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Zézette : moeurs foraines

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Dès les premières étapes, François Chausserouge apprécia pour quelle large part l'expérience paternelle avait contribué à la prospérité de l'établissement.

Lors de la première tournée, il s'était toujours déchargé sur le vieux dompteur du soin de l'administration.

Maintenant c'était à Jean Tabary qu'était échue cette tâche plus lourde qu'on ne le supposait.

Or, bien que le jeune homme apportât dans l'accomplissement de ses devoirs une réelle conscience, son ignorance des petits détails du métier lui faisait commettre mille maladresses.

Il était en outre insuffisamment secondé par le nouveau personnel qu'il avait recruté; aussi le succès des premières représentations qui furent données s'en ressentit-il. La publicité était mal faite; les emplacements mal choisis, l'installation défectueuse.

Ou bien le service des vivres était mal assuré et il arriva par deux fois qu'on dût, à défaut de viande de cheval, mettre à sac les boucheries pour nourrir les animaux.

C'était dépenser en pure perte non seulement le bénéfice, mais les deux tiers de la recette, et au bout de trois semaines de voyage, après plusieurs séjours, il se trouva que les frais n'ayant pas été couverts, il fallut attaquer la caisse de réserve.

De plus, les animaux, confiés à des mains inexpérimentées, ne recevaient plus les soins indispensables.

Déshabitués des longues pérégrinations, plusieurs tombèrent malades, et un lion même succomba un peu avant d'arriver à Lyon.

Chausserouge comptait se refaire dans cette ville, en y donnant une longue série de représentations, mais il n'atteignit pas le résultat espéré, et au moment où il se préparait à continuer son chemin, une circonstance survint qui le força à prolonger son séjour.

Amélie qui, vaillamment, jusqu'à ce jour, avait supporté sans se plaindre les fatigues de la route, dut s'aliter.

Son état empira et le médecin, appelé aussitôt, ne jugea pas qu'il fût possible, malgré le courage qu'elle montrait, de repartir avant un mois.

Il ne pouvait venir à la pensée de Chausserouge de laisser sa femme dans une maison de santé ou un hôpital, puisque c'était pour elle qu'il avait entrepris cette longue tournée.

Il retarda donc son départ et ce fut pour rétablissement un désastre d'autant plus grand que, bien que la curiosité des Lyonnais fût émoussée et qu'il ne fût plus possible de compter sur de nouvelles recettes, il fallait néanmoins subvenir à l'entretien et aux frais si considérables que comporte une ménagerie comptant plus de soixante pensionnaires, hommes ou bêtes.

Chausserouge montra dans cette circonstance une abnégation et une résignation qui toucha profondément la jeune femme et lui fit presque oublier un passé qui pourtant lui avait été bien pénible.

C'est alors qu'elle se surprit peu à peu à ne plus mépriser autant Louise Tabary; sans se calmer, son ressentiment s'apaisait.

Elle était femme, elle avait aimé son mari; malgré ses torts elle le chérissait encore, et elle comprenait qu'une autre femme ait pu aimer François.

Sa jalousie et son respect de la foi jurée lui faisait blâmer cette liaison coupable; mais dans son besoin de pardonner, elle mit la faiblesse du dompteur sur le compte de la nature humaine, si prompte aux caprices et aux désirs irraisonnés.

Au fond, il l'aimait bien; il venait de le lui prouver en n'hésitant pas à sacrifier pour un temps sa passion et elle ne put s'empêcher de savoir gré à Louise d'avoir été l'instigatrice de cette résolution.

Cette excessive indulgence venant après les révoltes des premiers instants, ses doutes sur le mobile qui avait poussé la Tabary à suggérer à son amant l'idée de se séparer d'elle et d'obéir aux conseils du médecin, faisant ainsi preuve d'une abnégation rare chez une amoureuse, s'expliquait par l'état maladif où elle se trouvait, un secret pressentiment peut-être de sa fin prochaine et inéluctable.

Pendant les longues heures qu'elle passait seule, étendue sur son lit de douleur, sa pensée s'égarait; elle revivait les heures passées et l'excès de misère d'autrefois lui faisait trouver bien doux les soins attentifs dont elle était à présent l'objet.

Elle en arrivait à juger presque légitime le besoin qu'éprouvait Chausserouge d'aller chercher ailleurs un aliment à sa passion, puisque sa santé lui interdisait désormais de lui donner les satisfactions qu'il était en droit d'attendre de sa femme.

D'ailleurs, puisqu'elle restait son amie, sa meilleure amie, la mère de son enfant, puisqu'il l'aimait avec son coeur comme il venait de le lui prouver victorieusement, était-il juste de lui faire un crime irrémissible d'en aimer une autre avec ses sens?

Ce fut un phénomène curieux, bien fait pour exciter la sagacité des philosophes, que ce revirement subit chez la pauvre malade.

Elle se trouvait heureuse, après tant de déboires, d'une situation qu'elle n'était pas maîtresse de changer et contre laquelle, quelques mois plus tôt, elle s'était élevée avec indignation et violence.

Le même revirement s'opéra en même temps chez Chausserouge, et ces deux êtres se comprirent sans se donner le mot.

Durant les longues heures qu'il passait près de sa femme, plus tendre et plus dévoué qu'il ne l'avait jamais été, il parlait de Louise Tabary, de ses qualités, de sa franchise, des remords qu'elle avait montrés, de ses hésitations, et Amélie l'écoulait, sinon avec plaisir, du moins avec intérêt.

—Cette femme, pensait-elle, a suivi l'impulsion qui la poussait vers mon mari; elle a cédé, non sans avoir lutté, et elle a fait son possible pour faire oublier le chagrin qu'elle m'avait causé...

Eh bien! mon Dieu! puisque fatalement Chausserouge était destiné, de par son tempérament, à avoir d'illégitimes faiblesses, il valait mieux pour elle qu'il se fût rencontré avec cette femme trop facile peut-être, mais que la sincérité de sa passion excusait jusqu'à un certain point. Certainement Louise Tabary était calomniée, car elle avait du coeur.

Et comme Jean faisait preuve depuis quelque temps à son égard d'une condescendance à laquelle il ne l'avait pas habituée, lui témoignait des marques d'intérêt qui la touchaient, comme en outre, il affectait, malgré les embarras qu'avait suscités son administration défectueuse, un grand dévouement à la cause commune, elle revint peu à peu sur ses préventions à son égard.

Mais la paix ne régnait pas moins dans le ménage, à ce point que l'aveu lui-même du prêt important que le dompteur avait consenti à Louise Tabary, avant son départ, ne souleva de la part de la jeune femme aucune objection.

Elle ne pouvait qu'approuver son mari, puisqu'il avait cru bien faire.

Bref, Chausserouge eût été le plus heureux des hommes, si d'une part il eût pu concevoir l'espérance du rétablissement de sa femme, et si la prospérité de la ménagerie n'eût reçu aucun accroc.

Mais il ne faisait qu'entrer malheureusement, et il ne fut pas long à s'en apercevoir, dans une période de déveine.

Un mieux sensible, dû peut-être à la phase de quiétude morale dans laquelle vivait Amélie, s'étant manifesté, il donna l'ordre du départ, et le convoi reprit la route du Midi.

Nulle part, et pas même dans les villes sur lesquelles il comptait le plus, il ne retrouva son succès d'autrefois.

Il ne pouvait comprendre pour quel motif une froideur dédaigneuse remplaçait aujourd'hui l'enthousiasme des anciennes années.

C'était pourtant le même spectacle, augmenté d'attractions inédites, le même travail... Peut-être était-on blasé sur ce genre de divertissement... Toujours est-il qu'il continuait à ne faire que des recettes dérisoires, insuffisantes même pour couvrir les frais.

Partout, des demi-salles, un public sceptique que ne parvenaient à émouvoir ni la témérité de ses exercices, ni le dressage d'animaux jusque-là réputés indomptables.

Bref, il vint un jour où, sinon réduit aux expédients, du moins très gêné, il dut écrire à Louise Tabary et la prier de lui venir en aide en lui restituant une partie des sommes qu'il avait avancées.

Mais, à Paris non plus, les affaires n'allaient pas.

Louise avait employé son argent comme il était convenu. Elle avait fait de grands frais, agrandi son établissement, doublé, triplé son personnel; le succès n'avait pas récompensé son effort et Boyau-Rouge restait le maître de l'entresort le plus fréquenté et le plus à la mode de tout le Voyage. Pourtant elle n'avait rien négligé pour ramener la vogue.

Elle restait dans une situation identique, n'ayant pas encore perdu d'argent, mais se demandant si elle arriverait à en gagner.

Dans ces conditions et à son grand regret, il lui était impossible de répondre à la demande du dompteur et de mettre aucune somme à sa disposition.

Cependant il fallait en sortir.

Le dompteur ne voulait pas s'exposer à rester en panne avec sa ménagerie, loin de tout secours, dans un pays inconnu, où il n'avait aucun crédit à attendre.

Il se consulta avec sa femme et Jean Tabary et, d'un commun accord, il fut décidé qu'il se rendrait à Paris et que là il s'arrangerait pour contracter un emprunt qui lui permit de faire face aux obligations qui lui incombaient, en attendant une campagne plus heureuse.

—Le plus simple, dit Jean, ce sera de t'adresser à Vermieux. Il a prêté à bien d'autres sur le Voyage, puisque c'est son état... Il sait qui tu es, il n'ignore pas que ton établissement vaut de l'argent, tu auras de lui ce que tu voudras.

—Un usurier, dit Chausserouge en faisant la grimace.

—Usurier! Usurier tant que tu voudras! mais tu seras encore bien content de le trouver. Ma mère le connaît. Elle pourra te mettre en rapport avec lui. C'est le seul qui puisse te tirer d'affaire.

Profitant de son séjour à Cette, où il n'avait pas l'espoir de réaliser des bénéfices, il sauta en express et partit pour Paris.

Il tomba à l'improviste chez Louise Tabary; après l'effusion des premiers instants, après qu'il eut donné des nouvelles de sa femme, il expliqua sa situation embarrassée.

Justement, un nouveau revers et bien inattendu venait de frapper Louise.

Un nouveau règlement de police, concernant les fêles foraines, venait d'être mis en vigueur et les conditions imposées à l'industrie dite des entresorts, étaient à ce point inacceptables qu'elles allaient rendre impossible l'exercice de la profession, si elles étaient appliquées dans toute leur rigueur. Ah! quand la malechance s'en mêlait, ce n'était jamais fini!

En ce qui concernait l'intention de Chausserouge, Louise Tabary fut de l'avis de son fils.

Il fallait s'adresser à Vermieux, qui justement était à Paris en train d'opérer divers recouvrements.

—Et tu as de la chance, conclut-elle, car il passe la moitié de son temps, dans son pays, en Auvergne. Il ne revient qu'à l'époque des échéances.

—J'aurai recours à lui... évidemment, dit Chausserouge, s'il m'est impossible de faire autrement, mais auparavant je veux épuiser tous les autres moyens qui peuvent s'offrir à moi. Or, pendant la route, j'ai eu une idée. Si je réussis dans l'entreprise que je vais tenter, je serai soutenu bien mieux que je ne pourrais l'être par Vermieux et en même temps cela me coûtera moins cher. Voilà: par ma mère, je suis ramoni. Tu sais qu'il existe, sur tout le Voyage, entre ramonis, une sorte de franc-maçonnerie, qui les oblige à se soutenir mutuellement. De là, leur grande force qui les met à l'abri de la misère, bien que tous les membres appartenant à cette race soient éparpillés sur tous les points de la France. Ils forment une association occulte, qui a pour chef Lamberty, le directeur du Miroir magique. C'est lui leur pape... ou leur roi, et ils lui obéissent, bien qu'il affecte des allures tout à fait différentes. A le voir, on le prendrait pour un beau monsieur et rien ne pourrait faire supposer l'influence qu'il exerce et le pouvoir dont il dispose. En dehors de sa fortune personnelle, il a la garde de la caisse de réserve, car il y a une caisse, qui s'alimente, je ne sais comment, et qui est destinée à venir en aide aux frères malheureux. Moi, je ne lui demanderai pas un secours, mais un prêt, avec hypothèque sur mon établissement; il ne court aucun risque et je ne prévois pas qu'il puisse me refuser. Il était très bien avec mon père; il a assisté à mon mariage... Le jour où nous avons réuni pour le célébrer tout le Voyage au Salon des Familles, à Saint-Mandé, il était là. C'est un temps dont on aime à se souvenir... Nous étions heureux... alors! Je le lui rappellerai. Oui, décidément; ça me coûtera moins... j'aime mieux ça...

Louise Tabary hocha la tête d'un air de doute.

—Mon cher ami, je connais les ramonis aussi bien que toi... Sans doute, ils s'entr'aident au besoin... Mais il faut pour cela être de leur race... Tu n'en es qu'à moitié... par ta mère et puis, ta prospérité qui ne s'était pas démentie jusqu'à ce jour, t'a fait des jaloux... On ne sera pas fâché, et Lamberty le premier, de te savoir dans la crotte et on t'y laissera... On trouvera des prétextes pour te refuser... d'autant plus facilement que c'est un service que tu demandes. Tandis qu'avec Vermieux, c'est une affaire que tu règles. Il ne te fait pas de faveur... Il gagne sur toi... tous deux vous y trouvez votre compte et vous ne vous devez rien l'un à l'autre. Crois-moi, ne perds pas de temps, et abouche-toi tout de suite avec Vermieux.

Mais Chausserouge persista; il tenait à son idée.

Le lendemain, il se présentait chez Lamberty, installé pour le moment sur le boulevard Clichy.

Lamberty était un homme gros et court; un long nez crochu partageait en deux son visage et ses joues étaient ornées d'une paire de favoris poivre et sel, très épais et célèbres sur tout le Voyage.

Une lourde chaîne de montre en or, ornée de breloques et de cornes de corail, s'étalait sur son ventre légèrement bedonnant; ses doigts velus, gros et courts étaient surchargés de bagues.

Indépendamment de la royauté qu'on lui attribuait, il jouissait d'une grande influence parmi les forains qui n'étaient pas de sa race.

On le craignait; à voir avec quelle facilité il obtenait les permissions et les autorisations qu'il demandait, on le soupçonnait d'avoir des attaches avec la police..

La vérité était que Lamberty, doué d'une intelligence peu commune et d'une activité sans pareille, connaissait son métier à fond et qu'il mettait les facultés les plus rares au service de son état.

Il était possesseur de plusieurs baraques qui fonctionnaient simultanément et personne mieux que lui ne savait prévoir la mode, découvrir et mettre en oeuvres des attractions nouvelles.

Il avait pour principe qu'il ne faut jamais fatiguer le public, tenir toujours sa curiosité en éveil, en apportant constamment une amélioration nouvelle à chacun des trucs dont il était l'infatigable inventeur. De là son succès.

Et si on le jalousait, on le jalousait tout bas, car on le savait homme à ne jamais oublier une injure ni un mauvais procédé.

Chausserouge le trouva dans sa caravane occupé à se raser le menton qu'il avait bleu comme un menton de cabot.

Lamberty reçut le dompteur avec de grandes démonstrations d'amitié, lui prodiguant les marques de sa sympathie, à ce point que dès le premier abord François augura très bien du résultat de sa démarche.

Mais dès que celui-ci aborda le récit de sa situation embarrassée, qui le faisait avoir recours à lui, le visage de Lamberty se rembrunit visiblement.

Quand il en vint à solliciter carrément le prêt d'une somme de dix mille francs, indispensable pour faire face à ses affaires, une impassibilité glaciale remplaça l'enjouement de la première minute chez le roi des ramonis qui donnait à ce moment les derniers soins à sa toilette.

Il réfléchit un instant, puis:

—Mon cher ami, dit-il à François, vous savez, je n'en doute pas, combien est grand mon désir de vous être agréable. Vous ne seriez pas ici sans cela... J'ai beaucoup connu votre père qui était un brave homme, un honnête homme dans toute l'acception du mot, et dont le nom restera comme une des gloires du Voyage... Je l'aimais beaucoup et il me le rendait un peu... J'ai connu également votre mère, une digne femme..., et ma famille était même alliée avec ses parents. Toutes choses que l'on n'oublie pas. Ce préambule pour arriver à vous dire que si je voyais la possibilité de vous rendre service, j'en serais trop heureux... Je suis rond en affaires... je vous dirais:

Vous avez besoin de dix mille francs... Je les ai... Les voilà!... Vous me les rendrez quand vous pourrez! Nous toperions, et ce serait fait. Avec vous, je ne serais pas inquiet. Malheureusement, il m'est impossible de vous faire la moindre avance. On se méprend beaucoup sur ma situation de fortune. On me croit très riche parce que je travaille beaucoup, parce qu'on voit mon nom partout, parce que je suis propriétaire de plusieurs établissements. On a tort, et c'est justement pour cela que je ne puis disposer d'un sou. Tout mon capital est éparpillé. C'est ainsi que je viens de mettre en oeuvre différents trucs qui me coûtent les yeux de la tête, un «Mer-sur-Terre», avec machine à vapeur, tangage et roulis, perfectionnement de mon invention, de plus, un «Chemin de l'Amour», une idée extraordinaire, mais prendra-t-elle? Un tonneau énorme, percé aux deux bouts, dans lequel sont disposées des banquettes sur lesquelles on attache les clients, hommes et femmes, et on roule le tout... C'est très drôle, mais ça donne mal au coeur... C'est justement ce qui m'inquiète... à moins que ce ne soit là une cause de succès! Bref, tous ces essais me coûtent gros et mon argent s'est immobilisé. Je vous raconte tout cela, mon cher ami, pour bien vous faire comprendre qu'il n'y a pas de ma part mauvaise volonté, bien au contraire, seulement...

