Zézette : moeurs foraines
XI
Le lendemain de l'arrivée de Vermieux à Paris et de sa descente dans la ménagerie, le petit jour trouva debout François Chausserouge et Jean Tabary.
Ils avaient passé le reste de la nuit à faire disparaître les traces de leur crime et rien ne subsistait qui pût faire soupçonner qu'un drame terrible s'était passé dans l'enceinte de la baraque.
Les cendres des habits de la victime avaient été dispersées.
Les quelques débris d'os qui avaient été recueillis dans les cages avaient été enfouis au pied d'un arbre dont le sommet traversait la toile; les taches de sang avaient été effacées.
Derrière les barreaux, les animaux repus somnolaient.
Après l'orage de la nuit, le vent du Nord avait balayé l'horizon et chassé les derniers nuages.
Le soleil resplendissait dans un ciel bleu, séchant la terre et donnant à la sève une vigueur nouvelle.
Une véritable journée de printemps s'annonçait.
François Chausserouge, pâle, les traits tirés par les émotions de la nuit, assistait en silence à ce réveil de la nature.
Il se sentait peu à peu revivre; son courage s'affermissait maintenant qu'il faisait clair, qu'il ne voyait plus danser sur les murailles, à la lueur de la lanterne, l'ombre menaçante du vieil usurier.
Jean Tabary était gouailleur, comme d'habitude. La réussite de son plan si rapidement conçu, si heureusement exécuté, l'absence de tout péril le rendait guilleret.
A six heures du matin, la ménagerie était nette et luisante de propreté.
Tout était en ordre.
—Tout de même, dit-il, il faut avouer qu'à quelque chose malheur est bon... Si la misère ne t'avait pas contraint de renvoyer récemment la moitié de ton personnel, nous aurions eu le veilleur, le garçon de piste qui couchait habituellement ici et alors pas moyen de nous débarrasser de l'autre...
—Mais les autres employés, qui couchent dehors et qui viendront tout à l'heure pour le ménage des bêtes, ça ne leur paraîtra pas louche de trouver leur travail fait?
—Ça, j'en fais mon affaire! répliqua Jean Tabary. En attendant, je te conseille de te débarbouiller un peu... C'est inouï ce que tu as une sale tête.
Chausserouge était en train de faire ses ablutions dans un seau d'eau quand les employés arrivèrent.
Jean Tabary les réunit autour de lui:
—Il y a longtemps, déclara-t-il, que je me plains du travail... Tous les jours, quand nous descendons à la ménagerie, nous trouvons sans cesse quelque chose à redire... Aujourd'hui, nous avons voulu vous montrer l'exemple... Voilà comment je veux voir tous les matins la besogne faite... Examinez-moi ça et tenez-vous le pour dit!
Puis il rejoignit Chausserouge et l'entraîna chez le prochain marchand de vins. A part deux cochers qui buvaient au comptoir un verre de marc, la boutique était déserte. Ils purent s'attabler dans un coin et causer tranquillement.
—Ce n'est pas tout ça, dit le dompteur, mais maintenant que nous avons de l'argent, comment expliquer cette fortune subite à Louise... pour qu'elle n'ait pas de soupçons?
Jean Tabary haussa les épaules.
—Ce sera bien simple... Tout à l'heure, quand nous aurons fini de boire notre verre de schnick, nous allons rentrer à la caravane et nous lui raconterons tout bonnement la chose.
François Chausserouge sursauta en devenant subitement très pâle.
—Lui avouer... avouer... le crime!... Tu es fou!
—Tiens, c'est toi qui es fou! riposta tranquillement Jean.
—Mais, continua le dompteur, j'aime Louise... Elle aussi, elle m'aime!... Elle ne voudra plus me voir, je lui ferai horreur... quand elle saura ce que j'ai fait... quand elle saura... que je suis un assassin!...
Jean Tabary lui mit brusquement la main sur le bras.
—Oh! mon vieux, pas d'histoires, si tu veux bien, et surtout pas de gros mots! Nous ne sommes pas seuls ici... Nous avons fait ce que nous devions et ce qui nous a convenu. Il ne s'agit pas d'avoir des regrets, puisque aussi bien il serait trop tard... En ce qui concerne Louise, tu me fais l'effet de ne pas la connaître... C'est une femme qui a les idées larges et une femme sûre dont l'avis sera précieux en la circonstance... Maintenant que nous avons gagné la partie, nous ne pourrions nous perdre qu'en commettant une imprudence. Elle est de bon conseil et si nous l'écoutons, elle qui est désintéressée dans la question et qui, par conséquent, envisagera la situation plus nettement que nous ne saurions le faire, nous sommes sûrs de ne jamais nous trahir ni être trahis.
—Tu es sur qu'elle ne s'indignera pas?
—Elle nous aurait encouragés dans notre entreprise, si elle eût pu la prévoir.
—Eh bien! J'aime mieux ça! prononça Chausserouge, que l'idée de trouver dans sa maîtresse une alliée ragaillardissait.
Il aurait moins honte devant elle... et aussi moins peur!
Il se souvenait des angoisses de la nuit terrible, tant que le soleil n'était pas venu chasser l'obscurité, il redoutait de voir disparaître de nouveau l'astre brillant.
Peut-être avec l'ombre, ses terreurs renaîtraient-elles et eût-il pu les cacher à Louise, dont il partageait la couche!
Au contraire, l'aveu que tous deux projetaient de faire la rendait complice; elle serait là à toute heure pour le réconforter, chasser les fantômes imaginaires qu'il avait vu se dresser devant lui et qui, peut-être, reviendraient troubler son sommeil.
Il lui semblait que la part de responsabilité qu'assumerait sur sa tête Louise Tabary, en acceptant la confidence du crime, diminuerait d'autant la sienne.
Et il ne put se tenir de répéter encore:
—Eh bien, oui! j'aime mieux ça!
Il se leva, appela le garçon et régla la consommation, voulant partir tout de suite.
—Oh! Oh! comme tu es pressé! dit Jean en riant de cette hâte subite.
—Oui!... finissons-en... Ça sera un poids de moins!... Comme ça, après, il n'en sera plus question!
Quand ils arrivèrent à la caravane, Louise Tabary était levée.
Déjà, très étonnée de n'avoir pas vu rentrer Chausserouge, de n'avoir pas rencontré son fils, elle était descendue à la ménagerie pour demander des nouvelles.
Peut-être un nouvel accident était-il survenu qui avait nécessité leur présence toute la nuit. Alors pourquoi ne l'avait-on pas prévenue?
On l'avait rassurée tout de suite.
Les employés à leur arrivée avaient trouvé le patron et Jean en train de nettoyer la ménagerie; tous deux venaient de sortir.
Assurément ils ne devaient pas être loin.
—Ah! vous voilà, les jolis vadrouilleurs! cria-t-elle en les apercevant. Ce n'est pas malheureux!... Ce que j'ai été inquiète toute la nuit! Où diable avez-vous passé votre jeunesse? En voilà une conduite!
—Ferme la porte, dit Jean sans répondre et en s'asseyant près de la table, nous avons à parler sérieusement.
Et quand elle eut obéi:
—Maintenant, prends un siège et écoute-nous tranquillement.
Il tira de sa poche son portefeuille, étala sur la table les billets de banque qui représentaient sa part, puis:
—Nous avons fait, dit-il, cette nuit, une excellente opération commerciale... Tout ceci est à moi... Chausserouge en a autant... Voilà de quoi nous remettre à flot...
Louise Tabary devint subitement très sérieuse.
Tour à tour elle considéra son fils, puis le dompteur, comme pour lire dans leurs regards. Tous deux restèrent impassibles.
Enfin elle passa sa main sur son front, comme pour s'assurer qu'elle ne rêvait pas.
—Mais, demanda-t-elle, serait-ce encore... Vermieux?...
—Vermieux est mort, dit froidement Jean Tabary.
Et il ajouta avec un rire gouailleur:
—Mort et enterré!
—Je ne comprends pas... dit Louise Tabary... Alors vous l'avez...
—Nous l'avons tué, simplement, déclara le jeune homme.
Et sans se départir de son calme, il conta la nuit passée dans la ménagerie, n'omettant aucun détail: l'arrivée de l'usurier, venant de la gare de Lyon et s'abritant dans l'établissement, l'idée subite qui avait frappé les deux complices et la façon dont ils l'avaient mise à exécution, les terreurs inutiles de Chausserouge, enfin la réussite complète du plan qui avait été conçu.
Le dompteur ne perdait pas de vue le visage de sa maîtresse, cherchant à deviner les sentiments que faisait naître en elle le terrible récit, s'attendant peut-être à une explosion d'indignation. Il lui sembla qu'on lui enlevait un poids quand il entendit Louise demander tranquillement:
—Au moins, êtes-vous sûr que nulle part la présence de Vermieux n'a été signalée avant son arrivée à la ménagerie?
—Parbleu! dit Jean, et c'est lui-même qui a pris soin de nous renseigner. Il n'a pas vu une âme depuis la gare de Lyon où, comme toujours, il était arrivé à l'improviste, sans avoir annoncé à personne son retour.
—Eh bien! mes enfants, vous avez bien travaillé et je vous en fais mon compliment! proclama la mégère.
—Alors, bien sûr, insista Chausserouge, tu ne nous en veux pas? J'avais peur que l'acte que nous avons commis ne t'inspirât une telle horreur...
—Je pense que tu es fou! riposta Louise. Ne t'ai-je pas dit l'autre jour que je me creusais la tête pour trouver une façon d'estamper ce vieux grigou, qui n'a pas craint, lui, de nous dévaliser... J'avoue que je n'aurais jamais osé vous conseiller un moyen aussi radical, mais puisque l'occasion s'en est présentée, et que vous l'avez saisie, je ne puis que vous féliciter hautement. Je n'appelle pas ça un crime, j'appelle ça une bonne action. Vous avez fait expier en une seule fois à ce vieux brigand, toutes ses canailleries passées. Vous avez, en même temps que les vôtres, payé les dettes du Voyage tout entier... Ce sont les confrères qui vont être épatés de ne pas voir rappliquer Vermieux avec sa sacoche!
Et Louise ne put s'empêcher d'éclater de rire.
—Tiens, vois-tu, continua-t-elle en prenant la main de Chausserouge qu'elle attira près d'elle, bien souvent tu as manqué d'énergie, mais l'acte de courage de cette nuit me fait tout oublier, je t'aimerais rien que pour ça!
—Merci! dit le dompteur, à mon tour de te dire ce que nous avons décidé, Jean et moi. A partir d'aujourd'hui, nous nous associons. Tout en restant maître de la plus grande part de la ménagerie, puisque mon apport est plus considérable, je prends officiellement ton fils avec moi... Nous régulariserons notre situation en passant un acte devant notaire, dès que la prudence nous permettra d'y songer. Il faut laisser passer un peu d'eau sous le pont... Mais c'est dès à présent chose convenue.
—Alors, tous les bonheurs le même jour! Plus de dettes! De l'argent! Mon fils établi définitivement... devenant patron!... Et c'est à toi que je dois ça... Je ne t'en remercierai jamais assez!
Elle saisit son amant par le cou et l'embrassa sur les deux joues.
—Maintenant, secoue-moi cet air d'enterrement... Un bon dîner par là-dessus et il n'y paraîtra plus...
Puis, comme si un soupçon nouveau lui traversait la cervelle:
—Vous êtes bien sur qu'il n'y avait personne dans la ménagerie quand vous avez fait le coup?... Pas de veilleur... personne?
—Voyons, nous ne sommes pas des enfants, dit Jean en haussant les épaules.
—On n'a rien entendu du dehors?
—Allons donc! il faisait un orage du tonnerre de Dieu!... le tonnerre, les éclairs, tout le diable et son train... Je te dis que tout le monde était d'accord... jusqu'aux bêtes qui réclamaient de la pâture... Il fallait qu'il y passe... Sa dernière heure avait sonné... Ce n'est pas notre faute... Nous n'avons été que des instruments...
—Qui ont obéi à la destinée! dit le superstitieux Chausserouge, heureux de trouver dans l'argumentation de son complice une excuse propre à calmer le cri de sa conscience.
Puis, comme l'heure du repas approchait:
—Maintenant, les enfants, vous savez, assez causé. Nous n'avons plus rien à nous dire... Il ne s'est rien passé et nous ne savons rien.
Elle se pencha hors de la caravane et appela:
—Fatma, dis à Zézette de venir déjeuner.
Fatma, une belle fille brune de vingt ans environ, sortit de la tente qui avoisinait la caravane.
—Mâme Tabary, dit-elle, je sais pas ce qu'elle a, Zézette, elle est toute drôle, ce matin!
—Elle est malade? demanda le dompteur vivement.
—Je ne sais pas... Elle est couchée... elle ne se plaint pas et elle a les yeux grands ouverts.
Chausserouge descendit et entra dans la tente.
La petite fille reposait sur le lit de camp qu'on lui dressait chaque soir,—depuis que son père avait élu domicile chez Louise Tabary—à côté de ceux de Fatma et de deux autres pensionnaires de l'entresort.
Elle avait le visage empourpré, les yeux cernés, les mains brûlantes.
A l'aspect de son père, son regard se mouilla, tandis que ses traits se contractaient. Sans doute la vue de son père renouvelait en elle les émotions qu'elle avait ressenties durant la terrible veille, car un tremblement convulsif secoua tout son corps.
Chausserouge s'était assis, très tendre et très caressant, auprès de sa petite fille. Il lui tâta le pouls qui lui parut agité.
—Qu'est-ce que tu as, demanda-t-il, voyons, ma petite Zézette?
Elle regarda fixement son père, comme pour se demander si elle n'avait pas été l'objet d'un cauchemar, d'une hallucination effroyable.
Cet homme, si bon, si doux, était-il bien le même, qu'elle avait vu, la nuit précédente, distribuant à ses bêtes, des lambeaux de chair humaine?
Elle avait envie de lui crier:
—Dis, n'est-ce pas? dis que j'ai rêvé! Tu n'es pas un assassin!
Mais elle se contint et balbutia:
—J'ai eu peur... cette nuit!
—Cette nuit? dit Chausserouge dont les sourcils se froncèrent. Peur de quoi?
Elle fit un effort sur elle-même:
—J'ai eu peur de l'orage.
Au ton dont son père venait de lui poser cette dernière question, elle venait de comprendre qu'elle ne s'était point trompée. Un travail s'opéra dans son cerveau. Elle avait surpris un secret qu'elle ne devait pas connaître, un secret qui mettait dans sa main et la vie et l'honneur de son père?
Et qui sait?
Peut-être François n'était-il si tendre avec elle que parce qu'il se doutait... Peut-être était-ce une feinte et voulait-il s'assurer qu'elle, Zézette, n'avait rien vu, rien entendu? Si elle laissait entendre qu'elle savait... à quels dangers ne s'exposait-elle pas? Un homme qui n'hésite pas à tuer, n'hésiterait peut-être pas à se débarrasser de l'unique témoin de son crime?
Et une terreur instinctive la fit mentir, lui suggéra une fable qu'elle débita d'une voix haletante, entrecoupée:
—Voilà... je t'ai désobéi... Quand tu m'as dit d'aller me coucher... je suis rentrée dans la tente... Fatma et les deux autres... qui n'avaient pas travaillé étaient déjà couchées... Quand j'ai vu qu'elles dormaient, je suis ressortie... J'ai pensé que malgré la pluie... il y avait peut-être une dernière représentation chez Decker... où on joue «Peau d'âne»... J'avais envie de voir... J'ai profité d'un moment où ça tombait moins fort... et j'ai couru près des colonnes de la place du Trône où Decker est installé... Mais c'était fermé... Alors j'ai voulu revenir, mais le tonnerre s'est mis à gronder... j'ai eu peur et je me suis cachée derrière un tour de toile... J'étais mouillée... j'ai eu froid... Quand je suis rentrée et que je me suis mise au lit... je grelottais... et je n'ai pas dormi de la nuit... Voilà!
Chausserouge poussa un soupir de soulagement. La petite ne savait rien.
—C'est comme cela qu'on attrape du mal, dit-il, d'un ton fâché... Tu vas te tenir chaudement... On va te faire de la tisane et demain il n'y paraîtra plus. Voilà ce que c'est que de désobéir à son père.
