On met derrière l’idole la corne des pieds, les os et les cornes ; on pend d’un côté un fil rouge orné d’étain, et de l’autre les parties avec lesquelles l’animal augmente son espèce. Le sacrificateur emporte chez lui tout ce qui peut être mangé, et laisse seulement les cornes à son dieu. Mais quand il arrive que l’autel du dieu à qui ils veulent sacrifier est sur le sommet des montagnes inaccessibles où ils croient qu’il demeure, alors, comme ils ne peuvent le frotter du sang de la victime, ils prennent une petite pierre qu’ils trempent dedans, et la jettent au lieu où ils ne sauraient aller.
Ils n’offrent pas seulement des sacrifices aux dieux ; ils en font aussi aux mânes de leurs parents ou de leurs amis, pour les empêcher de leur faire du mal. La différence qu’ils apportent dans le sacrifice des mânes est que le fil, qui est rouge à l’autre, est noir à celui-ci, et qu’ils enterrent les restes des bêtes, comme sont les os et le bois, et ne les laissent pas découverts comme ils font sur les autels.
Voilà, monsieur, ce qu’ils ont de semblable avec les païens : voyons présentement ce qu’ils ont de particulier dans leur art magique. Quoi que les rois de Suède aient pu faire par leurs édits menaçants, et par le châtiment de quelques sorciers, ils n’ont pu abolir entièrement le commerce que les Lapons ont avec le diable ; ils ont fait seulement que le nombre en est plus petit, et que ceux qui le font encore n’osent le professer ouvertement.
Entre plusieurs enchantements dont ils sont capables, l’on dit qu’ils peuvent arrêter un vaisseau au milieu de sa course, et que le seul remède pour empêcher la force de ce charme est de répandre des purgations de femme, dont l’odeur est insupportable aux malins esprits. Ils peuvent aussi changer la face du ciel et le couvrir de nuages ; et ce qu’ils font le plus facilement, c’est de vendre le vent à ceux qui en ont besoin ; et ils ont pour cela un mouchoir qu’ils nouent en trois endroits différents, et qu’ils donnent à celui qui en a besoin. S’il dénoue le premier, il excite un vent doux et supportable ; s’il a besoin d’un plus fort, il dénoue le second ; et s’il vient à ouvrir le troisième, il excitera pour lors une tempête épouvantable. L’on dit que cette manière de vendre le vent est fort ordinaire dans ce pays, et que les moindres petits sorciers ont ce pouvoir, pourvu que le vent dont ils ont besoin commence un peu à souffler, et qu’il faille seulement l’exciter. Comme je n’ai rien vu de tout ce dont je parle, je n’en dirai rien : mais pour ce qui est du tambour, je vous en puis dire quelque chose de plus certain.
Cet instrument, avec lequel ils font tous leurs charmes, et qu’ils appellent kannus, est fait du tronc d’un pin et d’un bouleau qui croît en un certain endroit, et dont les veines doivent aller de l’orient au couchant. Ce kannus n’est fait que d’un seul morceau de bois creusé dans son épaisseur, en ovale, et dont le dessous est convexe, dans lequel ils font deux trous assez longs pour passer le doigt, et pour pouvoir le tenir plus ferme. Le dessus est couvert d’une peau de renne, sur laquelle ils peignent en rouge quantité de figures, et dont l’on voit pendre plusieurs anneaux de cuivre et quelques morceaux d’os de renne. Ils peignent ordinairement les figures suivantes : ils font premièrement, vers le milieu du tambour, une ligne qui va transversalement, au-dessus de laquelle ils mettent les dieux qu’ils ont en plus grande vénération, comme Thor avec ses valets, et Seyta ; et ils en tirent une autre un peu plus bas comme l’autre, mais qui ne s’étend que jusqu’à la moitié du tambour : là l’on voit l’image de Jésus-Christ avec deux ou trois apôtres. Au-dessus de ces lignes sont représentés la lune, les étoiles et les oiseaux ; mais la place du soleil est au-dessous de ces mêmes lignes, sous lequel ils mettent les ours, les serpents. Ils y représentent aussi les animaux, quelquefois des lacs et des fleuves. Voilà, monsieur, quelle est la figure d’un tambour ; mais ils ne mettent pas sur tous la même chose, car il y en a où sont peints des troupeaux de rennes, pour savoir où ils les doivent trouver, quand il y en a quelqu’un de perdu. Il y a des figures qui font connaître le lieu où ils doivent aller pour la pêche, d’autres pour la chasse, quelques-unes pour savoir si les maladies dont ils sont atteints doivent être mortelles ou non ; ainsi de plusieurs autres choses dont ils sont en doute.
