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Zézette : moeurs foraines

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XIV


Durant les premiers mois qui suivirent la mort de Chausserouge, rien ne fut notablement changé dans l'existence de Zézette.

Les Tabary affectèrent tout d'abord de lui montrer des prévenances; des égards auxquels ils l'avaient peu habituée, mais qui faisait dire sur tout le Voyage:

—Quelle chance a eue cette petite Zézette de tomber sur les Tabary! Comme ils sont gentils pour elle!

S'ils parlaient de la fin du dompteur, de l'avenir de l'enfant, c'était avec d'hypocrites apitoiements:

—Cette pauvre enfant!.. qui aimait tant son père!.. Le malheur avait fait d'elle une orpheline... Eh bien! elle ne restait pas seule, abandonnée dans la vie... Elle retrouvait une nouvelle famille!...

Pendant quelque temps, Fatma elle-même se laissa prendre à ces marques de tendresse, à cette sympathie qu'on témoignait à la gamine.

Il lui parut bien qu'on avait dû lui changer la Tabary qu'elle connaissait, mais on s'amende à tout âge et elle mit sur le compte du changement soudain de position cette façon d'être si nouvelle et si inattendue.

—L'argent rend meilleur... aussi la vue des malheurs d'autrui!... Contrairement à mes prévisions, Zézette sera peut-être plus heureuse qu'il n'était permis de l'espérer.

Seule, Zézette, dont tant d'événements terribles avaient fortifié le jugement, Zézette, qui gardait le souvenir du passé, n'ajoutait aucune foi aux protestations des Tabary.

Leurs avances la laissaient froide et elle n'opposait qu'un mutisme farouche aux témoignages d'affection qu'on lui prodiguait.

Au contraire, chaque jour resserrait les liens qui l'unissaient à la trinité d'amis qu'elle s'était choisis, comme si elle eût prévu qu'elle aurait bientôt à mettre leur dévouement à l'épreuve.

La suite des événements lui donna raison.

Au fur et à mesure que s'éteignit le bruit qu'on avait fait autour de la mort de Chausserouge, que le silence se fit sur ces incidents qui avaient passionné le Voyage, un changement notable s'opéra dans la manière d'agir des Tabary...

Jean, qui tout d'abord affectait de consulter pour la forme Zézette, ou tout au moins de la prévenir chaque fois qu'il apportait une modification quelconque dans l'administration de la ménagerie, négligea de la considérer comme l'héritière ou tout au moins la maîtresse future de la plus importante des deux parts de l'établissement.

Il parlait en maître, achetait et vendait des animaux selon son bon plaisir, changeait l'ordre des exercices, s'intéressait au dressage des pensionnaires, tâche dont s'acquittait Giovanni avec beaucoup de bonheur.

Le jeune dompteur, très jaloux de ses prérogatives, subissait fort impatiemment ce joug.

Il lui arriva un jour de répondre à Tabary:

—Si vous êtes plus fort que moi... prenez ma place!

Jean, piqué, l'eut pour cette réponse certainement mis à la porte, si la collaboration du jeune homme, habitué aux animaux et très sympathique au public, ne fut devenue indispensable.

Toutefois, comme il ne voulait pas laisser le dernier mot à son subordonné, il répliqua aigrement:

—On dirait, ma parole, mon cher, que vous êtes seul dompteur au monde!... Vous exercez un métier qui ne demande en somme que de l'audace et un peu d'habitude... Si j'avais commencé à votre âge... il est probable que je serais aussi fort que vous... Comme je veux vous prouver que sans être jamais entré dans une cage, je me connais en dressage autant que vous pouvez vous y connaître, je vous préviens que je vais faire moi-même un numéro. Ce sera pour vous autant de besogne de moins...

Jean Tabary avait de la hardiesse et de l'imagination.

Il inventa un intermède comique dont la Grandeur, Loustic et trois jeunes lionceaux firent les frais, et il mit son projet à exécution.

Costumé en clown, entre deux entrées de cage de Giovanni, il donnait une petite représentation qui plut beaucoup au public habituel de la ménagerie.

Grisé par ce succès, il rêva bientôt de s'attaquer à des animaux plus redoutables; progressivement, il s'entraîna, prit goût à la profession, mais pour garder un peu de variété dans les différents exercices, il s'appliqua à ne soumettre au dressage que ceux qui ne servaient pas à Giovanni.

C'était ainsi qu'on le vit présenter et faire travailler successivement un ours blanc, puis des loups russes, puis deux hyènes.

Louise Tabary applaudissait beaucoup à cette décision nouvelle.

C'était un pied de plus pour eux dans la ménagerie, d'autant plus que maintenant Jean apportait un concours effectif, n'apparaissait plus comme un intrus aux yeux des véritables dompteurs et cette énergique détermination coupait court à toutes les médisances et à toutes les calomnies.

Zézette souffrit beaucoup de cette innovation.

C'était son succès à elle que Tabary lui volait en reprenant l'idée qu'avait eue son père en la faisant débuter en Italie.

C'étaient ses animaux à elle, Loustic et la Grandeur, que le dompteur improvisé présentait au public et il rendait impossible sa rentrée dans les mêmes exercices, le jour où la Préfecture lèverait le veto, qui avait suspendu le cours de ses représentations à elle.

Elle le sentait parfaitement. C'était autant sa rivalité avec Giovanni que le désir de la faire oublier, de la détacher du métier, qui avait poussé Jean Tabary à tenter cette aventure.

D'autant plus que, bien qu'elle approchât de quatorze ans, qu'elle eût grandi autant en taille qu'en sagesse, on ne parlait plus de renouveler la demande de levée d'interdiction.

Elle dévorait tout bas son chagrin, sentant bien qu'elle n'était pas encore de force, et qu'elle se heurterait à un parti pris d'hostilité, à la volonté de lui être désagréable.

—Ah! j'aurai mon tour, disait-elle quelquefois à Fatima, l'existence que je mène ici aura une fin, je vous jure, et je reviendrai maîtresse incontestée de ma ménagerie!

Une seule pensée la consolait, la pensée que son lion, le terrible Néron, lui restait. Ah! celui-là, il était bien à elle... et il saurait lui rester fidèle!

Elle ne craignait pas que Jean Tabary vint le lui prendre... Même à Giovanni, il n'eût pas été prudent de tenter une expérience.

Maintenant que Néron, qui avait plus de dix ans, c'est-à-dire qui se trouvait dans la force de l'âge, était guéri de ses blessures, il manifestait une férocité qui rendait à tout homme fort dangereuse à son approche à moins d'un mètre de la cage.

A la vue de Jean Tabary, du jeune dompteur ou du moindre garçon de piste, sa crinière se hérissait, ses yeux lançaient des flammes.

Debout au bord de la cage, il passait ses pattes de devant à travers les barreaux, lançait dans le vide de formidables coups de griffes, prêt à mordre, à déchirer quiconque eut été assez osé pour passer à sa portée.

Il fallait prendre les plus grandes précautions pour nettoyer sa cage, pour lui donner à manger. On eut dit qu'il avait reporté sur le personnel mâle de la ménagerie toute la haine qu'il avait jadis vouée au malheureux Chausserouge.

Seule la vue de Zézette parvenait à le calmer, au milieu même de ses plus grandes fureurs. Devant elle, il se faisait petit, soumis, docile et caressant.

La petite fille s'approchait sans crainte de la cage de la terrible bête; le lion passait sa langue rugueuse sur la petite main qu'elle lui tendait à travers ces barreaux qu'il ébranlait tout à l'heure sous son effort.

C'était là son triomphe, son orgueil; près de Néron, elle oubliait ses peines, ses chagrins, les humiliations qu'elle endurait.

Un jour, comme les Tabary achevaient de déjeuner, Jean dit à brûle-pourpoint:

—J'ai trouvé à vendre Néron... Un beau prix, vingt mille francs... C'est une occasion superbe... pour un animal qui ne sert à rien...

Zézette se redressa, révoltée.

—Néron! Vendre Néron! Il est à moi, je le garde!

—D'abord, dit Jean qui avait été tout d'abord abasourdi par cette interruption à laquelle il ne s'attendait pas, je suis juge de la question... Je suis tuteur... et je suis maître... Il m'appartient de sauvegarder nos intérêts comme je l'entends.

—C'est possible! dit Zézette, bien que toutes tes innovations ne soient pas de mon goût, je n'ai rien dit jusqu'ici... Aujourd'hui, je me fâche... Tu m'as pris la Grandeur, Loustic, ces bêtes que j'avais dressées et qui ne connaissaient que moi, j'ai laissé faire, tout en souffrant beaucoup de les voir en d'autres mains que les miennes... Aujourd'hui, tu veux m'enlever Néron... Ça ne sera pas! Je suis encore quelque chose ici.

—Un animal qui a mangé ton père!... dit Jean Tabary avec colère..

—Oui... malheureusement... et qui dévorera quiconque l'approchera, quand ce ne sera pas moi!... Eh bien, je tiens à Néron... Il est né dans l'établissement, il n'en sortira pas et c'est avec lui que je ferai ma rentrée devant le public, le jour où j'aurai l'âge... Du reste, ce jour-là bien des choses seront changées, je t'en réponds!...

—Tudieu! dit Jean d'un air mauvais, en voilà une gamine entêtée! Écoute bien, Zézette, dans ton intérêt, je ne te conseille pas de faire la mauvaise tête avec moi... Tu as plus à y perdre qu'à y gagner... Sinon, j'agirai avec toi comme on agit avec les petites filles pas sages, je te flanquerai le fouet...

—Viens-y donc! cria Zézette en se levant, les bras croisés.

Et il y avait dans le regard de l'enfant tant de fermeté; on y lisait une résolution si arrêtée de ne pas se laisser traiter en gamine que Tabary se sentit à moitié vaincu.

—Écoute bien, Jean, ajouta la fille de François Chausserouge sur un ton qui ne laissa pas de troubler les Tabary, tu viens de dire un mot que je vais retourner contre toi... Tu as dit que j'avais plus à perdre qu'à gagner en te contredisant...

—Parfaitement! dit le jeune homme qui devenait blanc de colère.

—A mon tour, je te dis: Prends garde!... Je te connais... bien, très bien... et je sais des choses... qu'il vaut mieux pour nous tous que je ne répète jamais!...

Et appuyant sur les mots, sans cesser de fixer sur son interlocuteur un oeil enflammé, elle ajouta:

—Ne me force pas de parler!

Puis, sans attendre de réponse, elle sortit en faisant claquer la porte de la caravane.

Les deux Tabary s'interrogèrent du regard.

—Enfin, dit Jean, après un petit moment de silence, qu'a-t-elle voulu dire? Y comprends-tu quelque chose?

—Moi, rien!... répliqua la mère. Pourtant... si elle savait?...

—Tu n'as jamais laissé seul son père avec elle? demanda le jeune homme dont le sourcil se fronçait.

—Jamais!... C'est égal... Il faut prendre garde et j'ai bien peur qu'elle ne nous donne pas mal de fil à retordre... En attendant, que vas-tu faire?

—Moi! passer outre! Je vends Néron!...

Il se leva, se promena un instant très agité, puis, brusquement:

—Après tout, dit-il, si elle sait quelque chose, à propos de Vermieux... il n'y a pas de preuves... Je m'en fous! Mais si c'est cela, qu'elle fasse attention à elle!...

—Pas d'imprudence! interrompit la mère Tabary, laisse-moi réfléchir et après... je trouverai peut-être un moyen...

Dès le lendemain, Jean Tabary recevait la visite d'un des forains, qui avait été choisi pour composer le conseil de famille.

Zézette était allé se plaindre à lui. Il eut une longue conférence avec le jeune homme, lui exposa qu'il valait peut-être mieux ne pas se mettre à dos sa pupille et garder le lion.

Après tout, si vingt mille francs étaient une somme bonne à encaisser, la ménagerie, en perdant Néron, un lion célèbre, perdait une attraction unique.

Il fit si bien qu'il persuada Jean de ne pas donner suite à son projet.

Le jeune homme se résigna, mais jura de prendre sa revanche. Ce fut Louise qui lui en fournit l'occasion, à bref délai.

Un jour qu'elle venait d'avoir une violente discussion avec une de ses pensionnaires, et que cette dernière, poussée à bout, avait quitté l'entresort, elle conçut l'idée de la remplacer par Zézette.

Comme elle s'attendait de la part de l'enfant à une résistance sérieuse, elle résolut de la brusquer.

—Ma fille, lui dit-elle un beau matin, tu te plains toujours de ne rien faire. Voici pour toi une excellente occasion de te rendre utile... Mariette vient de me quitter. Il y a une place vacante dans l'entresort... Tu vas la prendre...

—Moi? demanda Zézette fièrement, oh! vous vous trompez, madame Tabary! Je suis la fille de François Chausserouge... Je suis dompteuse... Je ne monterai pas sur l'estrade de votre entresort... Je n'ai rien à y faire.

—Fatma y est bien! En voilà une prétention! fit aigrement la mégère. Mademoiselle dédaigne de se montrer en public à côté de jeunes personnes qui te valent, tu sais, ma fille! Et leur société n'est pas plus déshonorante que celle des quatre lions pelés de la ménagerie.

—N'importe! N'attendez pas cela de moi.

La mère Tabary s'emporta, mais ni les cris, ni les menaces, ni les injures ne purent parvenir à faire fléchir la volonté de Zézette.

Les épreuves par lesquelles elle passait depuis la mort de son père avait trempé durement le courage de l'enfant et l'avaient rendue forte.

Le soir même, Louise Tabary rendit compte à son fils de ce nouvel incident.

—Vois-tu la mijaurée! dit-elle. Il faut absolument que nous prenions à son égard des mesures sérieuses... Il faut la pousser à bout... A la fin, elle finira bien par être matée.

Mais elle se trompait dans ses prévisions. Zézette ne fit aucune concession et aucune des tentatives nouvelles n'obtint plus de résultat que la première. Elle resta intraitable.

Dès lors, la vie pour elle devint insupportable. Plus de ces égards, plus de ces prévenances insolites qu'avaient affectés à son égard les Tabary. Maintenant on ne s'occupait plus d'elle ou si on s'en occupait, c'était pour la pousser à bout et lui reprocher son entêtement...

Pour elle, plus un instant de repos; chaque jour les mêmes ennuis se répétaient, les mêmes taquineries aggravées et attisées par la rancune de son tuteur.

Jean Tabary surtout montrait une âpreté, qui indignait les témoins habituels de ses méchancetés.

Zézette dévorait son chagrin en silence. Elle sentait que tous ces efforts conjurés tendaient à la forcer à fuir loin de cet établissement qui était sien, à quitter ce couple que sa présence gênait et c'est justement pourquoi elle tenait à se montrer tenace, à ne rien céder de ses droits.

Aussi, comme un jour Fatma, révoltée du cynisme des Tabary, lui offrait simplement de partir avec elle, de chercher un asile ailleurs qu'à la ménagerie, jusqu'à l'heure de sa majorité, refusa-t-elle énergiquement.

—Je suis chez moi, ma pauvre Fatma. Je resterai chez moi, malgré eux.

—Mais nous ne quitterons pas le Voyage... Tu les surveilleras d'un peu plus loin, voilà tout... Charlot, à qui j'ai raconté tes ennuis et qui maintenant, est à la tête d'un petit pécule, t'offre de le mettre à ta disposition... C'est de l'argent bien placé et il sera si heureux de t'être agréable!...

—Remercie-le de ma part... Peut-être aurai-je bientôt besoin de lui... ou plutôt de son aide... de sa protection. Puis-je toujours compter sur lui?

—Comme sur moi!

—Merci!

—Mais enfin, que comptes-tu faire? La position est intolérable.

—C'est à quoi je réfléchis... J'ai une défense toute prête. Mais j'ai besoin de beaucoup réfléchir...

—Peut-être pourrais-je donner un conseil...

—Jamais! Ce que j'ai à dire est trop grave... et nulle que moi ne doit être dans la confidence. C'est un secret qui ne m'appartient pas... Ce n'est pas que je me méfie de toi... Mais je n'en suis pas maîtresse...

Les semaines se succédèrent sans qu'elle se sentit le courage de prendre une résolution définitive. Il vint pourtant un jour où sa situation devint si critique, où les exigences des Tabary devinrent si pressantes qu'elle dut se résigner à agir.

—Je ne sais pas, dit-elle à Fatma, comment les choses tourneront aujourd'hui... A tout événement, dis à Charlot de se tenir prêt.

