A bord de la Junon
DE MADÈRE A RIO-DE-JANEIRO
Embarras du choix. — Aspect de l’île Saint-Vincent. — Excursion à terre. — Les costumes et les mœurs. — L’archipel des îles du Cap-Vert. — Enthousiasme des collectionneurs. — La Tactique. — En mer. — Le postillon du Père Tropique. — Baptême de la ligne. — Le matelot d’aujourd’hui. — Récréations astronomiques. — Une soirée intime. — Brumes et courants. — Arrivée à Rio-de-Janeiro.
En mer, 17 août.
Nous avions reçu à Madère une dépêche annonçant que la fièvre jaune venait de se déclarer à Dakar, notre prochaine relâche. Impossible donc d’y aller ; et nous voilà comme des gens qui, n’ayant pas trouvé de place au Théâtre-Français, cherchent à se rabattre sur le Gymnase, le Vaudeville ou l’Odéon.
Le commandant fit en cette occasion une petite expérience qui ne réussit point. Il s’y attendait, je suppose. La Junon pouvait choisir entre les îles Canaries (Ténériffe) et les îles du Cap-Vert (Saint-Vincent ou la Praïa). Ténériffe était plus séduisant ; mais de là à Rio-de-Janeiro, il faut compter quinze à seize jours de mer, tandis que, des îles du Cap-Vert, c’est environ trois jours en moins. Les avis étaient fort partagés ; les Capulets Ténériffe et les Montaigus Saint-Vincent ne semblaient pas disposés aux concessions, et, comme il arrive en bien d’autres controverses, ils paraissaient d’autant mieux affermis dans leurs opinions, qu’aucun d’eux ne connaissait le pays qu’il honorait de ses préférences.
M. Biard, tout en maintenant son droit indiscuté de relâcher au point qui lui conviendrait le mieux, nous fit savoir que, si nous nous mettions d’accord, la Junon se rendrait au point que désignerait l’unanimité des suffrages.
L’entente n’ayant pu se faire, le commandant trancha cette minime difficulté, et nous sommes en route pour Saint-Vincent, que sans doute nous atteindrons demain vers midi.
Le temps est magnifique ; les vents alizés nous ont poussés rondement. Dans la nuit du 14 au 15, nous avons passé au milieu de l’archipel des îles Canaries, les sept îles Fortunées des anciens. A peine avons-nous entrevu, par tribord, le phare de Palma et « deviné » de l’autre côté le fameux pic de Teyde. Je me console de ne pas le voir en songeant qu’il y a quelques mois à peine il m’était donné de contempler longuement le superbe Ararat…, et je me console encore davantage en relisant l’admirable description qu’a faite M. de Humboldt du pic et de son cratère.
Hier, nous sommes entrés dans la zone tropicale ; la brise mollit un peu, et la température s’élève assez vite. A Funchal, nous avions de 18° à 22° centigrades ; la moyenne maintenant est de 27°.
22 août.
Enfin, lecteur, qui m’avez si obligeamment suivi jusqu’aux confins de l’hémisphère boréal, je puis donc vous remercier de votre patience en vous rendant un signalé service ; je vais vous donner un conseil, non pas de ces conseils qu’on appelle banalement un conseil d’ami, mais un vrai, un bon, un excellent conseil : N’allez jamais à Saint-Vincent !
Nous avons quitté ce rocher tondu et pelé, il y a plus de trente heures, et nous en sommes encore ennuyés, presque grincheux. Viennent bien vite les horizons grandioses de la baie de Rio-de-Janeiro, les ombres magnifiques des forêts brésiliennes, pour nous faire perdre le souvenir de ce paysage terne, sec et roussâtre, qu’il nous a fallu supporter pendant deux jours.
Entendre parler d’un pareil endroit n’est peut-être pas aussi désagréable que d’y être, et puis, je voudrais justifier à vos yeux ma sévérité. L’enthousiasme seul a droit à l’indulgence.
J’en dirai donc quelques mots.
Le 18, à dix heures du matin, nous avons aperçu les îles du Cap-Vert, San-Antonio à droite et Saint-Vincent à gauche. Elles sont fort élevées et le paraissaient d’autant plus que toute leur partie supérieure nous était cachée par les nuages. Point de végétation, quelques formes bizarres, des tons durs et comme plaqués sur le flanc des montagnes.
A deux heures, nous entrons dans la baie « Porto-Grande », et bientôt nous sommes mouillés en face de la petite ville de Mindello, à côté d’un paquebot anglais qui va partir pour l’Europe. Devant nous s’étalent des collines rocheuses, sans grâce, sans grandeur et sans caractère ; au-dessus ondulent quelques montagnes, dont les teintes grises se détachent d’une façon triste sur le ciel pur.
La ville est située tout au fond de la baie ; une assez grande construction, la maison du gouverneur, et, à côté, l’église, émergent parmi des lignes de toitures sombres recouvrant des murs blancs. Au bord de la plage, on remarque les longs toits noirs des dépôts de charbon des compagnies anglaises. Mindello ne doit son existence qu’à sa baie, la seule sûre de tout l’archipel, et qui sert de point de relâche et de ravitaillement aux vapeurs qui font le service du Brésil et celui du Cap de Bonne-Espérance. Nos paquebots des messageries cependant n’y touchent pas et ont, jusqu’à présent, conservé Dakar, sur la côte africaine, comme point d’escale régulière.
Ce petit port de Saint-Vincent ne vit donc que du charbon et par lui seul ; aussi le pavillon portugais, qui flotte au sommet d’un poste d’observation dominant la ville, est-il moins remarqué que les pavillons tricolores — rouge, bleu, blanc — des charbonniers anglais. Là, comme à Gibraltar, comme à Madère et à Ténériffe, l’Angleterre, grâce à ses « Indes noires », semble régner ; le commerce est entièrement entre les mains des Anglais ; un voile de poussière salissante s’étend le long de la plage et sur la rade elle-même, et en partant on éprouve le besoin de se débarrasser bien vite de la houille qui a envahi votre visage et vos vêtements.
