Zézette : moeurs foraines
VI
Louise Tabary était une personnalité fort célèbre sur le Voyage.
Elle était née au faubourg Saint-Antoine, d'un père ébéniste et d'une mère passementière.
Son enfance, peu surveillée, s'était écoulée au milieu de la promiscuité des quartiers populeux; et, dès son jeune âge, elle avait montré une grande précocité.
Elle avait treize ans lorsque son père, un alcoolique invétéré, était mort à l'hôpital et sa mère était restée avec quatre enfants dont elle était l'aînée.
Jolie, d'une taille bien prise, n'ignorant rien, elle avait été vite en butte à des sollicitations dont elle comprenait la nature, mais sa jeune expérience déjà mûre l'avait mise en garde contre le danger.
Un jour qu'avec un cynisme ingénu elle racontait à sa mère une de ces aventures auxquelles elle était journellement en butte:
—Moi, conclut-elle, je suis comme cela! Je me donnerai pour rien à qui me plaira, ou pour beaucoup d'argent à qui me paiera!
Elle n'avait pas achevé qu'elle recevait une paire de taloches.
Mais un jour qu'on avait faim à la maison et que les petits criaient devant le buffet vide, elle rentra portant sous son bras un pain de six livres et, ployé dans un papier graisseux, un magnifique poulet rôti.
Puis elle tira de sa poche une pièce de vingt francs qu'elle déposa sans mot dire sur la table.
Cette fois, la mère embrassa sa fille. Pour son bon coeur, elle lui pardonnait sa faute.
Tel fut le début dans la vie de la jeune Louise.
De ce jour, elle fut libre de vivre à sa guise et la maison ne chôma plus.
La mère, qui se faisait vieille et qui ne dédaignait pas de boire de temps en temps un petit verre avec les voisins, abandonna son métier et s'habitua à ce régime, si bien qu'un jour sa fille ne s'étant pas trouvée en mesure d'acquitter le montant du terme, elle leva la main sur elle pour la rappeler au sentiment de ses devoirs.
Mais Louise allait avoir seize ans.
Outrée de ce procédé, elle ne reparut pas le lendemain, mais une lettre prévenait la mère de la résolution de la jeune fille.
«Ma chère mère, j'ai rempli mon devoir; tu n'as pas rempli le tien, tant pis pour toi! Je ne veux pas être maltraitée. Débrouille-toi. Ne cherche pas à me retrouver, tu n'y arriverais pas.
«Ta fille dévouée, LOUISE.»
La mère furieuse porta cette lettre au commissaire de police, qui prescrivit des recherches, mais en vain. Elle ne revit plus la gamine.
Louise avait profité de la fin de la fête du Trône pour filer avec celui de ses amoureux qui lui semblait non le plus digne d'être aimé, mais le plus facile à conduire.
Elle n'avait choisi ni le plus jeune, ni le plus beau, ni le plus riche, mais un simple photographe ambulant, qui opérait «en palque», c'est-à-dire derrière un tour de toile en plein vent.
Charles Tabary, de vingt ans plus vieux qu'elle, était un garçon intelligent qui, par son activité et son savoir-faire, eût pu se créer une situation enviable sur le Voyage, sans son penchant immodéré pour l'absinthe.
Tout d'abord, il recula quand cette gamine lui offrit de partir avec lui; mais elle l'assura si nettement qu'il n'avait rien à craindre et tout à gagner en la gardant, qu'il accepta, flatté, au fond, d'un choix qui l'avait fait préférer à vingt autres.
Louise, très belle fille, déjà fort connue des forains, était, il le savait, l'objet des poursuites de nombre de ses collègues.
Elle passa deux jours dans la chambre noire, le temps de tout emballer, puis ils partirent par une nuit obscure et quittèrent Paris, sans toutefois trop s'en éloigner.
Ils firent ensemble toutes les fêtes de la banlieue.
C'est alors qu'il put admirer de combien de ressources disposait l'esprit inventif et commerçant de sa jeune amie.
Elle se mit rapidement au courant des moindres détails du métier et la baraque prospéra. Jamais photographie n'avait eu marcheuse plus engageante. Personne mieux qu'elle ne savait empaumer son monde.
Comme il s'étonnait par fois d'un résultat semblable:
—Tout ça, vois-tu, lui disait-elle dans l'argot spécial de la banque, c'est du truc! Le tout est de savoir bien engrainer le trèpe[1] et préparer son lantodage[2].
En effet, on ne passait pas impunément devant la baraque, véritable toile d'araignée, dans laquelle elle excellait à faire tomber les mouches.
—Monsieur, votre portrait... un franc... c'est pas cher... on ne vous demande qu'une minute!
Et on ne résistait pas au clin d'oeil de la jolie fille; on entrait parfois dans l'espoir de trouver derrière ce jour de toile un recoin tutélaire où l'on put être à l'abri des regards indiscrets...
—Madame, le portrait de votre joli bébé... en une seconde c'est fait... en souvenir de la fête... Oh! mon Dieu! quel amour d'enfant!
Et la mère ravie suivait la marcheuse.
Et à l'intérieur, elle savait si bien enjôler le client!
—Voilà votre portrait!... Voyez comme il est réussi! Malheureusement, il sera bien vite brûlé... à cause du soleil... tandis qu'avec une couche d'émail... Ce sera vraiment dommage... Une couche d'émail et vous pourriez le conserver indéfiniment... C'est si vite fait... Oui, n'est-ce pas?... Charles, émaille le portrait de monsieur!... Ce n'est pas cher, ce n'est qu'un franc!
Puis, pour faire patienter le client étourdi par ce flot de paroles:
—Maintenant, continuait-elle, je vais préparer le cadre, un joli cadre... n'est-ce pas... Vous ne voudriez pas le donner à votre connaissance sans un cadre... Regardez celui-là, tenez!... Partout vous le payeriez trois et quatre francs... Chez nous qui tenons à notre clientèle et qui ne cherchons pas à les estamper, ce n'est que trente sous... Charles, fixe le portrait de monsieur dans ce cadre!... Tu sais, celui-là, pas un autre... c'est celui-là que monsieur a choisi!...
Et s'il s'agissait d'une jeune femme:
—Comment? pas de bijoux!... Oh! une femme sans bijoux... sur une photographie!... Nous en avons de faux... qui imitent le vrai... pour la pose... Et nous ne prenons rien pour cela!
Quand elle avait suspendu des boucles aux oreilles de sa cliente, des bracelets à ses poignets, elle jetait un cri d'admiration:
—Comme ça vous va tout de même! Comme ça requinque tout de suite une femme!... Ah! Et puis, y'a pas à dire vous étiez faite pour porter des diamants!... Vous savez, s'ils vous font plaisir, ne vous gênez pas! Je vous les vendrai... Oh! ce qu'ils me coûtent... Nous ne gagnons pas dessus... C'est pour faire plaisir à notre clientèle! Et elle vendait sa garniture de camelote quatre fois sa valeur.
Elle trouvait toujours un moyen de venir à bout des gens les plus rétifs. C'est elle qui inventa ce truc, usité quelquefois sur le Voyage par des malins qui ont affaire à des clients entêtés, mais timides.
Un jour qu'elle avait entraîné malgré lui, dans le tour de toile, un vieux paysan porteur de deux énormes paquets et que le bonhomme, très défiant, s'était fait photographier avec ses deux colis déposés à droite et à gauche de sa chaise, toute son éloquence se heurta à une indifférence peu commune.
Le paysan n'accepta ni émaillage ni cadre.
Il allait partir et tendait déjà sa pièce de vingt sous, lorsque Louise lui barra la route:
—Ah! mais non, mon vieux! Nous ne sommes pas ici pour nous amuser, mais pour gagner notre vie! Ce n'est pas parce que vous êtes un richard et nous de pauvres voyageurs, qu'il faut nous exploiter... J'appellerais plutôt les hirondelles (gendarmes)... C'est vingt ronds pour vous tout seul, mais vos deux paquets et vous ça fait trois! Vous ne voudriez pas que nous fournissions notre marchandise à l'oeil... Aboulez trois francs!
Et force fut au vieux paysan de s'exécuter, pour éviter le scandale.
L'aventure resta légendaire et quand on la lui rappelait:
—Ça prouve tout simplement que j'ai le génie du commerce! disait-elle modestement.
Charles Tabary était émerveillé.
De bonne grâce, il se résignait au rôle d'opérateur, comprenant que son intérêt était de laisser un libre cours à l'imagination de sa maîtresse.
Elle avait une si grande entente des affaires et il était si agréable de n'avoir qu'à se laisser vivre!
De fait, en même temps qu'elle en était l'âme, Louise était la véritable patronne de l'établissement.
Ils vivaient ensemble depuis un an environ lorsqu'elle devint enceinte.
Tabary offrit aussitôt de régulariser la position.
Il devait trop à la jeune fille pour ne pas saisir toutes les occasions de lui montrer combien il tenait à lui être agréable et c'était du reste une façon de la lier à lui.
—Mon Dieu, mon pauvre homme, comme tu es simple! Me marier avec toi, je ne demanderais pas mieux, mais il faudrait demander l'autorisation à ma mère, qui doit me chercher partout. Elle nous tombera dessus... elle et toute sa marmaille! Soit, puisque tu le désires, c'est entendu, mais nous attendrons qu'elle soit morte... En attendant, tu te contenteras de reconnaître le gosse... D'ailleurs, pour tout le monde, c'est-y pas la même chose... Je suis ta mistonne légitime!... On m'appelle la femme à Tabary! Pour ce que nous voulons en faire, va, ce sera toujours le temps de s'y prendre!
Et comme toujours, Charles Tabary acquiesça.
Louise accoucha d'un fils qui reçut le prénom de Jean et fut mis en nourrice. La mère avait alors dix-sept ans.
Cependant le bruit de l'habileté de la jeune femme se répandit sur le Voyage.
—C'était une rouée qui la connaissait dans les coins! disait-on en parlant d'elle.
Et ce qu'avait prévu Tabary arriva.
On vint de toutes parts lui faire des offres superbes si elle voulait entrer qui dans un théâtre de marionnettes, où il fallait une explicatrice, qui dans un cirque, qui dans un tir.
Mais Louise ne se laissa pas tenter.
Elle était chez elle et ne se souciait pas de passer au service des autres, même à des conditions extraordinaires.
Toutefois, une de ces offres la fit réfléchir.
Elle avait reçu la visite de la mère Voiret, la directrice de l'entresort le mieux tenu du Voyage, qui lui avait tenu ce langage:
—Ma fille, vous êtes grande, jeune et bien faite... Vous avez du bagout... En un mot, vous plaisez... Au lieu de vous exterminer à poiroter par tous les temps, pour faire réussir un truc de roustissure[3], venez avec moi... Je monterai pour vous une baraque où vous serez au chaud... Vous choisirez le genre qui vous plaira, la femme tigrée, la femme torpille, la femme coupée en deux, même la femme colosse. C'est facile, et vous ferez de l'or... ou bien, ce qui est mieux et encore plus simple, vous serez simplement la belle Créole ou la belle Amaïdée... Je vous assure que c'est là votre vraie voie!...
Louise Tabary ajourna sa réponse, mais le soir même, elle posait à brûle-pourpoint cette question à son amant:
—Combien avons-nous de côté?
—Dam! je ne sais pas... dans les quinze cents francs... peut-être.
—Si nous lâchions la photographie.
—Tu veux plaisanter.
—Pas du tout. Mais la mère Voiret m'a donné une idée. Dans notre métier, nous avons un mal de chien pour gagner quatre sous... Dans le sien, si on sait s'y prendre, on peut sans peine s'y faire des recettes admirables.
Elle se leva, prit la lampe, s'examina un instant avec complaisance dans une petite glace pendue à la muraille, puis, satisfaite sans doute, elle revint s'asseoir et continua:
—Bien que j'aie eu un gosse, je ne suis pas trop décatie. Au contraire, ma parole, je crois que la maternité m'a embellie... Eh bien! nous allons vendre notre matériel, tu n'en garderas que ce qu'il en faut pour qu'il te soit possible de faire de la photographie en amateur, si ça t'amuse... Nous achèterons une caravane, parce que j'en ai soupé d'être obligée de loger en garni et de laisser sur le tas notre tour de toile exposé au mauvais temps et à la portée des voleurs... Puis nous monterons un entresort... je choisirai un nom ronflant... Louise, c'est pas assez chic... Loïsa, par exemple... tiens Loïsa, la belle Créole... l'idée de la mère Voiret! Nous prendrons un bonisseur qui connaîtra à fond les trucs du métier et qui me les apprendra... Il suffit qu'on sache bien engrainer le trèpe, parce qu'une fois entré dans la baraque, c'est moi qui me charge de le faire marcher... Voyons! qu'est-ce que tu en penses?
—Je pense que c'est une bonne idée, mais ça me fait gros coeur tout de même de lâcher ma photographie... Y aurait pas moyen de faire les deux ensemble?
—Mon Dieu! on peut essayer. Mais sans moi, tu sais, j'ai bien peur que ce ne soit un four... Tu feras juste pour tes frais et t'auras la peine en plus.
Dès le lendemain,—car avec la jeune femme, l'exécution suivait toujours de près le projet,—la peu scrupuleuse Louise s'abouchait avec Joseph, le bonisseur de la mère Voiret, et lui offrait, s'il voulait entrer à son service, des avantages qu'il ne trouvait pas chez sa patronne actuelle.
Joseph Débucher, dit Boyau-Rouge, était né à Arras. Venu tout jeune à Paris, il s'était «dessalé» dans les faubourgs et avait exercé un peu tous les métiers. En dernier lieu, il avait été garçon marchand de vins.
Pendant une fête, une des odalisques employées dans le Concert Tunisien de la mère Voiret était tombée amoureuse de son torse d'hercule et il avait lâché le tablier pour suivre sa conquête.
Justement la mère Voiret avait besoin d'un surveillant sérieux et bien découplé pour garder son harem; autant par intérêt que pour faire plaisir à sa pensionnaire, elle avait engagé Boyau-Rouge qui s'était bientôt fait remarquer par son bagout extraordinaire et sa roublardise.
On l'avait alors élevé à la dignité de bonisseur et nul ne s'acquittait mieux de cet emploi.
Sur tout le Voyage, ses lazzis étaient célèbres, et l'on pouvait être sûr d'une recette lorsqu'il voulait se donner la peine de «travailler».
Il était avec cela d'une jolie force sur le tambour et donnait en parade de véritables représentations, reprenant pour son propre compte avec une incomparable virtuosité tout le répertoire de Plessis.
C'était bien l'homme qu'il fallait aux Tabary pour lancer leur nouvelle affaire.
Tout d'abord, Boyau-Rouge se fit tirer l'oreille.
Il avait de bons appointements, se faisait de beaux bénéfices. Ces dames l'aimaient beaucoup et il eût été complètement heureux, sans la jalousie idiote de Leïla, son odalisque particulière... Mais à part ce petit désagrément, il ne voyait pas de situation pouvant lui rapporter de plus beaux profits ni autant de satisfactions...
Il eût donc été déraisonnable à lui d'abandonner la proie pour l'ombre, le certain pour l'incertain.
Et il accentuait sa défense de sous-entendus égrillards, sur le ton de fatuité d'un homme habitué aux succès faciles et qui n'hésite pas, le cas échéant, à faire passer un triomphe d'amour-propre avant ses intérêts matériels.
Il y avait dix pensionnaires dans l'entresort de la mère Voiret; dans le nouvel établissement il travaillerait seul avec la patronne, une femme bien engageante, bien intelligente certainement, mais dame... qui serait toujours la patronne, et il ne voyait pas bien clairement l'avantage...
—J'engagerai Leïla, si tu veux...
—Ah! non, par exemple! Si jamais j'acceptais, ce serait justement pour ne plus la revoir... Je veux bien être gentil, mais j'aime pas être cramponné!
Louise devina la secrète pensée du rusé bonisseur; un instant elle le considéra des pieds à la tête, en silence.
Cette inspection fut sans doute assez favorable à Boyau-Rouge, car elle conclut:
—J'ai compris... Avec toi je suis sûre du succès... donc je saurai faire tous les sacrifices. Si tu veux... nous nous associons... part à deux! Quant au reste, je tâcherai que tu ne sois pas trop mécontent!
Le gars sourit imperceptiblement en mordillant sa moustache blonde.
—Est-ce entendu? reprit Louise en regardant dans les yeux de son interlocuteur.
—Eh bien, soit!
Le pacte fut scellé chez le prochain marchand de vins, entre deux prunes à l'eau-de-vie.
A son retour, elle trouva Tabary complètement gris et elle lui exposa les avantages de sa nouvelle combinaison, sans toutefois lui en faire connaître toutes les charges.
Le photographe approuva sans discuter, et lorsque deux jours après, la mère Voiret vint chercher sa réponse:
—Je vous remercie, répondit Louise, de votre démarche et de l'excellente idée que vous m'avez donnée. Je vais la mettre en pratique, mais comme j'ai quelques sous devant moi, je travaillerai pour mon compte. Faut pas vous en fâcher, ni que ça nous empêche de rester bonnes amies... Chacun pense pour soi en ce bas monde...
—Il faut de l'expérience dans le métier, ma petite, riposta la mère Voiret d'un air pincé. Tant pis pour vous si vous buvez un bouillon, tandis qu'avec moi, c'était une affaire sûre et sans risques...
—J'aurai tout ce qu'il faudra pour la faire réussir, riposta Louise sur le même ton.
Mais la mère Voiret ne comprit bien le sens de cette dernière phrase que quelques jours après, lorsque Boyau-Rouge lui demanda congé et lui annonça son projet de s'établir de compte à demi avec les Tabary.
Elle se mordit les doigts, mais trop tard, d'avoir indiqué cette voie à l'ambitieuse gamine, qui était bien capable de lui opposer une concurrence sérieuse.
Deux semaines s'étaient à peine écoulées qu'une belle tente toute neuve se dressait adossée au tour de toile de Tabary.
Sur le chapiteau les passants pouvaient lire cette inscription en gros caractères:
LA BELLE CRÉOLE
et derrière le comptoir une pancarte verte avec ces mots:
Premières: 30 centimes.
Secondes: 20 centimes.—Les militaires: 10 centimes.
Boyau-Rouge avait présidé à l'aménagement intérieur de la baraque.
Sur une estrade établie dans un des angles, Louise Tabary trônait, moulée dans un maillot couleur chair, les pieds emprisonnés dans de hautes bottines lacées.
Ses cheveux très noirs, coupés courts et frisés avec soin, donnaient un cachet original à sa frimousse toujours en éveil, et son corsage largement échancré laissait voir les trésors arrondis d'une gorge très blanche et très ferme.