Il faut deux choses pour se servir du tambour : l’indice, qui doit marquer la chose qu’ils désirent ; et le marteau pour frapper dessus le tambour, et pour mouvoir cet indice jusqu’à ce qu’il se soit arrêté fixe sur quelque figure. Cet indice est fait ordinairement d’un morceau de cuivre fait en forme de bossettes qu’on met au mors des chevaux, d’où pendent plusieurs autres petits anneaux de même métal. Le marteau est fait d’un seul os de renne, et représente la figure d’un grand T. Il y en a qui sont faits d’une autre forme ; mais ce sont là les manières les plus ordinaires. Ils ont cet instrument en telle vénération, qu’ils le tiennent toujours enveloppé dans une peau de renne, ou quelque autre chose ; et ils ne le font jamais entrer dans la maison par la porte ordinaire par où les femmes passent ; mais ils le prennent ou pardessus le drap qui entoure leur cabane, ou par le trou qui donne passage à la fumée. Ils se servent ordinairement du tambour pour trois choses principales : pour la chasse et la pêche, pour les sacrifices, et pour savoir les choses qui se font dans les pays les plus éloignés ; et lorsqu’ils veulent connaître quelque chose de cet article, ils ont soin premièrement de bander la peau du tambour en l’approchant du feu ; puis un Lapon se mettant à genoux avec tous ceux qui sont présents, il commence à frapper en rond sur son tambour ; et, redoublant les coups avec les paroles qu’il prononce comme un possédé, son visage devient bleu, son crin se hérisse, et il tombe enfin sur la face sans mouvement. Il reste en cet état autant de temps qu’il est possédé du diable, et qu’il en faut à son génie pour rapporter un signe qui fasse connaître qu’il a été au lieu où on l’a envoyé ; puis, revenant à lui-même, il dit ce que le diable lui a révélé, et montre la marque qui lui a été apportée.
Le second usage, qui est moins considérable, et qui n’est pas aussi violent, est pour connaître le succès des maladies, qu’ils apprennent par la fixation de l’indice sur les figures heureuses ou malheureuses.
Le troisième, qui est le moindre de tous, leur montre de quel côté ils doivent tourner pour avoir une bonne chasse ; et lorsque l’indice, agité plusieurs fois, s’arrête à l’orient ou à l’occident, au midi ou au septentrion, ils infèrent de là qu’en suivant le côté qui leur est marqué, ils ne seront pas malheureux.
Ils ont encore un quatrième sujet pour lequel ils se servent du tambour, et connaissent si leurs dieux veulent des sacrifices, et de quelle nature ils les veulent. Si l’indice s’arrête sur la figure qui représente Thor ou Seyta, ils offrent à celui-là, et connaissent de même quelle victime lui plaît davantage.
Voilà, monsieur, de quel usage est ce tambour lapon si merveilleux, et dont nous ne connaissons pas l’usage en France. Pour moi, qui crois difficilement aux sorciers, et qui n’ai rien vu de ce que je vous écris, je démentirais volontiers l’opinion générale de tout le monde, et de tant d’habiles gens qui m’ont assuré que rien n’était plus vrai, que les Lapons pouvaient connaître les choses éloignées. Jean Tornæus, dont je vous ai parlé, prêtre de la province de Torno, homme extrêmement savant, et à la foi duquel je m’en rapporterais aisément, assure que cela lui est arrivé tant de fois, et que certains Lapons lui ont dit si souvent tout ce qui s’était passé dans son voyage, jusqu’aux moindres particularités, qu’il ne fait aucune difficulté de croire tout ce qu’on en dit. Les archives de Berge font foi d’une chose arrivée à un valet marchand, qui, voulant savoir ce que son maître faisait en Allemagne, alla trouver un certain Lapon fort renommé ; et ayant écrit la déposition du sorcier dans les livres de la ville, la chose se trouva véritable, et le marchand avoua que le maître un tel jour avait couché avec une fille. Comme le Lapon avait dit mille autres histoires de cette nature, qui m’ont été contées dans le pays par tant de gens dignes de foi, je vous avoue, monsieur, que je ne sais qu’en croire.
Que ce que je vous mande soit vrai ou faux, il est constant que les Lapons ont une aveugle croyance aux effets du tambour, dans laquelle ils s’affermissent tous les jours par les succès étranges qu’ils en voient arriver. S’ils n’avaient que cet instrument pour exercer leur art diabolique, cela ne ferait de mal qu’à eux-mêmes, mais ils ont encore un autre moyen pour porter le mal, la douleur, les maladies, et la mort même, à ceux qu’ils veulent affliger. Ils se servent pour cela d’une petite boule de la grosseur d’un œuf de pigeon, qu’ils envoient par tous les endroits du monde dans une certaine distance, suivant que leur pouvoir est étendu ; et s’il arrive que cette boule enflammée rencontre quelqu’un par le chemin, soit un homme ou un animal, elle ne va pas plus loin, et fait le même effet sur celui qu’elle a frappé que sur la personne qu’elle devait frapper. Le Français qui nous servit d’interprète pendant notre voyage en Laponie, et qui avait demeuré trente ans à Swapavara, nous assura en avoir vu plusieurs fois passer autour de lui. Il nous dit qu’il était impossible de connaître la forme que cela pouvait avoir. Il nous assura seulement que cette boule volait d’une extrême vitesse, et laissait après soi une petite trace bleue qu’il était facile de distinguer. Il nous dit même qu’un jour, passant sur une montagne, son chien, qui le suivait d’assez près fut atteint d’un de ces gans (car c’est ainsi qu’ils appellent ces boules), dont il mourut sur-le-champ, quoiqu’il fût plein de vie un moment devant. Il chercha l’endroit par où son chien pouvait avoir été blessé, et vit un trou sous sa gorge, sans pouvoir trouver dans son corps ce qui l’avait frappé. Ils conservent ces gans dans des sacs de cuir ; et ceux qui sont les plus méchants ne laissent guère passer de jours qu’ils ne jettent quelqu’un de ces gans, qu’ils laissent ravager dans l’air lorsqu’ils n’ont personne à qui les jeter ; et quand il arrive qu’un Lapon qui se mêle du métier est en colère contre quelque autre de la même profession, et lui veut faire du mal, son gans n’a aucun pouvoir, si l’autre est plus expert dans son art, et s’il est plus grand diable que lui. Tous les habitants du pays appréhendent extrêmement ces émissaires ; et ceux qui sont connus pour avoir le pouvoir de les jeter sont extrêmement respectés, et personne n’ose leur faire du mal. Voilà, monsieur, tout ce que j’ai pu apprendre de leur art magique par mon expérience, et par le récit qui m’en a été fait par tous les gens du pays, que je croyais extrêmement dignes de foi, et particulièrement par les prêtres, que j’ai consultés sur toutes ces choses.