Le siège du gouvernement des îles du Cap-Vert est à La Praïa, dans l’île Santiago ; mais le climat en est malsain et l’ancrage assez dangereux pendant l’été ; aussi est-il question d’ériger Mindello en capitale du groupe, malgré la stérilité presque complète de toute l’île Saint-Vincent, encore inhabitée il y a seulement une vingtaine d’années. On m’a montré à Mindello le premier habitant de l’île, un nègre de soixante-dix ans.
Autour de nous sont mouillés plusieurs navires, dont la présence donne un peu d’animation à un tableau dont l’ensemble est assez décourageant. Depuis notre départ de Madère, nous n’avons rencontré que des oiseaux de mer, et une pauvre hirondelle qui après nous avoir suivis pendant deux jours a pris son vol en avant en apercevant la terre. Aussi, malgré le triste horizon des montagnes arides, la vue de tous ces bateaux et des maisons blanches du rivage a-t-elle le pouvoir de nous distraire énormément ; la découverte de deux ou trois palmiers rabougris et de quelques touffes de tamarins nous fait espérer la rencontre d’une oasis, et nous nous précipitons dans les canots des indigènes avec un empressement et une ardeur tout à fait juvéniles.
Nous sommes assaillis à terre par une nuée de petits mendiants noirs et nus ; quelques-uns nous sont présentés par leurs mères, qui paraissent enchantées quand nous leur offrons du tabac pour « charger » les affreux brûle-gueule qui pendent à leurs lèvres.
Est-ce bien une colonie portugaise, une île de l’océan Atlantique ? Non, c’est la côte africaine assurément. Les pauvres indigènes ! Tous nous demandent l’aumône pendant que nous parcourons la ville, en dépit d’une chaleur accablante. Et quelle ville ! Une demi-douzaine de rues toutes parallèles et tirées au cordeau, bordées de longs rez-de-chaussée uniformes, divisés en un certain nombre de cases malpropres, dont les quatre murs abritent parfois toute une famille… Rentrons vite nous reposer à « l’hôtel de France et d’Italie », l’unique refuge des voyageurs, misérable auberge, située au bord de la mer, sur une plage ombragée d’un seul et unique cocotier maladif.
Cette lande brûlée est ce qu’on nomme pompeusement la promenade.
Mindello compte environ 1,200 nègres et 150 blancs, Portugais et Anglais. La population de l’île est évaluée à 3,000 âmes. Jusqu’à l’âge de dix à douze ans, les enfants sortent nus ; les femmes sont à peine vêtues d’une simple jupe et d’une camisole plus que décolletée. Leur coiffure est formée d’un morceau d’étoffe qu’elles ramènent souvent en écharpe autour de la taille. La misère leur fait ignorer le sens des mots pudeur et modestie. Nous avons pu nous en assurer en assistant à un divertissement chorégraphique organisé par notre hôtelier, auquel ont pris part une quarantaine de ces indigènes. Mais, au lieu des danses nationales, sur lesquelles nous comptions, il nous fallut nous contenter d’une sauterie vulgaire et ridicule dans le genre de celles des plus gais…, ou, si vous aimez mieux, des plus tristes établissements publics de la vieille Europe.
Le lendemain, nous allons explorer les alentours de la baie. Maigre exploration ! Le poste sémaphorique, élevé au sommet d’un rocher, et qui a peut-être encore la prétention de défendre la ville, est armé de quatre vieux canons rouillés, mollement étendus sur le sable. Un être, un seul, au teint bronzé, fait bonne garde auprès de cette inoffensive artillerie. En bas, au bord de la mer, une petite construction abrite les appareils du câble sous-marin transatlantique qui relie l’Europe avec l’Amérique du Sud. Quel étrange contraste ! A deux pas de cette nudité sauvage, de cette corruption, de cet abrutissement, le plus surprenant triomphe de l’intelligence humaine ; la pensée franchissant en une seconde les abîmes de l’Océan, s’arrêtant là où elle est attendue, sans un effort, sans un doute, sans un retard ! Dans ce contraste choquant entre l’asservissement de la matière et l’asservissement de l’homme pour le même but, dans cette comparaison, qui s’impose brutalement, entre le nègre déguenillé qui embarque le charbon et la brillante mécanique qui en prévient l’armateur à mille lieues de distance, n’y a-t-il pas le germe d’un doute sur le véritable sens de ce mot : Progrès, qui est devenu la raison d’État de tous les peuples et le prétexte respecté de tous les individus ?
Nous continuons notre excursion, et bientôt nous rencontrons une des rares sources qui alimentent la ville ; à côté, près des citernes, des négresses, vêtues (je ne trouve pas d’autre mot) d’un foulard sur la tête et d’un simple mouchoir sur le dos, lavent du linge et ne semblent pas s’effaroucher de notre présence ; les plus jeunes se contentent de retirer le tissu qui recouvre leurs épaules pour se l’enrouler autour de la taille en guise de pagne, pendant que leurs aînées, sans rien déranger de leur « costume », viennent nous demander des cigares et du tabac. Nous bourrons gravement les pipes de ces dames, très galamment nous leur offrons du feu, et nous nous remettons en route pour atteindre l’extrémité de la baie.
En face de nous, à quelques kilomètres seulement, se dressent les hautes montagnes de l’île San-Antonio, séparée de Saint-Vincent par un bras de mer de sept à huit milles (13 kilom.) de large. Elles semblent aussi dénudées que celles que nous parcourons en ce moment ; cependant l’île San-Antonio est de beaucoup la plus petite de l’archipel ; elle produit du café, du vin, du sucre, enfin des fruits et des légumes, que chaque jour les bateaux du pays apportent à Mindello pour le ravitaillement des navires. La population est d’environ 25,000 habitants, mais, comme celle de Saint-Vincent, vivant presque à l’état sauvage, sans instruction et, pour ainsi dire, sans religion.