Sûre de cet appui, elle s'adressa à Giovanni. Le dompteur, témoin discret de l'indigne traitement qu'on faisait subir à la jeune fille, n'avait jamais laissé passer jusque-là une occasion de lui prouver sa sympathie.

Elle comptait bien trouver aussi de ce côté une aide effective, mais elle était loin de s'attendre aux sentiments secrets qui firent explosion dès la première question qu'elle adressa au jeune homme.

Giovanni, dont l'ambition seule avait jusque-là dirigé la conduite, aimait aujourd'hui Zézette. Rien dans son attitude n'avait toutefois laissé deviné la passion qui grandissait dans son âme.

Tout d'abord une pitié immense l'avait fait s'intéresser à cette enfant que la mort de Chausserouge laissait seule en butte aux intrigues des Tabary, pour lesquels il avait dès le premier abord ressenti une instinctive aversion.

Puis cette pitié avait fait place à un intérêt dicté par le calcul. Zézette n'était-elle pas destinée à recueillir l'héritage de son père?

A présent, depuis qu'il avait vu les Tabary remplacer les prévenances de la première heure par des procédés dont il devinait le motif un peu inavouable, son honnêteté naturelle s'était révoltée, et il eut souhaité pouvoir prendre ouvertement la défense de la jeune fille.

De la jeune fille! Car il ne pouvait plus appeler que de ce nom la fille de Chausserouge...

En quelques mois, Zézette, enfant lors du décès de son père, avait grandie, s'était complètement transformée...

Brusquement, il avait fallu remplacer les robes courtes... La puberté aidant, en même temps que ses traits s'étaient accentués, la taille de Zézette s'était allongée... sa poitrine avait pris de l'ampleur..... L'enfant avait disparue et comme une chrysalide devenant tout d'un coup papillon, une jeune fille était née...

A la voir grande, ses yeux noirs brillant d'un éclat singulier, ses cheveux relevés en torsade, on lui eût maintenant donné dix-huit ans.

Elle était désirable... et peut-être était-ce à ce changement soudain qu'il fallait attribuer l'idée germée dans le cerveau de la mère Tabary, de la faire débuter dans son entresort...

Là, elle aurait pu oublier les dures leçons de sa jeunesse... Elle se fut trouvée en contact avec un monde nouveau, en but à des déclarations, à des tentations auxquelles elle n'eût peut-être pas résisté... Et c'eût été là une dérivation excellente...

Corrompue, dévoyée, des sollicitations d'un tout autre ordre l'eussent détournée de ses devoirs, de ce qui avait été jusque-là le but de sa vie...

L'association Tabary n'aurait plus en rien à craindre de l'héritière, qui serait demain l'ennemie, lorsqu'il aurait fallu rendre des comptes...

—Vous êtes témoin, Giovanni, dit Zézette, des traitements qu'on me fait endurer ici... Je vais frapper un grand coup... Si j'ai besoin de vous, serez-vous pour moi ou pour... eux?

—Pouvez-vous le demander, ma chère Zézette? dit le dompteur en saisissant la main de la jeune fille.

En même temps, il l'attira à lui, la regarda longuement dans les yeux:

—Demandez-moi... ce que vous voudrez! Tout!... Tout!...

—Même de quitter la ménagerie, demain... s'il le fallait!

—Même de quitter la ménagerie!... J'accepte tout, m'engageant d'avance à vous obéir aveuglément, sans même vous demander de raisons.

—Alors... dit Zézette, en baissant les paupières, vous m'aimez donc?

—Oui... je vous aime! Il y a en vous quelque chose qui me transporte... D'abord vous êtes belle... Vous êtes brave! Ah! je vous ai vue à l'oeuvre, le jour où votre pauvre père était aux prises avec Néron!... Je me suis dit ce jour-là, pour la première fois, que celui-là serait bien heureux qui parviendrait à se faire aimer de vous!

C'était la première parole d'amour qui résonnait à l'oreille de Zézette. Elle lui parut bien douce dans cet instant où elle allait aborder un entretien d'où peut-être allait dépendre sa destinée.

—Giovanni, dit-elle solennellement, jamais je n'oublierai les paroles que vous venez de prononcer... Elles m'ont fait tant de bien!... Merci!... Je vous dirai bientôt ce que j'attends de vous... Mais je veux, avant tout, que vous sachiez que, depuis bien longtemps, moi aussi, je vous estime pour votre courage et votre énergie!...

Elle s'enfuit, laissant le jeune homme stupéfait et charmé à la fois. En vain, il se creusa la tête pour découvrir le sens des paroles mystérieuses de la jeune fille.

Que pouvait être ce danger imminent, cette circonstance si grave qui avait forcé Zézette à s'ouvrir à lui, à requérir son aide...

Il ne trouva rien et se résigna à attendre que les événements lui donnassent la clef de cette énigme...

Toutefois, au moment d'agir, Zézette sentit une dernière hésitation. Certes, elle était résolue à braver Tabary, à lui jeter à la face le récit de ce crime qu'il croyait inconnu de tous, à le menacer au besoin de révéler ce forfait abominable, maintenant que son père mort était à l'abri de toute poursuite...

Mais si l'autre ne se laissait pas intimider, s'il passait outre, sûr de l'impunité, comptant sur le défaut de preuves?...

Quelle serait alors sa situation vis-à-vis de son ennemi, vis-à-vis de cette femme, Louise Tabary? A quelles représailles ne s'exposait-elle pas, elle et ceux qui prendraient ouvertement son parti?

Bien qu'elle fut décidée pour ne pas salir la mémoire de son père, à ne jamais révéler l'assassinat de Vermieux à la justice, il entrait dans son plan de laisser croire à Tabary qu'elle était disposée à le faire, s'il ne lui laissait pas désormais toute indépendance, s'il ne mettait pas un terme aux vexations de toutes sortes dont elle était l'objet.

Mais si Tabary, pour mettre à néant son accusation, prenait les devants et l'accusait d'avoir voulu le calomnier, quelles preuves matérielles pourrait-elle donner?

Aucune! Elle avait vu, mais personne ne pouvait affirmer après elle qu'elle n'avait pas été le jouet d'une hallucination, qu'elle n'avait pas inventé de toutes pièces, pour se venger, une fable destinée à perdre Tabary.

Voudrait-on croire que, même par un jour d'orage, Vermieux avait pu traverser le Voyage installé sur un parcours de deux kilomètres, de la place du Trône à la barrière de Vincennes, à dix heures du soir, en pleine fête, sans avoir été remarqué par aucun forain? Car tous le connaissaient.

L'hésitation de Zézette dura peu. Sa détermination était prise.

Il fallait en finir avec ce martyre qu'elle endurait depuis des semaines et qui menaçait de s'éterniser. Dût-elle se perdre, elle parlerait!

Et dès le lendemain, elle mit son projet à exécution.

Justement Tabary, à table, ayant trouvé moyen de lui reprocher pour la centième fois l'obstination qu'elle mettait à ne pas vouloir «travailler», elle se leva et toute frémissante de colère.

—Je te défends, cria-t-elle, de continuer. A la fin, j'en ai assez de vos rebuffades et de vos vexations... Je ne suis plus une gamine, j'ai quinze ans et je connais mes droits... Bien que la faiblesse de mon père vous ait fait désigner pour mes tuteurs et que vous en abusiez... je ne vous laisserai pas plus longtemps prendre sur moi un empire tel qu'il semblerait, à vous voir faire, que vous êtes désormais les seuls maîtres de la maison...

Jean Tabary, stupéfait de cette sortie à laquelle il était loin de s'attendre, resta une minute silencieux, puis après avoir échangé avec sa mère un regard narquois:

—Qu'est-ce qui t'a monté le cou? demanda-t-il à Zézette. Je n'ai jamais dit que tu n'étais rien dans la maison, mais jusqu'à ta majorité, c'est moi seul qui suis juge de ce qu'il y a lieu de faire pour la bonne administration de l'établissement... Tu n'auras le droit de me faire des reproches que le jour où je te rendrai des comptes... Quand tu auras vingt et un ans... Si tu veux repasser dans six ans, nous en recauserons... En attendant, je te prie de ne pas recommencer ta plaisanterie de tout à l'heure... Je ne suis pas en train de me laisser faire la leçon par une gamine...

—Et moi... je ne suis pas en train, répliqua Zézette, de me laisser tourmenter et menacer par vous... Ah! je sais bien ce que vous voudriez tous les deux... Je vous gêne, pardieu!... et si je n'étais pas là!... Mais je vous connais trop bien et je saurai me défendre... toute jeune que je suis... C'est pourquoi, je veux, entendez-vous, j'exige que vous me laissiez libre... indépendante...

Cette fois, ce fut Louise Tabary qui prit la parole.

Elle se leva et marcha vers la jeune fille, la lèvre plissée, le regard dur.

—Ma fille, dit-elle, je t'ai laissée dire ce que tu as voulu... par respect pour la mémoire de mon pauvre Chausserouge... Mais si tu dépasses la mesure, je te préviens que je saurai t'imposer silence, j'en ai maté de plus malignes que toi!

—Et qu'est-ce que vous me ferez, s'il vous plaît? riposta insolemment Zézette. Vous agirez sans doute avec moi comme vous agissez avec tous ceux qui vous gênent... comme vous avez agi avec mon père, dont vous saviez l'état et que vous avez abandonné sans surveillance, sachant très bien qu'il abuserait de sa liberté... Je n'ai rien dit jusqu'ici, mais j'ai compris votre manège.. Je ne me suis pas laissée prendre à vos prévenances, aux égards que vous avez fait semblant de me témoigner... Ça n'a pas duré longtemps du reste... Aujourd'hui, je me révolte...

—Tais-toi! hurla Jean Tabary, dont une pâleur subite envahit la face, tais-toi, ou je te...

Et, la main levée, il s'avança menaçant vers Zézette.

Mais la jeune fille l'attendit, sans reculer d'un pas, décidée à tout.

—Frappe! dit-elle froidement, mais je te préviens, si tu ne me tues pas du coup, en sortant d'ici... j'irai tout raconter... tout, entends-tu?... tout ce que je sais... Et dame! tant pis pour toi!

—Dire quoi?... Que sais-tu?... Je n'ai rien à craindre... on connaît ma vie! dit Jean Tabary, que cette vague menace venait de calmer à moitié.

—Dire au commissaire de police que je connais l'assassin de Vermieux! articula Zézette, qui attendit l'effet de sa phrase.

La foudre éclatant dans un ciel bleu n'eut pas frappé les Tabary d'une terreur plus grande. Jean ne fit pas un geste, ne trouva pas un mot. La mère et le fils restèrent attérés sous le coup de cette accusation terrible.

Ainsi, une autre qu'eux possédait ce secret d'où dépendait leur liberté, leur vie...

Ils étaient à la merci de cette enfant qu'ils avaient rêvé de faire disparaître pour rester les seuls maîtres d'une situation si chèrement acquise.

En quelques secondes, un monde de pensées traversa leur esprit. Pour montrer tant d'énergie, pour parler avec tant de sûreté, elle devait ne pas être seule à connaître ce secret abominable...

D'autres qu'elle devaient être au courant de leurs machinations, de leurs infamies qui commençaient à l'envoûtement de Chausserouge par Louise Tabary, pour finir à l'assassinat de Vermieux...

D'autres, qui, prévenus, s'ils tentaient de retrancher ce témoin gênant, parleraient à leur tour et vengeraient Zézette...

Et quelles preuves avait l'enfant de leur crime?

Devait-elle la connaissance de l'attentat à une confidence in extremis du dompteur plein de remords?

Avait-elle vu?

Ou possédait-elle une pièce, remise en mains sûres, attestant leur culpabilité?

Alors, quelle conduite tenir, quelle phrase trouver pour arriver à connaître la vérité ou détourner les soupçons si, par hasard, l'accusation n'était encore basée que sur des soupçons?

Ce fut Louise Tabary qui, la première, recouvra la parole et trouva les mots qu'il fallait pour arracher la vérité sans se compromettre davantage.

—Ma chère Zézette, dit-elle solennellement, tu viens de formuler une accusation telle que tu nous en vois, mon fils et moi, tout émus... Certes, nous pouvons avoir eu des torts envers toi... Nous pouvons, tout en cherchant à soutenir nos communs intérêts, nous être parfois trompés... Personne n'est parfait en ce monde... mais notre conscience ne nous reproche rien... Nous n'avons jamais commis une action coupable et nous souffrons que tu puisses avoir eu un instant la pensée que nous étions pour quelque chose dans la disparition de Vermieux... Nous avons droit à une explication... Au besoin, nous l'exigeons...

—Oui, appuya Jean, nous exigeons une explication.

Zézette contemplait tranquillement ses deux interlocuteurs.

Maintenant, elle était tranquille. Elle comprenait en entendant cette phrase embarrassée qu'elle avait frappé juste et que maintenant elle les tenait tous les deux à sa discrétion.

—C'est bien simple, dit-elle tranquillement, je vous ai vus! J'étais dans la ménagerie le jour où Vermieux, trempé de pluie, est venu demander l'hospitalité... Cachée dans la litière, près de mon poney, ajouta-t-elle en appuyant avec cruauté sur chaque mot, j'ai vu toute la scène... une scène qui ne sortira jamais de ma mémoire, quand je devrais vivre cent ans... Vermieux a été tué dans la caravane... J'ai vu mon pauvre père et toi, Jean, rapporter son corps, l'étendre sur l'étal... le découper et le distribuer aux animaux... J'ai vu tout cela de mes yeux... et je suis prête à le raconter aux juges...

—Mais tu es folle! cria Tabary. Moi... j'ai tué... moi, j'ai découpé le corps de Vermieux?... Tu as rêvé!

—Je n'ai pas rêvé... Et je pardonne à mon père, parce que j'ai entendu la conversation que vous avez eue tous les deux... Lui, honnête toute sa vie, jusqu'à ce jour de malheur!... Il ne voulait pas... c'est toi qui l'a forcé, entends-tu, de devenir un assassin... Il en est mort, du reste!... Toi, tu restes... Débarrassé d'un complice... tu veux encore te débarrasser de moi... Non, vois-tu, Jean, c'est assez de deux hommes... crois-moi... Moi, je n'ai plus personne à ménager!...

—Je te ferai rentrer tes paroles infâmes dans la gorge, petite gueuse!

—Fais ce que tu voudras! J'ai pris mes précautions... Si tu me touches du bout du doigt, demain je serai vengée!... Et mon père aussi!

Tabary laissa tomber ses bras. C'était là ce qu'il craignait... D'autres que Zézette possédaient son secret!

Il fut assez maître de lui toutefois pour maîtriser l'émotion qui le poignait et sur un ton railleur:

—Qui donc, demanda-t-il, ajoutera foi à des imaginations d'enfant? Jamais une de nos bêtes ne mangerait de chair humaine, quand même on leur en donnerait... Elles sont habituée à la viande de cheval!...

Tous tes dompteurs te le diront...

—Qu'importe! dit Zézette, s'ils se trompent! Alors, le lendemain du jour où Vermieux a été tué et dépecé, pourquoi le repas de la veille était-il intact... Il n'y a pas eu de distribution publique, puisqu'il n'y a pas eu de représentation à minuit... Alors les animaux n'ont donc pas mangé cette nuit-là?

—Qui t'a dit?

—J'ai vu de mes yeux et d'autres que moi l'ont constaté... Ils ont constaté aussi que, cette même nuit, les employés, à leur arrivée, ont trouvé, contre l'usage, la ménagerie lavée et dans un état de propreté admirable... Est-ce l'habitude que les patrons ne se couchent pas pour faire l'ouvrage de leurs garçons de piste?... Tu n'as qu'à te rappeler la date... dont je me souviens, moi... C'était le second dimanche de Pâques, le jour même où Vermieux était attendu sur le Voyage... le jour même où a été signalé à la gare de Lyon l'arrivée du vieil usurier. Penses-tu encore que j'ai rêvé?.. Nous ferons les magistrats juges de tout cela...

—Zézette... Zézette!...

Mais Zézette, implacable, continua:

—Et les quinze mille francs ou à peu près que mon père devait encore à Vermieux... et dont on n'a pas trouvé trace... Et la subite opulence qui t'a permis de t'associer, de mettre de l'argent dans cette ménagerie, dont tu voudrais me chasser... Il y a longtemps que je pense à tout cela... Par respect pour la mémoire de mon père, j'aurais gardé le secret... si, par ta conduite... par ta façon d'agir vis-à-vis de moi, tu ne m'avais forcé de parler... Maintenant, fais ce que tu voudras... Je suis prête à accepter la lutte!

