A bord de la Junon
LES CANAUX LATÉRAUX DES COTES DE LA PATAGONIE
Où sont les canaux latéraux ? — L’ancienne navigation. — Un canot de sauvages. — La baie de l’Isthme. — Les Pêcherais à bord de la Junon. — Mouillage et excursion à Puerto-Bueno. — Le lac d’Aunet. — Les glaces flottantes. — Le havre Grappler. — Passage du Goulet anglais. — Sortie des canaux.
En mer, 9 octobre.
Veni, vidi, vici. Nous sommes venus, nous avons vu et nous avons vaincu… sans la moindre appréhension, les difficultés de notre passage dans les canaux. J’exagère un peu, car la journée d’hier a été assez rude ; mais ne commençons pas par la fin.
Ayez la bonté de prendre un atlas, ou de rassembler les souvenirs de vos études géographiques, afin que je puisse vous montrer ces fameux canaux, où je vous souhaite, si jamais vous y passez, ce qui est peu probable, de faire une traversée aussi heureuse et aussi agréable que la nôtre.
Vous voyez bien, tout en bas de la carte, à la pointe de l’Amérique du Sud, le détroit de Magellan, qui sépare la Terre-de-Feu, les îles de la Désolation et quelques autres archipels, tout déchiquetés, du grand continent américain. Nous y sommes entrés par l’est, c’est-à-dire par l’océan Atlantique, et rien n’était plus simple, au sortir du Long Reach, le passage étant de plus en plus large, que de continuer tout droit notre route au nord-ouest et d’entrer dans l’océan Pacifique.
C’est ce que tout le monde fait, mais nous n’avons pas voulu faire comme tout le monde. Regardez, s’il vous plaît, la côte américaine à partir de la sortie du détroit et en remontant vers le nord. Depuis le 53e degré de latitude jusqu’au 47e, sur une longueur de cent cinquante lieues terrestres, vous voyez une multitude d’îles et d’îlots de toute forme, de toute grandeur, pressés contre la côte : c’est l’archipel de la Reine-Adélaïde, les îles de Hanovre, Chatham, l’archipel de la Mère-de-Dieu, la grande île Wellington, entourée de rochers plus ou moins étendus, avec une profusion de petits bras de mer, de petites criques, de petits détroits à n’en plus finir… et tout cela se subdivise en un nombre infini d’accidents géographiques, qui lasseront encore pendant longtemps la patience des plus obstinés géographes.
Le problème à résoudre est de s’engager là dedans par un bout et de ressortir par l’autre. C’est un jeu, tout comme le baguenaudier ou la célèbre question romaine ; seulement, comme les roches sont aussi dures là que partout ailleurs, qu’il n’y a aucun établissement de radoub, même en projet, qu’il ne passe à peu près personne dans ce curieux labyrinthe et que les habitants en sont anthropophages, c’est un jeu dont la mise est un peu chère : il est indispensable de n’y point perdre.
Je me hâte de dire que le « secret » est connu. Les cartes sont fort incomplètes, mais une ligne sinueuse, tracée au travers de ce fouillis, indique la route à suivre. C’est au bateau à se « débrouiller » (expression toute maritime), pour ne pas passer à droite quand il faut passer à gauche, veiller la force des courants afin de ne point dévier, ne jamais prendre un îlot, un golfe ou une pointe pour une autre, calculer sa vitesse pour tourner quand il faut, pas trop tôt, pas trop tard ; s’arranger de manière à atteindre une petite baie chaque soir pour y passer la nuit, n’en pas manquer l’entrée et mouiller au bon endroit. Ce n’est pas plus difficile que cela.
Moyennant quoi, si vous avez beau temps, ce qui est fort rare, je vous garantis la plus heureuse et la plus intéressante des traversées.
On se demande comment des navires à voiles ont pu, dans le bon vieux temps, se hasarder à naviguer au milieu de tant de dangers. Je pourrais vous dire, d’abord, que dans ce temps-là on avait l’espoir de découvrir quelque chose ; on ne l’a plus guère à notre époque, et puis, autant par habitude que par impuissance, on ne vivait pas à la vapeur (je dis cela aussi au figuré) comme on le fait aujourd’hui.