Sans être une des sept merveilles de la création ainsi que l'annonçait au dehors Boyau-Rouge, dans l'étourdissant boniment qu'il avait spécialement composé pour la circonstance, Louise était l'attraction la plus agréable à voir de tout le Voyage.
Au pied de l'estrade, deux rangées de chaises pour les premières; derrière une balustrade recouverte de velours rouge, deux banquettes de moleskine pour les secondes. Aux troisièmes, le public restait debout.
Boyau-Rouge, costumé en clown, recommençait sa parade et ses roulements dix fois par heure...
On pouvait entrer... les amateurs du sexe en auraient pour leur argent... Le sujet ne montrerait ni des appas, ni des mollets de pacotille... Cette demoiselle, célèbre dans son pays pour sa beauté et sa grâce sans pareille, s'exhiberait «en pleine nature». D'où l'interdiction de pénétrer faite aux femmes et aux jeunes gens de moins de seize ans... Ce n'est qu'à prix d'or et pour un temps limité qu'on avait pu déterminer la belle Loïsa à paraître en public... Il fallait donc profiler de cette occasion unique...
—Entrez! entrez! C'est pour rien! On rendra l'argent à ceux qui ne seront pas contents!
A l'intérieur, Loïsa, dès qu'une assistance suffisante avait pris place commençait son petit discours, le récit de sa lamentable aventure, sur un ton monotone de mélopée.
Elle était née aux colonies, et ses parents avaient été assassinés par un nègre qui avait voulu la prendre de force... Elle avait dû venir en France pour gagner sa vie... etc.
Puis, bien stylée par Boyau-Rouge, elle détaillait elle-même avec une complaisance naïve les charmes de sa personne, tendant son mollet qu'elle laissait palper par les messieurs des premières, puis, comme le public un peu désappointé murmurait, peu satisfait de ne point voir «la pleine nature» promise:
—Maintenant, messieurs, pour terminer, je vais vous montrer mon petit chat... mais ceci étant réservé à mes bénéfices personnels... je vais me permettre de faire le tour de la société.
Elle recueillait généralement des spectateurs alléchés une ample moisson de gros sous, remontait sur son estrade, tirait d'un panier dissimulé sous son fauteuil un petit chat noir, dont le cou était orné d'une faveur rose, et le posait sur ses genoux.
—Voici, messieurs, le petit chat que je vous ai promis... C'est pour avoir l'honneur de vous remercier, et si vous êtes contents et satisfaits, vous voudrez bien en faire part à vos amis et connaissances.
Cette plaisanterie d'un goût douteux obtenait le succès qu'elle méritait. On sortait en souriant, furieux, dans le fond, d'avoir été victime d'une semblable mystification, et personne ne revenait, sauf toutefois ceux que les formes grassouillettes et la gentillesse réelle de la belle Créole avaient particulièrement séduits...
Ceux-là prenaient généralement pour confident Boyau-Rouge, qui, bien payé, acceptait de se faire auprès de la jeune fille l'interprète de ses admirateurs. C'était en vain, Louise n'accordant aucune attention à ces déclarations.
D'un autre côté, Tabary, livré à lui-même, n'obtenait plus que des résultats insignifiants.
Depuis le départ de la marcheuse, la photographie ne faisait plus ses frais et il vint un moment où l'entreprise commune ne rapportant pas les bénéfices qu'on en espérait, Boyau-Rouge montra les dents.
L'activité qu'il dépensait ne portait pas ses fruits et il regrettait à présent son ancienne situation. Il exposa ses griefs à la jeune femme qui, de son côté, commençait à réfléchir, et tous deux tinrent conseil.
On négligea de demander son avis à Tabary, qui, depuis qu'il n'était plus surveillé, noyait régulièrement son ennui dans les pots.
—Ma chère amie, dit le bonisseur, nous perdons notre temps... et si ça continue, nous perdrons notre argent... Tu as beau avoir comme moi le génie de la réclame, ça ne suffit pas... Dans une industrie comme la notre, notre métier consiste à nous moquer du public... En somme, on lui demande son argent et on ne lui donne en retour rien d'intéressant... Il se laisse bien empiler une fois, mais il ne revient plus et il empêche les autres de venir. Que de fois déjà n'ai-je pas vu des gens en ballade sur la foire et sur le point d'entrer, être arrêtés par l'un d'eux:—«Ah! non, pas là-dedans, je vous en prie, c'est des farceurs!» Dans un entresort, vois-tu, il faut savoir trouver et offrir des compensations qui font passer sur la pauvreté du spectacle.
—Je ne comprends pas, dit Louise.
—Tu vas comprendre, reprit Boyau-Rouge. Le jour où les beaux messieurs, les rigolos qui viennent pour s'amuser aux fêtes sauront trouver ici une jolie fille... pas bégueule, il n'y aura plus besoin d'aller les chercher... Ils reviendront tous les jours, tout seuls... et ils mettront à la mode ton établissement... Ce n'est pas autrement que la mère Voiret a fait fortune...
—Mais Charles?... objecta Louise, qui comprenait admirablement, mais qui voulait au moins avoir l'air de résister.
—Charles!... Charles!... qu'est-ce que ça peut lui faire... Ça ne l'empêche pas de le garder...
—Oh! oui, tu sais, dit Louise avec dignité, car il est le père de mon fils!
—Justement... En somme, tu travailleras pour l'avenir de ton enfant... avenir que nous compromettrons si nous conservons un truc qui nous fera bouffer jusqu'à notre dernière galette. Dès l'instant que tout ira bien, Charles n'aura rien à dire...
—Du reste, je m'en charge, interrompit Louise vivement, comme si elle venait de prendre subitement une résolution. Qui veut la fin veut les moyens, et si nous avons envie de devenir riches.
—Parfaitement... Et tu n'as qu'à te fier à moi... J'ai l'expérience de ces sortes d'affaires... Quand je te dirai: «Tu peux marcher!» c'est qu'en effet tu pourras y aller les yeux fermés... Tout sera débattu d'avance... Maintenant, pour rétablir un peu l'équilibre du budget, nous allons supprimer la photographie qui ne nous rapporte rien et engager des «chiqués»... Ça m'aidera pour les parades et ça ne nous coûtera que trente sous par jour et le dîner... Tu as remarqué... même quand il y a beaucoup de monde devant la baraque, personne ne mange... Dès qu'il entre quelqu'un, tout le monde suit... C'est l'affaire des «chiqués» de faire suivre le trèpe, quand je l'ai engrainé.
Toutes ces dispositions prises et approuvées, Louise fit le soir même, part à Tabary de sa nouvelle décision.
Elle rencontra d'abord une certaine résistance; le photographe tenait à son établissement, ne voulant pas se résigner à s'en séparer... Mais Louise finit comme toujours par obtenir gain de cause.
Elle lui expliqua que l'intérêt commun était en jeu, qu'il fallait être pratique et que des scrupules bêtes étaient déplacés dans la circonstance.
On lui demandait simplement de rester tranquille, de s'occuper du service particulier de la maison et de laisser faire. Elle se chargeait du reste.
Tabary consentit à tout sans demander plus de détails. Il comprenait qu'une existence nouvelle, libre et indépendante, lui était réservée en récompense de son effacement. Il pourrait à sa volonté se livrer à son penchant favori, sans que nul y trouvât à redire.
C'était l'idéal.
Dès ce jour, il inaugura les fonctions de mari de la reine, et il sut toujours s'en acquitter avec un tact dont les deux associés lui surent beaucoup de gré.
Tel fut le début de cette vie à trois, qui devint légendaire sur le Voyage et qui pendant les longues années qu'elle dura ne reçut jamais un accroc.
Les prévisions de Boyau-Rouge s'étaient réalisées.
A partir du jour où l'on sut trouver la jeune fille, sinon toujours facile... du moins jamais cruelle, ni indifférente aux galanteries, le public afflua dans le salon de la belle Loïsa, en dépit de l'insignifiance ridicule du spectacle.
Elle devint même tellement à la mode, que le directeur d'un grand établissement de Paris l'engagea et fit d'elle sa principale attraction.
Il forma seulement, pour l'encadrer, une troupe danseuses vaguement exotiques, au milieu desquelles trônait Loïsa, qui était décidément devenue une fille superbe.
Boyau-Rouge resta son barnum. Elle s'était prise d'une véritable affection pour ce grand garçon, dont les conseils et l'appui lui avaient été si utiles.
Elle lui était reconnaissante du dévouement et de l'abnégation qu'il lui montrait, car lui aussi s'était attaché à elle et lui avait donné des preuves nombreuses de son attachement.
Gamine avec Tabary, déjà trop vieux et trop usé pour elle, elle s'était réveillée femme aux bras du bonisseur et femme dans toute l'acception du mot, en proie à des passions aussi vives, à des désirs aussi ardents que si elle fut née réellement sous le ciel brûlant des Antilles, que si elle eût été une véritable créole.
Peut-être fallait-il chercher dans cette révolution de tout son être, le secret de cette beauté et de cet attrait, qui lui valaient tant d'adorateurs.
Toujours est-il que cinq ans après ses débuts, Loïsa était célèbre et déjà riche. Dans les vitrines s'étalaient ses photographies; les échos des journaux mondains célébraient sa gloire.
Elle resta toutefois fidèle à son origine et se refusa toujours à abandonner le Voyage.
Après chaque fugue, à la fin de chacun de ses engagements en province ou à l'étranger, elle revenait à son point de départ.
Elle avait conservé auprès d'elle la troupe de danseuses qu'on avait formée à son intention et elle était devenue patronne.
Propriétaire de trois immenses caravanes, d'un matériel très complet et très luxueux, elle rêva d'organiser sous son unique direction, la série complète de toutes les attractions des entresorts.
C'était encore une idée suggérée par Boyau-Rouge.
C'est ainsi qu'outre le Concert Tunisien, dont elle était l'étoile, elle eût une femme torpille, une femme colosse, une femme tigrée...
Elle liait à elle ses pensionnaires par des engagements très durs, leur enlevant toute liberté, afin de les avoir toujours sous la main...
Son installation devenait plus que jamais le rendez-vous du Paris qui s'amuse; plus que jamais l'intelligence et la bonne volonté de Boyau-Rouge trouvèrent leur emploi.
Comme Loïsa jadis et sous la surveillance de la patronne, ces dames mirent à profil ses bons offices, toujours rendus avec tant de discrétion que la police qui se doutait bien un peu du trafic, ne put jamais les trouver en défaut, et la belle créole gagna en argent tout ce que la morale perdait en cette affaire.
Cependant Charles Tabary vieillissait à vue d'oeil, non qu'il fut très âgé—il avait dépasse à peine la quarantaine—mais l'oisiveté dans laquelle on le faisait vivre avait développé en lui l'amour de la boisson.
Son intelligence s'était épaissie, et un jour Boyau-Rouge constata que l'ami Charles avait un commencement de tremblotte.
Il en avisa Louise Tabary. La belle créole s'émut de cet état.
Elle réfléchit longtemps et l'hypothèse de la mort de Charles lui apparut menaçante. Car enfin elle avait un fils qui s'appelait aussi Tabary et elle était toujours demoiselle.
Elle devait à sa dignité de ne pas rester plus longtemps dans une situation qu'elle trouva équivoque, et, puisqu'elle avait le père sous sa coupe, qu'il avait bien voulu jadis l'épouser, il fallait réaliser ce projet au plus vite.
La situation fausse de Charles, mari et père in partibus, deviendrait normale et honorable dès qu'il serait mari légitime.
Maintenant qu'elle avait vingt et un ans accomplis, elle n'aurait plus à craindre d'ennuis de la part de sa mère. Ses frères et soeurs devaient être grands.
Au besoin, maintenant qu'elle était établie, riche et considérée, elle prendrait sa famille avec elle.
Elle eut quelque peine à en retrouver la trace. Sa mère était morte, ainsi qu'un de ses frères.
Il restait un garçon de dix-huit ans et une soeur de seize ans, aujourd'hui tous les deux employés dans une fabrique de chaussures.
Elle leur fit quitter leur emploi, confia à son frère la surveillance d'une partie du personnel et commit la jeune fille aux soins de son ménage particulier.
Fière d'avoir saisi cette occasion de se montrer bonne soeur, elle songea à se montrer bonne mère.
—Vois-tu, dit-elle à Tabary, nous avons pu, dans notre jeunesse, commettre quelques inconséquences... Aujourd'hui que nous sommes en passe de devenir les forains les plus calés du Voyage... nous n'avons pas le droit de vivre en dehors de la règle commune...
Et elle ajouta sérieusement:
—Pour notre dignité et pour notre considération, il faut que nous soyons mariés...
—On a bien vécu toujours comme ça, objecta Tabary.
—Ça ne fait rien, vois-tu, ça fait causer! répliqua l'inconsciente Loïsa. On se dit en parlant de toi:—En v'là un fainéant, ce Tabary, qui se fait nourrir par sa femme! Tandis qu'étant mon mari, on te respectera et on ne dira plus rien.
—Alors, dit Tabary, si tu crois que c'est mieux comme ça, je veux bien... Et Boyau-Rouge, qu'est-ce qu'il en pense?
—Il pense comme moi... D'ailleurs, voilà que notre fils grandit. Nous allons le reprendre avec nous... Il sera pas long à comprendre maintenant, ce petit-là... intelligent comme il est!... Tu ne voudrais pas qu'il rougisse de ses parente.
Cette considération sentimentale fit grand effet sur Tabary.
—Oui... décidément, tu as raison. A cause de notre fils, il faut que nous soyons mariés.
L'inconscience de Loïsa était sincère.
Elle n'apercevait pas ce que sa conduite privée avait de parfaitement scandaleux et ne se doutait pas du caractère ignoble de son industrie.
Elle avait fondé un entresort. Elle avait accepté de s'exhiber. Elle avait dû, pour obtenir un résultat, se conformer aux obligations qui constituent la seule chance de réussite d'un établissement de ce genre.
A sa vue, elle avait exercé son métier habilement, voilà tout. Mais son honnêteté n'avait pour cela reçu aucune atteinte.
Bref, le mariage eut lieu, au milieu d'une affluence considérable de forains et d'amis que la décision cocasse de Louise amusait autant que l'attitude recueillie et sérieuse qu'elle garda pendant les deux cérémonies, à la mairie et à l'église.
Boyau-Rouge remplissait le rôle de garçon d'honneur.
Quant à Tabary, il était tout heureux des marques de sympathie, trop chaleureuses pour n'être pas ironiques, qu'on prodiguait à sa femme, et il serra consciencieusement toutes les mains qui se tendaient vers lui.
Dans la soirée, après le repas, il fut pris d'un accès d'attendrissement et il serra sur son coeur sa chère femme, ce modèle des épouses, mais Louise se dégagea doucement et elle l'envoya se coucher dans la caravane particulière où il vivait depuis déjà longtemps, seul, avec les appareils photographiques dont il n'avait pas consenti à se séparer.
Quant à elle, elle continua à présider la petite fête, sans qu'elle se sentît autrement émotionnée par la gravité de l'acte qu'elle avait accompli le matin.
Toutefois, à partir de ce jour, elle renonça à figurer sur l'estrade, au milieu de ses pensionnaires.
Elle était la patronne, une femme établie, légitimement mariée, ayant de la surface, il ne lui convenait plus de se mêler à un tas de figurantes...
Néanmoins, elle garda le maillot. Elle se souvenait de ses succès de marcheuse; elle fit la parade en costume, concurremment avec Boyau-Rouge, et la prospérité de son établissement s'en accrut tant, qu'elle ruina du coup l'industrie de la mère Voiret, trop vieille pour pouvoir lutter.
On n'allait plus que chez la belle créole, dont l'installation devenait de jour en jour trop petite pour contenir toutes les attractions qu'elle avait su grouper.
Sous son intelligente direction, sa grande baraque était devenue un conservatoire où l'on apprenait toutes les danses du monde, une Cour des Miracles où l'on rencontrait tous les phénomènes.
Mais elle n'exhiba jamais que des «personnes du sexe».
Ce fut elle, notamment, qui lança la femme-poisson, un monstre authentique, qui n'avait à chaque main que deux doigts en forme de pinces de homard; la Nageuse, une femme qui restait deux minutes sous l'eau.
Ce fut elle qui perfectionna les trucs célèbres, mais un peu usés, de la femme-torpille et de la femme tigrée.
Pour cette dernière exhibition, il suffisait de se procurer un sujet de bonne volonté de dix-huit à vingt-cinq ans, jolie autant que possible, mais qui consentit à se défigurer.
Par des brûlures au pétrole ou à l'aide de la pierre infernale, on marbrait la poitrine de la patiente, ses deux bras et une jambe—toujours la même, celle qu'elle déchaussait à la demande du public et moyennant un petit supplément—et le tour était joué.
Il ne restait qu'à «remaquiller» la pauvre fille aux mêmes endroits et tous les deux jours.
Pour les femmes colosses, elle avait inventé tout un système de mollets élastiques, de chaises très hautes, de tabourets dissimulés sous des tapis, ce qui donnait une apparence de géantes aux femmes vêtues de longues robes, traînantes et rembourrées, et assises sur une estrade élevée, entourée de glaces de tous côtés, les sujets fussent-ils de taille moyenne.
Elle maintenait tout son monde sous une discipline très dure. Le personnel entier, parqué dans deux voitures transformées en dortoirs, était soumis à une surveillance sévère. Défense d'en sortir sans une permission spéciale.
Le salaire était unique pour toutes: la nourriture et trois francs par jour. Le rouleau, autrement dit la quête obligatoire à chaque séance, était un des bénéfices de la direction.
Quant aux avantages extérieurs que ses pensionnaires pouvaient tirer de leur exhibition, Louise Tabary, qui servait, ainsi que Boyau-Rouge, d'intermédiaire officieux, était seule juge de la suite qu'il convenait de donner aux propositions.
Cette ingérence dans les affaires privées de ses élèves, loin de nuire à celles qui en étaient l'objet, était au contraire une sauvegarde pour elles et au bout de quelques années d'exercice, l'on citait telles horizontales de grande marque qui avaient débuté dans l'entresort des Tabary et qui ne devaient leur situation qu'aux conseils de Louise.
Aussi, tout en sachant très bien que celle-ci avait dû en retirer un bénéfice, lui savaient-elles néanmoins gré de son intervention.
Dans ces conditions et pendant les premiers temps, le recrutement fut facile.
Louise Tabary n'avait que le choix parmi les nombreux sujets qui se présentaient, puis, peu à peu, l'engouement passa.