Sur ces mots il s'interrompit, compléta sa phrase d'un geste découragé et se leva pour couper court, puis, voulant donner une conclusion définitive à sa tirade, dont il ne savait comment sortir sans se répéter, il tendit sa main au dompteur.

—Sans rancune, n'est-ce pas?

Mais ce n'était pas là l'affaire de Chausserouge. Il insista, affectant de ne pas comprendre que Lamberty lui donnait congé.

—Je suis trop du métier, répliqua-t-il, pour ne pas comprendre que vous avez des charges, des obligations et que le nombre et la variété de vos diverses entreprises ne vous permettent pas de disposer personnellement d'une somme aussi importante; aussi, en venant vous trouver, ce n'était pas à Lamberty que je voulais m'adresser, mais à celui qu'avec raison nous considérons, nous autres ramonis, comme notre chef. Moi aussi, vous le savez, je suis ramoni par ma mère et je n'ignore pas qu'il est de tradition, parmi ceux de notre race, de nous venir mutuellement en aide... Je n'ignore pas non plus que vous êtes le dispensateur suprême. Notez d'ailleurs que ma demande, si elle est agréée, ne videra pas la caisse commune. Ce n'est pas un secours, mais un simple prêt que je sollicite, remboursable aux époques qu'il vous conviendra et garanti par une hypothèque sur mon établissement...

Lamberty parut très visiblement ennuyé de la tournure que prenait l'entretien.

Il réfléchit un instant, puis avec un sourire contraint:

—Nous entrons dans un ordre d'idées tout différent. Mais tout d'abord laissez-moi rectifier quelques petites erreurs. Je ne suis pas, comme vous le dites, le roi, ni le chef suprême des ramonis... Ma situation sur le Voyage, l'origine de ma famille me donnent seulement une certaine autorité sur mes compatriotes... Ils me marquent de la confiance, ils me choisissent pour arbitre dans leurs contestations privées; ils m'ont institué leur trésorier et c'est moi qui suis chargé de répartir, entre les plus nécessiteux, certains fonds dont j'ai en effet la disposition. Mais il y a loin de cette situation à la royauté absolue que vous m'attribuez... Je dois compte de mes actes, je ne suis que le gardien fidèle des usages et des coutumes de nos pères... Eh bien! à ce titre encore, je ne puis vous venir en aide, attendu que vous ne remplissez pas les conditions... D'abord, vous n'êtes pas dans la misère, vous avez une surface, une installation qui vaut de l'argent, et les sommes qui vous seraient confiées manqueraient à ceux de nos frères qui sont dans le besoin... Nous sommes une Société de secours, non un Établissement de prêt... De plus, et c'est là même la principale et la meilleure raison; vous n'êtes pas des nôtres, vous n'êtes pas ramoni!

—Je vous demande pardon! répliqua vivement Chausserouge, ma mère était une vrai ramoni et vous venez de me dire que sa famille était alliée avec la vôtre.

—C'est possible, mais votre mère est morte depuis longtemps; votre père était originaire d'Auvergne, non du pays de Bohème, et le jour où, contrairement aux coutumes de notre pays, Maria à épousé Chausserouge, elle s'est séparée à tout jamais de ses frères pour prendre la nationalité de son mari. Et elle pouvait même s'estimer heureuse de n'avoir pas attiré sur sa tête les malédictions et les anathèmes de ses coreligionnaires.

Et Lamberty, pour mieux convaincre son interlocuteur, rappela en quelques mots les bases fondamentales sur lesquels s'appuyaient, depuis un temps immémorial, les usages des ramonis.

Chassés de leur pays, condamnés à une existence nomade, ils avaient néanmoins conservé leur autonomie, leur indépendance, parce qu'ils avaient su s'astreindre à une rigoureuse et sévère observation des traditions.

Tandis que les uns parcouraient les campagnes, exerçant les industries les plus humbles, raccommodeurs de porcelaine, rempailleurs de chaises, fabricants de corbeilles et de paniers, diseurs de bonne aventure, rebouteurs ou sorciers, gîtant au bord des routes, vivant à la grâce de Dieu ou plutôt aux dépens de la compagnie, maraudant un brin, mendiant ou braconnant à la barbe du champignol (garde-champêtre), les autres, de goûts plus raffinés ou plus ambitieux, avaient rejoint le Voyage, s'étaient installés et avaient eu des fortunes diverses.

Quelques-uns, les insouciants, continuaient à végéter dans les derniers emplois, étaient restés garçons de piste, musiciens ou chiqués; tandis que la plupart, comme lui, Lamberty, étaient arrivés, à force de travail, à acquérir à la fois de l'aisance et une certaine notoriété.

Mais, à quelque degré de l'échelle sociale qu'ils pussent appartenir, les raboins,—c'est le terme familier qui sert à désigner les ramonis sur le Voyage—sans exception obéissent à la même loi, et malheur à qui la transgresse!

Un raboin ne peut épouser qu'une fille de raboins, et encore ce mariage doit-il être dépourvu de toutes les formalités ordinaires.

Pas de mairie, pas d'église. Les futurs conjoints se réunissent devant le plus ancien de leur tribu,—car bien qu'errants, ils forment encore des tribus—qui les unit sans autre forme de procès.

Les ramonis ne sont d'aucun pays; ils sont raboins, voilà tout. Toujours par monts, par vaux et par chemins, ils échappent à tout recensement, et en fait d'impôts, ne payent que la patente obligatoire inhérente à leur état.

Ils négligent de faire inscrire leurs enfants à la mairie, esquivant par ce moyen la conscription et le service militaire.

Ils ne tombent sous la règle commune qui régit la société que le jour de leur mort. Ne pouvant faire disparaître le cadavre, ils doivent faire la déclaration de décès à la mairie du pays qu'ils traversent. Mais c'est là l'unique obligation à laquelle il ne leur est pas permis d'échapper.

Et s'ils sont parvenus à conserver ainsi leurs droits et leurs coutumes traditionnelles dans toute leur intégrité, ils le doivent à la sévérité avec laquelle ils punissent quiconque y contrevient.

Les anciens s'érigent en tribunal et rendent des arrêts sans appel.

Aussi était-il étonnant que le mariage de Maria, célébré jadis contrairement aux règles, n'eût pas donné lieu, de la part des ramonis, à des représailles justifiées par cette transgression.

De semblables mésalliances n'avaient-elles pas souvent donné lieu à des scènes sanglantes?...

Dernièrement encore une troupe de raboins n'avait elle pas attendu un soir, à Asnières, sur le bord de l'eau, un jeune homme qui devait épouser le lendemain une ramoni?

Ils l'avaient saisi, dépouillé, lardé de coups de couteau et jeté à la Seine.

Certes, lui, Lamberty, était loin d'approuver ces mesures extrêmes, mais il était, comme ses coreligionnaires, respectueux des coutumes anciennes.

On avait eu raison de laisser épouser Maria par Chausserouge, puisque tel avait été son bon plaisir, mais à partir du jour où elle était devenue la femme d'un chrétien, elle avait délibérément rompu tous les liens qui rattachaient à ceux de sa race.

Elle avait cessé d'exister pour eux et son fils n'avait pas qualité pour se réclamer d'un titre qui ne lui appartenait pas.

—De telle sorte, conclut Lamberty, que si je me permettais de passer outre, d'accéder à votre désir, je trahirais la cause que je suis chargé de défendre et je m'attirerais de justes remontrances que je ne veux pas encourir.

Chausserouge quitta tout penaud le directeur du Miroir magique.

Décidément, Louise Tabary avait toujours raison: elle avait prévu la réception qu'on venait de lui faire et c'était en connaissance de cause qu'elle l'avait tout d'abord engagé avec tant d'insistance à s'adresser à Vermieux.

Il rendit compte de sa démarche à sa maîtresse:

—C'est bien fait, répondit Louise, je t'avais prévenu, tu n'as pas voulu m'écouter... Pendant ton absence je n'ai pas perdu mon temps. Comme je prévoyais la réponse qu'on t'a faite, je me suis mise aujourd'hui en campagne et, ce soir, Vermieux sera là... je l'ai invité à dîner. Tu sais, joue serré avec celui-là. C'est un malin... Du reste, je serai là pour t'appuyer.

Chausserouge ne connaissait Vermieux que de vue et de réputation. Par ouï-dire, il le savait impitoyable et rusé comme un singe.

L'usurier passait pour avoir ruiné déjà pas mal de forains qui avaient voulu jouer au plus fin avec lui. De là la répugnance du dompteur à entrer en relations avec lui.

Vermieux fut exact au rendez-vous.

—Bonjour, garçon, dit-il à Chausserouge avec sa bonhomie cauteleuse, en lui tendant la main. Eh bien? Quoi donc? c'est vrai ce que Louise m'a dit? On a eu quelques malheurs... C'est bon, on en reviendra!... Je ne veux pas te dire que je suis content de la circonstance qui me fournit l'occasion de boire un verre avec toi, mais ça me fait plaisir de trouver le fils d'un vieux camarade, d'un pays... car le père Chausserouge aussi était de l'Auvergne... Et si je peux t'être utile, par ma foi, j'en serai content!

Le repas fut très animé.

Vermieux buvait beaucoup et mangeait comme quatre; il affecta pendant le dîner de ne faire aucune allusion au motif de leur réunion.

Au dessert, il fallut aborder la question.

—Vermieux alluma sa pipe, et avec une netteté, une précision que Chausserouge fut surpris de rencontrer chez un homme qui venait de faire de telles libations, il posa une série de questions au dompteur.

Puis, lorsqu'il se fut renseigné suffisamment.

—Hum! Hum! fit-il, tu dis, garçon, qu'il te faudrait pour te recaler?...

—Dix mille francs!

—Dix mille francs, c'est une somme, et ça ne se trouve pas sous le pas d'un cheval. C'est que, sais-tu, garçon, qu'il y a rudement des risques aujourd'hui, dans notre sacré métier. Regarde à quoi tient le succès! En dix ans de temps, ton père, parti de rien, est parvenu à faire une fortune. En cinq ans, et bien que n'ayant rien négligé pour réussir, tu as boulotté toutes tes économies... Moi, j'ai débuté sur le Voyage comme galaupe (petit employé); j'ai réussi à mettre quatre sous de côté. Aujourd'hui il n'y aurait plus mèche, tout ça pour dire que les temps ont bien changé!

Et le père Vermieux passa en revue toutes les industries foraines.

Les vélocipèdes végétaient; les chevaux de bois étaient usés; les bonnes fertes ne gagnaient plus leur pain; les panoramas, les musées, les phénomènes ne faisaient plus le sou.

Seuls, les entresorts avec la danse du ventre et les petites femmes tenaient encore coup; la préfecture venait d'y mettre bon ordre et la mère Tabary en savait quelque chose.

Plus moyen de faire de musique après onze heures; plus d'orchestre. Une fête sans tambour, sans grosse caisse, sans cymbales, est-ce que ça pouvait se comprendre?

Les musiciens allemands, qui ne coûtaient rien ou à peu près, remplacés obligatoirement par des musiciens français, qui exigeaient des six francs par jour, et cela sous peine de voir la baraque démolie par les patriotes indignés.

Augmentation des frais, diminution des recettes, tel était le bilan du Voyage.

Et encore, il ne venait d'examiner que le petit côté de la question.

Voilà que maintenant l'industrie foraine au lieu de rester l'apanage d'un petit nombre d'individus ayant mêmes origines, mêmes goûts, mêmes idées, comme dans son temps, venait de s'augmenter d'un certain nombre d'adhérents, dont la venue allait, à brève échéance, causer la ruine des entrepreneurs de petits spectacles.

Des compagnies françaises et anglaises se formaient tous les jours avec un gros capital et montaient avec un luxe que ne pouvaient atteindre les anciens du Voyage, des établissements éclairés à la lumière électrique, dorés, marchant à la vapeur, avec un personnel en livrée, des caissiers, des contrôleurs, des surveillants, etc., de véritables administrations, quoi!

Et ils s'installaient sur les emplacements les plus favorables avec la complicité du placardier (délégué au placement), des commissaires de police, des municipalités qu'ils couvraient d'or, au grand détriment de ceux qui occupaient les mêmes places avant eux.

C'étaient les bateaux «Mer-sur-Terre», grands comme de véritables chaloupes, des chevaux mécaniques, grandeur naturelle et marchant au galop, des «Courses en ballons», un tas d'innovations dont se passaient bien nos pères et qui tuaient l'industrie des petits, comme les grands magasins menacent tous les jours d'englober tout le commerce parisien...

—Ainsi va la vie, les gras mangent toujours les maigres! Et depuis leur intrusion, plus moyen d'avoir une place, sinon à la gauche du Voyage, et le mètre carré se paye des sommes exorbitantes. Ils ont eu beau augmenter et doubler le prix de leurs places, le public se presse dans leurs baraques, attiré par la nouveauté, et délaisse les anciens. Ce sont eux, les nouveaux venus, qui, par leur flas-flas, nous ont mis à dos une partie de la population. C'est depuis qu'ils ont envahi le Voyage qu'on a fondé la Ligue anti-foraine, qui ne tend rien moins qu'à obtenir qu'on nous chasse en dehors des fortifications. Alors, du coup, ça sera la ruine!... Déjà le public, par le luxe auquel on l'a habitué, ne prend plus le même plaisir à nos spectacles modestes, bientôt si ça continue, il les délaissera complètement... Alors ce sera la misère complète... Pas de recettes, pas de pain à donner aux gosses! Et pourtant faut manger tous les jours... Et on vient trouver le père Vermieux: «Père Vermieux! Voyez notre situation... Vous savez ce que c'est... le métier ne va pas... Je sais plus comment faire... Vous ne pourriez pas me prêter cent francs!» Et le père Vermieux, bonne bête, y va de sa bonne galette... sans savoir si elle lui rentrera jamais... Et il en a comme ça sur tout le Voyage! Ah! mon vieux Chausserouge, c'est rudement triste tout de même pour moi, quand je me vois obligé, pour rentrer dans mes fonds, de faire vendre... De pauvres diables souvent, qui savent pas où coucher le soir... Mais pourtant faut être juste, je peux pas me mettre sur la paille. Et on dit comme ça, je le sais:

«—Oh! le père Vermieux, c'est une vieille crapule!» Crapule! pas tant que ça! Et tous ceux qui font les malins seraient rudement embarrassés s'ils ne m'avaient pas! Seulement si je veux continuer à me rendre utile à mes anciens confrères, faut que j'en garde le moyen, faut que je me réserve et que je prenne mes précautions, pas vrai? Tout ça, garçon, pour arriver à te dire que je ne doute pas de ta bonne foi et de la bonne volonté, mais dame! dix mille balles, ça me donne à réfléchir...

—Mon établissement, père Vermieux, vaut quatre ou cinq fois la somme et je ne fais que traverser une crise...

—Et si ta baraque brûle... Et si tes pensionnaires crèvent... Et si tu meurs? Hein! dis un peu, qu'est-ce qui me restera?

—Vous cherchez la petite bête, père Vermieux. Je sais soigner mes animaux; de plus, je suis assuré, et si je meurs, la ménagerie ne mourra pas avec moi!...

—Ah! elle perdra rudement de sa valeur... Des lions sans dompteur, c'est une marchandise qui coûte au lieu de rapporter. Enfin, je veux bien, c'est entendu, il n'arrivera rien de tout cela. Vous autres et les lutteurs, vous êtes encore ceux qui résistez le mieux... Et encore, les lutteurs, depuis qu'on a organisé des matchs dans les grands établissements, depuis qu'on parle de fonder des Arènes nationales... Enfin suppose que je te prête, comment comptes-tu t'acquitter?

—C'est à vous de régler les conditions de remboursement.

Le père Vermieux se gratta un instant le front, puis:

—Tu vas d'abord, dit-il, me donner hypothèque sur ton établissement... Il est bien entendu, n'est-ce pas, que c'est une première hypothèque... il n'y en a pas d'autre avant la mienne?

--- Je ne dois pas un sou, répliqua Chausserouge, ainsi...

—Bon, cela! Tu me payeras les intérêts à raison de dix du cent l'an, en deux fois ou en quatre fois, si cela le fait plaisir; moi ça m'est égal, pourvu que cela corresponde à une fin de trimestre... C'est l'époque où je reviens régulièrement à Paris... Comme je casque rubis sur l'ongle..., c'est-à-dire comptant, je te retiens l'escompte, c'est-à-dire dix du cent sur la valeur totale... Enfin, je te laisse trois mois de répit... et tu me rembourseras à partir du quatrième mois, à raison de trois cents francs tous les trente jours... Ça te va-t-il? J'espère que je te traite en ami... que ce sont là, vu les risques, des conditions raisonnables et chrétiennes... Il est bien entendu qu'on déduira les intérêts exigés pour la somme totale, au fur et à mesure du payement des billets que tu vas me signer.

Chausserouge fit la grimace.

—Vous voulez donc m'étrangler, père Vermieux!

