X
    
    Dès les premières étapes, François Chausserouge apprécia pour
    quelle large part l'expérience paternelle avait contribué à la
    prospérité de l'établissement.
    Lors de la première tournée, il s'était toujours déchargé sur le
    vieux dompteur du soin de l'administration.
    Maintenant c'était à Jean Tabary qu'était échue cette tâche plus
    lourde qu'on ne le supposait.
    Or, bien que le jeune homme apportât dans l'accomplissement de ses
    devoirs une réelle conscience, son ignorance des petits détails du
    métier lui faisait commettre mille maladresses.
    Il était en outre insuffisamment secondé par le nouveau personnel
    qu'il avait recruté; aussi le succès des premières représentations qui
    furent données s'en ressentit-il. La publicité était mal faite; les
    emplacements mal choisis, l'installation défectueuse.
    Ou bien le service des vivres était mal assuré et il arriva par
    deux fois qu'on dût, à défaut de viande de cheval, mettre à sac les
    boucheries pour nourrir les animaux.
    C'était dépenser en pure perte non seulement le bénéfice, mais les
    deux tiers de la recette, et au bout de trois semaines de voyage,
    après plusieurs séjours, il se trouva que les frais n'ayant pas été
    couverts, il fallut attaquer la caisse de réserve.
    De plus, les animaux, confiés à des mains inexpérimentées, ne
    recevaient plus les soins indispensables.
    Déshabitués des longues pérégrinations, plusieurs tombèrent
    malades, et un lion même succomba un peu avant d'arriver à Lyon.
    Chausserouge comptait se refaire dans cette ville, en y donnant une
    longue série de représentations, mais il n'atteignit pas le résultat
    espéré, et au moment où il se préparait à continuer son chemin, une
    circonstance survint qui le força à prolonger son séjour.
    Amélie qui, vaillamment, jusqu'à ce jour, avait supporté sans se
    plaindre les fatigues de la route, dut s'aliter.
    Son état empira et le médecin, appelé aussitôt, ne jugea pas qu'il
    fût possible, malgré le courage qu'elle montrait, de repartir avant un
    mois.
    Il ne pouvait venir à la pensée de Chausserouge de laisser sa femme
    dans une maison de santé ou un hôpital, puisque c'était pour elle
    qu'il avait entrepris cette longue tournée.
    Il retarda donc son départ et ce fut pour rétablissement un
    désastre d'autant plus grand que, bien que la curiosité des Lyonnais
    fût émoussée et qu'il ne fût plus possible de compter sur de nouvelles
    recettes, il fallait néanmoins subvenir à l'entretien et aux frais si
    considérables que comporte une ménagerie comptant plus de soixante
    pensionnaires, hommes ou bêtes.
    Chausserouge montra dans cette circonstance une abnégation et une
    résignation qui toucha profondément la jeune femme et lui fit presque
    oublier un passé qui pourtant lui avait été bien pénible.
    C'est alors qu'elle se surprit peu à peu à ne plus mépriser autant
    Louise Tabary; sans se calmer, son ressentiment s'apaisait.
    Elle était femme, elle avait aimé son mari; malgré ses torts elle
    le chérissait encore, et elle comprenait qu'une autre femme ait pu
    aimer François.
    Sa jalousie et son respect de la foi jurée lui faisait blâmer cette
    liaison coupable; mais dans son besoin de pardonner, elle mit la
    faiblesse du dompteur sur le compte de la nature humaine, si prompte
    aux caprices et aux désirs irraisonnés.
    Au fond, il l'aimait bien; il venait de le lui prouver en
    n'hésitant pas à sacrifier pour un temps sa passion et elle ne put
    s'empêcher de savoir gré à Louise d'avoir été l'instigatrice de cette
    résolution.
    Cette excessive indulgence venant après les révoltes des premiers
    instants, ses doutes sur le mobile qui avait poussé la Tabary à
    suggérer à son amant l'idée de se séparer d'elle et d'obéir aux
    conseils du médecin, faisant ainsi preuve d'une abnégation rare chez
    une amoureuse, s'expliquait par l'état maladif où elle se trouvait, un
    secret pressentiment peut-être de sa fin prochaine et inéluctable.
    Pendant les longues heures qu'elle passait seule, étendue sur son
    lit de douleur, sa pensée s'égarait; elle revivait les heures passées
    et l'excès de misère d'autrefois lui faisait trouver bien doux les
    soins attentifs dont elle était à présent l'objet.
    Elle en arrivait à juger presque légitime le besoin qu'éprouvait
    Chausserouge d'aller chercher ailleurs un aliment à sa passion,
    puisque sa santé lui interdisait désormais de lui donner les
    satisfactions qu'il était en droit d'attendre de sa femme.
    D'ailleurs, puisqu'elle restait son amie, sa meilleure amie, la
    mère de son enfant, puisqu'il l'aimait avec son coeur comme il venait
    de le lui prouver victorieusement, était-il juste de lui faire un
    crime irrémissible d'en aimer une autre avec ses sens?
    Ce fut un phénomène curieux, bien fait pour exciter la sagacité des
    philosophes, que ce revirement subit chez la pauvre malade.
    Elle se trouvait heureuse, après tant de déboires, d'une situation
    qu'elle n'était pas maîtresse de changer et contre laquelle, quelques
    mois plus tôt, elle s'était élevée avec indignation et violence.
    Le même revirement s'opéra en même temps chez Chausserouge, et ces
    deux êtres se comprirent sans se donner le mot.
    Durant les longues heures qu'il passait près de sa femme, plus
    tendre et plus dévoué qu'il ne l'avait jamais été, il parlait de
    Louise Tabary, de ses qualités, de sa franchise, des remords qu'elle
    avait montrés, de ses hésitations, et Amélie l'écoulait, sinon avec
    plaisir, du moins avec intérêt.
    —Cette femme, pensait-elle, a suivi l'impulsion qui la
    poussait vers mon mari; elle a cédé, non sans avoir lutté, et elle a
    fait son possible pour faire oublier le chagrin qu'elle m'avait
    causé...
    Eh bien! mon Dieu! puisque fatalement Chausserouge était destiné,
    de par son tempérament, à avoir d'illégitimes faiblesses, il valait
    mieux pour elle qu'il se fût rencontré avec cette femme trop facile
    peut-être, mais que la sincérité de sa passion excusait jusqu'à un
    certain point. Certainement Louise Tabary était calomniée, car elle
    avait du coeur.
    Et comme Jean faisait preuve depuis quelque temps à son égard d'une
    condescendance à laquelle il ne l'avait pas habituée, lui témoignait
    des marques d'intérêt qui la touchaient, comme en outre, il affectait,
    malgré les embarras qu'avait suscités son administration défectueuse,
    un grand dévouement à la cause commune, elle revint peu à peu sur ses
    préventions à son égard.
    Mais la paix ne régnait pas moins dans le ménage, à ce point que
    l'aveu lui-même du prêt important que le dompteur avait consenti à
    Louise Tabary, avant son départ, ne souleva de la part de la jeune
    femme aucune objection.
    Elle ne pouvait qu'approuver son mari, puisqu'il avait cru bien
    faire.
    Bref, Chausserouge eût été le plus heureux des hommes, si d'une
    part il eût pu concevoir l'espérance du rétablissement de sa femme, et
    si la prospérité de la ménagerie n'eût reçu aucun accroc.
    Mais il ne faisait qu'entrer malheureusement, et il ne fut pas long
    à s'en apercevoir, dans une période de déveine.
    Un mieux sensible, dû peut-être à la phase de quiétude morale dans
    laquelle vivait Amélie, s'étant manifesté, il donna l'ordre du départ,
    et le convoi reprit la route du Midi.
    Nulle part, et pas même dans les villes sur lesquelles il comptait
    le plus, il ne retrouva son succès d'autrefois.
    Il ne pouvait comprendre pour quel motif une froideur dédaigneuse
    remplaçait aujourd'hui l'enthousiasme des anciennes années.
    C'était pourtant le même spectacle, augmenté d'attractions
    inédites, le même travail... Peut-être était-on blasé sur ce genre de
    divertissement... Toujours est-il qu'il continuait à ne faire que des
    recettes dérisoires, insuffisantes même pour couvrir les frais.
    Partout, des demi-salles, un public sceptique que ne parvenaient à
    émouvoir ni la témérité de ses exercices, ni le dressage d'animaux
    jusque-là réputés indomptables.
    Bref, il vint un jour où, sinon réduit aux expédients, du moins
    très gêné, il dut écrire à Louise Tabary et la prier de lui venir en
    aide en lui restituant une partie des sommes qu'il avait avancées.
    Mais, à Paris non plus, les affaires n'allaient pas.
    Louise avait employé son argent comme il était convenu. Elle avait
    fait de grands frais, agrandi son établissement, doublé, triplé son
    personnel; le succès n'avait pas récompensé son effort et Boyau-Rouge
    restait le maître de l'entresort le plus fréquenté et le plus à la
    mode de tout le Voyage. Pourtant elle n'avait rien négligé pour
    ramener la vogue.
    Elle restait dans une situation identique, n'ayant pas encore perdu
    d'argent, mais se demandant si elle arriverait à en gagner.
    Dans ces conditions et à son grand regret, il lui était impossible
    de répondre à la demande du dompteur et de mettre aucune somme à sa
    disposition.
    Cependant il fallait en sortir.
    Le dompteur ne voulait pas s'exposer à rester en panne avec sa
    ménagerie, loin de tout secours, dans un pays inconnu, où il n'avait
    aucun crédit à attendre.
    Il se consulta avec sa femme et Jean Tabary et, d'un commun accord,
    il fut décidé qu'il se rendrait à Paris et que là il s'arrangerait
    pour contracter un emprunt qui lui permit de faire face aux
    obligations qui lui incombaient, en attendant une campagne plus
    heureuse.
    —Le plus simple, dit Jean, ce sera de t'adresser à Vermieux.
    Il a prêté à bien d'autres sur le Voyage, puisque c'est son état... Il
    sait qui tu es, il n'ignore pas que ton établissement vaut de
    l'argent, tu auras de lui ce que tu voudras.
    —Un usurier, dit Chausserouge en faisant la grimace.
    —Usurier! Usurier tant que tu voudras! mais tu seras encore
    bien content de le trouver. Ma mère le connaît. Elle pourra te mettre
    en rapport avec lui. C'est le seul qui puisse te tirer d'affaire.
    Profitant de son séjour à Cette, où il n'avait pas l'espoir de
    réaliser des bénéfices, il sauta en express et partit pour Paris.
    Il tomba à l'improviste chez Louise Tabary; après l'effusion des
    premiers instants, après qu'il eut donné des nouvelles de sa femme, il
    expliqua sa situation embarrassée.
    Justement, un nouveau revers et bien inattendu venait de frapper
    Louise.
    Un nouveau règlement de police, concernant les fêles foraines,
    venait d'être mis en vigueur et les conditions imposées à l'industrie
    dite des entresorts, étaient à ce point inacceptables qu'elles
    allaient rendre impossible l'exercice de la profession, si elles
    étaient appliquées dans toute leur rigueur. Ah! quand la malechance
    s'en mêlait, ce n'était jamais fini!
    En ce qui concernait l'intention de Chausserouge, Louise Tabary fut
    de l'avis de son fils.
    Il fallait s'adresser à Vermieux, qui justement était à Paris en
    train d'opérer divers recouvrements.
    —Et tu as de la chance, conclut-elle, car il passe la moitié
    de son temps, dans son pays, en Auvergne. Il ne revient qu'à l'époque
    des échéances.
    —J'aurai recours à lui... évidemment, dit Chausserouge, s'il
    m'est impossible de faire autrement, mais auparavant je veux épuiser
    tous les autres moyens qui peuvent s'offrir à moi. Or, pendant la
    route, j'ai eu une idée. Si je réussis dans l'entreprise que je vais
    tenter, je serai soutenu bien mieux que je ne pourrais l'être par
    Vermieux et en même temps cela me coûtera moins cher. Voilà: par ma
    mère, je suis ramoni. Tu sais qu'il existe, sur tout le Voyage, entre
    ramonis, une sorte de franc-maçonnerie, qui les oblige à se soutenir
    mutuellement. De là, leur grande force qui les met à l'abri de la
    misère, bien que tous les membres appartenant à cette race soient
    éparpillés sur tous les points de la France. Ils forment une
    association occulte, qui a pour chef Lamberty, le directeur du Miroir
    magique. C'est lui leur pape... ou leur roi, et ils lui obéissent,
    bien qu'il affecte des allures tout à fait différentes. A le voir, on
    le prendrait pour un beau monsieur et rien ne pourrait faire supposer
    l'influence qu'il exerce et le pouvoir dont il dispose. En dehors de
    sa fortune personnelle, il a la garde de la caisse de réserve, car il
    y a une caisse, qui s'alimente, je ne sais comment, et qui est
    destinée à venir en aide aux frères malheureux. Moi, je ne lui
    demanderai pas un secours, mais un prêt, avec hypothèque sur mon
    établissement; il ne court aucun risque et je ne prévois pas qu'il
    puisse me refuser. Il était très bien avec mon père; il a assisté à
    mon mariage... Le jour où nous avons réuni pour le célébrer tout le
    Voyage au Salon des Familles, à Saint-Mandé, il était là. C'est un
    temps dont on aime à se souvenir... Nous étions heureux... alors! Je
    le lui rappellerai. Oui, décidément; ça me coûtera moins... j'aime
    mieux ça...
    Louise Tabary hocha la tête d'un air de doute.
    —Mon cher ami, je connais les ramonis aussi bien que toi...
    Sans doute, ils s'entr'aident au besoin... Mais il faut pour cela être
    de leur race... Tu n'en es qu'à moitié... par ta mère et puis, ta
    prospérité qui ne s'était pas démentie jusqu'à ce jour, t'a fait des
    jaloux... On ne sera pas fâché, et Lamberty le premier, de te savoir
    dans la crotte et on t'y laissera... On trouvera des prétextes pour te
    refuser... d'autant plus facilement que c'est un service que tu
    demandes. Tandis qu'avec Vermieux, c'est une affaire que tu règles. Il
    ne te fait pas de faveur... Il gagne sur toi... tous deux vous y
    trouvez votre compte et vous ne vous devez rien l'un à l'autre.
    Crois-moi, ne perds pas de temps, et abouche-toi tout de suite avec
    Vermieux.
    Mais Chausserouge persista; il tenait à son idée.
    Le lendemain, il se présentait chez Lamberty, installé pour le
    moment sur le boulevard Clichy.
    Lamberty était un homme gros et court; un long nez crochu
    partageait en deux son visage et ses joues étaient ornées d'une paire
    de favoris poivre et sel, très épais et célèbres sur tout le
    Voyage.
    Une lourde chaîne de montre en or, ornée de breloques et de cornes
    de corail, s'étalait sur son ventre légèrement bedonnant; ses doigts
    velus, gros et courts étaient surchargés de bagues.
    Indépendamment de la royauté qu'on lui attribuait, il jouissait
    d'une grande influence parmi les forains qui n'étaient pas de sa
    race.
    On le craignait; à voir avec quelle facilité il obtenait les
    permissions et les autorisations qu'il demandait, on le soupçonnait
    d'avoir des attaches avec la police..
    La vérité était que Lamberty, doué d'une intelligence peu commune
    et d'une activité sans pareille, connaissait son métier à fond et
    qu'il mettait les facultés les plus rares au service de son état.
    Il était possesseur de plusieurs baraques qui fonctionnaient
    simultanément et personne mieux que lui ne savait prévoir la mode,
    découvrir et mettre en oeuvres des attractions nouvelles.
    Il avait pour principe qu'il ne faut jamais fatiguer le public,
    tenir toujours sa curiosité en éveil, en apportant constamment une
    amélioration nouvelle à chacun des trucs dont il était l'infatigable
    inventeur. De là son succès.
    Et si on le jalousait, on le jalousait tout bas, car on le savait
    homme à ne jamais oublier une injure ni un mauvais procédé.
    Chausserouge le trouva dans sa caravane occupé à se raser le menton
    qu'il avait bleu comme un menton de cabot.
    Lamberty reçut le dompteur avec de grandes démonstrations d'amitié,
    lui prodiguant les marques de sa sympathie, à ce point que dès le
    premier abord François augura très bien du résultat de sa
    démarche.
    Mais dès que celui-ci aborda le récit de sa situation embarrassée,
    qui le faisait avoir recours à lui, le visage de Lamberty se rembrunit
    visiblement.
    Quand il en vint à solliciter carrément le prêt d'une somme de dix
    mille francs, indispensable pour faire face à ses affaires, une
    impassibilité glaciale remplaça l'enjouement de la première minute
    chez le roi des ramonis qui donnait à ce moment les derniers soins à
    sa toilette.
    Il réfléchit un instant, puis:
    —Mon cher ami, dit-il à François, vous savez, je n'en doute
    pas, combien est grand mon désir de vous être agréable. Vous ne seriez
    pas ici sans cela... J'ai beaucoup connu votre père qui était un brave
    homme, un honnête homme dans toute l'acception du mot, et dont le nom
    restera comme une des gloires du Voyage... Je l'aimais beaucoup et il
    me le rendait un peu... J'ai connu également votre mère, une digne
    femme..., et ma famille était même alliée avec ses parents. Toutes
    choses que l'on n'oublie pas. Ce préambule pour arriver à vous dire
    que si je voyais la possibilité de vous rendre service, j'en serais
    trop heureux... Je suis rond en affaires... je vous dirais:
    Vous avez besoin de dix mille francs... Je les ai... Les voilà!...
    Vous me les rendrez quand vous pourrez! Nous toperions, et ce serait
    fait. Avec vous, je ne serais pas inquiet. Malheureusement, il m'est
    impossible de vous faire la moindre avance. On se méprend beaucoup sur
    ma situation de fortune. On me croit très riche parce que je travaille
    beaucoup, parce qu'on voit mon nom partout, parce que je suis
    propriétaire de plusieurs établissements. On a tort, et c'est
    justement pour cela que je ne puis disposer d'un sou. Tout mon capital
    est éparpillé. C'est ainsi que je viens de mettre en oeuvre différents
    trucs qui me coûtent les yeux de la tête, un «Mer-sur-Terre», avec
    machine à vapeur, tangage et roulis, perfectionnement de mon
    invention, de plus, un «Chemin de l'Amour», une idée extraordinaire,
    mais prendra-t-elle? Un tonneau énorme, percé aux deux bouts, dans
    lequel sont disposées des banquettes sur lesquelles on attache les
    clients, hommes et femmes, et on roule le tout... C'est très drôle,
    mais ça donne mal au coeur... C'est justement ce qui m'inquiète... à
    moins que ce ne soit là une cause de succès! Bref, tous ces essais me
    coûtent gros et mon argent s'est immobilisé. Je vous raconte tout
    cela, mon cher ami, pour bien vous faire comprendre qu'il n'y a pas de
    ma part mauvaise volonté, bien au contraire, seulement...