Les îles de San-Antonio et de Saint-Vincent forment, avec six autres îlots moins importants, un groupe connu sous le nom de « Barlavento », ou îles du Vent. Un autre groupe, dont fait partie l’île de Santiago, où réside le gouverneur, est nommée « Sotavento », ou îles sous le Vent. Cette désignation est la conséquence de la position des deux groupes par rapport aux vents alizés qui soufflent constamment du nord-est et atteignent d’abord les îles dont la latitude est la plus élevée.
Quelques-unes des îles du Cap-Vert, et particulièrement l’île de Santiago, sont infestées par des singes de grande taille et très sauvages, qui dévastent les plantations.
Les invasions de sauterelles y sont fréquentes et concourent, avec les pluies torrentielles, qui durent de septembre à novembre, à occasionner d’horribles famines. On cite celle de 1831, qui causa la mort de 12,000 personnes dans l’archipel, qui ne comptait alors guère plus de 50,000 habitants. Dans cette même saison des pluies, le climat est très malsain ; les fièvres pernicieuses, parfois la fièvre jaune, y causent de grands ravages, et des épidémies de petite vérole déciment en quelques semaines la population noire.
Seuls, les amateurs d’histoire naturelle ou de géologie ont pu trouver quelque intérêt en explorant les côtes de ces îles désolées. Sans parler de notre savant compagnon, M. Collot, dont les courses interminables n’altéraient ni la santé ni la bonne humeur, quelques-uns d’entre nous, parmi lesquels M. A. A… et M. E. B… étaient les plus ardents, s’étaient épris déjà de l’intelligente manie des collections. Le soulèvement volcanique qui a donné naissance aux îles du Cap-Vert et l’incroyable richesse de la flore sous-marine de ces parages étaient pour eux l’objet d’intéressantes recherches.
A l’heure de la marée basse, pendant que nous, profanes, allions en quête de quelque point de vue, nos jeunes naturalistes, les pieds dans l’eau, la tête à peine couverte, malgré les prudentes recommandations du docteur, allaient à la recherche des algues, des mollusques, des zoophytes, des coquilles de toute espèce et nous revenaient à la tombée de la nuit, harassés, affamés, mais enchantés, montrant avec orgueil leurs découvertes. Peut-être eussent-ils profondément dormi en assistant dans un amphithéâtre au cours de quelque éminent professeur ?
Nous eûmes, avant de quitter cette relâche peu divertissante, une surprise agréable. Le 20, jour de notre départ, on signale vers quatre heures de l’après-midi un petit vapeur portant pavillon français. C’était la canonnière la Tactique, qui bientôt arriva au mouillage et prit place à une encâblure de la Junon. Nous la saluons de notre pavillon, élevant nos chapeaux et agitant nos mouchoirs. Notre chef retrouve dans le commandant du navire de guerre une vieille connaissance, lieutenant de vaisseau comme lui. Une heure après, le commandant La Bédollière et deux de ses officiers venaient dîner à bord. C’était la première fois que nous voyions les couleurs françaises depuis notre départ ; cette rencontre fut une véritable fête pour nous, d’autant plus gaie que ces messieurs de la Tactique se montrèrent pleins de cordialité et d’entrain. On but à la France, à nos voyages et à l’espoir de se revoir bientôt, car la canonnière se rendait à la station de La Plata, où elle pouvait arriver presque en même temps que nous.
A neuf heures du soir, il fallut se séparer ; mais ce ne fut qu’au dernier moment, et déjà l’hélice ébranlait l’arrière de la Junon de ses premiers coups d’aile, que nous échangions encore avec nos compatriotes, devenus des amis, nos meilleurs souhaits de bonne santé et d’heureuse navigation.
2 septembre.
Nous sommes en mer depuis treize jours. Demain soir, nous serons à Rio-de-Janeiro. Reviendrai-je sur ces deux semaines passées entre le ciel et l’eau, et ne ferais-je pas mieux de vous dire que, n’ayant pas fait naufrage, n’ayant été ni capturés par des pirates, ni incendiés en pleine mer, ni désemparés par quelque horrible tempête, je n’ai rien à vous raconter ? Ce serait mentir, et je ne veux pas fermer mon journal de bord sans que vous ayez, en mer comme à terre, vécu avec nous et vu ce que nous avons vu. Mes récits vous ennuieront-ils ? Peut-être. Mais vous êtes parti avec moi, il faut donc, de toute nécessité, que nous nous ennuyions ensemble.
Et d’abord, croyez que nous n’avons fait à l’ennui qu’une part modeste. Pendant les deux jours qui ont suivi notre appareillage de Saint-Vincent, nous avons joui du plus beau temps du monde, et c’est là une douceur à laquelle le passager n’est jamais insensible. Moins insensibles, hélas ! avons-nous été aux orages, tourbillons, pluies, grosses mers et vents de bout qui sont venus après.
Assez amariné cependant pour lutter contre les tendances somnolentes que m’inspiraient les mouvements trop accentués de la Junon, je pus trouver le courage d’admirer la colère de l’Océan, que, jusqu’alors, je m’étais contenté de maudire. Je regardais venir les grains sombres et violents avec un mélange de crainte et de plaisir, et chaque fois que l’avant plongeant dans la lame se relevait couvert d’une nappe d’eau écumante, ruisselant joyeusement sur le pont et se déversant traîtreusement jusque dans les salons, je ne pouvais m’empêcher de trouver ce spectacle plein d’imprévu et d’originalité.
Un matin, après deux ou trois coups de tangage plus rudes que les précédents, et comme notre arrière, brutalement secoué par la trépidation folle de l’hélice sortant de l’eau, semblait devoir se disloquer, j’avisai notre chef descendant tranquillement de la passerelle :
— Eh bien ! commandant, voilà un assez mauvais temps.
— Comment, mauvais temps ? Mais pas du tout. C’est la mousson. Elle n’est pas très forte cette année.
— La mousson ?
— Sans doute. De juin à septembre, ces vents de sud-ouest règnent sans discontinuer. Mais nous n’en avons pas pour longtemps. Nous les trouverons, sans doute, jusqu’à la ligne, et après cela…
— Après cela, nous aurons beau temps ?