Les anciennes pensionnaires, rebutées par les exigences croissantes de la patronne, dégoûtaient les nouvelles venues d'un métier aussi dur et dans lequel, à tout prendre, les occasions vraiment avantageuses étaient rares, Louise, que l'âge était loin d'avoir fatiguée, sachant fort bien se réserver les aubaines.
—Les brillants dont elle constellait son maillot, chaque fois qu'elle entrait en parade, disaient les envieuses, avaient été acquis la plupart du temps au détriment de pensionnaires plus jeunes et souvent plus jolies.
C'était le diable, pour les gens bien intentionnés, de parvenir jusqu'à elles; il fallait franchir la double barrière élevée entre le public et l'estrade par la patronne et son fidèle Boyau-Rouge, un gaillard qui veillait au grain et dont les intérêts, ajoutaient les mauvaises langues, se confondaient décidément trop, en dépit du mari, avec ceux de Louise Tabary.
Mais tous ces bavardages, qui parvenaient de loin en loin aux oreilles de l'intéressée, ne parvenait pas à altérer sa sérénité.
Elle était sûre de son affaire maintenant; chaque jour elle voyait son magot s'arrondir.
Que lui importait le reste?
Elle se contentait seulement de tenir à l'oeil les mécontentes et à la première incartade, elle les jetait dehors, sachant toujours profiter du moment où leur renvoi mettait les récalcitrantes dans le plus grand embarras.
Puis, par un discours bien senti, elle prévenait charitablement celles qui étaient tentées de suivre un si déplorable exemple:
—Je vous avertis qu'avec moi il y a tout à gagner ou tout à perdre... Choisissez! Je veux de la soumission! Sinon je colle à la porte la première qui rebiffe, le cul tout nu et les manches pareilles!... J'ai commencé comme vous, et je ne m'en porte pas plus mal.» Seulement, j'ai toujours été sérieuse... Faites comme moi, si vous voulez que nous restions bonnes camarades! Vous avez plus besoin de moi que je n'ai besoin de vous!
Et elle disait vrai.
Même lorsqu'il y avait sur tout le Voyage pénurie de sujets dans les entresorts, elle trouvait le moyen de renouveler sa troupe quand il le fallait.
Elle partait un matin, explorait les murailles des quartiers commerçants et consultait les petites affiches faites à la main, sur papier écolier et collées à hauteur d'homme à tous les angles de rue.
C'étaient des offres d'emploi:—On demande des culottières, des finisseuses de chaussures, etc., ou des demandes d'ouvrage:—Une jeune fille connaissant bien la couture demande à entrer au pair... S'adresser à Mlle X..., rue..., n°..., etc., toujours invariablement ornées d'un timbre de quittance de dix centimes.
Des offres d'emploi, Louise Tabary n'avait cure, mais elle relevait soigneusement les adresses et se rendait immédiatement au domicile de celles qui demandaient de l'ouvrage.
C'étaient la plupart du temps de pauvres filles, pressées par le besoin, tentant un dernier effort avant de succomber et qu'un reste de dignité avait préservées jusque-là de l'irrémédiable chute...
Elle se présentait pour offrir, disait-elle, un travail facile, qui ne demandait que de la bonne volonté et un peu d'intelligence, sans toutefois s'expliquer davantage.
Si la personne était vieille ou difforme, ou seulement laide, après un bref interrogatoire et quelques phrases banales d'excuses, elle se retirait.
—Décidément, non... à mon grand regret, vous ne pouvez convenir pour l'emploi que j'aurais désiré vous confier... Je vous demande pardon... Ce sera pour une autre fois...
Si elle était jolie, bien faite, Louise Tabary appréciait d'un coup d'oeil le dénuement probable dans lequel devait se trouver la pauvre fille et aussitôt commençait son boniment.
Mon Dieu! elle n'était ni couturière, ni blanchisseuse, ni culottière, mais elle était à la tête d'une maison prospère, comptant beaucoup d'employées, qu'elle traitait comme ses enfants... Chez elle, on retrouvait une famille et c'était vraiment une chance, pour une jeune personne comme il faut et qui veut gagner honnêtement sa vie, de tomber sur une femme comme elle.
—Voyez, mon enfant, quels avantages je vais vous offrir... Vous serez logée, vêtue, nourrie... Vous n'aurez que peu de chose à faire... Cela vous va-t-il?
—Mais encore faudrait-il savoir?...
—C'est bien simple. Je suis à la tête d'un établissement très important, d'un théâtre ambulant, et j'ai besoin pour mon contrôle de jeunes personnes avenantes et sûres... des caissières enfin! Quatre heures d'un travail où vous n'aurez qu'à sourire et à être polie avec le public... Cela vous sera facile... Remarquez bien que si cela ne vous convenait pas, je ne vous retiendrai pas de force, mais il ne coûte rien d'essayer!
Neuf fois sur dix, alléchée par les promesses et le ton maternel de Louise Tabary, la jeune fille acceptait.
Pendant les premiers jours, en effet, l'associée de Boyau-Rouge faisait tenir le contrôle à la nouvelle venue, puis, lorsque celle-ci était un peu apprivoisée, lorsqu'elle paraissait habituée à ce nouveau genre de vie, la patronne revenait à la charge.
Il était vraiment déplorable de voir une aussi jolie fille se contenter d'un gain aussi dérisoire, quand d'autres qui ne la valaient pas paradaient sur l'estrade, réalisant des bénéfices qu'elle n'atteindrait jamais dans son emploi... Justement, elle avait dans sa troupe une place vacante.
—Vous n'avez pas à vous inquiéter du costume... ni du linge... Je vous fournirai tout... à crédit... Si vous restez à la maison, tout ce qui vous aura servi vous sera acquis sans que vous ayez bourse à délier...
La caissière, qui parfois avait regardé avec envie ses compagnes plus favorisées, ornées d'oripeaux éclatants, tentait l'expérience et la baraque s'augmentait d'une pensionnaire régulière de plus.
Louise Tabary comptait justement sur l'influence du milieu, les liaisons nouvelles pour abolir chez la jeune fille les derniers préjugés et insensiblement elle la faisait rentrer sous la règle commune.
Au bout de quelques années de cette exploitation raisonnée, elle trouva dans son fils Jean un nouvel auxiliaire.
Aussitôt après son mariage avec Tabary, qui de mois en mois, devenait plus gâteux, elle avait retiré de nourrice son enfant et l'avait gardé avec elle jusqu'à l'âge de dix ans.
Elle l'avait ensuite placé en pension, mais bientôt le gamin avait déclaré qu'il entendait rester avec sa mère, et cette femme autoritaire, brutale jusqu'à la cruauté, ne s'était pas senti la force d'imposer sa volonté.
Elle avait une tendresse aveugle pour ce petit, qui grandissait et à qui elle exigeait qu'on laissât une liberté entière. Aussi donnait-il un libre cours à ses mauvais instincts.
Personne ne trouvait grâce devant lui et il devint bientôt le maître absolu de l'établissement.
Sa mère riait aux éclats chaque fois que Jean commettait une mauvaise farce.
Loin d'être à l'abri des méchancetés de son fils, le vieux Tabary devint sinon le souffre-douleur, du moins le continuel objet des tracasseries du petit tyran.
Il partageait ses journées maintenant entre ses stations chez les mastroquets et le découpage à l'aide de scies minuscules de petites planchettes dont il confectionnait des étagères ou des coffrets. Il avait monté, à cet effet, un tour dans la caravane qui lui était affectée.
Le plus grand plaisir de Jean était de démonter ou de briser les objets qui avaient souvent coûté à son père de longues heures de travail.
Si le vieux parlait de se plaindre, Jean prenait les devants:
—M'man! c'est ton soulaud de mari qui vient encore nous embêter avec ses découpages.
—Et la mère, indulgente, souriait et congédiait l'ancien photographe.
—Laisse donc faire cet enfant... Voyons, faut bien qu'il s'amuse! C'est de son âge!
Le seul, qui trouvât grâce devant l'affreux galopin, était Boyau-Rouge, dont l'autorité d'associé et les violences lui en imposaient. Il se souvenait toujours d'une correction que lui avait infligée le bonisseur, un jour qu'il avait voulu toucher à son tambour.
Mais il en garda sournoisement rancune à cette espèce de géant, qui seul avait conservé quelque influence sur Louise.
A mesure qu'il grandissait, la méchanceté et le cynisme de Jean s'affinaient, encouragés par l'aveuglement maternel.
A dix-huit ans, il était réputé sur tout le Voyage comme le plus fieffé garnement. Habitué de bals publics, coureur de guilledou, batailleur, débauché, joueur, il mettait toute son intelligence au service du mal.
Il avait lié connaissance avec les pires individus, et il s'était formé une sorte de cour, qui l'accompagnait sans cesse et à laquelle on pouvait toujours, sans crainte de se tromper, attribuer tous les méfaits dont les auteurs restaient inconnus.
Il exerçait sur cette bande, en raison de sa situation de fortune, une influence réelle et dont il se montrait fier. Malheur au garçon honnête et imprudent qui s'aventurait en sa société; entraîné par l'exemple, il devenait rapidement aussi taré que ses compagnons de plaisir.
C'est ce qui était arrivé à François Chausserouge, et au bout de quelques mois d'intimité, il n'avait fallu rien moins que l'énergique résolution qu'avait prise le vieux dompteur de quitter Paris pour arracher le jeune homme à cet entourage funeste.
Cependant François était de cinq ans plus vieux que le fils Tabary; mais son esprit faible et irrésolu avait vite capitulé devant le caractère allier et tout d'une pièce de son cadet.
Mais là où Jean Tabary exerçait sa tyrannie avec le plus d'âpreté, c'était dans l'entresort, dont la faiblesse de sa mère l'avait rendu maître absolu.
Il était positivement l'effroi de toutes les pensionnaires.
Une de ces malheureuses refusait-elle d'obéir à ses caprices, repoussait-elle avec indignation ses propositions, elle était impitoyablement chassée, non sans avoir essuyé mille avanies préalables.
Elle n'avait qu'une ressource, réclamer l'appui de Boyau-Rouge, l'associé de la patronne, qui voyait de très mauvais oeil l'importance croissante que prenait le jeune homme dans la maison.
Boyau-Rouge, depuis que l'entreprise avait réussi, était devenu un homme sérieux et il pensait justement qu'il est aussi difficile de conserver une situation acquise péniblement que de se la préparer.
Il en résultait des scènes terribles entre son associée et lui, dans lesquelles il donnait libre cours à sa mauvaise humeur et à sa violence naturelle.
Depuis longtemps du reste une certaine froideur avait remplacé l'étroite intimité qui avait régné entre lui et Louise Tabary.
Honteux du rôle qu'on lui faisait jouer, décidé à tout, même à rompre, s'il en était besoin, sa colère n'attendait pour éclater qu'une occasion favorable. Ce fut plus tôt qu'il ne le pensait.
Un jour que Jean réclamait le renvoi d'une pensionnaire qui lui avait résisté, il s'y opposa carrément.
—Cette femme, dont je suis très satisfait, restera chez nous, et il n'y a aucune raison pour que nous nous privions de ses services.
—Puisqu'elle a été inconvenante à l'égard de mon garçon... puisque Jean le désire?
—Je m'en fous! cria Boyau-Rouge, et d'ailleurs elle est dans son droit, cette fille... elle a été engagée ici pour travailler et non pas pour servir de passe-temps à un morveux, qui aurait encore besoin d'une bonne pour le moucher!... Je suis ici le maître autant que toi!... Ton Jean, je lui interdis à partir d'aujourd'hui l'entrée de la caravane des femmes... Il n'a rien à y faire! Sinon, c'est moi qui le sortirai, et sans mettre de mitaines!
—Jean me représente, riposta Louise Tabary, il a donc les mêmes droits que moi. J'ai besoin de lui pour défendre mes intérêts...
—Et moi je suis assez de tout seul pour défendre les miens... Seulement, comme je suis trop vieux pour céder, que je ne veux pas me laisser manger la laine sur le dos par un galopin, ce sera lui qui partira ou bien moi... Choisis!
—Mon fils ne me quittera pas!
—Eh bien! ce sera moi! D'après notre traité, nos parts sont égales... la liquidation sera donc bien simple. La moitié du tout pour chacun de nous...
—Joseph!... Tu n'y penses pas... Nous quitter après quinze ans d'une association si heureuse?
—Heureuse, c'est possible, mais qui ne tarderait pas à devenir désastreuse, si je n'étais résolu à y mettre bon ordre... Je te le répète, choisis... lui ou moi!
—Mon choix est fait! répliqua Louise d'un ton sec. Je n'aime que mon fils au monde... Il te gêne! je refuse de te le sacrifier... Il restera avec moi... Quant à toi, fais ce que tu voudras.
—C'est ton dernier mot.
—Oui.
—Eh bien! nous nous séparerons, et nous verrons la suite quand je ne serai plus là pour réparer ses sottises. Moi, je ne suis pas inquiet, je suis, au contraire, très satisfait d'une circonstance qui me permettra enfin d'être seul maître chez moi. Au revoir!
Et dès le lendemain, les deux associés procédaient à la liquidation générale de l'établissement.
Le partage des fonds amassés en commun fut facile, Boyau-Rouge ayant exigé depuis longtemps qu'ils fussent convertis en valeurs.
Quant au matériel, on s'en rapporta à l'estimation d'un voyageur, choisi comme arbitre, pour éviter des frais.
Restait à régler la question du personnel, mais une première désillusion attendait là Louise Tabary.
Les engagements contractés par la Société Tabary-Debucher étaient résiliés de droit. On mit les pensionnaires, libres désormais, en demeure de choisir entre les deux associés.
Pas une d'elles ne voulut rester chez les Tabary; toutes optèrent en faveur de Boyau-Rouge, qui se vit ainsi à la tête d'un établissement prêt à fonctionner, tandis que Jean et sa mère avaient, restés seuls, tout un personnel à reconstituer.
Pour la première fois, Louise, qui sentait ses intérêts gravement atteints, s'emporta contre son fils:
—C'est par ta faute, entends-tu, que tout cela nous arrive! Voilà maintenant nos ressources diminuées de moitié et tout est à recommencer! Pendant ce temps, Boyau-Rouge va continuer seul, à notre nez, à notre barbe! Et Dieu sait si jamais nous parviendrons à former une troupe semblable à celle que nous perdons! C'est bien fait pour moi! Ça m'apprendra à être faible!
—Tu as tort, m'man! répliqua Jean en câlinant sa mère. Ne crains rien, va! Tu ne te repentiras pas de ce que tu viens de faire... C'était un coup de balai nécessaire! Y avait trop longtemps que ce Boyau-Rouge était de trop dans notre existence. Fie-toi à moi et tu verras! Les beaux jours reviendront... Nous retrouverons notre succès... et nous serons seuls à en profiter... C'était pour toi et non pour lui qu'on venait!...
Le père Tabary apprit cette scission sans étonnement. Néanmoins, il voulut demander une explication:
—Toi! tu vas te taire! dit Jean. Tu n'es bon à rien... On te donne à manger... à boire, du bois pour tes découpages, eh bien! fous-nous la paix!
Et le pauvre vieux, à demi gâteux, se tut, n'osant répliquer. Il avait peur de son fils.
Jean se mit en campagne.
Quelques jours après, il avait racolé, çà et là, dans les quartiers populeux, dans les bals de barrières, un premier noyau de pensionnaires, qu'il costuma en mauresques, et à qui sa mère donna les premières notions du métier. Il se procura aussi deux phénomènes, une femme géante et une naine.
Mais cela ne suffisait pas et combien paraissait mesquine cette nouvelle installation, en comparaison de l'ancienne, même en comparaison de celle de Boyau-Rouge.
La première campagne qu'il entreprit donna les plus mauvais résultats. Les Tabary mangeaient de l'argent.
Jean ne décolérait plus et, ce qui augmentait sa rage, c'était la vue du succès de son rival, dont l'établissement ne désemplissait pas.
Pour donner un appât aux clients, il engagea sa mère à se départir de la sévérité qu'elle avait toujours gardée vis-à-vis de ses pensionnaires. Quand on pourrait les approcher plus librement, on viendrait plus volontiers. Mais la latitude qu'on leur laissa ne tarda pas à dégénérer en licence. De véritables scènes de débauche se passaient dans l'entresort et la police en eut vent.
Deux avertissements n'ayant pas suffi, le commissaire du quartier sur lequel l'entresort était installé fit une descente. Le magistrat ayant trouvé, au cours de sa visite, deux pensionnaires mineures, prévint Louise Tabary que la Préfecture n'autorisait l'exhibition que de jeunes filles ayant vingt et un ans accomplis et qu'en cas de contravention à cet article du règlement, son établissement serait immédiatement fermé.
De même si le bruit du moindre scandale venait à la connaissance de l'administration.
—C'est idiot! déclara Louise Tabary, quand le commissaire fut parti, avec cela que j'avais vingt et un ans quand je suis montée la première fois sur l'estrade... Et je ne m'en porte pas plus mal pour cela!
—C'est-à-dire, grogna Jean, qu'avec toutes ces exigences, il n'y a plus de commerce possible!
Il fallut néanmoins faire contre mauvaise fortune bon coeur, se conformer aux volontés de la Préfecture. Les Tabary apportèrent la plus extrême prudence dans l'exercice de leur petite industrie; mais s'ils parvinrent à apaiser les justes susceptibilités des autorités par qui ils se savaient surveillés, ils découragèrent leur clientèle par l'excès de précautions qu'ils se sentaient obligés de prendre. C'est ainsi que de jour en jour et tandis que l'entresort de Boyau-Rouge continuait à prospérer, leur établissement perdit sa vogue ancienne.
Les frais dépassaient les recettes; chaque mois se soldait en perte, et pour faire face aux dépenses, Louise se vit forcée d'attaquer le fonds de réserve. Pour comble de malheur, Charles Tabary devint ataxique et complètement gâteux.
Son état nécessitait des soins particuliers qu'il fut bientôt impossible de lui donner.
Louise Tabary, d'accord avec son fils, se décida à placer son mari en pension dans une maison de refuge.
C'était une charge de plus ajoutée aux autres; mais elle ne regrettait pas, disait-elle, ce surcroît de dépense; on se devait à sa famille!
Tel n'était pas l'avis de Jean, qui, lui, exprima cyniquement sa pensée.
—Comme si, déclara-t-il, en revenant de conduire son père à l'hospice, il n'aurait pas mieux fait de crever tout de suite... au moins, comme cela, nous aurions été débarrassés.
