A bord de la Junon
LE DÉTROIT DE MAGELLAN
Un chargement de cailloux. — Appréhensions. — La Saint-Michel. — Le cap des Vierges. — Première partie du détroit. — La Junon s’emporte. — Arrivée à Punta-Arenas. — Excursion nocturne. — Visite à M. le gouverneur. — Les Patagons. — Seconde partie du détroit. — Le cap Froward et ses environs. — Les Indiens Pêcherais. — Où peut-on mouiller ? — La baie Swallow. — En route pour les canaux.
En mer, 2 octobre.
Un des bateaux du fleuve, tout pareil au Saturno, nous a ramenés à Montevideo le 26 septembre, où nous avons retrouvé la Junon, ayant essuyé à l’ancre un pampero assez rude, tranquillement occupée à embarquer un chargement de pierres, ce qui ne laissa pas que de nous étonner un peu. Il paraît que les armateurs de la Junon, au lieu de laisser la Société des voyages diriger les opérations du navire à son gré, ainsi que cela était formellement convenu, se sont mis en tête de s’en mêler et ont manœuvré de telle façon que les négociants d’ici, ne sachant plus qui est maître du navire, se sont décidés à ne rien embarquer.
Le commandant est furieux, malgré le calme apparent qui ne l’abandonne jamais ; notre consignataire, M. Aubry de La Noï, agent de la Compagnie des Messageries, est désolé ; mais comme il faut lester le bateau pour affronter les parages antarctiques, on engouffre dans la cale à marchandises deux cents tonnes de cailloux, et l’on va partir avec cette étrange cargaison. Espérons que de pareilles tracasseries ne se renouvelleront pas, car notre voyage pourrait bien en souffrir.
Avant de nous mettre en route, nous avons réuni à bord un bon nombre des amis qui nous avaient si cordialement accueillis à notre arrivée, et je serais heureux qu’ils eussent conservé de notre modeste hospitalité un aussi bon souvenir que celui que nous garderons de leurs aimables prévenances. Je noterai aussi que nous avons eu le regret de laisser à Montevideo notre médecin, le jeune docteur Debely, atteint d’une sorte de maladie de langueur. Il va s’en retourner en France par le premier paquebot, et comme son état ne semble pas bien grave, nous avons l’espoir de le voir nous rejoindre à Panama ou à San-Francisco. Au reste, il n’y a personne de malade à bord, et nous n’avons à craindre aucune épidémie dans les parages où la Junon va se rendre.
Le 27 au matin, nous appareillons par un temps magnifique. La terre des pampas, semblable à un mince ruban de couleur indécise, disparaît à l’horizon. Dès que nous sommes au large, une brise favorable permet de déployer toutes les voiles, et nous atteignons bientôt une vitesse de plus de dix nœuds. La traversée s’annonce fort heureuse ; nous allons cependant entreprendre la partie la plus rude et la plus difficile de notre longue pérégrination. La distance qui nous sépare du détroit de Magellan est de 1,370 milles ; les côtes de l’Amérique du Sud au-dessous de la Plata sont mal connues, et à toute époque de l’année les coups de vent s’y rencontrent à de courts intervalles ; nous aurons ensuite le passage du détroit de Magellan, assez fréquenté depuis quelques années, mais où les sinistres pourtant sont nombreux. Le commandant, bien qu’ayant fait deux voyages autour du monde, n’y a jamais passé.
Enfin, on parle comme d’un rêve de la possibilité de continuer notre route par les canaux latéraux de la Patagonie, dont on dit merveille, mais qui sont encore fort incomplètement explorés.
Nous avons donc en perspective toute une série de divertissements et d’émotions maritimes. On étudie les cartes, on relit les récits des anciens voyageurs, on commence à s’intéresser aux variations du baromètre, à la couleur du ciel. Je dois avouer que nous n’avons d’ailleurs aucun fâcheux pressentiment, et les paris n’ont pas été ouverts sur la probabilité d’un accident.
Le 28 et le 29, même temps, même bonne brise. La température baisse sensiblement. Les vestons légers, les gilets ouverts, les petits chapeaux de campagne ont fait place aux houppelandes, aux tricots de toute sorte, aux bonnets fourrés.