Vous nous avez vus franchir le détroit de Magellan en deux jours et quelques heures, et nous aurions pu y mettre moins de temps, si nous avions été dans la saison des longs jours. Voulez-vous savoir ce qu’il fallait à nos pères pour accomplir le même trajet ? Voici des chiffres :
Magellan, ou plus correctement Magalhaens, officier portugais, passé au service de l’Espagne, avec cinq navires montés par 236 hommes, découvrit le détroit, et le franchit en 30 jours, Thomas Cavendish, en 1587, mit 33 jours, le commodore Byron, en 1764, mit 51 jours, Carteret, sur le Swallow, qui cependant avait fait partie de l’expédition de Byron, passa 84 jours dans le détroit, et l’illustre Bougainville, avec les frégates la Boudeuse et l’Étoile, en 1767, contrarié par les vents contraires, fit sa traversée en 52 jours, dont 40 furent employés à parcourir une distance de 180 milles ou 60 lieues, représentant la moitié du chemin.
On cite, comme une exception tout à fait remarquable, le voyage de la frégate anglaise Fishguard, qui passa sous voiles de l’est à l’ouest en 17 jours.
Voilà comme naviguaient nos aïeux, et au prix de quelle patience ils ont acquis la gloire de nous montrer la route dans ces parages que nous prenons à peine le temps de regarder.
Aujourd’hui, les navires à voiles ne passent plus jamais par le détroit, et la traversée de l’est à l’ouest est considérée pour eux comme impraticable. Au contraire, un navire à vapeur, quoique à peu près certain de recevoir au moins un coup de vent, s’il est solide et bien dirigé, passera en deux, trois ou quatre jours, quand même, et presque sans ralentir sa vitesse, ce que nous avons une fois de plus démontré.
Le 5 octobre, vers midi, la Junon, laissant à sa gauche la pointe sud de l’île Sainte-Élisabeth et le pic Sainte-Anne, très élevé, pointu et à arêtes absolument droites, s’engageait dans le canal Smith, qui est la partie la plus méridionale des canaux latéraux. Depuis le matin, nous avions été, comme la veille, battus par une forte brise du nord-est, à rafales ; mais dès que nous fûmes dans les passages resserrés, à l’abri des hautes collines situées à notre droite, nous retrouvâmes un calme presque parfait.
A partir de ce moment, les surprises succèdent aux surprises. Le caractère des paysages qui défilent sous nos yeux est extrêmement varié, mais n’a plus la sévérité austère de ceux du détroit. Le décor change à chaque instant ; nous naviguons sur une suite de petits lacs encaissés entre des collines couvertes de verdure et parsemés d’îlots, de rochers, qui se cachent et se démasquent tour à tour à mesure que la Junon les contourne. La largeur du canal n’est pas bien grande ; cependant nous filons à toute vitesse, pour rester maîtres du courant. Il n’y a plus de route à la boussole (au compas, comme disent les marins), l’œil est seul juge de la direction du navire. La barre est continuellement en mouvement, et c’est plaisir de voir notre grand steamer se lancer à droite ou à gauche, faisant parfois plus d’un demi-cercle pour tourner autour d’une pointe, éviter une île placée au beau milieu de sa route et repartir tout droit devant lui, jusqu’à ce qu’un nouvel obstacle l’oblige à se déranger encore.
Chacun de nous cherche dans ses souvenirs quelque ressemblance avec ce que nous voyons : « Voici un paysage des Alpes !… Tenez, maintenant, c’est le Jura ! » M. de Saint-Clair, qui a longtemps habité Glascow, prétend que rien ne rappelle mieux l’Écosse !… Un autre nomme un des plus jolis sites des bords du Rhin… Le froid est assez rude, mais nous nous amusons réellement trop pour avoir la pensée de quitter la dunette ; les plus braves sont juchés sur le gaillard d’avant et à chaque tournant de route cherchent à deviner par où on va passer. En effet, il nous semble être continuellement au centre d’un cercle étroit, et l’œil ne distingue pas les coupures qui nous permettront d’en sortir.
