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Zézette : moeurs foraines

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Title: Zézette : moeurs foraines

Author: Oscar Méténier

Release date: September 16, 2004 [eBook #13478]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Eric Bailey and Distributed Proofreaders
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by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr.

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ZÉZETTE : MOEURS FORAINES ***

ZÉZETTE

MOEURS FORAINES

PAR OSCAR MÉTÉNIER




PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
11, RUE DE GRENELLE, 11



1891



Chapitres


I   II   III   IV   V   VI   VII   VIII
IX   X   XI   XII,   XIII   XIV   XV   XVI



I


Debout sur la parade, Chausserouge fit un signe et l'orchestre attaqua les premières mesures d'une marche.

Puis, tandis que pistons et trombones s'évertuaient, il jeta un coup d'oeil autour de lui.

A ses pieds, un cormoran déplumé faisait claquer son bec, tandis que, perché au sommet d'une échelle, un singe enchaîné promenait sur les rares passants un regard résigné.

Une peau de lion et une peau d'ours, se faisant face, tapissaient le réduit ouvert qui donnait accès dans la ménagerie. Au fond, un trophée de cornes gigantesques entourait une tête de bison.

Soudain, Chausserouge remarqua que le contrôle était vide. Il courut à l'entrée des premières, souleva une portière effilochée, et de sa grosse voix brutale:

—Zézette, cria-t-il, ah ça! vas-tu venir, mauvaise gamine!

—Oui, papa! mais c'est Anatole qui ne veut pas me suivre...

—Eh bien! tape dessus!

Et presqu'aussitôt apparut une petite fille de douze ans environ, dont les yeux et les cheveux noirs faisaient encore ressortir la pâleur, traînant derrière elle, comme un chien, un jeune lionceau.

—Donne-moi ça! fit l'homme en arrachant brusquement la laisse des mains de l'enfant, colle-toi à ton comptoir et fais-moi le plaisir de ne plus en bouger.

Puis comme l'animal résistait, cherchant avec ses pattes de devant à se débarrasser du collier qui lui serrait la gorge, il lui allongea un coup de pied qui l'amena au bord du plancher.

—Avance donc, sale bête!

Le lionceau fit entendre une sorte de miaulement plaintif et vint se tapir au pied du piquet autour duquel Chausserouge enroula la laisse.

L'orchestre se tut; le dompteur fit, une minute durant, résonner, un gong retentissant; puis, tandis que le bonisseur achevait son invariable discours, il vint se camper, face au public, le jarret tendu, les bras croisés sur son dolman bleu-ciel à brandebourgs noirs.

Mais, ni cette mise en scène, ni les alléchantes promesses du boniment, ne parvenaient à fixer l'attention des rares passants qui sillonnaient encore le cours de Vincennes.

Il était dix heures du soir, et bien que la fête battit son plein, qu'on fût encore dans la semaine de Pâques, jamais peut-être, de mémoire de «voyageur», la foire n'avait attiré moins de monde.

En vain, de la place du Trône à la barrière, les orchestres faisaient rage; en vain les bateleurs déployaient toutes les ressources de leur esprit, le public passait indifférent, accordant à peine un regard aux parades, un sourire aux lazzis des pitres.

Depuis le matin, une chaleur lourde, accablante, avait fait regretter la bise de la veille. Maintenant les nuages noirs amoncelés à l'horizon se rapprochaient; un petit vent, précurseur de l'orage, faisait bruisser les feuilles des arbres et voltiger l'étoffe des drapeaux.

—Allons! messieurs, mesdames! glapissait le bonisseur, prenez vos places! Entrez! Pour la dernière représentation de la soirée, c'est à cinquante centimes les premières, vingt-cinq centimes les secondes! Travail dans toutes les cages par le célèbre dompteur Chausserouge! Et la séance sera terminée par le repas des animaux! Entrez! Entrez!

Mais personne ne répondait à cet appel. Les projections électriques des baraques voisines n'illuminaient que le vide; les animaux, énervés par l'atmosphère pesante, se promenaient inquiets dans leurs cages poussant des rugissements sourds, quand tout à coup de larges gouttes de pluie mouchetèrent les marches de bois de la ménagerie.

—V'là d'la lance! dit le bonisseur. Rien de fait pour ce soir... Allons, rentre, Gustave!

Et il poussa devant lui le cormoran, qui, sentant la fraîcheur de la pluie, lissait avec son bec les plumes de ses ailes.

—Bon Dieu! fit le dompteur en montrant le poing au ciel, quel gueux de temps!

Et d'un geste colère, il rabattit l'auvent qui fermait la ménagerie.

Soudain l'horizon se déchira; un formidable coup de tonnerre retentit et l'orage creva.

Comme par enchantement, le silence s'était fait dans toute la foire; les lumières s'étaient éteintes. Les animaux nerveux tout à l'heure s'étaient calmés.

On n'entendit plus pendant un instant que le crépitement continu de l'eau sur les bâches de toile.

—C'est ce matin qu'il nous aurait fallu cela, dit Chausserouge, bourru; au moins ce soir, avec de la fraîcheur, on aurait du monde. Allons, la même, compte la recette.

Zézette vida son tiroir sur le contrôle et aligna les pièces.

—Quatre-vingt-dix-huit francs cinquante! La recette d'une journée pour donner à bouffer à cinquante-trois pensionnaires, hommes et bêtes! Allez vous aligner avec ça! Ah! chien de métier! A la paye, vous autres!

Un à un, les musiciens de l'orchestre s'avancèrent. Il remit à chacun d'eux le prix de leur journée, puis, comme la pluie semblait tomber avec moins d'abondance, les quatre hommes sortirent de la baraque après, avoir souhaité le bonsoir au patron.

—Comme on aurait envie, dans des moments comme ça, de foutre la clef sous la porte et de filer n'importe où! répétait le dompteur découragé. Enfin! heureusement qu'on a encore de la viande pour aujourd'hui. Je vas aller servir les bêtes... pour leur enlever l'idée de se payer sur ma peau demain matin.

—Alors, je peux disposer? demanda le bonisseur.

—Dam! puisqu'y a pas de séance! Je ferai l'affaire avec Jean.

—Bonsoir, patron?

—Bonsoir!

Resté seul, le dompteur se dévêtit rapidement et tendit son dolman à Zézette.

—Porte-moi cela dans la caravane. As-tu dîné?

—Oui, papa, fit humblement la petite fille.

—Alors, tu peux filer chez la mère Tabary. Je n'ai plus besoin de toi.

Chausserouge rentra dans la ménagerie.

Dans un coin, un grand gaillard aux solides épaules était occupé à découper sur un large étal, supporté par deux roues, des quartiers de viande de cheval.

—C'est fini, Jean? demanda le dompteur.

—A peu près, mais tu sais, ils en auront pour une dent creuse, ce soir.

—Tant pis... c'est pas encore la recette d'aujourd'hui qui augmentera leur ordinaire... A propos, tu rogneras la portion des vieux, de ceux qui ne travaillent plus... Voyons, y sommes-nous?... Je vas te donner un coup de main.

Ils allaient commencer la distribution quand la portière se souleva et un vieillard, vêtu d'une blouse bleue complètement mouillée, fit son entrée.

—Bonjour, les petits fieux! Eh bien! En voilà une de saucée!

Il secoua son chapeau dont les larges bords ruisselaient.

—Bonjour, père Vermieux! firent les deux hommes en échangeant un regard mélancolique.

Le père Vermieux était l'usurier des forains.

Ancien «voyageur», il avait un beau jour vendu le manège de chevaux de bois avec lequel il avait fait fortune et s'était retiré dans le petit trou d'Auvergne où il était né.

Mais bientôt repris de la nostalgie de la vie nomade, il avait rejoint le «Voyage» et il s'était constitué le banquier de ses anciens confrères.

Aux uns, il prêtait à la petite semaine; aux autres, aux riches, à ceux dont l'installation offrait une garantie, il faisait des avances à plus long terme, surveillant lui-même l'emploi des fonds qu'il confiait, pourtant à de gros intérêts.

De temps en temps, le père Vermieux faisait un tour au pays, puis on le voyait régulièrement reparaître aux échéances. Il était avare et sa parfaite connaissance du métier et de la solvabilité de ses débiteurs l'assurait contre toute mauvaise spéculation.

Plein d'indulgence pour ceux qu'il savait pouvoir se relever à la suite d'une campagne malheureuse, il était intraitable à l'égard de ceux qui étaient à la côte, et il les exécutait alors sans pitié.

On le craignait plus, encore qu'on ne le détestait, car il n'était peut-être pas un forain sur le «Voyage» qui n'eût eu besoin dans sa vie d'avoir recours à lui.

Justement Chausserouge était son obligé. C'était le surlendemain qu'il devait payer à Vermieux une somme de trois cents francs; il l'avait oublié; l'apparition du petit vieux venait brusquement de rappeler ce léger détail à sa mémoire.

—Eh bien, mes enfants, que pensez-vous de ce petit temps-là? Ça ne doit pas faire aller le commerce?

—M'en parlez pas, père Vermieux! Nous avons dû fermer à dix heures.

—Eh pardieu! vous n'êtes pas les seuls! Depuis le Trône, j'ai pas rencontré âme qui vive... Figurez-vous que j'arrive ce soir de mon patelin... Allons faire un tour sur le Voyage, que je me suis dit... j'ai mangé un morceau près de la gare et je m'en suis venu tout doucettement. Je t'en fiche! A peine au pied de la colonne, v'là le tonnerre, les éclairs, tout le diable et son train!... Toutes les baraques fermées... Ma foi, je marchais devant moi... sous la pluie... j'ai reconnu l'enseigne de Chausserouge... et me voilà!... Dis donc, garçon, t'aurais pas une blouse à me prêter pour faire sécher celle-là...

—Mais si, mais si! père Vermieux! Et si vous voulez, on va prendre ensemble un verre de vin... ça vous réchauffera!

—Ah! c'est pardieu pas de refus!

Et Chausserouge, précédant l'usurier, le conduisit dans la caravane adossée à la ménagerie.

—Tenez, père Vermieux, voilà de quoi vous mettre à l'aise. Pendant ce temps, je vais retrouver Jean, car c'est l'heure de préparer à souper aux animaux... Tout à l'heure nous serons à vous.

Dehors, l'orage redoublait de furie. Le vent s'engouffrait en sifflant sous les toiles et la foudre tonnait sans relâche.

Chausserouge rejoignit son aide.

—Encore trois cents francs à payer après-demain... et pas le premier sou! Il avait bien besoin de venir... ce vieux cancre!

Il y eut un silence. Les deux hommes absorbés par les pensées que suscitait la présence inopinée de l'usurier, continuaient à découper les quartiers de viande.

Jean parla le premier.

—Tout de même, fit-il avec un mauvais rire, si on n'était pas des honnêtes gens, y aurait un riche moyen de s'acquitter en une fois.

—Lequel? demanda Chausserouge, qui avait compris.

—Oh! rien, une idée qui me passait par la tête...

Il s'arrêta, puis:

—Comme ça serait tout de même un débarras pour tout le Voyage, aussi bien que pour nous! reprit-il en regardant fixement le dompteur.

—Ne parlons pas de ça! interrompit Chausserouge, évidemment sous le coup d'une pareille obsession.

Mais Jean continua.

—Un homme qui n'a jamais l'habitude de mettre âme qui vive dans la confidence de ses petites affaires... qui n'aime personne et que personne n'aime... qui débarque un beau soir incognito à la gare de Lyon... et qui vous tombe dans une ménagerie, sans que pas un chrétien l'ait vu entrer... Enfin, voyons, y aurait-il pas de quoi tenter des gens pas scrupuleux?...

—Nous sommes des honnêtes gens, fit observer Chausserouge.

—Sans doute! Et c'est Vermieux qui est une crapule!

—Et une belle!

—Alors... Je ne sais pas, moi... voyons, jusqu'à quel point ce serait une mauvaise action...

—Tais-toi!... un assassinat... Jamais!...

—Avec ça qu'il se gênera après-demain... malgré que tu l'auras hébergé ce soir... de te faire des misères... même de te faire vendre... si tu ne payes pas!... Sans compter que le vieux, qui porte toujours son argent sur lui, doit avoir la poche bien garnie...

Chausserouge leva les yeux et regarda à son tour bien en face son interlocuteur.

—Alors, toi, tu n'hésiterais pas?

—Ah! moi... entendons-nous!... Moi... pas tout seul!...

—Enfin, que me conseilles-tu?

—Dame! c'est surtout toi que ça regarde...

—Et alors si, en fin de compte... je me décidais, je pourrais compter?...

—Comme sur toi-même... tu le sais bien, acheva Jean, mais part à deux, car, faut être juste, c'est moi qui ai eu l'idée...

—Soit! fit brusquement Chausserouge, à qui cet entretien pesait.

Pourtant, à cette seconde où il venait de prendre une si subite et si terrible détermination, il se sentit une sorte d'hésitation, comme si l'idée du partage qu'il venait de consentir lui semblait un sacrifice trop lourd, étant donné la responsabilité qu'il assumait. Mais il réfléchit que ce partage, en établissant la complicité de son aide, rassurait en même temps de son silence, et il conclut:

—Dépêchons-nous! Voilà les bêtes qui s'impatientent.

Mais Jean posa sa main sur le bras du dompteur.

—Laisse donc! Ce sera de l'économie pour demain, puisque c'est décidé... ils vont en avoir, de la viande, tout à l'heure!

—Viens! fit Chausserouge.

Tous deux rentrèrent dans la caravane.

Le père Vermieux était attablé.

—Vous avez déjà fini! demanda-t-il.

—Non!... Nous avons fait les parts simplement... Ce n'est pas encore l'heure. Ils n'ont l'habitude de manger qu'à minuit.

En ce moment, un long rugissement partit de la ménagerie.

—C'est pas leur avis, en tout cas, fit l'usurier en ricanant. En voilà un qui réclame.

—Il ne perdra rien pour attendre, riposta Jean. Il sera servi tout à l'heure.

—Vous savez, continua le père Vermieux, je ne me gêne pas, je fais comme chez moi... Vous ne montiez pas... J'ai trouvé une bouteille de vin... je l'ai entamée, en vous attendant...

—Vous avez bien fait, père Vermieux!

L'usurier, quand il était chez ses débiteurs, saisissait toutes les occasions de se payer en nature. C'était autant de pris sur l'ennemi.

Chausserouge s'était assis près du vieillard. Jean était debout, appuyé contre le lit qui garnissait le fond de la caravane.

—Viens donc par ici, garçon, qu'on te voie, dit Vermieux. La mère Tabary va toujours bien?

—Mais, pas mal... je vous remercie...

—J'irai demain lui dire un petit bonjour.

—Ça lui fera plaisir. Et vous, père Vermieux, vous êtes content?

—Pas trop! pas trop! J'ai perdu de l'argent ces temps derniers. J'avais obligé ces gredins de Romillard, vous savez, le petit théâtre de Marionnettes... J'ai attendu trop longtemps... Bien contre mon gré, il m'a fallu faire vendre... je n'ai pas retiré mes frais... c'était trop tard... A votre santé, mes enfants!