Et il s'éloigna après avoir embrassé sa fille, qui ne lui rendit pas son baiser.
—Eh bien? quoi de nouveau, demanda Louise Tabary en le voyant rentrer.
—Oh! rien de grave! La petite a pris froid cette nuit, et ce matin, elle a un peu de fièvre nerveuse... C'est tout le tempérament de sa mère, cette sacrée gamine, la moindre imprudence la flanque par terre!
La vérité était que, depuis la mort d'Amélie, Zézette, habituée aux câlineries de la jeune femme, n'avait pu prendre son parti de l'abandon dans lequel la laissait son père.
Afin de ne pas la laisser seule dans la caravane que Chausserouge désertait chaque nuit, on avait imaginé d'établir son lit dans la tente des pensionnaires de l'entresort, qui étaient censées veiller sur elle.
Mais elle avait à souffrir d'un isolement encore plus pénible. Les trois femmes ne couchaient jamais dans la tente. Elles guettaient le moment où Louise rentrait dans sa caravane, et sûres dès lors de ne pas être surprises, elles se glissaient sans bruit hors de la tente et couraient rejoindre, dans les hôtels du voisinage, l'amant en titre ou l'amant de rencontre, que leur avait fourni, dans la journée, le hasard des représentations.
Tout d'abord, elles avaient été gênées par la présence de l'enfant, mais Fatma qui, par ses prévenances, avait conquis, dès l'abord, le coeur de Zézette, s'était assurée de son silence, et bientôt elles avaient pu continuer leurs expéditions nocturnes.
Zézette, d'ailleurs, trouvait son compte dans cet arrangement. Négligée par son père, elle avait reporté sur ses bêtes toute l'affection dont elle était capable.
Une fois seule, elle se levait à son tour, parvenait en talonnant jusqu'à la ménagerie, dans laquelle elle s'introduisait en passant par-dessous le tour de toile et elle allait se blottir jusqu'au matin dans un petit nid, au milieu du fourrage, à deux pas de l'Etourdi, son poney.
Mirza, qui la reconnaissait, n'aboyait pas et venait au contraire passer sa langue sur son visage. L'haleine chaude du cheval venait la caresser et elle s'endormait, paisiblement, heureuse, sans peur, au milieu de ses bêtes.
Parfois un rugissement la réveillait. Les yeux fermés, ses lèvres murmuraient le nom de la bête... qu'elle reconnaissait au son de sa voix.
—Tiens!... Rachel qui ne dort pas!
Et elle reprenait son sommeil à peine interrompu.
Chaque nuit, depuis que le veilleur avait été supprimé, elle répétait le même manège, ne regagnant la tente qu'à l'heure précise où les employés allaient arriver pour nettoyer la ménagerie et préparer la représentation.
Ses compagnes, rentrant quelques instants plus tard, la trouvaient reposant très calme, dans son petit lit et prête à se lever.
Ces escapades étaient pour elle pleines de charme.
La ménagerie, c'était sa raison d'être; toutes les bêtes étaient ses amies; Elle respirait avec délices la senteur du foin au milieu duquel elle s'enfouissait, l'odeur âcre des fauves... Elle était là dans son élément. Là, elle oubliait tout, sa mère morte, ses chagrins de petite fille...
La nuit du crime, pendant que le service était terminé, elle était venue s'installer à sa place accoutumée, au moment même où dans sa caravane, le dompteur, aidé de son complice, dépouillait Vermieux après l'avoir assassiné.
Elle n'avait rien entendu, aucun bruit, que les éclats de la foudre qui tonnait sans relâche. Elle avait fermé les yeux, puis tout à coup un son de voix l'avait éveillée et une lueur tremblante avait attiré son attention.
Soulevée sur un coude elle avait alors vu Jean Tabary... et son père, poussant l'étal sur lequel gisaient épars des membres humains... qu'ils distribuaient aux animaux!
Terrifiée par ce spectacle, elle avait été sur le point de pousser un cri... ce cri s'était étranglé dans sa gorge.
A chaque pas qu'ils faisaient, les deux hommes se rapprochaient d'elle...
Et voilà que tout à coup, au moment où ils étaient parvenus à cinq pas du fenil, en face de la cage de Néron, elle avait vu jeter à l'animal une cuisse décharnée, une cuisse humaine!...
Puis la fourche de fer de Jean Tabary avait piqué sur l'étal un nouveau morceau et elle avait reconnu la face sanguinolente de Vermieux!...
C'était le vieil usurier que les deux hommes avaient tué... et qu'ils avaient dépecé avant de le distribuer aux bêtes!...
Cette fois, son effroi avait surpassé ses forces... Ses yeux s'étaient voilés et elle était tombé sans connaissance au fond du petit nid qu'elle s'était ménagé.
Quand elle revint à elle, ranimée par l'haleine chaude du poney, qui promenait son nez sur le visage glacé de sa petite maîtresse, le jour allait poindre.
Elle rassembla ses esprits, frémit au souvenir du spectacle auquel elle avait assisté, bien involontairement, crut un instant avoir rêvé, mais la présence des deux hommes qu'elle vit à l'autre bout de la ménagerie, occupés à un travail dont elle ne put se rendre compte à cause de l'éloignement, la convainquit qu'elle ne s'était pas trompée.
Elle n'eut plus qu'une idée: se sauver, regagner la tente sans qu'on la vît.
Et elle y parvint en profitant d'un moment où son père et Jean Tabary procédaient, toujours à l'aide de leur lanterne, au nettoyage de la cage extrême, occupée par les tigres.
Elle ne respira à l'aise que lorsqu'elle se sentit étendue entre les draps de son lit de camp. Mais sous le coup de la réaction qui s'opéra en elle, une fièvre la saisit qui ne la quitta plus jusqu'à l'heure où son père vint prendre de ses nouvelles.
Toutefois, et en dépit des recommandations de François, elle se leva dans l'après-midi.
Comme si la nature entière se réjouissait de la disparition de l'usurier, un soleil splendide fit affluer le public sur le champ de foire.
On eût dit que le hasard taquin avait renoncé à tenir rigueur aux forains, maintenant qu'à leur insu ils n'étaient plus sous le coup d'un remboursement qu'il leur eût été, la veille, impossible d'effectuer.
Jamais depuis huit jours, on n'avait vu pareille affluence de monde, même le jour de Pâques; jamais on n'avait réalisé d'aussi belles recettes.
Cette circonstance inspira à Jean Tabary quelques réflexions philosophiques:
—Dire que si nous avions eu ce temps-là hier, murmura-t-il à l'oreille de Chausserouge, Vermieux serait encore en vie... Demain nous aboulerions les trois cents francs que nous gagnerons peut-être aujourd'hui et nous serions moins riches, moi de douze mille francs, toi de la même somme... et tes dettes en plus! A quoi tient la vie d'un homme, tout de même! A un orage!... Tu avais raison! Il n'y a pas à dire! C'est la destinée!
Mais le dompteur n'était pas en train de philosopher. A mesure que l'heure s'avançait, une sorte d'inquiétude intime, sinon de peur, et qu'il n'avait jamais éprouvée avant d'entrer dans les cages l'étreignait et le rendait nerveux.
Quand, après le déjeuner, il descendit dans la ménagerie et qu'il passa devant les cages, il se sentit agité par un petit frémissement.
Il éprouvait un sentiment bizarre tel qu'il n'en avait jamais ressenti en face de ses pensionnaires, une sorte de crainte superstitieuse qu'il ne s'expliquait pas.
Invinciblement, et quelque effort qu'il fît pour la chasser, la vision obsédante de la scène de la nuit revenait devant ses yeux.
Sur l'étal il revoyait les membres pantelants de Vermieux et, dans le regard de ces bêtes qui avaient dévoré le corps de l'usurier, il lui semblait retrouver le regard de la victime.
Au moment d'entrer dans les cages une terreur nouvelle l'envahit. La vieille tradition des dompteurs lui revint en mémoire. La chair humaine avait un goût... et, quand les animaux en avaient mangé une fois...
Et ce Tabary qui avait passé outre, qui avait défié la légende, en donnant au plus redoutable des fauves, au plus difficile à manier, les plus gros morceaux!...
Avant de frapper les trois coups, il hésita...
Mais il songea que de l'autre côté de la cloison qui le séparait des cages tout un public attendait, un public comme il était déshabitué d'en voir à la ménagerie.
L'amour-propre finit par dominer l'effroi, et, bien que le front baigné de sueur, il fit effort sur lui-même et il heurta la porte du pommeau de son fouet.
—Passez! cria de l'extérieur Jean Tabary.
Il entra et se trouva en face de ses deux lionnes sauteuses. Rien d'insolite dans l'attitude des deux bêtes; alors, subitement, il recouvra son sang-froid.
Il eut honte de lui-même, et comme pour se punir de son instant de faiblesse, il redoubla d'audace.
Bien que les lionnes fussent dociles, il se montra brutal, les pourchassa à coups de fouet, les fouailla impitoyablement, trouvant une sorte de plaisir âcre à se venger sur elles de sa peur.
Et les exercices se succédaient; tous ses pensionnaires défilèrent devant lui, menés rondement, manoeuvrés avec une vigueur et une témérité à laquelle il ne les avait pas habitués.
Et le public enthousiasmé par cette furia dont il ne pouvait pas soupçonner le mobile, acclamait le dompteur à chacune de ses entrées de cage.
Énervé par la lutte, excité par les applaudissements, Chausserouge accomplit des prodiges.
Il lui vint subitement en tête de nouvelles idées qu'il eut la fantaisie de mettre immédiatement en pratique, et sa volonté réduisait les animaux affolés à une obéissance qu'il n'avais jamais obtenue jusqu'ici.
Jean Tabary suivait d'un oeil étonné les péripéties émouvantes de ce duel.
—Mâtin! pensait-il, le patron est nerveux! C'est l'affaire d'hier qui lui a secoué le sang! Mais quel succès!...
Il y eut un petit entr'acte avant le dernier numéro. François devait terminer la représentation par les exercices habituels de Néron, le grand lion à crinière noire, dont l'âge avait fait le pensionnaire le plus redoutable de la ménagerie.
Pendant qu'on sablait à nouveau la cage centrale, Tabary rejoignit le dompteur dans le réduit où il attendait que tout fût préparé et qu'on eût introduit l'animal. François Chausserouge, l'oeil fiévreux, épongeait son front baigné de sueur.
—Eh bien! lui dit Jean, tu vas bien quand tu t'y mets. Mais, tu sais, sois prudent, tout de même... avec Néron. Il n'entend pas la plaisanterie.
—Ne t'occupes pas de ça, riposta le dompteur, d'un ton saccadé, il faudra qu'il marche... comme les autres!
Un instant après, il se trouva face à face avec le lion. Mais Néron était aussi dans ses heures de lubie. Il montra une indocilité qui exaspéra la nervosité de Chausserouge.
Ne pouvant contraindre l'animal à l'obéissance par ses moyens habituels, Chausserouge s'arma de sa fourche, marcha au devant du fauve qui, tapi dans un coin, les oreilles basses et grondant la colère, le couvait sournoisement du regard et il s'acharna sur lui.
Vaincu par la douleur, fasciné par l'oeil brillant de son dompteur, Néron bondit, sauta, lançant des coups de patte qu'esquivait à chaque coup Chausserouge en rejetant le haut de son corps un arrière.
A chaque audace nouvelle, à chaque attaque parée, le public, que passionnait cette lutte, applaudissait.
Enfin, épuisé, haletant, après avoir successivement accompli toute la série de ses exercices habituels, le lion s'accula dans un angle, le poil hérissé, la gueule sanglante...
Alors Chausserouge s'avança au bord de la cage, salua la foule, puis rejetant son fouet et sa fourche, il s'approcha de Néron, saisit de ses deux mains les mâchoires puissantes de son adversaire et, se penchant en avant, il introduisit la moitié de sa tête dans la gueule béante du monstre...
Un cri d'effroi retentit dans l'assistance, devant cet acte inouï de témérité.
Tout à coup, le dompteur se sentit pris comme dans un étau. Les mâchoires de la bête, détendues par son effort, se refermaient progressivement, les crocs s'enfonçaient, comprimaient les os du crâne.
Son corps eut un brusque ressaut en arrière, mais impossible d'échapper à l'implacable étreinte...
Dans cette seconde suprême, Chausserouge eut la conscience qu'il était perdu. Il fit appel à toutes ses forces, poussa un cri étouffé:
—A moi! Jean!
Puis, de ses doigts nerveux dont l'imminence du danger triplait la puissance, il serra à l'étouffer la gorge du monstre.
Par bonheur Jean Tabary, qui redoutait une catastrophe depuis le commencement de cette extraordinaire séance, se tenant prêt à porter secours à son associé, avait gardé à portée de sa main une barre longue et aiguë.
Il en porta, à travers les barreaux, un coup terrible dans les flancs du lion qui entr'ouvrit la gueule et Chausserouge, profitant de ce mouvement, se redressa d'un coup de reins.
Les crocs avaient creusé de chaque côté de sa face de larges sillons.
Bien qu'aveuglé par le sang, méconnaissable, il s'était aussitôt penché, rapide comme l'éclair, avait ramassé sa fourche et de nouveau avec rage, il était revenu à la charge. Le public debout, massé devant la cage, épouvanté, poussait des cris d'effroi...
En vain Tabary continuait à harceler la bête pour l'empêcher de se ruer sur son dompteur, et il clamait de toute sa force:
—En arrière! En arrière! Sors! on va t'ouvrir!
Chausserouge n'entendait rien, il frappait en aveugle, trouant à chaque coup la peau du fauve.
Hurlant de douleur, affolé à son tour, rendu furieux par la souffrance, saignant de toutes parts, le lion bondissait, s'écrasant la tête contre les barreaux.
François sans relâche, poursuivait son oeuvre de vengeance, cognant au hasard, comme un fou... Tout à coup, Néron poussa un rugissement formidable, s'enleva des quatre pattes et retomba comme une masse, la langue pendante. La fourche, poussée d'une main ferme, s'était enfoncée tout entière dans son côté.
Ce fut alors un spectacle horrible...
Comme s'il eût voulu le clouer vivant au plancher de la cage, sans se soucier des coups de griffe que l'animal lançait dans le vide, le dompteur s'acharnait sur son pensionnaire...
Enfin, les rugissements cessèrent pour faire place à des grondements étouffés, la queue cessa de battre les barreaux et le corps du monstre resta immobile baignant dans une mare de sang.
La frénésie du dompteur se calma immédiatement. Un voile passa devant ses yeux, il trébucha et tomba dans les bras des garçons de piste qui, debout derrière la petite porte, étaient entrés dès que l'animal, désormais sans mouvement, eût cessé de leur inspirer de la crainte.
Dès lors, ce fut dans tout l'établissement un tumulte indescriptible. Le dompteur était-il blessé grièvement?... Le lion était-il mort?
Jean Tabary, très émotionné par le spectacle auquel il venait d'assister, eut toutes les peines du monde à faire évacuer la baraque; puis, dès qu'il eut fait fermer l'auvent de la ménagerie, il courut à la caravane où l'on venait de transporter le blessé.
Déjà, un médecin qui s'était trouvé mêlé à l'assistance, s'occupait à lui donner les premiers soins. Les blessures, bien que profondes, n'étaient pas graves.
Il lava soigneusement le visage de Chausserouge, à demi évanoui, pansa les plaies béantes, et tout de suite, il put rassurer Louise qui se lamentait.
—Je l'ai toujours dit! Il était trop brave! trop téméraire! Ça devait arriver!
—Ne craignez rien! répliqua le docteur. La convalescence sera longue, douloureuse, mais, dès à présent, je réponds de sa vie!
A côté du lit, Zézette considérait le blessé, l'oeil sec, comme si une pensée profonde la rendait indifférente à l'accident dont venait d'être victime son père.
Profitant d'un instant où on l'avait laissée seule, elle s'était levée, s'était glissée dans la ménagerie et enfouie dans la cachette d'où elle avait assisté la veille au dépeçage de Vermieux, elle avait suivi toutes les phases de la lutte d'où Chausserouge était sorti vainqueur, mais le visage en lambeaux.