Vers quatre heures, la vigie signale un point noir par le bossoir de tribord. Une minute après, et comme une traînée de poudre, éclatent de l’avant à l’arrière les cris : « Un canot ! un canot ! » Tout le monde est aux bastingages, à regarder. C’est encore une pirogue de Pêcherais. Nous stoppons. Cette fois, comme la mer est très calme, les indigènes peuvent se haler sur l’amarre qu’on leur a jetée, et nous restons quelques minutes courant doucement sur notre vitesse acquise ; pendant qu’on fait les échanges les plus baroques avec ces malheureux, croquons le tableau :
La pirogue, d’à peu près vingt pieds de long, est construite en planches grossièrement équarries, reliées et soutenues entre elles par des branches courbées en demi-cercle ; le tout retenu par des cordes en boyau. Elle est manœuvrée, non par des pagaies, comme l’embarcation que nous avons vue dans le détroit, mais par de longs avirons, formés de deux pièces. Il y a là une douzaine de personnes : six hommes, trois femmes et quelques marmots. Je remarque un vieux Pêcherais, le grand-père sans doute, ridé et amaigri, dont les cheveux cependant sont aussi noirs, aussi raides, aussi épais et aussi longs que ceux des autres. Hommes et femmes ont le même type. Les femmes paraissent plus laides, mais je pense que c’est parce qu’elles le sont autant, ce à quoi nous ne sommes pas habitués. La peau est rouge brique, ou peu s’en faut ; la face est ronde, grosse, aplatie, le front bas, mais assez large. Comme presque toutes les races d’Indiens, ils ont les yeux noirs, les pommettes saillantes, les lèvres un peu fortes et de belles dents.
Deux des femmes, qui sont jeunes, ont la gorge assez forte, mais déjà déformée. Quant à la vieille, elle est horrible à voir ; Macbeth n’a jamais entrevu pareille sorcière. Les enfants sont dans le fond de la pirogue, accroupis devant un feu de bois sec, qu’ils tisonnent avec beaucoup de sérieux, et ne paraissent faire aucune attention à nous. Cela m’a surpris. En revanche, trois chiens au profil de renard, groupés à l’avant du bateau, nous examinent avec curiosité.
Tout ce monde est absolument nu. Femmes, hommes et enfants n’ont pour costume qu’une peau de bête, jetée sur le dos.
Je reparlerai de ces pauvres diables de cannibales, car nous avons eu le plaisir de les revoir. Ils ne purent cette fois rester que fort peu de temps le long du bord, mais cela leur suffit pour conclure quelques opérations commerciales avec nous. L’article d’exportation le plus demandé était le tabac ; l’importation, très variée, comprenait des peaux de loutre, des flèches, des colliers de coquilles, produits d’une industrie plus qu’élémentaire.
L’un de nous voulait absolument acquérir un petit objet brillant, pendu au cou de l’un de ces sauvages ; mais celui-ci ne voulait s’en démunir à aucun prix ; un paquet de tabac, deux, trois ne parvenaient pas à le décider ; enfin quatre paquets, toute une fortune, triomphèrent de sa résistance au moment où la pirogue se détachait. Notre ami saisit son trésor avec émotion… C’était un bouton de culotte de fabrique anglaise.
Nous repartons à toute vitesse, et, vers cinq heures du soir, la Junon fait son entrée dans un petit havre, connu sous le nom de baie de l’Isthme. Là, comme dans la baie Swallow et comme dans les deux autres mouillages que nous avons pris avant de sortir des canaux, il y a la place d’abriter un navire assez grand, mais un seul.
Il est convenu maintenant que, grâce aux progrès de la civilisation, tous les points du globe sont devenus quasiment des faubourgs de Paris, et que de magnifiques steamers transportent avec la plus entière sécurité et le plus splendide confortable les touristes et les commis voyageurs. On admet généralement aussi que les parages jadis inconnus sont sillonnés de nombreux navires, que toutes les côtes sont exactement relevées et toutes les cartes excellentes. Je crois m’apercevoir que ce sont là de purs préjugés, et en ce qui concerne le magnifique passage où nous nous trouvons en ce moment, je puis vous assurer que c’est une curiosité qui attire fort peu de curieux.