Zézette parlait comme une femme instruite dès longtemps par l'expérience; elle se défendait pied à pied, avec un calme, une tranquillité, une énergie dont ne pouvaient la faire départir ni les violences, ni les railleries de Jean Tabary.

Ce dernier comprit qu'il était bien cette fois dans les mains de la jeune fille. Alors à quoi bon la pousser à bout?

Quand bien même une enquête provoquée n'amènerait aucun résultat sérieux... Quand bien même, il sortirait indemne de cette aventure, le scandale serait si grand que son avenir resterait à jamais, sinon perdu, du moins compromis.

Et était-il bien sûr que cette accusation, ces preuves morales ne seraient pas une preuve suffisante pour motiver une condamnation?

Qui sait si Zézette ne conservait pas, pour dernier et décisif argument, une preuve qu'elle lui cachait et qui mettrait à néant tout l'échafaudage de sa défense?

Elle était si forte, si sûre d'elle-même, cette gamine!

D'un regard furtif, il consulta sa mère, qui, de son côté, ne trouvait rien à répondre. Elle comprit, l'approuva d'un signe.

Alors il avoua.

—Oui, c'était vrai!... Vermieux avait été assassiné dans la ménagerie, mais c'était Chausserouge qui avait tué!.. Chausserouge sur la mémoire duquel rejaillirait tout l'odieux du crime, puisqu'il était chez lui, puisque c'était pour se libérer vis-à-vis d'un créancier inexorable qu'il avait frappé, profitant d'une occasion qui s'était offerte fortuitement!... Il n'y avait pas eu de préméditation... C'était la fatalité des choses qui leur avait livré le vieil usurier... Maintenant que le silence s'était fait sur cette disparition inexpliquée, Zézette voudrait-elle, par sa délation, dénoncer un crime qui la déshonorerait à tout jamais? Certainement, il acceptait dans cette affaire une large part de responsabilité. Mais il avait cédé, ainsi que Chausserouge, à une tentation qu'expliquait presque la canaillerie avérée de Vermieux... L'assassinat n'est pas un crime excusable, mais, dans ce cas spécial, ne méritait-il pas des circonstances atténuantes?... Vermieux! un homme qui avait ruiné le Voyage, dont l'industrie elle-même était une infamie... entre les mains de qui la ménagerie fût tombée forcément sans ce coup d'audace, dont il avait personnellement gardé, lui, Tabary, des remords profonds et qu'il n'eût jamais exécuté sans cet extraordinaire concours de circonstances, qui avaient mis les deux complices à l'abri de toutes recherches. Donc, pour toutes ces raisons, convenait-il de l'accabler, de le traiter comme un criminel indigne de toute commisération, capable de tous les forfaits?

Cette fois, Zézette triomphait.

Cet homme, si insolent tout à l'heure, devenu en un instant si humble, finissait par lui inspirer plutôt un dégoût mélangé de pitié que de la haine ou du mépris.

—Eh bien! reprit Jean, voyons, Zézette, faisons-nous la paix?

—Je n'ai pas de paix à faire... je veux vivre tranquille, indépendante, je l'ai déjà dit... Je ne dois rien, après tout, ni à toi, ni à ta mère... J'entends donc, toute jeune que je suis, pouvoir agir à ma guise, m'occuper de mes bêtes que je connais mieux que toi, sans subir le contrôle, ni avoir à écouter les observations de personne...

—Oui, mais alors, je peux compter sur ton silence?...

—Je n'ai d'autre désir, dit Zézette tristement, que celui de garder éternellement ce secret dans ma mémoire, ne serait-ce que par respect pour mon père... Il n'en sortira que le jour où tu m'y auras forcé...

—Tu n'as dit à personne que?... prononça Tabary, sans oser achever sa phrase.

—Je n'ai pas à répondre... j'ai simplement pris mes précautions... Tenez seulement votre promesse... je tiendrai la mienne...

Après cette conversation, les deux Tabary, restés seuls, eurent une longue conférence.

Tandis que Jean restait sans parole, encore abasourdi par ce coup de massue, Louise réfléchissait, se demandant quelle conduite il convenait à présent de tenir.

La situation lui paraissait sans doute fort grave, car, contre son habitude, elle manquait de cette merveilleuse spontanéité de décision qui, en tant d'occasions, l'avait si bien servie.

Enfin, elle releva la tête et répondant à son fils:

—Finalement, dit-elle, tu t'es laissé refaire par une gamine! Nous voilà dans de jolis draps!

—Est-ce que je pouvais m'imaginer qu'elle était là... à deux pas de nous... le jour où...

—Quand on fait de ces coups-là, dit la mégère brutalement, on prend ses précautions et on regarde derrière soi... C'est la moindre des choses... Maintenant, nous voilà dans la main de cette petite, qui nous fera marcher comme elle voudra, qui nous tient... Ah! la mâtine, conclut Louise, qui, malgré sa colère, ne pouvait s'empêcher de concevoir une secrète admiration pour l'énergie de Zézette, je ne l'aurais pas crue si forte!... Quel malheur que dès le premier jour nous n'ayons pas compris son caractère... de quel secours elle nous aurait été! Maintenant, adieu tous nos beaux projets... elle ne nous lâchera pas, la petite rosse!

—Écoute, dit Jean, penses-tu sérieusement qu'elle nous vendrait?

—Parfaitement, si nous la poussions à bout! Maintenant, il faudra avoir raison d'elle par la douceur et la patience...

—Ce sera long, dit le jeune homme.

Il fit une pause, puis, comme si une pensée qu'il craignait de formuler, venait de se présenter subitement à son esprit, il ajouta:

—Comme ça serait plus sûr, plus court et plus profitable... un bon petit accident! N'aurons-nous donc jamais cette chance-là!

Mais Louise Tabary haussa les épaules.

—Toi... veux-tu que je te dise?... tu finirais mal si je n'étais pas là... Si tu n'as que des moyens comme cela à proposer, tu ferais mieux de te tenir tranquille!... Tu as eu dans ta vie une bonne idée... Ça n'a marché qu'à moitié, puisque si tu as pu dépister la justice, tu n'as pu être assez malin pour deviner, ni t'apercevoir que vous étiez espionnés... puisque demain, peut-être, tu pourrais être vendu à la police... D'ailleurs, on ne réussit jamais deux fois le même coup... Et puis, nous sommes surveillés!

—Après tout, dit Jean, si Zézette parlait, il n'est pas si sûr que cela qu'on la croirait. Moi, de mon côté, je nierais, et qui donc pourrait affirmer le contraire de ce que j'avancerais. Ce ne sont pas les lions, je suppose?

—Mets-toi donc une bonne fois dans la tête, répliqua la mère impatientée, que d'une calomnie il reste toujours quelque chose et, dans le cas présent, ce n'est pas d'une calomnie qu'il s'agit... Réfléchis donc que tu as beaucoup de jaloux autour de toi... sur le Voyage, et d'autant plus qu'on n'aura plus à redouter Vermieux, on sera trop content de dauber sur ton dos... Tu ne seras plus bon à jeter aux chiens et tu entendras dire par des gens qui te serrent la main aujourd'hui: «Ah! ça ne m'étonne pas de la part de Tabary!» La police qui est aux abois, à qui tous les journaux reprochent son insuffisance précisément à cause de l'affaire Vermieux, sera enchantée de trouver une nouvelle piste, si invraisemblable qu'elle puisse paraître... Il lui faut son coupable, elle marchera... et si par hasard il manque assez de preuves matérielles pour que tu puisses être condamné, il restera assez de présomptions pour te perdre à tout jamais... L'enquête, le scandale, même suivis d'une issue favorable, c'est pour toi la ruine et le déshonneur... Ce à quoi il faut à tout prix parvenir, c'est à éviter le moindre bruit... La petite m'a l'air très carrée, je ne pense pas qu'il y ait quelque chose à craindre d'elle, au moins jusqu'à nouvel ordre... Mais plus tard, quand elle aura l'âge, à vingt et un ans, lorsqu'elle n'aura plus aucun ménagement à garder avec nous et qu'au contraire son intérêt sera de nous mettre dehors, si elle peut...

—Alors, je ne dis plus rien, que faut-il faire? Donne ton avis, commande, j'obéirai, dit Jean plus troublé qu'il ne voulait le paraître.

—Je ne te cacherai pas qu'il est très difficile de prendre, de but en blanc, comme cela, un parti dans une circonstance aussi critique. Toutefois, moi, si j'étais à ta place, voilà ce que je ferais... Je tâcherais d'arriver par les moyens doux parce qu'avec les moyens violents on fait four... quand on ne se compromet pas!... Tu as dans les trente ans bientôt... la petite va sur ses quinze ans... Elle n'est pas mal... Elle sera encore mieux dans quelques années, toi, tu n'es pas trop déchiré... Il faudra toujours que tu te maries un jour ou l'autre... quand je ne serai plus là... pour te soigner et veiller sur toi. Fais-lui la cour et tâche de te faire aimer.

—Faire la cour à Zézette!

—Pourquoi pas!... On a vu des choses plus drôles.

—Une morveuse que j'ai fait sauter sur mes genoux?

—Une morveuse qui est aujourd'hui une grande fille... Une gamine à qui la ménagerie appartient plus qu'à toi... Une gamine qui n'a qu'un mot à dire pour te faire fourrer en prison et avec qui il faut jouer un jeu serré, car elle est fine comme l'ambre... Comprends-tu maintenant?

—Oui, dit Jean, je commence à voir plus clair dans ton projet. Après?

—Après! après! ça te regarde, je n'ai pas à te dire ce que tu auras à faire... Dans le temps, j'ai su me faire aimer de Chausserouge, et c'était autrement difficile, car j'avais une rivale et une rivale légitime... Amélie! Toi, ta n'as pas de concurrent. Tâche de réussir aussi bien que moi. C'est grâce à moi que tu es rentré dans la place. Tâche de t'y maintenir.

—L'enfant ne m'a jamais montré aucune sympathie, et maintenant, je suis sûre que c'est de l'horreur et de la haine qu'elle éprouve pour moi!

—Est-ce qu'on sait jamais avec les femmes! s'exclama la mère Tabary. Encore une fois, fie-toi donc à moi! C'est peut-être à cause de cela qu'elle finira par t'aimer.

—Dans tous les cas, après la façon dont nous l'avons traitée jusqu'à ce jour, elle est trop intelligente pour ne pas comprendre quel mobile me fera agir.

Cette fois, Louise Tabary s'impatienta.

—Tu m'embêtes à la fin! Je t'indique un moyen... le seul à mon sens, capable de conjurer tout danger. Profites-en ou n'en profites pas... après tout, ça m'est égal! Tu cherches des si et des cas... Tu as tenté dans ta vie des choses plus difficiles que ça... et qui n'étaient pas si utiles... Il nous faut cette petite dans notre jeu... Notre premier procédé a échoué... Nous devons essayer du second. Voilà tout.

—Je ne demande pas mieux que d'essayer, mais si, dès le premier jour, elle me fait comprendre que toute recherche, toute poursuite est inutile?...

—Tu en seras quitte pour insister... Mais si tu sais t'y prendre adroitement, ne rien brusquer, laisser venir les choses en douceur, si tu sais flatter ses manies, l'entourer de certaines prévenances, il n'y a pas de raison pour que tu n'arrives pas à tes fins. Veux-tu que je t'indique déjà une façon de lui montrer combien tu désires lui être agréable... Dès demain, cours à la Préfecture et demande pour elle à l'administration la permission de reprendre ses anciens exercices, le jour où elle aura atteint ses quinze ans. Je pense que ça doit être possible, en s'y prenant bien... Ce sera un bon point pour toi... Après tu la laisseras maîtresse de travailler avec les pensionnaires qu'elle voudra, Néron et les autres. Pendant qu'elle pensera à faire du dressage, elle ne pensera pas à autre chose. Au contraire, encourage-la à tenter quelque chose d'inédit... C'est peut-être comme cela que nous arriverons à un résultat... Car enfin, on ne sait pas... Au cours d'une entrée de cage, si un accident providentiel allait nous l'enlever, ça te dispenserait du reste. Toutefois, ne compte pas trop là-dessus, car le hasard est aveugle. La vie journalière, l'expérience t'apprendra comment tu devras agir par la suite. Mais il faut... il faut que tu aboutisses... de gré ou de force!

—Comment?... De gré ou de force? dit Jean.

—Quand elle aura quinze ans... il n'y aura plus de danger... dit Louise, et il n'y aurait en somme que nous, ses tuteurs, qui puissions porter plainte... Et dame! il peut arriver qu'un amant... dans un moment d'égarement... Il est des femmes qui ne détestent pas une douce violence...

—Comment tu me conseillerais... même d'abuser?

—Pas de gros mots, fiston! Abuser!... jamais!... La passion excuse tout... Mais s'il survenait jamais une petite complication... pourrait-elle jamais, la jeune Zézette, accuser le père de son enfant d'être un assassin?

—Maman! tu es très forte! dit Jean que cette idée nouvelle de sa mère, toujours si experte en combinaisons qui défiaient les cas les plus désespérés, remplissait d'admiration.

—Tu me l'as déjà dit... Tâche de te montrer digne de moi!

—J'essaierai... Et je commence demain... Ce sera bien le diable si on me refuse encore la permission de faire travailler Zézette.

—Fais-toi appuyer! Tu n'as qu'à demander une lettre à un conseiller municipal, ennemi de la Préfecture, un du parti ouvrier... Tu auras ce que tu voudras... Un tas de froussards, dans cette boîte-là!

—Adieu, maman!

Et Jean, qu'appelait la cloche du bonisseur, descendit plus tranquille que deux heures avant à la ménagerie, où Giovanni se préparait pour la représentation de la journée.


XV


A partir de ce jour, une existence nouvelle commença pour Zézette.

Libre désormais, elle put vivre à sa guise, contenter ses caprices, sans se heurter à aucune volonté contraire.

Sur sa demande, on fit restaurer et aménager l'ancienne caravane de Chausserouge, qu'il avait été un moment question de vendre et elle en fit son domicile à elle.

Elle ne paraissait plus chez les Tabary que pour y prendre ses repas. La vieille femme mielleuse et insinuante avait changé complètement de tactique.

A l'entendre, elle avait agi avec la plus impardonnable des légèretés, légèreté dont elle se repentait joliment aujourd'hui, en traitant jadis Zézette avec sévérité. Que voulez-vous? Elle s'était figurée avoir toujours affaire à une gosse!

Ayant fait jadis sauter la petite sur ses genoux, l'habitude l'avait rendue aveugle comme il arrive à toutes les mères, qui ne voient pas grandir leur enfant.

L'autre jour une nouvelle Zézette lui était apparue, et c'est alors seulement qu'elle avait compris à quel point elle s'était trompée.

La fille de Chausserouge était une jeune personne infiniment plus raisonnable que ses compagnes du même âge, bonne à marier pour tout dire...

Joignez à cela l'influence des chagrins, des malheurs qui vous mûrissent avant l'âge... Ah! ç'avait été positivement une révélation que cette découverte!

Mais elle avait confiance dans le bon sens et dans le coeur de Zézette. Elle était bien sûre qu'on lui pardonnait son erreur.

Il en était de même pour Jean. Ce garçon fruste, brutal par moments, que la fatalité seule avait fait criminel en un jour d'égarement, était au fond très sensible et très aimant.

Le réveil avait été encore plus sensible pour lui. Plus qu'elle encore, il avait souffert en songeant aux manques d'égards dont il s'était rendu coupable et il était résolu par sa conduite à venir, non seulement à les faire oublier, mais encore à mériter les bonnes grâces de la jeune fille.

Mais Louise Tabary avait beau se répandre en protestations, Zézette montrait par son mutisme qu'elle n'était pas dupe de ce si brusque changement d'allures, et qu'elle ne se méprenait pas sur le motif de ces avances.

Si la vieille femme, si Jean la respectaient aujourd'hui, la traitaient comme elle avait le droit d'être traitée, elle le devait à la crainte qu'elle avait su leur inspirer, non pas à un salutaire retour sur eux-mêmes.

Et rien ne pouvait la faire revenir sur son premier mouvement, rien ne pouvait diminuer l'horreur qu'elle éprouvait pour ces êtres à qui sa destinée était liée encore pendant des années.

Au contraire, ces prévenances inusitées lui inspiraient une sorte de défiance. Elle se tenait d'autant plus sur ses gardes qu'on était plus aimable pour elle.