Comme hypnotisée par ce spectacle, pas un cri ne s'était échappé de sa gorge, et maintenant dans sa petite tête s'agitaient des pensées confuses, nullement étonnée d'une issue qui lui apparaissait la suite logique du crime de la nuit.
N'était-ce pas le commencement fatal de la punition réservée aux criminels? N'était-ce pas le commencement de la revanche de Vermieux?
Mais ni un mot, ni un geste, qui pût faire soupçonner à quiconque quelles idées contradictoires bouillonnaient au fond de sa cervelle d'enfant. Elle n'éprouvait plus pour son père l'affection d'autrefois...
Il lui semblait que «son bon François» était mort et qu'il avait fait place à un homme méchant... dont la vue ne lui causait pas d'horreur, puisqu'il ressemblait à son père, mais pour lequel elle éprouvait une aversion instinctive.
Aussi, quand Chausserouge revenu à lui et apercevant sa fille assise à son chevet, l'attira à lui, en disant d'une voix lente:
—Tu as bien failli ne plus me revoir, fifille!
Elle hésita avant de lui tendre son front.
Elle finit cependant par se pencher, puis quand il l'eût embrassée:
—Tu aurais été orpheline, vois-tu, continua le dompteur. J'aurais été retrouver ta mère, si je n'avais pas eu la force d'abattre Néron... Mais Louise aurait eu soin de toi, n'est-ce pas, Louise?
—Peux-tu en douter! s'exclama la Tabary. Ah! tant que je serai là, la pauvre petite ne sera pas malheureuse. Mais tais-toi, ne parle pas, ça te fait mal et le médecin l'a défendu.
Elle voulut prendre la petite fille sur ses genoux, mais, boudeuse, Zézette recula, repoussa les mains de Louise qui se tendaient vers elle et resta accoudée au lit de son père. Cette Tabary, elle la détestait... sincèrement, sans restriction!
Et ce Jean,, l'autre, qui avait certainement poussé Chausserouge à commettre un crime!
—Ah! celui-là, elle n'eut jamais voulu se trouver en sa présence. Il était le mauvais génie de la maison. Que de fois n'avait-il pas fait pleurer sa mère! Et aujourd'hui n'était-il pas cause si elle ne pouvait plus aimer son père?
Cependant, Chausserouge, à qui revenait peu à peu la mémoire des faits, maintenant que la douleur légèrement calmée lui laissait un peu de répit, interrogea:
—Et Néron? Est-ce que je l'ai tué?
—Non, répondit Jean, mais il n'en vaut guère mieux.
—Ah! dit le dompteur en fermant les yeux.
Et il n'en demanda pas davantage.
En effet, aussitôt que les soins qu'on avait dû prodiguer à Chausserouge avaient laissé quelque répit, on s'était occupé de Néron.
L'animal donnant encore signe de vie, on avait fait venir le vétérinaire. Grâce à l'état de faiblesse du lion, qui respirait à peine, on avait pu l'approcher, le panser, le faire glisser sur un lit de paille hors de la cage centrale et l'établir dans une cage voisine.
Quand Tabary interrogea le vétérinaire sur l'issue probable de l'aventure:
—Je ne puis rien vous dire, répliqua le praticien, avec ces bêtes-là, on ne sait jamais... On les croit mortes et elles renaissent à la vie comme par enchantement... Leur nature offre tant de résistance... La grande difficulté ce sera de pouvoir soigner votre pensionnaire quand ses forces seront un peu revenues... Ces animaux-là ont beaucoup de mémoire et beaucoup de rancune. Il y aura à l'avenir, s'il en réchappe, de grandes précautions à prendre.
—Enfin, vous croyez que nous le sauverons?...
—Peut-être!
—Ah! tant mieux, songez donc! la plus belle pièce de la ménagerie!
Dans la soirée, Chausserouge eut la fièvre. On dut faire revenir le médecin. Celui-ci prescrivit un repos absolu, la diète, et dans la crainte d'un érysipèle, prodigua les antiseptiques, mais, après son départ et dès que la nuit fut complètement venue, la fièvre se changea en délire.
Très agité, le visage en feu, le dompteur prononça des mots sans suite.
—Fais sortir tout le monde, dit Jean tout bas à sa mère, il ne sait plus ce qu'il dit... il serait capable de manger le morceau...
On envoya Zézette se coucher et Louise Tabary déclara qu'elle se chargeait seule de veiller le malade. Au besoin, et pour le cas où elle serait trop fatiguée, son fils la suppléerait. Bien lui en prit, car vers une heure du matin, le mal empira et prit d'inquiétantes proportions.
Chausserouge eut le cauchemar. Au moment où on le croyait assoupi, de terrifiantes hallucinations vinrent troubler son sommeil. Il se dressa sur son séant, les pupilles dilatées, arracha d'un geste brusque l'appareil qui emprisonnait sa face et le doigt fixé sur la porte:
—Néron! Voilà Néron! attends, sale bête! Tu ne veux pas... Tu ne veux pas sauter... Attends que je prenne ma fourche! Tiens! Tiens! attrape!
Et il battait l'air de ses deux bras, mimant la lutte de la veille. Puis, tout à coup, il poussa un cri:
—Ce n'est pas Néron! C'est Vermieux... Il ricane. Il n'est pas mort! Il s'avance! Il me prend! Il me mord! Ma tête! Ma tête! A moi! Au secours! C'est Vermieux... Vermieux qui revient! Va-t'en, je te dis! Va-t'en!
Et il entourait son front de ses deux mains et, comme pour échapper à une étreinte imaginaire, enfouissait son front sous l'oreiller. Il roulait sur son lit.
En vain, Louise Tabary et Jean consternés, craignant à chaque minute que ses cris n'eussent un écho au dehors, tentaient-ils de te calmer.
—Mais non! Mais non! Il n'y a personne! Voyons! Calme-toi!
Chausserouge ne voulait rien entendre.
—Je vous dis que si! C'est Vermieux qui revient. Je le vois bien! Il est là. Il ricane, tiens, là, dans le coin! Mais va-t'en donc, démon! C'est lui qui s'est vengé! C'est lui qui m'a fait mordre par Néron! Mais je le tuerai! Je vous jure, je le tuerai!
Enfin, la voix s'éteignit dans sa gorge. Épuisé par cet effort, il retomba haletant sur son lit.
Louise épongea soigneusement le visage de François humide de sueur et de sang, humecta et rafraîchit les plaies à l'aide de compresses imbibées d'aromates et le dompteur tomba dans une prostration qui subsista jusqu'au matin.
—Il a eu une nuit fort agitée, dit Louise au docteur, quand il revint prendre des nouvelles du malade.
—Alors il serait peut-être prudent de le faire transporter dans un hôpital ou une maison de santé... Il y serait plus aisément et plus efficacement soigné...
—Non! interrompit vivement Louise, qui ne se souciait pas qu'une pareille scène se renouvelât devant des étrangers. François a horreur des hospices... Ici nous serons à même de lui donner tous les soins que nécessitera son état, et l'idée qu'il est à côté de sa ménagerie, que ses bêtes ont besoin de lui, hâtera sa convalescence.
Cependant, la nouvelle de l'aventure, grossie comme toujours, s'était répandue rapidement, non seulement sur tout le Voyage, mais dans tout Paris.
De plusieurs journaux on était venu interroger Jean Tabary qui, heureux de la réclame dont allait bénéficier l'établissement, s'était prêté très complaisamment aux interviews.
Des camelots parcouraient les rues, des feuilles sous le bras, criant:
DE LA MÉNAGERIE CHAUSSEROUGE
Derniers détails!—Cinq centimes!
Dès le lendemain, la ménagerie fut littéralement envahie. On venait demander des nouvelles du dompteur. On voulait voir Néron. Jean Tabary résolût alors d'ouvrir au public les portes de l'établissement.
Pour une somme modique, on était admis à visiter les animaux et plusieurs fois par jour, l'explicateur donnait les mêmes détails qu'aux représentations ordinaires.
La foule stationnait longuement devant la cage où gisait le lion blessé.
Au bas de cette cage, on avait accroché une large pancarte, portant ces mots:
LION DE L'ATLAS
qui le 7 avril a failli dévorer le dompteur Chausserouge.
Après le récit émouvant que faisait de la lutte l'adroit bonisseur, les assistants se retiraient pour faire place à de nouveaux curieux.
—Quel dommage! dit Jean Tabary à sa mère, que nous n'ayons personne pour faire une entrée de cage!... C'est toujours notre chance... Si, comme j'en ai eu l'idée un moment, j'avais appris le métier...
—Il n'y a pas que Chausserouge au monde, dit Louise. Tu ne pourrais pas trouver un dompteur sans ouvrage, qui consentirait à servir chez nous, en attendant le rétablissement de François?
—Pourvu qu'il se rétablisse! dit le jeune homme.
—Il le faut, riposta la mère, nous n'avons pas signé l'acte d'association, après il pourra se faire boulotter, s'il veut..., et ajouta-t-elle cyniquement, le plus tôt sera le mieux... Avec ses scrupules et ses cauchemars, il finira par nous compromettre, cet animal-là!... Ce serait vraiment dommage, au moment où la veine paraît tourner et où nous voilà presque au-dessus de nos affaires!... Au fond, c'est très heureux, cet accident... si jamais nous avions pu être soupçonné, le bruit qu'on fait autour de nous maintenant déroutera les recherches... C'est pas ici qu'on viendra demander des nouvelles de Vermieux... alibi tout trouvé! Chausserouge au lit! La ménagerie en l'air, envahie par les curieux... Ce ne serait pas le moment de commettre un crime... si la chose n'était pas faite!
—C'est vrai tout de même, dit Jean Tabary frappé de l'observation de sa mère.
—Et pense, ajouta la mégère, si un second malheur, définitif cette fois, allait arriver à François... après l'acte d'association signé... C'est nous qui resterions les seuls maîtres... les patrons.
—Oui, mais il y a Zézette qui hériterait?
—Zézette est mineure... et c'est nous qui serions les tuteurs, dit Louise avec un sourire mauvais. Aie donc confiance en moi, fillot!... En attendant occupe-toi de me trouver un remplaçant provisoire à Chausserouge!
Le jour même, Jean Tabary se mit en quête.
Sur les indications obligeantes d'un forain de ses amis, il parvint à découvrir son homme.
Un jeune dompteur, très connu sur le Voyage sous le nom de Giovanni, était actuellement sans emploi.
Il s'aboucha avec lui et tout de suite fit affaire.
—Vous arrivez, dit le belluaire, juste au moment où je me préparais à aller vous faire mes offres de service. J'ai appris l'accident survenu à Chausserouge et je pensais, en effet, que vous deviez vous trouver dans l'embarras...
—Vous n'avez pas peur de prendre la succession de Chausserouge?
—Alors, je ne serais pas dompteur! répliqua le jeune homme en souriant. Pour nous autres, qui avons l'habitude du métier, nous trouvons dans le danger un attrait irrésistible et d'ailleurs, y a-t-il tant de danger? A part Néron, qui doit être mort...
—Non, il est grièvement blessé et nous espérons le sauver.
—Eh bien! à part Néron, les autres bêtes ne sont pas dangereuses. Je connais Chausserouge, je sais ses exercices par coeur et je me fais fort après une répétition pour habituer les bêtes à moi, de paraître en public... Je vous demande seulement de chauffer un peu mon entrée de cage.
—Ne craignez rien! Nous allons profiter de la réclame de l'accident et faire une sérieuse publicité. Comptez sur moi.
—Eh bien! Alors, quand vous voudrez.
—Dès demain, dit Jean Tabary enchanté.
Séance tenante, il fit signer à Giovanni un engagement, puis, après la conclusion du traité, la conversation s'engagea, très amicale, chacun donnant à l'autre les renseignements qui pouvaient l'intéresser.
Giovanni raconta son histoire. Il était né à Montmartre avait fait chez son père, patron menuisier, son apprentissage.
Il n'avait pu s'accoutumer à une existence calme et tranquille; il rêvait de devenir acteur ou saltimbanque, trouvait un charme infini à la vie libre, indépendante et bohème.
Le soir, dès qu'il avait dîné, il s'échappait de la maison paternelle et courait au théâtre Montmartre, où on l'avait admis comme figurant, et c'était pour lui une grande joie de revêtir les oripeaux brillants des drames de cape et d'épée.
Puis, un beau jour, le Voyage étant venu s'installer boulevard de Clichy, le jeune homme devint chez Devisme ou au théâtre Decker une «tête à l'huile»[4] très assidue.
On le remarqua; on l'encouragea; il finit par se faire engager à de dérisoires appointements et quand le Voyage leva le siège, sa résolution était prise. Il abandonna la maison paternelle et le métier de menuisier et partit.
Depuis, il avait fait un peu tous les métiers, bonisseur, pitre, etc. Il ne tarda pas à trouver sa véritable voie.
Entré en dernier lieu comme garçon de piste à la ménagerie Bella-Mina, il dut défendre la baraque de sa patronne contre l'envahissement d'une bande d'énergumènes réclamant à grands cris le renvoi de l'orchestre composé en grande partie de musiciens allemands.
Pour calmer l'effervescence, la dompteuse dut se résoudre à remplacer ces étrangers par des Français, mais il n'était pas facile d'en recruter du jour au lendemain.
Giovanni,—c'était le pseudonyme qu'il avait choisi depuis son arrivée sur le Voyage, car il s'appelait de son vrai nom Émile Pascaud,—s'offrit de reconstituer la petite troupe; il se souvint que lui même jadis avait fait partie de l'Harmonie Montmartroise, en qualité de piston, et pour prix de son service, il s'adjugea le titre de chef d'orchestre.
Dès lors, il devint le bras droit de Bella-Mina.
Il s'acquittait fort bien, avec une rare intelligence, de ses nouvelles fonctions et la dompteuse n'eut pas à regretter le départ de ses anciens pensionnaires.
Elle s'adjoignait ordinairement un aide, ce qui rendait ses représentations fort intéressantes, mais, un beau jour, après une prise de bec avec Gladiator, son second, elle resta seule pour diriger sa maison et faire ses entrées de cage.
Ce fut encore Giovanni qui la tira d'affaire.
—Patronne, lui dit-il, depuis que je vous vois, je me suis mis dans la tête de faire comme vous... Chaque jour je vous admire et je vous envie... Je crois qu'après avoir bien cherché, ma vocation s'est révélée... Je veux être dompteur!... Puisque vous voilà seule, c'est l'occasion de m'essayer... Voulez-vous me donner quelques leçons et m'autoriser à vous suppléer?
—Mais, mon garçon, le métier ne s'apprend pas en une minute, ni en un jour. Il ne suffit pas de vouloir, il faut un long apprentissage.
—Qui vous dit que je ne l'aie pas fait un peu, l'apprentissage nécessaire... Moi, le danger m'attire... j'aime les bêtes et on dirait qu'elles reconnaissent en moi un homme destiné à vivre avec elles... Je ne vous l'ai jamais dit, mais quand j'étais garçon de piste et que j'avais pour tâche de nettoyer les cages, bien souvent, sans vous le dire, je suis entré faire mon office, par bravade et par plaisir, sans avoir pris le soin de faire au préalable sortir les animaux... Il ne m'est jamais rien arrivé... Et depuis je vous ai tant vu... qu'il me semble que rien ne me sera plus facile que de vous imiter et de me faire obéir.
Bella-Mina considéra curieusement ce grand garçon si enthousiaste et si sûr de lui-même. Après tout, n'était ce pas comme cela que les vocations se manifestaient d'ordinaire?
Giovanni était inconnu du public. Il était jeune—vingt ans à peine—bien fait de sa personne, joli garçon. Pourquoi ne réussirait-il pas?
Et alors, en le présentant comme son élève, quelle réclame ne se ferait-elle pas? De plus, il lui devrait tout et elle se l'attacherait.
Il y avait pour elle tout bénéfice à accepter, d'autant plus que Giovanni coûterait moins cher qu'un professionnel. Elle accepta. L'expérience ne tarda pas à la convaincre qu'elle avait eu raison. Giovanni eut un début excellent.