Je n’en veux d’autre preuve que la coutume adoptée par les navires de marquer la trace de leur passage dans les baies où ils viennent chercher un abri pour la nuit.
En arrivant à terre dans la baie de l’Isthme, nous avons tout d’abord trouvé les cartes de visite de nos prédécesseurs, sous forme de planches clouées aux arbres du rivage. Il y en a fort peu ; j’ai relevé sur le tronc mort d’un grand hêtre, choisi bien en évidence sur un petit monticule, les quatre inscriptions suivantes :
Luxor 17/12/77.
S.M.S. Feb. Vineta 76.
S.S. Ibis Den 9 Sept. 1876.
S.S. South Carolina, left New-York march 2nd, anchored here april 6th 1876.
Il y avait, en outre, deux planches dont les inscriptions étaient complètement effacées par le temps. Sur l’une d’elles, je gravai avec la pointe de mon poignard :
Junon 5/10/1878.
La promenade à terre ne présenta aucun incident remarquable. On tira bon nombre de canards, on récolta plusieurs brassées de moules, aussi belles et aussi abondantes que dans le détroit, et comme une petite pluie fine commençait à tomber, nous nous empressâmes de rentrer à bord pour ne pas faire attendre le dîner, que réclamaient, d’ailleurs, nos jeunes appétits, aiguisés par le froid et l’exercice.
Ayant passé toute cette journée au grand air, comme les deux précédentes, et devant nous lever de fort bonne heure le lendemain, chacun s’était retiré dans sa chambre après le repas. Soudain, à dix heures et demie, je suis réveillé par des hurlements qui me font immédiatement dégringoler de mon cadre. En un instant, nous voilà tous sur le pont. Qu’est-ce ? Le feu ? Une attaque des sauvages ? Ce sont en effet des indigènes, mais leurs intentions sont toutes pacifiques. Ce sont les mêmes que nous avons rencontrés dans le canal. Ils ont trouvé, sans doute, que nous faisions les affaires largement, car les malheureux ont parcouru une vingtaine de milles à l’aviron pour venir continuer leurs échanges.
Nous voulons les faire tous monter à bord, mais la vieille « sorcière » s’y refuse énergiquement et reste avec les deux femmes et les enfants pour garder la pirogue. Je n’ose pénétrer le motif de cette méfiance, qui laisse planer des doutes « incompréhensibles » sur la galanterie exagérée de ceux qui ont passé ici avant nous.
Les hommes ont gravi l’échelle du bord sans hésitation et sont introduits cérémonieusement dans le salon arrière. Voilà nos invités assis, complètement nus, sur les banquettes de velours, en face de diverses victuailles. Ils touchent peu à la viande, mais les sardines sont l’objet de leur prédilection ; elles disparaissent par douzaines, et ces messieurs ne repoussent les assiettes qu’après les avoir léchées avec soin et satisfaction. Le grand-père est décidément affreux ; mais les deux jeunes gens, assez bien bâtis, ne sont pas trop laids. Ces êtres-là sont des brutes, il n’y a pas à en douter, et Darwin leur a rendu justice en les classant au dernier rang de l’espèce humaine ; leur genre de vie, l’état de misère et de dégradation où ils végètent, en sont de suffisants témoignages, cependant leurs physionomies sont loin d’être idiotes, et on y trouve un mélange de bonhomie et de finesse.
Le vieillard qui vient de changer la peau de loutre qu’il avait sur le dos contre une boîte de conserves fait claquer ses dents pour indiquer qu’il a froid. Ne se croyant pas bien compris, il touche plusieurs fois sa peau, puis la manche de notre ami B…, placé à côté de lui, pour indiquer qu’il voudrait bien en avoir autant. B… se laisse attendrir, descend dans sa cabine et revient avec un costume complet d’été, dont le vieux Pêcherais est revêtu séance tenante.