Chausserouge et Jean trinquèrent ensemble et échangèrent un regard.

Les Romillard étaient de malheureux saltimbanques que les exigences de Vermieux avaient ruiné et qui mouraient littéralement de faim.

—Sais-tu, continua le terrible vieux en s'adressant au dompteur, que tu ne m'as pas l'air de faire beaucoup fortune? Ton costume, que je vois pendu là, dans le coin, est rudement loqueteux.

—Ah! qu'est-ce que vous voulez... Je n'ai pas eu de chance non plus... soupira le dompteur, et je suis logé à la même enseigne que les camarades... Depuis que j'ai perdu ma pauvre femme, dont la maladie m'a coûté les yeux de la tête, il m'est survenu toutes sortes de malheurs. Ma grande lionne est morte... Vous savez bien, Sultane, avec ses trois lionceaux... Encore heureux que ça s'est borné là et que mes autres bêtes n'y ont pas passé... De la viande malade qu'on nous avait livrée...

—Voilà ce que c'est de ne pas acheter de la bonne marchandise. On y perd plus qu'on y gagne, prononça Vermieux.

—Je comptais sur la foire du Trône pour me refaire un peu... Nous avons eu un temps abominable... on ne voit pas un chat, des recettes dérisoires. Et dame! ça coûte cher, une ménagerie à entretenir.

—Mais, interrompit Vermieux, tu sais que ton billet vient après-demain? Ton billet de trois cents francs?... Je pense que tu seras en mesure?

—Ayez pas peur, père Vermieux, je serai en mesure après-demain! répliqua Chausserouge avec un sourire contenu. Mais vous ne buvez pas!

—C'est ma foi vrai! dit l'usurier rassénéré, mais dame! ça tient à ce qu'il n'y a plus rien dans la bouteille.

—Je dois en avoir une autre par là... une bonne!

—Voyons donc voir cela! fit le vieux en passant sa langue sur sa moustache grise.

Chausserouge se leva, passa derrière la table et fit mine de chercher dans un petit meuble situé à un angle obscur de la caravane, au pied du lit.

Jean fit un pas et mit dans la main du dompteur la hachette qui servait à dépecer les viandes et dont il s'était muni à tout hasard.

—Vois-tu, continua Vermieux, qui tournait le dos aux deux hommes, y a rien de tel, par les temps de pluie, qu'un verre de bon vin, bu avec des...

Il n'acheva pas. D'un coup formidable de sa hachette, Chausserouge venait de lui fendre le crâne.

Il s'abattit sans un cri, sans un geste, le nez sur la table, puis son corps glissa lentement de la chaise et tomba sur le côté.

Les deux hommes se regardèrent un instant en silence.

Enfin Jean se pencha, et souleva une main du vieillard. Elle retomba inerte.

—Ça y est! fit-il, il a son compte! Allons, oust, perdons pas de temps! Le magot!

Il fouilla dans les poches de l'assassiné, en retira un portefeuille qu'il soupesa une minute.

—Mâtin! Il est lourd!

Il l'ouvrit et étala son contenu sur la table: des lettres, des traites parmi lesquelles toutes celles de Chausserouge et vingt-cinq mille francs en billets de banque.

—Ce qui fait, dit Jean, douze mille cinq cents francs pour chacun de nous... et en plus, pour toi, ta dette liquidée.

Jean, très calme, avait conservé tout son sang-froid. Maintenant que le coup était fait, Chausserouge sentait une terreur singulière s'emparer de tout son être. Ses yeux papillotaient, il voyait des ombres danser sur les murs... Ses dents claquaient...

—Allons, pas de sentiment, hein! Ce n'est pas le moment! Prends ce qui te revient et brûlons le reste!... Faut bien faire quelque chose pour les copains... C'est eux qui seront épatés de ne pas voir rappliquer Vermieux...

—Tiens! fit Chausserouge qui considérait machinalement la liasse de billets souscrits par lui, il y a même celui d'après-demain. Il ne l'avait donc pas passé à un banquier?..

—Pas si bête, le père Vermieux... Il économisait l'escompte... Allons! Liquidons! Liquidons!

Il tordit la liasse des traites, en fit une torche qu'il alluma au-dessus de la lampe fumeuse qui les éclairait.

La flamme jetait autour d'eux des reflets rougeâtres qui firent de nouveau frissonner le dompteur.

—Poule mouillée! va! Tu as peur? dit Jean en haussant les épaules.

—Je n'ai pas peur... mais je suis plus à mon aise quand j'entre dans mes cages.

—Laisse-donc! Le feu purifie tout... Et voilà, ajouta-t-il en broyant sous son pied les cendres provenant de l'auto-da-fé, les infamies de Vermieux réparées et notre crime pardonné.

A ce moment, un éclair illumina la caravane, suivi presque aussitôt d'un coup de foudre terrible, auquel répondirent les rugissements des bêtes fauves.

—V'là le bon Dieu qui dit oui! ricana Jean. Finissons-en!

Chausserouge, livide, les yeux hagards, s'était cramponné, pour ne pas tomber, à la cloison de la caravane. Il sentait ses jambes flageoler sous lui.

—Ah! Tu m'embêtes avec ta peur... fit Jean durement. Le vin est tiré... il faut le boire! Aide-moi!

—Je n'oserai jamais! balbutia le dompteur.

—Je le croyais plus d'aplomb que ça, tu sais... Aide-moi seulement à le déshabiller... Après, je me charge du reste!

Chausserouge rassembla ses forces. Il se pencha, ainsi que Jean, et tous deux relevèrent le cadavre toujours chaud qu'ils étendirent sur la table.

Le visage, couvert de sang, était méconnaissable. Le crâne presque chauve de l'usurier était partagé en deux par une large ligne sanglante. A la hâte et en silence, les deux hommes enlevèrent les vêtements souillés du vieillard qu'ils transportèrent ensuite dans la ménagerie.

Rapidement, Jean débarrassa l'état roulant, il y coucha le corps et se prépara à commencer son office.

—Barricade la portière... commanda-t-il, et viens m'éclairer.

Chausserouge plaça devant l'entrée deux larges planches qu'il assujettit avec une barre de fer, puis, la lampe à la main, il regarda son aide accomplissant sa terrible besogne.

Toujours calme, Jean avait saisi sa hachette et, méthodiquement, sans apparence d'émotion, il détacha les membres du tronc.

Minuit sonna. Dans les cages, les lions et les tigres, alléchés par l'odeur du sang, rugissaient.

Tout à coup, dans un angle obscur de la ménagerie, à trente pas des deux hommes, une tête émergea d'un monceau de paille.

C'était Zézette, qui, contrevenant à l'ordre de son père et épouvantée par l'orage, au lieu d'aller se coucher chez la mère Tabary, s'était tapie dans le réduit où le dompteur serrait le fourrage.

Elle reconnut son père, puis Jean... Tout d'abord elle ne se rendit pas compte de ce qu'elle voyait... puis soudain un cri s'étrangla dans sa gorge...

C'était bien un homme... un homme mort... assassiné sans doute... que l'autre, l'aide, dépeçait avec tranquillité...

Elle crut rêver... Mais non, elle ne se trompait pas.

Un des lions, Néron, le plus rapproché des deux hommes, grattait avec fureur le plancher de sa cage, les yeux injectés, la crinière hérissée.

—Allons! patience donc, Néron! Voilà que c'est fini! fit Jean en poussant devant lui son étal roulant.

La petite charrette passa à trois pas de l'enfant... Ses yeux agrandis par l'épouvante ne pouvaient se détacher de l'horrible spectacle auquel présidait son père.

Elle ne bougea pas, ne fit pas un mouvement, craignant de se montrer... de faire voir qu'elle avait surpris cet affreux secret... On la tuerait peut-être aussi, elle, si on la trouvait là... et elle sentit tout son petit corps frissonner des pieds à la tête.

Jean s'était armé d'une fourche de fer; il commença la distribution.

—Les gros morceaux aux plus gourmands! dit-il d'une voix gouailleuse en passant une cuisse à Néron, qui se jeta sur cette proie, dans laquelle il enfonça ses crocs avec rage.

—Et je vous recommande les os, mes enfants! continuait Jean, c'est un morceau de roi... n'en laissez pas surtout!

—Écoute, dit Chausserouge, qui sentait une sueur froide perler à ses tempes, n'en donne pas aux bêtes qui travaillent. J'ai entendu dire que la chair humaine avait un goût, et que quand ils en avaient mangé une fois...

—Allons donc, peureux! Il faut que chacun ait sa part!

Quelques instants après, l'étal était vide. Il ne restait plus rien du corps de Vermieux.

—Et voilà... ça y est! fit Jean tout joyeux. Maintenant je vais me laver les mains et la police sera rudement fine si elle retrouve la trace du vieux!

—Est-ce que... tu vas t'en aller? demanda le dompteur.

—Non! diable! ce n'est pas le moment de s'endormir. Il faut veiller à ce que ces sacrés animaux-là n'en laissent pas une miette... Vois-tu qu'on retrouve demain matin un doigt de pied du père Vermieux? Après, nous brûlerons ses frusques!

Tout à coup un bruit semblable à un cri humain retentit derrière eux.

—As-tu entendu? fit Chausserouge en se retournant vivement.

—Mon Dieu! que tu es embêtant... c'est un singe qui jacte... Il n'y a ici que des amis... des croque-mort!

Les deux hommes prirent place sur un banc des premières.

—Et que comptes-tu faire de ta galette? demanda Jean.

—Dame! je ne sais pas... payer mes dettes... m'agrandir.

—Veux-tu que je te fasse une proposition? Associons-nous!

—Oui! c'est cela, associons-nous! répliqua vivement le dompteur. Comme cela, pensait-il, il restera près de moi toujours et je ne serai plus seul... en face de ces bêtes qui ont mangé Vermieux.

Derrière eux gisait, évanouie sur la paille, Zézette qui avait compris.


II


François Chausserouge, âgé de trente-cinq ans environ, était, par sa mère, d'origine bohème, de cette race aujourd'hui à peu près disparue qu'on nomme sur tout le Voyage, romanichelle, par corruption abréviative, ramoni.

Son père, un robuste Auvergnat, dernier né d'une nombreuse famille, avait, au temps de sa prime jeunesse, et fatigué de la vie des champs, quitté le pays pour suivre une ménagerie de passage, en qualité de palefrenier.

Très satisfait de ses services, le directeur l'avait élevé bientôt au rang de garçon de ménagerie.

Peu à peu, le jeune homme s'était familiarisé avec les animaux et il avait été mordu de la secrète ambition de travailler à son compte.

A force d'économies, il avait fini par amasser un petit pécule et un beau jour, profitant d'une occasion qui s'offrait à lui, il quitta son patron, acheta un ours et deux loups et se fit montreur de bêtes.

Pendant des années, il parcourut les campagnes, faisant travailler ses pensionnaires sur les places publiques des villages.

Pas assez riche pour acheter un cheval, ni une caravane, il avait fait l'acquisition d'une petite charrette traînée par des chiens, dans laquelle il renfermait ses vivres et son maigre matériel.

Cela dura jusqu'au moment où, ayant renforcé sa troupe de plusieurs singes et d'un perroquet, il songea à se joindre au Voyage, c'est-à-dire à la réunion générale des saltimbanques.

Il suivrait les foires, profiterait de la réclame de ses voisins, pousserait peut-être jusqu'à Paris, si toutefois les circonstances le favorisaient.

Il fut de prime abord assez mal reçu.

Il n'existe pas d'association où l'on se sente davantage les coudes que chez les Voyageurs. Là, tout nouveau venu est un concurrent qui accaparera forcément une nouvelle part de la recette générale. C'est un ennemi qu'il faut évincer.

Mais Chausserouge était homme à ne se laisser rebuter ni par les mauvais procédés, ni par les injustices.

Sa ténacité eut raison des jalousies et des colères qu'il excita. Comme ses nouveaux collègues, il avait droit à sa place au soleil, il la prit.

Ceux-ci, forts de leur expérience, de leur ancienneté, connaissaient les bons endroits, s'installaient les premiers, ne laissant à l'intrus que les coins dont ils ne voulaient pas.

Chausserouge ne réclamait jamais et triomphait généralement, car l'étrangeté du spectacle qu'il donnait captivait le public plus que ne le pouvait faire les attractions déjà vues de ses voisins.

Sans instruction, sans posséder aucun des secrets des dompteurs de profession, n'ayant pour tout aide qu'une patience à toute épreuve, il était parvenu à obtenir des résultats merveilleux et on s'écrasait dans le «tour de toile» en plein vent où il faisait travailler ses bêtes.

L'homme, du reste, n'était pas moins curieux que ses animaux.

Invariablement vêtu d'une blouse en grosse toile, qu'une ceinture de cuir serrait autour de sa taille, coiffé d'un vaste chapeau de feutre à la mode de son pays, chaussé de bottes fortes, on n'apercevait que ses yeux noirs et pétillants au milieu d'un visage hirsute et broussailleux.

Le fouet en main, il allait et venait au milieu de ses pensionnaires démuselés avec une insouciance et une tranquillité qui effrayaient et faisaient penser à ces fantastiques «meneux de loups», dont on conte encore les exploits aux veillées dans certaines provinces.

Le succès de ce Voyageur d'une nouvelle espèce, qui ne connaissait guère que son patois natal, le fit mettre en quarantaine.

On fit courir sur lui de vilains bruits, mais Chausserouge n'en eut cure. Il vivait isolé, content de voir son magot s'arrondir de jour en jour.

Toutes les préventions tomberaient, il le savait bien, le jour où sa persévérance serait enfin récompensée, où il pourrait comme les autres acheter une voiture, des chevaux, agrandir son installation si modeste encore.

Du reste, il n'était pas seul l'objet de l'ostracisme et de la haine des forains.

Près de lui et toujours à la gauche du campement, une famille de vrais ramonis au teint basané vivait misérablement sans s'inquiéter des commentaires, sans se soucier des injures.

Cette famille se composait de trois personnes, le père, la mère et une fille de dix-sept ans, superbe avec ses grands yeux et sa chevelure épaisse. Des lèvres rouges saignaient au milieu d'une peau brûlée par le soleil, dont la couleur bistrée faisait encore valoir l'éclat de ses dents très belles.

Chausserouge s'était dit souvent que Maria serait pour lui une rude compagne. Il avait trente-cinq ans et bien que très accoutumé à la vie d'anachorète qu'il menait depuis son enfance, il s'était surpris bien des fois à penser que les privations auxquelles il se soumettait, seraient bien moins dures à supporter s'il avait près lui quelqu'un pour les partager.

Et puis, en somme, il était seul au monde. Il ne se souciait pas de revoir sa famille; n'était-il pas temps pour lui de s'en créer une, pour qui il travaillerait.

Il aurait des enfants, qui lui succéderaient plus tard, qui augmenteraient leur patrimoine ambulant, qui pourraient le venger des rebuffades qui l'avaient accueilli.