Pour tromper la monotonie des heures, nous essayons notre adresse sur des albatros et des damiers, qui sans cesse évoluent autour du navire. Ce tir marin, qui a lieu chaque après-midi, perd beaucoup de son attrait par l’impuissance où nous sommes de recueillir les oiseaux touchés. Au reste, qu’en ferions-nous ?
Pas un navire en vue. Quelquefois, bien loin sur notre droite, une ombre à peine visible, basse, sans contours ; c’est la terre. Les heures paraissent longues ; le moment des repas est toujours attendu avec impatience, celui du sommeil revient parfois dans la journée.
Il faut absolument secouer cette torpeur, évoquer quelque gai souvenir, trouver quelque bon prétexte à distraction. Que ne sommes-nous Brésiliens ! C’est en pareille circonstance qu’on est heureux de compter sur son almanach quarante-deux fêtes nationales et carillonnées, sans parler des dimanches.
Mais le calendrier français offre aussi des ressources. Le 29 septembre, n’est-ce pas la Saint-Michel ? N’avons-nous pas un excellent camarade, le doyen des voyageurs français du bord, et qui porte ce glorieux prénom ?
Un gros chou bien vert, gracieusement entouré d’un rang de carottes du plus beau rouge, encadrées avec goût par des touffes d’oignons et de persil mélangées, tel est le bouquet qui, d’un accord unanime, lui est affectueusement, mais solennellement offert avant la fin du dîner. Souhaits, compliments, discours en prose et même en vers sont adressés à notre ami qui, tout d’abord surpris, puis ému, nous offre un punch commémoratif, auquel sont conviés tous les officiers du bord. L’élan est donné. La gaieté est revenue sur les visages.
En deux heures, on a rédigé un programme, et cette soirée improvisée se passe si joyeusement qu’avant de se séparer on décide que toutes les fêtes à venir seront soigneusement notées, et que nul n’échappera désormais aux compliments, au bouquet traditionnel… et au punch.
Dans l’après-midi du 30, nous sommes enveloppés par une brume épaisse. La mer est toujours paisible, mais les voiles sont serrées, en prévision d’une saute de vent.
Le 1er octobre, temps splendide. Nous trouvons dans ces parages redoutés le calme plat et la mer d’huile que nous avons en vain cherchés sous l’équateur. Vers dix heures, la vigie annonce : « Terre à tribord ! » C’est d’abord le cap des Trois-Pointes, puis le cap Blanc. Malgré la brume de la veille et les courants très variables qui rendent cet atterrissage assez dangereux, nous sommes exactement là où nous devons être. Cependant, c’est à une distance de six à huit milles au moins que nous contournons cette terre, car il règne tout le long de la côte des bas-fonds dont l’étendue est mal déterminée, et qui ont causé la perte de plusieurs navires. En cet endroit, les côtes de la Patagonie sont basses et d’un aspect désolé.
Le brouillard reparaît à la chute du jour. Les voiles qu’on avait établies de nouveau sont définitivement serrées, toutes les précautions contre le mauvais temps sont prises. Un incident vers dix heures du soir : six matelots ont été envoyés pour serrer le petit hunier, et, la besogne faite, ils n’ont pas reparu ; la nuit est si noire qu’on ne sait s’ils sont descendus ou non. Les coups de sifflet retentissent, pas de réponse. Seraient-ils allés se coucher avant l’heure du changement de quart ? Point. Il n’y a dans le poste de l’équipage que la bordée qui n’est pas de service. On est inquiet ; une ronde générale est faite dans le faux-pont et dans la cale : personne.
L’officier de quart imagine alors d’envoyer le capitaine d’armes explorer la mâture, où souffle une bise assez froide…, et nos matelots sont retrouvés bien abrités, roulés, endormis et ronflant dans les plis du hunier. Résultat : le reste de la nuit aux fers, et le vin retranché pour deux repas.
Il fait encore aujourd’hui fort beau temps, et nous sommes bien surpris de n’avoir pas eu le moindre coup du vent à essuyer. Demain matin, nous devons être à l’entrée du détroit de Magellan. Toutes les curiosités sont en éveil.
En vue de l’île Tamar, 5 octobre.
Nous venons de franchir le détroit et la Junon va entrer dans les canaux latéraux. Comment pourrai-je donner une idée des splendeurs sauvages que nous avons vues ? Comment retracer les péripéties de cette belle et rapide traversée, pendant laquelle, malgré le froid et les rafales, l’admiration nous a tous retenus sur le pont de notre steamer ? Je veux au moins raconter bien exactement ce qui s’est passé, dans l’espoir qu’en retrouvant mes impressions encore toutes vivaces, il en résultera un tableau, reproduction affaiblie, mais fidèle, des étranges panoramas qui viennent de défiler sous nos yeux.