Rien de plus comique que de voir ce grand sauvage tout habillé de blanc, dans ce pays de glace et par deux degrés de froid. Même quand il a mangé de l’Européen, supposition que son âge rend assez vraisemblable, il n’a pas dû être aussi content. Il se promène, se pavane, s’admire dans un miroir, qui ne l’étonne pas trop (il a dû en voir déjà) ; il plante ses mains recouvertes de débris de sardines dans les poches du veston ; c’est une joie sans pareille… Pendant qu’on les amuse avec une montre dont le tic tac les intrigue fort, notre professeur d’histoire naturelle examine leurs mâchoires, mesure leurs têtes, palpe leurs bosses, et je ne doute pas qu’ils ne prennent ces attouchements scientifiques pour des marques d’amitié ; car ils lui sourient aimablement et semblent le remercier.
Quelqu’un se met au piano. Shakspeare a dit : « Music sooths the savage breast. » Il avait deviné les sauvages des terres magellaniques : ils dressent les oreilles, restent un moment immobiles, se lèvent ; leur physionomie exprime d’abord l’inquiétude, puis l’étonnement. Bientôt ils dodelinent de la tête, et comme c’est une marche très rythmée qu’on leur joue, ils saisissent la mesure. S’encourageant l’un l’autre, ils s’approchent à petits pas de cette grande caisse qui chante. L’instrument se tait. Le plus brave de nos indigènes touche timidement une note du doigt et se recule ; enfin, rassemblant tout son courage, il plante vigoureusement ses deux poings sur le clavier, en regardant les autres avec une expression de crânerie qui nous fait éclater de rire. Ce sera alors à qui touchera le piano ; mais l’idée leur venant de regarder ce qu’il y a dedans, quelqu’un entame le galop d’Orphée pour faire diversion. On les prend par la main et on les fait danser. Les sauvages sont devenus d’une gaieté folle ; Parisiens et Pêcherais mêlés sautent et rient à se tordre…, sans savoir pourquoi, je le veux bien, mais de bon cœur, je vous assure. Il est évident qu’un être grave, transporté à bord de la Junon, nous aurait en ce moment tous pris pour des fous. Peut-être serait-il devenu fou lui-même… Aux derniers accords de l’infernal galop, nous les reconduisons jusqu’à la coupée et les poussons dans leur pirogue ; vieux pantalons, gilets déchirés, chapeaux défoncés, tout ce que nous avons de nippes en mauvais état et de hardes hors de service pleuvent sur leurs têtes, et bientôt l’embarcation disparaît dans les ténèbres.
Avant que le soleil ait jeté son premier rayon sur les cimes des montagnes, la Junon était sortie de la baie de l’Isthme et continuait sa course rapide à travers les canaux étroits qui font communiquer le Smith-Sound et le canal Sarmiento. C’est un dimanche, et peut-être, depuis notre départ de France, n’avons-nous pas eu une plus belle journée que celle-ci. Dans quel pays sommes-nous, et sous quel climat vivons-nous ? Pas un nuage au ciel, qui, pour la première fois depuis huit jours, nous montre un azur bien franc, presque foncé. Nous glissons sur une mer unie, limpide et d’un magnifique vert sombre, dans laquelle se reflètent comme dans l’eau d’un lac les îles verdoyantes, les cascades, les vallées, les glaciers qui bordent la route. La température est d’une douceur exceptionnelle. Nous nous dirigeons maintenant presque droit au nord, et si la végétation a conservé le même caractère, elle nous apparaît plus puissante et donne par cela même au paysage un aspect plus gai et plus vivant.
Pour la première fois, on dit la messe dans le salon, garni de fougères, d’épines-vinettes et de branchages de toute sorte, arrachés aux fourrés de la baie de l’Isthme.
A une heure de l’après-midi, le commandant nous fait une agréable surprise : « Qu’on soit paré à mouiller ! » — Ceci nous annonce quatre ou cinq heures de promenade, de chasse, d’escalades, sans compter le principal attrait de ces courses en pays perdu…, l’imprévu ! La Junon range d’assez près la terre que nous avons à notre gauche, puis vient en grand sur tribord, stoppe et entre doucement dans un bassin fermé par de ravissantes petites îles couvertes d’arbres. « Tribord, mouillez ! » La lourde chaîne file bruyamment dans les écubiers. Nous sommes dans la baie de Puerto-Bueno.