—Tais-toi! fils, tais-toi! répliqua la mère, ne regrette rien, va! Le pauvre cher homme n'est pas bien méchant... et il ne peut pas maintenant en avoir pour bien longtemps! Quant à nous, maintenant, il faut voir à nous débrouiller!
L'entresort traversait cette phase critique et les Tabary n'avaient trouvé aucun moyen d'améliorer une situation qui semblait à beaucoup sinon désespérée, du moins fort compromise, lorsque Chausserouge reparut sur le Voyage.
Le jour où le dompteur lui proposa d'entrer à son service, Jean comprit qu'une planche de salut s'offrait à lui.
François était riche; il était faible. Il y avait là pour le rusé coquin un moyen de rétablir ses affaires; il lui suffisait de prendre pied dans la maison et justement on venait lui en offrir l'occasion.
Bien qu'il fût décidé à ne pas la laisser échapper, il ajourna sa réponse, prétextant qu'il devait, avant tout, consulter sa mère, mais dans le but réel de ne pas faire paraître un empressement qui eût pu éveiller les soupçons de son ami.
—Mère! cria-t-il, en rentrant dans la caravane, nous sommes sauvés. Chausserouge m'offre de me prendre avec lui. Qu'en penses-tu?
Louise Tabary regarda fixement son fils et réfléchit un instant.
—Quel âge a-t-il, François?
—Cinq ans de plus que moi... Ça lui fait vingt-huit ans.
—Alors, il faut accepter.
—Je crois bien... je le connais comme si je l'avais fait... Une fois avec lui, je me charge du reste... Mais pourquoi me demandes-tu son âge?
—Pour rien... une idée qui me passait par la tête.
—Tu sais... Je n'ai pas répondu oui tout de suite... mais nous sommes invités à dîner tous les deux ce soir, chez lui... Au dessert nous arrangerons l'affaire...
—Très bien! En ce cas je vais me préparer.
Et lorsqu'à six heures du soir, Louise Tabary sortit de sa caravane, son fils resta émerveillé.
Parée de ses plus beaux habits, les poignets chargés de bracelets, coiffée avec recherche, elle paraissait de dix ans plus jeune.
—Mâtin! ce que tu t'es fait chic! Tu te mets bien, toi, quand tu vas voir des amis!
—Il faut toujours mieux faire envie que pitié! riposta Louise Tabary d'un ton énigmatique. Allons, viens, mon garçon!
Jean Tabary sourit imperceptiblement, puis il prit le bras de sa mère et tous deux s'acheminèrent vers la ménagerie Chausserouge.
VII
Quand ils arrivèrent, Chausserouge était seul dans la caravane.
—Bonjour, madame Louise! bonjour, Jean! fit le dompteur en les voyant entrer, c'est bien gentil à vous d'avoir accepté mon invitation.
—Bonjour, François! dit la Tabary; ce n'est pas quand ils sont dans le malheur qu'on oublie les amis, nous autres! Car, mon pauvre garçon, j'ai su cela, tu as été bien éprouvé!
—Ah! oui, un chagrin, un grand chagrin, madame Louise, une perte irréparable et dont je ne me consolerai pas de si tôt... Mais que voulez-vous, dans notre sacré métier, il faut s'attendre à tout; hier, c'était mon père... demain, ça sera peut-être mon tour... mais vous savez, c'est dur tout de même, mourir comme ça, bêtement, quand, pendant trente ans de sa vie, on n'a pas, autant dire, attrapé une égratignure! Et dire que depuis deux ans, il n'entrait plus dans les cages. Enfin!
Et le dompteur dut raconter, faire connaître en détail, les circonstances de l'accident.
—Mais je ne vois pas ta femme? demanda Louise. Est-ce qu'elle n'est pas avec toi?
—Si! si! elle est à côté, elle va venir.
—Il paraît que tu as une petite fille, un amour d'enfant?
—Oui, ma petite Zézette! Sa mère va nous l'apporter tout à l'heure. Mais, savez-vous, madame Louise, que vous ne changez pas; vous êtes aussi fraîche, aussi jeune que la dernière fois que je vous ai vue, le jour de mon mariage, si je me souviens bien.
—Ça n'empêche pas que je frise la quarantaine... Tiens, regarde-moi celui-là, ajouta-t-elle, en lui désignant son fils, en voilà un qui ne me rajeunit pas. Heureusement que je m'y suis prise de bonne heure... Ça fait que comme ça, il n'a pas trop honte de sa mère. Et pourtant ce n'est pas faute d'avoir eu des misères... Ah! c'est dur, un métier comme le nôtre!
—Oui, Jean m'a dit un mot de tout ça... Vous n'avez pas eu de chance?
—Si, j'en ai eu de la chance, et beaucoup... pour arriver où j'en suis, étant partie de rien; mais, il y a deux ans, je ne connaissais que le beau côté de la chose. Depuis, j'ai payé ma veine... Il paraît qu'on ne peut pas toujours être heureux... Ça a d'abord été cette canaille de Boyau-Rouge, un homme dont j'ai fait la situation, pour qui je me suis sacrifiée, c'est le mot... qui me quitte, m'enlève mes pensionnaires et organise une concurrence à deux pas de moi. Puis, mon bonhomme de mari... encore un qui sans moi serait resté dans la crotte et à qui le bon Dieu ferait une belle grâce en l'appelant à lui... Le voilà maintenant paralysé, impotent, placé dans un hospice, où il me coûte les yeux de la tête. Je ne regrette rien, parce qu'après tout il est mon homme, et je ne fais que mon devoir en l'assistant... Enfin, c'est la Préfecture, à qui il est venu des scrupules sur le tard, et qui me fait mistoufle sur mistoufle. Non, là, vraiment, le bon Dieu n'est pas juste et je n'ai pas mérité tout ça! Je fais un métier reconnu, je paye patente... Ne dirait-on pas, à entendre ces messieurs, que je débauche les petites filles de douze ans!
—Vous en reviendrez, madame Louise, vous en reviendrez et nous vous y aiderons! fit le dompteur, mais en attendant, dînons!
En ce moment la porte s'ouvrit et Amélie parut, les yeux un peu rouges, très simplement mise et portant la petite Zézette dans ses bras.
Elle s'arrêta sur le seuil et son regard se porta immédiatement sur Louise Tabary.
Un instant les deux femmes se toisèrent; enfin Louise se leva et s'avança au-devant de la jeune femme.
—Bonjour, ma chère amie! fit-elle en lui tendant les bras. Ça me fait bien plaisir de vous voir... J'espère que vous avez un joli bébé!
Et elle embrassa tour à tour la mère et l'enfant.
Amélie la laissa faire, puis sans répondre aux effusions de l'invitée de son mari:
—La table est mise à côté! dit-elle simplement. Si vous voulez venir!
François offrit galamment son bras à Louise et tous se rendirent dans la caravane voisine qui servait de salle à manger.
Il y eut d'abord un instant de gêne entre les convives.
Amélie gardait une attitude pleine de réserve, évitant de prendre aucune part à la conversation.
Dès le premier instant, Louise Tabary sentit qu'elle avait en face d'elle une ennemie et elle s'efforça par son entrain, ses prévenances, ses compliments sur la tenue de la caravane, l'ordonnance du dîner, de dissiper la prévention de la mère de Zézette.
Elle affecta d'être gaie et comme Chausserouge faisait la remarque que le malheur n'avait altéré en rien sa belle humeur:
—La gaieté, répliqua-t-elle, c'est l'indice d'une bonne conscience... Quand on a été honnête toute sa vie... qu'on n'a rien à se reprocher... on n'est jamais triste...
Puis, comme elle surprenait au coin de la lèvre d'Amélie un pli ironique, elle ajouta:
—A moins, toutefois, qu'on ne soit sous le coup d'un ennui récent, comme cette pauvre Amélie, par exemple. Voyons, qu'avez-vous, ma chère enfant? Est-ce que ce gredin de Chausserouge ne vous rend pas heureuse?
—Si! répliqua la jeune femme, très heureuse! Mais c'est l'avenir qui m'inquiète... J'ai des pressentiments... Comme vous, j'ai eu trop de bonheur pendant longtemps... j'ai peur que ça ne continue pas...
Cette déclaration jeta un froid, surtout à l'heure où le but avoué de la réunion était de prendre des résolutions pour assurer cet avenir qui semblait si menaçant, et Chausserouge se hâta de changer la conversation.
Au dessert, il prit la parole:
—Ma chère amie, tu nous l'as dit il y a quelques instants, la mort de notre père a causé chez nous un vide qui n'est pas près d'être rempli... Rester seul pour veiller à tant d'intérêts, ce serait, de ma part, afficher une présomption et une confiance dans mes propres forces que je suis loin d'avoir... Je suis donc heureux de t'annoncer que Jean Tabary accepte de devenir mon second.
—C'est décidé? demanda Amélie.
—C'est décidé... absolument! déclara François en regardant fixement sa femme, à moins que madame Louise ne s'y oppose?
—Moi! s'exclama Louise Tabary, m'opposer à ce que mon fils rende service à un ami!... Ah! grands dieux! vous me connaissez bien peu! Et d'ailleurs, service pour service, Jean ne trouvera-t-il pas chez vous une situation meilleure que celle que je puis lui offrir chez moi, par le temps qui court! Ah! je suffirai bien seule à faire marcher mon petit truc!... Les affaires vont si mal!
—Il nous reste à régler les conditions... à arrêter le chiffre des appointements, dit le dompteur.
Mais Louise Tabary l'arrêta d'un geste:
—Pas un mot de plus, nous sommes entre amis et nous savons fort bien que vous ne voulez pas abuser de nous... Vos conditions seront les nôtres!
Amélie se leva, s'excusa, auprès de ses convives... il était l'heure de coucher Zézette, l'enfant étant peu habituée à veiller, et elle sortit, laissant à sa femme de ménage, le soin de desservir.
Dès qu'elle fut seule dans sa chambre, elle serra son enfant contre sa poitrine et éclata en sanglots.
Ainsi, c'était fini! Malgré ses prières, ses supplications, son mari avait passé outre!
Jusqu'à l'heure du dîner elle avait espéré...
Sans doute on discuterait devant elle... on examinerait la question sous toutes ses faces et elle aurait trouvé des arguments pour qu'il ne fût donné aucune suite au projet de François.
Mais voici qu'on ne lui avait même pas fait l'honneur de la consulter. Les arrangements avaient été pris hors de sa présence et tout au plus avait-on consenti à l'informer officiellement de la chose, quand la résolution avait été irrévocable!
Ainsi maintenant, tous les jours, elle aurait devant les yeux cet être que le père Chausserouge détestait tant qu'il ne parlait rien moins que de le jeter dans la cage de ses lions, s'il tentait seulement d'entrer dans la ménagerie!
Et c'était à lui que François allait déléguer son autorité! Et cette femme, la mère, qui l'accablait de ses protestations hypocrites, elle était destinée à la voir tous les jours... elle devrait lui faire bon visage pour complaire à son mari!
Dieu sait pourtant quelles coupables pensées, quelles intentions malfaisantes devaient s'agiter derrière ce visage, beau encore à la vérité, mais dont l'expression méchante et vicieuse l'épouvantait!
Cependant, comme son absence se prolongeait, elle craignit qu'on ne l'attribuât à la cause véritable qui l'avait provoquée.
Elle essuya ses yeux, et, ayant couché son enfant, elle se disposa à aller retrouver ses convives.
Quand elle rentra dans la salle à manger, les deux hommes, la pipe aux dents, très allumés, prenaient le café, tandis que, renversée sur sa chaise, Louise Tabary fumait une cigarette.
—Je vous demande pardon, ma chère. C'est une vieille habitude. J'espère que vous ne voyez aucun inconvénient...
—Aucun! balbutia Amélie; mais ce simple détail, le ton même de la phrase de Louise, l'effrayèrent sans qu'elle pût imaginer pourquoi.
—C'est moi, dit François, qui ai prié Madame Louise de faire comme chez elle... Si on se gêne avec les amis... il n'y a plus de raison.
Il s'arrêta, considéra un instant la fumeuse:
—Vous avez dû être tout de même une rude belle fille dans votre temps, ajouta-t-il la langue légèrement pâteuse, car vous en avez de fameux restes, y a pas à dire! Cré mâtin! vous faites plaisir à voir!
—François! prononça Amélie toute pâle, François, tu as bu!
—De quoi! De quoi! Est-ce qu'il n'y a plus moyen de faire un compliment maintenant... je la trouve bien, moi, madame Louise! je lui dis, voilà tout! Je lui dirais peut être pas si je n'avais pas si bien dîné! C'est de ta faute!
—Tu aurais tort, dit Louise, un compliment, ça fait toujours plaisir... quand on a mon âge...
—Tu sais, continua François, tout est arrangé, conclu et bâclé... Jean aura trois cents francs par mois et nourri... C'est pour rien!... Pense donc! je n'aurai plus à m'occuper de ça... A ce propos, faut pas oublier que nous ouvrons demain... Si on allait s'assurer que nos bêtes—et il appuya sur nos—ne manquent de rien... D'ailleurs, il faut bien que tu fasses connaissance avec elles... Tu sais, y en a pas mal de nouvelles... Tu vas voir...
Il se leva avec peine et descendit dans la ménagerie, suivi de ses convives.
—Hep! le pisteur! a-t-on préparé le boulotage?
—Oui! m'sieu Chausserouge, le boucher a fait les parts! On attend l'heure pour la distribution!
—C'est bon! éclaire-nous!
Et tandis que les animaux, réveillés par la lumière et reconnaissant leur dompteur, venaient flairer en grondant les barreaux des cages, il fit faire aux Tabary le tour de la ménagerie, appelant au passage chaque bête par son nom, donnant des explications sur leurs moeurs, leurs habitudes, leur travail, comme s'il avait affaire à son habituelle clientèle.
—Voilà Néron... mon vieux Néron, le plus beau lion qu'il y ait sur tout le Voyage, et puis ses deux femmes, Rachel et Saïda... Voici Turc, une sale bête qu'il faut tenir tout le temps à l'oeil si on ne veut pas être égratigné... Voici Jim et Toby, les deux premiers tigres royaux qui aient été dressés... encore deux camarades pas bien commodes... puis quatre loups russes que je viens d'acheter et que je vais faire travailler... Voilà mon léopard Agésilas, bon garçon quand il veut, mais hypocrite endiablé... la Grandeur, un petit amour d'ours des cocotiers, rigolo comme tout, c'est mon clown! Faut voir sa gueule, quand je le fais entrer dans la cage de Néron... Et puis voilà Moquart, mon éléphant... toujours à côté de son ami Gustave... tu vois, là-bas, le cormoran!
Et, s'approchant de l'oiseau, il lui passa la main sur le bec affectueusement:
—Bonjour, mon vieux déplumé!
Puis il se retourna et montrant une cage vide:
—C'est de là que s'est échappé Pacha... le lion qui a tué mon père! En face, mon poney... Je n'en ai plus qu'un... Il a fallu que je fasse abattre l'autre, la pauvre bête, que Pacha avait à moitié étranglé. Maintenant, mon vieux Jean, à part mes serpents, tu as tout vu; à partir d'aujourd'hui, tu es libre d'entrer partout... même dans les cages!
—Je ne dis pas non! riposta Jean.
—Ah! si tu veux, je te prends pour élève... à l'oeil! Dis-donc, sais-tu que tu pourrais plus mal faire! En attendant, c'est convenu, je compte sur toi à partir de demain, pour l'ouverture!
—C'est dit! répondit Jean en serrant la main de son ami.
—Il me reste à te remercier, garçon, ainsi que ta femme, dit Louise, de la bonne soirée que tu viens de nous faire passer... Ce ne sera pas la dernière et tu sais, ajouta-t-elle en lui prenant à son tour la main et en appuyant sur les mots, que chaque fois que tu me feras l'amitié de venir me voir... en voisin... tu me feras plaisir!
—Alors vous me verrez souvent! répliqua François sur le même ton.
Il reconduisit ses hôtes jusqu'à la porte et rentra dans sa caravane.
—Eh bien? demanda-t-il à sa femme, comment les trouves-tu?
—Je n'ai pas changé d'opinion, répondit Amélie tristement.
—Tu ne les aime pas?
—Non! ils me font peur!
—Ah! elle est bien bonne! s'exclama le dompteur. Jean est un bon camarade... sa mère une femme charmante... Ah! pour sûr, charmante!... Trouve-m'en une sur tout le Voyage qui soit ficelée comme ça... On la prendrait quasiment pour la soeur de son fils... On doit pas s'ennuyer avec une femme pareille!
—François, tu as bu, ce soir. Peut-être demain te repentiras-tu de ce que tu as fait aujourd'hui. Écoute, il est encore temps, ne prends pas Jean avec toi!
—Nos paroles sont échangées.
—Retire la tienne, je t'en supplie!
Le dompteur se leva, blême de colère:
—Alors, ça va recommencer? C'est entendu! Maintenant, je ne puis plus être tranquille et gai une journée entière! Faut que j'entende tout le temps pleurnicher autour de moi! Je te prie de ne plus me parler de cela! Tu as compris?
—François!
—Flanque-moi la paix et couche-toi.
Amélie soupira et obéit.
Jean Tabary avait accompagné sa mère jusqu'à sa caravane.
—Comment penses-tu que François m'ait trouvée? lui demanda Louise en se débarrassant de ses bijoux.
—Mais très bien... il te l'a dit, du reste.
—Oui, mais penses-tu qu'il m'ait trouvée... à son goût... mieux que sa femme?
Jean Tabary regarda sa mère bien en face, puis il sourit:
—Tu es rudement forte tout de même... Eh bien! puisque tu veux le savoir, mon idée est que s'il ne t'a pas trouvée mieux que sa femme... ça ne tardera pas beaucoup! Et alors nous n'avons pas fini de rire! Bonsoir, m'man!
VIII
Ce fut sur l'esplanade des Invalides que François Chausserouge fit sa rentrée, devant le public parisien, et d'une façon assez brillante.
Certes l'engouement d'autrefois était passé, mais un affichage bien compris et la relation récente de la mort du vieux dompteur avaient ramené l'attention sur la ménagerie.
Toutefois, ce premier résultat ne satisfit point pleinement Jean Tabary.
—Tu sais, dit-il à François, maintenant que tu m'as pris pour ton régisseur, il faudra bien que tu m'écoutes, de bon gré ou de force. Je ne veux pas que tu puisses me reprocher d'avoir été pour toi une cause de débine... Eh bien! tu as déjà commis une faute... Tu n'as pas assez profité de la mort malheureuse de ton père... Il y avait là un coup de réclame épatant...