La nuit du 2 au 3 octobre fut accompagnée d’un brouillard si intense qu’il fallut, pendant quelques heures, marcher à petite vitesse et faire entendre le sifflet de la machine à de très courts intervalles. Cette précaution était d’autant plus nécessaire que nous savions devoir croiser un des grands vapeurs de la Pacific Steam Navigation Company dans ces parages, et qu’une collision en pareil endroit eût été la perte certaine de l’un au moins des deux bâtiments.
Au petit jour, la brume se dissipe, nous repartons à toute vitesse, et bientôt le fameux cap des Vierges, entrée du détroit de Magellan, apparaît droit devant nous.
La marée de jusant, qui pousse la mer de l’ouest à l’est en cet endroit, et par conséquent arrête la marche des navires venant du large, était alors dans toute sa force ; faisant une route oblique dans la direction du sud-est, la Junon passe en dehors des bancs qui s’étendent jusqu’à cinq ou six milles du cap des Vierges, les contourne, et pendant ce temps la force du courant diminue, car la marée de flot qui doit favoriser notre entrée ne tardera pas à s’établir.
Nous nous intéressons d’autant plus à ces détails de navigation que, dans une conférence toute récente, le commandant nous a expliqué, la carte en main, quelles étaient les particularités de notre voyage dans le détroit. Son intention était d’y entrer avec la marée favorable et de marcher toute la journée le plus vite possible, afin d’atteindre avant la nuit le mouillage de Punta-Arenas, que les Anglais, les plus grands débaptiseurs du monde, s’entêtent à appeler Sandy-Point ; pourquoi pas English-Point ? ce serait bien plus flatteur pour leur amour-propre.
A huit heures du matin, nous avons franchi les dangers extérieurs de l’entrée, le courant est à peu près nul, la vitesse est réglée à dix nœuds, et nous nous dirigeons hardiment vers le passage étroit qu’on nomme le premier goulet.
Il fait toujours beau et la température est supportable ; nous sommes enchantés de faire connaissance avec un des coins les plus ignorés du monde, mais les beautés de la nature nous laissent assez froids. A notre gauche, la terre est à peine visible, et son nom de Terre-de-Feu[5] ne suffit pas à enflammer notre enthousiasme. A droite, la côte, que nous laissons à quatre milles environ, est d’un jaune brun, sans trace de végétation, sans accident de terrain remarquable. Tout l’intérêt se concentre dans la navigation elle-même. Le passage, qui paraît fort large, est semé de hauts-fonds dangereux qu’il faut beaucoup d’attention pour éviter, surtout en approchant du goulet, car on ne le voit bien qu’au moment de s’y engager. Une des bouées marquées sur la carte n’est plus en place. Heureusement, les points un peu saillants ont été reconnus, nous inclinons légèrement notre route sur bâbord, et nous voilà au milieu du premier goulet.
[5] Les premiers navigateurs qui tentèrent le passage du cap Horn aperçurent plusieurs volcans, aujourd’hui éteints, sur les îles voisines : de là le nom de Terre-de-Feu.
Il est midi. Un fort courant marche avec nous. Ce n’est plus une vitesse de dix nœuds qu’a la Junon, mais bien de quatorze nœuds et plus. Les falaises à pic qui bordent les rives ont bientôt disparu, et nous entrons dans un second bassin de forme elliptique, semé de quelques bancs laissant entre eux un large et facile passage. La physionomie du pays est à peu près la même, cependant moins aride. Les falaises, toujours assez basses, sont couronnées de plaines à peine ondulées ; quelquefois nous passons devant de simples plages sablonneuses, dont la pente presque insensible semble se continuer sous les eaux. Par tribord, c’est l’extrémité méridionale des vastes pampas, qui s’étendent ainsi depuis le pays des palmiers jusqu’à celui des glaces éternelles ! Mais où ai-je vu quelques-uns de ces aspects ? En traversant les steppes de la Hongrie, sur les bords du Danube, entre Pesth et Belgrade.