    Sur ces mots il s'interrompit, compléta sa phrase d'un geste
    découragé et se leva pour couper court, puis, voulant donner une
    conclusion définitive à sa tirade, dont il ne savait comment sortir
    sans se répéter, il tendit sa main au dompteur.
    —Sans rancune, n'est-ce pas?
    Mais ce n'était pas là l'affaire de Chausserouge. Il insista,
    affectant de ne pas comprendre que Lamberty lui donnait congé.
    —Je suis trop du métier, répliqua-t-il, pour ne pas
    comprendre que vous avez des charges, des obligations et que le nombre
    et la variété de vos diverses entreprises ne vous permettent pas de
    disposer personnellement d'une somme aussi importante; aussi, en
    venant vous trouver, ce n'était pas à Lamberty que je voulais
    m'adresser, mais à celui qu'avec raison nous considérons, nous autres
    ramonis, comme notre chef. Moi aussi, vous le savez, je suis ramoni
    par ma mère et je n'ignore pas qu'il est de tradition, parmi ceux de
    notre race, de nous venir mutuellement en aide... Je n'ignore pas non
    plus que vous êtes le dispensateur suprême. Notez d'ailleurs que ma
    demande, si elle est agréée, ne videra pas la caisse commune. Ce n'est
    pas un secours, mais un simple prêt que je sollicite, remboursable aux
    époques qu'il vous conviendra et garanti par une hypothèque sur mon
    établissement...
    Lamberty parut très visiblement ennuyé de la tournure que prenait
    l'entretien.
    Il réfléchit un instant, puis avec un sourire contraint:
    —Nous entrons dans un ordre d'idées tout différent. Mais tout
    d'abord laissez-moi rectifier quelques petites erreurs. Je ne suis
    pas, comme vous le dites, le roi, ni le chef suprême des ramonis... Ma
    situation sur le Voyage, l'origine de ma famille me donnent seulement
    une certaine autorité sur mes compatriotes... Ils me marquent de la
    confiance, ils me choisissent pour arbitre dans leurs contestations
    privées; ils m'ont institué leur trésorier et c'est moi qui suis
    chargé de répartir, entre les plus nécessiteux, certains fonds dont
    j'ai en effet la disposition. Mais il y a loin de cette situation à la
    royauté absolue que vous m'attribuez... Je dois compte de mes actes,
    je ne suis que le gardien fidèle des usages et des coutumes de nos
    pères... Eh bien! à ce titre encore, je ne puis vous venir en aide,
    attendu que vous ne remplissez pas les conditions... D'abord, vous
    n'êtes pas dans la misère, vous avez une surface, une installation qui
    vaut de l'argent, et les sommes qui vous seraient confiées
    manqueraient à ceux de nos frères qui sont dans le besoin... Nous
    sommes une Société de secours, non un Établissement de prêt... De
    plus, et c'est là même la principale et la meilleure raison; vous
    n'êtes pas des nôtres, vous n'êtes pas ramoni!
    —Je vous demande pardon! répliqua vivement Chausserouge, ma
    mère était une vrai ramoni et vous venez de me dire que sa famille
    était alliée avec la vôtre.
    —C'est possible, mais votre mère est morte depuis longtemps;
    votre père était originaire d'Auvergne, non du pays de Bohème, et le
    jour où, contrairement aux coutumes de notre pays, Maria à épousé
    Chausserouge, elle s'est séparée à tout jamais de ses frères pour
    prendre la nationalité de son mari. Et elle pouvait même s'estimer
    heureuse de n'avoir pas attiré sur sa tête les malédictions et les
    anathèmes de ses coreligionnaires.
    Et Lamberty, pour mieux convaincre son interlocuteur, rappela en
    quelques mots les bases fondamentales sur lesquels s'appuyaient,
    depuis un temps immémorial, les usages des ramonis.
    Chassés de leur pays, condamnés à une existence nomade, ils avaient
    néanmoins conservé leur autonomie, leur indépendance, parce qu'ils
    avaient su s'astreindre à une rigoureuse et sévère observation des
    traditions.
    Tandis que les uns parcouraient les campagnes, exerçant les
    industries les plus humbles, raccommodeurs de porcelaine, rempailleurs
    de chaises, fabricants de corbeilles et de paniers, diseurs de bonne
    aventure, rebouteurs ou sorciers, gîtant au bord des routes, vivant à
    la grâce de Dieu ou plutôt aux dépens de la compagnie, maraudant un
    brin, mendiant ou braconnant à la barbe du champignol
    (garde-champêtre), les autres, de goûts plus raffinés ou plus
    ambitieux, avaient rejoint le Voyage, s'étaient installés et avaient
    eu des fortunes diverses.
    Quelques-uns, les insouciants, continuaient à végéter dans les
    derniers emplois, étaient restés garçons de piste, musiciens ou
    chiqués; tandis que la plupart, comme lui, Lamberty, étaient arrivés,
    à force de travail, à acquérir à la fois de l'aisance et une certaine
    notoriété.
    Mais, à quelque degré de l'échelle sociale qu'ils pussent
    appartenir, les raboins,—c'est le terme familier qui sert à
    désigner les ramonis sur le Voyage—sans exception obéissent à la
    même loi, et malheur à qui la transgresse!
    Un raboin ne peut épouser qu'une fille de raboins, et encore ce
    mariage doit-il être dépourvu de toutes les formalités ordinaires.
    Pas de mairie, pas d'église. Les futurs conjoints se réunissent
    devant le plus ancien de leur tribu,—car bien qu'errants, ils
    forment encore des tribus—qui les unit sans autre forme de
    procès.
    Les ramonis ne sont d'aucun pays; ils sont raboins, voilà tout.
    Toujours par monts, par vaux et par chemins, ils échappent à tout
    recensement, et en fait d'impôts, ne payent que la patente obligatoire
    inhérente à leur état.
    Ils négligent de faire inscrire leurs enfants à la mairie,
    esquivant par ce moyen la conscription et le service militaire.
    Ils ne tombent sous la règle commune qui régit la société que le
    jour de leur mort. Ne pouvant faire disparaître le cadavre, ils
    doivent faire la déclaration de décès à la mairie du pays qu'ils
    traversent. Mais c'est là l'unique obligation à laquelle il ne leur
    est pas permis d'échapper.
    Et s'ils sont parvenus à conserver ainsi leurs droits et leurs
    coutumes traditionnelles dans toute leur intégrité, ils le doivent à
    la sévérité avec laquelle ils punissent quiconque y contrevient.
    Les anciens s'érigent en tribunal et rendent des arrêts sans
    appel.
    Aussi était-il étonnant que le mariage de Maria, célébré jadis
    contrairement aux règles, n'eût pas donné lieu, de la part des
    ramonis, à des représailles justifiées par cette transgression.
    De semblables mésalliances n'avaient-elles pas souvent donné lieu à
    des scènes sanglantes?...
    Dernièrement encore une troupe de raboins n'avait elle pas attendu
    un soir, à Asnières, sur le bord de l'eau, un jeune homme qui devait
    épouser le lendemain une ramoni?
    Ils l'avaient saisi, dépouillé, lardé de coups de couteau et jeté à
    la Seine.
    Certes, lui, Lamberty, était loin d'approuver ces mesures extrêmes,
    mais il était, comme ses coreligionnaires, respectueux des coutumes
    anciennes.
    On avait eu raison de laisser épouser Maria par Chausserouge,
    puisque tel avait été son bon plaisir, mais à partir du jour où elle
    était devenue la femme d'un chrétien, elle avait délibérément rompu
    tous les liens qui rattachaient à ceux de sa race.
    Elle avait cessé d'exister pour eux et son fils n'avait pas qualité
    pour se réclamer d'un titre qui ne lui appartenait pas.
    —De telle sorte, conclut Lamberty, que si je me permettais de
    passer outre, d'accéder à votre désir, je trahirais la cause que je
    suis chargé de défendre et je m'attirerais de justes remontrances que
    je ne veux pas encourir.
    Chausserouge quitta tout penaud le directeur du Miroir magique.
    Décidément, Louise Tabary avait toujours raison: elle avait prévu
    la réception qu'on venait de lui faire et c'était en connaissance de
    cause qu'elle l'avait tout d'abord engagé avec tant d'insistance à
    s'adresser à Vermieux.
    Il rendit compte de sa démarche à sa maîtresse:
    —C'est bien fait, répondit Louise, je t'avais prévenu, tu
    n'as pas voulu m'écouter... Pendant ton absence je n'ai pas perdu mon
    temps. Comme je prévoyais la réponse qu'on t'a faite, je me suis mise
    aujourd'hui en campagne et, ce soir, Vermieux sera là... je l'ai
    invité à dîner. Tu sais, joue serré avec celui-là. C'est un malin...
    Du reste, je serai là pour t'appuyer.
    Chausserouge ne connaissait Vermieux que de vue et de réputation.
    Par ouï-dire, il le savait impitoyable et rusé comme un singe.
    L'usurier passait pour avoir ruiné déjà pas mal de forains qui
    avaient voulu jouer au plus fin avec lui. De là la répugnance du
    dompteur à entrer en relations avec lui.
    Vermieux fut exact au rendez-vous.
    —Bonjour, garçon, dit-il à Chausserouge avec sa bonhomie
    cauteleuse, en lui tendant la main. Eh bien? Quoi donc? c'est vrai ce
    que Louise m'a dit? On a eu quelques malheurs... C'est bon, on en
    reviendra!... Je ne veux pas te dire que je suis content de la
    circonstance qui me fournit l'occasion de boire un verre avec toi,
    mais ça me fait plaisir de trouver le fils d'un vieux camarade, d'un
    pays... car le père Chausserouge aussi était de l'Auvergne... Et si je
    peux t'être utile, par ma foi, j'en serai content!
    Le repas fut très animé.
    Vermieux buvait beaucoup et mangeait comme quatre; il affecta
    pendant le dîner de ne faire aucune allusion au motif de leur
    réunion.
    Au dessert, il fallut aborder la question.
    —Vermieux alluma sa pipe, et avec une netteté, une précision
    que Chausserouge fut surpris de rencontrer chez un homme qui venait de
    faire de telles libations, il posa une série de questions au
    dompteur.
    Puis, lorsqu'il se fut renseigné suffisamment.
    —Hum! Hum! fit-il, tu dis, garçon, qu'il te faudrait pour te
    recaler?...
    —Dix mille francs!
    —Dix mille francs, c'est une somme, et ça ne se trouve pas
    sous le pas d'un cheval. C'est que, sais-tu, garçon, qu'il y a
    rudement des risques aujourd'hui, dans notre sacré métier. Regarde à
    quoi tient le succès! En dix ans de temps, ton père, parti de rien,
    est parvenu à faire une fortune. En cinq ans, et bien que n'ayant rien
    négligé pour réussir, tu as boulotté toutes tes économies... Moi, j'ai
    débuté sur le Voyage comme galaupe (petit employé); j'ai réussi à
    mettre quatre sous de côté. Aujourd'hui il n'y aurait plus mèche, tout
    ça pour dire que les temps ont bien changé!
    Et le père Vermieux passa en revue toutes les industries
    foraines.
    Les vélocipèdes végétaient; les chevaux de bois étaient usés; les
    bonnes fertes ne gagnaient plus leur pain; les panoramas, les musées,
    les phénomènes ne faisaient plus le sou.
    Seuls, les entresorts avec la danse du ventre et les petites femmes
    tenaient encore coup; la préfecture venait d'y mettre bon ordre et la
    mère Tabary en savait quelque chose.
    Plus moyen de faire de musique après onze heures; plus d'orchestre.
    Une fête sans tambour, sans grosse caisse, sans cymbales, est-ce que
    ça pouvait se comprendre?
    Les musiciens allemands, qui ne coûtaient rien ou à peu près,
    remplacés obligatoirement par des musiciens français, qui exigeaient
    des six francs par jour, et cela sous peine de voir la baraque démolie
    par les patriotes indignés.
    Augmentation des frais, diminution des recettes, tel était le bilan
    du Voyage.
    Et encore, il ne venait d'examiner que le petit côté de la
    question.
    Voilà que maintenant l'industrie foraine au lieu de rester
    l'apanage d'un petit nombre d'individus ayant mêmes origines, mêmes
    goûts, mêmes idées, comme dans son temps, venait de s'augmenter d'un
    certain nombre d'adhérents, dont la venue allait, à brève échéance,
    causer la ruine des entrepreneurs de petits spectacles.
    Des compagnies françaises et anglaises se formaient tous les jours
    avec un gros capital et montaient avec un luxe que ne pouvaient
    atteindre les anciens du Voyage, des établissements éclairés à la
    lumière électrique, dorés, marchant à la vapeur, avec un personnel en
    livrée, des caissiers, des contrôleurs, des surveillants, etc., de
    véritables administrations, quoi!
    Et ils s'installaient sur les emplacements les plus favorables avec
    la complicité du placardier (délégué au placement), des commissaires
    de police, des municipalités qu'ils couvraient d'or, au grand
    détriment de ceux qui occupaient les mêmes places avant eux.
    C'étaient les bateaux «Mer-sur-Terre», grands comme de véritables
    chaloupes, des chevaux mécaniques, grandeur naturelle et marchant au
    galop, des «Courses en ballons», un tas d'innovations dont se
    passaient bien nos pères et qui tuaient l'industrie des petits, comme
    les grands magasins menacent tous les jours d'englober tout le
    commerce parisien...
    —Ainsi va la vie, les gras mangent toujours les maigres! Et
    depuis leur intrusion, plus moyen d'avoir une place, sinon à la gauche
    du Voyage, et le mètre carré se paye des sommes exorbitantes. Ils ont
    eu beau augmenter et doubler le prix de leurs places, le public se
    presse dans leurs baraques, attiré par la nouveauté, et délaisse les
    anciens. Ce sont eux, les nouveaux venus, qui, par leur flas-flas,
    nous ont mis à dos une partie de la population. C'est depuis qu'ils
    ont envahi le Voyage qu'on a fondé la Ligue anti-foraine, qui ne tend
    rien moins qu'à obtenir qu'on nous chasse en dehors des
    fortifications. Alors, du coup, ça sera la ruine!... Déjà le public,
    par le luxe auquel on l'a habitué, ne prend plus le même plaisir à nos
    spectacles modestes, bientôt si ça continue, il les délaissera
    complètement... Alors ce sera la misère complète... Pas de recettes,
    pas de pain à donner aux gosses! Et pourtant faut manger tous les
    jours... Et on vient trouver le père Vermieux: «Père Vermieux! Voyez
    notre situation... Vous savez ce que c'est... le métier ne va pas...
    Je sais plus comment faire... Vous ne pourriez pas me prêter cent
    francs!» Et le père Vermieux, bonne bête, y va de sa bonne galette...
    sans savoir si elle lui rentrera jamais... Et il en a comme ça sur
    tout le Voyage! Ah! mon vieux Chausserouge, c'est rudement triste tout
    de même pour moi, quand je me vois obligé, pour rentrer dans mes
    fonds, de faire vendre... De pauvres diables souvent, qui savent pas
    où coucher le soir... Mais pourtant faut être juste, je peux pas me
    mettre sur la paille. Et on dit comme ça, je le sais:
    «—Oh! le père Vermieux, c'est une vieille crapule!» Crapule!
    pas tant que ça! Et tous ceux qui font les malins seraient rudement
    embarrassés s'ils ne m'avaient pas! Seulement si je veux continuer à
    me rendre utile à mes anciens confrères, faut que j'en garde le moyen,
    faut que je me réserve et que je prenne mes précautions, pas vrai?
    Tout ça, garçon, pour arriver à te dire que je ne doute pas de ta
    bonne foi et de la bonne volonté, mais dame! dix mille balles, ça me
    donne à réfléchir...
    —Mon établissement, père Vermieux, vaut quatre ou cinq fois
    la somme et je ne fais que traverser une crise...
    —Et si ta baraque brûle... Et si tes pensionnaires crèvent...
    Et si tu meurs? Hein! dis un peu, qu'est-ce qui me restera?
    —Vous cherchez la petite bête, père Vermieux. Je sais soigner
    mes animaux; de plus, je suis assuré, et si je meurs, la ménagerie ne
    mourra pas avec moi!...
    —Ah! elle perdra rudement de sa valeur... Des lions sans
    dompteur, c'est une marchandise qui coûte au lieu de rapporter. Enfin,
    je veux bien, c'est entendu, il n'arrivera rien de tout cela. Vous
    autres et les lutteurs, vous êtes encore ceux qui résistez le mieux...
    Et encore, les lutteurs, depuis qu'on a organisé des matchs dans les
    grands établissements, depuis qu'on parle de fonder des Arènes
    nationales... Enfin suppose que je te prête, comment comptes-tu
    t'acquitter?
    —C'est à vous de régler les conditions de remboursement.
    Le père Vermieux se gratta un instant le front, puis:
    —Tu vas d'abord, dit-il, me donner hypothèque sur ton
    établissement... Il est bien entendu, n'est-ce pas, que c'est une
    première hypothèque... il n'y en a pas d'autre avant la mienne?
    --- Je ne dois pas un sou, répliqua Chausserouge, ainsi...
    —Bon, cela! Tu me payeras les intérêts à raison de dix du
    cent l'an, en deux fois ou en quatre fois, si cela le fait plaisir;
    moi ça m'est égal, pourvu que cela corresponde à une fin de
    trimestre... C'est l'époque où je reviens régulièrement à Paris...
    Comme je casque rubis sur l'ongle..., c'est-à-dire comptant, je te
    retiens l'escompte, c'est-à-dire dix du cent sur la valeur totale...
    Enfin, je te laisse trois mois de répit... et tu me rembourseras à
    partir du quatrième mois, à raison de trois cents francs tous les
    trente jours... Ça te va-t-il? J'espère que je te traite en ami... que
    ce sont là, vu les risques, des conditions raisonnables et
    chrétiennes... Il est bien entendu qu'on déduira les intérêts exigés
    pour la somme totale, au fur et à mesure du payement des billets que
    tu vas me signer.
    Chausserouge fit la grimace.
    —Vous voulez donc m'étrangler, père Vermieux!
    —Ah! ça c'est trop fort, s'exclama le vieil usurier. Je fais
    pour toi un sacrifice énorme, je te tire d'embarras... et tu te
    plains... Dis donc, tu sais, tu n'es pas obligé de traiter avec moi...