Et comme Chausserouge lut faisait observer qu'un pareil moyen lui répugnait:
—Tais-toi donc! répartit Jean, tu parles comme un petit enfant... Écoute bien! Tu vas d'abord trouver un peintre qui te brossera un grand tableau représentant ton père terrassé par le lion... Toi, luttant avec l'animal et le forçant à reculer... On n'est pas obligé de dire que tu as tué Pacha... et personne ici ne te contredira... La bête peut être guérie de ses blessures et tu présenteras au public l'un quelconque de tes pensionnaires comme celui qui a boulotte ton père... Néron, par exemple, que tu connais bien et qui n'est pas trop méchant, bien qu'il ait toujours l'air de vouloir tout avaler... Avec un peu de mise en scène, un boniment bien senti à ton entrée dans la cage du fauve redoutable... tu verras l'effet énorme...
—Non! non! c'est impossible! je ne veux pas faire ça! dit François, révolté par cette idée de battre la grosse caisse sur le cadavre de son père, non! Et d'ailleurs, ça serait tromper le public! Pacha est bien mort et sa peau toute trouée est suspendue dans la baraque... ainsi...
—Ça sera la peau d'un autre! Tous les lions se ressemblent, et Pacha sera baptisé Néron avec une étiquette indicative au bord de la cage... Allons! c'est entendu et je vais m'occuper de ça!
Et sans attendre que Chausserouge pût formuler une dernière objection, il s'était mis en campagne, afin de réaliser le plus vite possible son projet de réclame.
Amélie, lorsque François lui fit part de cette innovation, se montra très peinée de ce manque de convenances:
—Voilà le commencement! dit-elle, Tabary te fait commettre une première bêtise! Après celle-là ce sera une autre. Qu'as-tu besoin d'une semblable réclame? Le public d'ailleurs n'y mord plus... Au temps de son plus grand succès, la ménagerie n'a dû sa vogue qu'au courage et à la témérité que tu montrais à tes débuts... C'est par là qu'il faut continuer à frapper l'imagination des spectateurs... Un dompteur qui a le souci de sa gloire ne doit devoir qu'à lui-même sa célébrité et les moyens malsains qu'on te force d'employer n'ajouteront rien à ta valeur... au contraire. Ils ne serviront qu'à te faire prendre pour un saltimbanque et à éloigner de toi les véritables amateurs...
Chausserouge protesta pour la forme. Il sentait combien le raisonnement d'Amélie était juste, mais il ne voulait pas avoir l'air d'avoir cédé à son régisseur. Il s'attribua l'initiative de cette innovation, dont Jean Tabary n'avait été que le metteur en oeuvre.
—Alors, répliqua la jeune femme, tu as eu là une mauvaise inspiration, pourquoi ne me consulterais-tu pas quand tu as une décision à prendre, tu ne t'en trouverais pas plus mal.
—Les femmes n'entendent rien à la réclame, riposta François d'un ton bourru, pour mettre un terme à l'entretien.
Et, à part lui, il prit la résolution de ne plus obéir aux injonctions de son aide.
Mais soit qu'il eût deviné dans l'attitude du dompteur cette velléité de résistance, soit qu'il se sentit assez sûr de son influence pour ne pas avoir à craindre un désaveu, Tabary ne lui eu laissa pas le loisir.
A partir du jour où il inaugura ses nouvelles fonctions, de son autorité privée il bouleversa tout dans la ménagerie.
Il commença par congédier le chef de piste, un vieux serviteur tout dévoué aux Chausserouge, qui, depuis dix ans, n'avait pas quitté l'établissement.
Sous prétexte d'économies, il remplaça le garçon chargé de «l'explication», Auguste, qui passait à juste titre pour le meilleur bonisseur de tout le Voyage, et que son dévouement seul avait fait rester fidèle à ses patrons, car il avait maintes fois refusé les offres les plus avantageuses de la part des concurrents de Chausserouge.
François, cette fois, se fâcha pour tout de bon. Mais Tabary haussa tranquillement les épaules.
—Mais tu ne vois donc pas que tous ces gens-là t'exploitent! Tu manges ton bénéfice positivement en payant fort cher des gens qui ne valent certainement pas l'argent que tu leur donnes... Je me charge, moi, de faire le boniment aussi bien qu'Auguste... Tu te plains parce que je prends tes intérêts! Elle est raide, celle-là!
—Mais le chef de piste! C'est lui qui fait passer les animaux d'une cage dans l'autre, pendant les représentations! Je ne tiens pas à ce qu'on se trompe... Un accident est si vite arrivé! Avec lui, j'étais tranquille! Il savait faire entrer les animaux et les faire sortir au moment précis!
—Je m'en charge encore! dit Tabary.
—Mais tu ne peux pas tout faire... Et d'abord tu n'as pas l'habitude du métier!...
—Je la prendrai, en attendant que j'en dresse un jeune, qui te coûtera infiniment moins cher.
—Dans tous les cas, c'étaient de vieux serviteurs qui avaient connu mon père, qui m'avaient vu enfant...
—Oh! Oh! si tu entres dans les considérations sentimentales, il n'y a plus d'affaires possibles!
Et François, peut-être pas persuadé, mais vaincu par l'insistance de son aide, laissait faire.
Jean Tabary ne s'en tint pas là; pour continuer l'épuration, comme il disait, il donna leurs huit jours aux musiciens français de l'orchestre, dont il fit prendre la place par des ramonis allemands.
Ceux-là, on les avait à moitié prix et ils jouaient des airs de leur pays. Pas de droits d'auteur à payer.
—Le public va se fâcher! objecta timidement François. Il y a déjà eu des histoires parce qu'on employait des étrangers sur la parade.
—Je veux bien, moi! répliquait Jean qui avait toujours une raison à donner, expose-toi tous les jours à te faire bouffer par tes bêtes... uniquement pour le plaisir d'enrichir tes compatriotes avec l'argent que tu gagnes au péril de la vie, je veux bien! C'est stupide, mais c'est d'un bon Français!... Ah! tu comprends le commerce, toi!
Bref, au bout de peu de temps, il ne restait plus personne de l'ancien personnel.
Il avait été tout entier remplacé par des créatures de Jean Tabary, des individus plus ou moins tarés, qui avaient été les compagnons de débauche du régisseur.
Maintenant le fils de Louise Tabary était sûr de ne se heurter à aucune résistance. On exécutait ses ordres et tout pliait devant son autorité, que celle de Chausserouge contrebalançait à peine.
Une seule volonté lui faisait obstacle et l'empêchait de se considérer comme le chef occulte, mais suprême de la ménagerie, mais un obstacle devant lequel se brisait toute sa diplomatie.
Amélie ne cessait de lui témoigner l'antipathie, la plus franche, et bien qu'elle ne prit aucune part à l'administration, elle ne perdait jamais une occasion de s'élever avec force contre des réformes qui devaient, à son avis, conduire l'établissement à sa ruine.
C'était entre elle et son mari un éternel sujet de discussion. Elle n'avait pu prendre son parti de l'ingérence dans la maison de ce Jean, dont elle avait tant redouté dès le premier instant la funeste influence.
Tabary avait bien fait tous ses efforts pour faire revenir la jeune femme sur sa mauvaise impression.
Voyant qu'il ne pouvait y réussir, qu'au contraire, elle cherchait par tous les moyens à le perdre dans l'esprit de son mari, il entra résolument en lutte avec elle. On verrait bien qui resterait vainqueur.
—Je t'avais bien prévenu, dit-il à François, le jour où tu m'as fait part de ton projet de te marier avec la fille du père Collinet... Maintenant tu n'es plus le maître chez toi... elle te mène par le bout du nez... C'est facile à voir...
—Amélie s'occupe du ménage et pas d'autre chose... riposta Chausserouge. Elle m'obéit et je ne reçois d'ordres de personne...
—Non... mais avec ça que je ne m'aperçois pas que tu n'es plus le même chaque fois que tu viens de la quitter... Elle te fourre des idées dans la tête et il n'y a plus moyen de te faire entendre raison. Je voudrais avoir une femme qui se permettrait de me faire... simplement des observations. Nous verrions ça!
—Le fait est qu'elle ne t'aime pas... Mais la preuve que je ne la consulte pas, c'est que tu es ici... malgré elle.
—Pour une fois que tu as montré de l'énergie! Pardieu, il n'aurait plus manqué que dans cette occasion-là tu n'aies pas prouvé que tu étais le maître! Je voudrais bien savoir comment tu aurais fait pour t'en tirer! Mais, mon vieux, ne passe donc pas ta vie dans les jupes de ta femme! Tiens, ce soir, il y a quelques amis qui viennent après la représentation rigoler dans la caravane de la mère Tabary... On fera une petite partie entre copains... Veux-tu venir?
—Je ne sais pas si...
—Tu vois! Tu n'oses pas répondre sans consulter ta femme.
—Eh bien, j'irai! dit Chausserouge piqué au vif.
—C'est bon, je compte sur toi! On verra si tu es de parole!
Chausserouge rentra chez lui et prévint sa femme de son intention d'aller passer la soirée chez les Tabary.
—Je suis aujourd'hui un peu souffrante, dit Amélie triplement, et puis, ces derniers temps, Zézette a pris froid; elle tousse... Si tu étais gentil, ce soir, tu ne sortirais pas... tu resterais avec moi.
—J'ai promis. Il faut que j'y aille.
—Tu vois... tu préfères la société de ces gens-là à la mienne. Ah! François! François! prends garde... je ne sais pas, il me semble qu'un nouveau malheur nous menace. Et, tu sais, mes pressentiments ne me trompent pas...
—Oh! Mais tu m'ennuies à la fin... et si ça continue, tu vas me rendre l'existence insupportable! répliqua durement Chausserouge. J'en ai assez de toutes ces jérémiades... Je ne suis pas un gamin et je sais ce que j'ai à faire!
Il dîna rapidement, descendit à la ménagerie, et aussitôt après la dernière représentation, il se rendit chez les Tabary.
Louise, prévenue, avait préparé une collation.
Elle était vêtue d'un peignoir rose et elle n'avait négligé aucun des artifices qui pût faire ressortir l'éclat de son teint encore frais et l'attrait de sa beauté déjà un peu mûre.
Puis tour à tour arrivèrent Oiselli, dit le Bel-Homme, Romillard, le «marchand de marionnettes», comme l'appelaient les forains et Troubat, propriétaire d'un manège perfectionné: les chevaux au galop.
Tous étaient des amis de la maison. Ils prirent place dans l'étroite caravane autour d'une table, dont le centre était occupé par un vaste saladier rempli de vin chaud.
Louise Tabary avait fait à Chausserouge une place auprès d'elle.
—Sais-tu, dit Jean à sa mère, que nous avons failli ne pas avoir l'ami François. La patronne voulait le garder ce soir pour elle toute seule.
—En voilà une égoïste! dit Louise, elle n'avait qu'à l'accompagner, son cher et tendre, elle aurait été la bienvenue.
—Ma femme est un peu souffrante ce soir, dit Chausserouge.
—Non! Je sais ce que c'est... Elle est jalouse, fit Jean ironiquement.
—Il n'y a pourtant pas de quoi. Une vieille femme comme moi! répliqua Louise en servant le dompteur. Ah! Si j'avais dix ans de moins! Il y a eu un moment, quand il a débuté, le petit...—je l'appelle toujours le petit, je l'ai vu si jeune!—à l'époque où toutes les belles dames lui couraient après, où je n'aurais pas été éloignée d'avoir un regard pour lui. J'étais encore pas trop mal dans ce temps-là, mais j'avais Tabary qui, lui non plus, n'était pas encore gâteux, le pauvre cher homme, et je n'aurais pas voulu lui faire de peine.
—Ah! Madame Louise! dit Chausserouge, très flatté au fond, si j'avais pu le deviner!...
—Voyez-vous! Tenez! le polisson!... Je n'aurais jamais osé dans le temps... Je dis cela maintenant parce que je sais bien qu'il n'y a plus de danger.
Et en même temps elle décocha une oeillade au dompteur.
—Euh! Euh! fit Oiselli en riant.
—Tu peux rire, mon garçon! C'est malheureusement trop vrai. Quand je me regarde dans la glace, je ne me reconnais plus.
—Il y a des jeunes qui ne vous valent pas, madame Tabary, dit Romillard, et je connais pas mal de camarades, qui seraient joliment contents si...
—Disons pas de bêtises, interrompit Louise. Quand on a un laideron pour femme, je ne dis pas, mais quand on est le mari d'Amélie Collinet, c'est autre chose... C'est qu'il n'y a pas à dire, avant d'avoir eu sa gosse, elle a été une des plus belles filles du Voyage, et sage avec ça, et douce et aimante... Toutes les qualités, quoi! C'est pas vrai, ce que je dis là?
—Ne me forcez pas à dire ce que je pense, répartit le dompteur, visiblement gêné par la tournure que prenait la conversation.
—Oui, c'est vrai! nous ne sommes pas là pour nous amuser. A vos santés, mes enfants! Ensuite, on va faire une petite partie.
—Un rams, c'est ça! dit Jean qui se leva, étendit un tapis sur la table et apporta un jeu de cartes.
Louise avait rapproché sa chaise de celle de François.
—A propos, dit-elle, on peut fumer ici. Et je vais donner l'exemple.
Et la première, elle alluma une cigarette.
On commença à jouer.
—Vous savez, dit Jean, la règle ordinaire... Quand il n'y a pas de rams, c'est la noce, tout le monde y va!
Au premier tour, Chausserouge ne leva pas un pli.
—V'là que ça commence bien pour toi, mon vieux, dit le fils Tabary.
—Qui gagne en premier vaut pas jus de fumier! déclara sentencieusement Romillard.
Chausserouge paya le rams, donna les cartes et annonça:
—La dame! Et je vous attends, mes petits... J'y vais.
Mais cette fois encore, il perdit.
—C'est trop fort! s'écria-t-il, avec trois atouts et la dame gardée! C'est la guigne, y a pas à dire!
—Malheureux au jeu, heureux en femmes! prononça le Bel-Homme.
—En voilà une erreur, par exemple... du moins en ce qui me concerne! fit Chausserouge, en souriant à la maîtresse de maison.
—Plaignez-vous donc!... Tout le monde vous aime! riposta Louise.
En même temps, elle approcha encore sa chaise et le dompteur sentit le genou de sa voisine frôler son genou.
Il la regarda. Louise Tabary, absorbée en apparence par l'examen de son jeu, gardait un visage impassible. Peut-être était-ce une rencontre fortuite. Il attendit une minute, puis, timidement, il hasarda à son tour une pression significative à laquelle répondit immédiatement une autre pression.
Dès lors il n'eut plus de doute; c'était bien de la part de sa voisine une invitation à pousser plus loin les choses.
Et son esprit s'égara en mille suppositions.
Était-ce de la part de Louise un calcul ou bien un caprice, une fantaisie subite à laquelle elle cédait irrésistiblement?
Il la considéra à la dérobée et elle lui apparut tout d'un coup sous un jour nouveau.
Décidément, et bien qu'elle frisât la quarantaine, elle était encore très bien. Pas de rides, des yeux noirs, des lèvres sensuelles qui, s'entr'ouvrant, laissaient apercevoir une irréprochable dentition, des narines mobiles, un embonpoint léger qui était un charme de plus, enfin le fruit très sain dans tout l'éclat et la saveur de sa maturité.
Et son souvenir le reportant dix ans en arrière, il se rappela la réputation de Louise, du temps qu'on l'appelait encore la belle Loïsa.
En même temps qu'il avait été la coqueluche des belles dames, elle aussi avait fait courir tout Paris... Et une légende avait couru sur son compte.
Elle avait été faible et l'on racontait sur le Voyage qu'elle méritait son succès par son expérience consommée des choses de l'amour... On ne l'oubliait plus quand on avait une fois obtenu ses faveurs...
Boyau-Rouge, avec qui sa liaison avait été publique et qui se connaissait en femmes, n'avait-il pas déclaré maintes fois, avec son habituelle fatuité—car il ne brillait pas par la délicatesse—qu'il n'avait jamais eu maîtresse si experte!... Cependant elle était jeune, dans ce temps-là, à un âge où la femme n'est pas encore en pleine possession de ses facultés...
Et soudain le désir naquit en lui, persistant, tenace, de posséder cette femme, qui semblait s'offrir à lui... un désir de brute, pareil à celui qu'il avait éprouvé jadis, en province, le jour où il avait tenté de prendre Amélie, avant son mariage...
Une comparaison s'imposa à son esprit qu'il ne put vaincre, entre cette créature plantureuse et bien en chair et ce maigrichon d'Amélie, toujours malade depuis la venue de Zézette, déjà vieillotte, malgré ses vingt-deux ans.
Jean Tabary avait bien eu raison, jadis, lorsqu'il l'avait mis en garde contre l'entraînement auquel il avait cependant cédé... il avait bien raison lorsqu'il lui reprochait sa faiblesse...
Non! Amélie n'était certes pas la femme qu'il lui fallait, à lui, l'homme d'action avant tout...
Elle n'avait pas su comprendre son caractère; il n'avait pas trouvé auprès d'elle la satisfaction qu'il était en droit d'attendre.
Eh bien! il secouerait le joug, montrerait qu'il était le maître et tant pis pour elle, puisqu'elle le forçait à chercher ailleurs quelqu'un dont le tempérament pût répondre aux besoins de sa nature!...
Sa pensée vagabondait... il n'était plus au jeu et commettait fautes sur fautes...
A une heure, il avait perdu vingt-cinq francs.
—On étouffe ici! dit tout à coup Louise, en faisant signe à son fils d'entrebâiller la porte de la caravane.
En même temps, elle entr'ouvrit son peignoir.
—Ah! madame Louise, dit Romillard en plaisantant, prenez garde, ils vont se sauver.
—Pas de danger! répliqua-t-elle, ils sont bien attachés, et pourtant ils ont la partie belle... Je n'ai pas de corset...
Et elle mit de la coquetterie à découvrir sa gorge très blanche.
—Vous voyez, je n'ai dessous que ma chemise!
A la vue de la peau mate de sa voisine, de ces seins fermes qui pointaient sous la batiste, le désir de Chausserouge s'accrut.
—Fermez cela, madame Louise! dit-il avec un rire forcé, vous me donnez des idées!
—Voyez-vous ça! mais puisque vous avez chez vous une gentille femme qui vous attend... il ne peut pas y avoir de danger!
—Non! non! Ce n'est pas la même chose!
La partie continua sans que Chausserouge pût rattraper l'argent qu'il avait perdu.
A deux heures, Oiselli se leva.
—Il ne faut pas oublier que nous avons à travailler demain... Ce n'est pas que je m'ennuie dans votre société, mais je crois qu'il est plus sage...