—Ah! ça c'est trop fort, s'exclama le vieil usurier. Je fais pour toi un sacrifice énorme, je te tire d'embarras... et tu te plains... Dis donc, tu sais, tu n'es pas obligé de traiter avec moi... Tâche donc d'en trouver un autre qui te rendra le même service, comme ça, sans récriminer... Mais moi je ne te paye pas en crocodiles empaillés... Ce sont des bons billets de la Banque de France que je vais t'aligner en échange de ton papier... un papier que je ne pourrais même pas passer dans le commerce...

—M'est avis, dit alors Louise Tabary, qui n'avait pas ouvert la bouche depuis le commencement de l'entretien, que pour un compatriote vous auriez pu faire une exception. Si le père Chausserouge, votre ancien ami, vous avait demandé le même service, vous lui auriez fait des conditions moins dures...

—Les mêmes! articula nettement Vermieux. D'ailleurs, c'est à prendre ou à laisser. Ah! on voit bien que vous n'êtes pas dans les affaires, vous autres!... Il faut se défendre si on ne veut pas être mangé... Moi, je vous dis que je suis moi-même étonné des égards que je montre à François... C'est plus fort que moi... Je me sens de l'amitié pour lui... Si vous connaissiez les conditions que je fais aux autres!

Force fut à Chausserouge de faire contre mauvaise fortune bon coeur. Il dut se résoudre à passer par les exigences de Vermieux.

—Va donc, lui dit Louise Tabary, quand le vieil usurier fut parti, après lui avoir donné rendez-vous pour le lendemain, va donc, ça ne sera pas toujours le tour des mêmes. Aujourd'hui, nous avons besoin de son argent, mais nous sommes aussi malins que lui... et nous lui revaudrons sa petite canaillerie, n'aie pas peur... Il viendra bien un jour où on le forcera de rendre gorge, le grigou!...

—Mais, en attendant, il faudra payer! dit le dompteur pensif. Trois cents francs par mois... dix pour cent d'intérêts! Mâtin, il peut être riche!

Louise Tabary haussa les épaules:

—J'ai passé par des moments qui n'étaient pas drôles... je te jure, et j'étais autrement embarrassée quand, toute gosse, il m'a fallu débuter avec rien... Et j'avais cependant sur le dos un homme qui m'était plus dispendieux qu'utile!... Ça ne m'a pas empêché de ressortir... Ah! Et à propos de Tabary, tu sais qu'il ne va pas du tout, le pauvre vieux!... De temps en temps, je vais le voir à son hospice... Il est rudement bas... Il a la langue à peu près paralysée... C'est à peine si on comprend ce qu'il dit... Les médecins prétendent qu'il a... Attends que je me rappelle... C'est ça, j'y suis!... Ils disent qu'il a de l'ataxie... La dernière fois que j'ai été le voir, sitôt qu'il m'a aperçue, il s'est mis a bredouiller... il me tendait la main... Eh bien! tu sais, ça m'a fait quelque chose... J'y avais apporté du chocolat, des oranges, du tabac, un tas de friandises... J'ai bien peur qu'il ne finisse pas l'année... C'était une bonne bête, tu sais, pas un méchant homme.

Elle parlait très tranquillement, sans émotion, comme s'il se fut agi d'un pauvre à qui elle faisait la charité.

Cette indifférence déplut à Chausserouge.

—Tout de même, dit-il d'un ton choqué, tu ne montres pas grande affection pour ce pauvre diable... C'est ton mari cependant.

—Oh! il l'a été si peu! répliqua Louise. Il m'a aidée à sortir du milieu où je suis née, où j'aurais vécu misérablement. Mais à part ça, il a plutôt été pour moi un embarras. Il n'a fait qu'une chose de bien dans sa vie, c'est son garçon. Je le soigne du mieux que je peux... Grâce à moi, il vivra tranquille... Il n'a vraiment pas le droit d'exiger davantage.

Chausserouge ne resta à Paris que le temps nécessaire pour arrêter définitivement les conventions de son emprunt avec Vermieux, puis il rejoignit la ménagerie à Cette.

Il trouva Amélie debout. La chaleur, les effluves vivifiantes de la mer avaient rendu à sa face si pâle un peu de couleur.

Elle sauta au cou de son mari, les yeux brillants de larmes:

—Comme je suis contente de te revoir!... Tu sais, quand on est malade comme moi... on a toujours peur de ne plus jamais revoir ceux dont on se sépare, même pour quelques heures.

—Folle, va! Te voilà déjà grande fille. Avec un beau temps comme celui qu'il fait aujourd'hui, tu vas te guérir et tu nous enterreras tous!...

—Oh! non, pas ça, j'aurais trop de chagrin. Et ton voyage? Ça s'est-il bien passé?

Chausserouge lui raconta ses démarches, son insuccès avec Lamberty, ses conditions avec Vermieux, conditions léonines, mais par lesquelles il avait bien fallu passer.

—Seulement, ajouta-t-il, avec les neuf mille francs que je rapporte, nous allons pouvoir nous refaire.

Intentionnellement et par délicatesse, il ne parla pas de sa maîtresse.

—Et Louise Tabary? demanda Amélie, en baissant les yeux. Tu l'as vue?

—Oui, répliqua Chausserouge, enchanté que la demande vint de sa femme. Elle s'est beaucoup inquiétée de toi et elle m'a chargé de te dire bien des choses... Ah! elle m'a été là-bas d'une bien grande utilité. C'est une femme de bon conseil!... Et ici, tout a-t-il bien marché?

—Oui, Jean a été très bien pour moi... Je suis revenue un peu sur son compte; tous les jours, dès que j'ai pu me lever, il m'a mené faire un tour de plage avec Zézette. Il s'est beaucoup occupé des animaux, et il n'y a eu aucun accroc...

Il sembla qu'à partir du moment où la ménagerie disposait d'un nouveau fonds de réserve, elle entrait dans une ère nouvelle de prospérité.

A Marseille, puis à Nice, où elle séjourna une grande partie de l'hiver, les représentations eurent beaucoup de succès.

—Ce que c'est tout de même, disait Jean Tabary, de ne plus être à court... Dès que les recettes ne sont plus indispensables absolument pour manger, elles grossissent... On peut bien dire que l'eau va à la rivière.

Cependant Zézette grandissait. Elle allait atteindre sa huitième année.

Comme l'existence nomade que menaient ses parents ne permettait pas de lui faire suivre des cours, que d'autre part, la jeune femme, dont la santé restait chancelante, ne voulait pas se séparer de sa fille, il fallut aviser.

Le moment était venu où il allait falloir s'occuper de son instruction.

Amélie se fit son institutrice; elle assuma la tâche de lui apprendre à lire, mais elle se heurta à une indocilité peu commune.

Chausserouge, plein de faiblesse pour «sa petite», souriait de ces efforts infructueux.

Il se rappelait sa propre jeunesse, l'époque où il s'échappait de l'institution où son père l'avait placé pour venir rejoindre le Voyage.

Aussi ne trouvait-il jamais un mot de reproche pour son enfant.

—Tu la gâtes trop, disait la mère, tu es cause que je n'en puis venir à bout.

—Laisse donc! Qu'est-ce que tu veux en faire, de ta fille? Pas une princesse, n'est-ce pas? Alors, à quoi bon la tourmenter. On verra plus tard, quand elle sera plus grande. Pour faire une femme de dompteur... et peut-être une dompteuse... elle en saura toujours assez!

—Ah! non, par exemple, reprenait la mère, je ne veux pas que ma fille entre jamais dans les cages.

—Ce n'est pas moi qui l'y forcerai, mais elle y entrera tout de même si c'est son idée.

Et en effet, Chausserouge voyait loin. Longtemps, il avait regretté de n'avoir pas un garçon qui pût lui succéder et perpétuer la dynastie des Chausserouge dompteurs.

L'amour de son métier le faisait penser autrement que son père, et il ne croyait pas qu'il fût possible de choisir une carrière plus glorieuse.

Les dispositions naturelles de Zézette, certaines particularités qui ne lui échappèrent pas, flattèrent son orgueil paternel. L'enfant manifestait une véritable passion pour les pensionnaires de son père.

Le soir, quand l'orchestre faisait rage, que le bonisseur conviait le public à entrer «pour la dernière représentation», il était impossible d'obtenir qu'elle restât à la caravane.

Alors sa mère la prenait par la main, l'amenait dans la ménagerie et elle ne consentait à rentrer qu'au moment où, le repas des animaux étant terminé, on éteignait les derniers becs de gaz.

Elle connaissait tous les lions par leurs noms; elle les appelait en passant devant leurs cages, et on eût dit que, de leur côté, les bêtes s'intéressaient a la petite amie qui tendaient vers elles ses menottes...

Ils avançaient leurs grosses têtes vers les barreaux, comme s'ils eussent voulu venir à elle.

Parfois, dans la nuit, quand un rugissement auquel répondaient les grognements des ours et le rire des singes, parvenait jusqu'à elle, elle s'accoudait sur son petit lit et réveillait son père:

—Papa!.,. Tu n'entends pas, c'est Néron qui t'appelle!...

Elle distinguait, sans se tromper jamais, «la voix» de toutes les bêtes, résultat auquel n'était jamais parvenu Chausserouge lui-même.

Dans la journée, chaque fois qu'elle pouvait échapper à la surveillance de sa mère, son grand plaisir était de courir à la ménagerie pour retrouver son grand ami l'éléphant Moquart.

Moquart montrait à Zézette une affection singulière; il avait pour elle des attentions délicates.

Dès qu'elle arrivait, il allongeait sa trompe, sur laquelle elle se mettait à cheval, puis il la soulevait et pendant des heures, il balançait l'enfant qui s'abandonnait, ravie, les yeux fermés, ses deux petits bras serrant étroitement la trompe. Et il fallait se fâcher pour la faire descendre de cette escarpolette d'un nouveau genre.

Ou bien elle prélevait une dîme sur son dîner, réservait une croûte de pain, un morceau de gâteau, qu'elle cachait soigneusement.

C'était pour la Grandeur, le petit ours des cocotiers, le clown de la troupe, à qui elle passait du bout des doigts et morceau par morceau mille friandises, s'amusant des mines drôles de la bête.

Quelquefois, poussée par une sorte d'instinct atavique, elle restait assise devant les cages, sans rien dire, sans un geste, les pupilles dilatées, des heures durant.

Un jour que par suite de la négligence des garçons de piste, la ménagerie était déserte, son père ne l'avait-il pas surprise, debout dans l'allée qui longe les cages, en face de Néron!

Le lion était couché, le muffle près des barreaux, les yeux demi-clos, une de ses pattes énormes pendant au dehors.

Zézette caressait l'animal, lui passait la main alternativement sur la patte et sur le nez!

Chausserouge pâlit. De peur d'effrayer le lion, il n'osait pas crier et Zézette, inconsciente du danger, joyeuse de pouvoir toucher la «bébête», continuait son manège, auquel Néron paraissait prendre plaisir.

Le dompteur s'approcha doucement par derrière et quand il fut à portée de l'enfant, il la saisit et la ramena brusquement à lui.

—Petite malheureuse! fit-il, tu veux donc te faire croquer!

Néron était réputé pour son affreux caractère et, à maintes reprises, il avait failli faire un mauvais parti aux garçons de piste qui avaient eu l'imprudence de l'approcher de trop près.

Alors, elle, d'un ton enfantin, qui désarma le père:

—Mais, papa, je ne voulais pas lui faire de mal!

Chausserouge serra sa fille contre lui. Son sang parlait en elle. Celle-là aussi serait une dompteuse.

Il lui expliqua seulement que parfois les bêtes étaient méchantes, soit qu'elles eussent mal dormi, soit qu'elles eussent envie de dîner et qu'il n'était jamais prudent aux petites filles de s'approcher trop près d'elles...

—Plus tard! dit-il, quand tu les connaîtras bien, quand elles aussi te connaîtront, tu pourras les caresser.

—Et tu m'emmèneras avec toi... dans les cages, dis, papa? demanda l'enfant enthousiasmée.

—Oui, si tu es sage et si tu m'écoutes! Seulement, auparavant, il faut bien travailler et contenter ta mère, qui se plaint que tu n'es pas gentille.

—Ça m'ennuie d'apprendre à lire.

—Quand, on veut devenir dompteur, il faut apprendre à lire comme papa!

De ce jour, Zézette, au grand étonnement d'Amélie, devint une élève docile et attentive et elle fit les plus rapides progrès.

Chausserouge expliqua à sa femme les motifs de ce changement si brusque, qui l'enchantait.

—Voilà l'indice d'une réelle vocation! Notre Zézette paiera nos dettes et rétablira la fortune de la ménagerie!

—S'il ne lui arrive pas malheur auparavant! soupirait la mère que ces dispositions inquiétaient.

Dès lors, chaque jour, à l'heure où il arrivait pour déjeuner, Zézette courait au-devant de Chausserouge:

—Papa, j'ai bien travaillé, ce matin... Ma récompense?

Le dompteur interrogeait la mère de l'oeil:

—Je suis très contente d'elle, répondait Amélie, elle a été très sage.

Alors Chausserouge embrassait sa fille, puis, après le repas, il la prenait par la main et tous deux descendaient à la ménagerie.

Et c'étaient de longues explications sur la nature, les moeurs, le caractère de chaque animal, dans un langage familier, presque enfantin, à la portée de la gamine, qui n'en perdait pas un mot.

Puis, on faisait un petit tour de balançoire sur la trompe de Moquart, un tour de promenade autour de l'établissement, à califourchon sur le dos d'un poney; on allait porter à Loustic, le grand cynocéphale roux, quelques friandises à grignoter. Dès qu'elle approchait, le singe bondissait dans sa cage, s'accrochait aux barreaux et riait à l'enfant, en découvrant ses dents blanches et en faisant entendre un cri guttural pareil à un bruit de crécelle.

Puis il tendait sa main velue que Zézette saisissait et dans laquelle elle déposait un fruit, une amande ou une noisette.

Et l'enfant s'amusait des mines de contentement de la bête et de sa hâte à enfouir dans les poches de ses joues les bonnes choses qu'elle lui apportait.

—Tu as tort, disait parfois Amélie, d'encourager les goûts de cette petite, elle finira par aimer mieux ses bêtes que nous.

Alors Chausserouge posait la question à l'enfant:

—Qui aimes-tu mieux, papa et maman ou Loustic et Moquart?

—J'aime mieux, répondait-elle invariablement, papa et maman et Loustic et Moquart.

On ne put jamais arriver à lui faire préciser un choix, ni à obtenir qu'elle ne mît pas sur la même ligne son père et sa mère et ses deux animaux favoris.

Et c'est ainsi qu'elle grandit, prenant de jour en jour un goût plus vif à la profession paternelle, puisant dans cette vie au grand air une vigueur extraordinaire.

Pendant quelque temps Chausserouge put croire que la mauvaise fortune était définitivement conjurée, et que la ménagerie allait finir par retrouver sa vogue d'antan.

Les mois passaient, la tournée se poursuivait avec des alternatives de gain ou de perte, mais le résultat général demeurait satisfaisant, à ce point que sur la proposition d'un barnum, qui fit miroiter à ses yeux l'espérance d'une campagne fructueuse, le dompteur se décida à pousser jusqu'en Italie.

Aussi bien, un mieux sensible s'était déclaré chez sa femme depuis qu'ils voyageaient dans le Midi.

Si Amélie n'était pas revenue à la santé, du moins son état s'était maintenu stationnaire et n'inspirait plus les mêmes inquiétudes.

Jean Tabary avait acquis dans le métier une expérience qui le mettait désormais a l'abri contre les imprudences des premiers jours, imprudences qui eussent mis l'établissement à deux doigts de sa perte, si Chausserouge ne se fût résigné à avoir recours à Vermieux.

Le souvenir de la dette contractée était du reste le seul souci qui altérât le contentement du dompteur, sans l'inquiéter toutefois outre mesure.

Il avait pu payer sans trop de gêne les premiers billets venus à échéance et l'espoir de la forte somme qu'avait fait luire à ses yeux le barnum italien augmentait encore sa confiance dans l'avenir.

Malheureusement, il ne tarda pas à s'apercevoir que ce n'était là qu'un temps d'arrêt dans l'adversité.

Il eut un brusque et douloureux réveil.

L'impresario s'était engagé à faire face aux frais considérables que nécessitait le transport de la ménagerie de l'autre côté de la frontière.

Il devait subvenir aux dépenses journalières jusqu'au jour de la première représentation.

C'était encore par ses soins qu'une immense publicité par affiches et dans la presse devait être faite dans toutes les villes où le dompteur devait séjourner.

Il devait ensuite encaisser et diviser en deux parties égales le montant des recettes.

C'était pour Chausserouge une excellente opération; pas un sou à débourser et des bénéfices assurés.

Aussi n'hésita-t-il pas à signer le traité que le signor Baldini—c'était le nom de l'impresario—avait préparé.

Du reste, cet Italien, aux manières patelines, au parler grasseyant, flatteur et cauteleux, inspirait à tous une égale confiance, sauf toutefois à Jean Tabary.

—As-tu bien pris tes renseignements sur ce bonhomme-là? demanda-t-il au dompteur.

—Tu es bête! répliqua Chausserouge. Il a déjà fait affaire jadis, m'a-t-il dit, avec mon collègue Perdel, qu'il a transporté à ses frais et par mer avec toute sa troupe, de Marseille en Espagne. Ce n'est pas sa première entreprise... Il a réussi déjà, il n'y a pas de raison pour qu'il ne réussisse pas avec moi!