Encouragé, il prit, de jour en jour, plus de goût à son métier, s'ingénia à imaginer des numéros inédits, difficiles, et au bout de trois ans il égalait sa patronne, qui pourtant jouissait d'une certaine célébrité.
Bella-Mina en conçut sinon de la jalousie, du moins un secret dépit, qui se manifesta dans diverses circonstances où elle n'eut pas toujours pour son aide le ménagement qu'il eut été en droit d'attendre.
Il avait toujours fait son service irréprochablement, avait contribué pour beaucoup au succès de l'établissement, et il eut mérité plus d'égards qu'on n'en avait pour lui, mais deux raisons lui faisaient supporter les petits ennuis de la vie commune: la première, c'est qu'il éprouvait un grand attachement pour ses bêtes, dont il connaissait aujourd'hui les moeurs, le caractère, le tempérament; la seconde, c'est qu'il caressait au fond de son coeur un rêve quelque peu ambitieux.
La ménagerie appartenait en propre à Bella-Mina qui était restée veuve avec une fille, assez jolie, âgée maintenant de dix-sept ans.
Cette jeune personne, très bien élevée, et à laquelle sa mère avait refusé de faire embrasser l'aventureuse carrière de dompteuse, était l'unique héritière et Giovanni se disait que s'il pouvait rester en place jusqu'à l'heure où sonnerait forcément pour Bella-Mina qui allait maintenant sur ses quarante ans, l'heure de la retraite, il deviendrait l'homme indispensable et probablement le mari de la reine.
Bella-Mina aimait trop ses animaux pour se résigner à les voir passer dans des mains étrangères.
Mais il se trompa dans ses calculs. Il laissa voir qu'il fondait des espérances sur l'éventuelle succession de la dompteuse, et celle-ci ne le lui pardonna pas.
Les tiraillements entre sa patronne et lui s'accentuèrent de jour en jour et un beau matin une scène violente éclata. Bella-Mina lui reprocha amèrement de ne lui montrer que de l'ingratitude pour tout le bien qu'elle lui avait fait.
Elle l'avait ramassé dans la crotte, c'était le cas de le dire, elle lui avait donné gratuitement des leçons. S'il était aujourd'hui quelque chose, c'était à elle qu'il le devait et maintenant il abusait de la situation... Il désirait sa mort! Elle en avait assez de faire le bien!
Et avait-on jamais vu un pareil toupet! Lui, Giovanni, un garçon de piste, recueilli par elle, qui végéterait encore à quarante sous par jour si elle ne l'eût rencontré sur sa route, se permettre de lever les yeux sur une jeune fille arrivée du couvent, distinguée et apportant en dot une fortune!... une des plus belles ménageries du Voyage!
Non, décidément, il n'y avait que les sans-le-sou pour ne douter de rien!
Giovanni avait quelques économies; furieux d'avoir été déçu dans son espoir, humilié d'une pareille sortie, révolté de la malignité de cette femme qui faisait sonner bien haut les services rendus en omettant de tenir compte des succès personnels qu'il avait eus, lui, et qui n'avaient pas nui à la prospérité de la ménagerie, il demanda son compte.
Et depuis quinze jours il se reposait, lorsque Jean Tabary vint lui proposer de l'engager.
—Je suis content de savoir tous ces détails, dit Jean, parce qu'ils vont nous servir. Nous allons faire pester la Bella-Mina. Elle se figure évidemment vous avoir irrémédiablement jeté à la côte, nous allons lui prouver, et victorieusement, qu'on peut travailler hors de chez elle. Laissez-moi faire!
En effet, des annonces adroitement libellées furent, par les soins de Jean Tabary, insérées dans les journaux.
En substance, il y était dit que seul, après l'accident survenu à Chausserouge, un jeune homme s'était senti le courage d'affronter, sans exercice préalable, ces terribles animaux qui avaient failli dévorer leur propriétaire.
C'était le fameux Giovanni, un dompteur de vingt-trois ans, dont on avait pu apprécier chez Bella-Mina le sang-froid et la surprenante audace.
On conviait donc le public à venir applaudir ces débuts extraordinaires. L'affluence fut énorme et Giovanni, comme il l'avait prévu, après la petite répétition à huis-clos qu'il avait exigée, n'eut aucune peine à se faire obéir des animaux, rompus à tous les exercices par de longs mois d'entraînement.
Il n'avait pas eu, naturellement, à présenter Néron, gisant toujours sur sa litière.
Dès lors, la ménagerie redevint à la mode.
Il avait suffi d'un accident pour ramener l'attention sur cette exhibition délaissée, à moins, ajoutait in petto Jean Tabary, que ce ne soit la façon brusque dont nous avons débarrassé le Voyage de cette crapule de Vermieux, qui nous ait porté bonheur.
La fortune favorise les audacieux.
On fit part à Chausserouge du changement opéré et de l'engagement de Giovanni, avec toutes sortes de ménagements.
Le dompteur, dont la fièvre s'était calmée, et qui passait maintenant ses journées dans un profond mutisme, tout à ses pensées et comme accablé par le mal, se plaignit vivement qu'on eût pris une semblable décision sans le prévenir.
—On pouvait me consulter, répétait-il, ça ne me plaît pas beaucoup que mes bêtes, qui sont habituées à moi, soient manoeuvrées par un autre.
—Mais, répliqua Tabary, sais-tu que nous perdions tous les jours de l'argent et que par le temps qui court, il ne s'agit pas de laisser échapper une occasion. Songe donc que ton accident a fait un bruit énorme et que nos recettes se ressentent de la réclame, de la publicité qui s'est faite autour de nous.
—Ça ne fait rien! ça ne fait rien! ne cessait de répéter François Chausserouge.
Pourtant, quand on lui eut dit sur quel homme le choix de Tabary s'était arrêté:
—Puisqu'il le fallait absolument, dit-il, j'aime mieux que vous ayez choisi Giovanni de préférence à tout autre. Je connais son travail. Il est adroit, jeune, courageux, j'ai plus confiance en lui qu'en un vieux, qui eût abruti mes bêtes et les eût rendu quinteuses et rétives. Au moins vous êtes content de lui?
—Très content! Il s'inspire de tes traditions, a sensiblement le même jeu que toi et il porte beaucoup sur le public.
—Bon!... je voudrais le voir...
Et Chausserouge, après avoir félicité le jeune homme, le retint près de lui, lui donna diverses explications, des conseils sur la manière de traiter tel ou tel pensionnaire et d'en tirer la plus grande somme possible d'obéissance.
Il le félicita sur le courage qu'il avait montré en acceptant une si périlleuse succession, et Giovanni laissa le dompteur si content de ses réponses que celui-ci félicita presque Jean de son initiative.
—Si tu m'avais consulté, j'aurais probablement refusé et je confesse que j'aurais eu tort. Ce garçon me plaît beaucoup.
Puis il retomba dans ses pensées profondes qui l'absorbaient des journées entières, ne retrouvant la parole que pour demander des nouvelles de la recette ou du lion blessé dont l'état ne s'était pas aggravé.
Enfin, un jour, comme s'il eut cédé à une secrète préoccupation, il appela à lui Louise et Jean Tabary.
—Écoutez, dit-il, je crois qu'il est temps maintenant d'assurer sur des bases régulières notre association. Dans la situation actuelle, cela n'étonnera personne.
Et comme ses deux interlocuteurs se récriaient, déclarant qu'on avait bien le temps d'y penser.
—Non! non! insista le dompteur, on ne sait ni qui vit ni qui meurt! Vous le voyez bien, après ce qui vient de m'arriver, à moi, qui depuis plus de quinze ans que j'exerce le métier, n'ai jamais attrapé une égratignure... Si Néron revient à la vie et qu'il ait un remords de conscience, je serais capable de n'être plus aussi heureux et puis, je ne sais pas... mais je ne me sens pas tranquille... Je tiens à ce que nous régularisions les choses.
Il s'interrompit un instant.
—Ma ménagerie, mes bêtes, c'est ma vie! Eh bien, si je meurs, je ne veux pas m'en aller avec la pensée que tout cela sera dispersé ou tombera entre des mains étrangères... Si Zézette avait l'âge, si c'était une grande fille, je serais tranquille... Elle est encore plus enragée que moi!... Mais c'est une gamine... mine... Je ne veux pas qu'on puisse dire quelque chose et que votre ingérence soit contestée... Vous avez des droits, un apport social, vous m'avez rendu de nombreux services... vous êtes des amis auxquels je sais qu'on peut aveuglément se fier... Tout ça doit entrer en ligne de compte... Je désire qu'après moi vous soyez les tuteurs de l'enfant... et que vos parts de propriété soient nettement établies. En défendant vos intérêts, vous défendrez ceux de ma fille...
—Mais, mon vieux François, tu parles comme un homme qui va passer demain! Est-ce que tu deviens fou?
—Non je ne suis pas fou et je n'ai pas envie de le devenir... Mais, pour ma tranquillité, je veux que l'on fasse ce que je dis.
Il fallut obéir. On manda un notaire, qui écouta les déclarations du dompteur, dressa un acte en règle où Jean Tabary était déclaré co-propriétaire de la grande ménagerie Chausserouge. Les parts de propriété furent divisées par tiers. François en possédait deux tiers et Jean un tiers seulement.
—Maintenant, dit Chausserouge, je suis plus tranquille.
Il fit venir Zézette, à qui il rendit compte de la décision qu'il venait de prendre dans l'intérêt de son avenir pour le cas où un malheur surviendrait.
Elle était assez grande maintenant pour comprendre et il était bien sûr que, le cas échéant, elle saurait, comme toujours se montrer soumise et reconnaissante pour les bons soins que prendraient d'elle à son départ ses tuteur et tutrice.
Sans répondre, Zézette lança un regard haineux à Jean Tabary, puis elle cacha sa figure dans ses mains et éclata en sanglots.
—Mon Dieu! dit Louise, quelle idée aussi de faire inutilement de la peine à cette petite!
Et elle chercha à attirer l'enfant vers elle, mais Zézette se réfugia contre le chevet de son père, montrant une répugnance si nette à répondre aux avances de la mégère que celle-ci jugea inutile d'insister.
—Pourquoi n'es-tu pas plus gentille que cela pour Louise? demanda Chausserouge à sa fille quand les Tabary furent sortis.
—Parce que, répondit l'enfant en regardant fixement son père; parce que je ne les aime pas... Ce sont de méchantes gens.
—Maintenant, dit Louise à son fils dès qu'elle fut sortie de la caravane où reposait le dompteur, Chausserouge peut mourir... je ne le retiens plus!
—Tu sais que si ça arrivait nous aurions rudement de fil à retordre avec la gamine, dit Jean que l'aversion obstinée de Zézette avait frappé.
Louise Tabary haussa les épaules:
—Alors... tant pis pour elle! prononça-t-elle d'un ton ferme. Tu ne voudrais pas que je me laisse faire la loi par une morveuse!
XII
Pendant les premiers jours qui suivirent l'accident, il avait été facile de soigner Néron. L'animal gisait sans force, presque sans mouvement, entre la vie et la mort.
On l'avait nourri à l'aide de sondes, combattant la fièvre et l'affaiblissement des premières heures par les soins incessants que lui prodiguaient les garçons de piste, puis Giovanni, dès qu'il eût pris son service à la ménagerie.
Il n'y avait aucun péril à affronter cette bête, qui «ne remuait plus ni pieds ni pattes» et dont toute la vie semblait s'être réfugiée dans le regard.
C'était le grand plaisir de Zézette de profiter de l'instant où l'on ouvrait la porte de la cage pour se faufiler derrière le dompteur.
Elle éprouvait un contentement infini à fouler de nouveau ce plancher, à considérer, à travers les barreaux, les banquettes vides sur lesquels une assistance nombreuse l'avait si souvent applaudie.
Elle s'agenouillait près de l'animal, passait ses petites mains dans son épaisse crinière, tapotant la tête énorme du fauve.
Et quand le pansement était terminé, elle se relevait à regret et il fallait presque l'entraîner de force hors de la cage.
Bientôt les forces commencèrent à revenir. Le lion put commencer à se lever et il devint sinon dangereux, du moins imprudent de l'approcher. Giovanni seul fut dès lors chargé de lui administrer les remèdes.
Un jour, en entrant comme d'habitude, il trouva pour la première fois le lion debout.
A la vue du jeune homme, Néron poussa un rugissement étouffé, et marcha au-devant de lui, la gueule menaçante.
Giovanni avait les mains embarrassées. Se sentant sans défense, il battit en retraite et eut le temps de sortir.
Dès lors, il ne fut plus possible d'entrer dans la cage de l'animal. Chaque fois qu'il apercevait un homme, son regard étincelait, et il faisait effort comme pour s'élancer.
Chez lui, la rancune était tenace; on eût dit qu'il s'était juré de ne plus se laisser approcher par personne.
C'était, du reste, ce qu'avait prédit le vétérinaire, appelé à lui donner les premiers soins, le soir de l'accident.
Bien que la nature aidât beaucoup à la convalescence du fauve, bien qu'il fût possible de le remettre désormais à son ancien régime, les plaies n'étaient pas encore à ce point cicatrisées que des pansements ne fussent plus nécessaires. Mais devant l'impossibilité de les continuer, il fallut y renoncer.
Un jour que, vers deux heures de l'après-midi, la ménagerie était déserte, un garçon de piste accourut tout effaré à la caravane de Jean Tabary.
—Hein? qu'y a-t-il? demanda celui-ci.
—Ah! patron!... fit l'autre sous le coup d'une émotion indicible, tout à l'heure, je m'étais absenté de la ménagerie... En rentrant, qu'est-ce que je vois... Mamz'elle Zézette... dans la cage de Néron!
—Dévorée! dit Giovanni en se levant subitement.
—Non, dit le garçon, bien vivante... et s'occupant à laver, comme elle vous l'a vu faire cent fois les blessures de Néron avec une éponge imbibée d'aromates! Et le lion ne bougeait pas!
Giovanni saisit une fourche, suivi de Jean Tabary; il courut à la ménagerie, passa derrière la toile et se mit en devoir de pénétrer dans la cage.
Mais avant qu'il eût eu le temps d'ouvrir la porte, Néron s'était précipité, et, debout contre cette porte, passant ses pattes énormes à travers les barreaux de fer, il s'efforçait, en grondant, d'atteindre le jeune homme.
Zézette était toujours debout, tranquille au milieu de la cage, son éponge à la main.
—Mais c'est stupide, monsieur Giovanni, dit-elle d'un ton très calme, vous voulez donc vous faire boulotter... Puisqu'on vous dit qu'il ne veut plus voir les hommes depuis que mon père a failli le tuer!...
—Mais vous, mamz'elle Zézette?...
—Moi?... Il n'y a aucun danger... Il me connaît, et j'ai des jupons!
Et elle revint vers le lion avec une telle assurance que Giovanni en resta confondu. Il se retira et passa dans la ménagerie.
Néron, la crinière toujours hérissée, le suivait de l'oeil.
—Ne vous montrez pas, dit Zézette, ça l'excite... et laissez-moi faire...
Elle s'approcha de l'animal, le caressa doucement, le fit s'étendre à terre et elle continua, très calme, son pansement, comme elle l'avait vu faire pendant les premiers jours de la maladie.
La bête docile ne remuait pas; elle avait allongé son mufle sur le plancher et faisait entendre une sorte de renâclement.
—Voilà! dit-elle enfin, en se relevant.
Elle tapota une dernière fois le nez de Néron, se retira à reculons, entr'ouvrit brusquement la porte et disparut.
Dans toute la ménagerie, ce fut un indescriptible émoi.
—Cette gamine! Quel toupet! Elle avait su calmer et faire obéir un fauve comme personne, même le plus audacieux dompteur, n'eût oser le tenter!
Quant à elle, très fière, elle affectait de ne pas comprendre ce que sa tentative avait de téméraire. A toutes les marques d'admiration qu'on lui témoignait, elle se contentait de répondre naïvement:
—Ben quoi! Puisque je ne lui fais que du bien!... Un lion, c'est pas plus bête qu'un autre animal, au contraire!
Et au fond, un secret orgueil la faisait triompher en face de ces Tabary détestés, qui, eux, n'étaient bons qu'à faire le mal et restaient parfaitement incapables d'une action pareille à celle qu'elle venait d'accomplir si simplement.