—Alors, vous faites Charlemagne...
—Non, je vous jure, mais je suis forcé, et puis ma caravane est tout au bout de la fête.
—A côté des nôtres! firent en se levant Romillard et Troubat. Eh bien! venez-vous, Chausserouge?
—Non! Moi, je demeure à deux pas, j'ai le temps.
—Prends garde! dit Jean, en éclatant de rire; tu vas te faire gronder par ta femme!
—Tu m'ennuies à la fin! Et pour le prouver que non, je reste! Madame Louise, voyons, y a-t-il encore un verre de vin chaud?
—Alors, nous te laissons, fit le jeune homme, à qui sa mère venait de faire un signe.
—Tu t'en vas?
—Oh! dit Jean, n'ayez pas peur, je reviendrai. Je vais seulement accompagner les amis au bout du chemin. Tu n'es pas à plaindre, toi! Tu vas tenir compagnie à maman en attendant mon retour.
—Si elle consent?
—Moi, tout ce qu'on voudra. Je ne suis pas bégueule et jamais un homme ne m'a fait peur.
Pourtant, quand les invités et son fils furent sortis et qu'elle se trouva seule en face du dompteur, elle baissa les yeux et prit un air gêné.
Tous deux se regardèrent en silence. Enfin, Chausserouge rompit le silence le premier.
—Alors, c'est vrai, madame Louise, ce que vous disiez tout à l'heure? C'est vrai que vous vous intéressez à moi?
—Dame oui!... fit Louise, je m'intéresse à toi... comme à quelqu'un qu'on connaît depuis longtemps, qu'on a vu grandir...
—Mais pas autrement? insista le dompteur, qui prit dans ses mains les mains de sa voisine.
—Qu'entends-tu par là?
—Écoutez, madame Louise! dit François, laissez-moi vous dire tout ce que je pense... Depuis que je vous ai revue, depuis l'autre jour, je ne sais pas ce qui s'est passé en moi... je ne sais ce que j'éprouve... Tout à l'heure, quand je sentais votre genou qui s'appuyait contre le mien, je n'étais plus au jeu... Madame Louise, je crois que je vous aime...
Louise Tabary repoussa doucement les mains de Chausserouge.
—Oh! Est-ce que tu es fou... voyons! Aimer une vieille femme comme moi... toi, l'ami de mon fils... Je pourrais presque être ta mère!
—Y a-t-il une si grande différence?... J'ai cinq ans de plus que Jean... Ça fait douze ans entre nous... C'est pas une affaire!... Ah! tenez, je comprends qu'on vous ait aimée, vous! Y a pas de femme plus engageante que vous...
—Ne me dis pas ça, François... ne me tente pas... D'abord, je suis mariée... Toi aussi... tu as une femme jeune, gentille... tu as un enfant...
—Ah! oui! Amélie! fit François avec emportement, est-ce que c'est une femme comme ça qu'il me fallait... Un gnangnan, qui ne sait que geindre et se plaindre, toujours malade... et qui me rend l'existence insupportable. Ah! si je vous avais mieux connue plus tôt, madame Louise! Avec vous j'aurais été heureux... Et puis, c'est pas tout ça, aujourd'hui j'ai envie de vous... Vous me plaisez... je ne vous déplais pas trop, n'est-ce pas?
—Il me demande s'il me déplaît! soupira Louise, ah! c'est bien un malheur pour nous deux que nous nous soyons rencontrés... parce que ça ne sera pour nous qu'une source de souffrances... Mon pauvre François! Oui, je t'assure! Oui, je me sens attirée vers toi!... Mais je ne suis pas libre, je ne voudrais pas rougir devant mon fils! Ah! certes, c'est bien un homme comme toi qu'il m'aurait fallu! A nous deux, nous aurions gagné une fortune... Mais qu'est-ce que tu veux, puisque c'est impossible, puisque nous ne pouvons être l'un à l'autre!... C'est pas la peine d'insister! Tiens! Tiens! je t'en prie, ne me parle plus... Va-t'en! Ça vaudra mieux!
Mais cette résistance, à laquelle François ne s'attendait pas, ne fit qu'exaspérer son désir.
Il se leva, prit Louise Tabary dans ses bras et, avec la même furie qui l'avait jadis jeté sur Amélie, il lui appliqua goulûment ses lèvres sur la bouche:
--- Je te veux, je te dis! J'ai envie de toi!
Mais Louise se défendait:
—Laisse-moi, je t'en prie! C'est impossible!
Impossible! Ce mot fouetta le sang du dompteur. Il serra à les briser les poignets de Louise Tabary, puis, penchée sur elle, et la regardant bien dans les yeux:
—Je te défends de prononcer ce mot-là! Tu n'en as pas le droit! Pourquoi as-tu été coquette avec moi?... Pourquoi m'as-tu encouragé? Pourquoi as tu excité mes sens?... Tout à l'heure, ces mots caressants... ces frôlements de genou, pourquoi?... Et à l'heure où je te demande de m'accorder ce que ta voix, tes gestes, ton attitude m'ont promis, tu te refuses! Tu me réponds:
—Impossible! Je ne suis pas libre! Pour qui me prends-tu? Penses-tu que j'ignore la vie? Dans un temps où tu étais encore moins libre, puisque Tabary était là, t'a-t-il été impossible de prendre Boyau-Rouge pour amant, à la barbe de tout le Voyage, et sous le nez même de l'autre. Et ensuite, quand tu as tenu toute seule ton entresort... t'es-tu gênée... Je ne veux pas que tu fasses la fière avec moi... Je t'en prie, Louise, je t'en prie!
Louise Tabary était une femme forte. Elle se dégagea de l'étreinte du dompteur et d'une voix dure et sèche:
—Eh bien! j'ai toujours fait ce que j'ai voulu! Mais jamais personne n'a rien obtenu de moi en s'y prenant comme toi... Oui, tout à l'heure, je ne sais quelles idées m'ont passé par la tête... Tu me plaisais et peut-être, si au lieu d'être brutal... Maintenant c'est trop tard.. c'est fini...
—Louise! Louise! implora le dompteur, ne me dis pas ça! Je ne savais plus ce que je faisais... Quand je suis près de toi... que je te respire... je ne suis plus maître de moi-même.
—Non, va-t'en! Il est tard et ta femme t'attend! D'ailleurs Jean va rentrer, va-t'en, je te dis.
—Mais plus tard!... Demain?
—Plus tard! demain, on verra! Mais aujourd'hui va-t'en!
Elle était debout; elle releva Chausserouge, qui entourait ses genoux de ses bras et le poussa dehors.
A travers la petite fenêtre de la caravane, elle le regarda s'éloigner tête nue se dirigeant du côté de la ménagerie.
Puis elle revint à la table et enleva le couvert. Quelques instants après, Jean était de retour.
—Eh bien? fit-il en regardant sa mère.
—Eh bien! ça y est, nous le tenons!
—Il t'a demandé?... Et tu as consenti?
—Ah! non, pas le premier jour, mais sois tranquille, mon garçon, Amélie ne t'ennuiera plus et la ménagerie est à nous.
Dehors, Chausserouge arpentait fiévreusement le terrain. Ses tempes bourdonnaient. Mais de quoi était faite cette femme pourtant mûre, presque vieille, pour l'avoir à ce point bouleversé?
Il revint sur ses pas, rôda encore une fois autour de l'entresort, puis, quand la dernière lumière fut éteinte, il rentra chez lui.
Amélie ne dormait pas. Elle considéra un instant son mari qui se déshabillait sans mot dire, puis:
—Tu rentres tard, mon ami?
—Je n'ai pas été libre plus tôt, répliqua-t-il durement.
Il se coucha, mais le sommeil le fuyait. Jusqu'à l'aube il resta éveillé, tout à ses pensées.
Il se sentait une sorte de répulsion, presque de la haine pour Amélie, pour cette femme à qui il avait lié sa vie, qui lui avait donné un enfant, qui allait peut-être demeurer pour lui un obstacle insurmontable.
Il ne retrouvait en elle aucun des attraits qui l'avaient poussé jadis dans ses bras; il s'étonnait d'avoir pu trouver quelque plaisir auprès d'elle.
Et elle s'offrait à lui, elle était sa chose... tandis que l'autre, cette femme, qui avait excité tant de désirs, allumé tant de convoitises... cette autre dont la chair l'avait grisé subitement, se refusait obstinément!
—Tu ne dors pas, François? dit tout à coup Amélie en se rapprochant de lui; tu sais, Zézette a beaucoup toussé, maintenant elle va mieux!
Elle entoura de ses deux bras la tête de son mari, se fit câline.
—Laisse-moi! dit Chausserouge brutalement. Je suis fatigué.
Amélie comprit que quelque chose de grave s'était passé dans la soirée. Elle n'osa pas insister, se retira et pleura silencieusement. Le temps des épreuves venu pour elle.
Longuement, François repassa dans son esprit les incidents de cette nuit. La résolution qu'il prit le calma un peu. Oui, décidément, il irait jusqu'au bout... Il posséderait Louise!
Au petit jour, il s'endormit.
IX
Le lendemain, Chausserouge, plus calme, ne sortit pas de la ménagerie.
Il retrouva Jean Tabary à son poste et il se sentit pris, à sa vue, d'une sorte de confusion. Était-il au courant de la scène de la veille?
Mais le régisseur ne laissa rien paraître dans sa manière d'être, ni dans son attitude, qui pût faire supposer au dompteur que sa mère lui avait raconté ce qui s'était passé.
Au fond, François éprouvait une honte et un dépit dont il n'était pas maître. Il s'était montré insolent et brutal inutilement. Comment Louise accueillerait-elle sa nouvelle proposition?
Il était dévoré du désir de la revoir, de lui parler... Il eût voulu savoir si elle lui tenait rancune. Il ne se sentait ni la force, ni le courage de se présenter devant elle.
Enfin, le soir, un peu avant l'heure du dîner, il n'y tint plus. Il venait de donner sa représentation de jour. Il se déshabilla rapidement et se dirigea vers l'entresort.
Louise Tabary était assise à son contrôle.
Il rougit à sa vue, s'approcha; elle lui tendit la main.
—Te voilà, toi, homme terrible! dit-elle en souriant. M'en as-tu assez dit hier soir? Et pourtant, si je t'avais cédé, tu ne serais pas là maintenant.
Chausserouge sentit tout son courage renaître.
On ne lui en voulait pas de son incartade.
—Non! riposta-t-il galamment, j'y aurais été plus tôt.
—C'est gentil à toi, ce que tu dis là!
—Vous m'aimez donc toujours un peu?
—Ne me force donc pas à te le répéter, mais tu le sais bien, il y a des scrupules, ajouta-t-elle en soupirant, dont on n'est pas maître, et tant d'obstacles nous séparent!
—Je les supprimerai!
—Supprimeras-tu ta femme, ton enfant?
—En quoi notre amour peut-il leur causer un préjudice? Si nous nous aimons, cela ne regarde que nous.
—Après... tu me trouveras vieillie... tu le repentiras d'avoir obéi à un caprice passager. Tu t'es bien lassé de ta femme qui est plus jeune... tu te lasseras encore plus vite de moi... et alors... je serai seule à souffrir... Non, lu sais, François, c'est très sérieux... A un étranger, si j'en avais eu la fantaisie, je n'aurais rien refusé... Comme tu me l'as dit si méchamment hier... j'ai bien eu d'autres amants, dont j'ai à peine gardé le souvenir, mais avec toi... vois-tu, non!... je le sens, ça serait trop grave!
—Bien vrai! demanda Chausserouge radieux. Vous pensez bien ce que vous dites là?
—Assurément. Mais que me trouves-tu donc de si attrayant?
—Oh! Si vous saviez, hier... quand je vous ai tenue dans mes bras!... Je ne peux pas vous expliquer, moi! Vous sentez bon la femme!
—Passionné, va! dit Louise Tabary en souriant.
—Appelez-moi comme vous voudrez! Dites que je suis fou, ça m'est égal! Rudoyez-moi! Demandez-moi ce que vous voudrez, mais laissez-moi espérer...
—Il faut toujours espérer... dit Louise d'un ton impénétrable.
—Alors... dites... pour que nous puissions causer mieux qu'ici... quand est-ce que je vous verrai... seule?
—Ça, c'est plus grave!...
—Oh! si, dites, quand?
—Eh bien, dit Louise très bas, quand tu voudras... Le soir... je suis toujours seule... Dans ma roulotte... après la représentation!
—Merci! cria Chausserouge et il s'enfuit.
Six heures sonnaient quand il arriva à sa caravane. Toute la soirée, il resta préoccupé, plein de fièvre; à chaque instant, il consultait sa montre. Il avait décidé que le soir même, il mettrait à profit la bonne volonté de Louise.
A peine s'il prit le temps, après la représentation, d'assister au repas des animaux.
—J'ai affaire, dit-il à Jean, tu veilleras à ce qu'on ne parte pas sans que tout soit en ordre.
—Compte sur moi! répondit le jeune homme avec un sourire plein de sous-entendus.
—Ah ça! se douterait-il de quelque chose? pensa Chausserouge en se glissant hors de la ménagerie... Après tout, tant pis! Il a tout intérêt à ne pas vendre la mèche, puisqu'il s'agit de sa mère!...
Toutes les lumières étaient éteintes. Seuls, quelques rares becs de gaz répandaient leur lueur jaune et blafarde, le long de l'avenue qui borde l'esplanade.
François se glissa silencieusement entre les caravanes sombres.
A son approche, les chiens à l'attache sous les voitures aboyaient, puis se taisaient, dès qu'ils avaient reconnu dans l'homme qui passait, un du Voyage.
Il atteignit enfin la roulotte des Tabary. Une petite lumière dansait derrière la vitre de la fenêtre. Il frappa.
Presque aussitôt la porte s'entr'ouvrit et une voix se fit entendre:.
—Entre, François!
Louise était debout, en peignoir rose, plus attifée et plus souriante que jamais.
—Tu m'attendais? demanda Chausserouge, plus ému qu'il ne voulait le paraître.
—J'étais sûr que tu viendrais ce soir, répondit simplement Louise Tabary.
Elle s'assit dans un fauteuil, à la même place que la veille, et elle voulut faire asseoir Chausserouge près d'elle.
Il ne prit pas garde à son invitation; il s'avança les yeux brillants, les bras ouverts et voulut la prendre...
—Oh! c'est gentil à toi de m'avoir permis de venir! Mais elle le repoussa doucement.
—Laisse, je t'en prie, j'ai déjà des remords!
—Des remords, pourquoi? Parce que je t'aime?
—Non! Vois-tu, nous allons commettre, peut-être, une mauvaise action... dans tous les cas, une imprudence... Qu'ai-je fait en te cédant... en te permettant de venir me retrouver ici... Je t'ai détourné de ton ménage et Dieu sait quels ennuis pourront en résulter pour toi, quels regrets, peut-être, ma faiblesse t'aura préparés...
—J'accepte tout, riposta François qui s'était agenouillé aux pieds de Louise et qui pressait ardemment sa taille entre ses mains, les yeux fixés dans les yeux de sa maîtresse...
—Bien! mais tu ne me connais pas!... Tu acceptes peut-être dès à présent des éventualités devant lesquelles tu reculerais, si tu savais à quoi tu t'exposes... C'est parce que je m'en rends compte que j'hésite...
—Que veux-tu dire? demanda François, étonné du ton subitement sérieux de Louise Tabary.
—Écoute donc, reprit-elle, certes, j'ai fait toute ma vie ce que j'ai voulu, sans m'inquiéter de l'opinion des gens... Pour arriver au point où j'en suis... je n'ai reculé devant aucun scrupule... J'ai eu des amants, Boyau-Rouge et bien d'autres... parce que ma situation le commandait... Mais l'intérêt seul me guidait et je suis toujours restée maîtresse de mon coeur... Dernièrement quand je t'ai revu, je me suis sentie poussée vers toi par un sentiment que je n'avais jamais éprouvé, même pour Tabary, dans les commencements de notre liaison... Il m'avait prise gamine, à une époque où j'étais malheureuse et je n'avais guère pour lui autre chose que de la reconnaissance. Boyau-Rouge, lui, m'a prise par les sens, mais j'ai retrouvé chez nombre d'amants les mêmes sensations sans m'attacher plus à eux qu'à lui... Je l'ai donc quitté sans regret... Toi, au contraire, toi qui n'as encore rien été pour moi... tu t'es rendu maître, dès le premier instant, de mon être tout entier... Je t'aime parce que tu es beau, parce que tu es brave... parce que tu es toi!... Je t'aime! et la preuve, c'est que je n'ai pu m'empêcher de te le faire comprendre, de te le dire!... La preuve, c'est que je suis prête à me donner à toi!... Mais, prends garde! C'est un malheur d'être aimé pareillement par une femme comme moi!... Quand tu auras été à moi une fois, je voudrai te garder tout entier, je serai jalouse... jalouse de tout ce qui t'entoure... jalouse de ceux qui t'aiment... c'est affreux à dire! jalouse de ta femme, de ton enfant!... A mon âge, tu sais, les passions sont plus fortes, l'amour plus ardent... et la haine plus vivace. La pensée continuelle, opiniâtre, qui m'a fait reculer jusqu'à ce jour, c'est la pensée qu'une autre pourra te posséder après moi! Je me sens capable de tous les sacrifices, mais aussi de toutes les fureurs... J'irai jusqu'au crime... peut-être, pour te conserver... pour moi seule. Interroge-toi bien! Tu es mon premier... tu seras mon dernier amour! Te sens-tu le courage d'affronter une situation qui serait pour toi un supplice de tous les jours, si tu venais une belle fois à te détacher de moi... Parle maintenant... veux-tu encore de moi?
Louise Tabary avait récité, cette tirade, tout d'une haleine, comme une leçon apprise.
Tout autre que François eût reculé ou du moins demandé à réfléchir devant une pareille menace: elle ne fit que fouetter la passion de l'amoureux dompteur.
—Tout! Tout! J'accepte tout, pourvu que tu sois à moi!
—Et... tu me jures de n'aimer jamais une autre femme que moi? demanda l'astucieuse foraine.
—C'est pour Amélie que tu dis cela? Eh bien! à ton tour, écoute! Tout ce que je t'ai laissé entendre l'autre jour était la vérité!... J'ai fait, en me mariant avec elle, une imprudence... pis que cela, une bêtise!... Je croyais l'aimer et j'étais poussé par mon père. Aujourd'hui, je m'aperçois que je me suis trompé. Je n'ai jamais ressenti pour elle ce que je ressens pour toi!... Tu vois bien, puisque nos sensations sont identiques... que nous étions faits l'un pour l'autre!... Rattrapons donc le temps perdu... laisse-moi t'aimer!... Oui, je serai à toi... toujours, rien qu'à toi... Amélie, je la déteste, je la hais depuis que je te connais!