— Beau temps, probablement. Mauvais temps, peut-être.
Je rentrai dans ma cabine, parfaitement renseigné. Soyons philosophes.
Dans la soirée de ce même jour, nous avons remarqué un va-et-vient inaccoutumé dans l’entrepont occupé par l’équipage. Les matelots nous ont paru distraits et affairés. Que se passe-t-il ?
La mer s’était un peu apaisée, le vent avait tourné au sud-est en mollissant ; quelques voiles dehors nous appuyaient au roulis, et nous étions tranquillement à table, lorsque tout à coup un son prolongé de cornet à bouquin nous fait dresser les oreilles :
— Un tramway ! s’écrie mon joyeux ami, J. C…
Soudain, la porte du salon s’ouvre, et un postillon joufflu, haut botté, la veste chamarrée, le chapeau à rubans sur l’oreille, le fouet en main, remorquant un objet à quatre pattes, roulé dans deux peaux de mouton, un énorme faubert en guise de queue, fait irruption parmi nous :
— Ous’ qu’est le commandant ? J’ai une lettre pour lui de la part du Père Tropique.
Et il s’avance gravement.
— Le commandant ? Voici. Qu’y a-t-il pour toi, mon garçon ? Ah ! de cet excellent M. Tropique. Très bien. Veuillez vous asseoir, postillon. Mais quel est cet animal que vous nous avez amené ?
— C’est mon ours, commandant.
— Il doit avoir bien chaud… Je pense qu’il vous sera agréable à tous deux de vous rafraîchir… Pendant ce temps, je vais prendre connaissance de la lettre de votre maître. Lisons :
Royaume de Neptune, département du Père la Ligne, au fond de la mer, 4e jour du Ve cycle de la gestation de la baleine franche, an 4878, ère vraie.
« Illustre nautonier,
» Ma vigie vient de me signaler qu’une nef à plumet noir, se mouvant sans ailes et portant pour enseignes les couleurs azurées, blanches et vermeilles, se présentait dans les eaux de mon royaume.
» Après compulsion faite de nos registres de l’état civil, nous n’avons trouvé aucune trace du passage d’une nef à plumet noir de ce gabarit[1]. Avons constaté de plus qu’il se mouvait à bord une quantité de profanes, n’ayant pas été baptisés et, par conséquent, n’ayant pas prêté le serment d’usage.
[1] Gabarit signifie ici patron, échantillon. Le gabarit est une forme en bois, qui sert à façonner la courbure exacte des pièces de construction.
» En votre qualité de vieux loup de mer, vous n’ignorez pas qu’il faut que chacun paye son tribut, lors de son passage dans nos États.
» Avons, en conséquence, décrété et décrétons ce qui suit :
» Article premier. Ce jour, notre envoyé diplomatique et plénipotentiaire, le Père Tropique, après avoir éteint son fanal de jour, vous informera de l’entrée de votre nef dans nos eaux.
» Art. 2. Il vous hélera, demandera le nom de la nef profane, ainsi que les noms des passagers à bord.
» Art. 3. Les grands dignitaires de notre cour prendront ensuite telles dispositions qu’ils jugeront nécessaires pour que la cérémonie soit à la hauteur des circonstances.
» Art. 4. La force publique sera sur pied pour empêcher toute infraction à nos lois et coutumes.
» Art. 5. Les punitions seront levées, à cause qu’il n’y en a pas beaucoup qui soient punis.
» Art. 6. L’illustre Père Tropique et sa suite, l’ours compris, sont spécialement chargés de l’exécution du présent décret.
» Fait et scellé du sceau de nos armes, en notre palais de verdure, au fond de la mer.
» Signé : Neptune. »
Et plus bas :
» Le secrétaire aux affaires humides,
» Baron de l’Amure de Bonnette. »
Lecture faite de cette bizarre épître, l’envoyé, toujours grave, se retire en emportant la soumission complète du commandant aux volontés de son maître et suivi de son ours, tous deux lestés d’une bouteille aussitôt bue que versée.
Un tapage infernal accompagne leur sortie et nous amène tous sur la dunette. Une voix de Stentor part de la grande hune ; nous levons les yeux, et nous apercevons un respectable vieillard à barbe blanche, qui hurle dans le grand porte-voix :
— Oh ! De la nef blanche ! Oh !…
Le second, M. Mollat, alors de quart, répond :
— Oh !
— Votre nom ?
— La Junon.
— Bien. Le nom du commandant ? D’où venez-vous ? Où allez-vous ? Combien de passagers ?
On répond à toutes ces questions.
— Y en a-t-il beaucoup qui n’ont pas passé par ici ?
— Une trentaine.
— Ah ! ah ! Dis-leur que demain je les induirai aux mystères, et qu’ils soient bien sages, ou bien il pleuvra tempêtes, vents contraires, avaries et tout le tremblement. En attendant, je vas leur rendre mes devoirs. Attention !
Nous avions tous le nez en l’air. Le cornet du tramway résonne de plus belle, et nous sommes assaillis par une grêle de pois secs et de haricots. Un matelot, déguisé en meunier, saute sur la dunette et en un instant nous couvre de farine à pleines poignées, pendant que ses deux aides, faisant mine de nous faire échapper, nous cernent fort adroitement, jusqu’à ce que nous soyons transformés en pierrots de carnaval.
Un signe de l’officier de quart fait alors disparaître le meunier, et nous allons incontinent nous donner un sérieux coup de brosse, prévoyant pour le lendemain un lessivage dans toutes les règles.
Le commencement de la burlesque cérémonie fut annoncé, le 25 août, à midi, par une clameur formidable, accompagnée de coups de sifflet, de trompe et de cloche. Je n’assurerai pas que bon nombre des casseroles du maître coq n’aient été réquisitionnées pour donner plus de « solennité » à la fête. Le charivari est assourdissant.