Mais celui que la nouvelle de l'exploit de l'enfant, toucha le plus profondément, ce fut François Chausserouge.
Toujours couché tristement au fond de sa caravane, il sortit enfin du mutisme persistant qu'il observait; il écouta, les yeux noyés, le récit que lui fit Giovanni et quand Zézette apparut sur le seuil, il ouvrit les bras, ne trouvant qu'un mot:
—Ma fille!... Ma petite file!...
Et de nouveau il se fit raconter l'affaire par l'enfant, elle-même, comment l'idée lui était venue d'entrer dans la cage de Néron, quelles sensations elle avait éprouvées.
Quand elle vint à décrire la fureur qu'avait montrée la bête à la vue de Giovanni, il l'interrompit:
—Maintenant, dit-il, je comprends et il sera désormais impossible de faire travailler Néron sans s'exposer à être boulotté... Il a gardé rancune de la correction qu'il a reçue et il a pris l'horreur de l'homme... Tu as fait exception parce que tu es une enfant et que tu as une robe... Désormais, Néron sera aussi docile avec toi qu'il restera indomptable pour tout autre... Continue à entrer chaque jour avec lui pour le soigner, mais veille bien à ce qu'aucun homme n'apparaisse aux abords de la cage pendant tout le temps que tu seras enfermée avec lui... Il pourrait t'arriver malheur...
—Et quand il sera guéri, dis, papa, tu me laisseras encore lui rendre visite, pour entretenir l'amitié?
—Oui, après que moi-même, j'aurai pris ma revanche avec lui...
—Mais toi, papa, il te dévorera, puisque tu dis qu'il se souvient.
—Je ne peux pas avoir le dessous, comprends donc! mon amour-propre est engagé. Il faudra bien que j'en vienne à bout, mais après cette expérience, je te le laisserai. Ce sera ton lion à toi, pour quand tu auras quinze ans et qu'on te permettra enfin de reparaître en public.
—Merci, petit père! dit Zézette en baissant la tête, mais la résolution que son père avait prise de se rencontrer de nouveau avec Néron, la remplissait d'une crainte instinctive.
Un pressentiment l'avertissait que le fauve, si doux avec elle, retrouverait en face de Chausserouge sa férocité native. Comme si par une sorte d'affinité, les rancunes de l'animal eussent eu un écho dans son âme, elle était sûre qu'un malheur planait, inéluctable, si son père persistait.
Mais il était toujours au lit, toujours souffrant de ses blessures longues à cicatriser; elle aurait le temps, et, elle l'espérait, le pouvoir de s'opposer à une pareille imprudence.
Sur ces entrefaites, le dompteur reçut une visite, qui le troubla singulièrement.
C'était Romillard, l'ancien directeur des Marionnettes, une des dernières victimes de Vermieux. Ce petit bonhomme, qui avait jadis joui d'une situation aisée sur le Voyage, était cauteleux et insinuant.
Chargé de famille et réduit depuis sa ruine à la plus affreuse misère, il avait fini par trouver une place de régisseur chez Oiselli, au Cirque des Animaux Savants, mais ses faibles émoluments étaient loin de suffire à faire vivre sa nichée, qu'il abritait pêle-mêle au fond d'une vieille caravane à moitié démantelée.
Il devait le surplus à la charité de ses anciens confrères, qui ne voyaient pas sans pitié un des leurs «dans la mélasse», sachant fort bien pour la plupart que le lendemain, à la suite d'une mauvaise campagne, un pareil malheur pouvait les atteindre.
Chausserouge n'avait pas été un des moins pitoyables, et même au temps de sa plus grande détresse, il avait toujours eu une pièce à glisser dans la main du vieux forain.
Donc Romillard se présenta, sous le prétexte de venir demander des nouvelles du blessé, en réalité pour quêter un petit secours. Mais ce jour-là, il n'avait plus cette attitude humble et obséquieuse qu'il affectait d'ordinaire. Ses yeux brillaient et il paraissait miné par une colère sourde.
Après avoir pris des nouvelles du dompteur, il éclata.
—Eh bien! vous savez ce qui arrive... On ne parle que de ça sur tout le Voyage... Vermieux a disparu!...
Chausserouge eut un sursaut sous ses couvertures.
Louise Tabary, qui était présente ainsi que Jean, échangea un regard avec son fils.
—Oui, continua Romillard très excité, disparu!... Voilà bien ma veine!... Trois mois plus tôt et j'étais hors d'affaire, mais quand on a la guigne...
Chausserouge, pâle d'émotion, avait à demi dissimulé son visage derrière l'oreiller.
Louise fit un effort pour contenir une émotion secrète:
--- Mais, dit-elle, nous ne savons rien!... Depuis que François est malade, nous vivons en dehors de tout... Racontez-nous cela?
—Je croyais, dit Romillard, que vous aviez des affairés avec Vermieux?
—Oui, dit Louise, une vieille dette, mais que nous étions parvenus à liquider, malgré le malheur des temps, il y a quelque temps... Aujourd'hui, nous sommes quittes...
—C'est ce qui explique que vous n'ayez pas été étonnés de ne pas le voir rappliquer le second dimanche de Pâques, une de ses échéances, qu'il n'a jamais manquées d'une heure... Bref, voici: vous savez combien Vermieux était exact... Il passait sa vie dans son patelin... mais tous les trois mois, on le voyait rappliquer, sa sacoche au ventre, le portefeuille bourré de tous les billets qu'on lui avait souscrits sur le Voyage et qu'il s'arrangeait toujours pour faire tomber aux mêmes dates... Le jour où il apparaissait, il n'y avait pas besoin de consulter le calendrier... Il dégotait la Banque de France pour la régularité... Eh bien! cette année, nisco, pas de Vermieux!... D'abord, on s'est dit:—Bah! il aura manqué le train... où il aura été malade... à son âge, c'est permis... Il sera là demain! Mais ni le lendemain, ni les jours suivants, pas de nouvelles... Jugez si on était content de ce répit, car si la fête marche bien depuis quelques jours, la première semaine avait été désastreuse et pas beaucoup des débiteurs étaient en mesure!
—Y en a beaucoup qui l'attendaient? demanda Louise.
—Je vous crois... et j'en connais pas mal à qui ça a tiré une rude épine du pied... Vous pensez bien que personne n'a osé réclamer... On était bien trop content... Pourtant, à la fin, y en a un qui s'est ému, cette vieille crapule de Lamberty... Je l'ai toujours soupçonné d'avoir des affaires de compte à demi avec Vermieux... Je ne m'étais pas trompé... C'est lui qui a donné l'éveil!...
—L'éveil! dit Chausserouge haletant, en se soulevant sur un coude.
—Allons, dit Louise, voyons, reste tranquille, François! tu vas prendre froid.
Elle se leva, força le dompteur à se recoucher en lui glissant à l'oreille:
—Tais-toi et laisse-moi faire!
Puis elle revint et, pour donner une diversion à l'émotion qu'elle lisait également sur le visage de Jean:
—Ça vous donne soif, Romillard, de parler comme cela! dit-elle simplement. Vous prendrez bien un verre de vin?
—Ma foi! c'est pas de refus!
Et quand ils eurent trinqué:
—Voyons, dit Louise, continuez votre histoire... Ça nous intéresse!... Vous disiez que Lamberty avait donné l'éveil... Comment ça?
—Il a écrit au pays pour savoir du nouveau... Et voilà où l'affaire se corse... Vermieux, très bien portant, a pris le train dans la mâtinée de dimanche de bonne heure, et il aurait dû être à Paris vers huit heures et demie ou neuf heures... Personne ne l'a vu... Naturellement, à la gare de Lyon, son arrivée n'a pu être remarquée au milieu de tous les autres voyageurs... Aucun accident n'est arrivé sur la ligne pendant la route... Vermieux serait donc à Paris... Pour qui le connaît, il est inexplicable qu'il n'ait pas paru, sinon le soir même, du moins le lendemain, sur le Voyage... Bref, sa trace est perdue à partir de son départ de l'Auvergne...
Louise Tabary ne bronchait pas.
Elle profita d'un moment où Romillard s'interrompait pour vider son verre:
—Est-on bien sûr, dit-elle tranquillement, qu'il a pris le train...
—On a montré à Lamberty, à la gare de Lyon, le seul billet venant de la station de Vermieux et qui a été exactement remis à l'employé chargé de contrôler la sortie... On est donc sûr que le vieux a accompli son voyage sans encombre, mais depuis?...
—Dame! opina Louise, Vermieux avait l'air d'un marchand de cochons, il était toujours cousu d'argent... Ça s'est peut-être vu... et dame! le canal n'est pas loin... On peut bien l'avoir foutu à l'eau pour le voler... Il y a tant de crapules dans le monde...
—Lamberty est allé à la Morgue... On n'a rien retrouvé!
—Bah! il reviendra sur l'eau dans neuf jours... Ça sera un débarras pour le Voyage, voilà tout... Est-ce qu'il a de la famille, ce vieux magot?
—Il n'a plus qu'un cousin, avec qui il vivait en assez mauvaise intelligence, mais comme ce petit monsieur a l'intention d'hériter, il a déposé une plainte au procureur de la République de Riom... et aujourd'hui la Sûreté marche. On n'est pas venu vous demander des renseignements?
Il y eût cette fois un silence plein de gêne. Personne ne répondit à cette question dangereuse.
—Voilà que la nuit tombe, dit Louise, pour couper court, je vais allumer la lampe.
Dans son lit, Chausserouge suait à grosses gouttes. Jean Tabary sentait un petit frisson lui parcourir les moelles.
—La Sûreté! La Sûreté! répliqua-t-il d'un ton bourru, nous n'avons rien à faire avec la Sûreté! Que lui dirions-nous de plus?
—Les agents vous demanderont comme à tout le monde si vous aviez une échéance, un billet à payer dimanche à Vermieux, afin de pouvoir au moins reconstituer le capital en billets dont l'usurier devait être porteur, sans compter la monnaie.
La question était épineuse. C'était le point faible, qui pouvait les faire soupçonner si, par une réponse imprudente, on parvenait un jour à les taxer de mensonge. Aussi Louise tourna-t-elle la question:
—Et qu'est-ce qu'ont répondu les autres... Ceux qu'on a déjà interrogés?
—Ma foi, eux pas bêtes, ils ont répondu qu'ils ne devaient rien.
—Mais, hasarda Louise, s'il y a des livres?
—Bah! Vermieux savait à peine lire et écrire... et il ne se fiait à personne... Il n'y a sûrement pas d'autres preuves que celles qu'il portait sur lui et bien sur, le petit cousin pourra se taper...
Il y eut dans la caravane un soupir de soulagement. Romillard n'y prit pas garde et continua:
—C'est pourquoi je vous disais tout à l'heure que j'avais la guigne... Une occasion unique de me libérer à bon marché, comme les autres et je la rate! Trois mois plus tôt et j'avais toujours mon théâtre de marionnettes, au lieu de crever la faim!
—Romillard, dit Louise, vous allez dîner avec nous ce soir. Ça va-t-il?
—Ma foi, je veux bien... mais les petits... qui m'attendent!
—Nous avons un pot-au-feu... Et pour célébrer le retour à la santé de François et vous remercier de votre bonne visite, nous allons faire une petite bombance... Quant aux petits, ne vous inquiétez pas! Ils auront ce soir de quoi bouffer!
Louise tenait à garder Romillard le plus longtemps possible. Elle le sentait sans défiance, parfaitement renseigné, et il y avait pour elle un très grand intérêt à ne rien ignorer des détails de cette aventure, qui passionnait le Voyage.
Aussi la disparition fit-elle les frais de la conversation pendant toute la soirée. Romillard exhuma des anecdotes où éclatait la rapacité de l'usurier et la conclusion fut que c'était un grand bonheur pour tout le monde.
—S'il ne revient pas, dit l'ancien directeur, on pourra dire qu'au moins une fois le bon Dieu aura été juste; oui, mais ne reviendra-t-il pas? Pourvu qu'un beau jour on ne le voie pas surgir comme un diable d'une boite à surprises.
—Je ne le crois pas, dit Louise froidement.
—Mais enfin, si, au lieu d'être un malheur, c'était tout simplement une lubie ou un truc de sa part... Il peut avoir eu l'envie de se payer un petit tour de promenade.
—Non, répliqua Louise de nouveau, le Voyage n'a rien à craindre. Je connaissais beaucoup Vermieux... J'ai eu, et pas pour mon plaisir, je vous le jure, pas mal d'affaires avec lui... Eh bien! c'était trop en dehors de ses habitudes...
Chausserouge, qui s'était levé pour faire honneur à son hôte et que ces propos avaient à peu près rasséréné, remarqua alors que sa fille Zézette, assise près de lui, ne mangeait pas. Son regard errait, vague et incertain, de Louise à Jean Tabary, de son père à Romillard; ses petits doigts avaient des tressaillements nerveux.
—Est ce que tu souffres, ma chérie, tu ne manges pas, tu es malade?
—Non! je ne peux pas... Je n'ai pas faim.
—C'est la suite de son indisposition, dit Louise, si elle est fatiguée, elle ferait mieux d'aller se coucher.
—Oui, dit tout bas la petite fille à son père, laisse-moi m'en aller, je n'en puis plus!
Elle se leva et courut se réfugier dans la tente où elle couchait d'habitude. Là, elle s'étendit sur son lit, la tête enfoncée dans les couvertures, et elle pleura, toute frissonnante et secouée par la peur.
Ses nerfs, encore malades à la suite de l'épouvante qu'elle avait ressentie pendant la nuit sinistre, venaient de recevoir une secousse pareille.
Le cynisme effroyable des assassins parlant, des heures durant, devant un étranger avec une aisance et une tranquillité telle qu'elle eût été tentée de croire que le crime n'existait que dans son imagination, l'avait remplie de terreur.
A chaque minute, elle avait eu la tentation de crier aux Tabary:
—C'est vous qui l'avez tué, Vermieux... Je vous ai vus!
Mais son père, son père était là... aussi coupable que les autres et qu'il fallait accuser en même temps!
Combien elle était punie de sa désobéissance! Combien ce secret fatal lui semblait lourd à porter!
Son âme d'enfant s'était transformée. Depuis plusieurs jours, cette pensée unique l'obsédait et elle en était arrivée à considérer comme une revanche la révolte de Néron. L'accident de son père, c'était le commencement du châtiment...
Dans son esprit, le lion devenait un justicier, qui se vengeait de la mauvaise action à laquelle on l'avait associé, et c'est pourquoi elle l'abordait sans crainte, elle dont le coeur était pur.
Toute la nuit, elle eut encore la fièvre, et l'indisposition persistant, Chausserouge qui allait mieux, commença à s'alarmer.
Il se rendait parfaitement compte que sa fille pût être malade, mais il ne comprenait rien à cette nervosité subite, au changement subit d'allures de la petite Zézette. Il finit par mettre sur le compte d'un mal inconnu ces phénomènes inexplicables.
Quant à lui, son état s'améliorait rapidement.
Le médecin l'ayant autorisé à sortir de la caravane, sa première visite fut pour ses bêtes.
La conversation de Romillard, le temps qui s'était écoulé sans qu'aucun danger parût se dessiner à l'horizon, l'assurance qu'affectaient les Tabary avaient fini par calmer ses premières appréhensions.
Louise n'avait rien négligé pour lui rendre la confiance perdue; d'autre part, les recettes étaient excellentes. Il descendit calme, presque joyeux.
Il n'avait pas fait dix pas dans la ménagerie qu'un rugissement furieux se fit entendre. Il leva les yeux.
A sa vue, Néron, dont la crinière s'était hérissée tout entière, s'était jeté contre les barreaux qu'il s'efforçait d'ébranler sous son effort.
Les crocs menaçants, la gueule écumante, il se tenait debout, puis s'accroupissait comme pour prendre son élan et bondir sur le dompteur... puis se redressait d'un coup de reins... Chausserouge s'approcha de la cage.
L'animal passa ses pattes de devant par dessous les barreaux et, toujours grondant, il cherchait à attirer l'homme à lui.
—Allons! allons! pas de méchanceté, Néron, dit le dompteur, tout en se tenant prudemment hors de l'atteinte des griffes du fauve.