—C'est égal, à ta place j'aurais demandé un cautionnement... quelque chose enfin, une garantie!

—Par exemple! c'eût été lui faire injure! C'est un homme trop loyal pour cela. Avant de toucher un sou, il n'hésite pas à avancer des sommes considérables, puisqu'il prend la charge de tous nos frais... Tu vois bien que nous n'avons rien à craindre.

—Je le souhaite, mais prends bien tes précautions... Il me parait bien poli pour être honnête et puis, en principe, je n'aime pas les Italboches!

—N'aie donc pas peur! Il ne se sauvera pas..., il a trop d'argent dehors.

—Oui, mais s'il nous laisse en plan...

—Je pense que tu es fou! Nous sommes là d'ailleurs!... Et puis, c'est à nous d'y veiller. Tu es le seul à avoir de ces ridicules préventions. Tiens, Amélie, qui est une femme très entendue, me disait encore hier:—C'est un coup de fortune qui nous tombe!

—Amélie n'est qu'une femme qui ne connaît pas grand'chose aux affaires. Il ne faut jamais s'illusionner et toujours voir les choses au pire. Si le mal que l'on redoute n'arrive pas, tant mieux, seulement il faut s'arranger pour n'être pas pris, le cas échéant, au dépourvu.

En attendant, pour ne pas rester au-dessous de sa réputation, Chausserouge songea à corser son spectacle.

Outre les vieux numéros traditionnels dans la ménagerie, il fallait trouver une attraction inédite, un exercice nouveau capable d'exciter la curiosité et de passionner le public.

Chausserouge savait que les Italiens, fort friands de ce genre de spectacle, ont chez eux des dompteurs renommés. Il ne voulut pas qu'il pût résulter de la comparaison, une infériorité pour les dompteurs français.

En un mot, pour réussir il convenait de mettre tous les atouts dans son jeu, mais il avait beau chercher, il ne pouvait rien trouver qui n'eût déjà été fait.

Et le temps pressait, l'époque arrivait où il allait falloir se mettre en route.

Ce fut le signor Baldini qui eut le premier une idée qui, disait-il, devait révolutionner l'Italie.

—Vous avez, dit-il à Chausserouge, dans son patois moitié français moitié italien, une petite fille bien intelligente et dont vous pourriez tirer un parti excellent.

—Ma fille! s'exclama Chausserouge, qui comprit et qui frémit à la pensée d'exposer Zézette à un pareil danger. Vous n'y pensez pas! Me servir de mon enfant! Ça, jamais!

—Pourquoi? Elle est très brave, elle adore les animaux et vous avez sur eux une puissance telle que votre seule présence suffira pour la mettre à l'abri de tout péril. N'avez-vous pas maintes fois fait entrer avec vous dans vos cages des étrangers avides d'émotions inédites?...

—Oui, des étrangers! mais, ma fille! je ne me sentirais plus la même sûreté!

—Au contraire, votre autorité sera décuplée... Et dès l'instant que vous êtes sûr de n'avoir pas à redouter de défaillance de la part de votre petite fille, qui est inconsciente du danger, qu'avez-vous à craindre?

—Sa mère n'y consentira jamais, dit Chausserouge, qui faiblissait.

Baldini haussa les épaules.

—Madame Chausserouge vous connaît trop pour douter de vous. Et elle ne peut pas; par son entêtement, vous forcer à refuser une occasion de fortune. Je vous assure, c'est la fortune assurée.

—Mais alors, quelle sorte d'exercice ferons-nous?

—Je pensais d'abord à la restitution d'une scène biblique: Daniel dans la fosse aux lions, par exemple... L'enfant figurerait Daniel, jeté en pâture aux animaux et délivré par l'ange... L'ange, ce serait vous... Avec un joli décor, de beaux costumes, une mise en scène soignée, ça ferait beaucoup d'effet.

—Oui, mais il faudrait laisser Zézette quelques instants seule dans la cage?

—Naturellement.

—Alors, n'y pensons plus! Ce sera déjà bien beau si je consens à la faire entrer en même temps que moi... La laisser seule, ce serait une témérité... Ce serait courir au-devant d'une catastrophe...

—Alors, une idée plus moderne. Vous pénétrez comme d'habitude dans la cage centrale, où sont rassemblés vos animaux, et vous êtes accompagné de la petite Zézette, costumée en clown. Vous accomplissez vos exercices ordinaires que répète comiquement votre petite fille, dans la mesure qui vous paraîtra possible...

—J'aime déjà mieux cette combinaison...

—Alors, c'est entendu?... Je vais m'occuper de la confection des affiches.

—Attendez!... Pas avant que je n'aie consulté ma femme...

Chausserouge se heurta, comme il s'y attendait, à la résistance d'Amélie.

Comme si elle n'avait pas assez des transes continuelles dans lesquelles elle vivait tous les jours, chaque fois que son mari entrait dans les cages!

Ah! oui, bien sûr, elle se refusait à ce qu'on tentât une expérience si périlleuse, qui mettrait en danger la vie de sa fille.

Si, plus tard, il devenait impossible d'empêcher Zézette de suivre sa vocation, elle se résignerait, mais, au moins, à ce moment-là, sa fille ne serait plus une enfant; elle comprendrait le danger auquel sa profession l'exposerait chaque jour, et elle serait de taille à tenir tête à ses terribles élèves.

Mais pour le présent, elle, la mère, s'opposait à ce qu'il fut donné suite à un projet qui constituait à la fois une imprudence et une mauvaise action.

Le dompteur, que les raisons de Baldini avaient pourtant à moitié vaincu, fut ébranlé de nouveau.

Toutefois, avant de s'arrêter à un parti définitif, il jugea utile, selon son habitude et comme il le faisait chaque fois qu'il s'agissait de prendre une décision importante, de consulter Jean Tabary.

Peut-être même au fond, son dilettantisme et son amour de l'imprévu, son désir de faire parler de lui le poussaient-ils tout bas à accepter?

En somme, n'avait-il pas jadis triomphé d'une difficulté bien plus grande, lorsqu'en Belgique, il avait, sans qu'il fut jamais survenu aucun accident, laissé exécuter dans la cage centrale des expériences d'hypnotisme?

Il se souvenait de l'effet immense produit, de l'enthousiasme qu'avaient excité ses lions, rugissant et bondissant sous la cravache, par-dessus la barrière que formait une femme raidie par la catalepsie, étendue en travers sur deux chaises.

Il trouva, ainsi que Baldini, un appui solide chez Jean Tabary.

—Mais c'est une idée de génie, s'écria le jeune homme, et pour la première fois je suis de l'avis de ton Italien. Mais, mon vieux, avec cela, nous allons dégôter les dompteurs passés, présents et futurs!

—Il y a eu déjà, objecta Chausserouge, le mouton que Perdel introduisait avec lui dans sa cage centrale et qu'il parvenait à faire respecter par ses animaux.

—Eh bien! c'est à cela que Perdel doit sa renommée! Que sera-ce quand on saura que Chausserouge a remplacé le mouton par son propre enfant!

—Oui, mais songes-tu quel sang-froid il me faudra, quelle émotion je ressentirai...

—Parbleu! si j'y songe, et c'est justement cela qui doublera ton énergie et assurera le succès.

—C'est ce que Baldini me disait.

—Il a raison! Tu as tenté tout ce que tes collègues ont tenté... Tu les a surpassés par l'audace que tu as déployée et c'est ainsi que tu es parvenu à te faire un nom... Il s'agit aujourd'hui d'arriver à faire ce qu'aucun d'eux n'a jamais essayé et n'essaiera jamais... Je vais faire comprendre à ta femme que c'est à la fois ta gloire et ta fortune qui est en jeu... Songe donc, mon cher ami, tu auras réalisé l'impossible!

—Jean, ne me dis pas cela! Tu ne sais pas quel combat se livre en moi... Je ne crains rien pour moi... Mais songe donc, s'il allait arriver un accident, quel remords!

—Je ne dis pas, s'il s'agissait de travailler avec la première enfant venue! Mais il s'agit de Zézette... une gamine qui fait mon admiration... une gamine qui tient de toi... et qui, avec ses neuf ans, est aussi brave que père et mère. Elle a du sang de dompteur dans les veines... Te souviens-tu quand tu l'a surprise en train de caresser Néron? Et puis, on lui trouvera un petit numéro bien tranquille et bien drôle. Elle va être aux anges, ta môme! D'ailleurs toutes les bêtes la connaissent... elle s'est élevée au milieu d'elles... Il n'y en a pas une qui voudrait lui faire du mal? conclut en riant Jean Tabary.

—Les bêtes, dit Chausserouge, n'ont ni reconnaissance, ni tendresse aveugle... Elles ont leur nature, qui prend trop souvent le dessus et quand on s'y attend le moins. Il ne faut pas te le dissimuler, si je n'avais ni l'habitude, ni surtout une bonne ficelle entre les doigts, il y a probablement longtemps que j'aurais été boulotté. Et pourtant, il n'y a pas de dompteur qui soit plus familier que moi avec ses animaux. Le malheur vient quand on n'y pense pas... Vois mon père, qui, pendant trente ans de sa vie, n'a jamais eu une égratignure... Il a suffi pour l'enlever d'une circonstance bête.

—Enfin, qui ne risque rien n'a rien! Veux-tu que je t'indique un moyen de triompher sûrement, des résistances de ta femme... Demande à Zézette, si elle a envie de t'accompagner dans les cages?

—Oh! je suis sûr de la réponse, dit Chausserouge en souriant.

—Essayons toujours, ça ne coûte rien!

Le Dompteur fit venir sa petite fille.

Zézette, déjà grandette pour son âge, accourut joyeuse à l'appel de son père.

—Écoute, mignonne, lui dit François, très tendre, tu sais que je t'ai promis de te faire un grand, grand plaisir, si tu étais sage... et si tu travaillais bien... Eh bien! je suis content de toi. Veux-tu entrer avec moi dans les cages... Je te ferai faire un beau costume et tu feras travailler les animaux, en même temps que moi!

La petite fille regarda fixement son père, les yeux brillants de plaisir.

Un instant elle resta sans parole, comme si elle ne croyait pas qu'un tel bonheur pût sitôt lui être réservé.

—C'est vrai, dis, petit père, demanda-t-elle enfin la voix tremblante d'émotion, tu voudrais bien?... C'est pour de bon?...

—Je te le demande... Mais aussi, je veux être sûr que tu n'auras pas peur.

—Moi, peur? De quoi? Je n'aurai pas plus peur que toi! Les bêtes, elles ne sont pas méchantes... elles me connaissent! Dis! alors c'est vrai que tu veux bien que j'entre avec toi, partout...

—Pas partout, mais dans la grande cage avec les lions...

—Et puis, la Grandeur... et puis Loustic? Hein! Ça va? Si tu veux, ça sera moi qui ferai danser la Grandeur!

Et la petite fille, sans attendre la réponse, s'échappa des bras de son père et courut au fond de la ménagerie.

—La Grandeur! cria-t-elle, c'est avec moi que tu vas travailler, maintenant! Tu verras, mon petit, si tu n'obéis pas!

—Qu'est-ce que je te disais? dit Chausserouge à Jean.

—Écoute, petit père! dit l'enfant en revenant vers François, si tu veux être sur que je n'aurai pas peur, essaye-moi tout de suite! Tiens! veux-tu que j'entre tout de suite avec la Grandeur?

—Ah! une idée! dis Jean, fais ce que demande ta fille. Si ça va bien, j'appelle ta femme. Quand elle verra comment manoeuvre Zézette, elle finira par consentir. Et avec l'ours...

—Oh! celui-là, j'en réponds! interrompit Chausserouge. Je me promènerais dans la rue avec lui sans rien craindre.

Séance tenante, le dompteur se fit ouvrir la cage de la Grandeur. Il entra le premier et introduisit l'enfant derrière lui.

A la vue de Zézette, l'ours se dressa sur ses pattes de derrière et marcha au-devant d'elle.

Le père, son fouet à la main, se tenait prêt à intervenir.

—Passe-moi la ficelle, dit la gamine, et laisse-moi faire. Ah! donne-moi du sucre!

Alors, l'enfant, avec un sérieux et une crânerie admirables, répéta pour son compte tous les exercices qu'elle avait vu mille fois exécuter par son père.

Quand elle fut à deux pas de l'animal, droite et la tête haute, elle lui donna sur les pattes un léger coup du manche de son fouet, puis, élevant de la main gauche un morceau de sucre:

--- Voici pour vous, monsieur la Grandeur, mais il faut le gagner! Dansez!

Mais au lieu d'obéir, l'animal fit entendre un sourd grondement, avançant le museau vers la friandise promise...

—Voulez-vous danser tout de suite! répéta l'enfant en tapant du pied.

Et se souvenant du procédé de son père pour le contraindre à travailler, elle lui cingla de sa lanière les jambes de derrière, jusqu'à ce que, vaincu par la douleur, il se résignât à sauter d'un pied sur l'autre avec le balancement particulier aux animaux de son espèce et qu'il accompagnait d'une série de grognements plaintifs.

—Allez! Allez... toujours! criait Zézette, tu vois, papa, il ne manque plus que la musique!

—Courez chercher madame Chausserouge! dit Jean tout bas à un des garçons de piste, qui, debout devant la cage, s'émerveillaient de l'audace et de l'adresse de l'enfant.

Amélie arriva rapidement, sans se douter de rien. Elle resta stupéfaite.

Au moment où elle apparaissait devant les barreaux, Zézette avait interrompu l'exercice et elle tendait du bout des dents à la Grandeur un morceau de sucre que l'animal vint docilement et toujours «chantant» cueillir entre ses lèvres.

—Et ce n'est pas plus difficile que cela! fit Zézette en battant des mains, tandis que l'ours retombait sur ses quatre pattes. Tu vois, maman, avec la Grandeur, nous sommes une paire d'amis!... Maintenant à un autre!

—Ah! non, ça suffit! dit Chausserouge tout à fait rassuré maintenant.

Il saisit l'enfant, l'enleva dans ses bras et l'embrassa sur les deux joues.

—Maintenant sortons! fit-il, en voilà assez pour aujourd'hui.

—Déjà! dit Zézette d'un ton chagrin, déjà! Je m'amuse tant! Je n'ai donc pas été assez sage?

Et avant que son père ait pu s'y opposer, elle ressaisit son fouet, courut vers l'ours qui, dans un coin de la cage, se léchait les babines.

—Couchez-vous! allons, couchez-vous, monsieur la Grandeur!

Elle l'empoigna par une oreille, le bouscula jusqu'à ce qu'il se fût étendu à terre.

Alors, elle s'assit tranquillement entre ses pattes, la tête appuyée sur le ventre de la bête, tandis que de la main droite, elle lissait le plastron jaune et soyeux qui est la caractéristique de l'ours des cocotiers, puis, après une demi-minute de repos, elle se souleva sur un coude, baisa brusquement la Grandeur sur le museau et se releva prestement.

—Es-tu content, papa, et as-tu encore peur pour ta fille?

—Je n'aurai plus jamais peur! dit Chausserouge, les larmes aux yeux.

Il se fit ouvrir la porte et sortit avec sa fille.

Amélie, encore toute tremblante, embrassa longuement l'enfant, sans pouvoir articuler un mot.

—Oh! maman! maman! Comme je serai sage! Si tu savais comme c'est amusant! On recommencera, dis papa, et tu me feras entrer dans toutes... toutes les cages?

—Eh bien! madame Amélie! craindrez-vous encore? demanda Jean Tabary, triomphant.

La jeune femme ne répondit pas. Elle leva les yeux de l'air de quelqu'un qui se soumet, quoique bien à contre-coeur.

—Le sort en est jeté! fit-elle, puisqu'il doit en être ainsi, advienne que pourra!

A partir de ce jour-là, Chausserouge commença officiellement l'éducation de sa fille.

Toutes les après-midi, il descendait avec elle dans la ménagerie et successivement il la fit entrer avec lui dans les cages des différents animaux.

Non seulement Zézette montrait un courage extraordinaire, mais encore elle prenait un plaisir extrême à ces tentatives.

Elle attendait chaque jour avec impatience l'heure de les renouveler et elle enchantait son père par son entrain et sa bonne volonté.

Baldini assista à plusieurs séances et, comme tout le monde, il fut frappé de l'aplomb et de l'énergie que déployait la petite fille.

—Mon cher, dit-il à Chausserouge, souvenez-vous de ce que je vous dis, vous aurez un grand succès!

Quand on apporta pour la première fois à Zézette le costume pailleté d'argent qu'elle devait revêtir, son enthousiasme ne connut plus de bornes.

Elle eût voulu débuter le lendemain.

On eût quelque peine à calmer son ardeur. On y parvint en lui assurant que l'heure approchait où bientôt elle pourrait paraître devant le public. En effet, Baldini, qui était parti en fourrier, ayant télégraphié de Turin pour annoncer que tout était prêt, que l'arrivée de la ménagerie était annoncée et préparée, Chausserouge donna l'ordre du départ.

Amélie n'avait pu prendre son parti de cette double décision: elle ne se résignait que bien à contre-coeur à quitter la France et à voir son enfant aborder si brusquement une carrière si aventureuse. Elle avait rêvé pour elle une autre existence.

Mais puisque le bonheur de Zézette d'une part, le succès de l'établissement de l'autre semblaient attachés à la tentative nouvelle, elle fit taire ses regrets comme ses craintes et elle suivit son mari, sans hasarder même une observation.