Sitôt que notre Lapon eut la tête pleine d’eau-de-vie, il voulut contrefaire le sorcier ; il prit son tambour, et commençant à frapper dessus avec des agitations et des contorsions de possédé, nous lui demandâmes si nous avions encore père et mère. Il était assez difficile de parler juste sur cette matière : nous étions trois ; l’un avait son père, l’autre sa mère, et le troisième n’avait ni l’un ni l’autre. Notre sorcier nous dit tout cela, et se tira assez bien d’affaire. Quoique ceux avec qui nous étions, qui étaient des Finlandais et des Suédois, n’en eussent aucune connaissance qui nous pût faire soupçonner qu’ils auraient instruit le Lapon de tout ce qu’il devait dire ; comme il avait affaire à des gens qui ne se contentaient pas de peu, et qui voulaient quelque chose de plus sensible et de plus particulier que ce qui pouvait arriver par un simple effet du hasard, nous lui dîmes que nous le croirions parfaitement sorcier, s’il pouvait envoyer son démon au logis de quelqu’un de nous, et rapporter un signe qui nous fît connaître qu’il y avait été. Je demandai les clefs du cabinet de ma mère, que je savais bien qu’il ne pouvait trouver que sur elle, ou sous son chevet ; et je lui promis cinquante ducats s’il pouvait me les apporter. Comme le voyage était fort long, il fallut prendre trois ou quatre bons coups d’eau-de-vie pour faire le chemin plus gaiement, et employer les charmes les plus forts et les plus puissants pour appeler son esprit familier, et le persuader d’entreprendre le voyage et de revenir promptement. Notre sorcier se mit en quatre, ses yeux se tournèrent, son visage changea de couleur, et sa barbe se hérissa de violence. Il pensa rompre son tambour, tant il frappait avec force ; et il tomba enfin sur sa face, roide comme un bâton. Tous les Lapons qui étaient présents empêchaient avec soin qu’on ne l’approchât en cet état, éloignaient jusqu’aux mouches, et ne souffraient pas qu’elles se reposassent sur lui. Je vous assure que quand je vis toute cette cérémonie, je crus que j’allais voir tomber par le trou du dessus de la cabane ce que je lui avais demandé, et j’attendais que le charme fût fini pour lui en faire faire un autre, et le prier de me ménager un quart d’heure de conversation avec le diable, dans laquelle j’espérais savoir bien des choses. J’aurais appris si mademoiselle… est encore pucelle, et ce qui se passe entre monsieur… et madame… Je lui aurais demandé si monsieur… a dépucelé sa femme depuis trois ans qu’il est avec elle ; si le dernier enfant qu’a eu madame… est de son mari, ou non ; enfin, monsieur, j’aurais su bien des choses qu’il n’y a que le diable qui sache.
Notre Lapon resta comme mort pendant un bon quart d’heure ; et, revenant un peu à lui, il commença à nous regarder l’un après l’autre avec des yeux hagards ; et, après nous avoir tous examinés l’un après l’autre, il m’adressa la parole, et me dit que son esprit ne pouvait agir suivant son intention, parce que j’étais plus grand sorcier que lui, et que mon génie était plus puissant ; et que si je voulais commander à mon diable de ne rien entreprendre sur le sien, il me donnerait satisfaction.
Je vous avoue, monsieur, que je fus fort étonné d’avoir été sorcier si longtemps, et de n’en avoir rien su. Je fis ce que je pus pour mettre notre Lapon sur les voies. Je commandai à mon démon familier de ne point inquiéter le sien ; et avec tout cela nous ne pûmes savoir autre chose de notre sorcier, qui se tira fort mal d’un pas si difficile, et qui sortit de dépit de la cabane, pour aller, comme je crois, noyer tous ces dieux et les diables qui l’avaient abandonné au besoin, et nous ne le revîmes plus.