Mais il pâlit et fit un pas en arrière. Au moment où son regard se croisait avec le regard sanglant de la bête, la même hallucination le reprit, l'effrayante hallucination qui l'avait poursuivi pendant ses nuits de fièvre et d'insomnie.
Dans ces yeux brillants de colère, il retrouvait l'expression des yeux de Vermieux... De Vermieux qui renaissait comme s'il se fût incarné dans le lion!
Dès lors, tout lui parut changé dans la ménagerie; les bêtes que le rugissement de Néron avait réveillées et qui répondaient à l'appel de leur redoutable voisin, lui parurent hurler à la mort!
Il lui sembla qu'une sorte d'obscurité envahissait tout à coup la baraque, illuminée seulement par les éclairs du regard de Néron.
L'étal roulant, le corps déchiqueté de Vermieux, les bras rouges de sang de Tabary, les chairs pantelantes du vieillard déchirées à belles dents par les fauves affamés, la scène toute entière du crime se reconstitua subitement dans sa cervelle et, comme devant un kaléidoscope, toutes les péripéties défilaient devant ses yeux effarés... Il se sentait magnétisé, attiré fatalement..
Vermieux lui criait:
—Viens donc!... approche donc, si tu l'oses, assassin!
Et ses jambes fléchissant sur lui... il se laissa tomber sur une banquette...
Tabary le retrouva là, hébété, l'oeil fixé stupidement dans l'oeil du lion et une sueur au front.
—Que fais-tu, François? cria le jeune homme frappé de l'attitude étrange du dompteur.
—Là! fit Chausserouge, là! tiens, vois-tu... le lion!
—Eh bien quoi, Néron?
Et du doigt lui désignant l'animal, le dompteur continua:
—Il est possédé de Vermieux! L'as-tu jamais vu comme cela? Tiens, regarde, il ne me quitte pas des yeux. S'il pouvait s'élancer! C'est comme cela depuis le jour... le fameux jour, ajouta-t-il d'une voix sifflante, en saisissant le bras de Jean Tabary, où malgré moi, tu lui as donné à manger de la chair... de la chair humaine. Tu vois bien, il est possédé, je te dis!
—C'est toi qui est fou, mon pauvre vieux! répliqua Jean qui jeta autour de lui un regard inquiet, tu as la fièvre! Viens, rentrons, ce n'est pas prudent de rester là...
Il craignait à chaque instant de voir entrer un employé de la ménagerie à qui une parole imprudente du dompteur pouvait tout révéler. Mais l'autre s'obstinait.
—Non, je te dis, c'est Vermieux! Néron est possédé par Vermieux!
Il se débattit vigoureusement et parvint à échapper à l'étreinte de Tabary qui cherchait à l'entraîner.
—Il faut que j'aie sa peau... ou qu'il ait la mienne!...
—Tais-toi! tais-toi! tu déraisonnes!
—Non!... non!... je ne déraisonne pas! Quand j'étais petit, ma grand'mère, qui était une savante, qui connaissait les choses de la vie, me l'a répété souvent:
«—Il faut toujours avoir soin des animaux... car on ne sait pas ce qu'on a à devenir... L'âme des chrétiens passe souvent dans le corps des bêtes!» Eh bien! Cette fois, l'âme de Vermieux est passée dans le corps de Néron! C'est le vieux qui me poursuit, qui ne me lâchera jamais... Je ne veux plus de cela... J'en ai assez!... Je l'ai commencé... je le finirai!... Je lui emmancherai ma fourche dans le coeur, pour ne plus voir fixés sur moi, toujours, ces deux yeux-là!... Laisse-moi, je te dis! Laisse-moi en finir!
Et complètement halluciné, le poing tendu, il marchait à la cage, face au lion, qui grattait les planches avec ses griffes et lançait avec plus de fureur, à chaque nouveau pas du dompteur, ses pattes dans le vide, à travers les barreaux, comme pour saisir et attirer à lui son ennemi.
Enfin, Jean Tabary se révolta. Il n'y avait pas à dire, Chausserouge était fou, et sa folie dangereuse risquait de compromettre d'autres que lui. Il fallait à tout prix faire cesser cet accès.
Il passa rapidement entre la cage et le dompteur, saisit face à face son associé qu'il fit pirouetter sur lui-même. Puis il le poussa devant lui, sans lui donner le temps de protester.
—Viens avec moi! viens vite! Louise nous attend!
—Mais je te dis que je veux le tuer!
—Louise nous attend! Tu le tueras plus tard!
A chaque enjambée nouvelle, la résistance du dompteur diminuait. Un peu de raison semblait luire dans son cerveau fatigué à mesure qu'il s'éloignait, maintenant qu'il ne subissait plus l'attraction dangereuse du regard du fauve.
Tabary parvint à le faire rentrer à la caravane.
—Que s'est-il passé? demanda vivement Louise en considérant les deux hommes, l'un Chausserouge, atone et affaissé, l'autre, Jean, nerveux et tremblant d'émotion.
—Il s'est passé, dit le jeune homme, que ce bougre-là va nous faire arriver de sales histoires... Est-ce que je ne le trouve pas, divaguant dans la ménagerie, en train de raconter l'affaire... Il regardait Néron et croyait voir Vermieux!... Heureusement qu'il n'y avait personne là, sans quoi... C'est de la folie!...
—Diable! il faut le surveiller, dit Louise, d'un ton très bas. Ne dis rien devant lui, s'il est fou, il ne faut pas l'exciter.
Cependant Chausserouge passait longuement sa main sur ses yeux, sur son front, comme pour se rappeler. Il regardait alternativement sa maîtresse, Jean Tabary.
—Est-ce que, par hasard, j'ai dit des bêtises?... interrogea-t-il. Je ne me souviens pas!
—Oui! dit Jean, un peu de fièvre seulement, tu croyais voir Vermieux! Couche-toi et tu sais, je ne te permettrai plus de sortir avant d'être complètement rétabli.
—Ah!... fit le dompteur d'un ton soumis.
Il s'étendit sur son lit, la tête tournée vers le fond. Jean Tabary prit sa mère à part.
—Tu sais, je ne suis pas tranquille du tout... mais pas du tout!... Avec cela, pas moyen de consulter un médecin... ni de le faire placer dans un asile!... Vois-tu qu'il nous vende dans un accès de somnambulisme... Sûr, il doit avoir une fêlure depuis son accident. Une fêlure par là! ajouta Jean en se frappant le front du doigt.
—Nous voilà propres, avec un infirme pareil sur les bras, grogna Louise. Toute ma vie, ç'aura été la même chose... je n'aurai toujours eu affaire qu'à des emplâtres... Mais, sois tranquille, celui-là ne nous compromettra pas... Je lui serrerais plutôt le cou pour l'empêcher de parler!
Et, dès lors, Chausserouge fut soumis à une surveillance attentive de la part des Tabary. Mais il paraissait avoir recouvré son bon sens; il agissait, parlait comme avant cette scène d'auto-suggestion qui avait si fort effrayé Jean.
De temps en temps seulement, comme si une impulsion intérieure dont il n'était pas maître le faisait mouvoir, il se levait et se dirigeait vers la porte de la caravane.
—Où vas-tu? demandait Louise en lui barrant le chemin.
—A côté... là... dans la ménagerie... Voir si les bêtes sont bien soignées...
—Elles ne manquent de rien... Giovanni et mon garçon veillent à tout...
—Mais, je voudrais voir... les recettes... s'il y a du monde aux représentations...
—Plus tard!... Quand tu seras mieux portant... Ne crains rien... On te rendra compte de tout, ici, mais le médecin ne veut pas que tu sortes encore... Tu attraperais du mal...
Chausserouge fixait sur sa gardienne un regard où se lisait l'hypocrite résolution de désobéir, de suivre l'idée fixe qui paraissait le hanter à toute heure sans qu'il s'en expliquât nettement, dès qu'une occasion propice se présenterait et il retombait dans une sorte d'indifférence, d'hébétude dont rien ne pouvait le sortir.
Le mal empira si rapidement, fit en si peu de temps tant de progrès qu'il devint bientôt évident aux yeux de tous qu'une lésion devait s'être produite dans le cerveau du dompteur, lésion qui lui enlevait la plénitude de ses facultés.
Il en vint à se désintéresser de tout ce qui n'était le souci exact de la vie matérielle; il restait des journées plongé dans une apathie effrayante, sans prononcer une parole; son regard ne trouvait d'expression que lorsqu'il entendait prononcer le nom d'une de ses bêtes, ou que le bruit de leurs rugissements parvenait jusqu'à lui. Il tendait alors l'oreille, et comme s'il répondait à un appel, il se levait automatiquement, faisait deux pas en avant... et il fallait l'autorité de Louise ou la volonté brutale de Jean pour le faire rasseoir.
Zézette suivait avec effroi les progrès du mal qui dévorait son père, mais elle aussi gardait un mutisme bizarre, ne manifestant aucun étonnement d'un changement tellement brusque qu'il avait stupéfié tout le monde.
Un jour qu'elle revenait de faire sa visite accoutumée à Néron, qui allait maintenant tout à fait bien, elle trouva dans la caravane un médecin en train d'examiner son père.
Louise Tabary avait fini par avoir peur de la responsabilité qui lui incomberait si elle persistait à garder son malade en charte privée.
Quelque danger qu'il put en résulter, elle avait enfin pris le parti de faire revenir le docteur et elle avait profité d'un moment où Chausserouge lui paraissait plus calme.
S'il parlait, maintenant que la démence ou tout au moins l'inconscience du dompteur était bien constatée, il serait toujours facile de mettre ces divagations sur le compte de la maladie.
Mais Chausserouge se laissa examiner sans mot dire.
Elle raconta en détail au médecin toutes les excentricités, les hallucinations auxquelles le dompteur paraissait en proie depuis quelques jours; elle s'arma de courage et poussa l'audace jusqu'à l'instruire en particulier de la fascination que paraissait exercer sur lui son lion Néron.
—Dernièrement, dit-elle, un individu nommé Vermieux, que Chausserouge a beaucoup connu, a disparu. On a lieu de croire qu'il a été assassiné... On retrouvera sans doute son cadavre, un beau jour, dans quelque coin... Or, depuis la semaine qui a suivi son accident... Chausserouge, chaque fois qu'il se trouve en face de Néron, croit revoir Vermieux. Il prétend que l'âme du vieux bonhomme est passée dans le corps de l'animal... Il se figure que Vermieux l'appelle... et il veut à toute force entrer dans la cage... Or, comme le lion a gardé contre lui une rancune abominable, vous concevez quel danger il y a... Si nous perdions le malheureux François de vue, un seul instant, il se ferait dévorer sûrement...
Cet aveu adroit de la part de Louise Tabary, pour le cas où un soupçon germerait jamais dans l'esprit de quelqu'un, mit le médecin sur la voie.
—Vous dites qu'il a été en proie à ces hallucinations quelques jours après son accident? demanda-t-il.
—Oui... Mais dès les premiers jours, il avait commencé à divaguer. Nous avions mis d'abord ces propos incohérents sur le compte de la fièvre, mais, à mesure que les blessures se cicatrisaient, l'inconscience a augmenté, et positivement aujourd'hui, il nous fait assister à de véritables actes de folie.
Le docteur déclara alors que ces explications confirmaient son diagnostic.
En dehors des plaies de la face, les crocs de l'animal, en comprimant la tête du malheureux dompteur, avaient causé une dépression des os du crâne.
De là les troubles cérébraux qui enlevaient à Chausserouge toute responsabilité et oblitéraient sa raison.
—Il n'est pas encore dangereux pour les autres... à moins que, dans un moment de crise, il n'échappe à votre surveillance et ne cause par son inconscience un malheur irréparable en ouvrant par exemple la cage des fauves; mais, pour plus de sûreté, à votre place, je m'adresserais au commissaire de police pour obtenir son admission dans un asile où il recevrait les soins appropriés à son état... Je vais, si vous le désirez, vous délivrer un certificat dans ce sens.
—Nous l'aimons tant! pleurnicha Louise, qui, si elle voulait bien consulter un médecin, ne se souciait nullement d'attirer sur la ménagerie l'attention de la police et de confier un malade si dangereux à des étrangers qui pourraient, un beau jour, prendre au sérieux ses divagations.
—Dans tous les cas, je vous ai prévenus, dit le médecin en se retirant, et j'entends dégager ma responsabilité personnelle.
—Nous prenons tout sur nous, monsieur le docteur!
Maintenant, dans leurs entretiens, les deux Tabary ne prenaient plus la peine de dissimuler l'impatience avec laquelle ils attendaient une aggravation dans l'état de Chausserouge.
—Après tout, disait cyniquement Jean, une fêlure, ça ne se remet pas. Et le pauvre François est bel et bien foutu... Ah! mon Dieu! le plus tôt que ça sera fini, mieux ça vaudra pour lui... et pour nous! C'est pas une existence de vivre comme une véritable brute, avec des idées fixes qui peuvent compromettre l'établissement tout entier et, pour nous, de rester toujours sous le coup d'une parole imprudente qu'il prononcerait dans un moment lucide!... Ah! non, franchement, il vaut mieux en finir!
—Si encore, dit Louise qu'une réflexion profonde paraissait absorber, si encore, sa loufoquerie ne devait mettre que lui en danger... On le laisserait aller dans la ménagerie... et se débrouiller avec Néron... avec Vermieux comme il dit, surtout si c'était la nuit!...
Jean Tabary regarda longuement sa mère.
—C'est vrai, dit-il tout à coup, qu'un accident est si vite arrivé!
Ils n'échangèrent pas un mot de plus. Chausserouge, à ce moment, se réveillait. Il porta la main à sa bouche et balbutia:
—J'ai faim!
—Allons, la mère, dit joyeusement Jean Tabary, tiens, c'est un bon signe, un malade qui demande à manger. Ça me fait plaisir, mon vieux François, de te voir comme ça reprendre goût aux bonnes choses.
—Et le médecin... qu'est-ce qu'il t'a dit en partant? demanda le soupçonneux dompteur en descendant du lit sur lequel il était étendu. Est-ce que je pourrai bientôt sortir de nouveau?
—Oui, dit Jean, il te trouve beaucoup mieux et il espère qu'avec deux ou trois jours de repos...
La figure du dompteur s'éclaira. Il murmura:
—Deux... deux... ou trois jours!... comptant machinalement sur ses doigts, les yeux levés au plafond avec un sourire empreint d'une joie profonde, qu'il cherchait toutefois sournoisement à dissimuler en pinçant les lèvres.
Deux... ou trois jours de repos!... Pour lui cela voulait dire dans deux ou trois jours, recommencement de la vie ancienne avec les émotions des entrées de cages, les retentissants coups de gueule du bonisseur, les applaudissements de la foule... Mais surtout, surtout... la revanche à prendre avec Néron dans l'oeil duquel il fallait à jamais éteindre le regard obsesseur de Vermieux... Ce regard qui perçait la toile de la caravane, vrillait la cloison de la caravane pour le poursuivie, étincelant et vengeur, jusque dans son sommeil...
Et c'était cette préoccupation unique dont se moquait Tabary, qui le hantait obstinément... qui le rendait indifférent à toutes choses...
Oui, oui... Jean avait beau rire... Vermieux n'était pas mort complètement... Vermieux revivait dans le corps de cette bête... et il n'achèterait, lui Chausserouge, sa tranquillité qu'au prix de la mort de Néron!...
Il l'avait manqué une première fois... Il serait la seconde fois plus heureux... Et alors, pour toujours délivré de ce cauchemar, il le sentait, il renaîtrait à la vie...
Il éprouvait la sensation physique d'un fardeau qui lui écrasait les épaules... S'il faisait quelques pas, il marchait courbé en deux, ainsi qu'un vieillard, comme s'il succombait sous un invisible poids...
Il lui arriva une fois, un jour qu'il envisageait par la pensée l'issue tant espérée et attendue, de dire à haute voix, en secouant les épaules et en se redressant d'un coup de reins:
—Oh! tiens, vois-tu... APRÈS... je serai léger comme une plume... Je sauterai... je danserai... Oh! je serai heureux!...
—Après... quoi?... demanda Jean intrigué.