Il se leva et, dans un élan furieux de passion, il prit dans ses bras sa maîtresse qui, cette fois, les yeux fermés, se laissa faire et commença à la délacer.
La poitrine de Louise se soulevait... François posa ses lèvres sur cette gorge palpitante...
Tout à coup une pensée subite traversa son esprit.
—Et Jean? fit-il à l'oreille de Louise.
—Jean ne viendra pas!
Sans répondre, le dompteur, d'un revers de main, éteignit la lumière...
L'aube surprit les deux amants aux bras l'un de l'autre. Il faisait grand jour quand François Chausserouge sortit de la caravane des Tabary.
Il était étourdi, grisé par la nuit qu'il venait de passer...
Certes, dans sa vie, il avait eu bien des maîtresses, mais jamais aucune qui eût à ce point énervé ses sens, fait vibrer tout son être...
Il marchait sans idée... la tête vide, mais confondu devant une expérience telle, une science si profonde qu'il n'aurait jamais osé le soupçonner, délicieusement caressé par le souvenir de ces heures d'extase, n'ayant qu'une idée, les revivre, aujourd'hui, demain... toujours!
Ah! Louise pouvait maintenant lui demander un serment de fidélité... C'est lui qui viendrait la supplier de n'être jamais qu'à lui... à lui seul!
C'est lui qui n'eût reculé devant rien, pour s'assurer l'éternelle possession de cette femme, jamais rassasiée, en qui semblait s'incarner la joie de vivre!
Qu'était-elle venue, la veille, lui parler de l'autre? Une colère le secouait à la pensée qu'Amélie serait désormais l'éternel obstacle à un bonheur qu'il eût voulu avouer, rendre public!
En cet instant,—et il ne fut pas maître de réprimer ce sentiment,—la nouvelle de la mort de sa femme l'eût soulagé.
—Après tout, la vie est courte, pensa-t-il comme pour se justifier vis-à-vis de lui-même, est-ce donc un crime de rechercher au dehors les satisfactions que je ne puis trouver chez moi... Je travaille assez et j'ai eu assez de déboires pour qu'il me soit permis de ne négliger aucune des occasions qui peuvent s'offrir d'oublier les ennuis de l'existence...
C'est dans ces dispositions qu'il regagna la caravane où, déjà levée, et les yeux rougis par les pleurs, Amélie l'attendait.
—Bonjour! fit-il en jetant son chapeau sur le lit.
—J'ai été bien inquiète, toute cette nuit, fit doucement la jeune femme, je craignais qu'il ne te fût arrivé quelque accident...
—Suis-je donc un enfant? riposta rudement Chausserouge. Tu n'as pas à t'inquiéter... Si je ne rentre pas, c'est que j'ai affaire ailleurs...
—Tu ne m'avais pas avertie... aussi je n'ai pu fermer l'oeil de la nuit... Cent fois, je suis descendue pour voir si je ne t'apercevais pas... J'ai pris froid... et ce matin je tousse...
—C'est de ta faute, il fallait te coucher!
—François! tu es dur!... Tu me fais bien de la peine!... Songe donc, c'est la première fois que tu demeurais une nuit entière dehors...
—Oh! mais, j'espère que tu ne vas pas recommencer à gémir! On dirait, ma parole, que tu as à te plaindre! Que te manque-t-il?
—François... quelque chose se passe en toi que je ne puis m'expliquer... Tu ne m'aimes plus... En entrant, tout à l'heure, tu ne m'as pas même embrassée...
—S'il n'y a que cela, c'est facile!
Et distraitement, du bout des lèvres, pressé d'en finir, comme s'il eût accompli une corvée, il effleura la joue de sa femme.
—Tu es contente, maintenant! Eh bien! fiche-moi la paix!
—Tu ne demandes pas de nouvelles de ta fille?
—Zézette? Eh bien! comment va-t-elle?
—Elle a passé une assez bonne nuit... Mais elle tousse toujours.
—C'est bien! Il n'y a rien de nouveau, à part ça?
—Non, rien!
—J'ai faim... donne-moi à déjeuner!
Il but et mangea sans rien dire, la pensée absente, l'oeil vague.
Assise auprès de lui, se levant à chaque instant pour le servir, Amélie l'observait en silence, touchant à peine aux mets qu'elle avait préparés.
—Pourquoi ne manges-tu pas?
—Je n'ai pas faim.
Chausserouge haussa les épaules, puis quand il eut fini, il se leva, prit son chapeau et se disposa à sortir.
Amélie s'arma de courage; elle se planta devant son mari:
—Tu ne seras pas trop longtemps absent, n'est-ce pas?
—Je serai absent le temps qu'il faudra, répondit-il en l'écartant.
—François, dit alors résolument la jeune femme, tu ne sortiras pas avant que nous ayons eu tous les deux une explication. Pourquoi ne m'aimes-tu plus?... T'ai-je donné des motifs qui puissent justifier l'abandon où tu me laisses... seule avec notre enfant malade... Réponds-moi? Est-ce que... tu en aimerais une autre?...
Le dompteur croisa ses bras sur sa poitrine.
—Ma chère Amélie, dit-il, je sais ce que j'ai à faire... Si tu veux que nous restions bons amis... il ne faut pas m'assassiner de tes questions, ni de tes reproches... Je suis en âge de me conduire...
—Tu ne vois donc pas que je fais tout ce que je peux pour ne pas te laisser voir combien le chagrin me dévore... Mais il est des heures où j'étouffe... Alors c'est plus fort que moi... Pardonne-moi!... Mais laisse-moi te parler! C'est l'amour que je te porte qui dicte mes paroles... François, tu es sur une mauvaise pente! Tu étais meilleur pour moi, avant notre rentrée à Paris. Si parfois tu me traitais durement, tu savais si bien me faire oublier tes duretés! Aujourd'hui, ce que j'avais prévu est arrivé... depuis que tu as introduit ici Jean Tabary...
—Tais-toi! Tais-toi! interrompit le dompteur. Je te défends d'accuser Jean Tabary! Il est mon aide, mon second! Il est un autre moi-même! Mais il n'est, en aucune façon, responsable de ma conduite! Encore une fois, je fais ce que je veux! Donc, trêve à tes pleurnicheries et laisse-moi passer!
—Tu aimes quelqu'un, François!... puisque tu me forces à te le dire, je suis jalouse et ma souffrance est si grande que je ne puis la contenir! Agis donc comme tu l'entendras, mais laisse-moi pleurer... laisse-moi te dire quelle peine tu me fais!... Oh!, cette femme, si je la connaissais!... Cette femme qui est venue me prendre mon bonheur!
—Tu ne la connaîtras pas! ricana le dompteur.
Amélie redressa la tête. Son mari avait avoué!
Donc, il avait une maîtresse, avec qui il avait passé la nuit, et c'est au sortir de ses bras, encore plein de son souvenir, qu'il venait lui jeter le sarcasme à la face!
Et c'était chez elle qu'il passerait peut-être la nuit prochaine... les autres! Et personne à qui conter sa peine!...
Ah! si Chausserouge, le père, eût été là, comme tout eût changé et comme il eût su imposer sa volonté.
Mais, hélas! elle était seule et sans force contre cet homme, si faible avec les autres et qui ne trouvait de courage que pour la braver et l'humilier!
Eh bien! non, ce ne serait pas! Elle aussi, elle était une enfant du Voyage.
A la rude école de son père, elle avait appris à avoir de l'énergie, quand il le fallait.
On voulait lui enlever l'affection de son mari... Elle défendrait son bien!
Comme, pour la seconde fois, Chausserouge se dirigeait vers la porte, elle le saisit par le bras, et les yeux brillants de fièvre, elle lui cria:
—Eh bien! nomme-la donc, cette femme, si tu l'oses!
—Ah! tu sais..., tu m'embêtes! riposta le dompteur en se dégageant.
Puis, à son tour, il lui mit la main sur l'épaule, la rejeta rudement à l'intérieur de la caravane et sortit en claquant la porte.
A travers la vitre, Amélie, vaincue, et brisée, suivit de l'oeil son mari qui s'éloignait.
Elle le vit entrer dans la ménagerie. Alors, sûre qu'il n'allait pas à un nouveau rendez-vous, elle s'accouda à la table et resta longtemps abîmée dans les larmes.
Le soir, craignant sans doute encore une nouvelle scène, Chausserouge ne fit à la roulotte qu'une courte apparition. Il mangea du bout des dents.
Amélie ne dit pas un mot, mais on sentait qu'elle avait pris un grand parti.
Quelques instants après que Chausserouge se fût rendu à la ménagerie, elle s'assura que Zézette dormait bien et elle l'y suivit.
Là, dissimulée dans un coin, elle observa les spectateurs, les spectatrices, espérant saisir au passage un signe d'intelligence qui pût être pour elle un indice. Elle voulait savoir... elle voulait connaître sa rivale... Son manège n'échappa pas à Jean Tabary, qui en prévint le dompteur.
—Tu as donc eu des histoires dans ton ménage? On dirait qu'elle est jalouse... Si tu voyais la paire de z'yeux qu'elle envoie à chaque cliente qui passe!
—Si elle est jalouse, répondit François, faut espérer que ça lui passera. Dans tous les cas, ce soir, elle peut reluquer tout ce qu'elle voudra, elle est sûre de faire chou blanc.
—La particulière n'est pas là? demanda Tabary d'un ton très innocent.
—Non, elle n'est pas là et elle n'est pas en train d'y venir, répondit le dompteur, très satisfait de voir que Jean ne paraissait au courant de rien, je me cache mieux que ça, quand je fais mes farces!
A minuit, quand il eut quitté son costume, et qu'il se fut assuré qu'il laissait tout en ordre, il reprit, comme la veille, le chemin de la caravane de Louise.
Il allait l'atteindre et se préparait à frapper, quand une ombre se détacha d'un arbre et lui barra le passage.
—C'est chez Louise Tabary que tu as été hier... et c'est chez elle que tu reviens aujourd'hui! fit une voix qu'il connaissait bien. Eh bien, je suis là, moi!... Je suis ta femme, tu n'iras pas!
Et Amélie, passant son bras sous celui de son mari, chercha à l'entraîner.
Surpris et un peu abasourdi par cette brusque apparition, François Chausserouge ne sut d'abord que répondre.
Toutefois, il recouvra rapidement son sang-froid.
—Alors, tu m'espionnes? demanda-t-il. Au lieu de t'occuper de ton ménage, de veiller sur ta fille malade, tu cours les rues afin de savoir où je vais, ce que je fais... Je ne veux pas de ça, file et que je ne te retrouve plus sur mes pas...
Il se contenait, apportant dans ses paroles une sorte de modération, craignant que, dans le silence de la nuit, le bruit d'un scandale n'éveillât les forains endormis et ne les attirât sur le seuil de leurs caravanes, mais sa voix tremblait de colère.
—Va-t'en! répéta-t-il encore une fois; va-t'en! ou ça va tourner mal!
—Je ne m'en irai pas sans toi! fit Amélie en s'accrochant désespérément au bras de son mari. Je t'en prie, François! au nom de ton père, au nom de notre ancien amour, au nom de notre enfant!... Ne me laisse pas retourner seule... Reste avec moi!
—Je te dis de me lâcher... et de partir... j'ai affaire!
—Tu vas chez la Tabary! Elle est ta maîtresse maintenant! Cette femme avec qui tout le Voyage a couché... qui pourrait être ta mère! Ah! c'est trop de honte! Eh bien! non, je ne lui céderai pas une place qui m'appartient! Je crierai, j'appellerai!... Je dénoncerai à tous cette femme qui m'a pris mon mari... et tandis que tu seras chez elle, je resterai assise dehors, sur les marches de sa roulotte... Non, une fois de plus, je ne partirai pas sans toi...
La main de Chausserouge serra à le briser le poignet de sa femme. Une fureur l'étranglait, tempérée par la peur du scandale.
—Tais-toi! balbutia-t-il frémissant, tais-toi... ou je cogne!
—Eh bien! frappe-moi... j'aime mieux ça!... Mais tu ne m'empêcheras pas de me révolter...
Elle n'acheva pas; les doigts du dompteur l'avaient saisie à la gorge et la serraient à l'étouffer.
—Te tairas-tu, sale bête! Te tairas-tu!
Puis, prenant rapidement une résolution soudaine, il l'entraîna du côté de la ménagerie, sans un mot.
Il marchait vite, soutenant ou plutôt traînant après lui la malheureuse qui trébuchait à chaque pas.
Arrivé et sa caravane, il lui fit monter les marches, ouvrit la porte et brutalement, il poussa à l'intérieur la jeune femme qui tomba à la renverse sur le plancher de la voiture.
Alors, donnant enfin un libre cours à sa fureur, dans l'obscurité, il s'acharna sur sa victime, la piétinant, la frappant sans mesure, sans relâche, comme il frappait ses bêtes, quand elles refusaient d'obéir.
Fatigué enfin de frapper, sur ce corps inerte, qui n'opposait aucune résistance, il alluma une bougie, releva la pauvre Amélie et la jeta sur le lit.
—Je pense maintenant que tu seras corrigée de t'occuper de ce qui ne te regarde pas... Y en a autant pour toi chaque fois que ça t'arrivera!
Il ressentait pour la misérable une haine féroce, la rendant responsable de tout ce qui lui arrivait de désagréable, se vengeant sur elle, qui n'offrait aucune défense, de la sujétion dans laquelle il était inconsciemment maintenu d'autre part.
Il vengeait sur elle son autorité perdue comme s'il eût été heureux de saisir cette occasion de se prouver à lui-même qu'il était resté le maître.
Et il était aidé, poussé dans cette revanche par la passion sensuelle que Louise Tabary avait su faire naître et savait si bien entretenir au fond de son coeur.
Toutefois, quand il vit sa femme, étendue sans force, à moitié nue sur le lit, son visage boursouflé couvert d'ecchymoses et inondé de larmes, la poitrine soulevée par les sanglots, il eut une minute d'hésitation.
Une sorte de remords l'étreignit. Il avait été trop loin, il l'avait frappée en brute. Mais aussi pourquoi l'avait-elle exaspéré par ses reproches, son insistance, ses pleurnicheries?
Il passa sa main sur son front comme pour se demander à quel parti il allait s'arrêter. Il regarda un instant autour de lui, puis, sa pensée se reportant vers Louise, qui, à cette heure, l'attendait, il fit un pas vers la porte.
—Tu sors?... demanda Amélie d'un ton de voix si douloureux qu'elle le fit se retourner.
C'était la plainte du chien battu qui revient lécher la main de son maître.
—Alors, continua la jeune femme, c'est bien entendu... Tu ne veux plus de moi... Oh! ne crains rien, je ne me plaindrai jamais de tes brutalités... Elles resteront un remords éternel pour toi... et un souvenir terrible pour moi! Tu ne me trouveras plus, comme aujourd'hui, en travers de ta route, mais je voudrais savoir si c'est entre nous le commencement d'une rupture définitive... Tu l'aimes donc bien, cette femme?...
Loin de toucher Chausserouge, cette plainte désolée, en jetant de nouveau le nom de Louise dans la conversation, ne fit que confirmer la résolution du dompteur.
Aussi bien c'était une occasion de notifier une fois pour toutes à sa femme la nouvelle façon de vivre qu'il entendait désormais mettre en pratique.
—Eh bien! oui, je l'aime, là! Je l'ai dans le sang et je n'ai qu'un regret, c'est de ne pas l'avoir connue plus tôt!... Elle était faite pour moi... entends-tu! Maintenant que tu es prévenue, ça te dispensera de m'espionner à l'avenir... Bonsoir, je vais la retrouver!
Et il partit en faisant claquer la porte.
Restée seule, Amélie se demanda si elle avait été le jouet d'un rêve. Ses égratignures, la douleur sourde qu'elle ressentait à l'oeil gauche congestionné et tuméfié la convainquirent de la réalité de son malheur.
Ainsi donc, tout était fini irrémédiablement.
Il n'y avait plus d'espoir que son mari s'arrachât jamais des griffes de cette femme dont elle savait la terrible réputation.
Mais par quels sortilèges, par quels charmes avait-elle donc pu envoûter à ce point cet homme, qu'elle avait toujours connu bon quoique un peu brutal, pour qu'il en arrivât à la traiter comme il venait de le faire?
Elle en avait le pressentiment.
Dans cet amour funeste, sombreraient à la fois et son bonheur à elle et l'avenir même de l'établissement.
Elle n'aurait plus désormais, comme suprême et unique consolation à tant de déboires, que la présence de sa chère petite Zézette, l'innocente à laquelle la conduite, ou plutôt la folie de son père, préparait un avenir si noir.
Et elle passa le reste de la nuit en proie à ces pensées, les tempes martelées par une souffrance morale pire que la souffrance physique qu'elle endurait.
Chausserouge avait repris, au pas de course, le chemin de la caravane de Louise.
Il avait besoin de s'étourdir, de ne pas penser à l'acte que sa conscience lui reprochait et il avait hâte, pour échapper au remords, de se retrouver auprès de celle devant qui tout son être s'annihilait, avide de sensations et dévoré de désirs fous.
—Tu t'es fait bien désirer ce soir, chéri, dit Louise qui, dès l'entrée du dompteur, avait compris, à voir sa face décomposée, qu'un drame intime avait dû le retenir, j'ai cru un moment que tu ne viendrais pas.
—Moi... ne pas venir!... s'écria Chausserouge, quand je sais que tu m'attends, quand tu es à moi!... Mais, j'ai dû me fâcher, montrer que j'étais le maître et à partir d'aujourd'hui, c'est entendu... je serai ici tous les soirs. Et personne n'aura rien à dire... j'y ai mis bon ordre.
—Tu as avoué à Amélie notre liaison? demanda Louise, le sourcil contracté à la pensée que cette imprudence avait pu être commise.
—Il a bien fallu! Elle était là, à deux pas d'ici, il y a une demi-heure, me guettant... voulant absolument m'empêcher d'entrer, au moment même où j'allais mettre la main sur le loquet de la porte...
—Mais je n'ai rien entendu?
—Parce que pour éviter tout scandale, je l'ai prise et ramenée de force à ma caravane. Et là, ajouta-t-il, je lui ai fait comprendre que de pareilles histoires n'étaient pas de mise, que j'aimais ailleurs et que tout était désormais fini entre nous...