Et jamais il n'avait rencontré dans sa vie aucune femme qui répondit autant que Maria à son idéal... Mais un obstacle infranchissable les séparait. Maria était ramoni, païenne... lui était chrétien et il savait combien les ramonis, qui ne se marient qu'entre eux, sont fidèles à leur religion.

Toutefois, et comme si ces deux êtres eussent senti entre eux une sorte d'affinité, Maria n'avait pas pour Chausserouge le regard de mépris dont elle couvrait les autres forains et parfois, tandis qu'accroupie à l'ombre de sa caravane à moitié détraquée, la jeune fille occupait son après-midi à tresser des paniers, Chausserouge, assis, la pipe aux dents, à l'entrée de sa tente, passait des heures à la contempler silencieusement.

Le père, connu seulement sous le prénom de Michel, raccommodait la porcelaine et s'occupait pour le surplus des soins à donner aux bêtes, un vieux cheval efflanqué, qui trouvait la plupart du temps sa pâture le long des routes, une chèvre et une guenon.

La mère était bonne-ferte, c'est-à-dire diseuse de bonne aventure.

Les jours de foire, on suspendait à la porte de la caravane un tableau grossièrement peint, et, pour dix centimes, vingt centimes, si l'on voulait le grand jeu, elle étalait ses tarots et dévoilait à tout venant les secrets de l'avenir.

Et dans la bouche de cette vieille femme, semblable aux sorcières du moyen âge, la moindre parole prenait l'importance d'un oracle.

Elle croyait à ses prophéties et savait imposer sa croyance aux autres. Si l'on ne sortait pas de chez elle convaincu, on en sortait impressionné.

Aussi ses ennemis profitaient-ils de cette disposition pour l'accuser de magie.

Quelque malheur frappait-il un Voyageur, c'était la bonne-ferte qui avait jeté un sort.

Plusieurs fois, on était parvenu à ameuter contre ces pauvres hères des populations entières.

Alors, renfermée dans sa caravane, la vieille faisait appel à la science léguée par ses ancêtres, et si les divins tarots n'annonçaient aucun danger immédiat, elle laissait passer l'orage, sûre que rien de fâcheux pour elle ne résulterait de cette effervescence.

Les parents de Maria, eux aussi, voyaient Chausserouge d'un bon oeil.

Depuis un an qu'ils voyageaient côte à côte, ils s'étaient rendus mutuellement mille petits services, sans avoir peut-être jamais échangé dix mots.

Une sympathie inavouée rapprochait ces parias du Voyage et il fallut qu'un événement grave survînt, pour faire éclater entre eux ces sentiments qui n'existaient qu'à l'état latent.

Un soir d'été, dans un village berrichon, comme Chausserouge venait de s'étendre sur le grabat, qui lui servait de lit, au fond de sa petite charrette, quelqu'un vint gratter à la toile qui recouvrait son primitif campement.

Les chiens n'aboyèrent pas; ce devait être une main amie. Le dompteur prêta l'oreille.

—M'sieu Chausserouge! disait une voix. M'sieu Chausserouge, je vous en prie!

Chausserouge se dressa brusquement sur son séant.

Il avait reconnu la voix de Maria.

—M'sieu Chausserouge, continua la jeune fille, c'est papa qui est près de mourir, je vous en prie, venez!

Le dompteur sauta à bas de sa charrette et une minute après, il entrait dans la caravane des ramonis.

Étendu sur un matelas de varech, le père Michel râlait.

Près de lui, l'oeil sec, quoique empreint d'une souffrance indicible, la vieille bonne-ferte s'occupait à faire chauffer sur un réchaud allumé à la hâte un breuvage de sa composition.

—Ça l'a pris tout à l'heure, dit la jeune fille; ce soir il se sentait mal à son aise... il est allé panser Cadet... il a essayé de manger et il est tombé d'un seul coup... comme s'il était frappé d'un coup de maillet... Il respire encore, mais il ne nous reconnaît plus... Il faudrait un médecin...

—Pas de médecin! grogna la vieille. Ça ne sert à rien... qu'à tuer le monde.

—Si, m'man, je t'assure! implora la jeune fille, laisse M. Chausserouge aller chercher un médecin.

—Qu'il y aille, s'il veut; puisque ça te fait plaisir!

—J'y vais, mam'zelle Maria! fit le dompteur, qui sortit et prit sa course à travers les rues du village.

Une demi-heure après, il était de retour.

Le docteur, qu'il était parvenu à découvrir dans ce trou perdu du Berry, se pencha sur le malade; il l'examina longuement, se fit raconter les circonstances qui avaient précédé et accompagné sa chute, puis il secoua la tête d'un air qui indiquait que tout espoir lui semblait perdu.

Le père Michel avait été frappé d'une congestion pulmonaire.

Toutefois, avant de se retirer, le médecin prescrivit quelques médicaments.

Sur le seuil de la caravane, Chausserouge l'interrogea:

—Il ne passera pas la nuit! fit le docteur.

Le dompteur lui glissa dans la main le prix de sa visite et courut de nouveau au village pour faire exécuter l'ordonnance.

Quand il revint, le malade, rappelé à la vie par le breuvage que la vieille, sans se soucier des prescriptions du médecin, était parvenue à lui administrer, avait repris connaissance.

Ses yeux étaient ouverts et fixés sur sa fille.

A la vue de Chausserouge, son regard, terne jusque-là, parut s'illuminer; ses lèvres remuèrent sans articuler une parole.

Les trois assistants s'agenouillèrent alors au chevet du mourant.

Le vieux ramoni faisait des efforts inouïs pour parler; une sueur froide perlait à ses tempes. Il parvint enfin à lever un bras, saisit la main velue du dompteur et il la posa sur celle de sa fille.

—Que veux-tu, Michel? demanda la bonne-ferte. Que notre voisin épouse Maria?...

—Vous me donnez votre fille?... articula le dompteur, la gorge serrée par l'émotion.

Michel ne répondit pas, mais ses paupières, qui battirent fébrilement, disaient oui.

—Il sera fait selon ta volonté, si Chausserouge consent, prononça la vieille.

—Et si mamz'elle Maria... veut bien de moi, ajouta le dompteur en implorant la jeune fille d'un regard si tendre, que celle-ci ne put s'empêcher de sourire à travers ses pleurs.

—Je consens! dit-elle, en prenant la main du meneur de loups.

Alors, le vieux ramoni pencha la tête en fermant les yeux. Tout son corps reprit une immobilité cadavérique. Soudain, deux hoquets soulevèrent sa poitrine; une pâleur de cire s'épandit sur son visage.

Le père Michel était mort.

Ce fut Chausserouge qui, le surlendemain, conduisit le deuil du ramoni.

Maria avait demandé qu'un prêtre accompagnât son père jusqu'à sa dernière demeure.

Le Voyage tout entier, à quelques exceptions près, fit cortège au cercueil.

Les rancunes semblaient s'être éteintes devant la mort et peut-être aussi, les forains, peu curieux d'initier les populations à leurs dissensions intimes, avaient-ils tenu à donner un gage public de leur bonne entente.

Lorsque Chausserouge et Maria furent de retour du cimetière, ils trouvèrent la bonne-ferte accroupie dans un coin de la caravane, l'oeil fixé sur ses tarots étalés.

Bien qu'elle ressentit une douleur réelle de la perte de son mari, sa croyance en la fatalité lui avait fait rapidement reprendre le dessus.

—Les cartes annonçaient une mort, dit-elle, et je n'avais rien vu.

—Et les cartes annonçaient-elles aussi... un mariage? demanda timidement le dompteur.

—Oui, répliqua la vieille. Il faut que tout s'accomplisse ici-bas. Il n'y a rien à faire contre la destinée. Tu te marieras, mon garçon! D'ailleurs, il y a longtemps que tu aimes ma fille, ajouta-t-elle. A l'heure dernière, le regard des mourants est devin...

—Mais vous, mamz'elle Maria, m'aimez-vous aussi?

—Aurais-je été vous chercher si je ne vous avais pas mieux considéré que tous les autres forains du Voyage? répliqua la jeune fille.

—Il n'est pas bon que des femmes soient seules dans la vie... prononça la bonne-ferte. Tu es plus digne que tous les autres d'entrer dans la grande famille des ramonis... C'est pourquoi le père, qui voyait loin... t'a choisi! Sa volonté sera faite.

Le lendemain, Chausserouge fit publier les bans et les forains comprirent pourquoi ils avaient vu le dompteur conduire le deuil du vieux ramoni.

Toutefois, de ce jour la fusion fut complète entre les deux campements.

La jeune fille apportait en dot une caravane, un vieux cheval et cinquante écus enfouis au fond d'un vieux bas.

Le dompteur apportait de son côté son pécule qui se montait à trois mille francs environ et ses animaux.

La première partie de son rêve était accomplie. Il allait maintenant pouvoir marcher de pair avec les forains qui l'avaient si fort méprisé jusque-là.

Pour permettre à la noce de se faire dans ce pays berrichon dont il garderait désormais un éternel souvenir, il retarda son départ et utilisa le temps que lui laissaient les délais légaux, à apporter à son nouvel établissement d'utiles améliorations.

Il avait acheté avant le départ de ses confrères une caravane spacieuse et presque neuve à un forain qui se retirait des affaires. Il se complut à l'embellir pour la rendre digne de sa compagne, dont ce serait désormais le séjour habituel, maintenant qu'elle allait rester vouée aux soins uniques du ménage.

La vieille caravane de Michel, complètement mise à neuf, fut affectée au transport des animaux.

Et une fois le mariage accompli, ce fut plein d'orgueil et le coeur rempli d'espoir que, debout, à l'avant de sa maison roulante attelée d'un vigoureux cheval, il prit le chemin qui devait lui faire rejoindre le Voyage.

A présent, il ne doutait plus, il avait foi en son étoile. Il avait tout oublié, les déboires et les douleurs passées.

Son désir le plus cher, le ciel l'avait pour ainsi dire miraculeusement réalisé, car comment expliquer autrement le geste suprême de ce mourant, à qui il ne s'était jamais ouvert de ses sentiments, mettant dans sa main caleuse la petite main hâlée de Maria?

Par quelle divination, par quelle double vue le vieux ramoni avait-il lu au plus profond de son coeur?

Il était sûr à présent de faire fortune.

Après trois jours de marche, il atteignit Bourges où le Voyage était installé.

Quand il débarqua sur la place Seraucourt, les forains firent le cercle autour de la belle caravane verte sur laquelle on lisait, peintes en lettres jaunes d'un pied de haut, l'inscription suivante:



GRANDE MÉNAGERIE CHAUSSEROUGE


Après un moment de stupéfaction, les principaux d'entre eux s'approchèrent et serrèrent la main du dompteur un peu ébahi.

Une fois de plus, le proverbe avait raison: On pardonne tout aux riches.

La fortune venait de réhabiliter Chausserouge, de lui donner droit de cité.

Le soir même, sous une tente neuve, il donnait sa première représentation.


III


Une ère de prospérité et de bonheur s'ouvrit pour Chausserouge. Maria était en effet la femme forte, accoutumée aux privations, aux misères et aux fatigues du Voyage qu'il s'était figuré; la vieille mère, qui bien à contre-coeur et sur la prière du dompteur, avait renoncé à son métier de bonne-ferte, l'aidait dans les soins du ménage.

Elle avait pris goût à la profession de son gendre et elle s'était instituée l'infirmière des animaux malades.

Aidée par sa grande connaissance des simples, possédant les recettes traditionnelles de ceux de sa race, elle acquit bientôt sur tout le Voyage une réputation de guérisseuse telle qu'on venait la chercher des ménageries voisines dès qu'une bête ne mangeait plus ou donnait des signes de maladie.

Son concours fut à Chausserouge d'une utilité d'autant plus grande qu'il ne perdait jamais une occasion d'augmenter sa collection.

Quelques campagnes heureuses lui avaient permis de reconstituer à peu près son capital; il en profita pour acheter une lionne, puis deux hyènes, puis une panthère.

La lionne mit bas, et deux lionceaux, qu'il fit élever par une chienne Terre-Neuve, furent la souche de toute une génération.

Sans demander plus de conseils aux spécialistes du métier qu'il ne l'avait fait jadis pour les loups et les ours, Chausserouge se livra à l'éducation de ces nouveaux pensionnaires, dont il ne connaissait ni les habitudes, ni le caractère, avec la même insouciance et la même énergie qu'autrefois.

Un succès pareil couronna son effort.

Bref, il eût été complètement heureux s'il fût né un enfant de son union avec Maria.

Un enfant dont il aurait fait un monsieur, que, selon son expression, il aurait mis dans la «diplomatie», c'est-à-dire à qui il eût donné une profession libérale, celle de médecin ou d'avocat, par exemple.

Un enfant dont il pût, dans ses vieux jours, être fier et qui n'aurait pas besoin de traînailler comme lui par les routes pour gagner son pain.

Combien de fois n'interrogea-t-il pas à cet effet sa belle-mère, qui passait à consulter ses cartes tout le temps que lui laissait ses multiples occupations.

—Tu auras un fils, lui répétait toujours la vieille, mais ne désire pas trop sa venue, qui sera pour toi le signal d'un grand malheur!

Et si Chausserouge insistait pour savoir de quelle calamité il était menacé:

—Les cartes ne le disent pas. Elles parlent d'un malheur, voilà tout!

La prédiction de la vieille se réalisa. Maria devint enceinte après six ans de mariage et accoucha d'un fils, mais une fièvre puerpérale consécutive à son accouchement se déclara et l'enleva en trois jours.

La douleur de Chausserouge fut immense.

Une épidémie décimant ses animaux, même la déconfiture complète le remettant au point d'où il était parti, l'eût trouvé ferme et résigné, prêt à recommencer la lutte, mais l'irrémédiable catastrophe qui l'atteignait brisa son courage en ruinant son espérance.

Six années durant, Maria avait été la compagne dévouée, l'assistant dans ses déboires, l'aidant dans ses entreprises.

Désormais, une place allait rester vide éternellement, qui lui rappellerait son bonheur passé; lui, qui sans appui était parvenu à se créer une situation indépendante et enviable, il se sentait à présent isolé, faible, comme si le génie qui avait présidé à sa fortune l'eût pour toujours abandonné.

Il se sentait vaincu et perdait toute foi dans l'avenir.

La vieille mère se montra plus forte. Après l'abattement du premier moment, elle se releva plus courageuse, plus fataliste que jamais.

—Ainsi l'a voulu la destinée! disait-elle.

Et elle lui montra le petit François, dont l'éducation restait à faire.

C'est pour celui-là que maintenant il allait falloir travailler.

Le père, désolé, prit l'enfant dans ses bras et tout en conservant gravé éternellement dans son coeur le souvenir de sa chère Maria, il reporta sur l'être chéri, dont la venue tant désirée avait coûté si cher, toute l'affection dont il était capable.

Il se remit au travail avec plus d'acharnement que jamais, voulant oublier; il se plut aux exercices les plus audacieux, tels qu'il n'aurait pas osé les tenter auparavant, et il dépassa en prouesses les dompteurs les plus fameux.