Baldini avait bien fait les choses. Depuis huit jours, tous les journaux étaient pleins du récit des actes de bravoure de Chausserouge.

La curiosité était vivement excitée et on annonçait l'arrivée dans la ville de plusieurs dompteurs italiens, désireux de voir de près leur illustre collègue français.

Le soir du jour où la ménagerie fit son entrée à Turin, au milieu d'une affluence considérable accourue de tous les points de la cité, et procéda à son installation, le dompteur fit, avec sa fille, une promenade dans la ville.

Sur tous les murs étaient placardées des affiches multicolores en français et en italien, avec le nom de Chausserouge en lettres d'un demi-pied.

—Vois-tu, dit François à sa fille, combien il est utile de savoir lire.

Et, s'arrêtant devant une affiche:

—Tiens, comment y a-t-il, là?

Et Zézette, émerveillée, épela lentement:



CE SOIR ET LES JOURS SUIVANTS
à 8 h. 1/2 du soir
AVEC LA PERMISSION DES AUTORITÉS DE LA VILLE.
GRANDE REPRÉSENTATION
du célèbre dompteur
FRANÇOIS CHAUSSEROUGE
POUR LA PREMIÈRE FOIS
LA FILLE DU DOMPTEUR, MADEMOISELLE
ZÉZETTE
âgée de 9 ans
ENTRERA DANS LA CAGE AVEC SON PÈRE


Suivait l'ordre des exercices et la nomenclature de tous les pensionnaires de la ménagerie.

En voyant son nom imprimé en gros caractères, au-dessous de celui de son père, Zézette sauta de joie.

—Tu verras, papa, tu seras content de moi, je te promets!

Et de retour à la ménagerie:

—Maman, cria-t-elle, je suis sur l'affiche! Si tu voyais... grand comme ça!

Le soir, elle ne mangea pas. Aussitôt après dîner, deux heures avant la représentation, il fallut lui laisser endosser son costume, tant elle avait hâte de s'en revêtir.

Avec une tristesse mêlée de fierté, Amélie remplit les fonctions d'habilleuse.

Zézette était charmante dans son maillot bleu et collant, sa veste très courte soutachée d'argent qui laissait passer les paillettes de sa ragrafe, et sa perruque à toupet de clown.

Son apparition en parade, au milieu du fracas de l'orchestre, à côté de son père, cambré dans son dolman à brandebourgs, causa une émotion.

Elle se promenait, très crâne, devant le contrôle, une minuscule cravache à pommeau d'or passée sous le bras droit.

Parfois elle s'arrêtait, faisait quelques agaceries à Loustic, perché au haut d'un piquet, passait sa main sur le bec du cormoran Gustave et mêlait sa voix grêle à celle du bonisseur, chaque fois que les cuivres se taisaient.

—Entrez! messieurs! mesdames! La représentation va commencer! Entrez!

La salle était comble quand son tour arriva de paraître dans les cages. Déjà son père, dans les périlleux exercices par lesquels il avait débuté, avait obtenu un grand succès, mais l'on peut dire que toute la curiosité s'était portée sur elle.

Qu'allait pouvoir faire en face de ces fauves terribles, qu'un homme comme Chausserouge avait peine à mater, une enfant de neuf ans?

L'oeil brillant de plaisir, elle attendit derrière la cage que le bonisseur aidé du garçon de piste eut terminé la sélection des animaux.

Amélie était là; elle prit sa fille dans ses bras et la serra contre elle avec tendresse.

—Il ne faut pas trembler, maman, il n'y a pas de quoi, regarde!... Moi, je n'ai pas peur?

—Vrai! demanda Chausserouge, plus ému qu'il ne voulait le paraître, tu n'as pas peur?

—Ah! tu vas bien voir, par exemple! dit la petite fille en levant la tête d'un air de défi.

—Après la répétition d'hier, fit Baldini, vous pouvez être tranquille, Chausserouge, et vous allez entendre les applaudissements.

—François!... La gosse!... demanda Jean Tabary, qui apparut derrière la cage. Êtes-vous prêts? Peut-on annoncer?

—Allez-y! cria la triomphante Zézette.

Alors, d'une voix de stentor qui retentit d'un bout à l'autre de la ménagerie, Jean clama:

—Le dompteur Chausserouge et sa fille Zézette dans les cages!

François frappa trois coups du pommeau de sa cravache à la porte intérieure, qui s'ouvrit, et il entra, souriant et le front haut, donnant la main à sa fille.

Une salve d'applaudissements les accueillit. Tous deux saluèrent et firent deux pas en arrière, tandis que Jean Tabary tirait un portant et livrait passage aux deux lionnes Rachel et Saïda.

—La barrière! commanda Chausserouge.

Puis, quand il eut fait en personne exécuter à ses bêtes les exercices ordinaires et comme il feignait de donner l'ordre de les faire sortir:

—Monsieur Chausserouge! dit Zézette, je ne trouve pas que ce soit bien fort, votre entrée de cage! J'en ferais bien autant!

—Vous, mademoiselle!

—Parfaitement, monsieur Chausserouge!

—Est-ce que par hasard, vous prétendriez faire mieux que moi?

—Certainement! si vous voulez bien le permettre!

—Si je permets?... Eh bien! je serais curieux de voir...

Zézette prit une pose, comme jadis le légendaire Chadwick au Cirque d'Hiver quand il s'adressait à M. Loyal, et interpellant Jean Tabary:

—Dites-moi, monsieur le bonisseur! Vous n'auriez pas dans votre ménagerie une bête, un ours, ce que vous voudrez... à me confier pour quelques instants?

—Un ours, si! J'aurais la Grandeur... Mais vous allez le faire croquer par les deux lionnes, mademoiselle!

—Nous verrons bien!... Envoyez toujours!

—Faut-il, monsieur Chausserouge?

—Allez! allez! Rira bien qui rira le dernier!

Et Jean Tabary introduisit la Grandeur.

A peine entré et sur un signe de Zézette, l'ours se dressait sur ses pattes de derrière et avançait, marchant presque à reculons l'oeil fixé sur les deux lionnes, qui, tapies dans un angle de la cage, les oreilles basses et l'oeil sanglant, découvraient en grondant leurs terribles mâchoires.

—Est-ce que vous auriez peur, monsieur la Grandeur? demanda Zézette. Voyons! allez dire bonjour à ces deux aimables personnes, qui vous sourient si agréablement.

Mais comme la Grandeur secouait la tête en ronchonnant, peu soucieux d'aller donner le baiser de paix aux deux fauves:

—Ah! c'est cela, monsieur la Grandeur! je ne me trompais pas. Vous avez peur! Eh bien, il faut au moins que vous vous rendiez utile à quelque chose. Puisque vous ne voulez pas aller au devant de Rachel et de Saïda, ce seront elles qui feront les premiers pas... Regardez bien, monsieur Chausserouge! La barrière vivante!

Par la porte de sortie, on passait deux tabourets que l'enfant disposait tout près des barreaux.

Elle faisait alors monter la Grandeur sur ces piédestaux improvisés, de façon qu'il posât également sur les deux sièges.

Elle retirait ensuite doucement le second tabouret jusqu'au milieu de la cage de façon à ce que l'ours, dont la tête restait face au public, formât une sorte de barrière vivante, puis elle marchait sur les deux lionnes, la cravache haute:

—Sautez, mes belles!

Et les deux fauves, rugissant, répétaient par dessus le dos de la Grandeur l'exercice que leur avait fait exécuter l'instant d'avant François Chausserouge.

—Je suis obligé de me rendre, proclamait alors le dompteur, dès que les applaudissements qui saluaient Zézette avaient cessé, vous êtes plus forte que moi, mademoiselle!

—Quand je vous le disais; mais ce n'est pas tout?

Sur un signe, Jean Tabary tirait un portant et réintégrait les deux lionnes.

L'enfant faisait alors descendre la Grandeur, visiblement soulagé, couchait en travers les deux sièges, passait un mors en bois dans la gueule de l'animal, lui sautait sur le dos et, à cheval sur cette monture d'un nouveau genre, elle trottait autour de la cage, aussi vite que le lui permettait les jambes courtes de la bête pesante qu'elle actionnait de sa houssine.

Elle la faisait sauter par dessus les tabourets, puis l'arrêtait court et saluait en envoyant des baisers à l'assistance.

L'aisance avec laquelle Zézette manoeuvrait son ours enleva le public, qui ne lui ménagea pas les acclamations, et elle termina la représentation en dansant une bourrée d'Auvergne en face de la Grandeur, heureux de sentir enfin la fin de ses épreuves et l'heure de la récompense, le morceau de sucre traditionnel, qu'il devait cueillir sur les lèvres de sa petite maîtresse.

L'effet fut tel que l'avait prévenu Baldini, c'est-à-dire immense. Le bruit se répandit rapidement du début triomphal du petit prodige.

Il fut de mode d'aller l'applaudir et, pendant trente jours, l'impresario encaissa des recettes que la ménagerie n'avait jamais connues, même au temps de sa plus grande vogue.

—Eh bien! dit Chausserouge à Jean Tabary, ai-je eu raison de passer outre, de ne pas t'écouter?... Je sentais bien que le succès était au bout de notre entreprise! Ah! Baldini est un malin...

—Trop malin peut-être! dit Tabary, toujours sceptique. T'a-t-il rendu des comptes?

—Non! il faut bien d'abord qu'il se rembourse de la part qu'il a avancée pour moi, puisqu'il a fait face, jusqu'à ce jour, à tous les frais... Après, nous compterons!...

—Alors, compte donc le plus tôt possible!

Mais quand Chausserouge, que la défiance du jeune homme avait rendu soupçonneux à son tour, voulut parler intérêts à Baldini:

—Mon cher, répliqua l'Italien, une affaire comme celle-là ne se règle pas du jour au lendemain. J'ai toute une comptabilité à mettre en ordre... Laissez-moi donc faire! Aussi bien, vous n'avez pas eu à vous plaindre de moi jusqu'à ce jour... Il faut que j'établisse une balance exacte des frais considérables dont j'ai dû faire l'avance... que je prépare en outre notre prochaine campagne, car voici le moment arrivé où il nous faudra quitter Turin... Je suis d'avis qu'il ne convient pas de s'arrêter en si beau chemin... A Milan, nous avons encore des recettes pareilles à réaliser... Nos bénéfices actuels vont nous permettre de jouer sur le velours sans rien risquer... Quand j'aurai fait dans la capitale de la Lombardie une publicité semblable, que nos premières représentations nous auront fait rentrer ces nouveaux débours, il sera temps de compter et, ce jour-là, vous ne vous plaindrez pas, je vous jure, de m'avoir laissé la disposition des fonds qui, dès à présent, vous reviennent.

Il parla longtemps pour esquiver un règlement de comptes, et si bien que Chausserouge se laissa convaincre...

Il fut d'ailleurs d'autant plus facile à persuader que son succès l'avait grisé. Il y avait si longtemps qu'il était déshabitué des comptes rendus flatteurs et des acclamations d'un public enthousiaste.

Quant à Zézette, chaque nouvelle représentation augmentait son assurance. Maintenant son père voyait sans inquiétude approcher l'heure de son entrée en cage, les animaux s'étaient accoutumés à elle et, pour un peu, il l'eût à présent laissée seule exécuter ses exercices.

Pour renouveler la curiosité, Jean avait imaginé un nouveau numéro: la présentation en liberté de Loustic, costumé en gymnaste, à qui l'enfant faisait faire des rétablissements au trapèze et des sauts périlleux.

Moquart était également mis à contribution. Sous la direction et au commandement de Zézette, l'intelligente bête, qu'on avait affublée d'une couverture rouge brodée d'or, d'une gigantesque paire de lunettes, d'une collerette tuyautée et d'un chapeau pointu de clown, jouait de la grosse caisse, de l'orgue de Barbarie, comptait jusqu'à dix, désignait la personne la plus ivrogne de la société,—il s'arrêtait toujours devant Jean Tabary,—la plus amoureuse et la plus jolie de l'assistance.

Le tout scandé d'un accompagnement de cymbales que manoeuvrait Loustic avec une virtuosité et une dextérité sans pareilles.

On inaugura également, pour la plus grande joie de Zézette, les grandes promenades dans la ville, en costumes, et c'était toujours Zézette qui clôturait la marche, montée tantôt sur Moquart, tantôt sur l'Etourdi, le poney de Chausserouge.

La petite prenait au sérieux son rôle d'étoile et c'était avec le plus grand calme et la plus sérieuse conviction qu'elle recueillait sur son passage les témoignages de sympathie de ses admirateurs.

Seule, Amélie conservait toujours une angoisse dont elle n'était pas maîtresse, chaque fois qu'elle assistait une représentation et qu'elle voyait sa fille aux prises avec les lionnes.

La présence de Chausserouge, attentif au moindre mouvement de l'enfant et prêt, en cas de danger, à intervenir vigoureusement, ne suffisait pas pour la rassurer.

L'énergie de Zézette, qui puisait dans l'habitude une nouvelle hardiesse, loin de la tranquilliser ne faisait qu'augmenter son effroi.

Qui sait si un jour un animal mal disposé n'accueillerait pas mal un coup de houssine, appliqué imprudemment, et alors si le père allait ne pas arriver à temps!

Et elle voyait son enfant, étendue, râlant sur le plancher de la cage, ses membres grêles broyés par les mâchoires puissantes des fauves!

Zézette, de plus en plus insouciante, s'amusait des terreurs que sa mère manifestait, bien à tort, selon elle.

—Mais puisque je te dis, maman, qu'il n'y a pas de danger!... Je le sais bien, moi!

—Ma chérie, je t'en prie, sois bien prudente..., prends bien garde!

Et il fallait que Chausserouge intervint d'un ton bourru:

—Ma parole, si la petite n'était si sûre d'elle, si elle n'était pas si crâne, il y en aurait assez pour lui ficher le trac!... Laisse-la donc faire... elle n'est pas en peine. Tu vas voir, à Milan, ça va bien être autre chose. Nous sommes en train d'imaginer une nouvelle attraction, Tabary et moi!

Après un mois de séjour, Chausserouge donna sa représentation d'adieux et, sur l'avis que Baldini lui envoya, l'informant que la publicité était faite, il partit pour la Lombardie.

Une déception terrible l'attendait. Au lieu de rencontrer, comme il s'y attendait, son impresario à la porte de la ville, il tomba dans une cité où, non seulement sa venue n'était point préparée, mais où son nom était même inconnu.

Pas une affiche sur les murailles; nulle curiosité de la part des habitants. De l'étonnement seulement à la vue de ce matériel imposant, débarquant on ne savait d'où, arrivant à l'improviste.

A l'Hôtel de Ville, nul ne put renseigner Chausserouge. Baldini y était inconnu et personne n'était venu demander une permission de séjour, ni un emplacement pour la ménagerie.

On parut même assez mal disposé pour ces étrangers, à la déconvenue desquels on n'ajoutait aucune créance.

Toutefois, on consentit, bien que d'assez mauvaise grâce, à les laisser stationner sur un des cours éloignés de la ville.

Chausserouge revint désespéré, la rage au coeur. Jean Tabary avait eu raison de se méfier. Ses prévisions ne l'avaient pas trompé!

Il avait flairé dans Baldini un aventurier, un filou adroit, préparant de longue main ses escroqueries, sachant amadouer ses dupes.

Pourquoi n'avait-il pas pris, lui, Chausserouge, ses précautions, comme, si souvent, Jean l'avait invité à le faire? Par quel aveuglement avait-il donc été frappé pour ne rien voir, pour n'avoir pas eu une minute de doute?

Ainsi, il était maintenant en pays étranger, réduit à ses propres ressources, ayant perdu le bénéfice d'un mois de triomphe, où il avait réalisé les plus grosses recettes de sa vie!

Si maintenant ce succès allait l'abandonner, il allait se trouver dans l'obligation de dépenser tout ce qui lui restait, ou à peu près, de la somme prêtée par Vermieux, et uniquement pour se rapatrier!

—Tu vois, dit Tabary avec un sourire forcé, tu vois si je m'étais trompé! Ton Baldini!... Eh bien, nous voilà propres maintenant!

—Si je le tenais, hurla Chausserouge, je le fouterais à bouffer à mes bêtes!

—Sais-tu ce que ça fait, continua Tabary, c'est vingt-cinq mille francs tout net qu'il nous emporte!... tout simplement... Il paraît que ça t'amuse de travailler pour les autres.

—Tiens! tais-toi! tais-toi! dit le dompteur en cassant en deux, d'un mouvement nerveux, la canne qu'il tenait à la main. Mais maintenant, qu'allons-nous faire?... Puisque tu es si fort, donne-moi un conseil..., je le suivrai aujourd'hui...

—C'est un peu tard... Mais, enfin, mieux vaut tard que jamais... Puisque nous sommes ici, m'est avis qu'il faut en profiter. Ce n'est pas le moment de s'endormir... Tu vas d'abord aller déposer la plainte chez le procureur du roi, écrire à celui de Turin. Moi, pendant ce temps-là, je vais réparer le temps perdu, installer la ménagerie et commencer le potin dans les journaux... Cette fois-ci, il n'y aura pas de Baldini et la galette sera bien à nous...

Séance tenante, et pendant que Chausserouge courait au tribunal, Tabary se mit à l'oeuvre, mais il se heurta à des difficultés qu'il ne soupçonnait même pas.

Son ignorance de la langue italienne lui rendait extrêmement difficiles les relations avec les gens qu'il était obligé de voir, avec lesquels il lui fallait traiter.