Ces gens, qui n'avaient pas hésité à faire disparaître un homme, uniquement parce qu'ils lui devaient de l'argent, hésiteraient-ils à la faire disparaître, elle, pour se délivrer de la menace perpétuelle d'un témoin dangereux, si jamais une occasion favorable se présentait?

Elle était sûre du contraire, d'autant plus que sa mort laisserait les Tabary seuls propriétaires de la ménagerie.

Aussi se lia-t-elle plus intimement encore avec ses amis Fatma et Charlot, et surtout Giovanni. Ceux-là étaient sa sauvegarde.

L'indécision dans laquelle elle avait laissé les Tabary lorsqu'ils lui avaient demandé si elle s'était confiée à quelqu'un, l'affirmation qu'elle leur avait donnée qu'elle serait le lendemain vengée, si quelque chose de funeste lui survenait, la protégeait mieux que n'importe quelle dénonciation.

Giovanni qui avait attendu, non sans une certaine inquiétude, l'issue de l'entrevue de la jeune fille avec les Tabary, fut tenu au courant du résultat:

—J'ai gagné la partie, lui dit-elle le lendemain joyeusement, à présent, je les tiens... vous verrez... à l'avenir, s'ils se permettront de me malmener... Seulement, il faudra que je fasse attention, que je me tienne sur mes gardes... Si je lâchais pied, je sais qu'ils saisiraient la première occasion de reprendre le dessus... Alors... et subitement elle devenait grave, presque solennelle,—alors je serais perdue!

Elle prit dans ses mains la main de son ami, qui la considérait d'un air étonné, ne comprenant rien à ces mystères.

—Mais, encore, me faudrait-il savoir, pour vous défendre efficacement, de quoi il s'agit?...

—Ne me demandez rien... Je n'ai le droit de rien vous révéler, pour le moment du moins... Ayez seulement confiance en moi... Mon secret est grave... C'est peut-être pour moi une question de vie ou de mort... Faites comme si vous saviez...

Alors Giovanni n'insista pas et jamais plus il ne se permit une question.

Souvent, il considérait cette jeune fille, hier encore une enfant, qui tout d'un coup s'était développée au point de paraître avoir déjà dix-huit ans.

Il scrutait ces yeux noirs au fond desquels une lueur scintillait, cherchant à y lire la vérité, mais le visage de Zézette, que venait par instant éclairer un sourire pâle et triste, ne trahissait jamais les secrets sentiments qui animaient l'âme de cette fille des ramonis.

Elle, au contraire, avait deviné tout de suite, à voir l'émotion que ressentait le dompteur chaque fois qu'il se trouvait seul avec elle, quel amour il éprouvait, et elle ne l'encourageait jamais que par la confiance qu'elle lui témoignait, l'abandon avec lequel elle se suspendait à son bras lorsque, le soir, il l'accompagnait, après la représentation, jusqu'à la porte de sa caravane.

Mais bien qu'elle ne l'avouât pas, elle sentait chaque jour son affection grandir pour le jeune homme.

Elle l'aimait d'autant plus qu'elle détestait davantage les autres, qu'il était le seul homme sur le dévouement sincère de qui elle pouvait compter.

Certes, elle avait aussi Charlot, qui, sur un mot d'elle, eût bouleversé la ménagerie et étranglé Tabary, mais celui-là n'était qu'une bonne bête qui l'affectionnait par ricochet parce qu'elle était l'amie de sa maîtresse.

L'inexplicable changement des Tabary, leur humilité, l'autorité subitement reconnue par eux de la petite Zézette causa dans le personnel de l'établissement une véritable stupéfaction.

Que devait-il donc s'être passé pour que l'enfant, sans défense en apparence, eût pu venir à bout de mater les Tabary, dont tout le monde redoutait la violence?

Les plus malins en trouvèrent l'explication dans ce fait que la jeune fille venait d'atteindre sa quinzième année, et que son arrivée à cet âge constituait à Zézette des droits qu'il eût été de la part des Tabary imprudent de méconnaître.

Puis bientôt cet incident fit place à d'autres. On s'habitua à cet état de choses, le seul normal en somme, et il n'en fut plus question.

Quelques mois s'écoulèrent encore sans que rien vint rompre, pour les directeurs de la ménagerie, la monotonie de l'existence.

Les affaires allaient bien. L'établissement encaissait de belles recettes, et tout eût été à souhait pour Zézette si un petit nuage ne fût venu altérer cette belle tranquillité dont elle avait été si longtemps privée.

Elle s'aperçut qu'une hostilité sourde menaçait d'éclater entre Jean et le dompteur Giovanni. Chaque jour son intimité augmentait avec le jeune homme et il fut avéré pour elle que Tabary en prenait ombrage. Le mobile n'en devint bientôt pour elle que trop évident.

Le fils de Louise était jaloux.

Depuis le fameux jour où, selon l'expression de la mère Tabary, Jean avait cessé de la traiter en enfant, il ne l'avait plus regardée avec les mêmes yeux.

Était-ce calcul, était-ce passion?

Elle voulut d'abord attribuer les égards dont il l'entourait à la crainte qu'elle lui avait inspirée, mais il ne lui fut bientôt plus possible de conserver un doute.

Tabary poursuivait un but. Il avait dû se confier à sa mère, si elle en jugeait d'après les insinuations constantes de la vieille femme, qui ne perdait jamais une occasion de vanter les mérites de son fils, un garçon que de mauvaises fréquentations avaient jadis détourné du droit chemin, mais qui, depuis, s'était tant amendé!

Ah! la femme qui l'épouserait ne serait pas à plaindre! Et puisqu'on parlait mariage, n'allait-il pas bientôt être temps d'y songer?... Zézette si grande, si sérieuse pour ses quinze ans, était maintenant en âge...

Mais la vieille avait beau tendre la perche; Zézette faisait la sourde oreille. Comment ces gens étaient-ils assez aveugles pour ne pas voir quelle haine elle gardait au fond de son coeur, avec quel dégoût elle subissait leur société.

Le temps qu'elle passait dans la caravane de Tabary lui était odieux, mais c'était une nécessité,—la dernière—qu'elle subissait...

Quand donc en serait-elle délivrée? Elle n'existait réellement que pendant les longues heures qu'elle vivait dans la ménagerie, seule ou en compagnie de Giovanni.

Maintenant elle avait pris l'habitude de faire, une fois les représentations terminées, avant de rentrer chez elle, une longue promenade avec le jeune homme autour des baraques du Voyage. Ils marchaient lentement, heureux de se sentir l'un près de l'autre, s'entretenant de mille choses, parlant des mille détails du métier...

Lui, racontait à sa petite amie ses débuts difficiles, lui faisait part en termes mesurés, de peur de la choquer, de ses projets d'avenir...

Le jour où il trouverait une femme le comprenant bien, gentille, combien il serait heureux d'abandonner cette vie de célibataire qui lui pesait plus qu'il ne pouvait le dire...

Combien il lui serait agréable, après les fatigues de la journée, de rentrer chez lui, dans une caravane bien chaude et de finir la soirée à côté de la compagne qu'il aurait choisie. Oh! la fortune... l'argent... ça ne comptait pas pour lui... Il s'en moquait!... il mettait le bonheur au-dessus de toutes les richesses...

Et Zézette ne répondait pas... Seulement elle laissait peser davantage son bras sur celui de son ami, toute à ses pensées intimes.

Il leur arrivait parfois au moment où elle se séparait du jeune homme pour aller prendre un peu de repos, de voir glisser, non loin d'eux, dans l'obscurité, une ombre...

Tout d'abord, elle n'y prêta aucune attention, mais le même fait s'étant renouvelé le lendemain et les jours suivants, elle voulut en avoir le coeur net, épia les allées et venues de l'intrus, évidemment posté pour les surveiller et elle reconnut Jean Tabary.

—On nous observe! dit-elle tout bas à son ami. Je sais qui c'est!

Mais, bien que de son côté Giovanni eût deviné l'identité de cet étranger si curieux, ni l'un ni l'autre ne prononcèrent son nom.

Le lendemain, Zézette prit à part Jean Tabary:

—Pourquoi me surveilles-tu? lui demanda-t-elle. Je ne fais pas de mal... et tu sais bien nos conventions.

Jean n'essaya pas de se disculper.

—Je te surveille, dit-il, parce que je t'aime et que je suis jaloux, répliqua-t-il avec franchise.

Zézette ne put s'empêcher de pâlir.

—Tu m'aimes, toi? fit-elle effrayée d'un pareil aveu.

—Pourquoi pas? Tu es assez jolie pour ça... Avant aujourd'hui, je n'avais pas osé te le dire... Mais, puisque tu m'en fournis l'occasion! Ne l'avais-tu donc pas deviné?

Zézette mentit.

—Non! répondit-elle d'un ton ferme. Écoute! le passé est passé... Nous avons fait la paix et tu n'as rien à craindre de moi, puisque tu as rempli tes engagements. C'est par prudence que tu veux me persuader que tu éprouves pour moi une passion subite... C'est bien inutile et je ne te crois pas... D'ailleurs, quand ça serait vrai—et elle appuya sur le mot—nous ne pouvons pas nous aimer!...

—Alors, c'est l'autre... C'est Giovanni? demanda Jean en fronçant le sourcil.

—Je n'ai rien dit de pareil... J'ai beaucoup d'affection pour Giovanni, dont j'admire le courage, qui exerce le même métier que moi, avec lequel je parle de choses qui nous intéressent tous deux... C'est pourquoi je prends plaisir à me promener avec lui.. Voilà tout.

—C'est bien sûr? demanda encore Jean Tabary.

—Laissons là cette conversation, dit Zézette, et ne parlons jamais de cela.

—Zézette! tu reconnaîtras un jour que tu as tort et que je ne suis pas tel que tu penses. Ce n'est pas parce qu'on a fait des bêtises dans sa vie qu'on est incapable d'un bon sentiment... La preuve que je ne mens pas... c'est que je voudrais que tu me demandes n'importe quoi... quelque chose de très difficile... Pour t'être agréable, je ne reculerais devant rien... Et, sais-tu depuis quand je me suis aperçu que j'étais attiré vers toi, que je t'aimais... c'est depuis que je t'ai vue avec Giovanni... Zézette! je t'en prie, réfléchis!

—Jean, je te sais gré de ce que tu me dis là, mais c'est inutile... Je ne t'aime pas... et je ne puis pas t'aimer...

—Pourtant si je parvenais à te convaincre, à te prouver combien je suis sincère...

—Je te remercierais et nous continuerions à vivre en bonne intelligence...

—Alors, tu me défends d'espérer?... Prends garde!...

—Tu me menaces? interrogea Zézette avec hauteur.

—Je te menace, répliqua Jean en affectant de sourire, oui, mais pas comme tu l'entends... Je veux vaincre ta résistance et te conquérir, malgré toi... par le dévouement que je te montrerai... Tu verras!

Sur ces mots, il s'éloigna, et la jeune fille resta pensive, inquiète d'un revirement qui mettait dans sa vie une nouvelle complication, à l'heure même où elle pouvait espérer avoir, par son énergie, conquis sinon le bonheur, sinon une existence calme, dénuée de tous soucis.

S'il était vrai que Jean Tabary éprouvait pour elle une passion sincère, ne pouvait-elle pas s'attendre, étant donné le naturel haineux et foncièrement méchant de son tuteur, à des procédés dont elle ne pourrait se défendre, attendu qu'ils ne seraient pas employés contre elle, mais qui la blesseraient profondément en atteignant l'homme qu'elle aimait, Giovanni!

Elle s'attendait à tout et se promit de veiller, mais elle négligea toutefois d'informer le jeune dompteur de sa découverte et de lui faire part de ses craintes.

Il serait toujours temps de le mettre en garde lorsque le danger serait imminent.

Sa surprise fut grande, lorsque, le lendemain du jour où Tabary lui avait fait l'aveu de son amour, il se présenta à elle, souriant et aimable comme il ne l'avait jamais été à son égard:

—Voilà, lui dit-il, en lui tendant un papier sur lequel s'étalait un large timbre administratif, voilà le commencement de ma vengeance... Il y a huit jours que je me dépense, sans te le dire, en démarches de toutes sortes afin d'obtenir pour toi la permission de travailler... J'ai fini, grâce à certaines influences, à gagner mon procès... Maintenant, tu es libre de reprendre tes exercices...

Zézette resta un moment sans voix, tremblante d'émotion.

—Alors, c'est vrai... Je vais pouvoir?... On me permet?...

—On vient de me remettre, de la part du commissaire, la notification qui vient de la Préfecture!

—Oh! merci! Je suis bien contente! dit la jeune fille en serrant la main de Tabary et en saisissant le papier qu'elle lut avidement.

—Et ce n'est pas fini, va! Je te jure que je te forcerai bien de m'aimer un peu!

Zézette déclara qu'elle entendait mettre immédiatement à profit l'autorisation, mais Jean Tabary fit observer avec raison qu'il ne fallait rien précipiter et qu'il convenait au contraire de réserver un début qui promettait d'être éclatant pour une occasion favorable.

La ménagerie se trouvait installée sur le boulevard de la Villette et la fête touchait à son terme; d'autre part, il était urgent de procéder à quelques répétitions; quelqu'entraînés que fussent les animaux par les exercices habituels auxquels les soumettait Giovanni, il était nécessaire de les habituer de nouveau à la jeune dompteuse.

Une grande fête de bienfaisance pour laquelle on avait réclamé le concours de la ménagerie se préparait à l'esplanade des Invalides.

On était assuré là d'un public de choix, qui saurait faire le succès qu'elle méritait à Zézette.

La presse qui avait pris l'initiative de la fête ne manquerait pas de célébrer ce petit prodige, et par une réclame habile de rendre à l'établissement la vogue qui jadis avait accueilli François Chausserouge à ses débuts.

La jeune fille avait un mois devant elle. Elle l'employa utilement et dès les premiers jours, à en juger par l'entrain et la vigueur qu'elle déploya, on ne put qu'augurer très bien du résultat de la prochaine campagne.

Elle s'était commandée un superbe costume bleu ciel, soutaché d'or, composé d'un dolman qui moulait sa taille fine et d'une jupe courte fendue sur le côté.

Des bottes vernies à glands d'or, un schapska complétaient son ajustement.

Quelques jours avant l'ouverture de la ménagerie, alors que tout le personnel s'occupait à monter la baraque, que pour l'occasion on se disposait à décorer fastueusement, Tabary, qui montrait une ardeur sans pareille, tenant à ne rien laisser au hasard, vint de nouveau trouver Zézette.

—Eh bien? lui demanda-t-il, es-tu contente de moi?

—Oui, bien contente...

—Alors, je viens te demander quelque chose... Dans quelques jours, tu vas être la dompteuse en pied de la grande ménagerie Chausserouge... Tu seras chez toi absolument. Nous n'aurons donc plus besoin de personne... Je suis là pour surveiller l'administration, et à nous deux, ça suffit... Toute autre dépense est inutile... J'ai dans l'intention de remercier Giovanni... Mais je n'ai pas voulu le faire sans te prévenir... C'est entendu, n'est-ce pas?

Mais Zézette n'entendait pas de cette oreille-là.

Elle répondit nettement:

—Mon cher, tout ce que tu voudras, mais Giovanni restera chez nous. Outre qu'il nous a rendu de grands services à une heure où nous étions fort embarrassés, il a l'habitude de nos animaux et à moi, il sera utile... J'entends que ce soit lui qui prépare mes entrées de cage et qui fasse la sélection des bêtes pendant les représentations...

—Mais, moi?...

—Toi... tu auras assez à faire à t'occuper de l'administration. Ne me parle plus de cela, encore une fois. Je tiens à ce que Giovanni reste avec nous.

Tabary eut un sourire mauvais.

—Ainsi, dit-il, c'est décidé.. Tout ce que je pourrai jamais faire ne servira à rien... C'est lui que tu aimes... que tu aimeras toujours? Peut-être est-il déjà ton amant?

—Tais-toi! dit la jeune fille, je te défends de calomnier Giovanni; et je n'ai pas de comptes à te rendre. Je t'ai dit ce que je voulais, ça suffit!

—Alors, prononça lentement Tabary, tant pis pour lui!

—Tant pis pour lui! Que veux-tu dire? Explique-toi!

Tabary était seul à ce moment devant la porte de la ménagerie.