Nous voyons alors un étrange cortège se diriger de l’avant à l’arrière : en tête se présente le postillon, dont le fouet claque avec tout le retentissement possible, accompagné de l’ours, son inséparable ami ; viennent ensuite le meunier et le notaire, l’un de nos garçons de service, correctement vêtu d’un habit noir, gilet en cœur et cravate blanche, coiffé d’un gibus à larges ailes, au-dessous duquel on n’aperçoit qu’une énorme paire de lunettes et de longs cheveux blancs ébouriffés ! Il tient à la main le registre de l’état civil, et est chargé d’appeler les profanes à tour de rôle.
Puis, monté sur Ernest, — mais, pardon, vous ne connaissez pas Ernest ; — j’ouvre donc une parenthèse pour vous le présenter : Ernest est un de nos compagnons de voyage, d’un caractère doux et pacifique, vigoureux cependant. Ernest se tient toujours à sa place, tranquille et discret, ne faisant jamais une réclamation quoique étant le plus mal logé du bord ; il a su conquérir toutes les sympathies. On sait, ou plutôt on craint qu’il n’achève pas le voyage, et lui-même semble en avoir quelque pressentiment. Nous ne connaissons à Ernest qu’un seul défaut : il a l’air bête ; mais sa qualité de bœuf en est une suffisante excuse, et nul n’a songé à lui faire un reproche de cette infirmité, sans doute héréditaire.
Donc, monté sur Ernest, un majestueux personnage s’avance, enveloppé dans une longue robe bleu de ciel semée d’étoiles, le front paré d’une couronne, la barbe et les cheveux complètement blancs, tenant d’une main une fouine en guise de trident, de l’autre une corne d’abondance figurée par un vase d’une forme bien connue. C’est monsieur Tropique, que les matelots appellent irrévérencieusement le Père Tropique. Son chapelain est à sa droite, son astrologue à sa gauche ; tous deux portent le costume de leur emploi ; le second est chargé d’un sextant monumental, dont la lunette est remplacée par une bouteille vide. Mme Tropique les suit, nonchalamment étendue dans un char traîné par deux ânes, ou, plus exactement, par deux jeunes marins encapuchonnés dans des couvertures grises. L’opulente chevelure de cette dame est figurée par plusieurs fauberts soigneusement nattés ; son vaste corsage, témoignage de fécondité, abrite deux pastèques inégales, convoitées par quelques spectateurs ; les autres « appas » se dessinent sous un assemblage de mouchoirs de diverses couleurs. Elle joue de l’éventail et de la prunelle avec une grâce toute particulière. Les deux plus beaux gabiers du bord, déguisés en gendarmes, accompagnent la calèche de la princesse, le sabre au poing.
Voici le barbier, personnage influent, portant sur son épaule un gigantesque rasoir en bois ; son aide, muni de deux seaux, l’un plein de farine et l’autre de charbon, le suit de près. Une bande de sept ou huit diables et diablotins, tous enduits de goudron, roulés dans la suie ou dans le duvet des poules défuntes depuis le départ, brandissant les outils de la chaufferie, conduisent, enchaîné au milieu d’eux, un individu maigre et malpropre, qui n’est autre que Lucifer en personne ; puis une demi-douzaine de sauvages, aux costumes fantaisistes, se livrant à des danses de caractère ; enfin, un certain nombre de ces « bons à riens » des cours, ministres sans portefeuille ou fonctionnaires sans fonctions, ferment la marche.
Le cortège se groupe sur l’arrière. Le Père Tropique et son astrologue montent sur la dunette ; pendant que ce dernier mesure avec son sextant la hauteur du soleil, pour déterminer l’instant précis où le navire passera la ligne, la Cour s’installe sur une sorte d’estrade ornée de quelques toiles et de pavillons de signaux, qui ne cachent qu’imparfaitement un canot placé en travers sur le pont. Mme Tropique se fait apporter des rafraîchissements ; le notaire prend ses aises pour appeler commodément les profanes ; les gendarmes se tiennent prêts à courir sus aux délinquants, et les anciens, accoudés sur les bastingages, s’apprêtent à rire à nos dépens.
Je ne vous redirai pas le sermon du chapelain, dont le seul mérite fut d’être court, ni les commandements grotesques du Père Tropique, nous n’en avons pas saisi la drôlerie, mais ils furent trouvés du plus haut comique par l’équipage.
Il vous suffira de savoir que, du premier jusqu’au dernier, nous avons été bel et bien blanchis, noircis, rasés et saucés. Que de cris, de contorsions, de grimaces ; mais aussi, que de rires ! Bon gré mal gré, il nous a fallu, levant la main gauche et le pied droit, prêter le serment traditionnel : « Je jure de ne jamais dire du mal d’un matelot et de ne pas faire la cour à sa femme ! » Après quoi, chacun de nous fut traîtreusement plongé dans le canot rempli d’eau, dernière et principale formalité de cette originale pasquinade.
Notre maître d’hôtel, caché dans une soute où il se croyait introuvable, s’est vu appréhendé au corps par tous les diables du cortège. Quelle barbe et quelle noyade ? Barbouillé de farine et de poussière de charbon sur la figure, avec un complément de goudron sur diverses parties du corps, il n’en fut quitte qu’après trois plongeons dans le canot !
Au dénouement, un baptême général, où figuraient officiers et matelots, passagers et serviteurs, dieux et diables, ours et sauvages, tous se bousculant et s’inondant à l’envi. L’eau pleuvait même de la grande hune. J’eus pendant un moment le bonheur de saisir le manche de la pompe à incendie et d’accomplir des prodiges de valeur.
A deux heures et demie, le coup de sifflet : « Bas les jeux ! L’équipage à prendre la tenue de jour ! » — mit un terme à cette bataille aquatique, et quelques minutes après la Junon avait repris sa physionomie habituelle.
Cette fête du baptême de la ligne, dont l’usage se perd, et qui, sans doute, disparaîtra tout à fait comme tant d’autres coutumes du vieux temps, m’a donné l’occasion d’étudier un peu le matelot actuel, qui est déjà bien loin du matelot légendaire, dont mes lectures de la France maritime m’avaient laissé le souvenir.