Il se lançait avec une sorte de furie dans les aventures les plus hardies, étonnant par le stoïque mépris de la mort, le sang-froid avec lequel il s'exposait au danger.

Quelques jours avant la mort de sa femme, il avait reçu d'un marchand d'animaux deux superbes tigres royaux adultes, qu'il avait baptisés Jim et Toby.

Personne n'avait encore osé pénétrer dans leur cage et chaque jour il remettait au lendemain cette dangereuse expérience.

Un soir, qu'il venait de terminer différents exercices dans la cage centrale, devant une assistance nombreuse, il eut l'idée, soudain, d'affronter les deux terribles fauves.

Au lieu de se retirer, comme il avait l'habitude de le faire pour permettre de faire passer dans des cages voisines les animaux qui ne devaient pas travailler, il frappa résolument du pommeau de son fouet, à la mince cloison de planches qui le séparait de Jim et de Toby.

—Ouvre! cria-t-il au garçon de piste.

—Mais, monsieur Chausserouge, ce sont les tigres!

—Ouvre! répéta le dompteur d'un ton qui n'admettait pas de réplique. Passe-moi la fourche et ouvre!

Tremblant à la pensée de ce qui allait arriver, s'attendant à voir son maître mis en pièces par les monstres furieux, le garçon obéit.

A l'aide d'un croc en fer, il tira le portant et livra passage au dompteur, qui s'avança brusquement, le fouet haut et la fourche en arrêt.

Un instant stupéfait par cette visite inattendue, les deux tigres se tapirent en grondant au fond de la cage, prêts à bondir.

Chausserouge, sous les yeux d'un public haletant, marcha à leur rencontre et fouailla...

Surpris par l'attaque, fascinés par le regard du dompteur, Jim et Toby s'élancèrent, décrivant autour de la tête de l'imprudent des cercles vertigineux, ébranlant la voiture par leurs bonds désordonnés...

Lui, ne les quittait pas de l'oeil et fouaillait sans relâche...

—La chasse au tigre, messieurs!

Et il déchargea sur eux ses pistolets chargés à poudre... les poursuivant dans les angles de la cage, ne se laissant pas intimider par leurs effroyables rugissements...

—Passe les barrières! cria-t-il tout à coup.

Et les deux tigres affolés, harcelés par le dompteur, dont la lutte doublait l'audace et l'énergie, sautèrent les barrières d'abord, puis les cerceaux enflammés.

Sur les gradins, la foule trépignait d'enthousiasme.

Enfin, le garçon tira de nouveau le portant de sortie et les deux monstres se précipitèrent dans l'ouverture béante.

Le dompteur était sauvé.

Debout, sans une égratignure, toujours très calme, quoique ruisselant de sueur, il salua les spectateurs qui l'acclamèrent.

--- Vous savez, patron, lui dit le garçon encore tout tremblant d'émotion, c'est bon pour aujourd'hui, mais il ne faudrait pas recommencer ce petit jeu-là!

—Pourquoi pas? répliqua Chausserouge, les tigres sont domptée, ils ont obéi. Maintenant je suis sûr de moi!

Et le lendemain, et les jours suivants, il renouvela son périlleux exercice avec le même succès que la veille.

Cependant le petit François grandissait.

Le père l'entourait d'une affection jalouse; l'enfant ressemblait trait pour trait à sa mère et il croyait voir revivre en lui sa défunte.

La vieille bonne-ferte élevait son petit-fils en vrai ramoni.

Si à sept ans, François ne connaissait pas ses lettres, il lisait couramment les tarots et parlait sa langue originelle.

Habitué à vivre au milieu d'eux, les rugissements des fauves ne l'effrayaient pas. Au contraire, son grand bonheur était de pouvoir passer son après-midi dans la ménagerie, tandis que son père, enfermé dans la cage centrale, dressait les animaux.

Il lui arrivait de dire:

—Quand je serai grand, moi aussi je dompterai les lions!

Alors le père l'interrompait:

—Quand tu seras grand, tu iras au collège et on fera de toi un savant afin que tu puisses devenir un jour un monsieur, «un diplomate!»

L'enfant faisait la moue et ne répondait rien, mais il était facile de voir que dans sa petite tête était née et s'affermissait la résolution bien arrêtée de vivre comme avaient vécu ses parents.

Néanmoins, le dompteur tint bon, malgré les avis de la bonne-ferte qui soutenait l'enfant dans sa révolte.

—Jamais un ramoni n'a été au collège... laisse-le donc vivre en ramoni!

Chausserouge n'entendit rien.

Quand l'enfant eut dix ans, malgré ses cris et ses protestations, il le plaça dans une institution, à Saint-Mandé.

Quatre jours après, il le retrouvait un soir dans la ménagerie, installée alors boulevard de la Villette, blotti derrière la caisse aux serpents.

François avait profité de la première promenade pour s'échapper.

Le dompteur, inflexible, prit son fils par l'oreille et le reconduisit incontinent, en le recommandant d'une façon particulière.

François Chausserouge passa cinq ans dans cette maison d'où on se serait bien gardé de le renvoyer, car le père payait largement; mais jamais on n'avait vu élève plus indocile, plus indiscipliné, plus amoureux de sa liberté.

Il grandissait, s'adonnait avec passion à tous les exercices du corps, mais il montrait pour l'étude une répugnance invincible, à ce point qu'il avait dû redoubler toutes ses classes et qu'il dépassait de la tête tous ses camarades de cours.

En vain son père lui reprochait-il son apathie:

—Je ne puis pas, répondait-il, c'est plus fort que moi!... Je veux être dompteur... comme toi!

Chausserouge s'entêtait, mais à la fin il dut céder.

A quinze ans, son fils, s'il était devenu un gaillard hardi et bien planté, n'avait fait aucun progrès.

Justement, la vieille bonne-ferte, tombée en enfance, venait de mourir; la solitude pesait au vieux belluaire.

Le soir de l'enterrement, il ne reconduisit pas son fils à l'institution.

—Reste avec moi, lui dit-il avec un soupir, tu m'aideras... C'est égal, j'aurais tout de même bien voulu faire de toi un monsieur...

—Bah! j'en sais assez pour te remplacer... j'ai besoin pour vivre de l'odeur de toutes ces bonnes bêtes... J'ai besoin d'entendre leurs rugissements... je suis né pour cela, je te dis! J'ai le métier dans le sang!

Et il embrassa son père si tendrement, que le dompteur ne sut s'il devait déplorer le manque d'aptitude de son fils ou s'en réjouir.

Dans tous les cas, il avait fait l'impossible pour ouvrir au jeune homme une carrière moins périlleuse; il ne regrettait pas les sacrifices qu'il s'était imposés, puisqu'il avait rempli son devoir.

—On ne peut pas résister à sa destinée, répétait sans cesse François, à qui la vieille grand'mère avait inculqué son fanatisme et ses superstitions.!

—Eh bien! advienne que pourra! prononça Chausserouge.

De ce jour, il eut un lieutenant sur lequel il pouvait aveuglément compter.

A François était dévolue la tâche de surveiller les garçons, d'assurer le service des vivres, de seconder son père en faisant «l'explication» pendant le cours des représentations, de présider au montage et au démontage de l'établissement à chacun des déplacements de la ménagerie.

Mais François ne se résignait qu'à regret à ce rôle qu'il jugeait par trop effacé.

Ce qu'il voulait, c'était affronter, lui aussi, les crocs des fauves, soumettre à sa volonté les redoutables pensionnaires de la ménagerie.

Il avait soif des applaudissements qui saluaient son père, chaque fois qu'il avait terminé ses exercices.

Vivre libre, courir les routes, ne plus être obligé de pâlir sur des livres entre quatre murs, c'était très bien, mais ce qui l'attirait, c'était l'appât du danger et le bruit des bravos, journalière récompense de la glorieuse victoire de l'homme sur la bête.

Lui aussi, il voulait voir fixés sur lui les yeux de tout un public frémissant de crainte, partagé entre l'effroi et l'admiration.

Mais quand il parla pour la première fois à son père d'entrer à son tour dans les cages, de commencer son apprentissage, il se heurta à un refus formel.

Cet homme qu'une sorte d'inconscience avait toujours protégé contre la peur, qui avait affronté mille périls sans un battement de coeur, tremblait à l'idée de voir son unique enfant s'exposer aux mêmes dangers.

François insista. Le père tint bon, tout d'abord, mais il finit par se laisser toucher.

Il fut convenu que le jeune homme débuterait le jour où il aurait atteint sa dix-huitième année.

En attendant, le vieux dompteur lui enseigna les premiers principes de son art.

Une lionne venait justement de mettre bas.

Chausserouge résolut de confier à son fils le dressage des trois lionceaux.

Tout d'abord, il lui rappela que, comme l'homme, l'animal naît avec des instincts bons ou mauvais, qu'il n'était pas rare de trouver dans des sujets issus du même père et de la même mère, des types de caractères absolument dissemblables; les uns dociles et doux, les autres rebelles à toute éducation.

La difficulté énorme pour le dompteur quand il s'adresse à des animaux arrivés adultes chez lui, se trouve bien amoindrie quand il a affaire à des bêtes qu'il a vu naître, dont il a eu le temps par conséquent d'étudier le tempérament, de discerner le degré de franchise.

Il lui reste alors à habituer ses élèves à sa présence, à appliquer à chacun le genre de travail qui lui convient, en ayant soin de ne pas trop demander à la fois, afin de ne pas rebuter l'animal et provoquer ainsi ses légitimes révoltes.

Se faire craindre, en sachant se faire aimer, telle devait être le but et la devise du dompteur.

Chausserouge fut charmé de voir avec quel entrain son fils acceptait sa nouvelle tâche, avec quelle adresse il mettait en pratique ses conseils.

En effet, du moment où il fut institué le précepteur des lionceaux, François tint à ce que nul que lui ne les approchât.

Il les soignait, leur donnait à manger, entrait chaque jour dans leur cage, afin de les familiariser avec lui.

Il avait à lui deux lionnes et un lion; il les baptisa Saïda, Rachel et Néron.

Au bout de quelques mois, il commença leur éducation.

Les lionnes étaient assez dociles, surtout Rachel, mais Néron se montrait rétif; le jeune homme dut déployer à l'égard de ce dernier, beaucoup de patience et d'énergie.

Le père qui suivait tous ces essais d'un oeil inquiet, sentit bientôt s'évanouir toutes ses appréhensions.

Son fils était bien un vrai Chausserouge; il en avait les qualités, l'audace et la persévérance, pourquoi fallait-il qu'il y joignit des défauts inconnus à sa race?

Car s'il remplissait avec une exemplaire rectitude tous les devoirs de son nouvel état, François depuis qu'il était libre, laissait, en dehors du service auquel il s'astreignait avec joie, un libre cours à ses penchants naturels.

Son père lui avait tracé la voie; il n'avait pas à lutter comme lui avec les difficultés d'un pénible début.

La situation acquise, l'aisance dans laquelle il n'avait qu'à se laisser vivre le dispensait de compter et puisqu'il travaillait, pensait-il, il était juste aussi qu'il profitât de l'existence.

La vie nomade qu'on mène sur le Voyage est pleine de périls pour un jeune homme; François y succomba.

Tandis que sur la masse des forains, les uns, les sérieux et les économes, n'ont d'autre désir, leur journée finie, que de rentrer chez eux et d'y goûter les joies de la famille, les autres se réunissent dans le cabaret dont ils ont fait choix et où ils se donnent rendez-vous et attendent que l'heure tardive les oblige de regagner leurs caravanes.

Au fond d'une arrière-salle d'estaminet, on boit, on joue et plus d'un voyageur a perdu là souvent le gain de sa journée.

Le soir, quand Chausserouge avait rabattu l'auvent qui fermait l'entrée de la ménagerie, François s'esquivait pour aller retrouver les nombreux amis qu'il s'était faits.

Il aimait le jeu, le vin; ces réunions avaient pour lui un attrait irrésistible.

Ce gros garçon si fort, si insoucieux du danger, si audacieux, était un faible.

Il s'était laissé entraîner une première fois par Jean Tabary, le fils du directeur d'un Concert Tunisien; peu à peu il avait laissé prendre sur lui par son compagnon de plaisir un ascendant contre lequel il n'avait pu réagir.

Le père Chausserouge, plein d'indulgence, n'avait d'abord vu dans ces escapades qu'un passe-temps, qu'après tout son fils avait bien le droit de prendre, puis quand il avait compris quelle influence fâcheuse pouvait avoir sur l'avenir de François cette habitude de «godaille», il s'était gendarmé, mais en vain.

Le pli était formé, et Jean Tabary était là pour contrebalancer son autorité.

—Est-ce qu'on ne peut pas rigoler un brin quand on a turbiné toute une sainte journée? Laisse-le donc dire, le vieux! Quand t'auras son âge, t'auras toujours le temps d'être sérieux, ne cessait de répéter Jean Tabary.

Et François passait outre; mais comme, le lendemain, il se mettait au travail avec une nouvelle ardeur, le père soupirait et fermait les yeux.

Ce fut à la foire de Neuilly que le fils Chausserouge parut pour la première fois en public.

Quand il apparut dans la cage centrale, serré dans un coquet dolman à brandebourgs d'or, culotté de blanc, chaussé de bottes à l'écuyère, il y eut parmi la foule des spectateurs un petit murmure d'admiration.

Tout fier et plus ému qu'il ne voulait le paraître, le père se tenait en avant des premières, dans l'allée qui longe les cages, un croc de fer à la main.

Il n'avait voulu laisser à personne le soin de faire le service de garçon de piste.

Tour à tour défilèrent, aux applaudissements de la foule, les vieux pensionnaires de la maison, lions, hyènes, ours, loups et jusqu'aux deux tigres, Jim et Toby, qui évoluèrent sous le fouet et exécutèrent leurs exercices habituels sans, de leur part, grande velléité de résistance.

La volonté du père Chausserouge les avait rudement asservis; celle du fils les tenait en respect plus rudement encore.

Ils comprenaient qu'ils avaient affaire à un maître et ils obéissaient.

Le vieux dompteur était radieux. Il ne regrettait plus maintenant d'avoir permis au jeune homme de suivre une vocation pour laquelle il était si manifestement né.

Il y eut un entr'acte.

On jeta de la sciure sur le plancher de la cage, après quoi le père Chausserouge prit la parole:

—Mesdames et messieurs, pour terminer la représentation, mon fils François Chausserouge—et il prononçait ce nom avec orgueil,—va avoir l'honneur de présenter, pour la première fois, un lion et deux lionnes du Sahara, tous trois adultes et capturés récemment, Néron, Rachel et Saïda!

Il se fit un grand silence.

Chausserouge venait de tirer le portant et d'introduire les trois fauves dans la grande cage.

Néron était maintenant âgé de trois ans. C'était une bête superbe. Sa tête énorme disparaissait sous une épaisse crinière.

Il promena un instant son regard torve sur l'assistance et poussa un sourd rugissement auquel répondirent les deux lionnes.

François frappa trois coups du pommeau de son fouet, puis il entra brusquement, tandis que d'une voix de stentor, le père clamait:

—Le dompteur François Chausserouge dans les cages!