La nuit tombait sous ces mêmes arbres où jadis Amélie, la mère de Zézette, avait passé tant de nuits à rôder autour de sa caravane, désertée par François Chausserouge, pour aller retrouver sa maîtresse.

Zézette avait gardé le souvenir très net de cette époque néfaste, et en entendant le fils de cette Louise maudite murmurer à son oreille les mêmes paroles que l'autre, la mégère, avait dû faire entendre à son père, elle ne put réprimer un petit frisson.

C'est là qu'avaient commencé les désastres qui avaient frappé sa famille; c'est là que sa mère s'était alitée, ressentant, après tant de secousses terribles, les premières atteintes du mal qui devait l'emporter.

Ce lieu allait-il encore lui porter malheur, à l'heure même où la fortune paraissait vouloir lui redevenir favorable?

Elle avait montré jusque-là trop d'énergie pour ne pas continuer; elle entendait ne pas perdre un pouce du terrain qu'elle avait gagné, rester maîtresse de la situation.

Aussi fut-ce d'une voix ferme qu'elle répéta:

—Que veux-tu dire?... J'entends que tu t'expliques?...

Tabary prit le bras de la jeune fille, le passa sous le sien, et tous deux marchèrent à l'ombre des hauts platanes, tous deux décidés à la lutte.

—C'est tant pis pour lui, répéta-t-il sourdement, parce que tous les jours la passion que j'ai pour toi augmente, parce que je veux que tu sois à moi et que s'il se met en travers de mon chemin, ce sera entre nous un duel sans merci...

—Tu le traiteras comme tu as traité Vermieux, sans doute? fit Zézette durement... Tu le tueras!...

—Non... je ne le tuerai pas... Je ne sais pas ce que je ferai, mais je te jures que je sortirai victorieux du combat dont tu seras la récompense...

—Alors, moi... mon consentement... tu ne le comptes pour rien? A mon tour, écoute-moi! Pour tout ce que tu tenteras de faire contre Giovanni, tu trouveras en moi une adversaire résolue... Tu sais de quelles armes je dispose contre toi... Ainsi, réfléchis...

—Tu n'as pas, je pense, à te plaindre de moi personnellement, et j'ai tenu les engagements que j'ai pris envers toi, mais je ne puis commander à ma passion et ce que je dois à toi, je ne le dois pas à Giovanni...

—En frappant Giovanni, c'est moi que tu atteins...

—Il est des circonstances où ton aide, ton concours et toute l'affection que tu lui portes ne pourraient le sauver et qui te mettront même dans l'impossibilité de te servir contre moi du secret qui nous lie...

—Alors c'est entendu, demanda Zézette en quittant le bras de Tabary, c'est la guerre?

—La guerre avec Giovanni, oui!

—Alors, avec moi!

—Eh bien! si tu veux! dit Tabary en éclatant enfin. Je t'ai fait toutes les concessions que je pouvais te faire... je n'ai plus la force d'en faire davantage... Dussé-je me perdre... je gagnerai!

—J'attendrai que tu commences, dit la jeune fille.

Zézette sortit de cet entretien, plus troublée qu'elle ne voulait se l'avouer à elle-même.

De ce jour, elle connut l'étendue de son amour pour le jeune dompteur.

Aussitôt en quittant Tabary, elle rejoignit le jeune homme, à qui cette fois elle raconta tout, omettant toujours de parler du fameux secret.

Mais Giovanni, sans s'effrayer, hocha doucement la tête.

Les craintes qu'éprouvaient à son endroit Zézette, ces dangers qu'elle redoutait pour lui et qu'elle voulait à tout prix détourner lui semblaient exagérés.

Certes, on pouvait le renvoyer, le chasser, en trouvant un prétexte... Mais puisque jamais sa conduite n'avait fourni l'occasion d'un reproche, puisque sa conscience était calme, qu'avait-il à craindre?

A eux deux, ils sauraient déjouer les plans de cette vieille teneuse d'entresort qui devait être au fond l'instigatrice de ces complications nouvelles.

—Tu ne connais pas les Tabary! dit Zézette, en tutoyant pour la première fois son amant. Ils sont capables de tout!

—Qu'importe! puisque je n'ai rien à me reprocher!

—Ça ne fait rien! dit Zézette, dont la pensée se reportait invinciblement à la scène du crime. Tu ne sais pas tout! Tu ne peux pas tout savoir!

—Ne me raconteras-tu pas au moins un jour?...

—Pas encore! dit la jeune fille. Mais prends garde! C'est tout ce que je puis te dire! En attendant, comme j'ai mes raisons pour n'avoir confiance qu'en toi, c'est toi que je charge de m'assister pendant les représentations.

—Cependant si Tabary, dont c'est l'emploi habituel, s'y oppose?

—C'est ma volonté que je lui ai notifiée nettement.

Quelques jours après, devant une assistance d'élite, Zézette faisait ses véritables débuts.

Tous les journaux avaient annoncé à grand renfort de réclame cette attraction nouvelle et inédite.

On avait habilement rappelé l'accident qui avait causé la mort de Chausserouge; on avait annoncé que pour la première fois depuis cette mort, un dompteur ou plutôt une dompteuse affronterait le redoutable fauve.

Et cette dompteuse était la propre fille de la victime, la jeune Zézette, âgée de quinze ans à peine!

Aussi le succès dépassa-t-il les espérances de la jeune fille.

Elle avait gardé pour la fin de la représentation l'entrée dans la cage de Néron. C'était ce numéro qu'on attendait avec impatience, le clou véritable de la soirée.

Après avoir provoqué d'unanimes applaudissements pour la maestria et l'aisance avec laquelle elle manoeuvrait les pensionnaires ordinaires de la ménagerie, elle excita l'admiration générale pour l'énergie avec laquelle elle sut faire exécuter au terrible Néron les exercices les plus difficiles.

L'aspect de cette jeune fille au corps frêle, jolie, aux prises avec un animal dont la férocité légendaire défiait le courage des dompteurs les plus intrépides, causait une émotion énorme.

Aussi Tabary put-il, à sa sortie, prédire à la jeune fille un triomphe pareil à celui qui avait fait jadis la fortune de Chausserouge.

—Tout Paris défilera dans la baraque, ma chère Zézette! Tout Paris voudra t'applaudir! Il n'y a plus besoin de chercher autre chose! lui dit-il en lui pressant la main. Ah! si tu voulais... comme nous serions heureux et comme nous serions vite riches!

—Veux-tu me faire un plaisir? dit Zézette à qui ce retour à une proposition qui lui faisait horreur gâtait la moitié de sa joie, tu ne me reparleras plus de cela.

—Comme tu voudras! dit Tabary sèchement en lui lançant un regard furieux.

Giovanni était aussi fier que sa maîtresse du succès qu'elle venait d'obtenir. Que lui importait d'être désormais relégué au second rang, lui, qui avait jusqu'à ce jour rempli le premier rôle dans la ménagerie!

—Il me semblait, lui dit-il, que ces applaudissements qui te saluaient s'adressaient à moi... Tu étais si jolie... si désirable... dans ton costume bleu... faisant évoluer tes bêtes à coup de fouet!... Zézette!... Zézette! tu ne sauras jamais combien je t'aime!

—Si! je le sais! répondait la jeune dompteuse en s'abandonnant. Mais soyons prudent... Tabary veille!

Tabary en effet veillait. Comme Giovanni, la vue de la jeune fille avait fouetté ses sens, avivé son désir.

Cette passion qu'il avait affectée par calcul, sur le conseil de sa mère, avait revêtu un nouveau caractère.

La rivalité de Giovanni l'avait rendu sincère. A présent, il désirait vraiment Zézette, rêvait de l'enlever au jeune dompteur... A présent il aimait réellement sa pupille.

Il oubliait tout et son crime et la menace de Zézette de le dénoncer et les recommandations de sa mère, qui lui conseillait de ne rien brusquer... jusqu'à nouvel ordre. Jamais il n'avait ressenti au même degré le désir violent de posséder cette petite... qui le refusait pour se donner à un autre.

Louise Tabary à qui il fit confidence de cette exaltation en fut tout d'abord un peu effrayée.

—Fais bien attention... lui dit-elle, il ne faut pas nous mettre dans notre tort. Sois prudent! Avec une gamine aussi forte, il faut savoir prendre ses précautions...

—N'est-ce pas toi qui me conseillais l'autre jour de passer outre... de la prendre?...

—Oui... de la prendre! Mais au moment précis où tu aurais su l'amener à désirer tout bas ce qu'elle n'oserait te donner de bonne volonté. Je t'ai conseillé de lui faire une douce violence. Il faut attendre qu'elle te dise non, uniquement parce qu'elle ne se sent pas la force de dire oui... Mais il faut qu'au fond du coeur, elle te remercie d'avoir passé outre.

—Elle aime trop Giovanni et elle me déteste trop pour en être là!

—Alors, je ne puis plus te conseiller... Tu es meilleur juge que moi. Agis comme tu croiras devoir le faire... Mais sois prudent! Tu l'aimes donc vraiment?

—A tuer pour elle un autre Vermieux!

—Eh bien, vas-y! Elle te pardonnera peut-être, si elle comprend que la passion t'a seule guidé... Quant à Giovanni, j'en fais mon affaire! Dans trois jours, nous en serons débarrassés pour toujours!

—Comment?

—C'est mon secret.

—Je me fie à toi. Demain Zézette m'appartiendra.

Jean Tabary était guidé par deux sentiments qui se complétaient.

Tout d'abord, poussé par son instinct brutal, il voulait posséder la jeune fille pour satisfaire son appétit sensuel, subitement éveillé par la préférence qu'elle semblait accorder à Giovanni, puis il avait la conscience que la conquête de Zézette, même prise de force, l'assurerait à jamais de l'impunité.

S'il parvenait à la mater une première fois et puisque sa mère se chargeait de le débarrasser d'un rival gênant, il était sûr de la tenir, d'en faire sa chose, de lui enlever pour toujours la tentation de recouvrer l'indépendance qu'un instant de faiblesse de sa part lui avait donnée.

De nouveau il serait le maître, le maître absolu de la ménagerie. C'est à lui que profiterait le succès de la dompteuse et ainsi délivré du pire des soucis, il pourrait en paix attendre l'heure de la reddition des comptes.

D'ici au jour où Zézette aurait atteint sa vingt et unième année, il aurait le temps de se retourner, de voir venir et qui sait si d'ici-là un hasard heureux n'aurait pas rendu la fille de Chausserouge sa complice, aussi intéressée que lui à ne pas divulguer son crime—ou sa femme.

Il était bien décidé. Plutôt que de vivre dans cette incertitude qui le tuait, il risquerait le tout pour le tout, se perdrait irrémédiablement ou s'assurerait une victoire définitive.

Il comptait sans l'énergie de Zézette.

Bien que la dompteuse eut montré jusqu'alors une force de caractère dont eussent été capables peu de jeunes filles de son âge, il était loin de supposer qu'elle pût résister à l'assaut désespéré qu'il était résolu à lui livrer.

Il se trompait. Les menaces qu'il lui avait faites fort imprudemment avaient éveillé les soupçons de l'enfant, qui, connaissant le caractère de son tuteur, s'attendait à tout et avait pris ses mesures en conséquence.

Elle avait le pressentiment qu'elle courait un grand danger; elle arrangea sa vie de façon à ne jamais demeurer seule.

Depuis huit jours, elle avait demandé à Giovanni, qui logeait en ville, de ne plus quitter les abords de la ménagerie, même la nuit, surtout la nuit.

Certes, elle n'était pas peureuse, mais une sorte de superstition lui faisait craindre, se sachant en butte aux poursuites de l'assassin, de rester seule dans cette caravane, où avait été tué Vermieux.

Giovanni, sans demander d'explication, s'était conformé au désir de sa maîtresse.

Pendant tout le jour il était son chevalier fidèle, et le soir, il se retirait dans une caravane voisine, d'où il lui était facile d'accourir au premier appel.

La journée du lendemain se passa sans incident. Jean Tabary, bien que fort soucieux, se montra comme toujours très prévenant, fort empressé pour la jeune fille.

Pourtant dans la soirée, il lui demanda comme la veille, comme tous les jours:

—Tu as bien réfléchi, Zézette? Tu ne veux pas m'aimer?

—Tu m'ennuies... Je t'ai déjà dit de ne plus revenir là-dessus... jamais! répliqua la jeune fille sèchement.

—Tant pis!

Lorsqu'après la dernière représentation, Zézette, appuyée sur le bras du dompteur fit comme d'habitude, avant de rentrer, le tour des baraques, elle ne montra pas, ainsi que d'ordinaire, la même expansion naïve.

Elle était triste, préoccupée, et Giovanni s'alarma.

—Tu n'es pas malade au moins? demanda-t-il d'un ton très tendre.

—Non... je m'embête...

—Pourtant tout a très bien marché aujourd'hui... Voyons! je ne m'explique pas?...

—Je ne sais pas ce que j'ai... mais je suis nerveuse. Il me semble qu'il va m'arriver un malheur...

—Je suis là, moi, tu sais bien! Et prêt à te défendre

—Vois-tu, dit Zézette, je voudrais avoir dix-huit ans... Alors je serais plus forte... je me ferais émanciper. Et puis, quand même ça ne conviendrait pas à ces Tabary, qui t'en veulent tant, je ne sais pas pourquoi... je pourrais me marier avec toi... Alors, nous serions deux...

—Laisse passer le temps, ma chérie, le temps viendra...

—Oui... Mais d'ici là? Moi, je me tirerai toujours d'affaire... Ils ont trop besoin de moi et, après tout, je les tiens! Mais toi, qui restes malgré eux dans la ménagerie, toi, dont je leur ai imposé la présence!... Ah! je t' en prie, prends bien garde!

Il était une heure du matin quand les deux amants se quittèrent. Zézette rentra chez elle, alluma sa lampe et ferma sa porte à clef. Elle se préparait à se déshabiller quand un bruit la fit retourner.

Derrière elle Jean Tabary debout la regardait l'oeil brillant de convoitise.

—Toi, ici! que fais-tu? demanda Zézette qui se sentit devenir pâle.

—Je t'ai prévenue, dit le jeune homme, la voix haletante. Je t'ai fait l'aveu de la passion que j'éprouve, tu n'as jamais voulu m'écouter. Tu me fermes la bouche chaque fois que je veux te faire entendre une parole d'affection. Tu affectes de croire que parce que j'ai sur la conscience un acte que j'ai regretté et qui me pèse, je suis incapable de tout bon sentiment. Je tiens à te prouver le contraire. C'est pourquoi je suis venu ce soir...

—Je n'ai pas à t'écouter... je ne veux rien entendre de toi! Va-t'en! je t'ordonne de t'en aller!

—Non! je ne partirai pas avant que je t'aie dit tout ce que j'ai à te dire. La vie désormais m'est insupportable sans toi... Je te veux!... Chaque fois que je te regarde, je sens en moi quelque chose qui m'enlève la notion de tout ce qui m'entoure... Si je suis un misérable, je sens que ton amour me rendrait meilleur... Je t'aime, je veux que tu m'aimes!

—Encore une fois, va-t'en! dit Zézette en passant derrière la table qui la séparait du lit.

—Et depuis que tu prodigues à ce Giovanni les marques de ton affection, à la vue de tout le monde, je suis pris d'une jalousie que je ne puis refréner. Je voudrais le prendre, le tenir en mon pouvoir, le tuer, pour être à sa place... Ah! un jour ou l'autre, nous réglerons cette affaire de lui à moi, je te le promets... Après tout, tu es ma pupille, j'ai autorité sur toi! Et c'est lui qui t'a détournée!

—As-tu donc déjà oublié nos conventions? Un mot de plus et dès demain, je mets ma menace à exécution! cria Zézette dont les doigts se crispèrent sur le dossier d'une chaise.

—Eh bien! que m'importe! Tu me dénonceras! On m'arrêtera! J'aime mieux tout que la vie que je mène. Le scandale ruinera la ménagerie et je serai vengé!... Que m'importe la vie si je ne t'ai pas!... Aussi bien, est-ce une vie que le supplice que j'endure sans trêve?... Je te veux... Nous serons l'un à l'autre toujours... Sinon...

—Sinon, quoi? demanda Zézette épouvantée de l'expression du regard de Tabary.

—Sinon... je te prends! De gré ou de force tu m'appartiendras!

Il écarta la table et fit un pas vers la jeune fille.

—N'avance pas! dit Zézette résolument en saisissant un chandelier qui se trouvait placé sur une petite commode. N'avance pas ou j'appelle et je frappe!...