Le jeudi matin nous continuâmes toujours notre chemin vers le lac de Tornotresch ; et à l’endroit où il commence à former le fleuve, on voit à main gauche une petite île, qui est de tous côtés entourée de cataractes épouvantables, qui descendent avec une précipitation furieuse sur des rochers, où elles causent un bruit horrible. Là, il y a eu de tout temps un autel fameux, dédié à Seyta, où tous les Lapons de la province de Torno vont faire leurs sacrifices dans les nécessités les plus pressantes. Jean Tornæus, dont je vous ai parlé plusieurs fois, faisant mention de cet endroit, en parle en ces termes : Eo loco ubi Tornotresch ex se effudit fluvium in insula quadam in medio cataractæ Dara dictæ, reperiuntur Seytæ lapides, specie humana, collocati ordine. Primus altitudine viri proceri ; post, quatuor alii paulo breviores, juxta collocati ; omnes quasi pileis quibusdam in capitibus suis ornati ; et quoniam res est difficillima periculique plenissima, propter vim cataractæ indictam, navigium appellere, ideo Laponi pridem desierunt invisere locum istum, ut nunc explorari nequeant, ultrum, quomodove ulli fuerint in istam insulam. « Au lieu, dit-il, où le lac de Tornotresch se répand en fleuve dans une certaine île, au milieu de la cataracte appelée Dara, on trouve des Seyta de pierre, de figure humaine, mis par ordre. Le premier est de la hauteur d’un grand homme, et quatre autres plus petits mis à ses côtés, tous ayant sur la tête une espèce de petit chapeau : et parce qu’il est très-difficile et même dangereux d’approcher en bateau de cette île, à cause de la violence de l’eau, les Lapons ont cessé la coutume, depuis longtemps, d’aller à cet autel ; et ils ne peuvent s’imaginer comment on a pu adorer ces dieux, et de quelle manière ces pierres sont venues en cet endroit. » Nous approchâmes de cet autel, et aperçûmes plutôt un grand monceau de cornes de rennes, que les dieux qui étaient derrière. Le premier était le plus gros et le plus grand de tous. Il n’avait aucune figure humaine, et je ne puis dire à quoi il ressemblait ; mais ce que je puis assurer, c’est qu’il était très-gras et très-vilain, à cause du sang et de la graisse dont il était frotté : celui-là s’appelait Seyta ; sa femme, ses enfants, et ses valets étaient rangés par ordre à son côté droit ; mais toutes ces pierres n’avaient aucune figure, que celle que la nature donne à celles qui sont exposées à la chute des eaux. Elles n’étaient pas moins grasses que la première, mais beaucoup plus petites. Toutes ces pierres, et particulièrement celle qui représentait Seyta, étaient sur des branches de bouleau toutes récentes ; et l’on voyait à côté un amas de bâtons carrés, sur lesquels il y avait quelques caractères. On en remarquait un au milieu, beaucoup plus gros et plus haut que les autres, et c’était, comme nous dirent nos Lapons, le bourdon dont Seyta se servait pour faire voyage. Un peu derrière tous ces dieux, il y en avait deux autres, gros et gras, et pleins de sang sous lesquels il y avait, comme sous les autres, quantité de branches : ceux-ci étaient plus proches du fleuve ; et nos Lapons nous dirent que ces dieux avaient été plusieurs fois jetés dans l’eau, et qu’on les avait toujours retrouvés en leurs places. Quelque temps après, je vis quelque chose de contraire à ce que Tornæus avance : il dit, premièrement, que ce lieu n’est plus fréquenté des Lapons, à cause de la difficulté qu’on a d’en approcher ; et c’est ce qui fait qu’il est en plus grande vénération parmi eux, parce que, disent-ils, les Seyta se plaisent dans des lieux difficiles et même inaccessibles, comme on voit par les sacrifices qu’ils font au pied des montagnes, où ils trempent la pierre dans le sang de la victime, qu’ils jettent sur le sommet lorsqu’ils ne peuvent y monter. Ce lieu est aussi fréquenté qu’auparavant, comme nous assurèrent nos Lapons, et comme nous vîmes nous-mêmes par les branches sur lesquelles ces pierres reposaient, où l’on voyait encore quelques feuilles vertes qui y restaient, et par le sang frais dont ces pierres étaient encore trempées. Pour ce qui est des chapeaux que Tornæus dit qu’ils ont dessus leurs têtes, ce n’est autre chose qu’une figure plate qui est au-dessus de la pierre, et qui excède en cet endroit. Il n’y a pourtant que les deux premiers, qui représentent Seyta et sa femme, qui aient cette marque ; et les autres sont d’une pierre de figure longue, pleines de bosses et de trous, qui viennent finir en pointe, et représentent les enfants de Seyta et toute sa basse famille. Au reste, l’autel n’est fait que d’une seule roche, qui est couverte d’herbe et de mousse, comme le reste de l’île, avec cette différence, que le sang répandu, et que la quantité des bois et des os de rennes, ont rendu la place plus foulée.
Quoi que nos Lapons pussent nous dire pour nous empêcher d’emporter de ces dieux, nous ne laissâmes pas de diminuer la famille de Seyta, et de prendre chacun un de ses enfants, malgré les menaces qu’ils nous faisaient de leur part, et les imprécations dont ils nous chargeaient, en nous assurant que notre voyage serait malheureux, si nous excitions la colère de leur dieu. Si Seyta eût été moins gras et moins pesant, je l’aurais emporté avec ses enfants. Mais, ayant voulu mettre la main dessus, je ne pus qu’à grand’peine le lever de terre. Les Lapons, voyant cela, me comptèrent alors pour un homme perdu, et qui ne pouvait pas aller loin, sans être du moins foudroyé ; car la marque la plus certaine parmi eux d’un dieu courroucé, c’est la pesanteur qu’on trouve dans l’idole : au lieu que la facilité qu’on a en le levant fait connaître qu’il est propice, et prêt à aller où l’on veut : c’est de cette manière aussi qu’ils connaissent s’il veut des sacrifices, ou non.