    Tâche donc d'en trouver un autre qui te rendra le même service, comme
    ça, sans récriminer... Mais moi je ne te paye pas en crocodiles
    empaillés... Ce sont des bons billets de la Banque de France que je
    vais t'aligner en échange de ton papier... un papier que je ne
    pourrais même pas passer dans le commerce...
    —M'est avis, dit alors Louise Tabary, qui n'avait pas ouvert
    la bouche depuis le commencement de l'entretien, que pour un
    compatriote vous auriez pu faire une exception. Si le père
    Chausserouge, votre ancien ami, vous avait demandé le même service,
    vous lui auriez fait des conditions moins dures...
    —Les mêmes! articula nettement Vermieux. D'ailleurs, c'est à
    prendre ou à laisser. Ah! on voit bien que vous n'êtes pas dans les
    affaires, vous autres!... Il faut se défendre si on ne veut pas être
    mangé... Moi, je vous dis que je suis moi-même étonné des égards que
    je montre à François... C'est plus fort que moi... Je me sens de
    l'amitié pour lui... Si vous connaissiez les conditions que je fais
    aux autres!
    Force fut à Chausserouge de faire contre mauvaise fortune bon
    coeur. Il dut se résoudre à passer par les exigences de Vermieux.
    —Va donc, lui dit Louise Tabary, quand le vieil usurier fut
    parti, après lui avoir donné rendez-vous pour le lendemain, va donc,
    ça ne sera pas toujours le tour des mêmes. Aujourd'hui, nous avons
    besoin de son argent, mais nous sommes aussi malins que lui... et nous
    lui revaudrons sa petite canaillerie, n'aie pas peur... Il viendra
    bien un jour où on le forcera de rendre gorge, le grigou!...
    —Mais, en attendant, il faudra payer! dit le dompteur pensif.
    Trois cents francs par mois... dix pour cent d'intérêts! Mâtin, il
    peut être riche!
    Louise Tabary haussa les épaules:
    —J'ai passé par des moments qui n'étaient pas drôles... je te
    jure, et j'étais autrement embarrassée quand, toute gosse, il m'a
    fallu débuter avec rien... Et j'avais cependant sur le dos un homme
    qui m'était plus dispendieux qu'utile!... Ça ne m'a pas empêché de
    ressortir... Ah! Et à propos de Tabary, tu sais qu'il ne va pas du
    tout, le pauvre vieux!... De temps en temps, je vais le voir à son
    hospice... Il est rudement bas... Il a la langue à peu près
    paralysée... C'est à peine si on comprend ce qu'il dit... Les médecins
    prétendent qu'il a... Attends que je me rappelle... C'est ça, j'y
    suis!... Ils disent qu'il a de l'ataxie... La dernière fois que j'ai
    été le voir, sitôt qu'il m'a aperçue, il s'est mis a bredouiller... il
    me tendait la main... Eh bien! tu sais, ça m'a fait quelque chose...
    J'y avais apporté du chocolat, des oranges, du tabac, un tas de
    friandises... J'ai bien peur qu'il ne finisse pas l'année... C'était
    une bonne bête, tu sais, pas un méchant homme.
    Elle parlait très tranquillement, sans émotion, comme s'il se fut
    agi d'un pauvre à qui elle faisait la charité.
    Cette indifférence déplut à Chausserouge.
    —Tout de même, dit-il d'un ton choqué, tu ne montres pas
    grande affection pour ce pauvre diable... C'est ton mari
    cependant.
    —Oh! il l'a été si peu! répliqua Louise. Il m'a aidée à
    sortir du milieu où je suis née, où j'aurais vécu misérablement. Mais
    à part ça, il a plutôt été pour moi un embarras. Il n'a fait qu'une
    chose de bien dans sa vie, c'est son garçon. Je le soigne du mieux que
    je peux... Grâce à moi, il vivra tranquille... Il n'a vraiment pas le
    droit d'exiger davantage.
    Chausserouge ne resta à Paris que le temps nécessaire pour arrêter
    définitivement les conventions de son emprunt avec Vermieux, puis il
    rejoignit la ménagerie à Cette.
    Il trouva Amélie debout. La chaleur, les effluves vivifiantes de la
    mer avaient rendu à sa face si pâle un peu de couleur.
    Elle sauta au cou de son mari, les yeux brillants de larmes:
    —Comme je suis contente de te revoir!... Tu sais, quand on
    est malade comme moi... on a toujours peur de ne plus jamais revoir
    ceux dont on se sépare, même pour quelques heures.
    —Folle, va! Te voilà déjà grande fille. Avec un beau temps
    comme celui qu'il fait aujourd'hui, tu vas te guérir et tu nous
    enterreras tous!...
    —Oh! non, pas ça, j'aurais trop de chagrin. Et ton voyage? Ça
    s'est-il bien passé?
    Chausserouge lui raconta ses démarches, son insuccès avec Lamberty,
    ses conditions avec Vermieux, conditions léonines, mais par lesquelles
    il avait bien fallu passer.
    —Seulement, ajouta-t-il, avec les neuf mille francs que je
    rapporte, nous allons pouvoir nous refaire.
    Intentionnellement et par délicatesse, il ne parla pas de sa
    maîtresse.
    —Et Louise Tabary? demanda Amélie, en baissant les yeux. Tu
    l'as vue?
    —Oui, répliqua Chausserouge, enchanté que la demande vint de
    sa femme. Elle s'est beaucoup inquiétée de toi et elle m'a chargé de
    te dire bien des choses... Ah! elle m'a été là-bas d'une bien grande
    utilité. C'est une femme de bon conseil!... Et ici, tout a-t-il bien
    marché?
    —Oui, Jean a été très bien pour moi... Je suis revenue un peu
    sur son compte; tous les jours, dès que j'ai pu me lever, il m'a mené
    faire un tour de plage avec Zézette. Il s'est beaucoup occupé des
    animaux, et il n'y a eu aucun accroc...
    Il sembla qu'à partir du moment où la ménagerie disposait d'un
    nouveau fonds de réserve, elle entrait dans une ère nouvelle de
    prospérité.
    A Marseille, puis à Nice, où elle séjourna une grande partie de
    l'hiver, les représentations eurent beaucoup de succès.
    —Ce que c'est tout de même, disait Jean Tabary, de ne plus
    être à court... Dès que les recettes ne sont plus indispensables
    absolument pour manger, elles grossissent... On peut bien dire que
    l'eau va à la rivière.
    Cependant Zézette grandissait. Elle allait atteindre sa huitième
    année.
    Comme l'existence nomade que menaient ses parents ne permettait pas
    de lui faire suivre des cours, que d'autre part, la jeune femme, dont
    la santé restait chancelante, ne voulait pas se séparer de sa fille,
    il fallut aviser.
    Le moment était venu où il allait falloir s'occuper de son
    instruction.
    Amélie se fit son institutrice; elle assuma la tâche de lui
    apprendre à lire, mais elle se heurta à une indocilité peu
    commune.
    Chausserouge, plein de faiblesse pour «sa petite», souriait de ces
    efforts infructueux.
    Il se rappelait sa propre jeunesse, l'époque où il s'échappait de
    l'institution où son père l'avait placé pour venir rejoindre le
    Voyage.
    Aussi ne trouvait-il jamais un mot de reproche pour son enfant.
    —Tu la gâtes trop, disait la mère, tu es cause que je n'en
    puis venir à bout.
    —Laisse donc! Qu'est-ce que tu veux en faire, de ta fille?
    Pas une princesse, n'est-ce pas? Alors, à quoi bon la tourmenter. On
    verra plus tard, quand elle sera plus grande. Pour faire une femme de
    dompteur... et peut-être une dompteuse... elle en saura toujours
    assez!
    —Ah! non, par exemple, reprenait la mère, je ne veux pas que
    ma fille entre jamais dans les cages.
    —Ce n'est pas moi qui l'y forcerai, mais elle y entrera tout
    de même si c'est son idée.
    Et en effet, Chausserouge voyait loin. Longtemps, il avait regretté
    de n'avoir pas un garçon qui pût lui succéder et perpétuer la dynastie
    des Chausserouge dompteurs.
    L'amour de son métier le faisait penser autrement que son père, et
    il ne croyait pas qu'il fût possible de choisir une carrière plus
    glorieuse.
    Les dispositions naturelles de Zézette, certaines particularités
    qui ne lui échappèrent pas, flattèrent son orgueil paternel. L'enfant
    manifestait une véritable passion pour les pensionnaires de son
    père.
    Le soir, quand l'orchestre faisait rage, que le bonisseur conviait
    le public à entrer «pour la dernière représentation», il était
    impossible d'obtenir qu'elle restât à la caravane.
    Alors sa mère la prenait par la main, l'amenait dans la ménagerie
    et elle ne consentait à rentrer qu'au moment où, le repas des animaux
    étant terminé, on éteignait les derniers becs de gaz.
    Elle connaissait tous les lions par leurs noms; elle les appelait
    en passant devant leurs cages, et on eût dit que, de leur côté, les
    bêtes s'intéressaient a la petite amie qui tendaient vers elles ses
    menottes...
    Ils avançaient leurs grosses têtes vers les barreaux, comme s'ils
    eussent voulu venir à elle.
    Parfois, dans la nuit, quand un rugissement auquel répondaient les
    grognements des ours et le rire des singes, parvenait jusqu'à elle,
    elle s'accoudait sur son petit lit et réveillait son père:
    —Papa!.,. Tu n'entends pas, c'est Néron qui t'appelle!...
    Elle distinguait, sans se tromper jamais, «la voix» de toutes les
    bêtes, résultat auquel n'était jamais parvenu Chausserouge
    lui-même.
    Dans la journée, chaque fois qu'elle pouvait échapper à la
    surveillance de sa mère, son grand plaisir était de courir à la
    ménagerie pour retrouver son grand ami l'éléphant Moquart.
    Moquart montrait à Zézette une affection singulière; il avait pour
    elle des attentions délicates.
    Dès qu'elle arrivait, il allongeait sa trompe, sur laquelle elle se
    mettait à cheval, puis il la soulevait et pendant des heures, il
    balançait l'enfant qui s'abandonnait, ravie, les yeux fermés, ses deux
    petits bras serrant étroitement la trompe. Et il fallait se fâcher
    pour la faire descendre de cette escarpolette d'un nouveau genre.
    Ou bien elle prélevait une dîme sur son dîner, réservait une croûte
    de pain, un morceau de gâteau, qu'elle cachait soigneusement.
    C'était pour la Grandeur, le petit ours des cocotiers, le clown de
    la troupe, à qui elle passait du bout des doigts et morceau par
    morceau mille friandises, s'amusant des mines drôles de la bête.
    Quelquefois, poussée par une sorte d'instinct atavique, elle
    restait assise devant les cages, sans rien dire, sans un geste, les
    pupilles dilatées, des heures durant.
    Un jour que par suite de la négligence des garçons de piste, la
    ménagerie était déserte, son père ne l'avait-il pas surprise, debout
    dans l'allée qui longe les cages, en face de Néron!
    Le lion était couché, le muffle près des barreaux, les yeux
    demi-clos, une de ses pattes énormes pendant au dehors.
    Zézette caressait l'animal, lui passait la main alternativement sur
    la patte et sur le nez!
    Chausserouge pâlit. De peur d'effrayer le lion, il n'osait pas
    crier et Zézette, inconsciente du danger, joyeuse de pouvoir toucher
    la «bébête», continuait son manège, auquel Néron paraissait prendre
    plaisir.
    Le dompteur s'approcha doucement par derrière et quand il fut à
    portée de l'enfant, il la saisit et la ramena brusquement à lui.
    —Petite malheureuse! fit-il, tu veux donc te faire
    croquer!
    Néron était réputé pour son affreux caractère et, à maintes
    reprises, il avait failli faire un mauvais parti aux garçons de piste
    qui avaient eu l'imprudence de l'approcher de trop près.
    Alors, elle, d'un ton enfantin, qui désarma le père:
    —Mais, papa, je ne voulais pas lui faire de mal!
    Chausserouge serra sa fille contre lui. Son sang parlait en elle.
    Celle-là aussi serait une dompteuse.
    Il lui expliqua seulement que parfois les bêtes étaient méchantes,
    soit qu'elles eussent mal dormi, soit qu'elles eussent envie de dîner
    et qu'il n'était jamais prudent aux petites filles de s'approcher trop
    près d'elles...
    —Plus tard! dit-il, quand tu les connaîtras bien, quand elles
    aussi te connaîtront, tu pourras les caresser.
    —Et tu m'emmèneras avec toi... dans les cages, dis, papa?
    demanda l'enfant enthousiasmée.
    —Oui, si tu es sage et si tu m'écoutes! Seulement,
    auparavant, il faut bien travailler et contenter ta mère, qui se
    plaint que tu n'es pas gentille.
    —Ça m'ennuie d'apprendre à lire.
    —Quand, on veut devenir dompteur, il faut apprendre à lire
    comme papa!
    De ce jour, Zézette, au grand étonnement d'Amélie, devint une élève
    docile et attentive et elle fit les plus rapides progrès.
    Chausserouge expliqua à sa femme les motifs de ce changement si
    brusque, qui l'enchantait.
    —Voilà l'indice d'une réelle vocation! Notre Zézette paiera
    nos dettes et rétablira la fortune de la ménagerie!
    —S'il ne lui arrive pas malheur auparavant! soupirait la mère
    que ces dispositions inquiétaient.
    Dès lors, chaque jour, à l'heure où il arrivait pour déjeuner,
    Zézette courait au-devant de Chausserouge:
    —Papa, j'ai bien travaillé, ce matin... Ma récompense?
    Le dompteur interrogeait la mère de l'oeil:
    —Je suis très contente d'elle, répondait Amélie, elle a été
    très sage.
    Alors Chausserouge embrassait sa fille, puis, après le repas, il la
    prenait par la main et tous deux descendaient à la ménagerie.
    Et c'étaient de longues explications sur la nature, les moeurs, le
    caractère de chaque animal, dans un langage familier, presque
    enfantin, à la portée de la gamine, qui n'en perdait pas un mot.
    Puis, on faisait un petit tour de balançoire sur la trompe de
    Moquart, un tour de promenade autour de l'établissement, à
    califourchon sur le dos d'un poney; on allait porter à Loustic, le
    grand cynocéphale roux, quelques friandises à grignoter. Dès qu'elle
    approchait, le singe bondissait dans sa cage, s'accrochait aux
    barreaux et riait à l'enfant, en découvrant ses dents blanches et en
    faisant entendre un cri guttural pareil à un bruit de crécelle.
    Puis il tendait sa main velue que Zézette saisissait et dans
    laquelle elle déposait un fruit, une amande ou une noisette.
    Et l'enfant s'amusait des mines de contentement de la bête et de sa
    hâte à enfouir dans les poches de ses joues les bonnes choses qu'elle
    lui apportait.
    —Tu as tort, disait parfois Amélie, d'encourager les goûts de
    cette petite, elle finira par aimer mieux ses bêtes que nous.
    Alors Chausserouge posait la question à l'enfant:
    —Qui aimes-tu mieux, papa et maman ou Loustic et Moquart?
    —J'aime mieux, répondait-elle invariablement, papa et maman
    et Loustic et Moquart.
    On ne put jamais arriver à lui faire préciser un choix, ni à
    obtenir qu'elle ne mît pas sur la même ligne son père et sa mère et
    ses deux animaux favoris.
    Et c'est ainsi qu'elle grandit, prenant de jour en jour un goût
    plus vif à la profession paternelle, puisant dans cette vie au grand
    air une vigueur extraordinaire.
    Pendant quelque temps Chausserouge put croire que la mauvaise
    fortune était définitivement conjurée, et que la ménagerie allait
    finir par retrouver sa vogue d'antan.
    Les mois passaient, la tournée se poursuivait avec des alternatives
    de gain ou de perte, mais le résultat général demeurait satisfaisant,
    à ce point que sur la proposition d'un barnum, qui fit miroiter à ses
    yeux l'espérance d'une campagne fructueuse, le dompteur se décida à
    pousser jusqu'en Italie.
    Aussi bien, un mieux sensible s'était déclaré chez sa femme depuis
    qu'ils voyageaient dans le Midi.
    Si Amélie n'était pas revenue à la santé, du moins son état s'était
    maintenu stationnaire et n'inspirait plus les mêmes inquiétudes.
    Jean Tabary avait acquis dans le métier une expérience qui le
    mettait désormais a l'abri contre les imprudences des premiers jours,
    imprudences qui eussent mis l'établissement à deux doigts de sa perte,
    si Chausserouge ne se fût résigné à avoir recours à Vermieux.
    Le souvenir de la dette contractée était du reste le seul souci qui
    altérât le contentement du dompteur, sans l'inquiéter toutefois outre
    mesure.
    Il avait pu payer sans trop de gêne les premiers billets venus à
    échéance et l'espoir de la forte somme qu'avait fait luire à ses yeux
    le barnum italien augmentait encore sa confiance dans l'avenir.
    Malheureusement, il ne tarda pas à s'apercevoir que ce n'était là
    qu'un temps d'arrêt dans l'adversité.
    Il eut un brusque et douloureux réveil.
    L'impresario s'était engagé à faire face aux frais considérables
    que nécessitait le transport de la ménagerie de l'autre côté de la
    frontière.
    Il devait subvenir aux dépenses journalières jusqu'au jour de la
    première représentation.
    C'était encore par ses soins qu'une immense publicité par affiches
    et dans la presse devait être faite dans toutes les villes où le
    dompteur devait séjourner.
    Il devait ensuite encaisser et diviser en deux parties égales le
    montant des recettes.
    C'était pour Chausserouge une excellente opération; pas un sou à
    débourser et des bénéfices assurés.
    Aussi n'hésita-t-il pas à signer le traité que le signor
    Baldini—c'était le nom de l'impresario—avait préparé.
    Du reste, cet Italien, aux manières patelines, au parler
    grasseyant, flatteur et cauteleux, inspirait à tous une égale
    confiance, sauf toutefois à Jean Tabary.
    —As-tu bien pris tes renseignements sur ce bonhomme-là?
    demanda-t-il au dompteur.
    —Tu es bête! répliqua Chausserouge. Il a déjà fait affaire
    jadis, m'a-t-il dit, avec mon collègue Perdel, qu'il a transporté à
    ses frais et par mer avec toute sa troupe, de Marseille en Espagne. Ce
    n'est pas sa première entreprise... Il a réussi déjà, il n'y a pas de
    raison pour qu'il ne réussisse pas avec moi!
    —C'est égal, à ta place j'aurais demandé un cautionnement...
    quelque chose enfin, une garantie!