—Tu appelleras! dit Jean narquoisement. Et qui donc? Giovanni sans doute? Il est loin à présent!... La ménagerie est isolée. Les caravanes voisines sont désertes. Celles qui sont occupées renferment des gens qui dorment et que tes cris n'éveilleront pas. Crois-moi, ne résiste pas... Tes coups ne m'effraient pas plus que tes menaces!

Il n'avait pas achevé que Zézette ayant d'un revers de main ouvert la petite fenêtre, appelait de toute la force de ses poumons:

—Giovanni, à moi! à l'aide! au secours!

—Je dis qu'il ne viendra pas! gronda Tabary en renversant la table pour s'élancer sur la jeune fille.

La lampe tomba et s'éteignit.

Avant que la jeune fille eût le temps de se servir de son arme, elle se sentit enlevée dans les bras nerveux de Jean Tabary.

Il la déposa sur le lit, lui faisant un bâillon avec sa main, l'immobilisant sous le poids de son corps...

Maintenant, il ne sortait plus de sa bouche que des sons rauques, inarticulés, elle succombait... quand une vitre de la porte d'entrée vola en éclats et une voix retentit au dehors...

—Tiens bon, Zézette, me voici!

C'était Giovanni. Mais la porte fermée en dedans tenait bon.

Jean Tabary s'était à moitié redressé, incertain s'il devait lâcher sa proie ou s'élancer au-devant du nouveau venu.

Il allait s'arrêter a ce dernier parti, s'opposer à l'entrée du dompteur quand, la porte, ébranlée par des efforts répétés, céda enfin...

Giovanni était dans la place.

Jean abandonna alors la jeune fille; il se redressa complètement, les poings fermés, prêt à la lutte.

Mais le dompteur le prévint. D'un bond, il sauta sur cette ombre dans laquelle son instinct lui fit reconnaître Tabary.

—Ah! brigand! tu me le paieras! hurla ce dernier. Mais déjà Giovanni avait saisi son adversaire, lui serrant la gorge comme dans un étau. Les deux hommes s'enlacèrent, puis leurs pieds s'embarrassèrent dans la table renversée et ils roulèrent ensemble à terre.

On n'entendait plus que des sons étouffés, des injures à peine distinctes... Une masse vivante et indécise se tordait... sans qu'il fût possible de distinguer qui avait le dessous.

Alors Zézette sauta à terre... grâce à son exacte connaissance des lieux, elle put trouver une allumette et une minute après la scène s'éclaira.

Le dompteur avait vaincu. Il tenait sous son genou Tabary râlant.

—Avoue ton infamie! Repens-toi ou je te tue, misérable! Abuser d'une enfant!

—Laisse-le, Giovanni! implora Zézette.

—Quand je serai sûr qu'il ne recommencera pas! Et de son poing fermé il martelait la face déjà tuméfiée de Tabary.

Enfin las de cette lutte désormais inégale, il obéit. Il aida son ennemi, aveuglé par le sang, à se relever.

—Pars! lui dit-il, remercie-moi de ne pas t'avoir étranglé, comme tu le méritais!

Sans un mot, Jean sortit, mais dès qu'il fut dehors:

—Giovanni, cria-t-il, nous nous retrouverons!... Et quant à toi, Zézette, prends bien garde!

Il disparut en courant dans l'obscurité, tandis que la jeune fille tombait dans les bras de son sauveur.

—Merci! fit-elle tout bas... Ne me quitte plus!... Je t'aime!


XVI


L'attentat inouï de Jean Tabary détermina la rupture définitive de Zézette avec son tuteur, sans toutefois que personne songeât à tirer parti d'une circonstance qui pourtant paraissait propice à satisfaire toutes les rancunes.

Si d'une part Jean renonça à se venger ouvertement de la résistance de la jeune fille et de l'intervention quelque peu brutale de Giovanni, celle-ci de son côté ne pensa pas une minute à mettre ses menaces à exécution.

Bien que l'acte de Tabary, prévu par le Code et sanctionné par le témoignage du dompteur, fût une arme dangereuse, elle ne s'en servit pas plus que de la connaissance du crime.

Le scandale qui fut résulté d'une double dénonciation eut amené peut-être la ruine de la ménagerie et, d'autre part, il eut fallu mêler le nom de François Chausserouge à toute cette affaire.

C'était une extrémité à laquelle Zézette, quelque désir et quelque besoin qu'elle en eût, ne pouvait se résoudre, et qui répugnait à son caractère.

Comme tous ceux de sa race et de sa profession, elle avait pour la police une instinctive horreur.

Il lui suffisait de continuer à inspirer à ses ennemis uns crainte salutaire en les maintenant dans la persuasion qu'elle pouvait un jour user de ce moyen.

Maintenant que Tabary, par la brutalité de son attentat et son insigne maladresse, avait encore aggravé son cas, elle se sentait plus que jamais maîtresse de la situation.

La scène de la veille lui permettait désormais de dicter sa volonté, d'affirmer son autorité, de rompre avec son tuteur toute autre relation que celles que la bonne administration de la ménagerie rendait indispensable, cela lui suffisait.

Elle songea seulement à profiter de cette nouvelle victoire en se mettant pour l'avenir complètement à l'abri d'une nouvelle agression.

La protection de Giovanni lui parut insuffisante; son intervention constante lui sembla un danger pour le jeune homme.

Qui sait, maintenant que son amour n'était plus un secret pour Jean, si celui-ci, conseillé par sa mère, ne serait pas capable, la jalousie aidant, de profiter de son titre de tuteur pour causer des embarras à cet amoureux d'une fille de quinze ans?

Il fallait donc mettre le dompteur à l'abri de toute tentative de ce genre, et c'est alors qu'elle songea à avoir recours cette fois à la protection de Charlot.

Avec un pareil appoint, elle se sentait de force à lutter contre les Tabary.

Fatma, qui s'était mise, ainsi que son lutteur, si aimablement à sa disposition, fut la seule à qui elle fit la confidence de ce qui s'était passé.

Aucune indiscrétion n'était naturellement à craindre de la part de Jean, qui, dès son retour à la caravane de sa mère, s'était mis au lit, faisant répandre par Louise le bruit d'une chute qui l'obligeait à quelques jours de repos.

Fatma ne montra pas le moindre étonnement en entendant le récit que lui fit la jeune fille de la tentative de viol dont elle avait été victime.

—De la part de Tabary que je connais depuis des années, dit-elle, il faut s'attendre à tout, c'est crapule et compagnie!... Seulement dans cette affaire-là, tu as le beau rôle, il faut le garder. Tu as raison de vouloir que ton amoureux ne se montre plus. Viens avec moi, nous allons trouver Charlot, qui est à sa baraque... En route nous réfléchirons sur ce qu'il y a lieu de faire.

Il était deux heures de l'après-midi; la ménagerie ne donnait qu'à quatre heures sa première représentation de jour; ils avaient le temps d'aviser.

—Je ne veux plus, dit Zézette, remettre jamais les pieds dans la caravane des Tabary. Ce matin, j'ai déjeuné avec Giovanni au restaurant. Mais tout à l'heure, quand je vais me trouver dans la ménagerie en face de Louise, qu'est-ce que tu me conseilles de faire?

—Rien du tout. Attendre, agir comme si rien ne s'était passé. Ne souffle pas mot de ce qui t'est arrivé dans la nuit, mais exige tout ce que tu voudras. Ce que tu sais, ce qu'on t'a fait, te dégage complètement et ils doivent s'estimer heureux que tu ne profites pas de cette circonstance pour te plaindre. Et au fait, pourquoi ne te plaindrais-tu pas?

—Parce que, dit Zézette, je ne veux avoir aucun rapport avec la police. Cela m'entraînerait à dire des choses qui ne doivent pas sortir de ma bouche... Si jamais je juge utile, quand le moment sera venu, de me venger, je veux le faire seule et n'avoir recours à personne. J'ai mes raisons pour cela.

Et en parlant ainsi d'un ton très modéré, très calme, les yeux de Zézette brillaient d'un éclat inaccoutumé.

On eût dit que maintenant qu'elle se sentait plus forte, mieux armée, partant plus sûre de réussir, elle mûrissait un plan, caressait un projet, que la protection dont elle allait être l'objet et le concours des circonstances allaient rendre réalisable.

Elle sourit, puis, sur un ton assez indéfinissable:

—Je me souviens, ajouta-t-elle, que mon père m'a dit souvent: Zézette, chez ceux de notre race, les vrais ramonis, il est un principe dont il ne faut jamais s'écarter, si l'on veut maintenir intactes sa dignité et son indépendance: oeil pour oeil, dent pour dent! Eh bien! on m'a fait souffrir, on a fait souffrir mon père, j'acquitterai cette vieille dette, je rendrai au centuple tout ce qu'on m'a fait... Je vengerai du même coup et mon père et ma mère, que Louise Tabary a tuée, et moi-même... Et cela toute seule, avec vous deux et Giovanni, si vous voulez m'aider... quand le moment sera venu...

—Mais pour le moment? interrogea Fatma. Que veux-tu de nous?

—En attendant que l'heure ait sonné, je veux être à l'abri d'une scène semblable à celle d'hier... simplement.

—Zézette, ce n'est pas gentil... Pourquoi nous fais tu mystère, à nous, tes amis, sur qui tu comptes, de tes projets d'avenir?... Nous pourrions peut-être dès à présent t'aider plus utilement.

—Non! Non! riposta Zézette, plus tard... plus tard, je t'en prie!

Et elle ajouta en riant:

—Je ne me suis confiée jusqu'à ce jour qu'à mon lion Néron, qui me comprend, lui... et qui m'approuve... Je n'ai rien dit à personne, pas même à Giovanni... Mais, tu verras, tu verras!

En ce moment les deux femmes arrivaient à la baraque de Bertrand (de Marseille), chez qui était engagé Charlot.

Le jeune lutteur, bien cambré dans son maillot, était en parade, car le patron des Arènes donnait sans discontinuer, toutes les demi-heures, des représentations pendant l'après-midi entière.

Déjà la foule nombreuse des curieux venus à la fête entouraient l'estrade, le bonisseur avait embouché son porte-voix et conviait les amateurs de belles luttes à entrer «afin d'admirer la force et l'adresse des plus redoutables champions français, tous engagés par M. Bertrand, si soucieux de conserver à son établissement unique au monde, son renom et sa clientèle».

—Crois-tu qu'il est beau! dit Fatma en s'arrêtant subitement et en désignant à son amie le torse musculeux de Charlot. Il ne nous a pas aperçues. Nous allons entrer par derrière sans qu'il le sache et nous le verrons lutter.

—Si tu veux! dit Zézette, auquel plaisaient tous les genres d'exercices qui demandent du courage ou de la force.

Elles assistèrent à la représentation, cachées dans le coin le plus sombre de la baraque.

Après l'enlèvement des haltères par un colosse appelé le Terrible Toulousain, qui jongla également avec des poids de cinquante kilogrammes, on aborda la partie la plus intéressante de la représentation.

Charlot fut un des vainqueurs.

Fatma, les yeux béants d'admiration, serrait le bras de sa compagne à chaque coup que portait son amant, à chacune de ses parades savantes.

—Tu sais, dit-elle tout bas, il lutte avec un comtois, un lutteur payé pour cela, qui figure l'amateur, mais je crois qu'il nous a vues et c'est pour de bon qu'il se tirait la bourre... Hein! est-il beau? Crois-tu qu'avec un gars comme cela tu pourras être tranquille?

Après la représentation, Fatma tomba dans les bras de son amant.

—Tu sais, je suis bien souvent méchante avec toi... Mais chaque fois que je te vois travailler, ça me fait la même émotion et le même plaisir. J'oublie tout!... Dans ces moments-là, tu pourrais me demander ce que tu voudrais.

Charlot sourit d'un air un peu fat et embrassa sa maîtresse.

—Tout ça, prononça-t-il, au fond c'est de la blague, si tu me voyais me battre sérieusement, ça serait bien autre chose!

—Eh bien! y a peut-être Zézette qui a de l'ouvrage à te donner.

—Ah! tout ce qu'elle voudra, dit Charlot galamment, du moment que ça vous fait plaisir à toutes deux.

Le lutteur était un garçon d'intelligence très fermée, d'esprit un peu lourd. Très fier de ses biceps, il était dévoué à l'excès et s'il était heureux de mettre sa vigueur au service des faibles et des «dames», comme il disait, c'était autant par orgueil que par bonté d'âme.

Pour Fatma, qui avait sur lui une influence énorme, il se fut lancé sans une objection dans les aventures les plus périlleuses, sans se soucier le moins du monde, ni même se douter du danger.

Il était honnête, mais d'une honnêteté à lui, qui l'empêchait de concevoir et par conséquent d'accomplir une mauvaise action, mais son inconscience lui eût fait commettre une infamie, sans du reste qu'il s'en doutât, simple instrument dans la main de sa maîtresse.

—Attendez un peu, dit-il aux deux femmes, qu'on ait distribué le «rouleau». Après ça, je suis à vous.

On appelle ainsi sur le Voyage, le montant des quêtes invariablement faites dans les baraques, après chaque exercice.

Ce rouleau appartient toujours dans tous les établissements au patron. Chez les lutteurs seulement, elle est partagée également entre les pensionnaires de la maison.

Quelques instants après, tous les trois étaient attablés dans un petit bar établi sur l'esplanade, non loin des Arènes, et Fatma exposait la situation. Elle raconta l'attentat dont Zézette avait failli être victime.

—C'est un rude salaud, que votre Tabary! dit Charlot, Giovanni ne pouvait donc pas le crever tout à fait?

—Oh! il a eu son compte et pour l'instant, il ne songe pas à rebiffer, mais s'il y avait lieu de lui administrer dans l'avenir une correction sérieuse et digne de ses mérites, comme il est plus sage de ne pas laisser Giovanni se compromettre davantage, puisqu'il est l'amant de Zézette, j'ai dit à notre amie qu'elle pouvait compter sur toi.

—Je te crois! dit Charlot, j'aurai vraiment du plaisir à lui tarauder les côtes à cet animal-là, surtout après ce que sa mère a fait à Fatma... une bonne femme qui profite de sa situation pour nous exploiter!

Alors Zézette prenant la main du lutteur:

—Je vous remercie, mon vieux Charlot, c'est gentil ce que vous faites pour moi... Mais, ajouta-t-elle en le regardant dans les deux yeux, s'il fallait m'aider dans une occasion où il pourrait y avoir du danger pour nous deux... est-ce que je pourrais compter?...

—Pardi!... alors ce serait bien plus drôle! dit le géant.

—Voilà une cachottière qui ne veut pas nous dire ce qu'elle a envie de faire... Pas vrai qu'elle a tort? dit Fatma.

—Si c'est pas le moment... elle a peut-être raison. Dès l'instant que je lui dis que je l'aiderai quand le moment sera venu...

Sur le champ, on prit les dispositions les plus urgentes.

Il fut entendu que Charlot passerait désormais à la ménagerie toutes les heures que lui laisserait son service. Zézette se faisait forte de contraindre les Tabary à accepter ce contrôle.

Puis, comme il n'était pas prudent à la jeune fille de continuer à habiter seule dans une caravane isolée, où elle restait en butte à de pareilles tentatives; que, d'autre part, cette caravane était trop étroite pour donner asile à trois personnes, il fut entendu que la fille de Chausserouge irait demeurer rue Cler, dans le petit hôtel meublé où Charlot avait élu domicile.

C'est là que chaque soir, Fatma, s'échappant de la tente où elle était censée passer ses nuits, allait retrouver son amant.

Dans une chambre voisine du couple, Zézette n'aurait absolument rien à craindre. De là, comme disait Charlot, et en prenant ses précautions, on pouvait voir venir.

Les deux femmes furent de retour à la ménagerie juste au moment où les garçons de piste préparaient la parade et donnaient à l'intérieur le dernier «coup de fion».

Fatma courut à son entresort et Zézette rentra dans sa caravane pour s'habiller et se préparer à paraître.

Elle y était depuis quelques minutes quand Louise Tabary y pénétra à son tour, après avoir frappé un léger coup à la porte.

Jamais elle n'avait eu mine plus pateline et plus cauteleuse.

—Eh bien! ma chère enfant, que se passe-t-il donc? Tu n'es pas venue déjeuner ce matin... Tu n'es pas malade?

La jeune fille regarda la vieille femme bien en face, stupéfaite, après ce qui s'était passé d'une audace semblable.