Aussitôt que nous eûmes quitté cette île, nous entrâmes dans le lac de Tornotresch. De ce lac sort le fleuve de Torno : sa longueur s’étend environ quarante lieues de l’est à l’ouest, mais sa largeur n’est pas considérable. Il est gelé depuis le mois de septembre jusqu’après la Saint-Jean, et fournit aux Lapons une abondance de poisson presque inconcevable. Le sommet des montagnes, dont il est partout environné, se dérobe à la vue, tant il est élevé ; et les neiges dont elles sont continuellement couvertes font qu’on ne saurait presque les distinguer d’avec les nues. Ces montagnes sont toutes découvertes, et ne portent point de bois : il ne laisse pas d’y avoir beaucoup de bêtes et d’oiseaux, et particulièrement des fiælripor, qui se plaisent là plus qu’en tout autre endroit. C’est autour de ce lac que les Lapons viennent se répandre quand ils reviennent de Norwége, où la chaleur et les mouches les ont relégués pour quelque temps ; et c’est là aux environs aussi où sont les richesses de la plupart. Ils n’ont point d’autre coffre-fort pour mettre leur argent et leurs richesses.
Ils prennent un chaudron de cuivre qu’ils emplissent de ce qu’ils ont de plus précieux, et le portent dans l’endroit le plus secret et le plus reculé qu’ils peuvent s’imaginer. Là ils l’enterrent dans un trou assez profond qu’ils font pour cela, et le couvrent d’herbe et de mousse, afin qu’il ne puisse être aperçu de personne. Tout cela se fait sans que le Lapon en donne aucune connaissance à sa femme ou à ses enfants, et il arrive souvent que les enfants perdent un trésor, pour être trop bien caché, lorsque le père meurt d’une mort inopinée, qui ne lui donne pas le temps de découvrir à quel endroit sont ses richesses. Tous les Lapons généralement cachent ainsi leurs biens, et on trouve souvent quantité de rixdales et de vaisselle d’argent, comme sont des bagues, des cuillers et des demi-seins, qui n’ont point d’autre maître que celui qui les trouve, et qui ne se met pas en peine de le chercher quand il y en aurait. Nous avançâmes bien sept ou huit lieues dans le lac, proche une montagne qui surpassait toutes les autres en hauteur. Ce fut là où nous terminâmes notre course, et où nous plantâmes nos colonnes. Nous fûmes bien quatre heures à monter au sommet, par des chemins qui n’avaient encore été connus d’aucun mortel ; et quand nous y fûmes arrivés, nous aperçûmes toute l’étendue de la Laponie, et la mer Septentrionale, jusqu’au cap du Nord, du côté qui tourne à l’ouest. Cela s’appelle, monsieur, se frotter à l’essieu du pôle, et être au bout du monde. Ce fut là que nous plantâmes l’inscription précédente, qui était sa véritable place, mais qui ne sera, comme je crois, jamais lue que des ours.
Cette roche sera présentement connue dans le monde par le nom de Metavara, que nous lui donnâmes. Ce mot est composé du mot latin meta, et d’un autre mot finlandais vara, qui veut dire roche ; comme qui dirait la roche des limites. En effet, monsieur, ce fut là où nous nous arrêtâmes ; et je ne crois pas que nous allions jamais plus loin.
Pendant le temps que nous fûmes à monter et à descendre cette montagne, nos Lapons étaient allés chercher les habitations de leurs camarades. Ils ne revinrent qu’à une heure après minuit ; et nous rapportèrent qu’ils avaient fait bien du chemin, et qu’ils n’avaient trouvé personne. Cette nouvelle nous affligea, mais elle ne nous abattit pas : car nous n’étions venus en cet endroit que pour voir les plus éloignés, et nous en avions laissé quantité derrière nous, que nous avions différé de voir à notre retour. Nous voulûmes employer notre première ardeur aux recherches les plus pénibles, de crainte que ce feu de curiosité venant à se ralentir, nous ne nous fussions contentés de voir les plus proches.
Nous résolûmes donc de retourner sur nos pas. En effet, dès le grand matin, le vent s’étant fait ouest, nous mîmes à la voile, et revînmes en un jour trouver ce petit vieillard lapon dont je vous ai parlé, qui nous avait promis de nous mener chez lui à notre retour. Nous le rencontrâmes sur le fleuve qui pêchait ; et nous fîmes tant par notre tabac et notre eau-de-vie, que nous lui persuadâmes de nous mener chez lui, quoiqu’il tâchât pour lors de s’en défendre, et d’oublier la promesse qu’il nous avait faite. Il dit à un de nos conducteurs lapons, qui était son gendre, le lieu de sa demeure ; et ayant pris son chemin dans les bois avec un de nos interprètes, à qui nous défendîmes de le quitter, nous prîmes le nôtre en continuant notre route sur le fleuve. Nous arrivâmes au bout de deux heures à la hauteur de sa cabane, qui était encore fort éloignée ; et ayant mis pied à terre, et pris avec nous du tabac et une bouteille de brandevin, nous suivîmes notre Lapon, qui nous mena pendant toute la nuit dans des bois. Cet homme qui ne savait pas précisément la demeure de son beau-père, qu’il avait changée depuis peu, était aussi embarrassé que nous. Tantôt il approchait l’oreille de terre pour entendre quelque bruit ; tantôt il examinait les traces des bêtes que nous rencontrions, pour connaître si les rennes qui avaient passé par là étaient sauvages ou privés. Il montait quelquefois comme un chat sur le sommet des pins pour découvrir la fumée, et criait toujours de toute sa force d’une voix effrayante, qui retentissait par tout le bois. Enfin, après avoir bien tourné, nous entendîmes un chien aboyer : jamais voix ne nous a paru si charmante que celle de ce chien, qui vint nous consoler dans les déserts. Nous tournâmes du côté où nous avions entendu le bruit, et, après avoir marché encore quelque temps, nous rencontrâmes un grand troupeau de rennes, et peu à peu nous arrivâmes à la cabane de notre Lapon, qui ne faisait que d’arriver comme nous.