On ne pouvait choisir meilleur mouillage ni plus joli endroit. Pendant qu’on amène les embarcations, nous allons nous équiper. Arrivés à terre, chacun poursuit sa route à sa guise ; le commandant fait des sondages ; M. Collot, accompagné de deux amateurs d’histoire naturelle, va augmenter ses collections. Celui-ci, aux pieds agiles, a déjà commencé l’ascension du plus haut pic, et celui-là, qui espère rencontrer des indigènes, se charge, outre un arsenal complet, d’un grand sac de tabac et de bibelots qu’il compte échanger avantageusement. Le plus grand nombre est en quête de gibier, et tout ce qui sait tenir un crayon a dans la poche un album, petit ou grand.
Bref, armés jusqu’aux dents et vêtus comme des contrebandiers, ayant plutôt l’air de conquérants que de touristes, nous disparaissons tous dans la forêt vierge.
Avec mon compagnon Jules C…, je me fraye difficilement un passage à travers des bois peu élevés, mais très touffus de hêtres, de bouleaux et de frênes. Nous rencontrons aussi des houx, des bruyères très hautes, d’énormes fougères et une grande variété d’arbres et d’arbustes dont les noms nous sont inconnus.
Après avoir franchi une ondulation de terrain en dos d’âne, nous redescendons de l’autre côté, mais la marche devient fort difficile. Nulle part on n’aperçoit une parcelle de terre ; nous foulons une couche d’humus, formée de végétaux décomposés, de vieilles souches pourries enveloppées de mousses et de lichens ; parfois nous enfonçons jusqu’à la ceinture dans des crevasses que rien n’indique à la vue. Les arbres sont ici beaucoup plus élevés et fournissent un ombrage épais. Nous avançons en allant de l’un à l’autre, écartant ou tournant les obstacles à mesure qu’ils se présentent. Une quantité de petits oiseaux au plumage gris et noir gazouillent autour de nous.
Le travail des siècles a pu seul rendre fertiles ces collines et ces îles rocheuses. Un germe déposé a produit un arbuste chétif, qui a retenu entre ses faibles racines un peu d’humidité et de terre, il vieillit, tombe, pourrit, se recouvre de mousse, donne le germe à une douzaine d’arbustes qui, à leur tour, poussent, grandissent pour vieillir et tomber encore ; si bien que l’accumulation constante des détritus, en donnant sans cesse naissance à de nouveaux végétaux a fini par nourrir toute une forêt qui ira toujours en grandissant et en s’étendant de plus en plus.
Une heure de glissades, de chutes, de culbutes à travers ces impénétrables fourrés, nous amenèrent au bord d’un charmant petit lac d’eau douce dans lequel se déversent les eaux d’un autre lac un peu plus grand. Nous y retrouvons plusieurs de nos chasseurs.
— Eh bien ! Combien de victimes ?
— Hélas ! Seulement deux canards et une oie ; mais nous avons vu un Patagon !
— Pas possible.
— Mais si, vraiment. Vu, de nos yeux vu, ce qui s’appelle vu…, là-bas, sur le sommet de cette montagne, une grande silhouette, très grande, qui a paru nous observer quelques minutes et qui, malgré nos démonstrations pacifiques, s’est éclipsée. Nous avons voulu l’atteindre, mais c’est trop loin et trop haut. Et nous vous sommons de consigner l’incident sur vos tablettes ; il est assez extraordinaire pour que le public en soit informé, d’autant plus qu’on affirme que cette partie de la côte est déserte.
— Comment donc ! Mais certainement… Très intéressant. Oh ! je le relaterai. Grande silhouette sur une grande montagne…; c’était sûrement un Patagon. Que vous êtes heureux !
Avant de regagner la Junon, nous relevons les inscriptions suivantes, plantées un peu partout, sur la terre et dans les îles : Ramsès, 23/6/78. — Ariadne, 19 Jan. 78. — H.M.S. Penguin, Jan. 5th 78. — Aiguillette (les autres caractères effacés, la planche trouvée à terre). — Patagonia, 8 nov. 73. — Canonera peruana Pilcomayo, comm. D. A. S. Muñoz, 11 Diciembre 74. — Christopho Columbo, 11/9/78.