    —Par exemple! c'eût été lui faire injure! C'est un homme trop
    loyal pour cela. Avant de toucher un sou, il n'hésite pas à avancer
    des sommes considérables, puisqu'il prend la charge de tous nos
    frais... Tu vois bien que nous n'avons rien à craindre.
    —Je le souhaite, mais prends bien tes précautions... Il me
    parait bien poli pour être honnête et puis, en principe, je n'aime pas
    les Italboches!
    —N'aie donc pas peur! Il ne se sauvera pas..., il a trop
    d'argent dehors.
    —Oui, mais s'il nous laisse en plan...
    —Je pense que tu es fou! Nous sommes là d'ailleurs!... Et
    puis, c'est à nous d'y veiller. Tu es le seul à avoir de ces ridicules
    préventions. Tiens, Amélie, qui est une femme très entendue, me disait
    encore hier:—C'est un coup de fortune qui nous tombe!
    —Amélie n'est qu'une femme qui ne connaît pas grand'chose aux
    affaires. Il ne faut jamais s'illusionner et toujours voir les choses
    au pire. Si le mal que l'on redoute n'arrive pas, tant mieux,
    seulement il faut s'arranger pour n'être pas pris, le cas échéant, au
    dépourvu.
    En attendant, pour ne pas rester au-dessous de sa réputation,
    Chausserouge songea à corser son spectacle.
    Outre les vieux numéros traditionnels dans la ménagerie, il fallait
    trouver une attraction inédite, un exercice nouveau capable d'exciter
    la curiosité et de passionner le public.
    Chausserouge savait que les Italiens, fort friands de ce genre de
    spectacle, ont chez eux des dompteurs renommés. Il ne voulut pas qu'il
    pût résulter de la comparaison, une infériorité pour les dompteurs
    français.
    En un mot, pour réussir il convenait de mettre tous les atouts dans
    son jeu, mais il avait beau chercher, il ne pouvait rien trouver qui
    n'eût déjà été fait.
    Et le temps pressait, l'époque arrivait où il allait falloir se
    mettre en route.
    Ce fut le signor Baldini qui eut le premier une idée qui,
    disait-il, devait révolutionner l'Italie.
    —Vous avez, dit-il à Chausserouge, dans son patois moitié
    français moitié italien, une petite fille bien intelligente et dont
    vous pourriez tirer un parti excellent.
    —Ma fille! s'exclama Chausserouge, qui comprit et qui frémit
    à la pensée d'exposer Zézette à un pareil danger. Vous n'y pensez pas!
    Me servir de mon enfant! Ça, jamais!
    —Pourquoi? Elle est très brave, elle adore les animaux et
    vous avez sur eux une puissance telle que votre seule présence suffira
    pour la mettre à l'abri de tout péril. N'avez-vous pas maintes fois
    fait entrer avec vous dans vos cages des étrangers avides d'émotions
    inédites?...
    —Oui, des étrangers! mais, ma fille! je ne me sentirais plus
    la même sûreté!
    —Au contraire, votre autorité sera décuplée... Et dès
    l'instant que vous êtes sûr de n'avoir pas à redouter de défaillance
    de la part de votre petite fille, qui est inconsciente du danger,
    qu'avez-vous à craindre?
    —Sa mère n'y consentira jamais, dit Chausserouge, qui
    faiblissait.
    Baldini haussa les épaules.
    —Madame Chausserouge vous connaît trop pour douter de vous.
    Et elle ne peut pas; par son entêtement, vous forcer à refuser une
    occasion de fortune. Je vous assure, c'est la fortune assurée.
    —Mais alors, quelle sorte d'exercice ferons-nous?
    —Je pensais d'abord à la restitution d'une scène biblique:
    Daniel dans la fosse aux lions, par exemple... L'enfant figurerait
    Daniel, jeté en pâture aux animaux et délivré par l'ange... L'ange, ce
    serait vous... Avec un joli décor, de beaux costumes, une mise en
    scène soignée, ça ferait beaucoup d'effet.
    —Oui, mais il faudrait laisser Zézette quelques instants
    seule dans la cage?
    —Naturellement.
    —Alors, n'y pensons plus! Ce sera déjà bien beau si je
    consens à la faire entrer en même temps que moi... La laisser seule,
    ce serait une témérité... Ce serait courir au-devant d'une
    catastrophe...
    —Alors, une idée plus moderne. Vous pénétrez comme d'habitude
    dans la cage centrale, où sont rassemblés vos animaux, et vous êtes
    accompagné de la petite Zézette, costumée en clown. Vous accomplissez
    vos exercices ordinaires que répète comiquement votre petite fille,
    dans la mesure qui vous paraîtra possible...
    —J'aime déjà mieux cette combinaison...
    —Alors, c'est entendu?... Je vais m'occuper de la confection
    des affiches.
    —Attendez!... Pas avant que je n'aie consulté ma femme...
    Chausserouge se heurta, comme il s'y attendait, à la résistance
    d'Amélie.
    Comme si elle n'avait pas assez des transes continuelles dans
    lesquelles elle vivait tous les jours, chaque fois que son mari
    entrait dans les cages!
    Ah! oui, bien sûr, elle se refusait à ce qu'on tentât une
    expérience si périlleuse, qui mettrait en danger la vie de sa
    fille.
    Si, plus tard, il devenait impossible d'empêcher Zézette de suivre
    sa vocation, elle se résignerait, mais, au moins, à ce moment-là, sa
    fille ne serait plus une enfant; elle comprendrait le danger auquel sa
    profession l'exposerait chaque jour, et elle serait de taille à tenir
    tête à ses terribles élèves.
    Mais pour le présent, elle, la mère, s'opposait à ce qu'il fut
    donné suite à un projet qui constituait à la fois une imprudence et
    une mauvaise action.
    Le dompteur, que les raisons de Baldini avaient pourtant à moitié
    vaincu, fut ébranlé de nouveau.
    Toutefois, avant de s'arrêter à un parti définitif, il jugea utile,
    selon son habitude et comme il le faisait chaque fois qu'il s'agissait
    de prendre une décision importante, de consulter Jean Tabary.
    Peut-être même au fond, son dilettantisme et son amour de
    l'imprévu, son désir de faire parler de lui le poussaient-ils tout bas
    à accepter?
    En somme, n'avait-il pas jadis triomphé d'une difficulté bien plus
    grande, lorsqu'en Belgique, il avait, sans qu'il fut jamais survenu
    aucun accident, laissé exécuter dans la cage centrale des expériences
    d'hypnotisme?
    Il se souvenait de l'effet immense produit, de l'enthousiasme
    qu'avaient excité ses lions, rugissant et bondissant sous la cravache,
    par-dessus la barrière que formait une femme raidie par la catalepsie,
    étendue en travers sur deux chaises.
    Il trouva, ainsi que Baldini, un appui solide chez Jean Tabary.
    —Mais c'est une idée de génie, s'écria le jeune homme, et
    pour la première fois je suis de l'avis de ton Italien. Mais, mon
    vieux, avec cela, nous allons dégôter les dompteurs passés, présents
    et futurs!
    —Il y a eu déjà, objecta Chausserouge, le mouton que Perdel
    introduisait avec lui dans sa cage centrale et qu'il parvenait à faire
    respecter par ses animaux.
    —Eh bien! c'est à cela que Perdel doit sa renommée! Que
    sera-ce quand on saura que Chausserouge a remplacé le mouton par son
    propre enfant!
    —Oui, mais songes-tu quel sang-froid il me faudra, quelle
    émotion je ressentirai...
    —Parbleu! si j'y songe, et c'est justement cela qui doublera
    ton énergie et assurera le succès.
    —C'est ce que Baldini me disait.
    —Il a raison! Tu as tenté tout ce que tes collègues ont
    tenté... Tu les a surpassés par l'audace que tu as déployée et c'est
    ainsi que tu es parvenu à te faire un nom... Il s'agit aujourd'hui
    d'arriver à faire ce qu'aucun d'eux n'a jamais essayé et n'essaiera
    jamais... Je vais faire comprendre à ta femme que c'est à la fois ta
    gloire et ta fortune qui est en jeu... Songe donc, mon cher ami, tu
    auras réalisé l'impossible!
    —Jean, ne me dis pas cela! Tu ne sais pas quel combat se
    livre en moi... Je ne crains rien pour moi... Mais songe donc, s'il
    allait arriver un accident, quel remords!
    —Je ne dis pas, s'il s'agissait de travailler avec la
    première enfant venue! Mais il s'agit de Zézette... une gamine qui
    fait mon admiration... une gamine qui tient de toi... et qui, avec ses
    neuf ans, est aussi brave que père et mère. Elle a du sang de dompteur
    dans les veines... Te souviens-tu quand tu l'a surprise en train de
    caresser Néron? Et puis, on lui trouvera un petit numéro bien
    tranquille et bien drôle. Elle va être aux anges, ta môme! D'ailleurs
    toutes les bêtes la connaissent... elle s'est élevée au milieu
    d'elles... Il n'y en a pas une qui voudrait lui faire du mal? conclut
    en riant Jean Tabary.
    —Les bêtes, dit Chausserouge, n'ont ni reconnaissance, ni
    tendresse aveugle... Elles ont leur nature, qui prend trop souvent le
    dessus et quand on s'y attend le moins. Il ne faut pas te le
    dissimuler, si je n'avais ni l'habitude, ni surtout une bonne ficelle
    entre les doigts, il y a probablement longtemps que j'aurais été
    boulotté. Et pourtant, il n'y a pas de dompteur qui soit plus familier
    que moi avec ses animaux. Le malheur vient quand on n'y pense pas...
    Vois mon père, qui, pendant trente ans de sa vie, n'a jamais eu une
    égratignure... Il a suffi pour l'enlever d'une circonstance bête.
    —Enfin, qui ne risque rien n'a rien! Veux-tu que je t'indique
    un moyen de triompher sûrement, des résistances de ta femme... Demande
    à Zézette, si elle a envie de t'accompagner dans les cages?
    —Oh! je suis sûr de la réponse, dit Chausserouge en
    souriant.
    —Essayons toujours, ça ne coûte rien!
    Le Dompteur fit venir sa petite fille.
    Zézette, déjà grandette pour son âge, accourut joyeuse à l'appel de
    son père.
    —Écoute, mignonne, lui dit François, très tendre, tu sais que
    je t'ai promis de te faire un grand, grand plaisir, si tu étais
    sage... et si tu travaillais bien... Eh bien! je suis content de toi.
    Veux-tu entrer avec moi dans les cages... Je te ferai faire un beau
    costume et tu feras travailler les animaux, en même temps que moi!
    La petite fille regarda fixement son père, les yeux brillants de
    plaisir.
    Un instant elle resta sans parole, comme si elle ne croyait pas
    qu'un tel bonheur pût sitôt lui être réservé.
    —C'est vrai, dis, petit père, demanda-t-elle enfin la voix
    tremblante d'émotion, tu voudrais bien?... C'est pour de bon?...
    —Je te le demande... Mais aussi, je veux être sûr que tu
    n'auras pas peur.
    —Moi, peur? De quoi? Je n'aurai pas plus peur que toi! Les
    bêtes, elles ne sont pas méchantes... elles me connaissent! Dis! alors
    c'est vrai que tu veux bien que j'entre avec toi, partout...
    —Pas partout, mais dans la grande cage avec les lions...
    —Et puis, la Grandeur... et puis Loustic? Hein! Ça va? Si tu
    veux, ça sera moi qui ferai danser la Grandeur!
    Et la petite fille, sans attendre la réponse, s'échappa des bras de
    son père et courut au fond de la ménagerie.
    —La Grandeur! cria-t-elle, c'est avec moi que tu vas
    travailler, maintenant! Tu verras, mon petit, si tu n'obéis pas!
    —Qu'est-ce que je te disais? dit Chausserouge à Jean.
    —Écoute, petit père! dit l'enfant en revenant vers François,
    si tu veux être sur que je n'aurai pas peur, essaye-moi tout de suite!
    Tiens! veux-tu que j'entre tout de suite avec la Grandeur?
    —Ah! une idée! dis Jean, fais ce que demande ta fille. Si ça
    va bien, j'appelle ta femme. Quand elle verra comment manoeuvre
    Zézette, elle finira par consentir. Et avec l'ours...
    —Oh! celui-là, j'en réponds! interrompit Chausserouge. Je me
    promènerais dans la rue avec lui sans rien craindre.
    Séance tenante, le dompteur se fit ouvrir la cage de la Grandeur.
    Il entra le premier et introduisit l'enfant derrière lui.
    A la vue de Zézette, l'ours se dressa sur ses pattes de derrière et
    marcha au-devant d'elle.
    Le père, son fouet à la main, se tenait prêt à intervenir.
    —Passe-moi la ficelle, dit la gamine, et laisse-moi faire.
    Ah! donne-moi du sucre!
    Alors, l'enfant, avec un sérieux et une crânerie admirables, répéta
    pour son compte tous les exercices qu'elle avait vu mille fois
    exécuter par son père.
    Quand elle fut à deux pas de l'animal, droite et la tête haute,
    elle lui donna sur les pattes un léger coup du manche de son fouet,
    puis, élevant de la main gauche un morceau de sucre:
    --- Voici pour vous, monsieur la Grandeur, mais il faut le gagner!
    Dansez!
    Mais au lieu d'obéir, l'animal fit entendre un sourd grondement,
    avançant le museau vers la friandise promise...
    —Voulez-vous danser tout de suite! répéta l'enfant en tapant
    du pied.
    Et se souvenant du procédé de son père pour le contraindre à
    travailler, elle lui cingla de sa lanière les jambes de derrière,
    jusqu'à ce que, vaincu par la douleur, il se résignât à sauter d'un
    pied sur l'autre avec le balancement particulier aux animaux de son
    espèce et qu'il accompagnait d'une série de grognements plaintifs.
    —Allez! Allez... toujours! criait Zézette, tu vois, papa, il
    ne manque plus que la musique!
    —Courez chercher madame Chausserouge! dit Jean tout bas à un
    des garçons de piste, qui, debout devant la cage, s'émerveillaient de
    l'audace et de l'adresse de l'enfant.
    Amélie arriva rapidement, sans se douter de rien. Elle resta
    stupéfaite.
    Au moment où elle apparaissait devant les barreaux, Zézette avait
    interrompu l'exercice et elle tendait du bout des dents à la Grandeur
    un morceau de sucre que l'animal vint docilement et toujours
    «chantant» cueillir entre ses lèvres.
    —Et ce n'est pas plus difficile que cela! fit Zézette en
    battant des mains, tandis que l'ours retombait sur ses quatre pattes.
    Tu vois, maman, avec la Grandeur, nous sommes une paire d'amis!...
    Maintenant à un autre!
    —Ah! non, ça suffit! dit Chausserouge tout à fait rassuré
    maintenant.
    Il saisit l'enfant, l'enleva dans ses bras et l'embrassa sur les
    deux joues.
    —Maintenant sortons! fit-il, en voilà assez pour
    aujourd'hui.
    —Déjà! dit Zézette d'un ton chagrin, déjà! Je m'amuse tant!
    Je n'ai donc pas été assez sage?
    Et avant que son père ait pu s'y opposer, elle ressaisit son fouet,
    courut vers l'ours qui, dans un coin de la cage, se léchait les
    babines.
    —Couchez-vous! allons, couchez-vous, monsieur la
    Grandeur!
    Elle l'empoigna par une oreille, le bouscula jusqu'à ce qu'il se
    fût étendu à terre.
    Alors, elle s'assit tranquillement entre ses pattes, la tête
    appuyée sur le ventre de la bête, tandis que de la main droite, elle
    lissait le plastron jaune et soyeux qui est la caractéristique de
    l'ours des cocotiers, puis, après une demi-minute de repos, elle se
    souleva sur un coude, baisa brusquement la Grandeur sur le museau et
    se releva prestement.
    —Es-tu content, papa, et as-tu encore peur pour ta fille?
    —Je n'aurai plus jamais peur! dit Chausserouge, les larmes
    aux yeux.
    Il se fit ouvrir la porte et sortit avec sa fille.
    Amélie, encore toute tremblante, embrassa longuement l'enfant, sans
    pouvoir articuler un mot.
    —Oh! maman! maman! Comme je serai sage! Si tu savais comme
    c'est amusant! On recommencera, dis papa, et tu me feras entrer dans
    toutes... toutes les cages?
    —Eh bien! madame Amélie! craindrez-vous encore? demanda Jean
    Tabary, triomphant.
    La jeune femme ne répondit pas. Elle leva les yeux de l'air de
    quelqu'un qui se soumet, quoique bien à contre-coeur.
    —Le sort en est jeté! fit-elle, puisqu'il doit en être ainsi,
    advienne que pourra!
    A partir de ce jour-là, Chausserouge commença officiellement
    l'éducation de sa fille.
    Toutes les après-midi, il descendait avec elle dans la ménagerie et
    successivement il la fit entrer avec lui dans les cages des différents
    animaux.
    Non seulement Zézette montrait un courage extraordinaire, mais
    encore elle prenait un plaisir extrême à ces tentatives.
    Elle attendait chaque jour avec impatience l'heure de les
    renouveler et elle enchantait son père par son entrain et sa bonne
    volonté.
    Baldini assista à plusieurs séances et, comme tout le monde, il fut
    frappé de l'aplomb et de l'énergie que déployait la petite fille.
    —Mon cher, dit-il à Chausserouge, souvenez-vous de ce que je
    vous dis, vous aurez un grand succès!
    Quand on apporta pour la première fois à Zézette le costume
    pailleté d'argent qu'elle devait revêtir, son enthousiasme ne connut
    plus de bornes.
    Elle eût voulu débuter le lendemain.
    On eût quelque peine à calmer son ardeur. On y parvint en lui
    assurant que l'heure approchait où bientôt elle pourrait paraître
    devant le public. En effet, Baldini, qui était parti en fourrier,
    ayant télégraphié de Turin pour annoncer que tout était prêt, que
    l'arrivée de la ménagerie était annoncée et préparée, Chausserouge
    donna l'ordre du départ.
    Amélie n'avait pu prendre son parti de cette double décision: elle
    ne se résignait que bien à contre-coeur à quitter la France et à voir
    son enfant aborder si brusquement une carrière si aventureuse. Elle
    avait rêvé pour elle une autre existence.
    Mais puisque le bonheur de Zézette d'une part, le succès de
    l'établissement de l'autre semblaient attachés à la tentative
    nouvelle, elle fit taire ses regrets comme ses craintes et elle suivit
    son mari, sans hasarder même une observation.
    Baldini avait bien fait les choses. Depuis huit jours, tous les
    journaux étaient pleins du récit des actes de bravoure de
    Chausserouge.