A la vue du jeune homme, la crinière de Néron se hérissa.

Suivi des lionnes, la gueule menaçante, les crocs prêts à déchirer, il s'élança au-devant du nouveau venu.

Tranquillement, François se débarrassa de son fouet et marcha droit sur le fauve, qu'il saisit par la crinière, malgré ses grondements.

Puis, rassemblant ses forces, il le mit debout et le jeta à la renverse.

L'animal retomba sur ses pattes à l'angle opposé de la cage.

Un tonnerre d'applaudissements salua cette énergique entrée en matière.

François Chausserouge se tourna aussitôt vers Saïda, dont il entr'ouvrit les mâchoires, et à trois reprises il plaça son bras droit, puis son visage entre les crocs aigus de la bête.

Il s'avança ensuite sur le bord de la cage.

A son commandement, Rachel se dressa contre lui, appuya ses lourdes pattes contre sa poitrine et lui lécha la face...

Cette fois, l'enthousiasme fut à son comble; le père Chausserouge pleurait de joie.

François maniait ses bêtes avec autant de tranquillité et d'aisance que s'il se fût agi de jeunes chiens.

Il se fit passer sur un plat d'étain un morceau de viande, noua autour du cou de Néron une serviette, plaça la viande devant son nez, et l'animal ne s'en saisit en grondant que lorsqu'il lui en donna l'ordre.

—Maintenant, sautez!

Et tour à tour il fit franchir à ses élèves des barrières de un mètre cinquante de haut.

Comme de simples caniches, il les fit passer à travers des cerceaux de papiers et des cerceaux enflammés, puis pour couronner ses exercices, il donna un signal.

Instantanément, le gaz fut baissé et la salle se trouva plongée dans l'obscurité.

Quand on ralluma, François Chausserouge était étendu à terre, la tête appuyée sur Néron et les deux lionnes étaient couchées à ses côtés.

Puis tandis que la salle entière l'acclamait, il se leva, salua profondément et sortit.

Il avait à peine disparu que les trois fauves se précipitaient en rugissant contre la grille, l'ébranlant sous leurs efforts, labourant le plancher de leurs griffes.

—Allons! les agneaux! C'est trop tard, criait narquoisement le père Chausserouge, rentrez vos gousses d'ail! Y a rien à faire!

Et se tournant vers le public:

—Mesdames et messieurs, c'est pour avoir l'honneur de vous remercier. Demain, deux grandes représentations, l'une à trois heures, l'autre à neuf heures du soir, la dernière, suivie du repas des animaux!

Dans la caravane, où il le rejoignit, il étreignit longuement son fils dans ses bras.

Il pouvait mourir maintenant. Il avait un digne successeur.

Jamais, même au temps de sa jeunesse, il n'aurait égalé en hardiesse et en vigueur ce galopin de dix-huit ans.

Il en avait honte, mais ça lui faisait tout de même bien plaisir.

Mais en même temps que, de par son succès, François devenait grand premier rôle, un soudain changement s'opéra chez lui.

Grisé par ses triomphes quotidiens, il oublia son humble origine et par quelle série de privations son père avait dû passer pour atteindre à ce degré de prospérité, qui lui avait permis de débuter si brillamment.

Il n'attribua qu'à lui l'engouement subit dont le public avait été saisi et qui faisait chaque soir affluer dans la baraque le «monde chic» et tout ce que Paris comptait de notabilités.

Certes, sa jeunesse, la crânerie avec laquelle il affrontait le péril étaient pour quelque chose dans cet enthousiasme, mais la vieille renommée de son père, qui l'avait façonné, instruit, qui l'avait fait bénéficier de ses trente années de dure expérience, y était aussi pour beaucoup.

Plein d'orgueil, le jeune homme s'en rendit d'autant moins compte qu'il était en but à des sollicitations bien faites pour flatter sa vanité.

Comme les militaires, comme les acrobates, comme tout ce qui porte élégamment un uniforme ou un costume brillant, il fut assailli de déclarations, de demandes de rendez-vous et il en vint bonnement à penser que ces marques d'une sympathie un peu outrée s'adressaient bien plus à son intime personnalité qu'à son dolman soutaché d'or.

Il y répondit, et certaines déconvenues qui auraient dû le convaincre que son prestige tombait quand il n'apparaissait pas dans la cage, debout au milieu de ses fauves, ne parvinrent pas à le détromper.

Il dédaigna dès lors de coucher dans la caravane paternelle.

A proximité du campement, il choisissait un hôtel de belle apparence et il y louait une chambre pour la durée de chaque séjour.

Le père, aveuglé par sa tendresse paternelle, laissait faire.

—Il jette sa gourme, pensait-il, il deviendra sérieux quand il sera temps.

Au contraire, la recherche de mauvais goût avec laquelle son fils s'habillait lui semblait le dernier mot de l'élégance.

Il trouvait un motif d'orgueil dans le genre de succès qu'obtenait François et il finissait par fermer les yeux sur la vie qu'il lui voyait mener, si en désaccord pourtant avec l'existence austère qu'il avait tenue lui-même dans sa jeunesse.

Il avait rêvé de faire un «monsieur» de son enfant, et François avait trouvé le moyen de devenir un «monsieur» tout en restant dompteur.

Il réhabilitait la profession; c'était l'idéal.

Le pauvre homme n'apercevait pas le danger qu'il y avait à laisser contracter à son fils des habitudes de plaisir et d'intempérance.

Mais peu à peu François se relâcha de ses devoirs. S'il se livrait avec la même ardeur au périlleux exercice de son état, il jugea bientôt indigne de lui de s'adonner comme par le passé aux mille petits détails que nécessite le bon entretien de la ménagerie.

En dehors des heures consacrées au dressage des nouveaux pensionnaires ou aux représentations, il devint impossible d'obtenir de lui le moindre service.

C'eût été déroger.

C'est ce qu'il parvint à persuader à son père, la première fois que celui-ci hasarda une timide observation.

Il parla même de renforcer le personnel, d'engager de nouveaux employés.

—Tant que je serai là, répliqua le vieillard, nous n'aurons pas besoin d'augmenter nos frais déjà si lourds, je suffirai à tout par mon travail et mon active surveillance, mais si je venais à disparaître?...

—Bah! je gagne assez d'argent pour ne pas m'astreindre à une besogne de manoeuvre et de domestique!

—Rien ne vaut l'oeil du maître! Tu te laisseras voler et les animaux en souffriront. Un dompteur doit toujours tenir ses bêtes en haleine.

—J'ai mon fouet et cela suffit! répondait le jeune homme.

Le père hochait la tête, n'osait pas insister, et des semaines, des mois, des années passèrent, sans que rien vint remédier à un état de choses qu'il ne pouvait s'empêcher de déplorer.

A vingt-cinq ans, le fils Chausserouge était devenu un dompteur accompli, mais il s'était acquis une réputation de noceur et de bourreau des coeurs dont il tirait vanité.

Sur tout le Voyage, on ne l'appelait plus que «le beau François».

Il était le chef reconnu de la jeunesse foraine et la chronique scandaleuse ne s'alimentait que du bruit de ses conquêtes et de ses exploits.

Puis peu à peu et à mesure que sa renommée grandissait, le jeune homme se fit des relations en dehors de son monde.

Il s'était trouvé en rapport avec des reporters, des boulevardiers à l'occasion des fêtes de bienfaisance pour lesquelles on avait réclamé son concours; il se lia avec eux et, dès lors, on put chaque soir, après sa représentation, le rencontrer sur le boulevard, habitué assidu des restaurants de nuit et des tripots clandestins.

Le père Chausserouge s'alarma sérieusement et ce fut pour mettre fin à cette vie de débordements que, très inquiet de l'avenir de son établissement, lorsqu'il ne serait plus là pour veiller aux intérêts matériels de la ménagerie, il conçut un beau jour le projet de marier son fils.

Peut-être, lorsqu'il saurait trouver chez lui une femme gentille, aimante, le jeune homme consentirait-il à renoncer aux joies turbulentes et dispendieuses du dehors.

Justement, il avait quelqu'un à lui proposer.

Un de ses rares amis, originaire de la même province et directeur d'un Musée mécanique, le père Collinet, avait une fille, qui passait sur tout le Voyage pour une vertu inexpugnable.

Amélie avait vingt ans et était fille unique.

A elle seule devait donc revenir un jour l'héritage du vieil Auvergnat, un malin lui aussi, qui à force d'économie, avait su arrondir sa pelote.

C'était donc un parti. Le fils Chausserouge pouvait décemment épouser. Les deux compères eurent à ce sujet une longue conversation et ils tombèrent d'autant mieux d'accord, qu'Amélie, pressentie à ce sujet, laissa comprendre que son union avec le jeune dompteur mettrait le comble à ses voeux.

François était son camarade d'enfance. Ils avaient été élevés côte à côte, la baraque de Collinet avoisinant toujours la ménagerie de Chausserouge.

Puis, à mesure qu'ils avaient grandi, l'affection fraternelle que la jeune fille portait à son ami s'était changée en une sorte d'admiration muette qu'elle n'osait manifester.

Elle avait été, comme tout le monde sur le Voyage, spectatrice attristée du changement si radical survenu dans la manière de vivre de François et, plus que personne, elle en avait souffert tout bas.

Et voilà que ce rêve formé au plus profond de son coeur de devenir un jour la compagne du jeune dompteur allait peut-être se transformer en une réalité.

Certes, une bien vive tendresse l'attachait à son père, dont elle était l'utile auxiliaire, mais elle n'hésiterait pas à quitter cette caravane dans laquelle elle avait vu le jour pour se consacrer toute entière à l'être chéri pour le bonheur duquel il lui semblait qu'elle était née.

Depuis ses récents succès, François l'avait bien un peu négligée... Il avait paru oublier son amie des premiers ans, cette petite Amélie si douce, si aimante... Il lui en avait préféré d'autres plus belles, plus riches... Mais elle lui pardonnait toutes ses fautes passées, puisqu'il allait lui revenir et pour toujours!

Et elle lui montrerait tant de soumission aveugle, tant de dévouement, qu'il finirait bien, à son tour, par l'aimer un peu!

Son illusion fut de courte durée.

Lorsque, le soir même du jour où il avait «pris des arrangements» avec Collinet, le père Chausserouge s'ouvrit à son fils de son projet d'avenir, il se heurta à un refus formel.

—Je n'épouserai pas Amélie, déclara nettement François, je n'aime pas les gnangnans... C'est une bonne fille, mais ça ne suffit pas! D'ailleurs, je suis trop jeune pour me marier... Je n'ai que vingt-cinq ans, j'ai le temps d'y penser!

—Amélie t'aime... Elle a une jolie dot... Le père Collinet a l'idée de vendre son Musée aussitôt après le mariage de sa fille pour s'en aller vivre au pays... Tu vois donc bien que c'est une bonne affaire... Je n'insisterais pas s'il s'agissait d'une étrangère, mais celle-là, tu la connais... tu sais ce qu'elle vaut... Je te le dis, ça sera une vraie ménagère et, y a pas, une bonne femme, c'est un trésor!... Elle serait rudement utile chez nous!

—C'est possible! mais je ne reviens pas sur ce que j'ai dit... Je ne veux pas me marier!

Ce fut au tour du père Chausserouge d'entrer dans une violente colère.

C'était la première fois que son fils lui résistait aussi ouvertement.

—Eh bien! répliqua-t-il durement, libre à toi de ne pas m'écouter... Jusqu'ici j'ai fermé les yeux, tu as fait ce que tu as voulu et je n'ai rien dit, quoiqu'il m'en ait coûté... A partir d'aujourd'hui, tout va changer... Tu n'es plus que mon aide, mon employé... Tu seras victime, entends-tu, de la vie que tu mènes... Mais comme je ne veux pas qu'il soit dit que tant que je vivrai, une situation que j'ai eu tant de peine à acquérir soit compromise, comme je ne veux pas que mes bêtes en souffrent, je te retire toute autorité... dans ma maison. Après ma mort, tu feras ce que tu voudras...

—Si l'établissement marche, à qui le dois-tu? riposta insolemment François. Il me semble que c'est à moi... Et si je te quittais?

—Tu le peux! Mais je resterai le maître! Le jour où tu partiras, je rentrerai dans les cages et on verra une fois de plus ce que peut faire le père Chausserouge, sans culottes collantes et sans dolmans à brandebourgs d'or! Je t'apporte le bonheur... tu le refuses, tant pis pour toi! A la fin, si je cédais toujours, vous vous ficheriez de moi, toi et toute ta séquelle d'amis! Car, veux-tu que je te dise, tu es un brave garçon, fort et courageux comme pas un... mais tu as été perdu par les galvaudeux dont tu fais ta société! Il y a surtout Jean, Jean Tabary!... Celui-là, que je lui voie jamais mettre les pieds dans la ménagerie, je le flanque dans la cage à Néron!

—Jean Tabary n'a pas plus peur de Néron que de toi!

—C'est possible! Mais qu'il se le tienne pour dit! Et puis, finissons-en! Tu ne sors pas de la culotte du pape... Tu es comme moi un paysan, un Chausserouge... un saltimbanque... Tu vivras en saltimbanque, puisque tu l'as voulu... puisque, malgré moi, c'est cet état-là que tu as choisi! Voilà tout ce que j'ai à te dire!

—C'est ton dernier mot?

—C'est mon dernier mot!

Rentré seul dans sa caravane, le vieux Chausserouge pleura pour la première fois peut-être depuis la mort de sa femme, mais n'importe, il avait déchargé son coeur.

Il s'applaudit tout bas de l'énergie qu'il avait montrée et il se jura de ne pas céder. N'était-ce pas le bonheur de son enfant qu'il adorait, qui était en jeu?

Il n'avait que trop tardé à faire acte d'autorité. Il n'était que temps de réagir, avant que le pli ne fût pris irrémédiablement.

Et, en effet, il tint parole.

A partir de ce jour, il reprit en mains les rênes du gouvernement.

Il s'installa au contrôle, s'occupa des multiples détails de l'administration et François, qui jadis puisait à pleines mains dans la caisse commune, dut désormais passer chaque samedi toucher sa paye, comme le dernier des palefreniers.

En vain, il essaya de faire revenir son père sur sa décision.

Chausserouge resta inflexible.

—J'ai fait pour toi tous les sacrifices que me commandait mon affection. Tu me résistes... Je cesse de te traiter en fils, car je ne veux pas voir gaspiller mon bien... Tu travailles, je te donne ton salaire... Tu n'as le droit de rien exiger de plus... Je ne te dois plus rien...

Furieux de cet entêtement qu'il était loin de prévoir, François Chausserouge continua par amour-propre son habituel genre de vie, mais il ne tarda pas à s'apercevoir que l'existence qu'il s'était choisie était hors de proportion avec les ressources relativement modestes dont il disposait à présent.

Le premier, il dut s'avouer vaincu. Un soir de déveine, il perdit au tripot et joua sur parole.

Le lendemain, il lui fallait mille francs pour acquitter sa dette.

Après de longues hésitations, il dut s'adresser à son père.