—C'est mal, ce que tu as fait là, François, c'est ta femme... et peut-être l'as-tu maltraitée, frappée... à cause de moi?
—C'est la première fois aujourd'hui, mais je te jure bien que ce ne sera pas la dernière... Tu es ma vraie femme, toi, Louise... l'autre, si je consens à la garder, c'est que je ne peux faire autrement... Et j'en ai assez de regret...
—Tu as tort, François! répéta Louise Tabary. En somme, j'ai pris sa place et vois combien de désagréments peut nous causer ton indiscrétion. D'abord, ne serait-ce que cela... le scandale qui va éclater sur tout le Voyage quand on connaîtra notre liaison...
—Eh! que m'importe l'opinion du monde! Je n'ai qu'une crainte, c'est que tu cesses de m'aimer... Je ne sais pas ce que tu as, mais dès que je t'approche, je suis un autre homme! Rien ne compte plus pour moi... que toi!
—Pourvu que cela dure! soupira Louise Tabary.
—Cela durera tant que tu voudras m'aimer!
—Alors... toujours! s'écria Louise, qui entoura de ses deux bras le cou de Chausserouge. Tu me sacrifies tout... Je ne veux rien te devoir!
De ce jour, Chausserouge devint l'hôte assidu de la caravane.
Il n'habita presque plus chez lui, n'apparaissant à la ménagerie qu'aux heures où sa présence y était indispensable, ou aux heures des repas.
Amélie avait compris que toute résistance était désormais impossible.
Elle se résigna, et les jours passaient sans qu'elle échangeât dix mots avec son mari.
Parfois, pourtant, ne pouvant vaincre l'insomnie, elle se levait, la nuit, jetait une mantille sur ses épaules et sans se soucier de la bise ni des intempéries, elle errait des heures au milieu du Voyage endormi, rôdant autour de la roulotte éclairée d'une pâle veilleuse, où son mari reposait aux bras de la Tabary.
Elle allait là, sans but, comprenant bien l'inanité de sa démarche, mais poussée par un irrésistible besoin de se rapprocher de l'être qui la torturait si cruellement.
Puis, elle rentrait, frissonnante et glacée, et se recouchait, serrant dans ses bras et baignant de ses larmes la petite Zézette qui dormait paisiblement.
Sa santé ne tarda pas à s'altérer; elle maigrissait visiblement; souvent elle était secouée de quintes de toux, qui lui brisaient la poitrine; ses pommettes saillantes s'empourpraient de rose, tandis que le mal donnait à ses yeux un fiévreux éclat.
Mais que lui importait la vie, maintenant qu'elle avait perdu toute espérance de joie, que son bonheur était à jamais envolé...
Elle végétait, dédaignant de se soigner, n'ayant d'autre souci désormais que la santé de sa fille qui, elle, se reprenait à vivre, puisant au contraire dans cette existence nomade, ce perpétuel changement d'air, une vigueur nouvelle, qui la faisait s'épanouir et grandir à vue d'oeil.
Bientôt pour le Voyage, ce ne fut plus un secret que la liaison du dompteur avec Louise Tabary.
La force de l'habitude aidant, Chausserouge cessa de dissimuler.
A chacun des déplacements du Voyage, une place était réservée à la gauche de la ménagerie pour l'entresort des Tabary.
N'ayant plus à se heurter aux révoltes de sa femme, le dompteur devint dans l'intimité moins brutal, presque tendre par moments même.
On eut dit qu'ayant conscience de l'indignité de sa conduite, mais n'osant y renoncer, il s'ingéniait à se la faire pardonner.
La vérité était que la résignation et les larmes muettes de la jeune femme avaient fait plus pour attendrir son coeur et exciter en lui des remords que les résistances de la première heure, auxquelles il avait répondu par la violence.
Ce fut lui qui, le premier, et avant même qu'elle eût songé à se plaindre, s'aperçut du changement qui s'était opéré chez Amélie.
—Tu souffres... tu es malade, je le vois... Il faut consulter un médecin, lui dit-il un jour que la jeune femme, secouée par de continuelles crises de toux, n'avait pas touché au déjeuner.
—Oh! c'est bien inutile... Je souffre d'un mal dont le médecin ne me guérira pas! avait répondu Amélie en hochant douloureusement la tête.
Chausserouge avait eu un geste d'impatience.
—Tout ça, c'est des bêtises! Quand on est malade, on se soigne! Tu seras bien avancée, quand tu ne pourras plus aller et qu'il te faudra garder le lit... Tandis qu'en prenant le mal à temps...
—Je te dis que ce n'est pas mon corps qui souffre.
—Je t'en prie, ne faisons pas de sentiment! Il est avéré aujourd'hui que nous nous sommes trompés tous les deux, en croyant nous aimer. La suite nous l'a bien montré. Il est clair que nous n'étions pas faits l'un pour l'autre, mais puisqu'il n'y a pas moyen de revenir là-dessus, je trouve tout à fait inutile de se faire du mal inutilement. Vivons donc en bons amis, côte à côte, le mieux possible, tout n'en ira que mieux, et au moins, nous n'aurons plus de ces tiraillements qui m'ont fait porter la main sur toi, un jour que tu m'avais exaspéré. Que diable! personne n'est parfait en ce monde! Acceptons donc l'existence telle qu'elle nous est faite, sans rechigner... Je ne t'ennuie pas...
—Pas assez! interrompit Amélie.
—Allons! pas de ces mots-là! c'est bête! Je ne t'ennuie pas, je ne te laisse manquer de rien.., tu es maîtresse chez toi. De quoi te plains-tu?
—Non! en effet, il ne me manque rien... Mais le bien-être matériel ne fait pas le bonheur... Je n'ose plus me montrer... Je sens tous les regards qui s'attachent à moi, car on sait maintenant que Louise Tabary est ta maîtresse... Tu ne prends même plus la peine de te cacher... Si je descends dans la ménagerie, j'y rencontre Jean qui, certes, ne me manque pas de respect, mais son air narquois quand il me salue de son: Bonjour, patronne! et la façon insolente dont il me suit des yeux, me font mal... C'est à peine maintenant si tu t'intéresses à ta fille... Et je sens une terreur immense m'envahir, à la pensée de ce qui adviendra pour elle... le jour où je ne serai plus là... pour l'aimer... et pour la défendre peut-être!... Pourra-t-elle si jeune—car je ne prévois pas que je puisses vivre longtemps—pourra-t-elle compter sur son père, dont l'aveuglement est tel que je désespère de le voir jamais s'arracher des griffes qui l'enserrent...
Chausserouge avait écouté cette tirade le sourcil froncé.
Il eut néanmoins un accès de franchise brutale.
—Eh bien! oui; là, j'ai peut-être tort, mais que veux-tu, j'ai trouvé chez Louise ce que je n'ai jamais trouve chez aucune femme... Oui, elle me tient... et je ne puis, quant à présent, me passer d'elle... je t'en demande pardon... mais cela ne m'empêche pas d'avoir pour toi une affection sincère... et pour Zézette donc! Tiens! veux-tu que je te dise, tu ne connais pas Louise... Elle est très bonne, au fond, elle a des remords... Elle se reproche d'être la cause de ton chagrin... Nous n'avons pas été maîtres du sentiment qui nous a rapprochés... Il ne se passe pas de jour que nous ne parlions de toi, de la petite... Elle voudrait savoir... moi aussi... quelque chose qui te fasse beaucoup... beaucoup de plaisir... pour te le donner... Voyons! désires-tu quelque chose?... quoi?
Amélie s'était levée pour ne pas éclater en sanglots. Ainsi, son mari en était là!... Tellement changé, tellement dominé par son absurde passion, qu'il n'apercevait pas, l'inconscient! l'énormité de sa proposition.
Il fallait renoncer à tout jamais à l'espoir de le reconquérir. C'est ainsi qu'il répondait à ses plaintes si pleines de résignation douloureuse... par l'offre de compensations que lui donnerait la Tabary!
—Veux-tu, lui dit-elle suffoquée par l'émotion qui l'étouffait, veux-tu?... Nous ne reparlerons plus jamais de cela... plus jamais... Tu vivras comme tu l'entendras... Je souffrirai en silence, mais je ne veux plus voir personne... je ne veux plus rien entendre...
—Comme tu voudras! dit Chausserouge, qui ne comprenait rien à l'indignation de sa femme. Seulement, tu sais, je tiens à ce que tu voies un médecin.
—Ce n'est pas la peine.
—Je le veux!
Et le soir même, il revint accompagné d'un docteur qui interrogea la jeune femme, l'ausculta longuement et laissa une ordonnance.
En sortant, il prit Chausserouge à part.
—Je n'ai pas voulu effrayer la malade, lui dit-il, mais à vous je dois la vérité. Vous m'avez appelé bien tard... Votre femme a les poumons attaqués... Elle a besoin de grands ménagements... Le climat d'ici lui est très défavorable, et si vous pouviez-la décider à faire un voyage dans le Midi... ce serait encore là la médication la plus efficace de toutes celles que je pourrais prescrire...
—Alors son état?... demanda Chausserouge effrayé.
—Est grave, je ne vous le cache pas!
Pour la première fois, Chausserouge éprouva un réel chagrin.
Si au moment du début de sa liaison, il avait cru sentir naître au fond de son coeur une sorte de haine contre sa femme, ç'avait été un sentiment factice, une crise irréfléchie causée par l'enragement de sa passion qui lui faisait considérer comme un ennemi quiconque cherchait à y faire obstacle, mais au fond de son coeur l'affection sommeillait et il avait suffi pour la réveiller de cette menace latente, du simple avertissement de l'homme de science.
Le docteur avait ajouté:
—Elle a dû beaucoup souffrir physiquement... ou moralement.
Et Chausserouge songea à l'existence qu'il avait faite à sa femme depuis les longs mois qu'il l'avait délaissée. Pour la première fois, il perçut nettement ce que sa conduite avait de répréhensible et de criminel.
C'était lui qui avait réduit sa femme à ce dernier degré de misère et il ne pensa plus qu'à une chose, lui faire oublier le passé...
Si elle devait succomber, il voulait qu'elle mourût lui ayant pardonné...
Il s'étonna lui-même de cet excès de sensibilité. Pour la première fois, il se sentit la force non pas de rompre avec Louise, mais d'apporter dans ses relations avec elle une discrétion dont lui saurait gré la pauvre Amélie, habituée à moins de ménagements...
C'est dans cet état d'esprit qu'il se rendit le soir a l'heure habituelle dans la caravane de Louise, non sans inquiétude toutefois.
Comment sa maîtresse accueillerait-elle la résolution qu'il venait de prendre?
Consentirait-elle à cette sorte de partage, elle dont l'amour s'était toujours montré si exclusif.
Dès les premiers mots que hasarda timidement le dompteur, il sentit s'envoler toute appréhension.
Louise Tabary se répandit en condoléances.
Comment! cette pauvre Amélie était si malade que cela! Oh! voilà bien ce qu'elle avait redouté dès les premiers jours! Elle allait être la cause, peut-être, de la mort de la pauvre femme! Elle ne se le pardonnerait jamais!
Pourquoi fallait-il que sa situation fausse l'empêchât d'aller la soigner, la dorloter!
Elle aurait eu tant de joie à lui faire oublier le mal qu'elle lui avait fait! Bien innocemment, hélas! et toute la faute en était à son bête de coeur, dont elle n'avait su refréner les élans!
Ah! cette idée la rendait réellement malheureuse... et elle espérait bien que François allait faire son devoir.
Et comme Chausserouge écoutait, ravi, tellement ces sentiments répondaient à ceux qu'il éprouvait personnellement, elle continua:
—Ton devoir, il est tout tracé! C'est nous qui, par notre faiblesse coupable, avons frappé au coeur la pauvre Amélie. Il ne faut pas que nous ayons à nous reprocher sa mort. Si elle doit partir, que ce ne soit pas sans que nous lui ayons prodigué toutes les consolations, tous les soins qui peuvent adoucir sa fin. A partir de ce soir, et jusqu'à nouvel ordre, je ne veux plus de toi... Ce sera pour moi un bien dur sacrifice, mais auquel mon devoir me commande de me résoudre. Ce sera aussi une épreuve... Je verrai si l'absence est capable de te faire oublier ton amie... Tu vas rester près d'elle... Le médecin recommande un voyage dans le Midi... Pars!... N'hésite pas!...
—Tu viendras avec nous!
—C'est impossible. Tu emmèneras Jean... J'espère que tu m'écriras... Les tournées en province t'ont du reste toujours réussi. Recommence l'expérience... Tu n'as qu'à y gagner, puisque, tu le vois comme moi, le métier se perd à Paris et que, quand on y fait ses frais, il faut s'estimer heureux.
—M'éloigner de toi... longtemps peut-être? Tu n'y penses pas.
—Je n'y pense que trop... De cette façon, mon ami, ajouta-t-elle tristement, tu me reviendras guéri toi-même... ou plus aimant... Il me restera alors à bénir ou à maudire cette circonstance qui m'aura donné la mesure de la sincérité et de la puissance de ton amour... Ne me fais pas d'objections... Ne me dis rien... Va-t'en et à demain!
Lorsque, le soir venu, Louise Tabary rapporta à Jean la conversation qu'elle avait eue avec son amant.
—Tu es folle! lui dit le jeune homme. Comment! Au moment où nous le tenons, tu l'éloignes! Tu le sépares volontairement de lui à l'heure même où nous sommes sur le point de devenir les véritables maîtres de la ménagerie! Je n'y comprends rien! Tu sais combien il est faible... Dès qu'il t'aura quittée, comme il faut qu'il subisse toujours l'influence de quelqu'un, il retombera sous celle d'Amélie, et alors, nisco!
Mais Louise Tabary se contenta de sourire en haussant les épaules.
—Comme tu es simple, mon pauvre garçon! Crois-tu donc que je n'ai pas tout prévu? D'abord, tu seras là et je compte bien sur toi pour ne pas lui laisser oublier qu'il reste à Paris une femme se mourant d'amour pour lui. Et quant à Amélie, la pauvre, j'ai fait assez causer François pour savoir que je n'ai dès à présent plus rien à craindre d'elle... Je me doutais un peu de tout ça... La dernière fois que je l'ai rencontrée, par hasard, elle m'a fait peur!... Une vraie gueule de papier mâché... Elle a la mort dans les os... Elle sera douce, aimable et prévenante, mais il est des satisfactions qu'elle ne lui donnera pas... des satisfactions qu'il ne pourra jamais trouver avec d'autres qu'avec moi... Si, pour mon malheur, je suis vieille déjà... l'âge m'a donné de l'expérience... Crois-moi! je sais par où il faut prendre Chausserouge, je le tiens bien!
—Mais puisque tu ne seras pas là?
—Mon absence se fera alors plus cruellement sentir... L'habitude tuera la pitié qu'il éprouve maintenant... L'existence que sa femme, toujours plus malade, lui fera, finira par lui peser... Il regrettera son départ, aspirera après son retour... Il est probable que nous ne reverrons plus Amélie... elle est déjà trop bas!... Il reviendra donc veuf, libre... La continence aura renouvelé son ardeur, qui commence à présent à s'émousser et alors... plus que jamais, il sera à nous!...
—Mais l'enfant?
—Je lui servirai de mère, répliqua Louise Tabary. Ne crains rien, mon plan est tout tracé... Et puis, continua-t-elle, pour être sûr qu'il ne nous échappera pas, je vais profiter de ses bonnes dispositions actuelles. Bien qu'il n'ait pas fait de brillantes affaires, depuis qu'il est à Paris, il a pas mal d'économies, bien placées... Je vais lui dire qu'en son absence, j'ai l'intention de donner de l'extension à mon entresort... la même extension qu'autrefois, pour faire la nique à Boyau-Rouge, mais qu'il me manque des fonds. Comme il déteste Boyau-Rouge, qui a été mon amant avant lui... j'aurai ce que je voudrai et désormais nos intérêts d'argent étant communs, il sera bien forcé de penser à moi souvent... Ce sera une sûreté de plus.
Jean Tabary regarda sa mère avec admiration.
C'était décidément une maîtresse femme et il n'y avait plus qu'à la laisser faire; quiconque se fût occupé de ses affaires n'eût jamais su en tirer un meilleur parti.
—M'man! lui dit-il en l'embrassant, à partir d'aujourd'hui, je ne fais plus rien sans te consulter!
—Contente-toi seulement de suivre les instructions que je te donnerai avant le départ de Chausserouge. Cela suffira!... Ah! surtout, sois, le plus respectueux et le plus prévenant que tu pourras pour Amélie! Elle te croira converti et elle sera la première à nous aider.
—Tu peux compter sur moi.
Amélie accueillit avec moins d'enthousiasme que Chausserouge le récit que lui fit son mari de son entretien avec Louise Tabary et des bons conseils qu'il en avait reçus.
Cette ingérence dans ses affaires ne pouvait au reste que lui déplaire, de même que cette attitude subitement sympathique lui inspirait une secrète défiance.
Elle ne put néanmoins s'élever contre un projet qui réalisait le plus cher de ses voeux.
N'était-ce pas en l'arrachant de vive force à l'influence du milieu dans lequel il vivait que le père Chausserouge avait pu une première fois ramener son fils à de meilleurs sentiments?
Mais cette fois, on emmenait Jean, et Amélie sentit que c'était assurément sur cette présence que comptait Louise Tabary.
Le fils veillerait à ce que le souvenir de la mère ne sortit pas de la mémoire du dompteur.
C'était à elle à parer à ce danger, mais, hélas! dans son état de santé, elle ne se sentait guère de force à faire oublier l'autre!
Toutefois, on prépara tout en vue d'un prochain départ. Il fut décidé que la ménagerie se mettrait en route pour le Midi, marchant à petites journées pour ne point trop fatiguer la malade, s'arrêtant dans chacune des villes où il serait possible de compter au moins sur deux ou trois représentations fructueuses.
Quelques jours avant leur départ, à l'une de leurs dernières entrevues, Louise Tabary fit part à son amant du projet qu'elle caressait d'établir sur les mêmes bases que jadis une concurrence sérieuse à Boyau-Rouge.
C'était un placement sûr, étant donné sa grande entente et sa grande expérience des affaires.
Comme elle s'y attendait, Chausserouge accéda immédiatement à son désir et il lui remit entre les mains la partie la plus importante de son fonds de réserve, pour l'appliquer à cette entreprise.
Louise promit à son nouvel associé de le tenir au courant du résultat de ses efforts et, par une belle matinée de septembre, le convoi s'ébranla, prenant ce même chemin qui, dix ans plus tôt, l'avait mené à la fortune.