    La curiosité était vivement excitée et on annonçait l'arrivée dans
    la ville de plusieurs dompteurs italiens, désireux de voir de près
    leur illustre collègue français.
    Le soir du jour où la ménagerie fit son entrée à Turin, au milieu
    d'une affluence considérable accourue de tous les points de la cité,
    et procéda à son installation, le dompteur fit, avec sa fille, une
    promenade dans la ville.
    Sur tous les murs étaient placardées des affiches multicolores en
    français et en italien, avec le nom de Chausserouge en lettres d'un
    demi-pied.
    —Vois-tu, dit François à sa fille, combien il est utile de
    savoir lire.
    Et, s'arrêtant devant une affiche:
    —Tiens, comment y a-t-il, là?
    Et Zézette, émerveillée, épela lentement:
    
    
    
      CE SOIR ET LES JOURS SUIVANTS
      à 8 h. 1/2 du soir
      AVEC LA PERMISSION DES AUTORITÉS DE LA VILLE.
      GRANDE REPRÉSENTATION
      du célèbre dompteur
      FRANÇOIS CHAUSSEROUGE
      POUR LA PREMIÈRE FOIS
      LA FILLE DU DOMPTEUR, MADEMOISELLE
      ZÉZETTE
      âgée de 9 ans
      ENTRERA DANS LA CAGE AVEC SON PÈRE
    
 
    
    
    Suivait l'ordre des exercices et la nomenclature de tous les
    pensionnaires de la ménagerie.
    En voyant son nom imprimé en gros caractères, au-dessous de celui
    de son père, Zézette sauta de joie.
    —Tu verras, papa, tu seras content de moi, je te promets!
    Et de retour à la ménagerie:
    —Maman, cria-t-elle, je suis sur l'affiche! Si tu voyais...
    grand comme ça!
    Le soir, elle ne mangea pas. Aussitôt après dîner, deux heures
    avant la représentation, il fallut lui laisser endosser son costume,
    tant elle avait hâte de s'en revêtir.
    Avec une tristesse mêlée de fierté, Amélie remplit les fonctions
    d'habilleuse.
    Zézette était charmante dans son maillot bleu et collant, sa veste
    très courte soutachée d'argent qui laissait passer les paillettes de
    sa ragrafe, et sa perruque à toupet de clown.
    Son apparition en parade, au milieu du fracas de l'orchestre, à
    côté de son père, cambré dans son dolman à brandebourgs, causa une
    émotion.
    Elle se promenait, très crâne, devant le contrôle, une minuscule
    cravache à pommeau d'or passée sous le bras droit.
    Parfois elle s'arrêtait, faisait quelques agaceries à Loustic,
    perché au haut d'un piquet, passait sa main sur le bec du cormoran
    Gustave et mêlait sa voix grêle à celle du bonisseur, chaque fois que
    les cuivres se taisaient.
    —Entrez! messieurs! mesdames! La représentation va commencer!
    Entrez!
    La salle était comble quand son tour arriva de paraître dans les
    cages. Déjà son père, dans les périlleux exercices par lesquels il
    avait débuté, avait obtenu un grand succès, mais l'on peut dire que
    toute la curiosité s'était portée sur elle.
    Qu'allait pouvoir faire en face de ces fauves terribles, qu'un
    homme comme Chausserouge avait peine à mater, une enfant de neuf
    ans?
    L'oeil brillant de plaisir, elle attendit derrière la cage que le
    bonisseur aidé du garçon de piste eut terminé la sélection des
    animaux.
    Amélie était là; elle prit sa fille dans ses bras et la serra
    contre elle avec tendresse.
    —Il ne faut pas trembler, maman, il n'y a pas de quoi,
    regarde!... Moi, je n'ai pas peur?
    —Vrai! demanda Chausserouge, plus ému qu'il ne voulait le
    paraître, tu n'as pas peur?
    —Ah! tu vas bien voir, par exemple! dit la petite fille en
    levant la tête d'un air de défi.
    —Après la répétition d'hier, fit Baldini, vous pouvez être
    tranquille, Chausserouge, et vous allez entendre les
    applaudissements.
    —François!... La gosse!... demanda Jean Tabary, qui apparut
    derrière la cage. Êtes-vous prêts? Peut-on annoncer?
    —Allez-y! cria la triomphante Zézette.
    Alors, d'une voix de stentor qui retentit d'un bout à l'autre de la
    ménagerie, Jean clama:
    —Le dompteur Chausserouge et sa fille Zézette dans les
    cages!
    François frappa trois coups du pommeau de sa cravache à la porte
    intérieure, qui s'ouvrit, et il entra, souriant et le front haut,
    donnant la main à sa fille.
    Une salve d'applaudissements les accueillit. Tous deux saluèrent et
    firent deux pas en arrière, tandis que Jean Tabary tirait un portant
    et livrait passage aux deux lionnes Rachel et Saïda.
    —La barrière! commanda Chausserouge.
    Puis, quand il eut fait en personne exécuter à ses bêtes les
    exercices ordinaires et comme il feignait de donner l'ordre de les
    faire sortir:
    —Monsieur Chausserouge! dit Zézette, je ne trouve pas que ce
    soit bien fort, votre entrée de cage! J'en ferais bien autant!
    —Vous, mademoiselle!
    —Parfaitement, monsieur Chausserouge!
    —Est-ce que par hasard, vous prétendriez faire mieux que
    moi?
    —Certainement! si vous voulez bien le permettre!
    —Si je permets?... Eh bien! je serais curieux de voir...
    Zézette prit une pose, comme jadis le légendaire Chadwick au Cirque
    d'Hiver quand il s'adressait à M. Loyal, et interpellant Jean
    Tabary:
    —Dites-moi, monsieur le bonisseur! Vous n'auriez pas dans
    votre ménagerie une bête, un ours, ce que vous voudrez... à me confier
    pour quelques instants?
    —Un ours, si! J'aurais la Grandeur... Mais vous allez le
    faire croquer par les deux lionnes, mademoiselle!
    —Nous verrons bien!... Envoyez toujours!
    —Faut-il, monsieur Chausserouge?
    —Allez! allez! Rira bien qui rira le dernier!
    Et Jean Tabary introduisit la Grandeur.
    A peine entré et sur un signe de Zézette, l'ours se dressait sur
    ses pattes de derrière et avançait, marchant presque à reculons l'oeil
    fixé sur les deux lionnes, qui, tapies dans un angle de la cage, les
    oreilles basses et l'oeil sanglant, découvraient en grondant leurs
    terribles mâchoires.
    —Est-ce que vous auriez peur, monsieur la Grandeur? demanda
    Zézette. Voyons! allez dire bonjour à ces deux aimables personnes, qui
    vous sourient si agréablement.
    Mais comme la Grandeur secouait la tête en ronchonnant, peu
    soucieux d'aller donner le baiser de paix aux deux fauves:
    —Ah! c'est cela, monsieur la Grandeur! je ne me trompais pas.
    Vous avez peur! Eh bien, il faut au moins que vous vous rendiez utile
    à quelque chose. Puisque vous ne voulez pas aller au devant de Rachel
    et de Saïda, ce seront elles qui feront les premiers pas... Regardez
    bien, monsieur Chausserouge! La barrière vivante!
    Par la porte de sortie, on passait deux tabourets que l'enfant
    disposait tout près des barreaux.
    Elle faisait alors monter la Grandeur sur ces piédestaux
    improvisés, de façon qu'il posât également sur les deux sièges.
    Elle retirait ensuite doucement le second tabouret jusqu'au milieu
    de la cage de façon à ce que l'ours, dont la tête restait face au
    public, formât une sorte de barrière vivante, puis elle marchait sur
    les deux lionnes, la cravache haute:
    —Sautez, mes belles!
    Et les deux fauves, rugissant, répétaient par dessus le dos de la
    Grandeur l'exercice que leur avait fait exécuter l'instant d'avant
    François Chausserouge.
    —Je suis obligé de me rendre, proclamait alors le dompteur,
    dès que les applaudissements qui saluaient Zézette avaient cessé, vous
    êtes plus forte que moi, mademoiselle!
    —Quand je vous le disais; mais ce n'est pas tout?
    Sur un signe, Jean Tabary tirait un portant et réintégrait les deux
    lionnes.
    L'enfant faisait alors descendre la Grandeur, visiblement soulagé,
    couchait en travers les deux sièges, passait un mors en bois dans la
    gueule de l'animal, lui sautait sur le dos et, à cheval sur cette
    monture d'un nouveau genre, elle trottait autour de la cage, aussi
    vite que le lui permettait les jambes courtes de la bête pesante
    qu'elle actionnait de sa houssine.
    Elle la faisait sauter par dessus les tabourets, puis l'arrêtait
    court et saluait en envoyant des baisers à l'assistance.
    L'aisance avec laquelle Zézette manoeuvrait son ours enleva le
    public, qui ne lui ménagea pas les acclamations, et elle termina la
    représentation en dansant une bourrée d'Auvergne en face de la
    Grandeur, heureux de sentir enfin la fin de ses épreuves et l'heure de
    la récompense, le morceau de sucre traditionnel, qu'il devait cueillir
    sur les lèvres de sa petite maîtresse.
    L'effet fut tel que l'avait prévenu Baldini, c'est-à-dire immense.
    Le bruit se répandit rapidement du début triomphal du petit
    prodige.
    Il fut de mode d'aller l'applaudir et, pendant trente jours,
    l'impresario encaissa des recettes que la ménagerie n'avait jamais
    connues, même au temps de sa plus grande vogue.
    —Eh bien! dit Chausserouge à Jean Tabary, ai-je eu raison de
    passer outre, de ne pas t'écouter?... Je sentais bien que le succès
    était au bout de notre entreprise! Ah! Baldini est un malin...
    —Trop malin peut-être! dit Tabary, toujours sceptique.
    T'a-t-il rendu des comptes?
    —Non! il faut bien d'abord qu'il se rembourse de la part
    qu'il a avancée pour moi, puisqu'il a fait face, jusqu'à ce jour, à
    tous les frais... Après, nous compterons!...
    —Alors, compte donc le plus tôt possible!
    Mais quand Chausserouge, que la défiance du jeune homme avait rendu
    soupçonneux à son tour, voulut parler intérêts à Baldini:
    —Mon cher, répliqua l'Italien, une affaire comme celle-là ne
    se règle pas du jour au lendemain. J'ai toute une comptabilité à
    mettre en ordre... Laissez-moi donc faire! Aussi bien, vous n'avez pas
    eu à vous plaindre de moi jusqu'à ce jour... Il faut que j'établisse
    une balance exacte des frais considérables dont j'ai dû faire
    l'avance... que je prépare en outre notre prochaine campagne, car
    voici le moment arrivé où il nous faudra quitter Turin... Je suis
    d'avis qu'il ne convient pas de s'arrêter en si beau chemin... A
    Milan, nous avons encore des recettes pareilles à réaliser... Nos
    bénéfices actuels vont nous permettre de jouer sur le velours sans
    rien risquer... Quand j'aurai fait dans la capitale de la Lombardie
    une publicité semblable, que nos premières représentations nous auront
    fait rentrer ces nouveaux débours, il sera temps de compter et, ce
    jour-là, vous ne vous plaindrez pas, je vous jure, de m'avoir laissé
    la disposition des fonds qui, dès à présent, vous reviennent.
    Il parla longtemps pour esquiver un règlement de comptes, et si
    bien que Chausserouge se laissa convaincre...
    Il fut d'ailleurs d'autant plus facile à persuader que son succès
    l'avait grisé. Il y avait si longtemps qu'il était déshabitué des
    comptes rendus flatteurs et des acclamations d'un public
    enthousiaste.
    Quant à Zézette, chaque nouvelle représentation augmentait son
    assurance. Maintenant son père voyait sans inquiétude approcher
    l'heure de son entrée en cage, les animaux s'étaient accoutumés à elle
    et, pour un peu, il l'eût à présent laissée seule exécuter ses
    exercices.
    Pour renouveler la curiosité, Jean avait imaginé un nouveau numéro:
    la présentation en liberté de Loustic, costumé en gymnaste, à qui
    l'enfant faisait faire des rétablissements au trapèze et des sauts
    périlleux.
    Moquart était également mis à contribution. Sous la direction et au
    commandement de Zézette, l'intelligente bête, qu'on avait affublée
    d'une couverture rouge brodée d'or, d'une gigantesque paire de
    lunettes, d'une collerette tuyautée et d'un chapeau pointu de clown,
    jouait de la grosse caisse, de l'orgue de Barbarie, comptait jusqu'à
    dix, désignait la personne la plus ivrogne de la société,—il
    s'arrêtait toujours devant Jean Tabary,—la plus amoureuse et la
    plus jolie de l'assistance.
    Le tout scandé d'un accompagnement de cymbales que manoeuvrait
    Loustic avec une virtuosité et une dextérité sans pareilles.
    On inaugura également, pour la plus grande joie de Zézette, les
    grandes promenades dans la ville, en costumes, et c'était toujours
    Zézette qui clôturait la marche, montée tantôt sur Moquart, tantôt sur
    l'Etourdi, le poney de Chausserouge.
    La petite prenait au sérieux son rôle d'étoile et c'était avec le
    plus grand calme et la plus sérieuse conviction qu'elle recueillait
    sur son passage les témoignages de sympathie de ses admirateurs.
    Seule, Amélie conservait toujours une angoisse dont elle n'était
    pas maîtresse, chaque fois qu'elle assistait une représentation et
    qu'elle voyait sa fille aux prises avec les lionnes.
    La présence de Chausserouge, attentif au moindre mouvement de
    l'enfant et prêt, en cas de danger, à intervenir vigoureusement, ne
    suffisait pas pour la rassurer.
    L'énergie de Zézette, qui puisait dans l'habitude une nouvelle
    hardiesse, loin de la tranquilliser ne faisait qu'augmenter son
    effroi.
    Qui sait si un jour un animal mal disposé n'accueillerait pas mal
    un coup de houssine, appliqué imprudemment, et alors si le père allait
    ne pas arriver à temps!
    Et elle voyait son enfant, étendue, râlant sur le plancher de la
    cage, ses membres grêles broyés par les mâchoires puissantes des
    fauves!
    Zézette, de plus en plus insouciante, s'amusait des terreurs que sa
    mère manifestait, bien à tort, selon elle.
    —Mais puisque je te dis, maman, qu'il n'y a pas de danger!...
    Je le sais bien, moi!
    —Ma chérie, je t'en prie, sois bien prudente..., prends bien
    garde!
    Et il fallait que Chausserouge intervint d'un ton bourru:
    —Ma parole, si la petite n'était si sûre d'elle, si elle
    n'était pas si crâne, il y en aurait assez pour lui ficher le trac!...
    Laisse-la donc faire... elle n'est pas en peine. Tu vas voir, à Milan,
    ça va bien être autre chose. Nous sommes en train d'imaginer une
    nouvelle attraction, Tabary et moi!
    Après un mois de séjour, Chausserouge donna sa représentation
    d'adieux et, sur l'avis que Baldini lui envoya, l'informant que la
    publicité était faite, il partit pour la Lombardie.
    Une déception terrible l'attendait. Au lieu de rencontrer, comme il
    s'y attendait, son impresario à la porte de la ville, il tomba dans
    une cité où, non seulement sa venue n'était point préparée, mais où
    son nom était même inconnu.
    Pas une affiche sur les murailles; nulle curiosité de la part des
    habitants. De l'étonnement seulement à la vue de ce matériel imposant,
    débarquant on ne savait d'où, arrivant à l'improviste.
    A l'Hôtel de Ville, nul ne put renseigner Chausserouge. Baldini y
    était inconnu et personne n'était venu demander une permission de
    séjour, ni un emplacement pour la ménagerie.
    On parut même assez mal disposé pour ces étrangers, à la déconvenue
    desquels on n'ajoutait aucune créance.
    Toutefois, on consentit, bien que d'assez mauvaise grâce, à les
    laisser stationner sur un des cours éloignés de la ville.
    Chausserouge revint désespéré, la rage au coeur. Jean Tabary avait
    eu raison de se méfier. Ses prévisions ne l'avaient pas trompé!
    Il avait flairé dans Baldini un aventurier, un filou adroit,
    préparant de longue main ses escroqueries, sachant amadouer ses
    dupes.
    Pourquoi n'avait-il pas pris, lui, Chausserouge, ses précautions,
    comme, si souvent, Jean l'avait invité à le faire? Par quel
    aveuglement avait-il donc été frappé pour ne rien voir, pour n'avoir
    pas eu une minute de doute?
    Ainsi, il était maintenant en pays étranger, réduit à ses propres
    ressources, ayant perdu le bénéfice d'un mois de triomphe, où il avait
    réalisé les plus grosses recettes de sa vie!
    Si maintenant ce succès allait l'abandonner, il allait se trouver
    dans l'obligation de dépenser tout ce qui lui restait, ou à peu près,
    de la somme prêtée par Vermieux, et uniquement pour se rapatrier!
    —Tu vois, dit Tabary avec un sourire forcé, tu vois si je
    m'étais trompé! Ton Baldini!... Eh bien, nous voilà propres
    maintenant!
    —Si je le tenais, hurla Chausserouge, je le fouterais à
    bouffer à mes bêtes!
    —Sais-tu ce que ça fait, continua Tabary, c'est vingt-cinq
    mille francs tout net qu'il nous emporte!... tout simplement... Il
    paraît que ça t'amuse de travailler pour les autres.
    —Tiens! tais-toi! tais-toi! dit le dompteur en cassant en
    deux, d'un mouvement nerveux, la canne qu'il tenait à la main. Mais
    maintenant, qu'allons-nous faire?... Puisque tu es si fort, donne-moi
    un conseil..., je le suivrai aujourd'hui...
    —C'est un peu tard... Mais, enfin, mieux vaut tard que
    jamais... Puisque nous sommes ici, m'est avis qu'il faut en profiter.
    Ce n'est pas le moment de s'endormir... Tu vas d'abord aller déposer
    la plainte chez le procureur du roi, écrire à celui de Turin. Moi,
    pendant ce temps-là, je vais réparer le temps perdu, installer la
    ménagerie et commencer le potin dans les journaux... Cette fois-ci, il
    n'y aura pas de Baldini et la galette sera bien à nous...
    Séance tenante, et pendant que Chausserouge courait au tribunal,
    Tabary se mit à l'oeuvre, mais il se heurta à des difficultés qu'il ne
    soupçonnait même pas.
    Son ignorance de la langue italienne lui rendait extrêmement
    difficiles les relations avec les gens qu'il était obligé de voir,
    avec lesquels il lui fallait traiter.