La nuit est venue, et une fois réunis à bord, nous constatons l’absence de notre camarade Ed. S…, un robuste enfant de l’Alsace, voulant toujours « donner la main » aux manœuvres et toujours le premier aux excursions. Nous l’avons surnommé le « matelot ». On crie, on appelle. Pas de réponse… On hisse deux fanaux en tête du mât. Pendant qu’on envoie un canot à terre pour l’attendre et allumer un feu qui lui montre la direction, les commentaires vont leur train : il a perdu son chemin, — il est tombé dans un précipice, — il a été enlevé par les indigènes… — et mangé peut-être ! Enfin, un coup de fusil se fait entendre du rivage, nous répondons au signal et quelques minutes après notre ami est à bord. Mais dans quel état ! Le visage et les mains déchirés par les épines, les vêtements en lambeaux, trempé, meurtri… Il nous raconte qu’ayant escaladé la plus haute montagne, il s’est égaré dans les bois au retour et s’est vu forcé de traverser presque à la nage un des lacs pour ne pas se perdre de nouveau dans les fourrés.
— Alors, c’était bien vous qui étiez là-haut sur la montagne ?
— Oui, et je suis redescendu pour explorer le versant opposé.
Je m’adresse aux chasseurs :
— En narrateur fidèle, je crois, messieurs, qu’il convient de rectifier l’apparition du Patagon.
— Hélas ! oui. Rectifiez, mais expliquez qu’avec ce gaillard-là on ne sait jamais à quoi s’en tenir. Qualifiez-le de passager-matelot-patagon, avec la réserve de bien d’autres qualifications qui lui seront probablement données avant le retour.
Le 7, au point du jour, la Junon repartait, non sans avoir envoyé le charpentier clouer sur un arbre bien en vue, à l’entrée de la baie, une planchette avec l’inscription : Junon, vap. français, commandant Biard, 7/10/78.
Le petit lac d’eau douce que nous avons découvert, étant à peine indiqué sur les cartes et ne portant aucun nom, le commandant, après en avoir relevé approximativement le contour, lui a donné le nom de lac d’Aunet[7].
[7] Mme Biard, née Léonie d’Aunet, a fait en 1839, avec son mari, à bord de la corvette de l’État la Recherche, un voyage au Spitzberg.
Il y a là, par 80° de latitude nord, une petite crique qu’on a appelée alors l’anse Léonie ; en sorte que deux points situés aux extrémités du monde portent aujourd’hui le nom de la célèbre voyageuse.
Mme Biard est morte à Paris le 21 mars 1879.
Le temps, un peu brumeux dans la matinée, s’est enfin éclairci et nous donne une belle après-midi. Vers huit heures du matin, nous franchissons le passage le plus étroit de cette originale traversée. On le nomme Guia narrows. Il y règne un fort courant qui s’engouffre entre deux plages rocheuses, distantes d’un jet de pierre l’une de l’autre.
Il suffit à la Junon de se tenir bien au milieu du chenal pour passer ainsi dans un grand lac, compris entre les îles Chatham et Hanovre et l’archipel de la Mère-de-Dieu. Bientôt nous entrons dans le canal Wide, où les terres se resserrent de nouveau, et, comme la veille dans le canal Sarmiento, nous naviguons pendant quelques heures entre deux rangées de collines.
Cependant l’aspect général n’est plus le même. Quoique notre route se continue presque directement au nord, la végétation redevient rare, les montagnes se dressent altières, inaccessibles. La côte de Patagonie à notre droite est parsemée de glaciers ; celle de l’île Wellington, à gauche, plonge dans la mer d’énormes masses granitiques abruptes, sillonnées de cascades, couronnées d’arbres à leurs sommets, mais dont les versants sont presque tous dénudés. Le plus remarquable, le plus imposant de ces promontoires est le cap Bold, dont la paroi est absolument verticale sur une hauteur de plus de 200 mètres. Cette gigantesque muraille, qui me rappelle le passage supérieur des Portes-de-Fer du Danube, marque l’entrée d’un nouveau canal taillé entre deux coupures et s’ouvrant à angle droit sur notre gauche.