Le vieux dompteur écouta en silence, réfléchit un instant, puis, levant son regard vers son fils:

—Il faut toujours écouter les anciens, dit-il, et voilà le commencement de ma prédiction qui se réalise. A ton âge, je n'avais pas mille francs à perdre, ni surtout un père derrière moi... N'importe! C'est entendu, tu auras ton argent, mais à une condition... Nous partons demain en «villes mortes».

Partir en villes mortes! Quitter Paris, abandonner le Voyage! Courir la province de chef-lieu en chef-lieu isolément! Mais ça ne se pouvait pas.

—Alors nous ne partirons pas.

—Mais l'argent... les mille francs qu'il me faut!

—Alors partons! Je n'en ai pas autant, vois-tu, garçon, à te donner tous les jours, et je ne veux pas me voir obligé une belle fois, de vendre mes bêtes pour payer tes dettes...

—Mais nous sommes en pleine fête de Montmartre! Tous les jours nous faisons salle comble! La ménagerie est très courue! C'est de la folie!

—Tant mieux! Nous ne ferons que de plus belles recettes en province, où le bruit de tes succès est parvenu et où on ne te connaît pas! Quand nous reviendrons à Paris, plus tard... beaucoup plus tard... tu n'en seras que mieux accueilli!... Nous partirons demain!

Devant cette décision sans appel, il n'y avait qu'à s'incliner.

—Soit! tu ne t'en prendras qu'à toi de la bêtise que tu commets aujourd'hui! répliqua rageusement François.

Le père Chausserouge donna sans regret les mille francs au moyen desquels il payait le bonheur à venir de son fils.

Il était heureux d'en être quitte à si bon compte.

Maintenant qu'il allait le tenir éloigné de cet entourage funeste qui l'avait perdu, qu'il était sûr de l'avoir près de lui, toujours, il était certain de réussir, de réveiller dans le coeur de ce grand enfant tous les bons sentiments qui sommeillaient.

L'éloignement de Paris, c'était la rupture définitive des habitudes prises; au milieu des vicissitudes d'une promenade à travers le monde, François n'aurait ni le moyen, ni l'occasion de renouer des relations dangereuses.

Obligé désormais de consacrer tous ses instants à son métier, il se reprendrait à aimer la vie tranquille, et qui sait... peut-être?...

Quand François rendit compte à Jean Tabary du résultat de sont entretien:

—Mais tu ne vas pas faire ça! Menace de le lâcher! Il n'a que toi... Il n'osera pas te laisser aller... Dis-lui donc, au vieux, que Perdel, son concurrent, t'offre un engagement magnifique...

—Tu voudrais que je quitte mon père?

—Pourquoi pas? Puisqu'il te traite en gamin.

—Non! ne me demande pas ça... parce que, voisin, il y a aussi mes bêtes... Et je les aime, mes bêtes!... Le vieux passerait outre, quand même ça lui ferait gros coeur... mais, moi, ça me ferait encore plus de peine de voir mes bêtes partir sans moi! On se reverra, un jour, va donc!

—Tu es un lâche, tiens! T'as pas plus de coeur qu'une poule!

Le soir même, après la dernière représentation et à la grande stupéfaction du personnel de l'établissement, le vieux dompteur donna l'ordre de tout préparer pour le départ.

Deux jours après, la ménagerie Chausserouge quittait le Voyage.

Au moment où François, qui s'était attardé pour prendre congé de ses amis, la rejoignait à la barrière de Fontainebleau, il remarqua, suivant les somptueuses voitures qui contenaient les cages et le matériel, une humble caravane.

Il regarda plus attentivement.

C'était Amélie Collinet qui la conduisait.

A la vue du jeune homme, elle sourit, mais François fronça le sourcil, fouetta nerveusement les poneys attelés à sa charrette et passa.


IV


Ce fut la première grande tournée entreprise par la ménagerie Chausserouge depuis la consécration qu'elle avait reçue à Paris.

Elle dépassa en succès tout ce qu'on était en droit d'espérer.

Autant le séjour «en villes mortes» est désastreux pour une installation de peu d'importance, autant il est fructueux s'il s'agit d'un établissement connu, capable d'éveiller la curiosité de la population toute entière.

Du reste, une publicité savante, dans laquelle entrait pour beaucoup la reproduction dans les journaux locaux d'articles découpés dans les feuilles parisiennes et signés de noms retentissants, précédait, dans chaque chef-lieu, l'arrivée de Chausserouge père et fils.

Et, avide d'émotions, le public affluait, s'écrasait dans la baraque, pour applaudir ce jeune dompteur, qui avait fait courir tout Paris.

La série d'ovations dont François fut l'objet dans toutes les villes qu'il traversa lui fit bientôt oublier le dépit qu'il avait éprouvé de quitter le Voyage, et le père ne tarda pas à s'applaudir de l'énergique résolution qu'il avait prise.

C'était le seul moyen de faire échapper son fils aux influences néfastes qui l'entouraient et, de jour en jour, il retrouvait ce François qu'il avait si bien cru perdu.

Une autre personne que lui surveillait d'un oeil ravi ce changement qui s'opérait lentement; c'était Amélie Collinet.

Elle se reprenait maintenant à espérer, bien que la froideur que lui avait témoignée François pendant les premiers jours de la tournée eût bien été de nature à lui faire considérer sa cause comme perdue définitivement.

La présence de la jeune fille influait évidemment beaucoup sur les nouvelles façons d'être du fils Chausserouge sans qu'il s'en rendit compte exactement.

C'était bien là-dessus qu'avait compté le vieux dompteur, lorsqu'il avait eu l'idée de se faire accompagner par les Collinet.

—Vois-tu, avait-il dit à son ami, le jour où il avait dû lui communiquer la réponse de François, je connais mon fils... Il est bon et il obéit sans s'en rendre compte des conseillers avec lesquels il aurait dû ne jamais se lier... Je vais le forcer à s'éloigner pour un temps... Viens avec nous... Tu profiteras de ma réclame et il y aura toujours pour ton musée une petite place à la gauche de mon campement... partout où nous nous arrêterons... Nous vivrons ensemble. Amélie prendra provisoirement la place que je voudrais lui voir définitivement occuper... Je la connais... Elle saura se faire aimer... se rendre indispensable... Et comme mon fils est jeune, qu'il ne verra plus qu'elle... il sera forcé de rendre hommage à ses qualités, à ses charmes... Alors, le reste nous regardera... Il s'agira seulement de savoir profiter du bon moment...

Quelques objections qu'avait soulevées le père Collinet avaient été vite aplanies, d'autant plus qu'Amélie avait accueilli avec joie la nouvelle de cette combinaison, qui allait plus que jamais la faire vivre dans l'ombre de celui qu'elle chérissait.

A la première étape, cependant, sur la route de Melun, le jeune homme avait manifesté tout haut son mécontentement.

Il avait deviné les intentions de son père et s'était montré froissé qu'on voulût lui forcer la main.

Alors Amélie s'était approchée de lui et, très humblement:

—Vrai! ça t'ennuie tant que ça, François, que nous soyons partis ensemble?

—Non... Mais je trouve que c'était inutile...

—Je trouve, moi, interrompit Chausserouge, que c'était indispensable. Ne nous fallait-il pas quelqu'un pour s'occuper des détails intérieurs de nos deux maisons et, mon Dieu! personne mieux qu'Amélie ne pouvait s'acquitter de ce soin, puisqu'elle consent à s'en charger. Du reste, Collinet voulait depuis longtemps quitter le Voyage. Ça le rapprochera de son pays et, pour le surplus, il n'avait pas de meilleure occasion, s'il voulait gagner de l'argent, que d'entreprendre la tournée en notre compagnie. Tu vois bien que tout est pour le mieux.

François ne répondit rien et bouda trois jours, mais peu à peu il se sentit insensiblement gagné par le dévouement que lui montrait la jeune fille, les prévenances dont on l'entourait.

Lorsqu'il avait donné, les soirs de séjour, sa représentation, quand la ville était retombée dans le calme monotone des cités de province, et une fois ses bêtes pansées, il était bien forcé, ne connaissant personne, de rentrer dans la caravane.

Il trouvait alors son souper servi, et dans un coin, près du poêle, les deux vieux assis, fumant tranquillement leur pipe, tandis qu'Amélie se multipliait pour qu'il ne lui restât rien à désirer.

Après le dîner, un rams familial ou un piquet à quatre les réunissait encore autour de la table et on allait se coucher, non sans avoir pris pour le lendemain les dernières dispositions.

On demeurait au plus quatre ou cinq jours dans chaque ville, sauf à Lyon, à Bordeaux, à Marseille et à Nice où la ménagerie stationna près d'un mois.

Le père Chausserouge trouvait à cette vie nomade, à ces courses par les chemins poudreux, un charme infini.

Cela lui rappelait l'époque pénible et pourtant si heureuse de ses débuts, alors qu'il campait sur le bord d'un champ, à la croisée de deux routes et que Maria préparait sur un fourneau improvisé en plein vent le repas du soir, tandis que les chevaux dételés broutaient l'herbe des fossés.

Et c'était certes le vrai sang des Chausserouge, qui circulait dans les veines de François, puisqu'au bout de deux mois de cette existence, nouvelle en somme pour lui, habitué comme il était aux plaisirs de la grande ville, toute trace d'ennui avait disparu de son front.

Maintenant, il taquinait Amélie, lui rappelait les jeux de leur enfance, la remerciait d'un sourire ou d'un mot aimable chaque fois qu'elle s'était ingéniée à lui faire une surprise agréable: un plat qu'il aimait, un bibelot qu'elle avait acheté et qu'elle cachait sous sa serviette.

Et ce sourire, ce mot, faisaient oublier à la jeune fille tous les dédains, toutes les rebuffades dont elle avait tant souffert.

L'intimité des deux caravanes avait grandi à ce point que, maintenant, pour beaucoup de gens, les Collinet et les Chausserouge ne formaient déjà plus qu'une seule et même famille.

Le vieux dompteur riait dans sa barbe et se frottait les mains.

—Ça marche! ça marche. Laissons faire! Amélie est une fine mouche! Il ne se passera pas longtemps avant que nous en soyons arrivés à nos fins... et c'est mon garçon, lui-même, qui te demandera ta fille!

Ce fut dans un délai plus court encore qu'il ne l'espérait.

La vie commune, cette constante cohabitation, ce rapprochement de tous les instants, finissait par fouetter le sang du jeune homme.

Il ne tarda pas à voir en Amélie autre chose qu'une soeur; il remarqua qu'elle était grande, bien faite, presque jolie.

Énervé peut-être aussi par l'abandon naïf de la jeune fille qui le traitait en frère et qui, élevée librement, n'avait aucune de ces pudeurs féminines s'effarouchant d'un mot leste, les sens excités par l'agaçante quoique inconsciente coquetterie qu'elle déployait, il sentait renaître en lui les instincts brutaux de sa race.

Un soir qu'il se trouva seul en face d'elle dans la ménagerie, faiblement éclairée par le falot du veilleur, il fut pris du désir subit de la posséder.

Il la saisit, appliqua ses lèvres sur sa bouche... Très souple, confiante et câline, elle se laissa aller aux bras du jeune homme.

Elle fermait les yeux, secouée tout entière par la douceur de cette première caresse, si longtemps attendue.

Alors, il l'aimait donc un peu... comme elle voulait être aimée!...

Soudain, François fit un pas... Il cherchait à l'entraîner dans l'angle le plus obscur, là où les palefreniers avaient l'habitude de serrer le fourrage...

Elle comprit, se redressa d'un tour de reins, s'arracha de l'étreinte de son amant; et dit un seul mot:

—François!

Le jeune homme, surpris de cette résistance inattendue, s'arrêta.

Il regarda Amélie un instant, puis, après un silence:

—Tu m'as quelquefois, dit-il, reproché de ne pas t'aimer; c'est toi qui ne m'aimes pas!

—Écoute, François! je suis une honnête fille! Je veux bien être ta femme, mais je ne serai jamais ta maîtresse!... Si je te cédais aujourd'hui, c'est alors que tu aurais le droit de penser que je ne t'aime pas... que peut-être j'ai cédé à d'autres avant toi... tandis que du plus profond de mon coeur, je n'ai jamais été qu'à toi! Ah! je t'en prie, jamais... jamais, entends-tu! ne recommence ce que tu viens de faire!... Je penserais que tu ne me considères pas plus que toutes les autres... celles qui te poursuivaient là-bas, tu sais bien...

—Celles-là, je n'éprouvais pas pour elles le sentiment que j'ai pour toi! s'écria le jeune homme. Oui! tu seras ma femme, je te le promets, je te le jure!... Mais laisse-moi t'aimer... comme je le veux!... Je suis un ramoni, moi... par ma mère! Et ceux de notre sang n'ont pas de ces scrupules bêtes... On se prend quand on s'aime!... Et si, après, on se convient toujours... on se marie devant le plus ancien de la tribu... Allons... viens!

De nouveau il chercha à enlacer la jeune fille, mais elle le repoussa avec force et, se campant résolument en face de lui:

—Je ne suis pas une ramoni, moi!... Donc, je serai ta femme... légalement, et je t'appartiendrai toute entière... si non, je ne serai jamais rien pour toi!... Choisis! je te préviens seulement que si je dois continuer à être en butte à de semblables obsessions, indignes de l'affection que je te porte, demain je pars avec mon père!

—Toi, partir! Ah! non, je ne veux pas! Voici des mois, que je te vois tous les jours, que je me suis habitué à toi... Non! Non! je veux que tu restes... toujours!

—Alors, tu sais ce qui te reste à faire! dit Amélie, en se dirigeant vers la caravane où l'attendait le vieux Collinet.

—Eh bien! soit! Mais je veux t'avoir!

Et le soir même, avant de se coucher, il prenait à part son père et lui demandait officiellement la permission d'épouser Amélie.

La joie du dompteur fut immense.

—Oh! je savais bien que tu y viendrais! Tiens! Tu me rends le plus heureux des hommes! Maintenant je pourrai mourir tranquille!

Il sauta au cou de son fils et dans l'excès de sa joie, il courut à la porte et appela son ami déjà rentré dans sa caravane:

—Collinet! Collinet! arrive donc! c'est François qui veut se marier avec ta fille!

—Si elle veut, ajouta François en riant.

Pour toute réponse, Amélie, qui était accourue, tendit ses joues à son ami, puis, pour célébrer cet heureux jour, tous les quatre s'attablèrent, et, autour d'un saladier de vin qu'on fit chauffer en hâte, discutèrent les conditions du mariage.

Ce ne fut pas long, les deux compères en ayant arrêté depuis longtemps les détails et les fiancés étaient bien trop amoureux pour s'attarder en des considérations qui leur paraissaitent si futiles!...

Il fut décidé toutefois que l'union serait célébrée à Paris dans le plus bref délai possible; puis le père Collinet vendrait son musée et se retirerait à la campagne après avoir constitué en dot à sa fille le montant de cette vente.

Il avait réalisé assez d'économies pour pouvoir vivre tranquille le reste de ses jours dans le petit trou où il avait acquis déjà une maisonnette et quelques lopins de terre.