Le jour du baptême, cependant, la marine revient un peu aux traditions d’autrefois. Ce sont les vieux baleiniers, les anciens du commerce ou de l’État, les gabiers, qui ont le pas ce jour-là et qui sont les arrangeurs de la fête. Ceux qui ont vu le plus de baptêmes sont les moins blasés, ils soignent les détails et prennent au sérieux ce que les jeunes marins et les mécaniciens paraissent considérer comme une plaisanterie d’un goût douteux. Ainsi qu’il arrive souvent ailleurs, ce sont les expérimentés qui semblent les naïfs ; ils sont là dans leur élément, et ne renonceraient qu’avec peine à cette farce qui les fait maîtres du bord pendant quelques heures.
La faculté de se venger, si peu que ce soit, de ceux qui ont eu le tort de lui déplaire entre pour quelque chose dans la satisfaction qu’éprouve le matelot en cette circonstance. Il barbouille de suie ou de goudron la figure de sa victime, avec une bonhomie ricanante ; il lui tient pendant ce temps des discours pleins de politesse, et sans brusquerie, mais non sans vigueur, il la pousse dans la baille, l’y maintient quelques instants, comme sans faire exprès ; elle en sort, il l’y laisse retomber maladroitement et puis feint de ne plus s’en occuper, tandis que, toussant, crachant, essoufflé, demandant grâce, le nez, les oreilles, la bouche et les yeux pleins d’eau salée, le patient s’éloigne aussi vite qu’il le peut.
Il est rare que les officiers ou les passagers de l’arrière soient l’objet de semblables rigueurs ; elles sont généralement réservées aux maîtres commis, cambusiers, agents de service, capitaines d’armes, tous gens pour lesquels le matelot a peu de considération, ou dont les fonctions ne contribuent pas toujours à son bonheur, du moins tel qu’il le comprend.
S’il a ses petites haines, il a aussi ses préférences, et sa brutalité n’est pas involontaire. Il sait fort bien abréger les formalités en faveur d’un officier qui lui plaît ou d’un passager bon garçon ; s’il s’agit d’une dame, il saura aussi, sans qu’on le lui dise, substituer au plongeon réglementaire quelques gouttes d’eau de Cologne dans la manche et remplacer les poignées de farine en pleine figure par un léger nuage de poudre de riz.
L’un d’entre nous, cependant, était allé la veille trouver le Père Tropique, organisateur de la fête, et, moyennant un louis, avait obtenu la promesse d’être épargné. Le louis fut empoché de bonne grâce ; mais notre camarade fut si vigoureusement saucé, qu’il fallut l’intervention d’un officier pour le tirer des fonts baptismaux, où une main peu légère le roulait consciencieusement.
J’ai dit que la coutume de cette fête s’en allait. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? La chose est de peu d’importance en elle-même, et si je suis tenté de lui en accorder un peu, c’est que je vois là un symptôme, une conséquence du changement d’esprit et de mœurs de nos marins. Avec ces vieux débris d’habitudes dont la signification nous échappe s’en vont aussi la naïveté, l’insouciance, le don de s’amuser avec rien et d’une manière originale que possédaient les hommes de mer d’autrefois. N’est-ce que cela ? Peu de chose, en vérité. Oui, peu de chose ; mais n’est-ce bien que cela ? — Dans la manière d’être de l’homme, dans l’esprit d’une profession, les travers, les tendances, les idées, les qualités se touchent et se tiennent, et s’il était vrai que les sentiments de dévouement et de désintéressement, la franchise, la hardiesse, l’amour du métier et l’amour-propre du bateau, l’idée de l’honneur national, s’en allaient aussi, si peu que ce soit, cela ne serait-il pas grave et dangereux ?
Cela est malheureusement vrai. — Vous entendez bien que je ne parle plus du baptême de la ligne, et vous ne supposez pas que je m’appuie sur mon expérience personnelle pour apprécier l’esprit de nos matelots. J’ai beaucoup causé de cette question avec les officiers du bord, auxquels leurs longs services donnent une réelle compétence, et mes remarques ont confirmé leurs observations. Le marin d’aujourd’hui a perdu beaucoup des qualités et aussi des défauts du marin d’autrefois. Il a cessé ou cessera bientôt d’être un type à part, pour devenir un ouvrier spécialiste, comme les autres ouvriers. Il continuera d’avoir des talents, parce que les talents rapportent ; mais comme matelot, sinon comme homme, il cessera d’avoir des sentiments et des idées, parce que cela n’est pas d’un bon placement. Il a jeté par-dessus le bord ses préjugés et ses coutumes ; il fait, aussi avantageusement qu’il le peut, une balance entre ses droits et ses devoirs, tâchant de grossir les uns et de diminuer les autres ; c’est là sa grande préoccupation.
Le voilà donc commerçant, comme le marin mécanicien, qui lui a montré la voie, d’ailleurs, et l’y précédera encore longtemps. Le pays y a-t-il gagné ? Assurément non. Quoique la marine militaire ait de moins en moins besoin du personnel formé au commerce, elle est bien loin de pouvoir s’en passer et ne le pourra peut-être jamais. La marine marchande et le matelot lui-même y ont beaucoup perdu, car cette fâcheuse transformation les ont atteints profondément. Le matelot ne s’est pas aperçu qu’en se débarrassant d’un bagage d’idées qui lui paraissaient surannées et inutiles, il perdait cette solidité, cette vigueur, cette ardeur au travail qui inspiraient la confiance et lui donnaient une valeur réelle, qui s’en va décroissant, à mesure qu’il se civilise à sa manière. Il a oublié qu’un marin n’est pas seulement un homme adroit, comme un serrurier, un tisserand ou un sellier, et qu’en certaines circonstances, fréquentes dans la navigation, dans les tempêtes, les abordages, les incendies, les naufrages, il n’y a que les hommes de cœur qui comptent, et que les armateurs le savent bien. En passant d’un navire à un autre navire, d’une compagnie à une autre compagnie, suivant qu’ils trouvent une différence de cinq francs par mois en plus ou en moins sur leur solde, les matelots d’aujourd’hui perdent le véritable fruit de leurs services antérieurs ; ils deviennent des journaliers ; après avoir cherché qui achètera le plus cher leur dévouement, ils se laissent aller à croire qu’ils ne le doivent pas, pour que le marché soit meilleur encore. La vieille habitude de donner au navire tout son temps, toute sa force se perd, et quand l’heure critique arrive, la volonté de bien faire, si elle existe, ne suffit plus.