Un promontoire, qu’on nomme le cap Gregory, marque l’entrée du second goulet, un peu plus large que le premier. Nous le franchissons en une demi-heure ; la violence du courant est devenue très grande, et le commandant fait mettre deux hommes de plus à la barre du gouvernail. A la sortie du second goulet (il est trois heures et demie), un passage difficile se présente. Le détroit en ce point a bien dix milles de large, mais il est barré par un groupe d’îles, entourées de récifs, auprès desquels les courants portent dans des directions variées. Plusieurs routes existent pour passer entre ces dangers ; nous choisissons celle qui est connue sous le nom de chenal de la Reine, et qui longe de très près l’île de Sainte-Élisabeth. En ce moment, nous nous dirigeons vers le sud, ayant à notre droite le massif de la grande presqu’île de Brunswick, qui s’enfonce comme un coin dans la Terre-de-Feu et donne à la forme générale du détroit de Magellan celle d’un gigantesque V majuscule.
A quatre heures et demie, les îles, les récifs sont derrière nous ; il ne reste plus que dix milles à faire pour atteindre le mouillage ; l’ordre est donné de ralentir, le commandant descend de la passerelle, et nous allons tous dîner avec un appétit qu’excuse suffisamment notre station de toute la journée sur le pont, et notre satisfaction d’avoir si heureusement commencé cette traversée délicate.
Le soleil était déjà caché derrière de hautes collines boisées, lorsque nous arrivâmes à Punta-Arenas, capitale de la Patagonie chilienne… ou argentine, puisque le différend n’a pas encore été tranché, mais plutôt chilienne, puisque le Chili en a pris possession, qu’une corvette chilienne y tient station, qu’un médecin chilien a bien voulu déclarer officiellement que nous n’avions aucune maladie contagieuse, ce qui nous a permis de faire une visite au gouverneur de la localité, qui aurait pu être Chilien aussi, mais qui préférait être Anglais, ce qui est un point sur lequel je ne disputerai pas.
La Junon doit appareiller le lendemain à l’aube ; aussi, malgré la nuit noire et le froid vif, tout le monde se précipite dans les canots pour fouler la terre patagonienne. On espère vaguement voir quelques-uns de ces sauvages géants décrits dans les récits des premiers explorateurs et contestés par notre siècle prosaïque. On a aussi quelque curiosité à l’égard du dernier établissement civilisé au sud du monde. L’officier de la santé a promis son canot pour le retour des retardataires. En route !
Nous abordons dans l’obscurité au pied d’un petit môle, sur lequel nous grimpons en nous aidant d’un escalier dépourvu de la plupart de ses marches. Arrivés sur la plate-forme, nous trébuchons à travers les rails d’un chemin de fer, qui doit conduire, je pense, à un dépôt de charbon. Décidément, le progrès ne laisse ici rien à désirer, qu’un peu d’éclairage des voies publiques. Pendant que nos marins s’en vont par groupes se… réchauffer dans une petite maison basse où nombre de flacons scintillent sous les feux d’une lampe à pétrole, nous nous avançons à travers « la capitale. » Nous arpentons deux rues, peut-être bien les seules, absolument désertes, bordées çà et là de maisons en bois, composées d’un simple rez-de-chaussée. Voici une église, toute petite, plus que modeste et en bois comme les autres constructions ; voici enfin la maison du gouverneur, auquel nous sommes autorisés à présenter nos hommages.
Le colonel Dickson, de l’armée chilienne, nous reçoit avec la plus parfaite bonne grâce, quoique par notre grand nombre nous soyons peut-être un peu gênants. Il ne paraît pas, en tout cas, s’en apercevoir. Comme il parle fort bien le français, l’anglais et l’allemand, la conversation est des plus faciles ; quelques tasses de thé bien chaud, quelques verres de vieux vin circulent, et le brave gouverneur semble enchanté de la bonne idée que nous avons eue de venir le voir.
En un instant, il est assailli de questions. Voici ce que j’ai appris ce jour-là, au sujet des fameux Patagons, objets de notre légitime curiosité.