Cette cabane était au milieu des bois, faite comme toutes les autres, et couverte de son valdmar. Elle était entourée de mousse, pour nourrir environ quatre-vingts bêtes qu’il avait. Ces rennes font toute la richesse de ces gens. Il y en a qui en ont jusqu’à mille et douze cents. L’occupation des femmes est d’en avoir soin, et elles les lient et les trayent dans de certaines heures. Elles les comptent tous les jours deux fois ; et lorsqu’il y en a quelqu’un d’égaré, le Lapon cherche dans les bois jusqu’à ce qu’il l’ait trouvé. On voit courir fort longtemps ces bêtes égarées, et suivant même pendant trois semaines leurs traces marquées dans la neige. Les femmes, comme j’ai dit, ont un soin particulier des rennes et de leurs faons ; elles les veillent continuellement, et les gardent le jour et la nuit contre les loups et les bêtes sauvages. Le plus sûr moyen de les garder contre les loups, c’est de les lier à quelque arbre ; et cet animal qui est extrêmement défiant, et qui appréhende d’être pris, craint que ce ne soit une adresse, et qu’il n’y ait auprès de l’animal quelque piége dans lequel il pourrait tomber. Les loups de ce pays sont extrêmement forts, et tout gris ; ils sont presque tout blancs pendant l’hiver, et sont les plus mortels ennemis des rennes, qui se défendent contre eux des pieds de devant, lorsqu’ils ne le peuvent faire par la fuite. Il y a encore un animal gris brun, de la hauteur d’un chien, que les Suédois appellent jœrt, et les Latins gulo, qui fait aussi une guerre sanglante aux rennes. Cette bête monte sur les arbres les plus hauts, pour voir et n’être pas vue, et pour surprendre son ennemi. Lorsqu’il découvre un renne, soit sauvage, soit domestique, passant sous l’arbre sur lequel il est, il se jette sur son dos, et mettant ses pattes de derrière sur le cou, et celles de devant vers la queue, il s’étend et se roidit d’une telle violence, qu’il fend le renne sur le dos, et enfonce son museau, qui est extrêmement aigu, dans la bête, dont il boit tout le sang. La peau du jœrt est très-fine et très-belle ; on la compare même aux zibelines. Il y a aussi des oiseaux qui font des guerres cruelles aux rennes : entre tous les autres l’aigle est extrêmement friand de la chair de cet animal. Il y a quantité de ces aigles en ce pays, et d’une grosseur si surprenante, qu’ils enlèvent de leurs serres les faons des rennes de trois à quatre mois, et les portent dans leur nid au sommet des plus hauts arbres. Cette particularité me parut d’abord ce que je crois qu’elle vous semblera, c’est-à-dire difficile à croire ; mais cela est si vrai, que la garde qui se fait aux jeunes rennes n’est que pour cela. Tous les Lapons m’ont assuré la même chose ; et le Français qui était notre interprète en Laponie m’a assuré qu’il avait vu plusieurs exemples pareils ; et qu’un jour, ayant suivi un aigle qui emportait le faon d’une de ses rennes jusqu’à son nid, il coupa l’arbre par le pied, et trouva que la moitié de la bête avait déjà servi de nourriture aux petits. Il prit les aiglons, et fit d’eux ce qu’ils avaient fait de son faon, c’est-à-dire, monsieur, qu’il les mangea. La chair en est assez bonne, mais noire et un peu fade. Les rennes portent neuf mois : quand les Lapons veulent sevrer leurs faons, ils leur mettent un caveçon de pin, dont les feuilles sont faites en pointe, et piquent extrêmement ; et quand le faon s’approche de sa mère pour prendre sa nourriture, ordinairement, se sentant piquée, elle éloigne son faon avec son bois, et l’oblige à aller chercher à vivre ailleurs qu’auprès d’elle. Cette occupation n’est pas la seule qu’aient les femmes ; elles font les habits, les souliers et les bottes des Lapons.
Elles tirent l’étain pour en revêtir le fil. Elles font cela avec les dents ; et tenant un os de renne dans lequel il y a plusieurs trous de différentes grosseurs, elles passent leur étain dans le plus grand, puis dans un plus petit, jusqu’à ce qu’il soit en l’état qu’elles le souhaitent, et propre pour couvrir le fil de renne, dont elles ornent leurs habits et tout ce qu’elles travaillent. Ce fil se fait, comme je vous ai déjà dit, avec des nerfs de rennes pilés, qu’elles tirent par filets, et le filent ensuite sur leur joue, en le mouillant de temps en temps, et le tournant continuellement. Elles n’ont point d’autre manière pour faire le fil. Tous les harnais des rennes sont faits aussi par les femmes. Ces harnais sont faits de peaux de rennes. Le poitrail est orné de quantité de figures, faites avec du fil d’étain, d’où pendent plusieurs petites pièces de serge de toutes sortes de couleurs, qui font une espèce de frange. La sonnette est au milieu, et il n’y a rien qui donne la vigueur à cet animal et qui le réjouisse davantage que le bruit qu’il fait avec cette sonnette en courant.