—Après... rien!... répliqua Chausserouge en retombant dans son mutisme et en courbant à nouveau sa haute taille.
Et en même temps, il baissait sournoisement les paupières, furieux de s'être vendu, apportant dans cette comédie l'hypocrisie du malade, qui voit des ennemis, ou tout au moins des gens dont il faut se défier, dans tous ceux qui l'entourent.
Et pour donner le change complètement, craignant d'être deviné et qu'on ne prit de nouvelles mesures pour l'empêcher de mettre son rêve à exécution:
—Et Giovanni?... Comment va-t-il?... Es-tu toujours content de lui?
—Très content!... Et le public lui fait fête!
Pendant la semaine qui suivit, Chausserouge se renferma dans une immobilité et un mutisme plus absolus que jamais. Il affecta d'être pris pendant des jours entiers d'un besoin de sommeil intense, et surtout le soir, à l'heure où, le jour tombant, la ménagerie reste déserte, les employés s'absentant invariablement pour aller boire l'absinthe chez le mannezingue prochain; ou bien à partir de minuit, lorsque la représentation dernière terminée, chacun se retire pour aller se coucher ou souper dans un cabaret proche de l'établissement.
Mais il ne dormait que d'un oeil. A chaque instant, tremblant d'être pincé, comme un enfant qui craint d'être pris en flagrant délit de désobéissance, il soulevait doucement la tête, pour s'assurer que Louise veillait ou Jean Tabary.
S'il se trouvait seul un instant dans la caravane, il se levait, ouvrait la porte avec des précautions infinies, jetait un coup d'oeil autour de la roulotte, mais une ombre, un bruit de voix suffisaient pour l'arrêter... le faire revenir sur ses pas et reprendre son immobilité première.
Il ne voulait agir qu'à coup sûr, certain de n'être pas dérangé, ni ramené de force à la caravane, comme cela lui était arrivé une fois.
Et alors quand, délivré de toute entrave, il pourrait enfin assouvir sa haine et sortir vainqueur, comme il n'en doutait pas, de son duel solitaire avec le lion, quel triomphe pour lui!
On ne l'accuserait plus d'être fou... et Tabary lui-même serait obligé de reconnaître qu'il avait eu raison de le remercier, lui qui était complice du même crime, de les avoir délivrés à tout jamais de la présence détestée et menaçante de ce Vermieux de malheur!
Plus le temps s'avançait, plus l'impatience de Chausserouge augmentait. A chacun des rugissements qui parvenaient jusqu'à lui:
—Il m'appelle! pensait le dompteur... et je ne suis pas là... Je ne puis pas lui répondre!
Alors, pour donner le change, pour se soustraire enfin à la surveillance dont on l'entourait incessamment, malgré la promesse réitérée qu'on lui avait faite de le laisser sortir après «deux ou trois jours de repos», il simula un changement d'allures, affecta de penser comme Tabary, de traiter de lubie la préoccupation qui l'avait obsédée jusque-là...
—Maintenant je vais bien, disait-il d'un ton saccadé, je vais tout à fait bien... Je ne souffre plus!... Je suppose que maintenant ni le docteur, ni vous, ne voyez plus d'inconvénient...
—Je suis bien contente de te voir debout et l'esprit net... répliquait Louise. Enfin nous allons donc pouvoir reprendre bientôt notre bonne petite existence d'autrefois, mais il ne faut rien précipiter... Attendons de pouvoir célébrer comme il convient ton rétablissement complet, sans crainte d'une rechute...
Mais elle ne se méprenait pas sur ce mieux apparent.
Les yeux de Chausserouge gardaient toujours leur éclat fiévreux, ses mains avaient des tremblements nerveux et la simulation était flagrante.
—Écoute, Jean, dit-elle à Tabary, je crois que le moment est venu de le laisser tranquille... Il est aussi atteint qu'avant... mais comme on le croit guéri ou à peu près, personne ne pourra nous accuser d'avoir été imprudents... s'il arrive malheur... Laissons-le donc faire!... Nous le surveillerons seulement sans en avoir l'air... Il ne s'agirait pas qu'il commit une gaffe dont puissent pâtir d'autres que lui... S'il écope, tant pis... ou tant mieux... à ton choix!
—Tant mieux! dit Jean cyniquement.
Le soir même, après dîner:
—Mon vieux François, dit-il, après la représentation, c'est-à-dire vers minuit, nous devons, ma mère et moi, aller souper chez Oiselli... Te voilà devenu grand... Je pense que tu seras raisonnable... Si tu avais besoin de quelqu'un, tu appellerais Fatma... Du reste... nous ne resterons pas longtemps... à deux heures nous serons de retour... Je peux compter sur toi?
Le visage du dompteur exprima une joie indicible. Il pétrit fébrilement dans ses doigts une croûte de pain et répondit en haussant les épaules:
—Il y a longtemps que tu pourrais me laisser libre et tranquille... puisque je te dis que je suis guéri... Les médecins sont des imbéciles!...
Chausserouge, resté seul dans la caravane, attendit avec impatience que l'heure fut venue de livrer ce combat suprême qui devait le délivrer à tout jamais de l'obsession terrible.
Pendant tout le cours de la représentation, il resta attentif au fond de sa roulotte, aux bruits divers qui parvenaient jusqu'à lui.
Quand après le fracas des applaudissements saluant l'exercice final, éclatèrent les rugissements des fauves, excités par l'odeur et la vue des viandes saignantes que le boucher promenait sur l'étal roulant, le dompteur eut un sourire.
—Il m'appelle!... murmura-t-il. Tout à l'heure, n'aie pas peur, va, je serai là!
Craignant d'être surpris par Jean, il se glissa tout habillé dans son lit et feignit de dormir.
La représentation terminée, Louise entra avec son fils pour se préparer à sortir, ainsi qu'ils en avaient prévenu François.
Dès le premier coup d'oeil, Louise acquit la certitude que son amant cherchait à les tromper. Elle se pencha vers lui, ne reconnut pas dans la respiration haletante du dompteur, le souffle régulier du vrai dormeur. Elle n'aperçut pas les habits pendus à la patère, selon l'habitude.
Pour ne rien laisser paraître, elle dit presque haut de manière à être entendue de Chausserouge:
—Il pionce bien tranquillement... nous pouvons partir!
Puis elle se pencha à l'oreille de son fils:
—Il ne dort pas... Il attend notre départ... C'est sûrement pour ce soir... filons vite!
Tous les deux descendirent, mais au lieu de prendre le chemin de la baraque d'Oiselli, ils contournèrent leur établissement et sans être vus de personne sur ce champ de foire désormais silencieux et désert, ils s'introduisirent sous l'auvent.
De là, en soulevant la portière, leurs regards pouvaient plonger dans l'intérieur de la ménagerie.
Ils attendaient en silence depuis un quart d'heure environ, quand dans l'angle opposé une lueur scintilla.
Chausserouge venait de soulever un pan du tour de toile et il s'était introduit furtivement, une lanterne sourde à la main.
Dans le rayon de lumière projeté, son ombre se mouvait confusément. Un instant, il s'arrêta, respira longuement, comme si ses poumons étaient soudain réconfortés par cet air rempli d'émanations animales.
Puis il reprit sa marche, explora les coins et recoins de la ménagerie et sûr enfin d'être seul... et libre, il se dirigea vers la cage de Néron.
Mais l'animal l'avait senti; le muffle tourné du côté où il venait, l'oeil étincelant dans l'ombre, il grondait sourdement.
Chausserouge eut un ricanement en approchant de la bête. Debout devant la cage, il éleva la lanterne à la hauteur de sa tête et, d'une voix saccadée:
—C'est moi... et c'est aujourd'hui, mon vieux Vermieux, que nous allons régler notre dernier compte... Oui... oui! tu peux te battre les flancs avec ta queue... Tu vas voir si Chausserouge a peur!... Tu vas voir s'il cane!
Il accrocha sa lanterne à un poteau face à la cage, puis il se gratta la tête. Il avait besoin de voir clair et cette camoufle-là ne suffisait pas.
Un dernier coup d'oeil autour de lui.
Décidément, il était bien seul et il pouvait y aller sans danger. Du reste, ce ne serait pas long et il comptait bien que le combat ne durerait guère.
On n'aurait pas le temps d'apercevoir du dehors l'illumination et après, s'en aperçut-on, il serait bien temps de l'empêcher... quand il serait dans la cage!
Il courut au compteur, l'ouvrit, frotta une allumette et alluma la rampe de gaz qui courait en face des cages.
Puis il se débarrassa rapidement de son paletot de velours marron et vêtu seulement de son pantalon et d'une chemise de toile, il s'arma d'une fourche de fer, et se dirigea résolument vers la porte d'entrée.
Il l'avait entr'ouverte et il allait pénétrer dans la cage, quand un cri retentit et un bras l'arrêta à son passage.
—Papa! n'entre pas!... Je ne veux pas que tu entres!
C'était Zézette qui, couchée selon son habitude à côté du poney, avait suivi son père des yeux et arrivait à temps pour l'arrêter au moment où il allait dépasser le seuil de la cage.
Chausserouge se redressa et repoussant brutalement sa fille:
—Laisse-moi!... cria-t-il. Il faut que je le tue!
Et il entra, la fourche en avant.
Le lion recula d'abord, puis il s'accroupit en grondant, laissa s'avancer le dompteur et, au moment où celui-ci, levant le bras, s'apprêtait à le frapper, il s'élança et dans son élan furieux, renversa le malheureux Chausserouge avant même qu'il eut le temps de se servir de son arme.
Déjà l'animal s'acharnait sur le corps de son ennemi, le lacérant de ses griffes, faisant craquer ses os sous ses mâchoires puissantes, quand de nouveau la porte de fer s'ouvrit et Zézette apparut!...
—Néron! ici, Néron!
Elle s'était presque précipitée sur le fauve, l'avait saisi par la crinière et de toute la force de ses petits bras, elle le tirait, s'efforçant de l'arracher de dessus le corps quasi inanimé de son père, mais en vain...
L'imminence du danger décuplait ses forces. Elle criait d'une voix étranglée:
—A moi! à moi! au secours! Giovanni!
Mais l'écho seul répondait à sa voix et le lion n'abandonnait pas sa proie. Enfin, à bout d'expédients, n'en pouvant plus, elle se jeta en travers sous les pattes et sous la gueule de la bête furieuse, couvrant de son corps le corps de son père.
Néron renifla un moment, hésita en reconnaissant sa petite amie et se recula en grondant.
Elle se releva alors, le suivit et le força à se coucher.
—Lève-toi! papa! Lève-toi donc et sors!
Mais Chausserouge restait immobile. En ce moment, Tabary accourut, suivi de sa mère.
Il avait suivi de loin les péripéties de la lutte sans se rendre compte exactement de l'issue définitive; mais les cris de la petite fille l'avaient averti de la victoire du fauve.
—Jean! Jean! cria la petite fille, à moi! Retirez mon père! Je me charge du lion!
—Tiens bon, Zézette! répliqua Tabary, heureux de trouver un témoin pouvant attester de son zèle et de la part qu'il avait prise au sauvetage de Chausserouge.
Il passa derrière la cage et, tandis que Zézette maintenait le lion, il tira comme il put et mit à l'abri des griffes le corps du dompteur.
Chausserouge était évanoui. On appela à l'aide; des forains, dont la caravane était proche, accoururent, réveillés par les cris. On transporta le malheureux dans la roulotte de Tabary. Quand on voulut le déshabiller, on s'aperçut qu'il avait le ventre ouvert. Les entrailles s'échappaient; un des bras avait été broyé par la mâchoire du fauve.
Il était à peine déposé sur le lit, qu'un hoquet souleva sa poitrine... Un soupir s'exhala de sa gorge... et sa tête retomba sur l'oreiller, tandis qu'une pâleur de cire envahissait son visage. Les paupières entr'ouvertes laissaient voir les pupilles vitreuses. Une écume sanglante rougit les lèvres du dompteur.
Chausserouge était mort.
Zézette, dont personne ne s'était occupée, était sortie seule de la cage du fauve. Elle accourut et s'agenouilla près du lit de son père. Le long de son poignet, une estafilade lui ensanglantait la main.
—Tu es blessée? demanda Louise.
—Non, rien, répliqua la petite fille, Néron, qui m'a touchée quand je cherchais à protéger papa!
Et elle embrassait la main déjà tiède du dompteur, qui pendait hors du lit, sans toutefois qu'une larme mouillât ses paupières.
Cette mort... c'était pour elle l'expiation attendue et inévitable... Quand elle se releva et que Tabary voulut la prendre pour la reconduire à sa tente:
-Laissez-moi! dit-elle.
Et dans son regard, la volonté de venger son père apparaissait, son père que l'influence des Tabary avait perdu...
Jean Tabary, sans comprendre, s'inclina et laissa passer l'enfant, tandis que Louise, la voix basse et entrecoupée de sanglots hypocrites, racontait aux assistants terrifiés les détails de l'aventure abominable:
-Ce pauvre Chausserouge... que voulez-vous? il n'avait plus sa tête! Ah! je me reprocherai toute ma vie de l'avoir laissé seul... Le seul jour... Franchement... il y a des gens qui n'ont pas de chance et nous sommes de ceux-là!..
XIII
La mort de Chausserouge fut pour les Tabary, en même temps que le couronnement de leurs voeux les plus chers, un véritable soulagement.
L'auteur principal du crime dont ils étaient coupables tous deux, Jean et lui, avait disparu; le drame n'avait plus désormais qu'un témoin, et un complice il est vrai, Louise, mais celui-là, sûr et sur lequel on pouvait compter.
De plus, cette disparition mettait définitivement aux mains des Tabary l'établissement zoologique, l'acte d'association, parfaitement en règle, ayant été déposé depuis quelque temps déjà chez un notaire.
Il ne s'agissait plus pour Louise et son fils que de donner le change au public, d'affecter une douleur qu'ils ne ressentaient guère. C'est à quoi ils ne faillirent pas.
Cette mort bizarre était du reste un nouveau prétexte à réclame. L'intervention héroïque de la petite fille, qui, si elle n'avait pu sauver son père, avait contribué à empêcher que son corps ne fut mis en pièces par la bête furieuse, fut exploitée largement.
Des colonnes entières furent consacrées dans les journaux à ce fait divers peu banal.
Néron et Zézette devinrent les célébrités du jour. On vint des quatre coins de Paris contempler l'animal et l'énergique gamine.
—Ah! disait Jean à un reporter, si la Préfecture voulait donc m'autoriser à exhiber Zézette en public... avec son lion Néron! Quel succès!... Quelle fortune!...
—Vous n'y pensez pas! Mais la petite fille a échappé par miracle à la mort... Une seconde fois, elle ne serait pas si heureuse.
—Mais il y a un mois qu'elle entre tous les jours, seule, dans la cage de Néron et qu'elle panse ses blessures!... Le lion d'Androclès! je vous dis, monsieur!.. Et, cette fois, Androclès est une gamine de douze ans! Ce fauve terrible qui se débarrasserait de n'importe quel dompteur aussi facilement qu'il s'est débarrassé de ce pauvre Chausserouge, respecte Zézette! il l'aime... il est avec elle caressant comme un chien... Je vous dis que c'est très étonnant... Les bêtes ont de ces sympathies ou de ces antipathies!
Tabary tint à déployer un grand luxe pour afficher sa douleur et il dépensa sans compter pour rendre les obsèques du malheureux dompteur dignes du bruit qui s'était fait autour de cette mort.
Non seulement tout le Voyage, mais une foule imposante de curieux, suivit le convoi et accompagna le défunt jusqu'à sa dernière demeure.
Dès le retour, il fallut penser à prendre la détermination que comportait la situation des Tabary vis-à-vis de la petite fille.
Un conseil de famille fut réuni, composé de plusieurs forains notables, qui avaient été les amis de Chausserouge.
Pour tenir compte des dernières volontés du dompteur, il fut unanimement décidé que Jean Tabary serait nommé tuteur et qu'à lui devait revenir en même temps que la garde de l'enfant, la défense de ses intérêts matériels, jusqu'au jour de sa majorité.
L'administration entière resta donc de fait aux mains de Jean Tabary qui, du reste, l'exerçait en réalité depuis longtemps déjà sans contrôle.