Il n’y a pas un seul Patagon à Punta-Arenas, mais on en voit deux ou trois fois par an, le plus souvent en été ; or, nous sommes à la fin de l’hiver. Poussés par la nécessité, ils viennent, au nombre d’une cinquantaine environ, échanger des dépouilles de guanaque, d’autruche, de puma et de renard contre de l’eau-de-vie, du tabac, des couvertures et des vêtements. Hommes et femmes sont, il est vrai, d’une taille au-dessus de la moyenne, mais qui n’a rien d’extraordinaire. Le corps est bien proportionné, et les pieds, que l’on dit souvent être énormes, sont simplement en rapport avec la taille. Magellan, qui leur donna ce nom de Patagons, à cause de la grandeur de leurs pieds, ne les vit pas sans doute de bien près, sans quoi il eût remarqué que c’étaient les peaux de bête roulées dont ils se servaient en guise de souliers qui leur donnaient cette apparence bizarre. Les navigateurs qui vinrent après lui en firent des récits non seulement exagérés, mais fréquemment contradictoires.
Les Patagons qui occupent cette partie du pays, la plus méridionale du monde habité, appartiennent à la race des Indiens Tehuelches. Ils ont quelques coutumes étranges, dont l’une des plus originales est l’extrême importance qu’ils accordent à la manière d’ensevelir leurs morts. Ils croient nécessaire que le corps du défunt soit placé exactement dans la même position qu’il occupait… avant sa naissance, et s’ils craignent que la rigidité cadavérique ne s’empare trop rapidement du sujet, ils n’hésitent pas à commencer l’ensevelissement avant qu’il ait rendu le dernier soupir. On plie avec soin le moribond, de manière que son menton touche à ses genoux et qu’il occupe le moindre espace possible ; c’est là le principal ; ensuite on le coud bien serré dans un cuir frais, qui doit se resserrer davantage en se desséchant, et on le dépose dans le sable, à une très faible profondeur, avec ses armes et quelques aliments.
Je n’ai pu avoir aucun renseignement positif sur la religion des Patagons, et il y a apparence qu’ils n’en professent aucune, malgré l’idée du grand voyage indiquée par le soin de placer de la nourriture à la portée du mort. Quelques voyageurs prétendent cependant qu’ils adorent le soleil, contrairement aux indigènes de la Terre-de-Feu, qui adoraient la lune.
Le chiffre des Indiens Patagons répandus sur tout le territoire n’est pas exactement connu. A Punta-Arenas, on estime qu’il n’y en a pas plus de quatre ou cinq mille en tout. Ce qui paraît à peu près certain, c’est que les Patagons ainsi que les Indiens Pampas, et très probablement les Araucans, sont destinés à disparaître et non à se fondre dans les races nouvelles qui peuplent le continent sud-américain.
Le Chili a fait de Punta-Arenas un pénitencier, tenu assez sévèrement et gardé par un navire de guerre, depuis qu’une révolte des convicts, suivie d’un pillage en règle de la petite ville, a invité le gouvernement à prendre des mesures de précaution sérieuses. La population de cette pauvre colonie est de douze cents âmes environ et, malgré les louables efforts du gouvernement chilien, il est douteux qu’elle puisse jamais prendre un développement de quelque importance. D’ailleurs, le percement de l’isthme de Panama, qui aura lieu tôt ou tard, détruira bien vite tous les établissements qui pourront exister dans le détroit et rendra pour jamais ces mornes rivages à l’éternelle solitude.
Notre rentrée à bord fut une véritable odyssée. Comme on devait appareiller le lendemain matin à quatre heures et que l’équipage était fatigué, il avait été convenu que la Junon n’enverrait pas d’embarcation pour prendre les retardataires. Sauf les deux veilleurs de quart, tout notre monde dormait donc profondément dans son hamac ou dans sa couchette, lorsque nous nous présentâmes sur le petit môle décrépit. Nous cherchons le canot que le capitaine du port avait mis, tout à l’heure, si obligeamment à nos ordres. Point de canot. Il fait un froid de loup ; une bise glaciale qui vient de caresser les cimes neigeuses de la Terre-de-Feu souffle à nos oreilles ; la perspective d’une nuit de faction sur cette plage n’a rien de réjouissant. Nous commençons par donner au diable les Chiliens, la colonie, les Patagons, Magellan et la Junon elle-même, ce qui nous réchauffe un peu ; puis, revenant à des sentiments plus pratiques, nous lançons dans l’espace des appels à toute volée.
Au bout de quelques minutes, nous voyons un fanal qui s’en va de l’avant à l’arrière. L’espoir renaît dans nos cœurs ; nous redoublons nos hurlements désespérés…; le fanal s’arrête et descend dans une embarcation qui vient à nous, vigoureusement nagée. Hourra pour les braves marins ! Non, trois fois, cent fois hourra ! car ce sont quatre de nos camarades qui, n’ayant pas pris sur eux de faire réveiller le commandant pour demander qu’il donne l’ordre de nous envoyer une embarcation, ont obtenu de l’officier de quart la permission de venir nous chercher eux-mêmes.