Avant de nous y engager, nous naviguons au milieu de glaces flottantes très nombreuses, venant d’un immense glacier situé droit devant nous, et descendant le bras de mer où nous sommes, poussés par une fraîche brise. Ces icebergs sont, en moyenne, de la grosseur d’une forte embarcation. De temps en temps, on incline un peu la route pour éviter les plus grands, pendant que les fins tireurs de notre bande font assaut d’adresse pour toucher ceux qui passent à 60 ou 80 mètres de nous. Le Grand-Glacier (c’est le nom qui lui est donné sur la carte) présente à ce moment un spectacle magnifique ; il se développe sur une étendue de 3 ou 4 kilomètres et nous laisse entrevoir d’immenses champs de neige, de gros blocs d’un bleu éclatant qui forment le plus pittoresque contraste avec les couleurs sombres, les tons durs des montagnes qui nous entourent de tous les côtés.
La Junon, contournant le cap Bold, tourne brusquement sur bâbord. Une demi-heure après, à la nuit tombante, nous étions de nouveau mouillés dans une petite baie, ressemblant beaucoup à celle de l’Isthme, que l’heure avancée et le temps devenu soudainement pluvieux ne nous permirent pas d’explorer.
Nous avions encore une journée de marche pour sortir des canaux latéraux, et, dans cette journée, restaient à franchir les passages les plus difficiles. Ayant quitté le havre Grappler de très bon matin (c’est le nom de notre troisième et dernier mouillage), nous donnâmes dans l’Indian Reach un peu après le lever du soleil ; là, nous rencontrâmes cette curieuse variété de canards que les Anglais ont appelés steam ducks (canards vapeur), qui ne peuvent se servir de leurs ailes que pour battre l’eau et semblent imiter un bateau à roues lorsqu’ils courent sur la mer en la frappant à chaque coup d’aile.
Cet endroit offre quelques dangers, parce qu’il contient plusieurs roches cachées qui ne sont peut-être pas toutes connues. Pour la première fois depuis notre entrée dans le détroit de Magellan, la vitesse habituelle de dix nœuds fut ralentie et un officier envoyé en vigie dans la mâture. L’Indian Reach franchi sans encombre, il nous restait encore, comme dernière et plus délicate épreuve, à passer le goulet ou détroit Anglais, à l’entrée duquel nous nous présentâmes vers dix heures.
Je ne décrirai pas la manœuvre, qui ne serait bien compréhensible que la carte sous les yeux, et n’aurait d’intérêt que pour les marins. Je me bornerai à dire que presque toutes les difficultés sont réunies sur ce point : le passage est fort étroit, sinueux, barré par plusieurs îlots, difficiles à distinguer les uns des autres ; il y a, de plus, quelques hauts-fonds dont rien ne signale la présence. Ainsi que dans la plupart des endroits très resserrés, les courants ont là une grande force.
Il faut arriver avec une vitesse bien calculée et, une fois engagé, manœuvrer sans hésitation, car on ne doit même pas songer à revenir en arrière. A un certain moment nous dûmes serrer la côte de si près que nos vergues rasaient les branches des arbres.
Bref, nous avons passé le goulet Anglais comme le reste. Une heure après, des torrents, des fleuves de pluie fondaient sur la Junon, naviguant maintenant sur le large canal Messier et donnant toute sa puissance pour en sortir avant la nuit close.
A sept heures, un léger balancement nous indiquait l’approche de l’Océan. Nous entrions dans le golfe de Peñas.
A minuit, nous étions en pleine mer.
Adieu, parages désolés, si pleins de charme, de poésie, d’imprévu ! rochers fantastiques, superbes glaciers, nature étrange et sauvage, au sein de laquelle nous avons tant vécu en si peu de temps !
Au milieu de ces solitudes, sous l’impression des beautés majestueuses de tout ce qui nous entourait, comprenant la réalité des dangers qu’une erreur de coup d’œil, une négligence, un ordre mal compris pouvaient nous faire courir, nous avons senti pour la première fois le lien qui nous unissait les uns aux autres ; nous avons mis en commun nos surprises, nos admirations, nos enthousiasmes, et nous emportons tous de cette magnifique traversée des souvenirs à jamais ineffaçables.