Un mois après cette soirée mémorable, la ménagerie de retour à Paris s'installait provisoirement aux Quatre-Chemins, sur la route d'Aubervilliers, et sur le champ François envoyait à tous ses amis des lettres de faire part.

L'émoi fut grand sur le Voyage.

On ne s'attendait pas à cette solution.

Le beau François qu'on avait vu partir à contre-coeur, revenir si vite, converti et amoureux... d'Amélie Collinet, c'était à n'y pas croire!

Il fallait cependant se rendre à l'évidence, mais Jean Tabary se fit l'interprète du sentiment général.

—Ce n'est pas la peine d'être fort, d'être brave, lui dit-il, d'être la coqueluche de toutes les jolies femmes de Paris, pour finir aussi piteusement. Je te croyais plus d'énergie. Tu te laisses mener comme un gamin, c'est honteux! Tu te repentiras de ce que tu fais aujourd'hui... il ne sera plus temps.

—Mon cher, je t'assure qu'Amélie est charmante... tu ne la connais pas.

—Un homme dans ta position doit rester libre et indépendant... Tu es jeune, tu as de l'argent, il fallait profiter de la vie et ne pas t'emberlinguer d'une femme dont tu auras assez dans six mois!

Cette fois les insinuations de Jean Tabary restèrent sans écho.

Le parti de François était pris irrévocablement.

Pour sa vengeance, il se contenta d'inviter son ami à sa noce, qui devait se célébrer avec éclat au Salon des Familles, à Saint-Mandé.

On garda longtemps sur le Voyage le souvenir de cette fête à laquelle on avait convoqué le ban et l'arrière-ban de l'industrie foraine.

Dans une salle immense, tapissée de peaux de lions, ornée de trophées, autour d'une table en fer à cheval, chargée de victuailles, prirent place toutes les illustrations, toutes les célébrités du Voyage.

D'abord, les collègues, les dompteurs fameux: Dozon, Perdel, Giovanni, Gladiator, Julio et Bella-Mina, qui avaient tenu, en cette solennelle circonstance, à donner à leur aîné dans la carrière des marques de leur sympathie.

Puis Lamberty, directeur du Miroir Magique, celui que les ramonis reconnaissaient pour chef suprême; puis Devisme, Deker, les grands impresarios, Oiselli, directeur du Cirque des animaux savants, les Romillard, dû théâtre des Marionnettes, Augustin Bay, du Grand tir algérien, enfin la foule des montreurs de phénomènes, des patrons d'entresorts, manèges, massacres et tombolas; puis Bermondy, le grand champion de la lutte, directeur des Grandes Arènes, puis pêle-mêle des journalistes, des boulevardiers, des acteurs.

Amélie Collinet, toute rougissante et fière de s'appuyer sur le bras du beau dompteur, manifestement gêné dans son habit noir, était charmante dans son costume de mariée.

Le père Chausserouge était rayonnant. Quant à Collinet, il ne pouvait croire à tant de bonheur. Jamais, il n'aurait osé espérer pour sa fille, un parti aussi cossu.

La fête fut pleine de gaieté. On dansa jusqu'au matin aux sons de la cornemuse, et le père Chausserouge retrouva ses vingt ans pour ouvrir le bal avec sa bru, en exécutant aux applaudissements de tous, la danse de son pays, la bourrée traditionnelle.

Le lendemain, on tint conseil et on rechercha le parti auquel il convenait de s'arrêter.

La campagne en province avait été particulièrement heureuse; François fut d'avis de ne pas rester en si bon chemin, d'autant plus qu'il se souciait peu de passer sa lune de miel au milieu de ses anciens amis.

Une pareille proposition ne devait trouver d'objection ni auprès d'Amélie, ni auprès du vieux dompteur.

On avait exploité tout le Midi de la France; on exploiterait le Nord, et l'on pousserait jusqu'en Belgique en faisant séjour à Amiens, à Arras, à Lille, puis après cette dernière tournée, qu'on espérait fructueuse, on rejoindrait définitivement le Voyage.

Huit jours après, le père Collinet, le coeur un peu gros, embrassait sa fille dont il se séparait pour la première fois et la ménagerie se mettait en route.

Les années qui suivirent marquèrent l'apogée de la fortune des Chausserouge. François marchait de succès en succès; d'étapes en étapes, les ovations succédaient aux ovations.

Puissamment aidé par son père, qui se faisait vieux, mais dont l'entrain ne se ralentissait pas, il accomplit des exploits qui restèrent célèbres dans les annales de la banque.

C'est ainsi qu'on le vit faire le pari de monter en ballon avec son lion Néron, et gagner son pari.

A Bruxelles, une actrice célèbre ayant manifesté le désir d'entrer avec lui dans sa cage, il l'y autorisa et il sut tenir ses animaux en respect tandis que l'intrépide comédienne, d'une voix calme, récitait une pièce de vers de Victor Hugo devant un public frémissant d'enthousiasme.

A la suite de cet exploit, il devint à la mode d'assister le dompteur dans ses exercices et nombre de personnalités connues défilèrent avec lui dans la cage centrale.

Ce fut encore lui qui inaugura les séances d'hypnotisme au milieu d'animaux divers réunis pour la circonstance, et jamais un accident ne vint attrister une seule de ses représentations.

Il fut engagé dans les théâtres pour jouer les rôles de dompteur. Il parut dans les Pirates de la Savane, le Juif-Errant, dans une féerie surtout où il eut l'audace d'entrer en scène, au mépris des règlements de police, suivi de deux lionnes en liberté.

C'est à cette époque qu'il reçut en Belgique la croix du Mérite civil. Bref, François Chausserouge connut toutes les gloires, épuisa les honneurs.

Sa fortune s'arrondissait de jour en jour, et il se sentait si sûr de lui que rien désormais ne pouvait ébranler sa confiance. Il était né, pensait-il, sous une heureuse étoile, et c'était tout.

Le père Chausserouge marchait en plein rêve, tant ce prodigieux succès surpassait ses espérances. Quand il examinait le chemin parcouru, qu'il se reportait à ses débuts, il ne pouvait se défendre d'une certaine appréhension, d'un instinctif effroi.

C'était trop de bonheur à la fois, d'autant plus que son fils était heureux jusque dans son ménage, François ayant justement trouvé dans Amélie la compagne dévouée et aimante qu'il lui fallait.

Quoique d'apparence frêle, la fille du père Collinet avait puisé dans la tendresse qu'elle portait à son mari la force de remplir les devoirs nombreux qui lui incombaient dans cette incessante promenade à travers le monde.

Elle avait bien eu à se plaindre parfois du caractère changeant, même un peu brutal de François, dont l'ardeur s'était calmée, mais elle s'était montrée si dévouée, si attentive et si prévenante que jamais leur union n'avait été troublée par un désaccord grave.

Elle tenait à lui, elle l'aimait, elle eût souffert mille morts plutôt que d'encourir la colère de cet homme à qui elle avait consacré son existence, de s'aliéner l'affection de ce héros qu'elle n'était pas éloignée de prendre pour un demi-dieu.

François Chausserouge était en représentations à Liège lorsqu'elle accoucha d'une fille à qui on donna le prénom d'Élisabeth.

Elle salua cette naissance avec joie; c'était un lien de plus qui l'attachait au jeune dompteur et elle reporta sur le petit être, toute la tendresse dont elle était encore capable.

Le père Chausserouge eut préféré un fils, mais il se résigna bien vite, quand il entendait sa bru lui dire en souriant:

—Laissez donc, papa, elle est de votre sang, cette enfant-là! Nous en ferons une dompteuse... et vous n'aurez pas à rougir d'elle!

—Oui, mais je n'aurai pas le temps de la voir et de l'applaudir! riposta le vieillard d'un ton mélancolique.

Peut-être était-il hanté d'un sinistre pressentiment, car la venue de la petite Élisabeth, Zézette, comme l'appelait son grand-père, fut la dernière joie qu'il connut.

Un soir, comme il venait de rentrer dans sa roulotte, des cris étouffés, venant de la ménagerie, parvinrent jusqu'à lui.

Il prêta l'oreille, croyant avoir mal entendu. Cette fois, il ne s'était pas trompé, il reconnut la voix du veilleur appelant au secours.

Il courut frapper à la porte de la caravane de son fils:

—François, viens vite! Il se passe quelque chose de grave!

Comme il soulevait l'auvent de la ménagerie, un hennissement s'éleva, plaintif et douloureux, scandé de rugissements furieux.

—Mes chevaux qu'on saigne!... Nom de Dieu!

Il s'élança, et en deux bonds parvint à l'angle de la baraque, dans lequel il voyait, à la lueur de la lampe fumeuse du veilleur, s'agiter des masses confuses.

Un spectacle terrifiant et inattendu s'offrit à son regard. Un lion, échappé sans doute à la suite de l'imprudence du garçon de piste chargé de préparer la litière des animaux, s'acharnait sur un des poneys qu'il avait renversé dans son élan furieux, tandis que le second, à bout de longe, renâclait avec terreur.

Abrité derrière la balustrade des premières, le veilleur le visage en sang, sans bouger, criait à l'aide.

Le vieux dompteur s'arma d'une fourche et marcha résolument sur le lion, à qui il s'efforça de faire lâcher prise.

L'animal releva la tête en grondant.

Chausserouge reconnut alors l'un de ses plus redoutables pensionnaires, Pacha, une bête arrivée adulte chez lui, et qui s'était toujours montrée rebelle à toute éducation.

Sous les coups redoublés dont il l'accablait, le lion abandonna sa proie; il recula en rampant, ses yeux injectés de sang et qui lançaient des flammes fixés sur son agresseur.

—Arrière, Pacha..., sale bête!... arrière!... criait le dompteur en suivant le monstre dans sa retraite.

Tout à coup, l'animal se sentit acculé... Il se détendit comme un ressort et bondit sur Chausserouge qu'il renversa...

Alors, accroupi sur sa victime, il commença à lui déchirer la poitrine avec ses griffes.

Chausserouge, sans perdre son sang-froid, plongea ses mains dans la crinière de la bête qu'il saisit à la gorge; mais ses forces s'épuisaient.

Lentement ses doigts se desserrèrent, il rassembla toute son énergie et cria une fois encore:

—A moi, François!

Puis il ferma les yeux et perdit connaissance.

Excités par le bruit et les grondements de Pacha, les animaux, réveillés, bondissaient dans leurs cages épouvantant de leurs rugissements le veilleur, dont les dents claquaient de terreur, quand soudain apparut François, à demi-vêtu, suivi des garçons de piste.

Alors commença une lutte effrayante.

François, armé d'une carabine, n'osait faire feu craignant d'atteindre son père.

Il saisit un sabre-baïonnette que lui passa un des assistants et, à son tour, il frappa le lion pour le forcer à reculer.

Mais le monstre ne lâchait pas sa proie.

Rendu plus furieux encore par la douleur, bien que son sang s'échappât par vingt blessures, il continuait à s'acharner sur le corps pantelant du vieillard.

François Chausserouge fit appel à toute sa vigueur et à tout son sang-froid.

Il se pencha, saisit le lion par la gorge et l'arracha de dessus sa victime.

Puis quand il eut enfin dégagé son père de l'étreinte affreuse, avant même que l'animal eût eu le temps de bondir ou de revenir à la charge, il se releva, tout sanglant lui-même et déchargea les deux coups de sa carabine chargée à balle sur son terrible adversaire.

Le lion, blessé à mort, roula à terre, se releva et chercha encore une fois à s'élancer sur le dompteur, mais, vaincu définitivement, il s'affaissa, creusant dans la terre de profonds sillons à l'aide de ses ongles puissants et faisant une dernière fois retentir la ménagerie de ses rugissements désespérés.

François s'approcha de lui avec précaution et, saisissant le moment, où vaincu par la souffrance, il restait immobile, une écume sanglante à la gueule, il lui plongea dans le côté son sabre-baïonnette.

Secoué par une suprême convulsion, le corps de l'animal eut un soubresaut, puis retomba inerte... Le lion était mort.

Alors, sans se préoccuper de ses propres blessures, François souleva la tête de son père.

Le père Chausserouge respirait encore. On étendit le blessé sur un lit de paille, en attendant l'arrivée d'un médecin.

Amélie qui, remplie d'épouvante, avait assisté de loin à cette scène de carnage, s'approcha et resta muette d'horreur.

Le corps du vieux dompteur n'était plus qu'une plaie. A voir ce ventre ouvert, cette poitrine déchirée, cette face méconnaissable, on s'étonnait qu'il pût vivre encore. Une des épaules était broyée et le bras pendait, presque détaché du tronc.

Agenouillé près de son père, François étanchait les blessures à l'aide d'un linge humide, lavait son visage souillé...

Tout à coup, le père Chausserouge ouvrit les yeux:

—C'est toi? articula-t-il d'une voix si faible que son fils seul put l'entendre.

—Oui, père, c'est moi!...

—Qu'y a-t-il?... Ah!... oui, je me souviens, c'est Pacha, le lion échappé... L'as-tu fait rentrer... dans sa cage?

—Non, père..., je l'ai tué!

—C'est dommage!... C'était une belle bête!... Mais je ne sais plus... Je souffre... C'est fini, va... je vais mourir!...

—Non, père, tu ne mourras pas... le médecin va venir! Laisse-toi soigner... Ne parle pas!

—Je te dis que je vais mourir... et le médecin n'y fera rien!... Eh bien! J'aime mieux ça!... Mourir en dompteur... comme tous les autres... les grands... c'est une belle mort, ça, tu sais, fils!... Ça vaut mieux que de mourir dans un lit... Et puis, ça m'est égal... Tu es content... Tu es heureux... Ça me fait moins de peine de m'en aller... Oui... Pacha... c'était un beau lion... Il faut bien aimer tes bêtes, tu sais!...

Épuisé par l'effort, le blessé s'arrêta un instant, puis il reprit:

—Aime bien ta fille Zézette... et puis Mélie aussi... c'est une bonne femme... Il faut les aimer toutes deux... Maintenant que tu vas être le maître tout seul... tâche qu'on continue à dire que les Chausserouge sont les premiers dompteurs... du monde!...

En ce moment, le médecin arriva. Il jeta un coup d'oeil sur le vieillard, et il eut un geste de découragement que surprit le vieux dompteur.

—Je vais mourir, n'est-ce pas, monsieur le médecin?

—Mais non, je n'ai pas dit ça, mais pour vous panser il faudrait que vous soyez sur un lit.

—Non... non... ne vous inquiétez pas de moi... Moi, je suis réglé!... Et je veux finir ici... dans ma ménagerie... Occupez-vous de François qui est jeune, lui... et qui s'est fait blesser en me défendant... Garçon, je veux embrasser Zézette!...

Puis, quand François eut apporté l'enfant et rempli ainsi le dernier désir de son père, le vieillard laissa tomber sa tête et resta sans mouvement. Il ne reprit pas connaissance et mourut dans la nuit.

On fit au vieux dompteur des funérailles magnifiques, auxquelles la ville entière assista.