Autant la population, la presse, la municipalité, bien préparées, chauffées à blanc par un compatriote, s'étaient montrées sympathiques à Turin, autant elles manifestaient de méfiance et de mauvaise volonté à Milan.

On eût dit que brusquement le charme s'était rompu.

Toutefois, il parvint tant bien que mal à organiser une série de représentations, mais le dompteur ne trouva plus ce public chaud devant lequel il avait fait débuter sa petite fille.

Il fut, au contraire, accueilli avec une sorte de prévention.

Des applaudissements maigres récompensèrent mal ses efforts, et les exercices de Zézette, accomplis pourtant par la petite fille avec la même maestria, excitèrent plus de pitié que d'enthousiasme.

On s'indigna contre la barbarie de ce père, qui contraignait une enfant si jeune à ceindre la ragrafe traditionnelle et à affronter sans défense des animaux aussi redoutables.

Des journaux se firent les interprètes de la pensée publique en s'élevant contre ce spectacle, qu'ils qualifiaient d'exhibition malsaine et attentatoire à la morale.

Ils firent appel à la conscience des magistrats de la ville, les invitant à ne pas tolérer plus longtemps que des saltimbanques étrangers donnassent l'exemple d'un semblable scandale...

A la suite de cette campagne, dont se ressentirent les recettes, un commissaire délégué par le Parquet vint faire une descente dans la ménagerie, accompagné d'un médecin.

Après s'être fait représenter les papiers du dompteur et s'être assuré que l'installation de la ménagerie était telle qu'il ne pouvait, en cas d'alerte ou de négligence, en résulter aucun danger pour les spectateurs, il interrogea longuement Zézette.

Il avait pleins pouvoirs, au cas où la moindre infraction aux règlements de police en vigueur dans le pays serait constatée, pour interdire impitoyablement toute représentation, mais il dut s'en retourner comme il était venu.

Outre qu'il ne put relever aucune contravention, les réponses de la petite fille le convainquirent que non seulement il n'était exercé à son égard aucun sévices, mais qu'au contraire l'empêchement qui pouvait lui être notifié de paraître dans les cages serait pour elle la plus dure des privations.

—Mais, monsieur, moi... j'aime mes bêtes... et mes bêtes m'adorent... Papa me permet de les faire travailler sous ses yeux, parce que j'ai été très sage... et que je l'ai mérité par mon application... Demandez-lui!... Oh! non; dites, n'est-ce pas, vous ne voulez pas m'empêcher de continuer...

Et comme le fonctionnaire, très étonné, ne répondait pas, elle fondit en larmes.

—Mais qu'est-ce que ça peut vous faire? Ce n'est pas vous qui entrez dans les cages!

Puis, se réfugiant dans les bras de son père, qui avait assisté à cet interrogatoire:

—Mais, explique donc, papa... qu'il n'y a pas de danger!

L'autorisation fut maintenue, mais il demeura évident qu'on n'attendait qu'une occasion propice pour la retirer. Une circonstance sans importance, mais qui eût pu avoir des conséquences graves, ne tarda pas à la fournir.

Un soir,—c'était à la cinquième soirée—Zézette était en train de faire manoeuvrer les lionnes.

L'une d'elles, Saïda, montrait une indocilité qui ne lui était pas habituelle. Tapie dans un angle de la cage, elle refusait d'obéir.

Zézette voulait approcher, mais son père l'arrêta.

—Je veux qu'elle saute! criait la petite, en tapant du pied. Donne ton fouet, papa!

Le père se fit immédiatement passer une petite fourche pour se tenir prêt à parer à tout accident, et il marcha à côté de l'enfant, qui s'avançait, le fouet levé, vers la bête.

A ce moment, Saïda, entraînée par l'exemple de sa compagne qui obéissait, bondit à son tour, mais, dans son élan, elle renversa la petite fille, qui avait fait imprudemment un pas en avant au moment même où la bête s'enlevait.

Rapidement, Chausserouge fit volte-face, la fourche en arrêt, pour tenir en respect la lionne et l'empêcher de revenir à la charge.

Déjà Zézette s'était relevée, mais dans sa chute, son front avait rencontré l'angle d'un des tabourets sur lesquels était juché La Grandeur et un mince filet de sang coulait le long de ses narines.

—La porte! cria le dompteur, incertain si son enfant n'avait pas reçu une blessure plus grave, un coup de griffe peut-être...

Jean Tabary tira le portant, les deux lionnes bondirent hors de la cage centrale et le dompteur ayant salué, ainsi que Zézette restée souriante, malgré la douleur, sortit, entraînant sa fille.

--- Tu es blessée? Où te sens-tu mal? demanda-t-il d'une voix altérée.

Maintenant que le danger était passé, il tremblait de tous ses membres.

—Moi! je n'ai rien... je me suis cogné le front simplement! fit stoïquement la gamine, c'est ma faute... je n'avais qu'à faire attention.

Puis, remarquant que par hasard sa mère était absente:

—Heureusement que maman n'est pas là! Elle m'aurait crue morte.

Un docteur qui se trouvait dans l'assistance vint offrir ses services. Il bassina avec de l'eau froide le front de l'enfant, y appliqua une compresse.

—Ça ne sera rien, dit-il, une contusion... Plus peur que de mal, heureusement...

—Mais, monsieur! riposta Zézette, je n'ai pas même eu peur!

Cependant la foule, inattentive désormais aux nouveaux exercices, restait dans la ménagerie, toujours sous le coup de l'émotion que ce commencement de drame avait fait éprouver.

La petite Zézette était-elle blessée grièvement? Qu'était-il résulté de l'accident?

Il n'y avait qu'un moyen de rassurer les spectateurs, c'était de faire reparaître Zézette.

Le médecin remplaça la compresse par un morceau de diachylum, qu'il prit dans la pharmacie portative de la ménagerie, et l'enfant revint saluer le public.

D'unanimes applaudissements accueillirent sa rentrée. Mais l'incident fit du bruit; grossi par l'imagination des assistants, il prit des proportions inattendues dont s'émurent les autorités.

Dès le lendemain, on notifiait à Chausserouge une interdiction en règle et l'ordre de quitter la ville au plus tôt.

Cette mésaventure mit le comble au désastre provoqué par l'escroquerie de l'impresario et atterra Chausserouge.

Il fallut alors carrément avoir recours au fonds de réserve, à ce qui restait du prêt consenti par Vermieux.

Jean Tabary fut le seul qui conservât dans cette débâcle un peu de sang-froid.

—Eh bien! voila tout, c'est la guigne! Une première imprudence en amène fatalement une autre. Après t'être confié ridiculement à cet Italien de malheur, tu t'es laissé griser par ton succès à Turin, et tu n'as même pas pensé à demander des garanties avant de partir pour Milan. Ici, tu t'es trouvé le bec dans l'eau, avoue que c'est pain bénit... Puis, nous avons eu la déveine de tomber sur des gens à cerveau étroit, qui n'avaient qu'un désir, nous être désagréables... Nous avons écopé... C'était dans l'ordre des choses... Quant, à moi, on ne m'ôtera jamais de l'idée que nous devons cette hostilité à la jalousie des dompteurs italiens, à qui, si nous avions réussi une seconde fois, nous enlevions le pain de la bouche.

—Et maintenant, que nous faut-il faire? Nous sommes à cinquante lieues de la frontière. Ça va nous coûter les yeux de la tête pour nous rapatrier... Si nous faisions des démarches pour obtenir la levée de l'interdiction?

—C'est inutile. Nous ne l'obtiendrions pas... A présent l'Italie est brûlée. Nous n'avons plus qu'une ressource... Revenir comme nous pourrons et par les voies les plus rapides. Une fois en France, nous verrons à nous débrouiller... Nous les avons trop vus, pour notre malheur, ces sales macaronis!

—Pourtant, c'est chez eux que Perdel a obtenu ses plus grands succès, la consécration définitive de sa renommée... On l'a décoré en grande pompe de l'Ordre national du pays... On peut dire qu'il y a fait sa fortune!

—Il n'y a pas à discuter... Perdel a eu la chance... et nous avons la guigne... Voilà qui est clair. Et toutes les réflexions que nous pourrions faire à ce sujet ne changeraient rien à la situation.

Comme si toutes les déveines se fussent conjurées pour accabler le malheureux dompteur, une aggravation subite se manifesta dans l'état d'Amélie. Une véritable rechute, qui rendait bien difficile la continuation du voyage.

Il y avait à peine une semaine, qu'à marches forcées, la ménagerie avait repris le chemin de la France et chacun de ces jours sans recettes coûtait gros.

Amélie fit preuve, en cette occasion, d'un courage et d'une abnégation admirable.

—Qu'importe, dit-elle, ma santé et ma vie! Le salut de l'établissement avant tout!

Et comme Chausserouge déclarait qu'il encourrait plutôt la ruine totale que de laisser, faute de soins, l'état de sa femme empirer, elle reprit:

—Nous n'avons pas les moyens de nous arrêter, après les pertes que nous venons de subir... Me laisser en route pour me faire soigner dans un hôpital, je n'y consentirai jamais... je suis née sur le Voyage. C'est sur le Voyage que je mourrai... Donc, pas d'hésitations! Marchons!... Une fois de retour à Paris, je verrai à réparer les forces perdues, à moins que d'ici-là, je n'aie succombé. Mais au moins en mourant, j'aurai la consolation de me dire que j'aurai lutté jusqu'au bout! C'est ma volonté!

Il fallut obéir au voeu de la moribonde...

Ce fut dans une situation d'esprit bien triste et en proie à un réel découragement que Chausserouge atteignit la frontière française.

Il poussa ce jour-là un soupir de soulagement, comme si le sol de la patrie qu'il foulait de nouveau lui eût communiqué une nouvelle force.

Il était à présent en pays ami; Il n'avait plus à redouter les préventions qui accueillaient à l'étranger toute exhibition d'origine française.

A Grenoble, où il fit son premier séjour, il organisa des représentations, espérant faire des recettes qui lui permettraient aussi de payer les derniers billets souscrits, lesquels avaient dû être retournés impayés a l'usurier.

Car c'était là un souci de plus ajouté à tous ceux qui le torturaient déjà. Quel accueil lui réservait l'ancien forain? Ne fallait-il pas s'attendre à ce que ses demandes de renouvellement fussent repoussées?

Vermieux avait bien pris ses précautions; il était armé contre lui et il pouvait à son gré lui causer, dès son retour, des embarras terribles... ou lui faire de nouvelles conditions telles qu'elles le mettraient complètement dans sa main.

Heureusement, il rentrait en France avec un numéro inédit à sensation, et dont il avait expérimenté à Turin l'excellence.

Il allait faire pâlir, avec le début nouveau de Zézette, l'étoile de ses concurrents, et il savait par expérience combien la vogue, même passagère, vous recale rapidement un homme.

Il ne prévoyait pas que le bruit de son affaire fût parvenu jusqu'à Grenoble et qu'il put avoir à se heurter de nouveau à des chicanes administratives.

Ce fut cependant ce qui lui arriva.

L'autorisation de séjour lui fut accordée sans difficulté, mais quand il présenta au visa son programme, on biffa au crayon rouge le numéro sur lequel il comptait tant.

Comme il s'étonnait et demandait des explications, l'employé de préfecture auquel il s'adressait se retrancha derrière l'article de la loi sur le travail des enfants, qui défend d'employer dans des exercices dangereux des enfants au-dessous de quinze ans.

Il eut beau arguer que sur tout le Voyage, dans les troupes d'acrobates, ou au théâtre, on utilisait des enfants très jeunes.

Il lui fut répondu qu'il était loisible aux municipalités de fermer les yeux ou de montrer une certaine tolérance, à leurs risques et périls, mais que dans le cas spécial, le maire et le préfet, d'un commun accord, se refusaient absolument à laisser paraître en public dans une cage de lions, une enfant de neuf ans; que déjà, à Milan, pareille interdiction avait été faite, à laquelle il avait dû se soumettre, à la suite d'un accident, et que, dans ces conditions, l'administration ne pouvait encourir une responsabilité aussi grave.

—Allons! pensa Chausserouge, c'est décidément une série à la noire!

Passer outre, il n'y fallait pas songer; mieux valait se résigner. Il donna donc des représentations où Zézette ne parut, à son grand désespoir, qu'en parade et dans ses exercices les plus anodins, avec Loustic et l'éléphant Moquart.

De ville en ville, les mêmes embarras se répétaient.

A plusieurs reprises, la santé d'Amélie nécessita des arrêts dans des bourgades infimes qu'il eût fallu brûler, car les frais d'installation n'eussent pas été couverts par la recette.

Et cependant il fallait chaque jour assurer la subsistance des animaux, payer le personnel, subvenir aux dépenses de toutes sortes.

Dans une grande ville du centre de la France, il eut enfin le secret de la difficulté, qu'il éprouvait a obtenir, depuis son départ de Milan, l'autorisation de s'installer.

L'histoire du pseudo-accident survenu à Zézette, grossi démesurément par la presse locale, avait été reprise par les journaux français, et nulle part on ne voulait assumer de responsabilité.

Il était arrivé à Nevers un matin et il avait été solliciter la permission d'ouvrir au public sa ménagerie.

Il ne reçut d'abord aucune réponse positive, mais l'indiscrétion d'un employé de l'hôtel de ville lui ayant fait connaître que le maire tenait à s'assurer par lui-même qu'il ne pouvait résulter de son exhibition dans les cages aucune espèce de danger, il donna l'ordre de surveiller l'arrivée du magistrat.

A deux heures, le maire se présenta et demanda Chausserouge. On l'introduisit dans la ménagerie et il trouva le dompteur dans la cage de Néron, debout sur la tête de l'animal, qui lui servait d'escabeau, et s'occupant à clouer une tenture.

—Voici la réponse à votre objection, monsieur le maire, dit Chausserouge, quand le magistrat lui eût fait connaître l'objet de sa visite; Néron est mon plus dangereux pensionnaire. Allons, lève-toi, mon vieux, dit-il en descendant et en flattant de la main le muffle du fauve.

Le soir même, il pouvait donner sa première représentation.

Néanmoins et en dépit de ses efforts, quand la ménagerie atteignit enfin Paris, Chausserouge, à bout d'expédients, avait épuisé son fonds de réserve.

Pour vivre et éteindre son passif, il était désormais réduit aux seules ressources que comportait son travail.

Il retrouva Louise Tabary, vieillie, enlaidie et rendue acariâtre par son persistant insuccès. Si, de son côté, elle n'avait pas mangé complètement l'argent qui lui avait servi à remonter son établissement, elle était dans l'absolue impossibilité de le rendre.

Il était nécessaire au fonctionnement de l'entresort qu'il eût fallu réaliser pour restituer en partie la somme que lui avait laissée le dompteur.

Du reste, sur le Voyage, personne n'avait fait de bonnes affaires, et il n'était bruit que des exécutions de Vermieux, rendu impitoyable par la gêne générale, qui empêchait ses débiteurs de tenir leurs engagements.

Dès lors, Chausserouge connut tout les déboires et toutes les amertumes de la pire des misères, la misère en caravane.

Aussitôt après son arrivée, Vermieux s'était présenté, non plus en bonhomme heureux de se sacrifier pour être utile à son semblable, mais en créancier à qui on a fait tort et qui tient à sauvegarder ses intérêts.

Il n'avait trop rien dit tant que Chausserouge absent avait échappé par son éloignement même à toute action judiciaire, mais maintenant qu'il l'avait sous la main, il fit valoir ses droits avec la dernière énergie.

Pour donner au dompteur le temps de se refaire, il consentit à proroger l'échéance des prochains billets, mais à la condition que tous ceux échus seraient payés immédiatement, et Chausserouge dut se résigner à la vente de quelques-uns de ses pensionnaires.

Moquart fut le premier animal dont il se sépara, Moquart pour l'achat duquel il avait reçu jadis des propositions d'un de ses collègues.

Le dompteur n'en tira pas le prix qu'il en espérait, mais il put néanmoins, grâce à ce sacrifice, apaiser l'usurier et obtenir du répit.

Ce fut un deuil pour tous et surtout pour Zézette, qui perdait son «grand ami», mais elle comprit à quelle nécessité son père obéissait, et elle sut se taire pour ne pas augmenter le chagrin de François.

—Que veux-tu, ma pauvre Zézette, nous sommes maintenant trop pauvres pour conserver Moquart, et puis, il faut bien soigner maman, dit Chausserouge à sa fille, le jour où il donna livraison de l'éléphant. Va! nous avons toujours Loustic, la Grandeur et tous les autres. Quand tu seras plus grande, que de nouveau on te permettra de travailler, nous gagnerons encore beaucoup d'argent, tu verras!...

—Et nous le rachèterons, dis, papa!

—Oui, ma fille, je te le promets.

En effet, Amélie que les fatigues du voyage avaient exténuée, contribuait pour une large part à augmenter les dépenses ordinaires de l'établissement.

Elle était si malade à son arrivée, qu'il avait fallu la transporter à l'hospice Dubois; là, les bons soins l'avaient remise sur pied et elle avait insisté pour ne pas prolonger dans la maison de santé un séjour coûteux, mais de continuelles rechutes mettaient périodiquement sa vie en danger.

—Le coffre est usé..., la phtisie accomplit lentement, mais sûrement son oeuvre, avait déclaré le médecin à Chausserouge, tout ce que la science peut faire maintenant, c'est d'alléger les souffrances de votre femme, qui est perdue irrémédiablement.