Nous embarquons après avoir déposé dans le fond du canot deux marins restés « à la traîne », qu’un ancien de l’expédition Pertuiset, devenu cabaretier, a impitoyablement grisés. A minuit et demi, gelés, transis et trempés, nous gravissions l’échelle de coupée,
qu’on ne nous prendrait plus à compter sur les promesses espagnoles, faites de bonne foi, sans doute, mais oubliées de même.
Le lendemain, avant le jour, le cliquetis sonore du guindeau à vapeur nous avertissait que la Junon reprenait sa route. La curiosité l’emportant sur le besoin de sommeil, nous voilà tous bientôt sur le pont, emmitouflés, encapuchonnés comme des Groenlandais. La précaution n’était pas inutile, car pendant la nuit le temps était devenu sombre et très froid. De gros nuages roulent dans toute l’étendue du ciel et donnent une teinte noire aux eaux glacées du détroit. Nous descendons très rapidement le long de la côte de la presqu’île de Brunswick, à une distance de quelques centaines de mètres. Une petite baie s’ouvre à trente milles au sud de Punta-Arenas ; elle est connue sous le nom de Port-Famine. C’est là que le célèbre navigateur espagnol Sarmiento s’établit, en 1581, avec quatre cents émigrants. Six ans après, la colonie avait cessé d’exister ; presque tous étaient morts de faim. Sur les ruines de Port-Famine, les capitaines anglais King et Fitz-Roy, auxquels on doit les premiers travaux hydrographiques sérieux du détroit, avaient établi leur observatoire.
Le paysage a complètement changé. A mesure que nous avançons, les côtes s’élèvent de plus en plus ; celle de la Terre-de-Feu, que nous avons à notre gauche, présente l’aspect d’un immense massif de montagnes à demi noyé dans un déluge qui menace de l’engloutir ; la mer, pénétrant dans les gorges, les cols, les crevasses, découpe une quantité de canaux, de presqu’îles, d’îles et de golfes. Plus de falaises basses, plus de plages ; tout est confondu dans un chaos de pics aigus, de collines éventrées, de promontoires déchiquetés, s’entassant les uns sur les autres, et tous les sommets un peu élevés sont couronnés d’une nappe de neige éblouissante et immaculée.
Nous avons, en suivant la côte, incliné notre route du sud vers l’ouest ; le passage devient plus étroit.
A huit heures du matin, nous avons devant nous, et tout près, un énorme rocher, dont le flanc tombe à pic dans la mer d’une hauteur de plus de trois cents mètres. C’est le cap Froward, c’est l’extrémité méridionale du continent américain[6]. Au même instant, un grain d’une violence extrême fond sur nous, des rafales de grésil et de neige nous fouettent brutalement au visage. Peu importe ! Nous avons sous les yeux un si grandiose panorama que toutes les tempêtes de l’océan austral ne nous feraient pas lâcher pied. Nous restons cramponnés aux barres du gaillard d’avant, ne nous lassant pas de regarder.
[6] Latitude : 53° 54′ sud.
Partout la couleur est sévère et la forme audacieuse. Le cap Froward surgit du fond des eaux avec une incomparable majesté ; ses flancs rudes, noirs et nus, ses proportions colossales, font penser à l’un des rois géants des peuples préhistoriques. Autour de lui, la nature a pris un aspect sauvage, presque terrible ; c’est un enchevêtrement de montagnes aux versants abrupts, aux contours bizarres, de vallées, de cratères, de précipices. Les tons sont durs, les ombres sont noires ; l’œil a peine à suivre la perspective de ces plans qui semblent se heurter plutôt que se succéder dans les lointains. Là où les nuages laissent une trouée, la blancheur éclatante des neiges se confond avec la blancheur du ciel, et les profils des hauteurs prennent quelque chose de fantastique. Tout cela forme comme un immense décor où le pinceau d’un homme de génie aurait voulu représenter un paysage extra-terrestre ; cela ne ressemble à rien de ce que nous avons vu, ni à rien de ce que nous avons imaginé, et l’impression qui se dégage de cet ensemble, dont les mots « imposant, magnifique, superbe » ne donnent aucune idée, est la plus profonde que j’aie éprouvée en face des œuvres de la nature.