—Non!... répliqua-t-elle. Je ne suis pas malade, mais ce n'est pas la faute de votre fils... Après la scène de cette nuit, vous ne voudriez pas que je remette jamais les pieds chez vous?

—Oui... je sais. Jean est au lit bien plus malade à la pensée du mal qu'il t'a fait que des contusions qu'il a reçues. Il t'aime tant qu'il avait perdu la tête, et c'est lui qui m'envoie pour te demander d'oublier.

—Madame Tabary, riposta Zézette nettement, si vous voulez bien, nous ne parlerons plus de rien. Mon âge m'empêche et m'empêchera longtemps encore de faire valoir mes droits, mais la connaissance du passé, l'attentat d'hier, m'ont valu l'indépendance. Je ne veux pas l'aliéner. Il y a maintenant un abîme entre nous. Je ne le franchirai pas. Du reste, j'ai pris mes dispositions. Je saurai résister même par la force.

—Alors, dit Louise très pâle, c'est la guerre que tu nous déclares décidément? Tu ne veux plus qu'il y ait rien de commun entre nous que nos intérêts?

—Parfaitement.

—Eh bien! à mon tour, je te préviens que cette solution ne me convient pas... Nous avons jusqu'ici été trop faibles... En somme, tu n'es qu'une enfant. Nous t'avons jusqu'à ce jour laissé suivre ton caprice et ta fantaisie. C'est assez! Tu es notre pupille, nous avons des droits sur toi. Nous les exercerons. Je te préviens qu'à partir d'aujourd'hui nous exigeons que tu reprennes la vie d'autrefois. Si tu refuses, nous saurons t'y contraindre... Au besoin, si tu continues à faire la mauvaise tête, nous réunirons le conseil de famille qui avisera pour les mesures à prendre...

—Eh bien! je parlerai!...

—Tu parleras! A ta volonté! Nous acceptons la lutte... Il est probable qu'on accordera plus de crédit à la parole de mon fils et à la mienne qu'aux accusations dénuées de preuves que tu pourras fournir et que c'est toi qui supporteras les conséquences de ta mauvaise action... La mémoire de ton père en souffrira et, d'autre part, si nous sortons vainqueurs, je te préviens que tu peux t'attendre à tout... Nous verrons qui cédera le premier... Est-ce ton dernier mot?...

Zézette hésita une minute. Une rougeur subite colora ses joues..

Voilà que subitement et au moment où elle s'y attendait le moins, ses adversaires se révoltaient. Voici que furieux d'avoir été vaincus une première fois, ils se décidaient à jouer leur dernière carte, le tout pour le tout!

A quel parti s'arrêter?

Son plan échouait puisqu'elle était désarmée, puisque la menace d'une dénonciation ne les effrayait plus. Elle pesa mentalement les conséquences de la décision suprême qu'elle allait prendre.

Sans doute le résultat de cette réflexion rapide la satisfit; elle estima que même livrée à elle-même, puisqu'elle avait depuis longtemps renoncé à mettre la justice en mouvement, et aidée par ses complices, elle était de taille à gagner cette dernière partie, car un sourire éclaira sa physionomie.

—Oui, dit-elle enfin, c'est mon dernier mot.

—Eh bien! au revoir, ma fille, nous allons rire! fit la Tabary en prenant congé et cessant désormais de dissimuler.

Elle sortit en faisant claquer la porte de la caravane et courut rejoindre son fils.

—Tu sais, dit-elle à Jean, la môme est à la rebiffe! Ah! ma foi, ça m'a tellement exaspérée que je lui ai lâché son paquet... Je l'ai mise en demeure de nous dénoncer si bon lui semble, mais je lui ai signifié qu'elle ait désormais à nous obéir comme par le passé.

—Tu as fait cela! dit Jean en se soulevant vivement sur un coude, alors nous sommes fichus!

—Dors tranquille, mon fillot! La mère Tabary n'est pas de la rosée de ce matin, elle en a bien vu d'autres. Demain nous serons les maîtres, car demain, comme je te l'ai promis, nous serons débarrassés de l'autre, de celui qui nous gêne, du beau dompteur, du défenseur des orphelins... Quant à la petite, je sais d'avance qu'elle ne parlera pas!

—Mais si pourtant elle allait?..

—Je te dis de dormir tranquille... Laisse-moi faire, tu es malade, ne t'occupe de rien...

—Mère, je veux me lever... Je n'ai plus rien et je puis t'être utile...

—Il faut que tu ne prennes part à rien... au contraire. Demain soir tu pourras sortir... Laisse-moi faire jusque-là.

Quant à Zézette, l'entretien qu'elle avait eu avec Louise Tabary la laissa fort troublée.

Elle avait encore quelques minutes avant la représentation, elle courut prévenir Fatma de ce qui venait de se passer.

Évidemment, un danger inconnu la menaçait; elle pouvait à présent s'attendre à tout; il fallait qu'elle se sentit de suite vigoureusement appuyée.

—Fais vite venir Charlot... Je prévois qu'il y aura du grabuge... Tout sera fini d'une façon ou de l'autre d'ici à quarante-huit heures, mais je ne veux pas être prise au dépourvu. Qu'il s'arrange pour être libre, je lui revaudrai cela...

—Que devra-t-il faire?

—Rien pour l'instant. M'obéir ensuite! Mais qu'il soit là!

—C'est bon! tu peux y compter, puisque nous te l'avons promis!

Zézette était à présent une toute autre femme.

Très bonne et très dévouée en temps ordinaire, toute la sauvagerie, la rancune féroce des gens de sa race se réveillaient en elle, maintenant qu'on la poussait à bout.

Le même sentiment qui avait décidé Chausserouge, cet être si faible, si indécis, à frapper Vermieux, la décidait à présent à agir. Elle était résolue à ne reculer devant aucune extrémité.

—C'est bon! C'est bon! On va voir! murmurait-elle tout bas, comment se venge une ramoni!

Elle voulait sortir à tout prix victorieuse de la lutte qu'elle avait acceptée. Il lui fallait tous les atouts; elle préparait son jeu.

En descendant dans la ménagerie, elle s'arrêta devant la cage de Néron.

Le lion vint en reniflant coller son nez devant les barreaux. Elle passa sa petite main et flatta l'animal.

—Tu es avec moi, dis, mon vieux Néron? Tu ne m'abandonneras pas?

Et le fauve, relevant la tête, chercha à lécher le poignet de son amie, comme s'il voulait répondre à son affectueuse parole.

Lorsque la salle fut faite, que le bonisseur eut annoncé le commencement de la représentation, Zézette, redevenue calme, fit son entrée.

Après les exercices de Giovanni, elle manoeuvra ses bêtes avec la même aisance qu'à l'ordinaire.

Le dernier numéro, c'est-à-dire son entrée dans la cage de Néron, remporta un énorme succès.

Elle mit une sorte de coquetterie à obtenir de la docilité de l'animal des résultats qu'elle n'avait jamais obtenus jusque-là. Le fauve, sous le fouet de sa dompteuse, devenait câlin.

Elle le fit sauter, se coucha sur lui, introduisit sa tête bouclée dans sa gueule.

Néron exécutait comme un simple caniche les exercices les plus variés sans la moindre résistance.

Elle sortit de là au milieu des applaudissements, encore plus calme qu'auparavant.

Au premier rang des spectateurs, Charlot le lutteur, qu'un avis de Fatma avait fait accourir, se faisait remarquer par son enthousiasme.

Quand la foule se fut écoulée, il resta seul dans la ménagerie et vint complimenter Zézette.

—Je me suis arrangé pour être libre, dit-il bas à l'oreille de la jeune fille. Je suis à votre disposition. Que faut il faire?

—Dire comme moi et me faire respecter même par la force.

A ce moment, Louise Tabary s'approcha.

—Zézette, dit-elle d'un ton plein d'autorité, ce soir tu viendras dîner. Jean, du reste, pourra se lever. Je te préviens en outre que tu coucheras à l'avenir dans notre caravane, comme par le passé. Il ne convient pas qu'une jeune fille de ton âge aille loger loin de ses parents, seule dans un hôtel meublé.

—D'abord, madame, dit Zézette, vous n'êtes point mes parents, ni votre fils, ni vous. Je vous ai dit ce matin que je ne remettrais jamais les pieds chez vous. Donc, n'insistez pas! Je dînerai et je coucherai où bon me semblera.

—Tu viendras, dit Louise furieuse. Tu nous dois obéissance!

—Pardon! dit Zézette en reculant d'un pas, je refuse!

—Tu refuses?

—Oui, ce soir, demain et les jours suivants, je resterai sous la protection de M. Charlot, qui répond de moi. Donc, soyez tranquille, il ne m'arrivera rien de fâcheux.

—Charlot n'a rien à voir là-dedans. Tu es ma pupille.

—Eh bien! je m'émancipe, voilà tout!

—Madame, dit Charlot, en avançant sur un signe de la jeune dompteuse, mamz'elle Zézette s'est remise à moi pour la protéger. Je m'en suis chargé. Le premier qui essaiera de lui manquer de respect... aura affaire à Bibi. J'ai promis, je tiens ma promesse.

—Alors, dit Louise, pâle de colère, ce n'est plus Giovanni, tu donnes dans les lutteurs, maintenant, et tu choisis justement monsieur, l'amant de Fatma, je crois! Je vais la prévenir, nous verrons comment elle acceptera cela...

—Oh! d'autant plus facilement que c'est elle-même qui a prié Charlot de me prêter son aide et il n'a rien à lui refuser, dit Zézette. Ainsi!...

—C'est bon! cria Louise, je ne veux pas maintenant de scandale inutile, mais nous verrons comment tout cela finira.

Elle courut au contrôle où Giovanni, en l'absence de Jean, comptait la recette. Elle se fit rapidement rendre des comptes et revint à sa caravane.

Une heure plus tard, et comme Charlot attendait sa maîtresse, en compagnie de Zézette, dans le restaurant où ils avaient l'habitude de prendre leur repas, ils virent arriver Fatma rouge de colère.

—Ah ça! Voyons, m'expliquerez-vous, demanda-t-elle, ce qui s'est passé? La mère Tabary est venue au moment où j'étais sur l'estrade... Entre deux séances, elle s'est mise à m'agoniser de sottises... Je ne sais pas tout ce qu'elle ne m'a pas raconté..! Elle m'a traitée comme la dernière des dernières... Nous nous sommes engueulées ferme et ma foi, j'ai fini par lui ficher mon compte! Me voilà libre maintenant! Demain, j'irai trouver Boyau-Rouge... Je lui vendrai les trucs de la vieille et, puisqu'elle fait la méchante, nous allons la flanquer en bas, elle et son entresort.

On mit rapidement Fatma au courant de la scène qui venait de se passer.

—Eh bien! tant mieux! cria-t-elle, ce sera plus vite fini!... Ça chauffe... nous allons rire...

On était au dessert quand Giovanni, qui avait été retenu jusque-là par les occupations multiples qui lui incombaient depuis l'indisposition de Jean, vint retrouver ses amis.

—Je ne sais pas, dit-il à son tour, ce qu'a la mère Louise, aujourd'hui. Je la connais, je suis sur qu'elle manigance un tour de sa façon... Ouvrons l'oeil!

Zézette prêtait, sans y prendre part, une oreille distraite à cette conversation.

Enfin, et comme si elle sortait d'une rêverie qui l'avait transportée à mille lieues de ses complices:

—Aujourd'hui, l'heure est venue de tout vous dire... Je vais vous révéler mon secret...

Et d'une voix haletante, pleine d'émotion, elle raconta tout, les intrigues des Tabary au lendemain de la mort de son grand-père, l'histoire de sa mère, morte à petit feu, minée autant par le chagrin que par la maladie, l'influence néfaste de Tabary sur Chausserouge, l'assassinat de Vermieux, auquel elle avait assisté, la mort de son père, les scènes qui avaient suivi la fin du dompteur, et elle conclut:

—J'ai eu beau les menacer de tout dire. Je ne m'en sens pas le courage, et d'ailleurs, je manque de preuves. Ils l'ont deviné et veulent passer outre. A tout prix, les Tabary veulent me faire disparaître pour rester les seuls maîtres de la ménagerie. Demain, j'aurai gagné... à moins que ce ne soit eux! Si nous restons victorieux, je veux que nous ne le devions qu'à nous-mêmes, sans l'assistance d'aucune police et j'ai pris une résolution terrible...

Elle se tut.

Zézette avait parlé d'un ton si solennel que tous les assistants sentirent que la décision de la jeune fille était irrévocable.

—Laquelle? demanda enfin Fatma.

—Celle de me débarrasser de Jean Tabary, répliqua tranquillement la fille de Chausserouge. Je vous ai raconté tout à l'heure comment il avait été le mauvais génie de ma famille... Aujourd'hui il est encore mon ennemi... A bref délai, je serai sa victime, si je ne me révolte pas... Le moment est donc venu... Il faut que Jean Tabary ou moi disparaissions... Hier, nous nous sommes lancé un dernier défi, la mère Louise et moi... Il faut que demain tout soit fini... Après-demain, il sera peut-être trop tard!

—Mais, interrompit Fatma, tu partes absolument de te débarrasser d'un homme comme de la chose la plus naturelle du monde... Et la police?...

—Il ne tiendrait qu'à moi de la mettre en mouvement... Mais je vous ai déjà dit que je voulais agir par moi-même... Il ne s'agit que de savoir choisir son moyen pour qu'elle n'ait rien à dire...

—Il y a l'exemple de Vermieux, dit Giovanni, comme tu nous l'a raconté tout à l'heure. Je ne pense pas que ce soit ce moyen que tu as choisi. Ça réussit une fois, mais rarement deux fois...

—Il y a Néron, simplement... dit Zézette, mon Néron, qui m'obéit comme un chien docile et dont la férocité est connue de tout le personnel de la ménagerie...

—C'est vrai que Néron ne ferait qu'une bouchée de Jean Tabary, dit Fatma, mais comment arriver à?..

—Je n'hésite qu'en ce qui concerne le moyen d'exécution... Tabary, pour son inoffensif numéro, entre dans certaines cages... Une erreur du garçon de piste peut faire pénétrer dans la cage centrale l'animal furieux au lieu de Loustic ou de la Grandeur, mais ça ne pourrait se faire qu'en pleine séance, en public, au cours des représentations... Et ce moyen-là est dangereux... Il en est un autre: Ouvrir la porte de la cage et y jeter, la tête première, Tabary. Avec l'aide d'un gars comme Charlot, ça serait facile, mais Charlot voudra-t-il se compromettre à ce point?... conclut Zézette en regardant fixement le lutteur.

Charlot ne broncha pas. Devant cette interrogation muette de la jeune fille, il haussa légèrement les épaules..

—Puisque je t'ai dit que j'étais décidé à tout.,. S'il le faut, je te le jure, j'empoignerai ton Tabary par la peau du cou et je me charge de te l'enfourner comme un simple pain de quatre livres.

—Nous n'en arriverons là que si nous ne pouvons faire autrement, dit Zézette, qui parlait de cette résolution extrême de la façon la plus naturelle du monde. Je ne voudrais pas compromettre pour rien l'ami Charlot.

—Alors, que décides-tu?

—Je ne sais pas, mais je voudrais que vous me disiez franchement si vous m'approuvez?

—Absolument! dit Fatma. Dent pour dent, oeil pour oeil.

—Donc, nous attendrons les événements. Là journée de demain sera une journée mémorable, d'où dépendra notre avenir à tous. Nous laisserons les Tabary nous attaquer... Il suffit seulement que je sache aujourd'hui que j'ai sous la main des amis déterminés à agir, et à en venir aux dernières extrémités si la façon dont on nous traitera nous y force. Donc, ne vous éloignez pas... Ce soir, après la dernière représentation, arrangez-vous pour passer la nuit, pas trop loin de moi, afin d'être prêts à toute éventualité, et, ensuite, à la garde de Dieu!

Elle rentra la première dans sa caravane. Les conjurés restés seuls demeurèrent confondus d'un tel calme, d'un courage pareil chez une enfant, en somme.

Ils admiraient qu'elle eût pu, jusqu'à ce jour, porter le poids d'un pareil secret et résister si vaillamment aux entreprises de ses ennemis.

Aussi, trouvaient-ils tout naturel qu'elle songeât à riposter, à préparer une vengeance digne des tourments qu'on lui avait infligés.