—Je tiens, avait répondu le dompteur, à ce que vous ne négligiez rien... Je veux n'avoir rien à me reprocher.

On eût dit qu'il voulait faire oublier à la malade, par les soins dont il l'entourait, toutes les amertumes dont il l'avait abreuvée.

Sous le coup de tant de préoccupations et d'ennuis de toutes sortes, sa passion pour Louise Tabary avait reçu une rude atteinte, et s'il avait renoué avec elle, du moins depuis son retour, il apportait dans ses relations une discrétion à laquelle il n'avait pas accoutumé sa femme.

Amélie, elle, avait tout oublié, et ne voulait rien voir. Elle se rendait compte de son état, et elle ne retenait que les preuves d'affection que son mari ne cessait de lui prodiguer.

Elle savait la gène dans laquelle il se débattait, les privations qu'il s'imposait pour faire face à toutes ses obligations et elle admirait trop ce dévouement pour lui tenir rigueur et lui reprocher ses faiblesses.

Cette existence pénible, au jour le jour, se prolongea des mois, sans qu'aucune amélioration se produisit, sans que Chausserouge pût concevoir, dans un avenir même éloigné, l'espérance de relever ses affaires.

Zézette grandissait et prenait de l'âge; elle restait l'unique et dernière consolation de la moribonde.

Bien que ne pouvant être d'aucune utilité, puisque le dompteur s'était vu refuser, par la Préfecture, l'autorisation de la faire paraître, elle travaillait sous l'oeil de son père, acquérant tous les jours une expérience et une hardiesse nouvelle. Elle était raisonnable comme une grande personne, ne montrait aucun des caprices des enfants de son âge et sa vocation, depuis qu'elle avait débuté, s'était affirmée.

—N'aie pas peur, va, maman, disait-elle à Amélie, durant les longues heures qu'elle passait à la veiller, je saurai vous récompenser tous les deux de toutes vos peines... Quand je serai plus grande, je me charge de vous faire oublier vos chagrins d'aujourd'hui... Nous redeviendrons riches... Tu verras et tu seras fière de ta fille...

—Quand tu seras plus grande, je serai morte et je ne pourrai te voir, ma chère petite, répondait la pauvre mère avec un sourire douloureux.

—Il ne faut pas dire cela, c'est mal!... Nous te soignerons si bien, papa et moi, que tu reviendras à la santé... Je ne veux pas, entends-tu, t'entendre dire de ces vilaines choses.

Mais Amélie secouait la tête:

—A l'automne, tu n'auras plus de petite mère... Promets-moi alors de rester bien sage, et en souvenir de moi de rendre heureux ton père. Il ne faut pas qu'il ait jamais à se plaindre de toi.

Amélie avait en effet le pressentiment de sa fin prochaine. Il vint un moment où les alternatives de mieux qui venaient à chaque instant rendre à Chausserouge une lueur d'espoir, cessèrent tout à fait.

La malade maigrissait à vue d'oeil, sentant de jour en jour ses forces décroître. Bientôt, son affaiblissement devint tel qu'elle ne dût plus songer à se lever et, d'heure en heure, le dompteur et sa petite fille redoutaient une issue fatale.

Des crises abominables secouaient la mourante et la laissaient froide et quasi-inanimée des heures durant. Quand elle revenait à elle, elle promenait autour de son lit un regard éteint, comme si elle fût étonnée elle-même de revoir le jour.

Elle prenait alors doucement la main de sa petite fille et:

—Ce sera pour la prochaine fois, murmurait-elle, d'une voix à peine perceptible.

Pourtant, un jour que les rayons du soleil d'automne filtraient à travers la petite fenêtre de la caravane, elle se sentit plus forte, plus désireuse de vivre que jamais.

—J'ai faim, dit-elle, et j'aurais envie de manger un fruit... une poire ou un raisin...

Zézette se leva et présenta une superbe grappe à sa mère, qui commença à manger avec avidité.

—Comme c'est bon! dit-elle, comme c'est frais! Ça fait du bien où ça passe! Ça éteint l'incendie que je sens là-dedans!

Mais dès qu'elle eût fini, une oppression la saisit; suivie d'une quinte de toux terrible:

—Oh! mon Dieu! que je souffre, cela me déchire la poitrine!

On manda le médecin, qui examina la malade...

Puis il prit Chausserouge à part:

—Armez-vous de courage! dit-il, c'est fini, elle ne passera pas la journée.

Lut-elle l'arrêt qui venait d'être prononcé sur le visage de son mari, ou bien sentit-elle la mort étendre ses voiles sur elle, toujours est-il qu'Amélie comprit que son heure était venue.

Elle fit venir sa petite fille, François, les deux seuls êtres qu'elle aimât au monde, elle les regarda longuement, comme si elle eût voulu fixer à jamais leur image dans sa mémoire.

Des larmes jaillirent enfin de ses yeux... elle attira sa fille à elle, elle l'embrassa, puis d'une voix pareille à un souffle:

—Aime-la bien! dit-elle à Chausserouge, soigne-la bien!... Et toi, mon enfant, ajouta-t-elle en s'adressant à la petite fille, sois le bon ange de ton père... Console-le dans ses peines... Que j'aie au moins en m'en allant... la pensée... que quelqu'un veille et me remplace auprès de lui... Adieu!

Elle ferma les yeux, tourna la tête, ses doigts se détendirent et elle fut prise d'un hoquet qui s'affaiblit graduellement.

A cinq heures du soir, tandis que le soleil disparaissait à l'horizon, Amélie Collinet s'éteignit doucement, après une agonie de deux heures.

Bien que ce fût là un dénouement prévu, attendu depuis longtemps, Chausserouge ressentit une douleur profonde.

Par le vide qu'il se sentit tout à coup au fond du coeur, il comprit quelle grande place, malgré le rôle effacé que paraissait jouer la jeune femme, Amélie tenait dans son existence.

C'était au fond son égoïsme d'homme faible qui se révoltait. Ce qu'il perdait aujourd'hui, c'était la compagne fidèle qui trouvait toujours une parole d'encouragement après chacun de ses malheurs, qui s'était toujours efforcée de lui rendre facile et aimable la vie commune, en lui épargnant mille soucis.

Maintenant qu'il allait être réduit à ses propres forces, seul pour penser à tout, même aux détails intimes de la vie de forain, puisque Zézette, qui atteignait à peine sa douzième année, était trop jeune pour qu'il pût s'en remettre complètement à elle, la caravane allait lui sembler bien grande et il allait comprendre seulement l'étendue de sa perte.

Repassant ensuite dans sa mémoire la conduite qu'il avait tenue, depuis son mariage, il se demanda, comment il avait pu infliger à une créature si douce, si dévouée, un pareil martyre...

Il se souvint avec horreur de ce jour où il avait osé lever la main sur elle, là-bas, sur cette esplanade des Invalides où elle avait, en plein hiver, passé des heures à l'attendre?

N'était-ce pas là qu'elle avait pris les germes du mal qui l'emportait aujourd'hui?

Ainsi il était la cause de cette mort, qui venait mettre le comble à tous les malheurs qui fondaient sur lui sans relâche...

Certes, elle le lui avait répété bien souvent, durant le cours de sa longue maladie; elle lui pardonnait ses faiblesses, ses brutalités... Mais en bonne conscience avait-il fait assez pour mériter ce pardon?...

Il fut distrait de ces tardifs remords, de ces réflexions sombres auxquelles il se laissait aller, en face de ce lit où reposait la pauvre Amélie, dont il avait pieusement fermé les yeux, par l'arrivée de Zézette.

La petite fille avait les yeux rouges, mais elle s'était cachée pour pleurer. Par un effort de volonté, elle était parvenue à recouvrer un peu de calme, et se souvenant de la promesse qu'elle avait faite à sa mère, elle venait consoler François Chausserouge.

Il l'assit sur ses genoux, appuya contre son épaule la tête de l'enfant, et longtemps confondus dans une muette douleur, le père et la fille restèrent embrassés.

Dès que le bruit de la mort d'Amélie se fut répandu sur le Voyage, Jean Tabary, après avoir rendu ses devoirs à la morte, ainsi que tout le personnel de la ménagerie, courut prévenir sa mère.

Quelle conduite allait-on avoir à tenir désormais?

Depuis longtemps, Louise avait louvoyé, fait des concessions pour ne pas paraître entrer en lutte avec la femme légitime, dont elle avait prévu la fin prochaine. En agissant ainsi, elle avait réussi à faire taire les derniers scrupules de François Chausserouge, avec la faiblesse duquel il avait fallu compter.

Mais maintenant que la mort avait fait son oeuvre, maintenant qu'elle avait déblayé la route, la Tabary n'avait plus à redouter l'influence hostile. C'était à elle de regagner le terrain perdu.

Louise Tabary avait réfléchi depuis longtemps à l'éventualité qui se présentait aujourd'hui. Aussi avait-elle un nouveau plan de campagne tout dressé.

—Maintenant, dit-elle, nous n'avons plus qu'à marcher, Chausserouge est à nous, nous devenons ses amis uniques, ses seuls conseillers. Il s'agit simplement, et cela c'est facile et je m'en charge, de ne laisser prendre à personne la place que nous occupons. Une fois maîtres de la place, la ménagerie marchera, je t'en réponds... Tu sais que je m'y entends.

—Mais, moi, que dois-je faire? Que dois-je dire?

—Rien. Règle ta conduite sur la mienne. Ne crains rien... je suis de bon conseil.

Elle s'habilla et se rendit à la ménagerie.

—Eh bien! mon pauvre ami, c'est fini! dit-elle en tendant la main au dompteur.

Chausserouge, accablé, lui montra sans répondre la couche mortuaire.

—Je suis venue, continua Louise, d'un ton hypocritement pitoyable, pour t'offrir mes services. C'est dans ces occasions qu'on reconnaît ses amis.

—Merci! balbutia François.

—Eh bien! Va-t'en, occupe-toi des derniers devoirs à rendre à la défunte...

Puis remarquant Zézette qui pleurait silencieusement dans un coin.

—Chère enfant! dit-elle en l'attirant à elle, ne pleure pas... Nous aurons soin de toi!

Mais la petite fille, comme si elle eût conscience d'avoir affaire à une ennemie, se recula instinctivement, en balbutiant:

—Laissez-moi, madame!

Les obsèques eurent lieu le lendemain.

Rien n'est triste comme une mort au milieu d'un campement de forains.

Les diverses formalités qui accompagnent ordinairement les funérailles ne pouvant avoir lieu à l'intérieur, vu l'exiguïté des caravanes, se font dehors, au milieu d'un cercle inévitable de curieux.

Chausserouge avait fait tendre de noir la façade de sa roulotte et, tandis que les employés transformaient la voiture en chapelle ardente, le cercueil de chêne gisait à terre, près de l'escalier mobile, attirant tous les regards. Il resta là, exposé à la vue des passants, jusqu'à l'heure de la mise en bière.

Tous ces aménagements, tous ces préparatifs se faisaient en hâte, sans recueillement, comme une besogne qu'on expédie.

Quand vint le moment où, l'heure approchant, il fallut prendre les dernières dispositions, un des croque-morts se pencha hors de la roulotte et, s'adressant à un collègue resté en bas:

—Passe-moi la boite! cria-t-il!

Et un instant après, on entendait très distinctement, au milieu des sanglots étouffés, les coups de marteau assujettissant le couvercle pour permettre de le visser ensuite plus facilement.

Puis à un signal du maître des cérémonies, le cortège, composé de tous les forains présents sur le Voyage, s'ébranla, fit une station à l'église prochaine, et se mit en marche de nouveau, après une cérémonie écourtée, se dirigeant vers le cimetière de Bagneux.

La course était longue; la tête du convoi pressait le pas, en sorte que la queue s'allongeait indéfiniment, les derniers suivant avec peine.

Quant la cloche du gardien annonça l'entrée, dans le champ funèbre, du corbillard, qui disparaissait presque sous les couronnes et les fleurs, la foule des assistants était réduite de moitié.

L'autre moitié était restée en route; on la retrouva à la sortie, déjà attablée à la porte des marchands de vin.

Chausserouge, qui avait voulu accompagner Amélie à sa dernière demeure, revint, appuyé sur le bras de Jean Tabary et donnant la main à sa fille Zézette, qui, elle aussi, avait tenu à conduire le deuil à côté de son père.

Toutefois, à partir du moment ou il n'eut plus devant les yeux le spectacle attristant de sa femme agonisant, puis étendue morte sur ce lit où elle avait souffert de si longs mois, il recouvra un peu d'énergie.

Cet homme fort, brutal, était un impressionnable. De là, sa versatilité, sa faiblesse, sa tendance continuelle à subir l'influence d'autrui.

C'était ce qu'avait si bien compris Louise Tabary.

Essayer d'entrer en lutte avec Amélie à l'heure où déjà condamnée, elle ne pouvait plus qu'exciter la pitié du dompteur et par là provoquer des remords dans l'âme du mari, c'eût été une mauvaise tactique.

Maintenant que cette ennemie d'autant plus dangereuse qu'elle était plus misérable avait disparue, elle restait seule maîtresse de la volonté de son amant qui, n'ayant rien compris à ce manège savant, lui savait gré de l'abnégation qu'elle avait semblé montrer. Il était prêt maintenant à lui prouver sa reconnaissance.

Et ce que Louise avait prévu et espéré arriva; plus que jamais, il devint son esclave.

Quinze jours après l'enterrement d'Amélie, à son insu et sans qu'il s'en rendit compte, il n'était déjà plus le véritable maître de son établissement.

Tout d'abord, et sous prétexte de le soustraire à des souvenirs douloureux, Louise Tabary l'avait décidé a élire domicile dans sa caravane à elle.

Cette cohabitation, dont Chausserouge, qui redoutait la solitude, accueillit l'idée avec empressement, ne devait avoir dans le principe qu'un caractère provisoire; l'habitude ne tarda pas à la rendre définitive.

Zézette fut logée dans la caravane réservée aux «sujets» de l'entresort et confiée spécialement aux soins de l'une des pensionnaires.

Louise Tabary se montrait affectueuse, tendre, prévenante; Jean recherchait tous les moyens d'effacer le passé du souvenir de son ami, si bien qu'un mois ne s'était pas écouté que le dompteur avait recouvré sa bonne humeur, oublié la défunte et se fût trouvé le plus heureux des hommes si les affaires eussent été plus florissantes.

Mais la gêne persistait et il ne parvenait qu'avec peine à joindre les deux bouts.

—Enfin, disait-il, je suis tout de même heureux, au milieu de mes peines, d'avoir trouvé à point nommé une nouvelle famille qui me soigne, me dorlote... La tranquillité intérieure, ça aide joliment à supporter les ennuis. C'est maintenant seulement que je m'en aperçois, moi, dont la vie s'est écoulée, depuis la mort de mon père, dans des tracas de toutes sortes.

De là, à accuser Amélie d'avoir été la cause indirecte de tout ce qui lui était arrivé de malheureux jusqu'à ce jour, il n'y avait qu'un pas et ce pas fut rapidement franchi.

Mais alors, s'il perçait quelque amertume dans ses paroles, il était aussitôt interrompu par Louise;

—Tais-toi! C'est mal ce que tu dis là! déclarait-elle d'un ton sévère, la pauvre femme avait bon coeur... Elle t'aimait... Elle était plus à plaindre qu'à blâmer... Ce n'était pas sa faute si elle était née incapable de rien... Elle a fait son possible... Ce serait un crime de lui reprocher quelque chose.

—Tu es indulgente, reprenait Chausserouge, on voit bien que tu ne la connaissais pas... Tu ne pourras jamais te rendre compte de son apathie et de son insignifiance.

—Je ne suis pas indulgente... je suis juste, voilà tout!... Tout ce qu'on peut dire, c'est que vous vous êtes trompés en vous épousant... Ce n'était pas une femme pour toi, simplement... Ajouter quelque chose de plus ce serait insulter à sa mémoire et c'est ce que tu ne dois pas faire, car après tout, elle est la mère de ton enfant. C'est comme si, moi, je disais du mal de Tabary, qui n'a été pourtant qu'un embarras dans ma vie. Est-ce que ça m'empêche de faire mon devoir à son égard?...

—Tu es une femme parfaite, répliquait Chausserouge en embrassant sa maîtresse, plein d'admiration pour ces sentiments si nobles.

Maintenant l'entresort dans lequel le dompteur avait des intérêts ne quittait plus la ménagerie. Les deux baraques se complétaient.

C'était un même établissement sous une direction unique, celle de Chausserouge en apparence, celle des Tabary en réalité.

On discutait en commun les mesures à prendre, et c'était toujours l'avis de Louise qui prévalait, François se rangeant inévitablement à l'opinion de cette dernière, dont il admirait l'entente et l'habileté.

—Moi, déclarait-il, si j'avais eu la chance de te connaître plus tôt, avec les veines que j'ai eues dans mon existence, je serais millionnaire, positivement, au lieu de me trouver dans la purée.

Le plus grand souci de Louise Tabary était la conduite à tenir vis-à-vis de Vermieux.

Certes, grâce aux sacrifices consentis, on avait pu éviter tout accroc et contenter ses exigences. Mais on avait obéré l'avenir, qui se présentait gros de menaces, si la chance ne tournait pas.