Puisque j’ai commencé à vous parler des occupations des femmes dans ce pays, cela me donnera occasion de vous parler de l’emploi des hommes. Je vous dirai d’abord, parlant en général, que tous les habitants de ce pays sont naturellement lâches et paresseux, et qu’il n’y a que la faim et la nécessité qui les chassent de leur cabane et les obligent à travailler. Je dirais que ce vice commun peut provenir du climat, qui est si rude qu’il ne permet pas facilement de s’exposer à l’air, si je ne les avais trouvés aussi fainéants pendant l’été qu’ils le sont pendant l’hiver. Mais enfin, comme ils sont obligés de chercher toujours de quoi vivre, la chasse et la pêche font leur occupation presque continuelle. Ils chassent l’hiver et pêchent pendant l’été, et font eux-mêmes tous les instruments nécessaires pour l’un et l’autre de ces emplois. Ils se servent pour leurs barques du bois de sapin, qu’ils cousent avec du fil de renne, et les rendent si légères qu’un homme seul en peut facilement porter une sur son épaule. Ils ont besoin d’avoir quantité de ces barques à cause des torrents qui se rencontrent souvent ; et comme ils ne peuvent pas les monter, ils en ont d’un côté et d’un autre en plusieurs endroits. Ils les laissent sur le bord après les avoir tirées sur terre, et mettent dedans trois ou quatre grosses pierres, de crainte que le vent ne les enlève. Ce sont eux qui font leurs filets, et les cordes pour les tenir. Ces filets sont de fil de chanvre, qu’ils achètent des marchands. Ils les frottent souvent d’une certaine colle rouge, qu’ils font avec de l’écaille de poisson séchée à l’air, afin de les rendre plus forts et moins sujets à la pourriture. Pour les cordes, ils les fabriquent d’écorce de bouleau ou de racine de sapin. Elles sont extrêmement fortes lorsqu’elles sont dans l’eau. Les hommes s’occupent encore à faire les traîneaux de toutes les sortes, les uns pour porter leurs personnes (qu’ils appellent pomes), et les autres pour le bagage. Ces derniers sont nommés raddakères, et sont fermés comme des coffres. Ils font aussi les arcs et les flèches. Les arcs sont composés de deux morceaux de bois mis l’un dessus l’autre. Celui de dessous est de sapin brûlé, et l’autre de bouleau. Ces bois sont collés ensemble, et revêtus tout du long d’une écorce de bouleau très-mince, en sorte qu’on ne saurait voir ce qu’elle renferme. Leurs flèches sont différentes : les unes sont seulement de bois, fort grosses par le bout, et elles servent à tuer (ou, pour mieux dire, à assommer) les petits-gris, les hermines, les martres, et d’autres animaux dont on veut conserver la peau. Il y en a d’autres, armées d’os de rennes, faites en forme de harpon, et hautes sur le bout : cette flèche est grosse et pesante. Celles-là servent contre les oiseaux et ne peuvent sortir de la plaie quand elles y sont une fois entrées : elles empêchent aussi, par leur pesanteur, que l’oiseau ne puisse s’envoler, et emporter avec lui la flèche et l’espérance du chasseur. Les troisièmes sont ferrées en forme de lancette, et on les emploie contre les grosses bêtes, comme sont les ours, les rennes sauvages ; et toutes ces flèches se mettent dans un petit carquois fait d’écorce de bouleau, que le chasseur porte à sa ceinture. Au reste, les Lapons sont extrêmement adroits à se servir de l’arc, et ils font pratiquer à leurs enfants ce qu’autrefois plusieurs peuples belliqueux voulaient qu’ils sussent faire ; car ils ne leur donnent point à manger, qu’auparavant ils n’aient touché un but préparé, ou abattu quelque marque qui sera sur le sommet des pins les plus élevés.
Tous les ustensiles qui servent au ménage sont faits de la main des hommes ; les cuillers, d’os de renne, qu’ils ornent de figures, dans lesquelles ils mettent une certaine composition noire. Ils font des fermetures de sac avec des os de rennes, de petits paniers d’écorce et de jonc, et de ces planches dont ils se servent pour courir sur la neige, et avec lesquelles ils poursuivent et attrapent les bêtes les plus vites. La description de ces planches est ci-devant.
Mais ce qu’il y a de remarquable, c’est que les hommes font toujours la cuisine, et qu’ils accommodent tout ce qu’ils prennent, soit à la chasse, soit à la pêche : les femmes ne s’en mêlent jamais qu’en l’absence du mari.