Nous passons au milieu des rafales, qui soufflent par moments avec une telle furie qu’elles menacent de déferler les voiles, cependant soigneusement rabantées. Le point le plus sud de notre voyage est franchi. Notre route est maintenant à l’ouest, et bientôt, tout en suivant les sinuosités du détroit, elle s’infléchira vers le nord.
La végétation a commencé à se montrer. Ce ne sont pas quelques bouquets de lichens rabougris, ou quelques arbrisseaux clairsemés, mais de véritables forêts, touffues, impénétrables, de hêtres antarctiques, qui escaladent les pentes rugueuses des ravins. Cet arbre est, je crois, le seul qui se montre dans ces parages ; il est peu élevé, le tronc est mince, court, droit et d’une couleur claire, parfois aussi blanche que l’écorce du bouleau. Plus nous avançons et plus le pays est boisé. Les côtes sont partout escarpées et, sur notre gauche, du côté de la Terre-de-Feu, nous laissent entrevoir dans leurs découpures compliquées des canaux de toute forme, de toute grandeur se dirigeant vers le sud.
Vers midi, la Junon, poursuivant sa course à toute vitesse, atteint les parties les plus resserrées du détroit ; c’est d’abord l’English Reach, qui commence aux îles Charles, et ensuite le Crooked Reach (canal crochu), dont l’entrée, barrée par l’énorme pic Thornton, semble ne laisser aucun passage aux navires.
Le vent est toujours très inégal et par moments très fort ; mais notre attention est trop retenue par les austères beautés du paysage pour que nous songions à nous occuper des manœuvres. Nous traversons ainsi une suite de grands lacs toujours bordés de montagnes presque à pic, dépouillées d’arbres à la moitié de leur hauteur et séparées par de profonds ravins. De tous côtés, nous sommes enveloppés par un horizon d’autres montagnes beaucoup plus élevées, couvertes de neige, souvent reliées entre elles par d’immenses glaciers. A deux reprises différentes nous avons aperçu de la fumée sur les rives de la Terre-de-Feu. Quelques silhouettes noires se détachaient autour des foyers. Ce sont des campements de Feugiens.
Tout à coup, une exclamation retentit : « Canot à l’avant ! » En effet, à la distance d’un kilomètre, on aperçoit une pirogue d’indigènes ; ils se tiennent au large et nous attendent évidemment au passage, s’agitant beaucoup et poussant des cris auxquels, bien entendu, nous ne comprenons absolument rien. On stoppe et on leur lance une amarre ; mais la Junon ne s’arrête pas court comme un cheval arabe ; la vitesse acquise et la force du courant nous entraînent encore, le vent nous fait dériver sur la côte, qui n’est pas bien loin. « Tribord toute ! Machine en avant ! » Les Feugiens lâchent la corde et manquent de chavirer. Nous voilà repartis. Cependant, j’ai eu le temps de les voir, et je puis vous assurer que j’ai vu des sauvages, de vrais sauvages, aussi laids et aussi peu vêtus qu’on peut le désirer. La pirogue, faite d’écorce, doublée de cuir, était montée par quatre individus, dont deux femmes, tous entièrement nus, sauf une peau jetée sur les épaules et couvrant pudiquement une partie de leur dos. Ces pauvres êtres agitaient des fourrures, qui m’ont paru être de la loutre et que, sans doute, ils voulaient échanger avec nous. Il y avait encore dans la pirogue deux chiens, dont l’un d’assez grande taille, au museau pointu. A l’avant, un feu était allumé sur un lit de gravier. Tels sont les Indiens de la Terre-de-Feu, nommés Pêcherais, parce qu’ils ne vivent guère que dans leurs bateaux et qu’ils s’alimentent presque exclusivement du poisson qu’ils prennent dans les baies et les passages du détroit.