—Il est évident, disait-elle, et je t'en avais prévenu, que Vermieux, comme il le fait toujours, a profité du besoin urgent dans lequel tu te trouvais, pour te mettre le pistolet sous la gorge. Il t'a volé, il n'y a pas de doute, mais il t'a volé adroitement... Le prochain billet ne vient que dans trois mois... A ce moment là, nous serons à la foire du Trône et il faut bien espérer que nous y gagnerons quelqu'argent et que, par conséquent, nous serons en mesure de faire face à l'échéance. Le vieux sera là à l'heure, il faut s'y attendre... Quand il s'agit de palper, il n'est jamais en retard, mais si d'ici ce temps-là, nous pouvions lui jouer un tour de sa façon, un joli tour de cochon... avouez que ça serait pain bénit!

—Ah! pour sûr! dit Jean.

—C'est justement le moyen d'en arriver là que je cherche et que je ne trouve pas... pour le moment du moins... Mais patience! Ça peut me venir tout d'un coup, et alors, gare dessous... nous serions deux!

—Tu veux dire trois! interrompit Chausserouge en riant. Je compte aussi pour quelque chose là-dedans.

—C'est donc bien ton avis, à toi aussi? demanda Louise.

--- Ah! pour sûr! Et vous verrez si je boude à l'ouvrage, quand il s'agira de faire rendre gorge à ce vieux grigou, qui extermine le Voyage.

—Et que j'ai connu jadis sans le sou! ajouta la Tabary. En voilà un qui a su faire suer ses confrères pour arriver à la position qu'il a! Ah! il n'est pas Auvergnat pour rien.

—Ah! ne dis pas de mal des gens de l'Auvergne... Tu sais que j'en suis!

—Toi!... Auvergnat! Par ton père, ça ne compte Pas! On est plus fils de sa mère que de son père! Tu es un vrai ramoni... Tu en as toutes les qualités, l'audace, la force, la brutalité même, et aussi toutes les faiblesses... tu es sensible, impressionnable, superstitieux... et trop bon!... Ce sont ces défauts-là qui t'ont fait perdre ce que tes qualités t'avaient gagné... Avec moi, n'aie pas peur, ça n'arrivera plus... Je suis du faubourg Antoine et je ne m'emballe pas!

Dès lors, pour Chausserouge, commença une existence pour ainsi dire contemplative. En dehors de ses entrées de cage, il ne prenait plus aucune part à l'administration de la ménagerie.

N'avait-il pas pour le seconder une femme de tête qui s'acquitterait de ce soin, mieux qu'il n'eût pu le faire lui-même? Néanmoins toute la rouerie et toutes les finesses de Louise ne firent pas affluer le public.

Du reste, tout le Voyage était logé à la même enseigne. Dans quelque quartier qu'il fût installé, nulle de ses attractions n'attirait la foule.

C'était une plainte générale de tous les propriétaires de baraques contre cette mauvaise chance persistante que tous leurs efforts ne pouvaient parvenir à lasser.

Et l'époque avançait où il allait falloir trouver de l'argent pour l'impitoyable Vermieux.

—Pourvu que nous puissions arriver à Pâques sans encombre! disait Jean Tabary, qui, chargé des approvisionnements, se voyait réduit à la plus stricte économie s'il voulait tous les jours donner de quoi manger aux pensionnaires de la ménagerie.

Un matin, Chausserouge fut réveillé en sursaut par le veilleur, qui vint frapper la porte de la caravane.

Il se leva en hâte.

—Qu'y a-t-il? demanda le dompteur en passant sa tête par la petite fenêtre de la voiture.

—Patron, je ne sais pas, mais c'est Sultane qui semble toute drôle. Elle est couchée et elle se plaint... Je suis sûr qu'elle est malade.

—Nom de Dieu! fit Chausserouge, pourvu que ce ne soit pas son lait.

Sultane avait mis bas deux mois avant et on l'avait immédiatement séparée de ses trois lionceaux qu'on avait donné à élever à une chienne terre-neuve.

—Où vas-tu? interrogea Louise, en voyant son amant s'habiller rapidement.

—Où je vais? Je vais à la ménagerie, pardieu! où Sultane est en train de crever! C'est fait pour nous, ces choses-là!

—Sultane!... je te suis!

Un instant après, Chausserouge et les deux Tabary étaient devant la cage de la lionne, une bêle superbe, pour laquelle le dompteur avait une prédilection.

Elle était étendue sur le plancher de la cage, qu'elle labourait de ses griffes, en grondant...

Ses yeux révulsés exprimaient la douleur et de temps en temps, son ventre avait des sursauts.

—Elle a les coliques... C'est sûr! Y a-t-il longtemps qu'elle est comme cela?

—Je m'en suis aperçu à deux heures du matin, répliqua le veilleur.

—Préparez du lait, vivement! commanda le dompteur. Est-ce qu'elle a mangé comme à l'ordinaire, à minuit?

—Oui, patron! Elle était très bien portante hier soir.

Tout à coup, une idée subite traversa la cervelle de Chausserouge.

—La viande! Je parie que c'est la viande! En reste-t-il encore de la dernière distribution!

—Oui, patron! dit l'homme, il y en a encore deux gros quartiers.

Le dompteur courut à l'étal et examina les morceaux suspects. Il les sentit, les palpa.

—Ce n'est pas étonnant, fit-il, la viande n'est pas saine, ni fraîche... Ah ça, nom de Dieu, où as-tu été pocher cette carne-là? ajouta-t-il en se tournant vers Jean Tabary.

—Comme d'habitude, au Marché aux chevaux... Un carcan que j'ai acheté trente francs...

—Et qui va nous en coûter dix mille ou cinquante mille!... Il était malade, ton sale canasson, et si toutes les bêles en ont mangé, ça va être une crevaison générale... Ah! une fameuse économie que tu as faite là!... Allons! fous le camp! va chercher le vétérinaire... il n'est que temps!

Tandis que Jean, atterré, disparaissait, il se fit éclairer et passa rapidement la revue de tous ses animaux.

Sans exception, les pensionnaires de la ménagerie étaient couchés, mais, sauf les ours, à qui on ne donnait pas de viande, tous paraissaitent fatigués, accablés par le même malaise, quoiqu'à un degré bien moindre.

—C'est bien ça... ils sont tous atteints... Mais c'est la lionne qui a eu le morceau le plus attaqué... le siège du mal... Elle est empoisonnée... Si nous la sauvons, nous aurons de la veine!... Allons, le pisteur, ouvre-moi la cage!

—N'entre pas! cria Louise, tu vas te faire dévorer!

—Elle n'a guère envie de manger, la pauvre bête... Tu ne veux pas que je la laisse crever!...

Tout d'abord la lionne ne prit pas garde à la présence du dompteur, mais au moment où il voulut l'approcher, elle fut saisie de tranchées telles qu'elle devint inabordable.

Renversée sur le dos, elle battait l'air de ses pattes en rugissant de douleur, puis tout à coup, elle se redressa, bondit, retomba, et courbée en deux se mordit le vente comme pour en arracher le mal.

A la fin, épuisée par ses efforts répétés, vaincue par la souffrance, elle s'allongea, faisant entendre une plainte continue et déchirante.

Le dompteur gui s'était tenu tapi dans un angle de la cage, put alors s'agenouiller auprès de la bête malade.

Il la caressa, tâta son rentre gonflé et brûlant, puis comme on apportait du lait, il en fit remplir une jatte qu'il posa devant elle.

La lionne en lapa quelques gorgées, puis sa tête retomba inerte.

En ce moment le vétérinaire apparut.

On lui expliqua rapidement ce qui s'était passé; il examina à son tour la viande qu'il déclara malsaine, puis après un rapide coup d'oeil jeté à la lionne:

—Cette bête est perdue, fit-il, et je vous donne le conseil de quitter la cage... Tout à l'heure, avant de mourir, elle aura une série de crises qui mettraient votre vie en danger... D'ailleurs, c'est fini, il n'y a plus rien à faire.

—Mais... si on la saignait? insista Chausserouge, qui ne pouvait se résigner.

—Trop tard! je vous dis, ça ne servirait à rien! Allons, sortez, sortez vite! Soyez prudent! Et occupons-nous des autres, qui ne sont peut-être pas aussi pincés!

—Je l'espère bien! dit le dompteur, que cette dernière observation décida à obéir.

Il était à peine hors de la cage que la lionne, les yeux injectés, une bave sanglante aux lèvres, entra en agonie.

Elle bondissait dans l'étroit espace où elle avait été enfermée, se frappant la tête aux barreaux, roulant à terre, tordue par d'atroces convulsions.

A ses rugissements répondaient les rugissements des autres fauves et pendant un instant un concert effroyable résonna dans la ménagerie.

—Ah! non! je ne pourrai pas voir ça plus longtemps! fit Chausserouge.

—Alors, finissez-en, tuez-la! dit le vétérinaire, je vous dis qu'elle est perdue.

Le dompteur courut chercher sa carabine et, profitant d'un moment où la lionne ne bougeait pas, il passa le canon à travers les barreaux, le lui appuya contre une oreille et pressa la détente.

Le coup partit... la lionne frappée à mort fit un dernier bond, poussa un dernier rugissement, puis son corps retomba inerte...

—Et voilà dix mille francs de foutus! dit Chausserouge, le sourcil froncé par l'émotion, tout ça pour quelques kilos de charogne! Ah! un fameux métier que le métier de dompteur d'animaux!... Ma meilleure bête de reproduction!

Immédiatement on s'occupa des autres animaux. Heureusement, il était encore temps.

Le vétérinaire était adroit; il prodigua le contrepoison que Chausserouge parvint à leur administrer et au petit jour, tout danger paraissait conjuré.

—Voilà une nuit comme il n'en faudrait pas beaucoup pour me finir! grommelait François désespéré, oh! voir souffrir ses bêtes, c'est pire que si on souffrait soi même!

A ce moment, il sentit une langue chaude qui léchait sa main. Il se retourna.

C'était Mirza, sa chienne Terre-Neuve.

—Pourquoi n'est-elle pas avec ses lionceaux, celle-là? Oui, c'est vrai... les lionceaux de Sultane... Est-ce qu'ils seraient malades, eux aussi?

Il courut à la caisse qui servait de niche à la petite famille et, presque aussitôt des miaulements rauques se firent entendre.

Penché sur la boite, il ne put d'abord rien distinguer dans l'obscurité, puis, peu à peu, ses yeux s'accoutumèrent. Les cris étaient poussés par l'un des trois lionceaux qui remuait encore au milieu de ses frères, dont les cadavres étaient déjà raidis.

—Alors, c'est entendu, cria-t-il, on a donné de la charogne à toutes les bêtes, même aux lionceaux!

—Mais est-ce que tu n'as pas recommandé de leur donner chaque jour un peu de filet...

—De la viande saine!... hurla Chausserouge, de la viande saine!... Pas de la charogne!... Ça va faire quinze mille francs!

Il retira le lionceau encore vivant, mais tous les soins qu'on lui prodigua ne réussirent pas à le ramener à la vie. Il expira une heure plus tard.

En présence d'un tel désastre, Louise Tabary elle-même n'osait risquer aucune consolation.

En somme, c'était son fils le coupable; c'était lui qui avait commis cette gaffe, qui mettait la ménagerie à deux doigts de sa perte.

—Allez vous aligner avec des seconds comme cela! Voilà ce qui arrive quand on ne fait pas tout soi-même, ne cessait de répéter le malheureux Chausserouge.

A cet état de surexcitation, qu'il ne fallait pas pour le moment songer à calmer, succéda un abattement, une prostration dont profita Louise Tabary.

—Après tout, à qui n'arrive-t-il pas malheur? La même chose eût pu lui arriver, à lui Chausserouge, en personne!

—Ah! non, jamais! répliquait le dompteur, j'aime trop mes bêtes! On ne plaisante pas avec ça. Je me serais passé de manger plutôt que de leur donner de la carne! Ça coûte trop cher!

Le lendemain cependant, une réaction s'était produite et bien que toujours attristé par ce malheur, il reprit le cours de ses ordinaires occupations.

Mais il ne permit plus à Jean de faire le marché et il se réserva désormais ce soin.

Sur ces entrefaites, Louise Tabary reçut une lettre du directeur de l'hospice où était soigné son mari.

Le bonhomme était fort malade et on invitait sa femme à se hâter si elle voulait le revoir vivant.

—Est-ce que tu y vas? demanda Jean d'un air de détachement extraordinaire.

—Oui, répliqua la mère d'un ton calme. Je sais bien que ça ne fera ni chaud, ni froid, mais enfin, il est de la famille. Je ne veux pas avoir de torts envers lui... J'irai demain matin, car, ce soir, j'ai trop à faire.

Mais lorsqu'elle arriva le lendemain à l'hôpital, le corps de Tabary, mort dans la nuit, était déjà étendu sur une dalle d'amphithéâtre.

—Le pauvre homme! dit Louise froidement. A-t-il bien souffert pour mourir?

—Oh! oui, dit l'infirmier qui l'avait conduit. Toute la nuit il appelait: «Louise! Louise!»

—Il pensait à moi, c'est bien cela!

Et ce fut toute l'oraison funèbre de l'ancien photographe.

Elle racheta son corps, ne voulant pas, disait-elle, que quelqu'un de sa famille fut déchiqueté, paya les frais du convoi, qu'elle suivit en grand deuil, accompagnée de son fils, furieux de cette corvée, et de quelques vieux forains qui avaient connu jadis Jean Tabary et travaillé avec lui.

—Ça m'a fait beaucoup de peine, dit-elle en revenant de l'enterrement. C'est toujours comme ça! N'est-ce pas, un homme qu'on a connu tout jeune. Mais enfin, depuis le temps qu'il souffrait... et à son âge... Ah!, vaut mieux pour lui que ce soit fini..

Le soir, elle dit en dînant à Chausserouge.

—Tu ne te figures pas le poids que ça m'ôte de dessus l'estomac! Quand je t'ai connu, t'étais marié, moi aussi... J'avais beau t'aimer, j'avais pas la conscience tranquille! Je me disais, comme cela, que ce n'était pas bien ce que nous faisions là... que nous n'avions pas le droit d'être l'un à l'autre... Aujourd'hui, nous sommes veufs tous les deux... Ça me tranquillise, il me semble que je t'en aimerai mieux.

Et, très froidement, elle fit la description du corps de Tabary, maigre comme un squelette, qu'elle avait à peine reconnu là-bas, sur la dalle froide...

—Je me suis demandé comment j'avais pu m'attacher à ce magot-là!.. C'est vrai ça, vois-tu, quand je le compare à toi!...

Et elle entourait de ses deux bras le cou de son amant, qui laissait dire et laissait faire, flatté au fond de cette comparaison bizarre de la mégère.

La situation de la ménagerie ne s'était pas améliorée, au contraire, quand on arriva à Pâques. Il avait fallu accomplir des prodiges pour faire face aux frais journaliers.

Chausserouge congédia une partie de son personnel et promut Zézette, qui venait d'avoir douze ans, aux fonctions de caissière. C'était elle qui tenait le contrôle pendant les représentations.

Pendant la semaine sainte, il s'installa à sa place habituelle sur l'avenue de Vincennes. La saison était avancée, et le soleil brilla pendant tout le temps que dura le montage de la ménagerie. Les arbres avaient déjà des jeunes pousses et tout faisait prévoir que la fête serait favorisée par une température exceptionnelle.

—Qu'est-ce que je te disais, déclara triomphalement Jean Tabary, c'est la foire du Trône qui va nous recaler...

—Je le souhaite, répondait Chausserouge, car nous en avons rudement besoin.

Mais dès le jour de Pâques, Jean dut convenir qu'il s'était trop hâté dans ses prévisions.

Une pluie torrentielle éloigna le public et c'est à peine si les baraques, durant une accalmie, purent donner une seule représentation.

—Pas de chance pour le premier jour, dit Jean: mais, bah! Ce n'est qu'une pluie d'orage, il fera meilleur demain!

Mais ni le lendemain, ni les jours suivants, le temps ne se remit au beau. On passait par des alternatives de chaleur écrasante et de véritables déluges. L'eau transperçait les bâches, détériorait l'installation intérieure et toujours le public rétif s'obstinait à ne pas tenir compte des réclames habiles que répandait à profusion dans Paris le syndicat des forains.

Bref, ce fut la campagne la plus désastreuse qu'eut jamais entreprise Chausserouge.

La misère régnait sur tout le Voyage et l'on vit de pauvres saltimbanques obligés de s'adresser à l'Assistance pour donner du pain à leurs familles.

De plus, on touchait à une époque redoutée de tous les débiteurs de Vermieux; l'usurier avait l'habitude d'arriver le second dimanche de la fête, chaque année, pour réaliser celles de ses créances, venues à échéance. Et cette fois, personne n'était en mesure de faire face aux obligations contractées.

Et comme on savait le vieil Auvergnat intraitable, plus d'un forain s'attendait à se voir obligé d'abandonner en paiement un matériel chèrement acquis et peut-être la caravane paternelle...

Et après que faire?

On se souvenait de l'aventure de Romillard, le directeur du Théâtre-des-Marionnettes, que Vermieux avait exécuté, lors de sa dernière apparition sur le Voyage il qui mourait littéralement de faim avec ses petits.

Le second dimanche de Pâques survint, puis le lundi s'écoula, puis le mardi, puis le mercredi...

Les forains intéressés restèrent pleins de stupeur.

L'échéance était passée et pour la première fois de sa vie, Vermieux n'avait pas paru!


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