François avait été cruellement touché par cet affreux accident:

—Je ne veux pas rester ici un jour de plus, dit-il à sa femme en rentrant dans sa caravane... Partons!... le changement me fera oublier mon chagrin!

—Où allons-nous?

—A Paris!... retrouver le Voyage!

Amélie soupira, mais elle n'osa exprimer sa pensée secrète.


V


La disparition du père Chausserouge causa un plus grande vide dans la ménagerie qu'on aurait pu tout d'abord le supposer.

Bien que le vieux dompteur ne parût plus dans les cages depuis les débuts de son fils, il s'était réservé dans l'administration la part la plus ingrate et la plus laborieuse.

Avec une abnégation rare, il s'astreignait à une surveillance de tous les instants.

Levé à la première heure, il avait l'oeil à tout, ne se fiant qu'à lui pour le choix de la nourriture des animaux, pour les soins journaliers à leur prodiguer.

C'est à ce dévouement absolu à la cause commune, joint à l'attrait du spectacle, que la ménagerie devait cette prospérité étonnante qui ne s'était pas démentie depuis des années.

François ne comprit bien la perte qu'il venait de faire qu'au lendemain des obsèques de son père, lorsqu'il se trouva seul en face des multiples devoirs qui lui incombaient.

Il en ressentit un découragement d'autant plus profond que cette mort avait été plus imprévue.

A ce sentiment s'en mêlait un autre: une sorte de crainte superstitieuse qu'il n'avait jamais éprouvée jusqu'alors.

—C'était bien cela, la vraie fin du dompteur! avait balbutié le vieux Chausserouge à sa dernière heure. Et ces paroles avaient résonné à son oreille comme un avertissement suprême, dicté à son père par cette sorte de prescience que donne l'approche de la mort.

Ainsi il était voué inéluctablement à cette fin terrible par la dent de ses bêtes et ce pouvait être son tour dans un an, dans un mois, une semaine, demain... ce soir peut-être.

Et ni les consolations que lui prodigua sa femme, ni l'ingénu sourire de Zézette ne parvinrent à chasser le trouble qui s'empara de son âme.

Pour recouvrer la pleine possession de lui-même, il avait besoin de ne plus se sentir seul, de vivre au milieu de l'agitation des fêtes, et c'est ainsi qu'inconsciemment, mû par une impulsion secrète qui l'attirait vers le bruit, la distraction, il avait résolu de rejoindre le Voyage.

Aussi bien, il n'avait pas paru depuis longtemps à Paris; il tenait à ne pas s'y faire oublier. Le malheur qui venait de le frapper avait fait le tour de la presse, qui s'était montrée unanimement sympathique.

Son nom allait revenir à la mode; c'était l'heure ou jamais de mettre fin à sa campagne et d'opérer sa rentrée. Justement la fête des Invalides allait commencer. Il télégraphia, fit retenir sa place et il se mit en route.

Dès son arrivée, tous les forains défilèrent dans la ménagerie. On tenait à savoir, de la bouche même du jeune dompteur, les détails du terrible accident et à lui apporter le tribut des consolations d'usage.

Jean Tabary fut un des premiers à venir serrer la main de son ancien ami.

—Reste, lui dit François, j'ai à te parler sérieusement.

Et quand tout le monde fut parti, et qu'ils purent causer seul à seul, heureux de trouver quelqu'un dans le sein de qui il put s'épancher librement et chez qui il était sûr de trouver un appui moral, le dompteur lui raconta sa vie depuis leur dernière séparation.

Il lui dit ses succès, la renommée acquise, la prospérité croissante de la ménagerie, puis, subitement, la catastrophe inopinée dont la soudaineté l'avait terrifié, bien que l'avenir lui apparût, d'autre part, plus souriant que jamais.

Il lui dit ses doutes, ses appréhensions folles de la mort, cet effroi de la solitude qui lui avait fait reprendre si rapidement le chemin de Paris, cette crainte idiote peut-être, mais réelle, à la pensée qu'il allait falloir supporter seul un fardeau trop lourd, assumer une responsabilité qui lui semblait d'autant plus grave qu'il avait à présent charge d'âmes.

Sa femme, cette petite Zézette qui avait été la joie des derniers jours du pauvre père Chausserouge et qui était son unique enfant!

Ah! non, il avait été gâté! S'il était l'homme des audaces, des actes héroïques, il avait besoin dans la vie d'un autre lui-même, sur qui il pût aveuglément compter, qui remplît auprès de lui la place qu'avait occupée son père, pendant ces dernières années.

Et c'est à cet égard, pour s'enlever toute espèce de doute, qu'il avait tenu à consulter son ami.

Jean Tabary haussa dédaigneusement les épaules:

—Tu me fais rire, mon pauvre François! lui répliqua-t-il. Tu seras donc toujours le même? A te voir mou comme une chique, peureux comme une femme, irrésolu, je me demande où tu peux trouver le courage d'entrer dans les cages et de faire manoeuvrer les bêtes! Ah ça! mais franchement, je ne te comprends pas! Tu es dans la plus belle situation que tu puisses rêver. Jusqu'à aujourd'hui, tout ce que tu as entrepris t'a réussi... Tu as une collection... de l'argent de côté, une grande renommée et tu te plains!... Ah! si, il te manquait quelque chose... l'indépendance! Certes, tu as évidemment perdu beaucoup, en perdant ton père, qui était un rude homme, un peu brute, mais rude homme tout de même!... mais il n'y a pas à dire, à ton âge, ça devait te peser, voyons, de ne pas te sentir ton maître! Surtout qu'en somme, ce n'est pas lui qui l'a fait ta réputation... Tu te l'es bien faite tout seul! Et voilà qu'au moment où le vieux disparaît... où tu deviens libre, tu passes ton temps à gémir et à désespérer!... Toi, l'homme le plus brave qu'il y ait sur le Voyage, tu as le trac parce qu'il te manque quelqu'un pour surveiller ton monde et veiller à ce qu'on ne laisse pas crever de faim tes bêtes!... Car enfin, il ne faisait que ça, ton père! Tiens! tu me fais de la peine! Laisse donc! va, un régisseur, un administrateur, ça se trouve... On n'a qu'à y mettre le prix! Ah bien! conclut-il en soupirant, c'est moi qui voudrais être à ta place, au lieu de panader avec mon truc à la manque où il n'y a qu'à manger de l'argent... Tu verrais si je canerais!

—Ça ne va donc pas, ton entresort?

—Non, le métier se perd. La Préfecture nous cause des ennuis. Voilà qu'elle se mêle maintenant de ce qui ne la regarde pas. Elle s'inquiète de l'âge des femmes qu'on occupe. Si ça ne fait pas suer. Et puis nous avons eu affaire, ces temps derniers, à des grincheux, qui ont formé une ligue anti-foraine sous le prétexte que nos installations et le bruit de nos parades les empêchaient de dormir... Ah! mon vieux, tout n'est pas rose! Bien que nous ayons résisté énergiquement, que nous ayons maintenu des droits, que nous achetons d'ailleurs assez cher en payant patente et en louant nos places à des prix exorbitants, nous avons un mal du diable à nous en tirer... Qu'est-ce que tu veux? Il n'y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Pas moyen de faire comprendre à ces gens-là qu'une fête c'est la fortune, d'un quartier, c'est la caisse de l'arrondissement remplie jusqu'aux bords...

—Sans compter, dit Chausserouge sentencieusement, qu'il faut des amusements pour le peuple... Qu'est-ce qu'il lui restera, si on supprime les fêtes?

Et comme une phrase qu'il avait lue dans les journaux lui revenait subitement à la mémoire, il ajouta:

—Pendant que le peuple s'amuse, il ne songe pas à faire des révolutions!

—Nous avons eu des réunions où on a dit tout ça... reprit Tabary. Ça n'a servi à rien. Et alors, chaque fois que nous allons nous installer dans un quartier, c'est toute une affaire pour avoir la permission d'abord... une prolongation ensuite et on nous impose des conditions qui rendent le travail, sinon impossible, du moins si onéreux, que le métier de Voyageur, si ça continue, va devenir un métier de crève-la-faim... Pour comble de malheur, v'là les saisons qui se détraquent... On ne sait plus comment on vit ni sur quoi compter... Il fait beau quand on se repose. Il fait mauvais quand il devrait faire beau... Ah! non, mon vieux, tu sais, c'est pas drôle... Et certainement,—ça, c'est encore ta veine!—y a que toi depuis quelque temps qu'ait pu gagner de l'argent et encore parce que tu as eu le nez de quitter Paris au bon moment. Maintenant, on ne sait pas, peut-être que ton retour va nous porter bonheur!

—Écoute, dit Chausserouge, qui avait écouté très attentivement les doléances de son ami, je te connais depuis longtemps, je sais que tu es un débrouillard... Il me faut quelqu'un pour m'aider... Veux-tu entrer chez moi?

—Pourquoi faire?...

—Bien entendu que je ne t'engage pas comme dompteur, répliqua François. Veux-tu entrer pour faire tout ce que faisait mon père? Tu seras régisseur ou administrateur... à ton choix.

—Aux appointements de?...

—Nous fixerons cela ensemble. Voyons, veux-tu?

—Pour ça, il faudra que je consulte ma mère.

—Va l'inviter à dîner de ma part pour ce soir. Nous causerons et j'espère bien que nous nous entendrons.

—Moi, j'en suis sûr! dit Jean en se séparant de son ami.

Quand il fut resté seul, il sembla à Chausserouge qu'il était débarrassé d'un poids énorme.

L'insouciance, la roublardise de Jean Tabary le ragaillardissaient. Avec un aide comme celui-là, sa confiance renaissait; maintenant qu'il était sûr de trouver constamment près de lui un conseiller énergique, habile à trouver des expédients, à tourner les difficultés, l'avenir lui paraissait moins sombre, moins hérissé de périls.

Bien qu'âgé de cinq ans de moins, Jean Tabary avait toujours exercé une énorme influence sur François Chausserouge.

Sa seule présence venait en un clin d'oeil de dissiper les doutes, les craintes folles qui depuis quinze jours troublaient la vie et annihilaient la volonté du dompteur.

Ce fut donc le visage souriant, presque gai, qu'il se hâta d'aller prévenir sa femme.

—Ce soir, dit-il à Amélie, tu feras dresser la table dans la grande roulotte. Nous avons du monde à dîner.

—Qui donc?

—Louise Tabary et son fils.

—Ah! fit simplement la jeune femme, dont le visage devint soucieux.

—Pourquoi fais-tu la mine? Les Tabary sont d'excellentes gens. Qu'est-ce que tu as contre eux?

—Moi, rien! Je ne les aime pas, voilà tout!

—Alors, fit le dompteur d'un ton sec, il faudra faire comme si tu les aimais, parce que tu es exposée à les voir souvent.

—Comment cela? demanda Amélie qui flairait un danger.

—Il est probable, continua Chausserouge, qu'à partir de demain Jean Tabary entrera chez nous comme régisseur... Il nous faut quelqu'un. Jean est bien au courant du métier... Il remplacera le père... Ainsi...

La jeune femme pâlit.

Jean Tabary entrant comme employé dans la ménagerie! Et pour remplacer le père, qui le détestait tant! Ce Jean qui avait détourné jadis son mari, qui l'avait entraîné dans une vie de débauches, dont elle avait tant souffert, à laquelle le vieux Chausserouge avait eu tant de peine à arracher son fils!

Et voici que dès la première heure de son retour, François retombait sous cette influence néfaste! Voici qu'il lui ouvrait toutes grandes les portes de sa maison!

Elle en avait le pressentiment très net, si elle ne s'opposait pas de toutes ses forces à cette intrusion dangereuse, c'en était fait de son bonheur et peut-être de la fortune de rétablissement.

Son devoir était tout tracé.

Elle devait à son titre d'épouse et mère de se révolter contre cette tyrannie prochaine dont elle serait par contre-coup la première victime.

Elle appuya sa main sur le bras de François et d'une voix très ferme:

—Tu ne peux pas introduire chez nous cet homme, contre lequel ton père avait tant de haine... ce serait insulter à sa mémoire! Je regrette d'avoir à te le rappeler... Jean Tabary est un être perdu, dont tu ne peux ignorer la mauvaise réputation... Il a été ton mauvais génie... Qu'il vienne dîner ici ce soir, si tu y tiens, avec sa mère, mais pour moi... pour notre enfant, ne le prends pas avec toi! Je t'en supplie!... Tu trouveras assez autre part un régisseur connaissant mieux le métier!

François Chausserouge ne s'attendait pas à cette résistance. Il haussa les épaules:

—Tais-toi donc! Jean Tabary est un honnête homme, un excellent ami, qui nous aime beaucoup, qui est très malin et qui nous sera d'une grande utilité. On t'aura monté la tête... Il ne faut jamais écouter les mauvaises langues.

—Jean Tabary, un honnête homme! Ta faiblesse pour lui, ou plutôt l'influence qu'il exerce sur toi t'aveugle! Mais, moi aussi, je suis du Voyage... Et je n'ai eu besoin de personne pour apprendre ce que que tout le monde sait!... De quel métier avouable a-t-il vécu jusqu'à ce jour, ton Jean Tabary, qu'on trouve plus souvent chez les mastroquets que sur la place! Et sa mère?... Sa mère, sais-tu ce qu'on dit d'elle?... Connais-tu la réputation qu'elle s'est acquise... et qu'elle a conservée depuis... du reste!... Et ce sont ces gens-là que tu vas faire asseoir... ici... à côté de moi... à cette table de famille... que tu vas introduire chez nous... Ce sont ces gens-là dont tu vas accepter les conseils, en attendant qu'ils te donnent des ordres... chez toi! Tiens, j'en rougis pour toi!

—Amélie! cria Chausserouge exaspéré en levant la main.

Jamais la jeune femme ne lui avait parlé d'un ton si ferme.

Jamais elle ne s'était révoltée avant autant de violence contre ses caprices et ses fantaisies.

La jeune femme s'était laissée tomber sur une chaise et les coudes sur la table, la tête dans ses mains, elle pleurait silencieusement, étonnée elle-même d'avoir mis tant d'énergie dans son indignation.

La colère du dompteur tomba en présence de cette douleur qu'il sentait si réelle; au fond pensa-t-il même que la jeune femme pouvait avoir raison; mais, soit qu'il mit son amour-propre à ne vouloir point céder soit que sa brutalité ordinaire qui ne s'exerçait que contre les faibles eût repris le dessus, il s'avança et frappa du poing sur la table:

—Il n'y a, prononça-t-il durement, qu'un seul maître ici, c'est moi! Et il n'y aura jamais que moi! Je veux qu'on m'obéisse, entends-tu, et je te dispense de tes récriminations!... Tu vas faire préparer à dîner, et, si cela me plaît, Jean Tabary entrera chez nous!

Puis, fier de cet acte d'autorité, il sortit en faisant claquer la porte.

Amélie se leva, le regarda s'éloigner, puis elle eut un geste de résignation douloureuse, comme si un abîme, ses efforts ne parviendraient jamais à combler, venait de s'ouvrir devant elle...


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