On décida que Giovanni, dont le succès auprès du public s'était affirmé, resterait le dompteur en titre de la ménagerie et qu'à lui serait confié le dressage général de tous les pensionnaires.
Quant à Zézette, et en attendant qu'elle put apporter à l'établissement son concours effectif, elle serait, sous la surveillance de Louise, confiée aux soins de Fatma, la «première» et la plus ancienne de l'entresort.
Fatma—de son vrai nom Charlotte Niclausse—était Lorraine d'origine.
Très brune, très grande, elle jouait les premiers rôles sous les ordres de la mère Tabary; successivement femme-torpille, soeur Siamoise, femme-caméléon, elle s'était assez vite dégoûtée de ces trucs compliqués qui tenaient constamment son imagination en éveil et à l'apparition de ces Concerts Tunisiens, dont la vogue fut si grande avant leur interdiction par la police, elle s'était improvisée premier sujet de danse.
A cette époque, elle était dans tout l'éclat de sa maturité. Bien en chair, d'une figure agréable, saltimbanque adroite, elle était devenue une des trois cents Belles Fatmas, qui inondèrent Paris, après le succès de la première, la vraie.
Même après qu'elle eut renoncé à ce nouvel exercice, elle avait conservé le nom de Fatma.
Elle avait successivement passé par tous les établissements similaires, y compris celui de Boyau-Rouge, avant de venir prendre du service à l'entresort des Tabary.
Louise avait de suite compris quelle auxiliaire précieuse elle pouvait trouver dans cette fille intelligente, jolie, fort au courant des détails de sa profession, connaissant tous les petits secrets du métier forain, et elle se l'était attachée par un contrat bien en règle qui lui garantissait sa fidélité et son dévouement.
Si, à de certaines époques, l'entresort avait connu des jours malheureux, on ne pouvait pas s'en prendre raisonnablement à Fatma qui n'avait pour sa part négligé aucun effort pour rendre, à l'industrie de sa patronne sa splendeur première.
Fatma était une fille du peuple, très bohème, mais douée d'un grand coeur. Bien souvent, elle avait été témoin des petites canailleries dont était coutumière la mère Tabary, mais elle ne s'y était jamais associée.
Lorsque, pour la première fois, aussitôt après la mort d'Amélie, on avait confié Zézette à ses soins, elle avait pris tout de suite son rôle au sérieux et elle s'était constituée la petite mère de l'enfant, autant toutefois que pouvait s'y prêter son caractère indépendant.
Elle ne fit, par affection pour la petite fille, le sacrifice d'aucune de ses fantaisies, ni d'aucun des caprices dont elle émaillait son existence, mais Zézette était toujours sûre de trouver près d'elle un appui, un bon conseil, un secours moral, quand elle se sentait abandonnée par son père, le seul homme qui l'aimât réellement.
Aussi, bien que la conduite privée de Fatma ne fut pas d'un excellent exemple pour la petite fille, on pouvait dire que Zézette avait rencontré dans la jeune femme le seul être qui pût lui prodiguer les consolations sincères, les marques d'affection dont son coeur avait besoin.
Fatma n'était pas insensible aux galanteries des visiteurs et elle se montrait peu farouche, tirant une sorte de vanité des succès faciles qu'elle remportait, mais, comme elle le disait elle-même, tout cela «c'était de la babiole et de la passade».
Elle avait beau s'offrir des béguins sans conséquence, elle restait immuablement amoureuse de son Charlot.
Charlot! Ce nom lui venait à la bouche mille fois par jour! Charlot, le plus beau gars du Voyage, un lutteur travaillant chez Bertrand (de Marseille), le directeur des Grandes Arènes Athlétiques, celui qui vous enlevait comme une plume, à bout de bras, l'haltère de trois cents ou au choix un essieu de camion!
Elle l'avait connu trois ans auparavant, à une fête de Grenelle.
Un soir, qu'égarée au cours d'une vadrouille avec des amies suspectes dans un bouge de la rue Frémicourt, à l'heure de la fermeture, elle se trouvait prise à deux pas de la porte dans une bagarre, elle s'était tout à coup sentie enlevée par un bras vigoureux et entraînée hors de la zone dangereuse.
Une minute de plus elle écopait, et peut-être même, mêlée à une sale histoire de filles et de souteneurs, tombait-elle entre les mains de la police, qui avait profité du potin pour opérer une rafle générale.
Revenue à elle et son émotion un peu calmée, elle avait reconnu Charlot, le beau lutteur. Elle le connaissait pour l'avoir maintes fois vu dans son entresort.
Charlot l'aimait depuis longtemps, et chaque fois que son service lui laissait un peu de répit, il ne manquait jamais de venir contempler dans ses exercices, vêtue d'éclatants oripeaux, l'odalisque adorée.
Mais Fatma, très préoccupée à ce moment par les recherches «distinguées» dont elle était l'objet, avait négligé l'amoureux qui en avait été pour ses oeillades et ses yeux doux.
Charlot ne s'était pas tenu pour battu. Assuré de trouver un jour une occasion de montrer son dévouement à l'altière Fatma, il s'était attaché à ses pas, l'avait surveillée dans l'ombre et le hasard venait de lui fournir l'occasion providentiellement attendue.
Fatma lui voua dès lors une reconnaissance qui ne se démentit jamais. Le soir même, elle le forçait d'accepter des consommations dites «de remerciement» et la «nuit des noces» terminait cette idylle.
Chaque soir, lorsque, les lumières éteintes, le Voyage tout entier dormait, c'était pour aller le retrouver qu'elle désertait la tente de la mère Tabary.
Quant à lui, son affection avait grandi de jour en jour pour sa bonne amie. Il formait, avec elle, le couple le plus uni qu'on pût voir.
Cette entente provenait de la différence des caractères. Autant Fatma était fière, roublarde, délurée, autant ce gros garçon était naïf et bon.
Sans s'en rendre compte, il suivait l'impulsion de la jeune femme, écoutant ce qu'elle lui disait, prenant les moindres paroles pour des articles de foi.
Il rêvait un avenir impossible, une indépendance qu'il gagnerait au moyen d'économies réalisées sur leur travail à tous les deux.
-Vois-tu, lui disait-il souvent, moi je ne suis pas fait pour mener une vie de bohème... Je voudrais pouvoir ne plus rester au service des autres; avoir pour moi tout seul une petite baraque, un tour de toile, où je serais mon maître... et alors on gagnerait ce qu'on gagnerait, mais au moins je n'aurais plus à obéir... Toi, de ton côté, tu pourrais aussi monter un petit entresort, alors ce serait le luxe, la richesse... Dis, on se marierait tous deux... légitimement... On pourrait coucher dans une caravane à nous, au lieu d'être obligé de se cacher dans un hôtel meublé...
Mais Fatma haussait les épaules.
-C'était stupide tout simplement!... Qu'est-ce que c'était que cette existence de pot-au-feu!... Ah! non par exemple... D'ailleurs, il y a pas besoin de curé pour s'aimer... C'était bien plus drôle de mener la vie libre...
Et elle lui contait les mille petits événements de sa vie de femme d'entresort, les recherches et les poursuites dont elle était l'objet de la part des clients qui affluaient à chaque séance.
Elle lui lisait des déclarations écrites qu'elle recevait et discutait avec lui la suite qu'il convenait de donner aux propositions qui étaient faites.
Elle en était arrivée à lui faire considérer comme une des obligations inhérentes à son état et d'où dépendait le succès, la complaisance qu'il fallait montrer aux amateurs.
—Tu comprends, disait-elle, si je n'étais pas gentille, ils ne reviendraient plus et il faut qu'ils reviennent. Sans cela la mère Tabary y trouverait un cheveu... Il y a que grâce à eux que je peux faire des économies... pour nous!
Et Charlot riait d'un gros rire bête et bon enfant.
—Les autres, ajoutait Fatma, en lui passant son bras autour du cou, câlinement, c'est pour le pognon. C'est parce qu'il le faut, mais, toi, c'est parce que je t'aime, tu le sais bien, gros polisson!
Et jamais un accroc n'altéra cette intimité extraordinaire de deux êtres inconscients que la fatalité de la vie avait réunis et qui acceptaient comme une obligation normale les nécessités de leur bizarre existence.
De son côté, Charlot tenait Fatma au courant de toutes les aventures dont il était dans l'exercice de sa profession le témoin ordinaire, parfois le héros.
Il lui racontait les dessous de la vie de lutteurs, les mystères des arènes, ignorés du commun, et la jeune femme s'amusait de ces confidences.
La baraque Bertrand (de Marseille) comptait comme pensionnaires neuf lutteurs, tous des gars célèbres dans le monde du sport athlétique sans compter les «chiqués» qui aidaient la parade.
Mais sur ce nombre, en dehors de quelques-uns, véritables professionnels, n'ayant d'autres moyens d'existence que l'exercice de leur art, il en existait au moins trois ou quatre, qui, s'ils pouvaient décemment entrer en lice, combattre et mériter les applaudissements et les encouragements des véritables connaisseurs, comptaient plus sur les avantages de leur plastique que sur leurs succès de lutteurs.
Dans les baraques, aux premières places, chaque fois que ces athlètes, tous jeunes—de vingt-cinq à trente ans au plus—paraissaitent sur l'affiche, une foule se pressait, des gommeux en habit, des vieux messieurs à cheveux gris, bagués et diamantés, attirant dans les coins celui qu'ils avaient le plus remarqué, s'éternisant en des interviews dont on devinait le sujet...
—Y en a un, raconta un jour Chariot, qui s'est trompé et qui s'est adressé à moi... Ce que j'ai rigolé!... J'ai poussé la blague jusqu'au bout... et je me suis laissé emmener dans un caboulot... où les autres... ceux que ça amuse et à qui ça plaît... se réunissent tous les soirs... Ah! ma chère, ce que c'était drôle!... Et au dernier moment... quand je l'ai plaqué... après lui avoir fait payer pour plus de vingt francs de consommations... j'aurais voulu que tu voies sa tête!... Non! c'était à peindre!
Et comme Fatma s'indignait en écoutant le récit de ces aventures qui lui semblaient invraisemblables:
—C'est tout naturel, déclarait le naïf Charlot, de la même façon que toi, tu écoutes les vieux messieurs qui viennent t'applaudir dans ton entresort... les lutteurs de chez Bertrand laissent dire ceux qui s'intéressent à leurs exercices... et à eux... C'est aussi naturel ici que là... puisque c'est le métier qui veut ça... Seulement, on en prend que ce qu'on veut bien en prendre... Moi, on m'offrirait tout au monde... Rien ne vaudra jamais ma petite Fatma... et rien ne la remplacera!...
Ce couple étrange, d'une honnêteté et d'une naïveté bizarres, s'était pris d'une affection extraordinaire pour Zézette.
Charlot, que tous les exercices de force et que la bravoure enthousiasmait, parlait avec l'enfant amicalement, discutant comme avec une grande personne.
N'avait-elle pas fait ses preuves, malgré sa jeunesse, et ne pouvait-elle pas rivaliser avec lui?
S'il enlevait à bras tendu des poids de cinquante, des haltères de cent kilos, elle entrait, elle, sans broncher dans la cage de fauves réputés indomptables!
Elle avait révolutionné Paris, mis la presse en mouvement à la suite de son prodigieux exploit avec Néron!
Cela suffisait pour lui faire concevoir un respect énorme pour cette gamine étonnante.
Zézette rendait à Fatma et à Charlot l'amitié qu'ils lui montraient.
Aussi, quand il s'agit de régler sa situation, n'hésita-t-elle pas, dans son besoin d'expansion, à se confier à eux.
—Voulez-vous que je vous dise, leur raconta-t-elle confidentiellement, eh bien! je connais les Tabary comme personne! Ce sont des gens dont il faut se méfier... Je les tiens à l'oeil!... Vous verrez quand je m'y mettrai! Si j'ai jamais besoin de vous, puis-je compter sur votre aide?
—Absolument, dit Charlot. J'ai des bras et des poings à ta disposition.
—D'autant plus, dit Fatma, que je garde une dent à Louise Tabary. Avec le succès que je remporte tous les jours, je devrais avoir une autre situation que celle que j'ai... Mais, l'égoïste, à elle tout le profit, elle nous estime trop heureuses de trimer à son bénéfice... Un jour on se révoltera, et quand j'en aurai assez... quand je pourrai me passer d'elle... je lui montrerai qu'on ne se fiche pas de Fatma impunément.
—Laissez-moi avoir l'âge, disait alors Zézette. La ménagerie est à moi, en somme, puisque je suis l'héritière de mon père... Un jour viendra, où fatiguée de souffrir, je ferai valoir mes droits... Alors, nous nous nuirons, et gare au grabuge... Je les forcerai à me céder la place... à résilier... Alors, comme je vous connais, je vous prendrai avec moi... Est-ce convenu?
—Oui, disait Fatma, mais ce sont là des imaginations de gamine. Tu n'as pas treize ans!
—Quand j'en aurai dix-huit, je pourrai me faire émanciper. Nous rirons alors... Je ne puis rien dire aujourd'hui, car je sais des choses... de telles choses!.,. Vous verrez, je vous dis!... Vous serez étonnée...
Zézette se ménageait des complices pour le jour où il lui serait possible de se révolter contre la sujétion dans laquelle on la maintenait.
Elle trouva un autre aide dans le dompteur Giovanni.
Giovanni, si amoureux de son art qu'il fut, ne s'était pas encore senti, malgré son audace, le courage d'affronter Néron, le terrible animal qui avait tué Chausserouge.
Il devinait en Zézette une dompteuse qui, dans l'avenir, révolutionnerait le Voyage et le public par l'audace qu'elle déploierait, dans des exercices dont aucune femme n'aurait jamais donné l'exemple, et il témoignait pour elle une admiration qui n'avait d'égale que le mépris qu'il professait in petto pour Tabary.
De Jean il avait su deviner les instincts mauvais et les basses cupidités.
Il avait compris l'hypocrisie des pleurs de Louise, accompagnant le dompteur au cimetière. Dans le coeur de cette femme un autre sentiment que celui de la pitié et de l'amour devait avoir été la règle de conduite, depuis le jour où l'accident qui avait conduit Chausserouge au tombeau l'avait forcée de venir faire appel à son concours pour ne pas laisser la ménagerie sans dompteur, à l'heure même où le public émotionné par le récit publié dans les journaux avait rendu la vogue à l'établissement si longtemps déserté.
Il sentit rien qu'en parlant à Zézette, la haine que la petite fille portait à ceux que le malheur lui avait donnés pour tuteurs, et il se promit, à l'occasion, de soutenir la gamine, dont il avait du reste tout à attendre, puisqu'aussi bien elle était appelée à devenir la réelle propriétaire de la ménagerie, les Tabary ne possédant qu'une part peu importante.
Après tout, il n'avait, lui, que vingt-trois ans; Zézette en avait treize bientôt.
Dix ans! C'était une différence fréquente entre époux.
Il pouvait attendre l'émancipation dont parlait si souvent l'enfant et devenir, en même temps que le mari le maître de cet établissement, un des plus beaux du Voyage.
Son intérêt se rencontrait avec les sympathies secrètes qui l'attiraient vers cette petite fille, désormais seule dans la vie, mais dont l'énergie l'avait émerveillé...
Il ne devait rien à personne... il était désormais indispensable dans la ménagerie... Eh bien! si son aide était nécessaire à Zézette, il la lui accorderait; il lui servirait de second dans la lutte qu'elle entreprendrait certainement contre les Tabary, s'il en croyait les dispositions qu'elle montrait...
Et advienne que pourra! Qui ne risque rien n'a rien... Quand on n'a rien à perdre et tout à gagner... pourquoi hésiter à marcher, à aller de l'avant?...
C'est ainsi que, dès le lendemain de la mort de son père, Zézette était déjà assurée de l'aide de trois personnes, dont l'importance et le dévouement pouvaient peut-être contrebalancer l'influence, et la toute-puissance provisoire des Tabary...
Aussi la jeune fille profita-t-elle de la première occasion qui s'offrit à elle pour entrer ouvertement en lutte avec ces gens qu'elle considérait, à juste titre, comme les mauvais génies de sa famille...