    Autant la population, la presse, la municipalité, bien préparées,
    chauffées à blanc par un compatriote, s'étaient montrées sympathiques
    à Turin, autant elles manifestaient de méfiance et de mauvaise volonté
    à Milan.
    On eût dit que brusquement le charme s'était rompu.
    Toutefois, il parvint tant bien que mal à organiser une série de
    représentations, mais le dompteur ne trouva plus ce public chaud
    devant lequel il avait fait débuter sa petite fille.
    Il fut, au contraire, accueilli avec une sorte de prévention.
    Des applaudissements maigres récompensèrent mal ses efforts, et les
    exercices de Zézette, accomplis pourtant par la petite fille avec la
    même maestria, excitèrent plus de pitié que d'enthousiasme.
    On s'indigna contre la barbarie de ce père, qui contraignait une
    enfant si jeune à ceindre la ragrafe traditionnelle et à affronter
    sans défense des animaux aussi redoutables.
    Des journaux se firent les interprètes de la pensée publique en
    s'élevant contre ce spectacle, qu'ils qualifiaient d'exhibition
    malsaine et attentatoire à la morale.
    Ils firent appel à la conscience des magistrats de la ville, les
    invitant à ne pas tolérer plus longtemps que des saltimbanques
    étrangers donnassent l'exemple d'un semblable scandale...
    A la suite de cette campagne, dont se ressentirent les recettes, un
    commissaire délégué par le Parquet vint faire une descente dans la
    ménagerie, accompagné d'un médecin.
    Après s'être fait représenter les papiers du dompteur et s'être
    assuré que l'installation de la ménagerie était telle qu'il ne
    pouvait, en cas d'alerte ou de négligence, en résulter aucun danger
    pour les spectateurs, il interrogea longuement Zézette.
    Il avait pleins pouvoirs, au cas où la moindre infraction aux
    règlements de police en vigueur dans le pays serait constatée, pour
    interdire impitoyablement toute représentation, mais il dut s'en
    retourner comme il était venu.
    Outre qu'il ne put relever aucune contravention, les réponses de la
    petite fille le convainquirent que non seulement il n'était exercé à
    son égard aucun sévices, mais qu'au contraire l'empêchement qui
    pouvait lui être notifié de paraître dans les cages serait pour elle
    la plus dure des privations.
    —Mais, monsieur, moi... j'aime mes bêtes... et mes bêtes
    m'adorent... Papa me permet de les faire travailler sous ses yeux,
    parce que j'ai été très sage... et que je l'ai mérité par mon
    application... Demandez-lui!... Oh! non; dites, n'est-ce pas, vous ne
    voulez pas m'empêcher de continuer...
    Et comme le fonctionnaire, très étonné, ne répondait pas, elle
    fondit en larmes.
    —Mais qu'est-ce que ça peut vous faire? Ce n'est pas vous qui
    entrez dans les cages!
    Puis, se réfugiant dans les bras de son père, qui avait assisté à
    cet interrogatoire:
    —Mais, explique donc, papa... qu'il n'y a pas de danger!
    L'autorisation fut maintenue, mais il demeura évident qu'on
    n'attendait qu'une occasion propice pour la retirer. Une circonstance
    sans importance, mais qui eût pu avoir des conséquences graves, ne
    tarda pas à la fournir.
    Un soir,—c'était à la cinquième soirée—Zézette était en
    train de faire manoeuvrer les lionnes.
    L'une d'elles, Saïda, montrait une indocilité qui ne lui était pas
    habituelle. Tapie dans un angle de la cage, elle refusait d'obéir.
    Zézette voulait approcher, mais son père l'arrêta.
    —Je veux qu'elle saute! criait la petite, en tapant du pied.
    Donne ton fouet, papa!
    Le père se fit immédiatement passer une petite fourche pour se
    tenir prêt à parer à tout accident, et il marcha à côté de l'enfant,
    qui s'avançait, le fouet levé, vers la bête.
    A ce moment, Saïda, entraînée par l'exemple de sa compagne qui
    obéissait, bondit à son tour, mais, dans son élan, elle renversa la
    petite fille, qui avait fait imprudemment un pas en avant au moment
    même où la bête s'enlevait.
    Rapidement, Chausserouge fit volte-face, la fourche en arrêt, pour
    tenir en respect la lionne et l'empêcher de revenir à la charge.
    Déjà Zézette s'était relevée, mais dans sa chute, son front avait
    rencontré l'angle d'un des tabourets sur lesquels était juché La
    Grandeur et un mince filet de sang coulait le long de ses narines.
    —La porte! cria le dompteur, incertain si son enfant n'avait
    pas reçu une blessure plus grave, un coup de griffe peut-être...
    Jean Tabary tira le portant, les deux lionnes bondirent hors de la
    cage centrale et le dompteur ayant salué, ainsi que Zézette restée
    souriante, malgré la douleur, sortit, entraînant sa fille.
    --- Tu es blessée? Où te sens-tu mal? demanda-t-il d'une voix
    altérée.
    Maintenant que le danger était passé, il tremblait de tous ses
    membres.
    —Moi! je n'ai rien... je me suis cogné le front simplement!
    fit stoïquement la gamine, c'est ma faute... je n'avais qu'à faire
    attention.
    Puis, remarquant que par hasard sa mère était absente:
    —Heureusement que maman n'est pas là! Elle m'aurait crue
    morte.
    Un docteur qui se trouvait dans l'assistance vint offrir ses
    services. Il bassina avec de l'eau froide le front de l'enfant, y
    appliqua une compresse.
    —Ça ne sera rien, dit-il, une contusion... Plus peur que de
    mal, heureusement...
    —Mais, monsieur! riposta Zézette, je n'ai pas même eu
    peur!
    Cependant la foule, inattentive désormais aux nouveaux exercices,
    restait dans la ménagerie, toujours sous le coup de l'émotion que ce
    commencement de drame avait fait éprouver.
    La petite Zézette était-elle blessée grièvement? Qu'était-il
    résulté de l'accident?
    Il n'y avait qu'un moyen de rassurer les spectateurs, c'était de
    faire reparaître Zézette.
    Le médecin remplaça la compresse par un morceau de diachylum, qu'il
    prit dans la pharmacie portative de la ménagerie, et l'enfant revint
    saluer le public.
    D'unanimes applaudissements accueillirent sa rentrée. Mais
    l'incident fit du bruit; grossi par l'imagination des assistants, il
    prit des proportions inattendues dont s'émurent les autorités.
    Dès le lendemain, on notifiait à Chausserouge une interdiction en
    règle et l'ordre de quitter la ville au plus tôt.
    Cette mésaventure mit le comble au désastre provoqué par
    l'escroquerie de l'impresario et atterra Chausserouge.
    Il fallut alors carrément avoir recours au fonds de réserve, à ce
    qui restait du prêt consenti par Vermieux.
    Jean Tabary fut le seul qui conservât dans cette débâcle un peu de
    sang-froid.
    —Eh bien! voila tout, c'est la guigne! Une première
    imprudence en amène fatalement une autre. Après t'être confié
    ridiculement à cet Italien de malheur, tu t'es laissé griser par ton
    succès à Turin, et tu n'as même pas pensé à demander des garanties
    avant de partir pour Milan. Ici, tu t'es trouvé le bec dans l'eau,
    avoue que c'est pain bénit... Puis, nous avons eu la déveine de tomber
    sur des gens à cerveau étroit, qui n'avaient qu'un désir, nous être
    désagréables... Nous avons écopé... C'était dans l'ordre des choses...
    Quant, à moi, on ne m'ôtera jamais de l'idée que nous devons cette
    hostilité à la jalousie des dompteurs italiens, à qui, si nous avions
    réussi une seconde fois, nous enlevions le pain de la bouche.
    —Et maintenant, que nous faut-il faire? Nous sommes à
    cinquante lieues de la frontière. Ça va nous coûter les yeux de la
    tête pour nous rapatrier... Si nous faisions des démarches pour
    obtenir la levée de l'interdiction?
    —C'est inutile. Nous ne l'obtiendrions pas... A présent
    l'Italie est brûlée. Nous n'avons plus qu'une ressource... Revenir
    comme nous pourrons et par les voies les plus rapides. Une fois en
    France, nous verrons à nous débrouiller... Nous les avons trop vus,
    pour notre malheur, ces sales macaronis!
    —Pourtant, c'est chez eux que Perdel a obtenu ses plus grands
    succès, la consécration définitive de sa renommée... On l'a décoré en
    grande pompe de l'Ordre national du pays... On peut dire qu'il y a
    fait sa fortune!
    —Il n'y a pas à discuter... Perdel a eu la chance... et nous
    avons la guigne... Voilà qui est clair. Et toutes les réflexions que
    nous pourrions faire à ce sujet ne changeraient rien à la
    situation.
    Comme si toutes les déveines se fussent conjurées pour accabler le
    malheureux dompteur, une aggravation subite se manifesta dans l'état
    d'Amélie. Une véritable rechute, qui rendait bien difficile la
    continuation du voyage.
    Il y avait à peine une semaine, qu'à marches forcées, la ménagerie
    avait repris le chemin de la France et chacun de ces jours sans
    recettes coûtait gros.
    Amélie fit preuve, en cette occasion, d'un courage et d'une
    abnégation admirable.
    —Qu'importe, dit-elle, ma santé et ma vie! Le salut de
    l'établissement avant tout!
    Et comme Chausserouge déclarait qu'il encourrait plutôt la ruine
    totale que de laisser, faute de soins, l'état de sa femme empirer,
    elle reprit:
    —Nous n'avons pas les moyens de nous arrêter, après les
    pertes que nous venons de subir... Me laisser en route pour me faire
    soigner dans un hôpital, je n'y consentirai jamais... je suis née sur
    le Voyage. C'est sur le Voyage que je mourrai... Donc, pas
    d'hésitations! Marchons!... Une fois de retour à Paris, je verrai à
    réparer les forces perdues, à moins que d'ici-là, je n'aie succombé.
    Mais au moins en mourant, j'aurai la consolation de me dire que
    j'aurai lutté jusqu'au bout! C'est ma volonté!
    Il fallut obéir au voeu de la moribonde...
    Ce fut dans une situation d'esprit bien triste et en proie à un
    réel découragement que Chausserouge atteignit la frontière
    française.
    Il poussa ce jour-là un soupir de soulagement, comme si le sol de
    la patrie qu'il foulait de nouveau lui eût communiqué une nouvelle
    force.
    Il était à présent en pays ami; Il n'avait plus à redouter les
    préventions qui accueillaient à l'étranger toute exhibition d'origine
    française.
    A Grenoble, où il fit son premier séjour, il organisa des
    représentations, espérant faire des recettes qui lui permettraient
    aussi de payer les derniers billets souscrits, lesquels avaient dû
    être retournés impayés a l'usurier.
    Car c'était là un souci de plus ajouté à tous ceux qui le
    torturaient déjà. Quel accueil lui réservait l'ancien forain? Ne
    fallait-il pas s'attendre à ce que ses demandes de renouvellement
    fussent repoussées?
    Vermieux avait bien pris ses précautions; il était armé contre lui
    et il pouvait à son gré lui causer, dès son retour, des embarras
    terribles... ou lui faire de nouvelles conditions telles qu'elles le
    mettraient complètement dans sa main.
    Heureusement, il rentrait en France avec un numéro inédit à
    sensation, et dont il avait expérimenté à Turin l'excellence.
    Il allait faire pâlir, avec le début nouveau de Zézette, l'étoile
    de ses concurrents, et il savait par expérience combien la vogue, même
    passagère, vous recale rapidement un homme.
    Il ne prévoyait pas que le bruit de son affaire fût parvenu jusqu'à
    Grenoble et qu'il put avoir à se heurter de nouveau à des chicanes
    administratives.
    Ce fut cependant ce qui lui arriva.
    L'autorisation de séjour lui fut accordée sans difficulté, mais
    quand il présenta au visa son programme, on biffa au crayon rouge le
    numéro sur lequel il comptait tant.
    Comme il s'étonnait et demandait des explications, l'employé de
    préfecture auquel il s'adressait se retrancha derrière l'article de la
    loi sur le travail des enfants, qui défend d'employer dans des
    exercices dangereux des enfants au-dessous de quinze ans.
    Il eut beau arguer que sur tout le Voyage, dans les troupes
    d'acrobates, ou au théâtre, on utilisait des enfants très jeunes.
    Il lui fut répondu qu'il était loisible aux municipalités de fermer
    les yeux ou de montrer une certaine tolérance, à leurs risques et
    périls, mais que dans le cas spécial, le maire et le préfet, d'un
    commun accord, se refusaient absolument à laisser paraître en public
    dans une cage de lions, une enfant de neuf ans; que déjà, à Milan,
    pareille interdiction avait été faite, à laquelle il avait dû se
    soumettre, à la suite d'un accident, et que, dans ces conditions,
    l'administration ne pouvait encourir une responsabilité aussi
    grave.
    —Allons! pensa Chausserouge, c'est décidément une série à la
    noire!
    Passer outre, il n'y fallait pas songer; mieux valait se résigner.
    Il donna donc des représentations où Zézette ne parut, à son grand
    désespoir, qu'en parade et dans ses exercices les plus anodins, avec
    Loustic et l'éléphant Moquart.
    De ville en ville, les mêmes embarras se répétaient.
    A plusieurs reprises, la santé d'Amélie nécessita des arrêts dans
    des bourgades infimes qu'il eût fallu brûler, car les frais
    d'installation n'eussent pas été couverts par la recette.
    Et cependant il fallait chaque jour assurer la subsistance des
    animaux, payer le personnel, subvenir aux dépenses de toutes
    sortes.
    Dans une grande ville du centre de la France, il eut enfin le
    secret de la difficulté, qu'il éprouvait a obtenir, depuis son départ
    de Milan, l'autorisation de s'installer.
    L'histoire du pseudo-accident survenu à Zézette, grossi
    démesurément par la presse locale, avait été reprise par les journaux
    français, et nulle part on ne voulait assumer de responsabilité.
    Il était arrivé à Nevers un matin et il avait été solliciter la
    permission d'ouvrir au public sa ménagerie.
    Il ne reçut d'abord aucune réponse positive, mais l'indiscrétion
    d'un employé de l'hôtel de ville lui ayant fait connaître que le maire
    tenait à s'assurer par lui-même qu'il ne pouvait résulter de son
    exhibition dans les cages aucune espèce de danger, il donna l'ordre de
    surveiller l'arrivée du magistrat.
    A deux heures, le maire se présenta et demanda Chausserouge. On
    l'introduisit dans la ménagerie et il trouva le dompteur dans la cage
    de Néron, debout sur la tête de l'animal, qui lui servait d'escabeau,
    et s'occupant à clouer une tenture.
    —Voici la réponse à votre objection, monsieur le maire, dit
    Chausserouge, quand le magistrat lui eût fait connaître l'objet de sa
    visite; Néron est mon plus dangereux pensionnaire. Allons, lève-toi,
    mon vieux, dit-il en descendant et en flattant de la main le muffle du
    fauve.
    Le soir même, il pouvait donner sa première représentation.
    Néanmoins et en dépit de ses efforts, quand la ménagerie atteignit
    enfin Paris, Chausserouge, à bout d'expédients, avait épuisé son fonds
    de réserve.
    Pour vivre et éteindre son passif, il était désormais réduit aux
    seules ressources que comportait son travail.
    Il retrouva Louise Tabary, vieillie, enlaidie et rendue acariâtre
    par son persistant insuccès. Si, de son côté, elle n'avait pas mangé
    complètement l'argent qui lui avait servi à remonter son
    établissement, elle était dans l'absolue impossibilité de le
    rendre.
    Il était nécessaire au fonctionnement de l'entresort qu'il eût
    fallu réaliser pour restituer en partie la somme que lui avait laissée
    le dompteur.
    Du reste, sur le Voyage, personne n'avait fait de bonnes affaires,
    et il n'était bruit que des exécutions de Vermieux, rendu impitoyable
    par la gêne générale, qui empêchait ses débiteurs de tenir leurs
    engagements.
    Dès lors, Chausserouge connut tout les déboires et toutes les
    amertumes de la pire des misères, la misère en caravane.
    Aussitôt après son arrivée, Vermieux s'était présenté, non plus en
    bonhomme heureux de se sacrifier pour être utile à son semblable, mais
    en créancier à qui on a fait tort et qui tient à sauvegarder ses
    intérêts.
    Il n'avait trop rien dit tant que Chausserouge absent avait échappé
    par son éloignement même à toute action judiciaire, mais maintenant
    qu'il l'avait sous la main, il fit valoir ses droits avec la dernière
    énergie.
    Pour donner au dompteur le temps de se refaire, il consentit à
    proroger l'échéance des prochains billets, mais à la condition que
    tous ceux échus seraient payés immédiatement, et Chausserouge dut se
    résigner à la vente de quelques-uns de ses pensionnaires.
    Moquart fut le premier animal dont il se sépara, Moquart pour
    l'achat duquel il avait reçu jadis des propositions d'un de ses
    collègues.
    Le dompteur n'en tira pas le prix qu'il en espérait, mais il put
    néanmoins, grâce à ce sacrifice, apaiser l'usurier et obtenir du
    répit.
    Ce fut un deuil pour tous et surtout pour Zézette, qui perdait son
    «grand ami», mais elle comprit à quelle nécessité son père obéissait,
    et elle sut se taire pour ne pas augmenter le chagrin de François.
    —Que veux-tu, ma pauvre Zézette, nous sommes maintenant trop
    pauvres pour conserver Moquart, et puis, il faut bien soigner maman,
    dit Chausserouge à sa fille, le jour où il donna livraison de
    l'éléphant. Va! nous avons toujours Loustic, la Grandeur et tous les
    autres. Quand tu seras plus grande, que de nouveau on te permettra de
    travailler, nous gagnerons encore beaucoup d'argent, tu verras!...
    —Et nous le rachèterons, dis, papa!
    —Oui, ma fille, je te le promets.
    En effet, Amélie que les fatigues du voyage avaient exténuée,
    contribuait pour une large part à augmenter les dépenses ordinaires de
    l'établissement.
    Elle était si malade à son arrivée, qu'il avait fallu la
    transporter à l'hospice Dubois; là, les bons soins l'avaient remise
    sur pied et elle avait insisté pour ne pas prolonger dans la maison de
    santé un séjour coûteux, mais de continuelles rechutes mettaient
    périodiquement sa vie en danger.
    —Le coffre est usé..., la phtisie accomplit lentement, mais
    sûrement son oeuvre, avait déclaré le médecin à Chausserouge, tout ce
    que la science peut faire maintenant, c'est d'alléger les souffrances
    de votre femme, qui est perdue irrémédiablement.