Qu’arrive-t-il ? A mesure que l’industrie perfectionne les constructions, que l’hydrographie corrige les cartes, que les côtes s’éclairent, que les procédés de navigation s’améliorent, les accidents ne diminuent pas en nombre et augmentent en gravité. C’est que l’homme de mer a oublié aussi que presque tous les accidents proviennent d’une négligence, et qu’un service correct, ayant pour résultats un matériel bien entretenu et une surveillance parfaite, en éviterait plus de la moitié.
Les voyages restent donc dangereux ; le matériel des navires et les navires eux-mêmes ne durent pas ce qu’ils devraient durer, ou, ce qui est pis encore, même hors d’état de servir, on les fait naviguer quand même ; les armateurs dépensent davantage, le taux des assurances s’accroît au lieu de diminuer, la marine périclite. Quant au marin, d’autant moins recherché qu’il y a moins de navires, pressé par le besoin, les dettes, la famille, mécontent et mal payé, il embarque parce qu’il le faut.
Pardonnez-moi, lecteur, cette longue digression. Le sujet m’en a paru intéressant, et je me suis trouvé si bien placé pour prendre mes renseignements à bonne source, que je n’ai pu m’empêcher de transcrire ici des appréciations dont la justesse ne me semble que trop prouvée.
Le fameux « pot-au-noir », — les marins nomment ainsi la zone des calmes de l’équateur, dans laquelle le temps est presque toujours orageux, sombre et pluvieux, — a été traversé sans autre incident que quelques éclairs à l’horizon ; après cela le temps s’est mis tout à fait au beau, et nous avons pu faire connaissance avec les étoiles de l’hémisphère austral.
Le 28, on a aperçu pour la première fois la fameuse Croix du sud, dont la réputation me semble être un peu surfaite. Elle se détache fort bien dans le ciel de ces parages, mais serait assurément moins remarquée dans notre hémisphère, où les constellations sont beaucoup plus nombreuses et plus brillantes.
Chercher dans un ciel pur, par une nuit bien claire et bien calme, le Centaure, la Balance ou le Poisson austral est certainement une occupation pleine d’intérêt, mais que des Parisiens comme nous trouvent bientôt monotone. Quand on n’a eu, durant toute une journée, d’autre distraction que d’avoir suivi d’un regard blasé les bandes de poissons volants, sautillant d’une vague à une autre, entendu une conférence sur la composition géologique du bassin de l’Amazone et lu quatre chapitres des voyages de Mme Ida Pfeiffer, le plus splendide coucher de soleil et la contemplation d’étoiles arrangées d’une manière nouvelle ne suffisent pas à remplir la soirée. On a des ressouvenirs d’Opéra, de lumières, de flâneries sur le boulevard, de flonflons d’opérettes, qui, à la longue, deviennent agaçants. Nous avons eu l’idée de lutter contre ces revenants, qui nous venaient bien, ma foi, de l’autre monde, et de les battre avec leurs propres armes ; puisque nous ne pouvions aller chercher l’esprit des autres et entendre la musique des autres, nous nous sommes donné une soirée à nous-mêmes, dont notre musique et notre esprit ont fait tous les frais. Ce projet, accepté avec enthousiasme, a été exécuté avant-hier. Un programme des plus fantaisistes, où les chansons de café-concert se rencontraient avec les sonates de Beethoven et les odes de Victor Hugo, fut rédigé dans l’après-midi, et, le soir du même jour, le salon arrière, comme Venise la belle, « brillait de mille feux ». L’état-major, convié non seulement à assister, mais aussi à concourir à cette petite fête, y prit une part très active et seconda fort utilement les efforts louables, mais justement modestes de la plupart de mes compagnons.
La soirée commença par une improvisation très brillante de M. P. S…, excellent musicien, grand ami et admirateur de Richard Wagner, artiste s’il en fut, original en tous points, qui réclama l’indulgence du public en des termes demi-sérieux, demi-comiques, qui mirent tout le monde en gaieté. Chacun paya son écot, soit avec une romance, une pièce de vers, ou une historiette quelconque. A onze heures du soir, le punch final achevait de dérider les plus sérieux ; le répertoire d’Offenbach et celui de Lecocq tenaient la corde ; des gens qui avaient à peine échangé quelques mots depuis le départ s’extasiaient ensemble sur les mérites de Mlle Granier, tandis que des amis intimes discutaient chaudement les idées littéraires de M. Zola. On ne se sépara guère qu’à minuit, après un dernier toast en l’honneur des absents, et se promettant bien de recommencer à la première occasion.
4 septembre, Rio-de-Janeiro.
Nous sommes au mouillage depuis un quart d’heure. Avant de quitter le bord, et pendant que mon domestique boucle ma valise, je vais vous dire comment nous sommes arrivés et quelle fut notre impression en entrant dans cette rade qui passe pour la plus belle du monde.
Hier, à cinq heures du soir, nous étions tout près du cap Frio, aperçu depuis midi, et qui n’est qu’à soixante milles de la capitale. Nous marchions à toute vitesse, poussés par une forte brise qui menaçait de tourner au coup de vent. Le soleil, en se couchant, avait une mauvaise couleur rougeâtre, aucun de ces rayons éclatants, qui mettent une frange de feu aux contours arrondis des nuages ; près de l’horizon, ce n’était plus qu’un gros vilain pain à cacheter, et nous répétions cette phrase banale si souvent et si justement redite : « Si un peintre mettait ça dans un tableau, on crierait à l’absurde. »
Certes, un peintre eût eu grand tort de chercher à reproduire cet effet de lumière diffuse, indécise, d’un ton bizarre et presque faux ; il eût eu, je crois, grand’peine aussi à y arriver, bien plus, à coup sûr, que pour rendre le lourd et épais brouillard dont nous fûmes bientôt enveloppés. Point d’étoiles, point de lune, pas une lueur ; la terre, dont nous n’étions pas à plus de dix milles, le phare de Frio, tout avait disparu.