Nous remarquâmes cela sitôt que nous fûmes arrivés : le Lapon fit cuire quelques sichs frais, qu’il avait pris ce jour-là. Ce poisson est un peu plus gros qu’un hareng, mais incomparablement meilleur ; et je n’ai jamais mangé de poisson plus délicieux. D’abord qu’il fut cuit, on dressa la table faite de quelques écorces de bouleau cousues ensemble, qu’ils étendent à terre. Toute la famille se mit autour les jambes croisées à la mode des Turcs, et chacun prit sa part dans le chaudron qu’il mettait ou dans son bonnet, ou dans un coin de son habit. Ils mangent fort avidement, et ne gardent rien pour le lendemain. Leur boisson est dans une grande écuelle de bois à côté d’eux, si c’est en été ; et en hiver dans un chaudron sur le feu. Chacun puise à son gré dans une grande cuiller de bois, on boit à même, suivant sa soif. Le repas fini, ils se frappent dans la main en signe d’amitié. Les mets les plus ordinaires des pauvres sont des poissons, et ils jettent quelque écorce de pin broyé dans l’eau qui a servi à les faire cuire en forme de bouillie. Les riches mangent la chair des rennes qu’ils ont tués, à la Saint-Michel, lorsqu’ils sont gras. Ils ne laissent rien perdre de cet animal ; ils gardent même le sang dans sa vessie ; et lorsqu’il a pris un corps et s’est endurci, ils en coupent, et en mettent dans l’eau qui reste après qu’ils ont fait cuire le poisson. La moelle des os de renne passe chez eux pour un manger très-exquis ; la langue ne l’est pas moins ; et le membre d’un renne mâle est ce qu’ils trouvent de plus délicieux. Mais quoique la viande de renne soit fort estimée parmi eux, la chair d’ours l’est incomparablement davantage : ils en font des présents à leurs maîtresses, qu’ils accompagnent de celle de castor. Ils ont un ragoût pendant l’été dont j’ai tâté, et qui me pensa faire crever. Ils prennent de certains petits fruits noirs qui croissent dans les bois, de la grosseur d’une groseille, qu’ils appellent crokberg, qui veut dire groseille de corbeau : ils mettent cela avec des œufs de poisson crus, et écrasent le tout ensemble, au grand mal au cœur de tous ceux qui les voient, et qui ne sont pas accoutumés à ces sortes de ragoûts, qui passent pourtant chez eux pour des confitures très-délicates. Le repas fini, les plus riches prennent pour dessert un petit morceau de tabac, qu’ils tirent de derrière leur oreille ; c’est là le lieu où ils le font sécher, et ils n’ont point d’autre boîte pour le conserver. Ils le mâchent d’abord ; et lorsqu’ils en ont tiré tout le suc, ils le remettent derrière l’oreille, où il prend un nouveau goût ; ils le remâchent encore une fois, et le replacent de même encore ; et lorsqu’il a perdu toute sa force, ils le fument. Il est étonnant de voir que ces gens se passent aisément de pain, et qu’ils aient tant de passion pour une petite herbe qui croît si loin d’eux.
Nous interrogeâmes notre Lapon sur quantité de choses. Nous lui demandâmes ce qu’il avait donné à sa femme en se mariant ; et il nous dit qu’il lui en avait bien coûté, pendant ses amours, deux livres de tabac, et quatre ou cinq pintes de brandevin ; qu’il avait fait présent à son beau-père d’une peau de renne, et que sa femme lui avait apporté cinq ou six rennes, qui avaient assez bien multiplié pendant plus de quarante ans qu’il y avait qu’il était marié. Notre conversation était arrosée de brandevin, que nous répandions de temps en temps dans le ventre du bonhomme et de sa femme ; et la récidive fut si fréquente, que l’un et l’autre s’en ressentirent. Ils commencèrent à se faire des caresses à la laponne, aussi pressantes que vous pouvez vous les imaginer ; et leur tendresse alla si loin, qu’ils se mirent à pleurer tous deux, comme s’ils avaient perdu tous leurs rennes. La nuit se passa parmi ces mutuelles douceurs ; et nous remarquâmes pour lors (ce que je crois vous avoir déjà écrit) que toute la famille couche ensemble sur la même peau. Cette confusion règne toujours parmi les Lapons ; et un marié ne couche pas seulement avec sa femme le premier jour de ses noces, mais avec toute la famille généralement.
Nous fîmes le lendemain matin tuer chacun un renne qui nous coûta deux écus, pour en rapporter la peau en France. Si je m’en étais retourné tout droit, j’aurais essayé d’en conduire quelques-uns en vie : il y a bien des gens qui l’ont tenté inutilement ; et on en conduisit encore l’année passée trois ou quatre à Dantzick, où ils moururent, ne pouvant s’accoutumer à ces climats, qui sont trop chauds pour ces sortes d’animaux. Nous différâmes à les tuer lorsque nous serions chez le prêtre, où nous le pouvions faire plus commodément ; et après avoir pris deux ou trois de ces petits colliers qui servent à charger ces animaux, et d’autres pour les lier, nous nous remîmes en chemin, et fîmes passer le fleuve à nos rennes, et arrivâmes le même jour samedi chez le prêtre des Lapons, où nous avions demeuré en passant.
Au moment même que nous y fûmes arrivés, notre premier soin fut de tuer nos animaux. Les Lapons se servent de leur arc pour cela, et d’une flèche pareille à celle dont ils tuent les grosses bêtes. Nous eûmes le plaisir de voir l’adresse avec laquelle ils dressèrent leur coup, et nous nous étonnâmes qu’une grosse bête comme un renne mourait si vite d’une blessure qui ne paraissait pas considérable. Il est vrai que la flèche alla jusqu’à la moitié de la hampe ; mais j’aurais cru qu’il aurait fallu une plaie plus dangereuse pour le faire mourir sitôt.