A ces gens d'esprit droit, mais peu cultivé, la peine du talion semblait une punition juste, méritée, et puisque la justice avait été impuissante jusqu'à ce jour à protéger l'innocence persécutée et à punir le mal, il paraissait équitable de choisir une revanche digne du forfait.

—En voilà une petite, dit Fatma, qui a de la tête! Tu l'épouseras, Giovanni, et avec elle, quand vous serez tous deux redevenus les maîtres de la ménagerie, qui n'aurait jamais dû cesser de vous appartenir, où les Tabary n'auraient jamais dû mettre les pieds, vous ferez de l'or! Vous deviendrez riches, je vous le dis!

—Dieu veuille que tu ne te trompes pas, dit en souriant le dompteur, mais la lutte sera-t-elle égale, avec ces gens qui ont l'habitude du crime, qui ont pour eux l'âge, presque le droit, puisqu'en somme, ils sont les tuteurs?

—Mais puisque Charlot se charge de tout! riposta Fatma. N'est-ce pas, Charlot?

—Pour sûr! dit le lutteur, je les déteste, ces canailles-là, comme si c'était à moi qu'ils aient fait du tort! Et je n'hésiterai pas une minute, quand je devrais y perdre mon nom!

Jusqu'à l'heure des représentations de la soirée, les conjurés restèrent ensemble, faisant leurs projets d'avenir.

Enfin, quand vers onze heures du soir, longtemps après le départ de Giovanni, le lutteur et sa maîtresse durent enfin se retirer, ils se rendirent sans bruit, évitant de se faire remarquer, vers la caravane déserte voisine de celle de Zézette, où ils avaient décidé de passer cette nuit suprême.

Giovanni y couchait encore, mais on avait étendu un matelas à terre, sur lequel devaient reposer les deux amants.

Ils approchaient de cette caravane, lorsque dans l'obscurité de la nuit, ils aperçurent une ombre qui les précédait et se dirigeait vers la voiture.

Fatma serra le bras de son amant.

--- Louise Tabary! dit-elle tout bas, que diable va-t-elle faire par là?

Tous les deux, très intrigués de cette découverte, voulant en avoir le coeur net, se dissimulèrent dans l'angle formé par deux baraques accolées l'une à l'autre.

Louise s'arrêta devant la caravane, jeta autour d'elle un coup d'oeil, puis elle ouvrit la porte de la roulotte et entra.

Charlot s'avança alors doucement, monta sur une roue et jeta un coup d'oeil à l'intérieur par la petite fenêtre.

Louise Tabary avait allumé une bougie; elle s'était arrêtée devant le porte-manteau qui supportait les vêtements ordinaires de Giovanni.

Le lutteur ne put exactement se rendre compte de ce que faisait la vieille femme, qui presqu'aussitôt souffla la lumière et ressortit, non sans s'être assurée en promenant de nouveau autour d'elle un regard investigateur qu'elle n'avait pas été épiée, mais il se réserva d'avertir le dompteur de cette démarche insolite que rien n'expliquait.

La caravane appartenait à Chausserouge, mais Louise Tabary n'avait rien à y faire et sa présence à une pareille heure ne présageait pas un but honnête.

En effet, après la représentation, Charlot raconta ce qu'il avait vu à Giovanni, mais personne ne put trouver le mot de l'énigme.

—Elle aura voulu savoir, dit le dompteur, si j'avais déménagé et si son fils pouvait recommencer sans danger sa tentative récente. Elle aura été fixée, puisqu'il lui aura été possible de s'apercevoir que, non seulement je ne me disposais pas à céder la place, mais encore que tout était préparé pour vous recevoir. Donc nous serons tranquilles cette nuit... Attendons la suite!

En effet, Zézette put, toute cette nuit, reposer en paix.

Jean Tabary, absent depuis deux jours, ne se montra pas.

Le lendemain, à onze heures, Giovanni allait chercher la jeune fille pour la conduire à leur restaurant habituel quand il fut accosté par un personnage qu'escortaient deux hommes à mine suspecte.

—Vous êtes le dompteur Giovanni? dit l'inconnu.

—Oui, monsieur.

—Veuillez alors me conduire à votre caravane. Je suis commissaire de police du quartier des Invalides et vous êtes accusé d'avoir volé à la femme Tabary une somme de 550 francs.

—Mais, monsieur... protesta le dompteur..

—Vous vous expliquerez plus tard, dit le magistrat, je ne demande pas mieux que de vous trouver innocent.

Une minutieuse perquisition n'amena aucun résultat, quand tout à coup, dans l'une des poches intérieures d'un veston du dompteur, un inspecteur découvrit une petite liasse qu'il ouvrit...

Elle contenait cinq cent cinquante francs en cinq billets de cent francs et un billet de cinquante, exactement la somme réclamée par Louise Tabary.

Giovanni était atterré. Comment cet argent se trouvait-il dans sa poche?

Il y eut un moment de silence que rompit le premier le commissaire.

—Monsieur, dit-il, vous êtes arrêté. Je vous prie de me suivre à mon bureau, où vous allez être interrogé régulièrement.

—Mais, monsieur le commissaire, interrompit le malheureux, je vous assure, je vous jure...

—Vous vous expliquerez tout à l'heure, repartit le magistrat d'un ton glacial.

—Monsieur le commissaire, dit alors Zézette, je vous affirme sur l'honneur que Giovanni est innocent!... Je suis la fille du dompteur Chausserouge, aussi intéressée par conséquent que Mme Tabary à ce que ces cinq cents francs que l'on prétend avoir été volés se retrouvent et je sais... je suis sûre que Giovanni est l'objet d'une machination infâme... qu'il est innocent!...

—Nous verrons! dit le magistrat.

Il fit un signe et sortit, suivi des inspecteurs qui entraînèrent Giovanni.

Zézette demeura seule, désespérée.

C'était donc là le commencement de cette vengeance dont l'avait menacée Louise Tabary! Et maintenant à quelles représailles n'allait-elle pas se livrer?

Aujourd'hui, c'était le tour de Giovanni. Demain, ce serait le sien!

Et une haine sauvage mordait l'enfant au coeur, une haine qu'elle eût voulu assouvir de suite!

Giovanni arrêté!... Ce garçon si doux, si bon, si incapable d'une mauvaise action!

Et se trouver dans l'impossibilité de le secourir, de l'arracher des griffes de cette police détestée!

Courir à son tour derrière le jeune homme, au commissariat, révéler ce qu'elle savait, à quoi bon!

On ne la croirait pas... On la croirait encore moins maintenant qu'on pourrait penser qu'elle agissait dans un but de vengeance, uniquement pour sauver son amant!

Car enfin, quelle autre preuve possédait-elle que son témoignage, ce témoignage que l'arrestation de Giovanni rendait désormais suspect.

Ah! certes, il fallait agir, agir promptement et sûrement.

La vieille femme s'était promis une revanche... elle la prenait ou du moins commençait à la prendre.

Non, elle, Zézette, ne donnerait pas à sa mortelle ennemie, une pareille satisfaction!

Ce qui importait à présent, c'était de chercher un moyen de prouver l'innocence de Giovanni et l'indignité de la conduite des Tabary.

C'était de trouver une occasion de vengeance.

Et soudain revint à son esprit, le projet qu'elle avait formé tout bas et qu'elle caressait depuis si longtemps.

Ah! certes, il était grand temps de le mettre à exécution... mais comment?

Elle en voulait bien plus à Jean, la cause première de tous ses maux, qu'à Louise, mais Jean, retenu à la chambre, n'avait pas paru depuis deux jours.

N'importe! il fallait agir! Peut-être un hasard heureux la favoriserait-il!

Et elle descendit à la ménagerie.

L'établissement était désert. Les bêtes assoupies reposaient, étendues dans leurs cages. Mélancoliquement, le cerveau rempli de pensées, du projets contradictoires, elle marcha lentement dans la petite allée qui longe les barreaux.

En passant, elle appelait par son nom, chacun des pensionnaires, et flattant, quand ils étaient à proximité de sa main, ceux que leur bon caractère désignait à sa caresse.

Une inspiration ne lui viendrait donc pas... un moyen de se venger et de faire une éclatante justice!...

Et c'était sur ces animaux qui avaient inconsciemment servi à accomplir la plus terrible des besognes qu'elle comptait pour triompher!

Quand elle fut en face de son grand ami, du héros de tant de drames, de Néron, elle s'accouda à la balustrade et demeura rêveuse...

De nouveau son projet, ce projet qui la hantait, lui revint en tête...

Le lion, à la vue de la jeune fille, s'était levé; il se battait les flancs avec sa queue, reniflait aux barreaux et grattait le plancher avec ses ongles...

L'oeil de Zézette s'illumina...

Pauvre Néron! C'était sur lui qu'elle avait compté surtout...

Mais aucune occasion ne se présentait...

Plus elle regardait le lion, plus l'idée fixe qui l'obsédait s'implantait dans sa cervelle...

Et à ce moment où, toute à sa haine, elle était prête à tous les héroïsmes, il ne lui sembla plus aussi impraticable.

Elle s'étonna de n'en avoir pas plus tôt tenté l'exécution.

C'était si simple!

Profiter d'une occasion où Jean Tabary seul avec elle dans la ménagerie viendrait à proximité de la cage, faire un signe à Charlot resté aux aguets, ouvrir la cage pendant que le lutteur, saisissant son ennemi par la ceinture, l'enfournerait par l'étroite ouverture jusque sous les pattes du fauve!

Pourquoi avait-elle reculé?

Ah! oui, elle se souvenait... Elle avait craint de compromettre Charlot, malgré sa bonne volonté.

Pourtant, il n'y avait rien à craindre...

On avait tué Vermieux et nul doute n'avait germé dans l'esprit des gens de police.

Cette fois encore, sans témoins, ils attribueraient la mort de Tabary à un accident fréquent dans les ménageries.

Décidément, elle avait été faible et elle subissait aujourd'hui la peine de son défaut d'énergie.

Du coup elle eût été vengée; Giovanni n'eût pas été arrêté et, son crime eût-il été découvert, sa situation n'eût certainement pas été pire.

Quel avenir lui était réservé pendant les quatre années qui la séparaient encore de sa majorité, vis-à-vis de ses bourreaux, qui avaient pour eux la force et la ruse?

Elle en était là de ses désolantes réflexions et elle s'oubliait à caresser Néron, quand soudain la crinière de l'animal se hérissa et il se dressa debout contre les barreaux, faisant entendre un sourd rugissement.

Elle se retourna.

Jean Tabary, la face encore meurtrie, venait d'entrer dans la ménagerie.

Il avança, l'air goguenard, les lèvres plissées par un sourire mauvais.

—Bonjour, Zézette!... Eh bien! tu te consoles avec Néron d'avoir perdu ton amoureux.

L'enfant ne répondit pas.

Elle se retourna et resta adossée à la cage.

—Un joli choix que tu avais fait là! Un voleur! Encore heureux que ma mère s'est aperçue à temps de son manège... Et ce n'était probablement pas son coup d'essai!

—Tais-toi! fit la jeune fille. Tais-toi! ça vaudra mieux! Mieux que personne, tu sais que tu mens!...

Ne crains rien! ça ne te portera pas bonheur!

—Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse? Je suis le maître ici... Il a porté la main sur moi... Il est puni!

—Le dernier mot n'est pas dit... prononça Zézette, je suis là encore, moi... et tu ne me feras pas arrêter!...

—Non, mais je te prendrai... j'ai juré que tu serais à moi, Zézette... je ne reculerai devant rien... je t'en préviens! Je t'avais prévenue, tu vois que je tiens ma promesse...

—Il me reste d'autres défenseurs... et ceux-là peut-être auront raison de toi!

—Qui cela?... Fatma... et Charlot, deux brutes!

—Il y a aussi Néron, dit Zézette, en montrant du doigt le lion qui, la gueule sanglante, ne cessait de gronder en regardant Jean Tabary.

—Si celui-là me gène trop, répliqua le jeune homme, je ne regarde pas à un lion de plus ou de moins... Une balle un jour qu'il ne sera pas sage ou une boulette dans sa viande, j'en aurai vite raison.

—Pas tant que je serai là! cria Zézette. Néron est à moi... et si après m'avoir enlevé Giovanni, tu tentais de toucher à celui-là, qui m'appartient, alors, je ne sais pas ce que je ferai, mais je te le jure, je trouverai un moyen de te faire payer toutes tes saletés en une fois!...

—Oh! pas de gros mots, ma petite! riposta Tabary en s'avançant. Je ne sais même pas pourquoi je discute avec toi. Je n'aime pas qu'on me résiste... Maintenant ou plus tard tu seras à moi et je saurai déjouer toutes tes finasseries! Ah! pauvre gamine! tu ferais bien mieux de m'écouter... au lieu de te mettre en travers... Tu y gagnerais davantage...

Et tout en parlant, il s'avançait, l'oeil allumé...

Il regarda autour de lui et comme s'il eut été aiguillonné par un désir subit, il ouvrit les bras et chercha à saisir la jeune fille.

Mais elle s'était cramponnée aux barreaux de la cage.

Trois pas seulement la séparaient encore de l'homme.

—N'avance pas davantage, sinon...

—Sinon?... interrogea Tabary en gouaillant, sinon quoi?

—Sinon... aussi vrai que nous sommes seuls ici, je te plante cette fourche dans le ventre...

Elle venait d'apercevoir la fourche de fer qui servait aux entrées de cage, elle l'avait saisie et la tendait à son agresseur.

—Tu me fais rire, tiens! dit Jean.

Par un mouvement rapide, il saisit les dents de la fourche avec ses deux mains et parvenant à l'arracher de celles de la jeune fille:

—Tu vois bien! fit-il en s'avançant de nouveau.

—Alors tant pis pour toi!

Elle se retourna, d'un vigoureux coup de pouce, fit sauter le solide loquet, qui fermait la porte basse de la cage et elle l'ouvrit toute grande.

—Ici! Néron! cria-t-elle.

Surpris par cet acte désespéré, Jean pâlit et recula.

—Tu es folle! Veux-tu fermer!

—Ah! tu as peur, ricana Zézette. Allez, Néron, hop, sautez!

A la vue de l'ouverture béante, Néron s'était élancé en rugissant. En deux bonds, il avait rejoint Tabary qui fuyait et, lui sautant sur les épaules, l'avait renversé sous lui...

Un instant, les yeux brillants de haine, Zézette considéra le fauve, effroyable, s'acharnant sur sa victime...

Jean râlait.

—Zézette! A moi! je t'en prie!

Mais l'enfant ne bougeait pas.

Aux rugissements du lion répondaient maintenant les rugissements de tous les pensionnaires.

On accourut, au bruit de l'horrible concert. Fatma, puis Charlot, puis la mère Tabary... et tous restèrent épouvantés devant ce spectacle terrible.

Maintenant, Jean, le corps déchiré, mis en lambeaux, ne bougeait plus...

Zézette ramassa sa fourche.

—En arrière, Néron, rentrez!...

A cette injonction, le lion abandonna sa proie.

Devant l'enfant qui le tenait en respect, la fourche haute, il recula... et deux minutes après, tandis qu'on étendait le cadavre sur un lit de paille, il était réintégré dans sa cage...

Alors Zézette marcha vers la mère Tabary et d'une voix haute:

—Votre fils a eu l'imprudence d'ouvrir la cage de Néron; je regrette de n'être pas arrivée à temps pour le sauver.

La vieille femme ne trouva pas un seul mot. Le coup qui la frappait était si inattendu que son énergie habituelle et son sang-froid ordinaire l'avaient abandonnée.

Puis sur un ton plus bas:

—J'ai accepté la lutte. Ne pensez-vous pas que mon père est bien vengé!

Louise Tabary comprit enfin. Elle éclata:

—C'est possible! Mais je tiens l'autre! Je ne le lâcherai pas, Giovanni, le voleur!

En ce moment et comme s'il n'eût attendu que ce mot pour se montrer, Giovanni parut:

—Giovanni le voleur, prononça le jeune homme, qu'on vient de mettre en liberté... sur la déclaration de Charlot, qui vous a vue, la nuit dernière, au moment où vous cachiez dans mes vêtements la somme que vous m'accusiez d'avoir volée.

—Tu mens! cria Louise.

—Nous avons vu! déclarèrent d'une seule voix Fatma et le lutteur, qui entraient derrière le dompteur.

Un instant, les yeux de Louise Tabary papillotèrent... Elle était cette fois vaincue irrémédiablement, elle défaillit et tomba sans force sur le corps inanimé de son fils...

Deux mois plus tard, des affiches couvraient les murs de Paris:

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