    —Je tiens, avait répondu le dompteur, à ce que vous ne
    négligiez rien... Je veux n'avoir rien à me reprocher.
    On eût dit qu'il voulait faire oublier à la malade, par les soins
    dont il l'entourait, toutes les amertumes dont il l'avait
    abreuvée.
    Sous le coup de tant de préoccupations et d'ennuis de toutes
    sortes, sa passion pour Louise Tabary avait reçu une rude atteinte, et
    s'il avait renoué avec elle, du moins depuis son retour, il apportait
    dans ses relations une discrétion à laquelle il n'avait pas accoutumé
    sa femme.
    Amélie, elle, avait tout oublié, et ne voulait rien voir. Elle se
    rendait compte de son état, et elle ne retenait que les preuves
    d'affection que son mari ne cessait de lui prodiguer.
    Elle savait la gène dans laquelle il se débattait, les privations
    qu'il s'imposait pour faire face à toutes ses obligations et elle
    admirait trop ce dévouement pour lui tenir rigueur et lui reprocher
    ses faiblesses.
    Cette existence pénible, au jour le jour, se prolongea des mois,
    sans qu'aucune amélioration se produisit, sans que Chausserouge pût
    concevoir, dans un avenir même éloigné, l'espérance de relever ses
    affaires.
    Zézette grandissait et prenait de l'âge; elle restait l'unique et
    dernière consolation de la moribonde.
    Bien que ne pouvant être d'aucune utilité, puisque le dompteur
    s'était vu refuser, par la Préfecture, l'autorisation de la faire
    paraître, elle travaillait sous l'oeil de son père, acquérant tous les
    jours une expérience et une hardiesse nouvelle. Elle était raisonnable
    comme une grande personne, ne montrait aucun des caprices des enfants
    de son âge et sa vocation, depuis qu'elle avait débuté, s'était
    affirmée.
    —N'aie pas peur, va, maman, disait-elle à Amélie, durant les
    longues heures qu'elle passait à la veiller, je saurai vous
    récompenser tous les deux de toutes vos peines... Quand je serai plus
    grande, je me charge de vous faire oublier vos chagrins
    d'aujourd'hui... Nous redeviendrons riches... Tu verras et tu seras
    fière de ta fille...
    —Quand tu seras plus grande, je serai morte et je ne pourrai
    te voir, ma chère petite, répondait la pauvre mère avec un sourire
    douloureux.
    —Il ne faut pas dire cela, c'est mal!... Nous te soignerons
    si bien, papa et moi, que tu reviendras à la santé... Je ne veux pas,
    entends-tu, t'entendre dire de ces vilaines choses.
    Mais Amélie secouait la tête:
    —A l'automne, tu n'auras plus de petite mère... Promets-moi
    alors de rester bien sage, et en souvenir de moi de rendre heureux ton
    père. Il ne faut pas qu'il ait jamais à se plaindre de toi.
    Amélie avait en effet le pressentiment de sa fin prochaine. Il vint
    un moment où les alternatives de mieux qui venaient à chaque instant
    rendre à Chausserouge une lueur d'espoir, cessèrent tout à fait.
    La malade maigrissait à vue d'oeil, sentant de jour en jour ses
    forces décroître. Bientôt, son affaiblissement devint tel qu'elle ne
    dût plus songer à se lever et, d'heure en heure, le dompteur et sa
    petite fille redoutaient une issue fatale.
    Des crises abominables secouaient la mourante et la laissaient
    froide et quasi-inanimée des heures durant. Quand elle revenait à
    elle, elle promenait autour de son lit un regard éteint, comme si elle
    fût étonnée elle-même de revoir le jour.
    Elle prenait alors doucement la main de sa petite fille et:
    —Ce sera pour la prochaine fois, murmurait-elle, d'une voix à
    peine perceptible.
    Pourtant, un jour que les rayons du soleil d'automne filtraient à
    travers la petite fenêtre de la caravane, elle se sentit plus forte,
    plus désireuse de vivre que jamais.
    —J'ai faim, dit-elle, et j'aurais envie de manger un fruit...
    une poire ou un raisin...
    Zézette se leva et présenta une superbe grappe à sa mère, qui
    commença à manger avec avidité.
    —Comme c'est bon! dit-elle, comme c'est frais! Ça fait du
    bien où ça passe! Ça éteint l'incendie que je sens là-dedans!
    Mais dès qu'elle eût fini, une oppression la saisit; suivie d'une
    quinte de toux terrible:
    —Oh! mon Dieu! que je souffre, cela me déchire la
    poitrine!
    On manda le médecin, qui examina la malade...
    Puis il prit Chausserouge à part:
    —Armez-vous de courage! dit-il, c'est fini, elle ne passera
    pas la journée.
    Lut-elle l'arrêt qui venait d'être prononcé sur le visage de son
    mari, ou bien sentit-elle la mort étendre ses voiles sur elle,
    toujours est-il qu'Amélie comprit que son heure était venue.
    Elle fit venir sa petite fille, François, les deux seuls êtres
    qu'elle aimât au monde, elle les regarda longuement, comme si elle eût
    voulu fixer à jamais leur image dans sa mémoire.
    Des larmes jaillirent enfin de ses yeux... elle attira sa fille à
    elle, elle l'embrassa, puis d'une voix pareille à un souffle:
    —Aime-la bien! dit-elle à Chausserouge, soigne-la bien!... Et
    toi, mon enfant, ajouta-t-elle en s'adressant à la petite fille, sois
    le bon ange de ton père... Console-le dans ses peines... Que j'aie au
    moins en m'en allant... la pensée... que quelqu'un veille et me
    remplace auprès de lui... Adieu!
    Elle ferma les yeux, tourna la tête, ses doigts se détendirent et
    elle fut prise d'un hoquet qui s'affaiblit graduellement.
    A cinq heures du soir, tandis que le soleil disparaissait à
    l'horizon, Amélie Collinet s'éteignit doucement, après une agonie de
    deux heures.
    Bien que ce fût là un dénouement prévu, attendu depuis longtemps,
    Chausserouge ressentit une douleur profonde.
    Par le vide qu'il se sentit tout à coup au fond du coeur, il
    comprit quelle grande place, malgré le rôle effacé que paraissait
    jouer la jeune femme, Amélie tenait dans son existence.
    C'était au fond son égoïsme d'homme faible qui se révoltait. Ce
    qu'il perdait aujourd'hui, c'était la compagne fidèle qui trouvait
    toujours une parole d'encouragement après chacun de ses malheurs, qui
    s'était toujours efforcée de lui rendre facile et aimable la vie
    commune, en lui épargnant mille soucis.
    Maintenant qu'il allait être réduit à ses propres forces, seul pour
    penser à tout, même aux détails intimes de la vie de forain, puisque
    Zézette, qui atteignait à peine sa douzième année, était trop jeune
    pour qu'il pût s'en remettre complètement à elle, la caravane allait
    lui sembler bien grande et il allait comprendre seulement l'étendue de
    sa perte.
    Repassant ensuite dans sa mémoire la conduite qu'il avait tenue,
    depuis son mariage, il se demanda, comment il avait pu infliger à une
    créature si douce, si dévouée, un pareil martyre...
    Il se souvint avec horreur de ce jour où il avait osé lever la main
    sur elle, là-bas, sur cette esplanade des Invalides où elle avait, en
    plein hiver, passé des heures à l'attendre?
    N'était-ce pas là qu'elle avait pris les germes du mal qui
    l'emportait aujourd'hui?
    Ainsi il était la cause de cette mort, qui venait mettre le comble
    à tous les malheurs qui fondaient sur lui sans relâche...
    Certes, elle le lui avait répété bien souvent, durant le cours de
    sa longue maladie; elle lui pardonnait ses faiblesses, ses
    brutalités... Mais en bonne conscience avait-il fait assez pour
    mériter ce pardon?...
    Il fut distrait de ces tardifs remords, de ces réflexions sombres
    auxquelles il se laissait aller, en face de ce lit où reposait la
    pauvre Amélie, dont il avait pieusement fermé les yeux, par l'arrivée
    de Zézette.
    La petite fille avait les yeux rouges, mais elle s'était cachée
    pour pleurer. Par un effort de volonté, elle était parvenue à
    recouvrer un peu de calme, et se souvenant de la promesse qu'elle
    avait faite à sa mère, elle venait consoler François Chausserouge.
    Il l'assit sur ses genoux, appuya contre son épaule la tête de
    l'enfant, et longtemps confondus dans une muette douleur, le père et
    la fille restèrent embrassés.
    Dès que le bruit de la mort d'Amélie se fut répandu sur le Voyage,
    Jean Tabary, après avoir rendu ses devoirs à la morte, ainsi que tout
    le personnel de la ménagerie, courut prévenir sa mère.
    Quelle conduite allait-on avoir à tenir désormais?
    Depuis longtemps, Louise avait louvoyé, fait des concessions pour
    ne pas paraître entrer en lutte avec la femme légitime, dont elle
    avait prévu la fin prochaine. En agissant ainsi, elle avait réussi à
    faire taire les derniers scrupules de François Chausserouge, avec la
    faiblesse duquel il avait fallu compter.
    Mais maintenant que la mort avait fait son oeuvre, maintenant
    qu'elle avait déblayé la route, la Tabary n'avait plus à redouter
    l'influence hostile. C'était à elle de regagner le terrain perdu.
    Louise Tabary avait réfléchi depuis longtemps à l'éventualité qui
    se présentait aujourd'hui. Aussi avait-elle un nouveau plan de
    campagne tout dressé.
    —Maintenant, dit-elle, nous n'avons plus qu'à marcher,
    Chausserouge est à nous, nous devenons ses amis uniques, ses seuls
    conseillers. Il s'agit simplement, et cela c'est facile et je m'en
    charge, de ne laisser prendre à personne la place que nous occupons.
    Une fois maîtres de la place, la ménagerie marchera, je t'en
    réponds... Tu sais que je m'y entends.
    —Mais, moi, que dois-je faire? Que dois-je dire?
    —Rien. Règle ta conduite sur la mienne. Ne crains rien... je
    suis de bon conseil.
    Elle s'habilla et se rendit à la ménagerie.
    —Eh bien! mon pauvre ami, c'est fini! dit-elle en tendant la
    main au dompteur.
    Chausserouge, accablé, lui montra sans répondre la couche
    mortuaire.
    —Je suis venue, continua Louise, d'un ton hypocritement
    pitoyable, pour t'offrir mes services. C'est dans ces occasions qu'on
    reconnaît ses amis.
    —Merci! balbutia François.
    —Eh bien! Va-t'en, occupe-toi des derniers devoirs à rendre à
    la défunte...
    Puis remarquant Zézette qui pleurait silencieusement dans un
    coin.
    —Chère enfant! dit-elle en l'attirant à elle, ne pleure
    pas... Nous aurons soin de toi!
    Mais la petite fille, comme si elle eût conscience d'avoir affaire
    à une ennemie, se recula instinctivement, en balbutiant:
    —Laissez-moi, madame!
    Les obsèques eurent lieu le lendemain.
    Rien n'est triste comme une mort au milieu d'un campement de
    forains.
    Les diverses formalités qui accompagnent ordinairement les
    funérailles ne pouvant avoir lieu à l'intérieur, vu l'exiguïté des
    caravanes, se font dehors, au milieu d'un cercle inévitable de
    curieux.
    Chausserouge avait fait tendre de noir la façade de sa roulotte et,
    tandis que les employés transformaient la voiture en chapelle ardente,
    le cercueil de chêne gisait à terre, près de l'escalier mobile,
    attirant tous les regards. Il resta là, exposé à la vue des passants,
    jusqu'à l'heure de la mise en bière.
    Tous ces aménagements, tous ces préparatifs se faisaient en hâte,
    sans recueillement, comme une besogne qu'on expédie.
    Quand vint le moment où, l'heure approchant, il fallut prendre les
    dernières dispositions, un des croque-morts se pencha hors de la
    roulotte et, s'adressant à un collègue resté en bas:
    —Passe-moi la boite! cria-t-il!
    Et un instant après, on entendait très distinctement, au milieu des
    sanglots étouffés, les coups de marteau assujettissant le couvercle
    pour permettre de le visser ensuite plus facilement.
    Puis à un signal du maître des cérémonies, le cortège, composé de
    tous les forains présents sur le Voyage, s'ébranla, fit une station à
    l'église prochaine, et se mit en marche de nouveau, après une
    cérémonie écourtée, se dirigeant vers le cimetière de Bagneux.
    La course était longue; la tête du convoi pressait le pas, en sorte
    que la queue s'allongeait indéfiniment, les derniers suivant avec
    peine.
    Quant la cloche du gardien annonça l'entrée, dans le champ funèbre,
    du corbillard, qui disparaissait presque sous les couronnes et les
    fleurs, la foule des assistants était réduite de moitié.
    L'autre moitié était restée en route; on la retrouva à la sortie,
    déjà attablée à la porte des marchands de vin.
    Chausserouge, qui avait voulu accompagner Amélie à sa dernière
    demeure, revint, appuyé sur le bras de Jean Tabary et donnant la main
    à sa fille Zézette, qui, elle aussi, avait tenu à conduire le deuil à
    côté de son père.
    Toutefois, à partir du moment ou il n'eut plus devant les yeux le
    spectacle attristant de sa femme agonisant, puis étendue morte sur ce
    lit où elle avait souffert de si longs mois, il recouvra un peu
    d'énergie.
    Cet homme fort, brutal, était un impressionnable. De là, sa
    versatilité, sa faiblesse, sa tendance continuelle à subir l'influence
    d'autrui.
    C'était ce qu'avait si bien compris Louise Tabary.
    Essayer d'entrer en lutte avec Amélie à l'heure où déjà condamnée,
    elle ne pouvait plus qu'exciter la pitié du dompteur et par là
    provoquer des remords dans l'âme du mari, c'eût été une mauvaise
    tactique.
    Maintenant que cette ennemie d'autant plus dangereuse qu'elle était
    plus misérable avait disparue, elle restait seule maîtresse de la
    volonté de son amant qui, n'ayant rien compris à ce manège savant, lui
    savait gré de l'abnégation qu'elle avait semblé montrer. Il était prêt
    maintenant à lui prouver sa reconnaissance.
    Et ce que Louise avait prévu et espéré arriva; plus que jamais, il
    devint son esclave.
    Quinze jours après l'enterrement d'Amélie, à son insu et sans qu'il
    s'en rendit compte, il n'était déjà plus le véritable maître de son
    établissement.
    Tout d'abord, et sous prétexte de le soustraire à des souvenirs
    douloureux, Louise Tabary l'avait décidé a élire domicile dans sa
    caravane à elle.
    Cette cohabitation, dont Chausserouge, qui redoutait la solitude,
    accueillit l'idée avec empressement, ne devait avoir dans le principe
    qu'un caractère provisoire; l'habitude ne tarda pas à la rendre
    définitive.
    Zézette fut logée dans la caravane réservée aux «sujets» de
    l'entresort et confiée spécialement aux soins de l'une des
    pensionnaires.
    Louise Tabary se montrait affectueuse, tendre, prévenante; Jean
    recherchait tous les moyens d'effacer le passé du souvenir de son ami,
    si bien qu'un mois ne s'était pas écouté que le dompteur avait
    recouvré sa bonne humeur, oublié la défunte et se fût trouvé le plus
    heureux des hommes si les affaires eussent été plus florissantes.
    Mais la gêne persistait et il ne parvenait qu'avec peine à joindre
    les deux bouts.
    —Enfin, disait-il, je suis tout de même heureux, au milieu de
    mes peines, d'avoir trouvé à point nommé une nouvelle famille qui me
    soigne, me dorlote... La tranquillité intérieure, ça aide joliment à
    supporter les ennuis. C'est maintenant seulement que je m'en aperçois,
    moi, dont la vie s'est écoulée, depuis la mort de mon père, dans des
    tracas de toutes sortes.
    De là, à accuser Amélie d'avoir été la cause indirecte de tout ce
    qui lui était arrivé de malheureux jusqu'à ce jour, il n'y avait qu'un
    pas et ce pas fut rapidement franchi.
    Mais alors, s'il perçait quelque amertume dans ses paroles, il
    était aussitôt interrompu par Louise;
    —Tais-toi! C'est mal ce que tu dis là! déclarait-elle d'un
    ton sévère, la pauvre femme avait bon coeur... Elle t'aimait... Elle
    était plus à plaindre qu'à blâmer... Ce n'était pas sa faute si elle
    était née incapable de rien... Elle a fait son possible... Ce serait
    un crime de lui reprocher quelque chose.
    —Tu es indulgente, reprenait Chausserouge, on voit bien que
    tu ne la connaissais pas... Tu ne pourras jamais te rendre compte de
    son apathie et de son insignifiance.
    —Je ne suis pas indulgente... je suis juste, voilà tout!...
    Tout ce qu'on peut dire, c'est que vous vous êtes trompés en vous
    épousant... Ce n'était pas une femme pour toi, simplement... Ajouter
    quelque chose de plus ce serait insulter à sa mémoire et c'est ce que
    tu ne dois pas faire, car après tout, elle est la mère de ton enfant.
    C'est comme si, moi, je disais du mal de Tabary, qui n'a été pourtant
    qu'un embarras dans ma vie. Est-ce que ça m'empêche de faire mon
    devoir à son égard?...
    —Tu es une femme parfaite, répliquait Chausserouge en
    embrassant sa maîtresse, plein d'admiration pour ces sentiments si
    nobles.
    Maintenant l'entresort dans lequel le dompteur avait des intérêts
    ne quittait plus la ménagerie. Les deux baraques se complétaient.
    C'était un même établissement sous une direction unique, celle de
    Chausserouge en apparence, celle des Tabary en réalité.
    On discutait en commun les mesures à prendre, et c'était toujours
    l'avis de Louise qui prévalait, François se rangeant inévitablement à
    l'opinion de cette dernière, dont il admirait l'entente et
    l'habileté.
    —Moi, déclarait-il, si j'avais eu la chance de te connaître
    plus tôt, avec les veines que j'ai eues dans mon existence, je serais
    millionnaire, positivement, au lieu de me trouver dans la purée.
    Le plus grand souci de Louise Tabary était la conduite à tenir
    vis-à-vis de Vermieux.
    Certes, grâce aux sacrifices consentis, on avait pu éviter tout
    accroc et contenter ses exigences. Mais on avait obéré l'avenir, qui
    se présentait gros de menaces, si la chance ne tournait pas.