Le ciel s’est un peu éclairci. Nous entrons dans le Long Reach. Le vent a tourné sur notre droite et souffle grande brise de nord-nord-est. Il est cinq heures au moment où nous entendons le commandement traditionnel : « Chacun à son poste pour le mouillage ! » — Où cela, le mouillage ? Nous sommes entre deux murailles escarpées ; pas la moindre crique en vue. Le commandant lorgne à notre gauche avec beaucoup d’attention ; je lorgne aussi, mais je ne vois rien du tout. Soudain, la Junon lance de ce côté, se dirigeant droit sur la terre, puis revient sur tribord et, décrivant un 8 dans la largeur du canal, en s’aidant des focs et de la grande voile goélette, remet le cap plus obliquement sur cette même terre. A mesure que nous approchons, il nous semble découvrir quelque chose comme une fente entre les montagnes ; nous voici engagés dans un étroit passage entre la haute terre et une ligne de petits rochers qui, tout à l’heure, se confondaient avec la côte. Une roche à fleur d’eau est devant nous ; on la contourne à quelques mètres et nous nous trouvons tout au fond d’une colossale cuvette, au milieu de laquelle nous laissons tomber l’ancre. Ici, point de rafales, pas même de clapotis ; quelques rides à la surface d’une eau calme, claire et profonde.
Nous sommes à l’abri pour la nuit, et comme il reste encore trois quarts d’heure de soleil, nous sautons dans les canots pour aller à terre pêcher des moules et tirer des canards.
L’endroit où nous avons pénétré si hardiment et si heureusement se nomme la baie Swallow (hirondelle), du nom du navire que montait le capitaine Carteret, lorsqu’il la découvrit. C’est, paraît-il, le meilleur mouillage du détroit ; mais il faut bien prendre ses mesures avant d’y entrer et regarder si quelque autre navire n’y est déjà, car il y a bien juste la place pour un bâtiment de notre taille.
L’endroit où nous débarquons est assez étrange, mais n’a pas cet aspect désolé qu’on pourrait supposer à une terre nommée Terre-de-la-Désolation. Aucun être humain, il est vrai ; en revanche, une végétation assez abondante, absolument vierge, où le hêtre antarctique, que nous avons reconnu du bord, domine, entremêlé de houx et de canneliers, tout cela réparti par petits bouquets et disséminé au hasard. La terre, recouverte d’une accumulation de végétaux parasites, est bossuée çà et là par de nombreux rochers grisâtres. Nous enfonçons parfois jusqu’à mi-jambe dans un sol que la fonte des neiges a presque partout détrempé ; sautant de pierre en pierre, pour éviter ces crevasses marécageuses, nous atteignons bientôt le pied des collines granitiques qui se dressent en amphithéâtre tout autour de la petite baie.
L’ascension est commencée. Ma mémoire évoque, je ne sais pourquoi, le souvenir du Corcovado, et, en regardant cette nature austère qui m’environne, il me faut un effort de raison pour comprendre comment, en si peu de temps, j’ai pu me trouver transporté dans ce milieu si différent, si opposé, qui me semble appartenir à un autre monde.
Quand nous avons gravi une centaine de mètres, notre regard embrasse alors toute la baie. Par un heureux hasard, le temps, assez sombre pendant la journée, s’est éclairci ; le ciel est très pur, et le soleil, à son déclin, colore de reflets rose pâle les versants et les glaciers des hautes montagnes de l’autre rive du détroit. Le vent, qui ne s’est pas calmé, fait encore moutonner les eaux où nous naviguions il y a une heure, mais ici, tout est d’un calme parfait. Notre blanche Junon semble endormie au milieu de ce lac paisible ; c’est à peine si le souffle d’une légère brise agite son pavillon, dont la nymphe d’une cascade voisine ignore peut-être les couleurs.
Je n’ai pas voulu monter plus haut, et je ne suis redescendu qu’en voyant mes compagnons, chargés d’oies et de canards (j’allais ajouter sauvages), se diriger vers le point où les canots nous attendaient. L’une de nos embarcations, dans laquelle les marins avaient entassé plusieurs milliers de moules gigantesques, longues comme la main, recueillies sur les roches de la côte, eut toutes les peines du monde à démarrer.
Ce matin, à cinq heures, nous sortions sans encombre du havre Swallow et nous dirigions vers la sortie du détroit. Bien que le temps ne soit pas mauvais au large, le commandant, à notre grande joie, s’est décidé à continuer sa route par les canaux latéraux des côtes de la Patagonie. Quand nous en serons sortis (si nous en sortons), je vous dirai mon impression sur ces parages presque inconnus, visités, à de rares intervalles, par quelques navires de guerre, et dont les beautés égalent, dit-on, si elles ne les surpassent, celles du détroit de Magellan.