L’atterrissage de Rio-de-Janeiro, dès qu’on a reconnu la terre, est rendu très facile par la présence d’un îlot situé devant l’entrée de la baie, et sur lequel on a placé un feu, visible d’assez loin. Le commandant, peu soucieux de se promener le long de la côte toute la nuit, d’autant que le vent tenait bon, ne ralentit pas et courut droit sur le feu de l’îlot Raza. Les hommes de veille sont doublés, les voiles serrées, et vogue la galère ! On devait voir ce phare vers neuf heures ; à dix heures et demie, on n’avait rien vu. Où était-on, puisqu’on n’était pas là où on devait être ? Il n’y avait que deux partis à prendre : s’en aller au large et attendre le matin, au risque de perdre la journée du lendemain à revenir sur ses pas, ou bien chercher à tâtons ce phare introuvable, en s’aidant des indications données par les sondes.
Ce dernier moyen fut adopté et réussit. Vers une heure du matin, malgré la persistance de la brume, nous avions déterminé notre position et regagné tout ce qu’un violent courant portant au sud nous avait fait perdre. Le phare de Raza apparaissait tout près de nous, comme l’unique étoile perdue dans un ciel d’orage ; mais ne pouvant songer, par une obscurité pareille, à choisir une place convenable dans une rade encombrée, nous laissâmes tomber l’ancre dans une petite baie voisine, fermée par deux gros îlots qui nous abritaient du vent de mer.
Au point du jour, nous étions tous sur le pont. Les ombres de la nuit se dissipaient peu à peu, les contours des hautes terres parurent d’abord, puis les grandes teintes, puis les nuances indécises des forêts et des plantations ; enfin, un radieux soleil se leva. Les détails d’abord confondus semblèrent se séparer, la nature, se dégageant doucement du voile qui avait protégé son repos, offrait, indifférente et majestueuse, à nous, derniers venus, le même spectacle grandiose qui dut faire tressaillir d’orgueil et d’admiration les découvreurs du nouveau monde.
Le ciel n’était pas assez pur, l’atmosphère assez transparente pour nous permettre d’embrasser d’un coup d’œil l’ensemble de ce splendide paysage ; mais, à mesure que nous avancions vers l’entrée de la baie de Rio, nos regards s’arrêtaient sur de nouvelles beautés. Après avoir dépassé quelques îles toutes verdoyantes, nous pûmes distinguer nettement à notre gauche le sommet aigu du Corcovado, puis cet étrange bloc de granit dénudé, en forme de cône, haut de mille pieds, inaccessible par tous côtés, le Pain-de-Sucre. La chaîne côtière, dont le Corcovado et le Pain-de-Sucre sont les dernier pics, présente des contours pleins d’imprévu et de variété ; ses flancs rapides et le plus souvent escarpés lui donnent un caractère de grandeur imposante, bien que ses sommets les plus élevés ne dépassent pas six à huit cents mètres.
Partout où la paroi du rocher n’est pas absolument verticale, une végétation puissante et touffue, d’un vert sombre, couvre les versants de ces belles collines ; des arbres qui nous paraissent d’une taille extraordinaire en couronnent le faîte et s’avancent sur le bord de l’abîme, se penchant sur lui, comme pour en contempler la profondeur.
A droite, le pays est moins accidenté ; les sinuosités capricieuses de la côte nous laissent entrevoir de paisibles vallées, sillonnées de routes, piquetées de coquettes maisons blanches, couvertes de plantations et de jardins.
L’entrée de la rade est un passage d’environ un demi-mille de large, entre deux pointes ; sur celle de gauche, le vieux fort de San-Joaô et le fort Laage ; sur l’autre, la citadelle de Santa-Cruz, magnifique forteresse, dont les trois plates-formes superposées sont disposées pour recevoir soixante-dix pièces de canon. L’usage, ou, pour mieux dire, le règlement veut que les navires, en arrivant à cet endroit, ralentissent leur vitesse et passent tout près de la citadelle pour répondre aux questions, d’ailleurs inintelligibles, qui leur sont adressées à l’aide du porte-voix.
La pensée ne nous est pas venue de maudire ce léger retard. La rade se déployait devant nous comme un lac immense, dont à peine nous pouvions entrevoir l’extrémité. Un peu à droite, émergeant de hautes collines, s’élevaient les bizarres aiguilles de la chaîne des Orgues ; des îles couvertes de bois surgissaient çà et là. A notre gauche, la ville de Rio-de-Janeiro, la capitale de cet empire dont chaque province est aussi grande que la France, la reine des mers australes, encore enveloppée d’une légère brume, éparpillait ses faubourgs, ses villas, ses palais et ses parcs sur le versant des contreforts de la grande chaîne et jusqu’au pied du majestueux Corcovado.
Entre elle et nous, et plus loin encore, une forêt de mâts. Autour des îles et dans les baies que forme l’immense havre, d’autres navires sont mouillés. Une faible brise gonfle les voiles des légères embarcations brésiliennes, fait flotter les pavillons des bâtiments de guerre et nous amène par instants, comme un murmure harmonieux, le son des cloches matinales.
Nous voici près du fort Villegagnon, construit au XVIe siècle par un de nos compatriotes. C’est là qu’il faut recevoir les visites de la santé et de la douane, avant de pouvoir communiquer avec la terre… On vient nous dire que des ordres ont été donnés pour nous épargner les formalités minutieuses auxquelles tous les nouveaux arrivants sont soumis. Nous sommes donc libres. Voilà une aimable prévenance, qui nous évite bien des ennuis, car la douane de Rio est d’une sévérité extrême. Je vous laisse donc, lecteur, pour quelques jours ; et toi, bonne Junon, repose-toi de tes fatigues.