    —Il est évident, disait-elle, et je t'en avais prévenu, que
    Vermieux, comme il le fait toujours, a profité du besoin urgent dans
    lequel tu te trouvais, pour te mettre le pistolet sous la gorge. Il
    t'a volé, il n'y a pas de doute, mais il t'a volé adroitement... Le
    prochain billet ne vient que dans trois mois... A ce moment là, nous
    serons à la foire du Trône et il faut bien espérer que nous y
    gagnerons quelqu'argent et que, par conséquent, nous serons en mesure
    de faire face à l'échéance. Le vieux sera là à l'heure, il faut s'y
    attendre... Quand il s'agit de palper, il n'est jamais en retard, mais
    si d'ici ce temps-là, nous pouvions lui jouer un tour de sa façon, un
    joli tour de cochon... avouez que ça serait pain bénit!
    —Ah! pour sûr! dit Jean.
    —C'est justement le moyen d'en arriver là que je cherche et
    que je ne trouve pas... pour le moment du moins... Mais patience! Ça
    peut me venir tout d'un coup, et alors, gare dessous... nous serions
    deux!
    —Tu veux dire trois! interrompit Chausserouge en riant. Je
    compte aussi pour quelque chose là-dedans.
    —C'est donc bien ton avis, à toi aussi? demanda Louise.
    --- Ah! pour sûr! Et vous verrez si je boude à l'ouvrage, quand il
    s'agira de faire rendre gorge à ce vieux grigou, qui extermine le
    Voyage.
    —Et que j'ai connu jadis sans le sou! ajouta la Tabary. En
    voilà un qui a su faire suer ses confrères pour arriver à la position
    qu'il a! Ah! il n'est pas Auvergnat pour rien.
    —Ah! ne dis pas de mal des gens de l'Auvergne... Tu sais que
    j'en suis!
    —Toi!... Auvergnat! Par ton père, ça ne compte Pas! On est
    plus fils de sa mère que de son père! Tu es un vrai ramoni... Tu en as
    toutes les qualités, l'audace, la force, la brutalité même, et aussi
    toutes les faiblesses... tu es sensible, impressionnable,
    superstitieux... et trop bon!... Ce sont ces défauts-là qui t'ont fait
    perdre ce que tes qualités t'avaient gagné... Avec moi, n'aie pas
    peur, ça n'arrivera plus... Je suis du faubourg Antoine et je ne
    m'emballe pas!
    Dès lors, pour Chausserouge, commença une existence pour ainsi dire
    contemplative. En dehors de ses entrées de cage, il ne prenait plus
    aucune part à l'administration de la ménagerie.
    N'avait-il pas pour le seconder une femme de tête qui
    s'acquitterait de ce soin, mieux qu'il n'eût pu le faire lui-même?
    Néanmoins toute la rouerie et toutes les finesses de Louise ne firent
    pas affluer le public.
    Du reste, tout le Voyage était logé à la même enseigne. Dans
    quelque quartier qu'il fût installé, nulle de ses attractions
    n'attirait la foule.
    C'était une plainte générale de tous les propriétaires de baraques
    contre cette mauvaise chance persistante que tous leurs efforts ne
    pouvaient parvenir à lasser.
    Et l'époque avançait où il allait falloir trouver de l'argent pour
    l'impitoyable Vermieux.
    —Pourvu que nous puissions arriver à Pâques sans encombre!
    disait Jean Tabary, qui, chargé des approvisionnements, se voyait
    réduit à la plus stricte économie s'il voulait tous les jours donner
    de quoi manger aux pensionnaires de la ménagerie.
    Un matin, Chausserouge fut réveillé en sursaut par le veilleur, qui
    vint frapper la porte de la caravane.
    Il se leva en hâte.
    —Qu'y a-t-il? demanda le dompteur en passant sa tête par la
    petite fenêtre de la voiture.
    —Patron, je ne sais pas, mais c'est Sultane qui semble toute
    drôle. Elle est couchée et elle se plaint... Je suis sûr qu'elle est
    malade.
    —Nom de Dieu! fit Chausserouge, pourvu que ce ne soit pas son
    lait.
    Sultane avait mis bas deux mois avant et on l'avait immédiatement
    séparée de ses trois lionceaux qu'on avait donné à élever à une
    chienne terre-neuve.
    —Où vas-tu? interrogea Louise, en voyant son amant s'habiller
    rapidement.
    —Où je vais? Je vais à la ménagerie, pardieu! où Sultane est
    en train de crever! C'est fait pour nous, ces choses-là!
    —Sultane!... je te suis!
    Un instant après, Chausserouge et les deux Tabary étaient devant la
    cage de la lionne, une bêle superbe, pour laquelle le dompteur avait
    une prédilection.
    Elle était étendue sur le plancher de la cage, qu'elle labourait de
    ses griffes, en grondant...
    Ses yeux révulsés exprimaient la douleur et de temps en temps, son
    ventre avait des sursauts.
    —Elle a les coliques... C'est sûr! Y a-t-il longtemps qu'elle
    est comme cela?
    —Je m'en suis aperçu à deux heures du matin, répliqua le
    veilleur.
    —Préparez du lait, vivement! commanda le dompteur. Est-ce
    qu'elle a mangé comme à l'ordinaire, à minuit?
    —Oui, patron! Elle était très bien portante hier soir.
    Tout à coup, une idée subite traversa la cervelle de
    Chausserouge.
    —La viande! Je parie que c'est la viande! En reste-t-il
    encore de la dernière distribution!
    —Oui, patron! dit l'homme, il y en a encore deux gros
    quartiers.
    Le dompteur courut à l'étal et examina les morceaux suspects. Il
    les sentit, les palpa.
    —Ce n'est pas étonnant, fit-il, la viande n'est pas saine, ni
    fraîche... Ah ça, nom de Dieu, où as-tu été pocher cette carne-là?
    ajouta-t-il en se tournant vers Jean Tabary.
    —Comme d'habitude, au Marché aux chevaux... Un carcan que
    j'ai acheté trente francs...
    —Et qui va nous en coûter dix mille ou cinquante mille!... Il
    était malade, ton sale canasson, et si toutes les bêles en ont mangé,
    ça va être une crevaison générale... Ah! une fameuse économie que tu
    as faite là!... Allons! fous le camp! va chercher le vétérinaire... il
    n'est que temps!
    Tandis que Jean, atterré, disparaissait, il se fit éclairer et
    passa rapidement la revue de tous ses animaux.
    Sans exception, les pensionnaires de la ménagerie étaient couchés,
    mais, sauf les ours, à qui on ne donnait pas de viande, tous
    paraissaitent fatigués, accablés par le même malaise, quoiqu'à un
    degré bien moindre.
    —C'est bien ça... ils sont tous atteints... Mais c'est la
    lionne qui a eu le morceau le plus attaqué... le siège du mal... Elle
    est empoisonnée... Si nous la sauvons, nous aurons de la veine!...
    Allons, le pisteur, ouvre-moi la cage!
    —N'entre pas! cria Louise, tu vas te faire dévorer!
    —Elle n'a guère envie de manger, la pauvre bête... Tu ne veux
    pas que je la laisse crever!...
    Tout d'abord la lionne ne prit pas garde à la présence du dompteur,
    mais au moment où il voulut l'approcher, elle fut saisie de tranchées
    telles qu'elle devint inabordable.
    Renversée sur le dos, elle battait l'air de ses pattes en rugissant
    de douleur, puis tout à coup, elle se redressa, bondit, retomba, et
    courbée en deux se mordit le vente comme pour en arracher le mal.
    A la fin, épuisée par ses efforts répétés, vaincue par la
    souffrance, elle s'allongea, faisant entendre une plainte continue et
    déchirante.
    Le dompteur gui s'était tenu tapi dans un angle de la cage, put
    alors s'agenouiller auprès de la bête malade.
    Il la caressa, tâta son rentre gonflé et brûlant, puis comme on
    apportait du lait, il en fit remplir une jatte qu'il posa devant
    elle.
    La lionne en lapa quelques gorgées, puis sa tête retomba
    inerte.
    En ce moment le vétérinaire apparut.
    On lui expliqua rapidement ce qui s'était passé; il examina à son
    tour la viande qu'il déclara malsaine, puis après un rapide coup
    d'oeil jeté à la lionne:
    —Cette bête est perdue, fit-il, et je vous donne le conseil
    de quitter la cage... Tout à l'heure, avant de mourir, elle aura une
    série de crises qui mettraient votre vie en danger... D'ailleurs,
    c'est fini, il n'y a plus rien à faire.
    —Mais... si on la saignait? insista Chausserouge, qui ne
    pouvait se résigner.
    —Trop tard! je vous dis, ça ne servirait à rien! Allons,
    sortez, sortez vite! Soyez prudent! Et occupons-nous des autres, qui
    ne sont peut-être pas aussi pincés!
    —Je l'espère bien! dit le dompteur, que cette dernière
    observation décida à obéir.
    Il était à peine hors de la cage que la lionne, les yeux injectés,
    une bave sanglante aux lèvres, entra en agonie.
    Elle bondissait dans l'étroit espace où elle avait été enfermée, se
    frappant la tête aux barreaux, roulant à terre, tordue par d'atroces
    convulsions.
    A ses rugissements répondaient les rugissements des autres fauves
    et pendant un instant un concert effroyable résonna dans la
    ménagerie.
    —Ah! non! je ne pourrai pas voir ça plus longtemps! fit
    Chausserouge.
    —Alors, finissez-en, tuez-la! dit le vétérinaire, je vous dis
    qu'elle est perdue.
    Le dompteur courut chercher sa carabine et, profitant d'un moment
    où la lionne ne bougeait pas, il passa le canon à travers les
    barreaux, le lui appuya contre une oreille et pressa la détente.
    Le coup partit... la lionne frappée à mort fit un dernier bond,
    poussa un dernier rugissement, puis son corps retomba inerte...
    —Et voilà dix mille francs de foutus! dit Chausserouge, le
    sourcil froncé par l'émotion, tout ça pour quelques kilos de charogne!
    Ah! un fameux métier que le métier de dompteur d'animaux!... Ma
    meilleure bête de reproduction!
    Immédiatement on s'occupa des autres animaux. Heureusement, il
    était encore temps.
    Le vétérinaire était adroit; il prodigua le contrepoison que
    Chausserouge parvint à leur administrer et au petit jour, tout danger
    paraissait conjuré.
    —Voilà une nuit comme il n'en faudrait pas beaucoup pour me
    finir! grommelait François désespéré, oh! voir souffrir ses bêtes,
    c'est pire que si on souffrait soi même!
    A ce moment, il sentit une langue chaude qui léchait sa main. Il se
    retourna.
    C'était Mirza, sa chienne Terre-Neuve.
    —Pourquoi n'est-elle pas avec ses lionceaux, celle-là? Oui,
    c'est vrai... les lionceaux de Sultane... Est-ce qu'ils seraient
    malades, eux aussi?
    Il courut à la caisse qui servait de niche à la petite famille et,
    presque aussitôt des miaulements rauques se firent entendre.
    Penché sur la boite, il ne put d'abord rien distinguer dans
    l'obscurité, puis, peu à peu, ses yeux s'accoutumèrent. Les cris
    étaient poussés par l'un des trois lionceaux qui remuait encore au
    milieu de ses frères, dont les cadavres étaient déjà raidis.
    —Alors, c'est entendu, cria-t-il, on a donné de la charogne à
    toutes les bêtes, même aux lionceaux!
    —Mais est-ce que tu n'as pas recommandé de leur donner chaque
    jour un peu de filet...
    —De la viande saine!... hurla Chausserouge, de la viande
    saine!... Pas de la charogne!... Ça va faire quinze mille francs!
    Il retira le lionceau encore vivant, mais tous les soins qu'on lui
    prodigua ne réussirent pas à le ramener à la vie. Il expira une heure
    plus tard.
    En présence d'un tel désastre, Louise Tabary elle-même n'osait
    risquer aucune consolation.
    En somme, c'était son fils le coupable; c'était lui qui avait
    commis cette gaffe, qui mettait la ménagerie à deux doigts de sa
    perte.
    —Allez vous aligner avec des seconds comme cela! Voilà ce qui
    arrive quand on ne fait pas tout soi-même, ne cessait de répéter le
    malheureux Chausserouge.
    A cet état de surexcitation, qu'il ne fallait pas pour le moment
    songer à calmer, succéda un abattement, une prostration dont profita
    Louise Tabary.
    —Après tout, à qui n'arrive-t-il pas malheur? La même chose
    eût pu lui arriver, à lui Chausserouge, en personne!
    —Ah! non, jamais! répliquait le dompteur, j'aime trop mes
    bêtes! On ne plaisante pas avec ça. Je me serais passé de manger
    plutôt que de leur donner de la carne! Ça coûte trop cher!
    Le lendemain cependant, une réaction s'était produite et bien que
    toujours attristé par ce malheur, il reprit le cours de ses ordinaires
    occupations.
    Mais il ne permit plus à Jean de faire le marché et il se réserva
    désormais ce soin.
    Sur ces entrefaites, Louise Tabary reçut une lettre du directeur de
    l'hospice où était soigné son mari.
    Le bonhomme était fort malade et on invitait sa femme à se hâter si
    elle voulait le revoir vivant.
    —Est-ce que tu y vas? demanda Jean d'un air de détachement
    extraordinaire.
    —Oui, répliqua la mère d'un ton calme. Je sais bien que ça ne
    fera ni chaud, ni froid, mais enfin, il est de la famille. Je ne veux
    pas avoir de torts envers lui... J'irai demain matin, car, ce soir,
    j'ai trop à faire.
    Mais lorsqu'elle arriva le lendemain à l'hôpital, le corps de
    Tabary, mort dans la nuit, était déjà étendu sur une dalle
    d'amphithéâtre.
    —Le pauvre homme! dit Louise froidement. A-t-il bien souffert
    pour mourir?
    —Oh! oui, dit l'infirmier qui l'avait conduit. Toute la nuit
    il appelait: «Louise! Louise!»
    —Il pensait à moi, c'est bien cela!
    Et ce fut toute l'oraison funèbre de l'ancien photographe.
    Elle racheta son corps, ne voulant pas, disait-elle, que quelqu'un
    de sa famille fut déchiqueté, paya les frais du convoi, qu'elle suivit
    en grand deuil, accompagnée de son fils, furieux de cette corvée, et
    de quelques vieux forains qui avaient connu jadis Jean Tabary et
    travaillé avec lui.
    —Ça m'a fait beaucoup de peine, dit-elle en revenant de
    l'enterrement. C'est toujours comme ça! N'est-ce pas, un homme qu'on a
    connu tout jeune. Mais enfin, depuis le temps qu'il souffrait... et à
    son âge... Ah!, vaut mieux pour lui que ce soit fini..
    Le soir, elle dit en dînant à Chausserouge.
    —Tu ne te figures pas le poids que ça m'ôte de dessus
    l'estomac! Quand je t'ai connu, t'étais marié, moi aussi... J'avais
    beau t'aimer, j'avais pas la conscience tranquille! Je me disais,
    comme cela, que ce n'était pas bien ce que nous faisions là... que
    nous n'avions pas le droit d'être l'un à l'autre... Aujourd'hui, nous
    sommes veufs tous les deux... Ça me tranquillise, il me semble que je
    t'en aimerai mieux.
    Et, très froidement, elle fit la description du corps de Tabary,
    maigre comme un squelette, qu'elle avait à peine reconnu là-bas, sur
    la dalle froide...
    —Je me suis demandé comment j'avais pu m'attacher à ce
    magot-là!.. C'est vrai ça, vois-tu, quand je le compare à toi!...
    Et elle entourait de ses deux bras le cou de son amant, qui
    laissait dire et laissait faire, flatté au fond de cette comparaison
    bizarre de la mégère.
    La situation de la ménagerie ne s'était pas améliorée, au
    contraire, quand on arriva à Pâques. Il avait fallu accomplir des
    prodiges pour faire face aux frais journaliers.
    Chausserouge congédia une partie de son personnel et promut
    Zézette, qui venait d'avoir douze ans, aux fonctions de caissière.
    C'était elle qui tenait le contrôle pendant les représentations.
    Pendant la semaine sainte, il s'installa à sa place habituelle sur
    l'avenue de Vincennes. La saison était avancée, et le soleil brilla
    pendant tout le temps que dura le montage de la ménagerie. Les arbres
    avaient déjà des jeunes pousses et tout faisait prévoir que la fête
    serait favorisée par une température exceptionnelle.
    —Qu'est-ce que je te disais, déclara triomphalement Jean
    Tabary, c'est la foire du Trône qui va nous recaler...
    —Je le souhaite, répondait Chausserouge, car nous en avons
    rudement besoin.
    Mais dès le jour de Pâques, Jean dut convenir qu'il s'était trop
    hâté dans ses prévisions.
    Une pluie torrentielle éloigna le public et c'est à peine si les
    baraques, durant une accalmie, purent donner une seule
    représentation.
    —Pas de chance pour le premier jour, dit Jean: mais, bah! Ce
    n'est qu'une pluie d'orage, il fera meilleur demain!
    Mais ni le lendemain, ni les jours suivants, le temps ne se remit
    au beau. On passait par des alternatives de chaleur écrasante et de
    véritables déluges. L'eau transperçait les bâches, détériorait
    l'installation intérieure et toujours le public rétif s'obstinait à ne
    pas tenir compte des réclames habiles que répandait à profusion dans
    Paris le syndicat des forains.
    Bref, ce fut la campagne la plus désastreuse qu'eut jamais
    entreprise Chausserouge.
    La misère régnait sur tout le Voyage et l'on vit de pauvres
    saltimbanques obligés de s'adresser à l'Assistance pour donner du pain
    à leurs familles.
    De plus, on touchait à une époque redoutée de tous les débiteurs de
    Vermieux; l'usurier avait l'habitude d'arriver le second dimanche de
    la fête, chaque année, pour réaliser celles de ses créances, venues à
    échéance. Et cette fois, personne n'était en mesure de faire face aux
    obligations contractées.
    Et comme on savait le vieil Auvergnat intraitable, plus d'un forain
    s'attendait à se voir obligé d'abandonner en paiement un matériel
    chèrement acquis et peut-être la caravane paternelle...
    Et après que faire?
    On se souvenait de l'aventure de Romillard, le directeur du
    Théâtre-des-Marionnettes, que Vermieux avait exécuté, lors de sa
    dernière apparition sur le Voyage il qui mourait littéralement de faim
    avec ses petits.
    Le second dimanche de Pâques survint, puis le lundi s'écoula, puis
    le mardi, puis le mercredi...
    Les forains intéressés restèrent pleins de stupeur.
    L'échéance était passée et pour la première fois de sa vie,
    Vermieux n'avait pas paru!