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A bord de la Junon

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LES ILES MADÈRE

Passage du détroit. — La vie à bord. — La baie de Funchal. — Une fête villageoise. — Politique et philanthropie mêlées. — Voyage à Porto-Santo. — Politesses et congratulations. — Excursion au Grand Corral. — Trop de vin de Madère.

10 août.

Nous avons quitté Gibraltar avant-hier au soir, favorisés par un temps superbe. La traversée du détroit avec un beau crépuscule est une promenade charmante. Le vaste horizon ouvert devant nous semblait accalmi pour toujours ; poussés par une très légère brise, les navires que nous croisions paraissaient immobiles et comme endormis sur la mer, à peine bercés par une molle et longue houle du large, écho affaibli de quelque tempête lointaine.

Nous passions, rapides, à côté d’eux. La nuit, se faisant peu à peu, effaçait les éclats de lumière que les derniers rayons du soleil avaient fait briller aux cimes des montagnes. Chaque instant nous apportait ainsi un aspect nouveau. Les terres, devenues noires, semblaient enfin confondre leurs détails dans une teinte uniforme ; mais voici que l’astre des nuits se levant derrière nous était venu projeter des ombres nouvelles, dessiner des formes imprévues et nous montrer une dernière fois cet ancien monde, que nous ne fuyions avec tant d’insouciance que dans l’espoir presque assuré de le revoir un jour.

On n’apercevait plus du vieux continent que le phare du cap Spartel, brillant comme une étoile, lorsque nous nous sommes décidés à quitter le pont pour prendre un peu de repos dans nos cabines.

Hier et aujourd’hui, nous avons été poussés par une belle brise de vent arrière, qui permet à la Junon d’établir toutes ses voiles carrées. Cette vue nous enchante. Nous nous sentons devenir plus marins, mais nous sentons aussi vaguement qu’il nous faut encore quelques jours pour pouvoir braver impunément les fureurs ou seulement les impatiences du terrible Atlantique.

Notre route est dirigée sur Madère. Pendant la nuit qui a suivi la sortie du détroit, on a rencontré bon nombre de navires. Maintenant, nous n’en avons plus un seul en vue, et nous voilà pour la première fois au milieu de la grande solitude.

Je ne dirai que peu de choses de la vie du bord ; les incidents qui se passent sur un navire, à moins d’être très graves, n’ont guère d’intérêt que pour ceux qui l’habitent. Notre existence est fort régulière, et nous la trouverons peut-être monotone dans le cours des longues traversées (heureusement le programme du voyage n’en contient qu’un petit nombre). On déjeune à neuf heures et demie, on dîne à cinq heures ; la table, je crois l’avoir dit, est bonne, mais le service se ressent un peu de la précipitation du départ. Deux fois par jour, nous nous trouvons donc tous réunis dans le salon arrière, situé sur le pont. Outre les voyageurs, il y a là le commandant, l’aumônier, le secrétaire de l’expédition, deux professeurs, MM. Collot, de la Faculté de Montpellier, et Humbert, de la Faculté de Paris, et le docteur, M. Debely.

Presque tous nous sommes jeunes, tous heureux de faire ce voyage ; les repas sont donc gais, et les relations promettent d’être agréables. Dans la journée, nous avons pour tuer le temps la bibliothèque du bord, qui compte environ 500 volumes, dont une collection du Tour du Monde, déjà fort demandée ; un trapèze et des anneaux destinés aux amateurs de gymnastique, de grands fauteuils sur la dunette, dédiés aux rêveurs. Pour combler le vide laissé par ces éléments peut-être insuffisants, il nous reste nos conversations, notre patience, et en dernier ressort le sommeil, dont quelques-uns, fort sensibles au mal de mer, font un usage immodéré.

Aujourd’hui même a commencé la série des conférences données par les professeurs embarqués dans ce but. La séance a été ouverte par le commandant, qui nous a dit quelques mots sur les principes généraux de la navigation ; il nous a appris bon nombre de choses absolument élémentaires, que tous cependant, je crois, nous ignorions complètement. Bientôt nous serons capables, non de conduire un bâtiment, science compliquée et qui nous serait sans doute parfaitement inutile, mais de comprendre comment on arrive à le conduire.

En satisfaisant notre curiosité, cela nous permettra de suivre la marche du navire, d’apprécier les difficultés que nous pourrons rencontrer, et qui sait, si l’un de nous, dans une circonstance fortuite, ne sera pas heureux de retrouver quelque jour dans sa mémoire la trace de ces entretiens, qui ne sont aujourd’hui qu’un passe-temps ?

Après une courte leçon sur les compas, les cartes, les angles de route, M. Humbert prend la parole et nous donne, aux points de vue géographique, historique et économique, d’intéressants renseignements sur Madère, les Açores, les Canaries et les îles du Cap-Vert.

Vous n’attendez pas de moi, n’est-ce pas ? que je me fasse, à mon tour, professeur. Ce livre n’est pas un recueil scientifique, et vous savez, sans nul doute, que les conférences écrites valent moins encore que les discours récités. Remontons donc sur le pont. Voici le second coup de la cloche du dîner. A table. Demain matin, nous serons à Madère.

14 août.

Dimanche, c’était le 11, je me suis levé de bonne heure, et, comme de toute belle action, je fus récompensé ; mais, ce qui est plus remarquable et plus rare, je le fus en ce monde, et tout de suite.

La mer, toujours belle, était à peine sillonnée de quelques courtes vagues ; nous avions, à droite, l’île de Porto-Santo ; à gauche, un peu sur l’avant, un groupe de terres tout en longueur, d’aspect désolé, de formes bizarres, nommées les Desertas, et droit devant, un énorme massif, aux pans doucement ondulés, éclairé en plein par les rayons du soleil levant : c’était la grande île de Madère. Elle semblait sortir de l’onde, toute fraîche et parée de ses grâces naturelles, comme Vénus Amphitrite.

Bientôt, passant au sud de la pointe occidentale de l’île, prolongeant à petite distance une côte où venaient aboutir de pittoresques vallées, la Junon atteignit l’entrée d’une grande baie demi-circulaire, la rade de Funchal.

J’ignore quelles surprises nous réserve ce voyage, et si les splendeurs des forêts tropicales, la majesté des terres antarctiques, les bizarreries de la civilisation orientale nous feront perdre le souvenir de notre arrivée à Madère. J’ose en douter. Je n’entreprendrai pas de décrire ce panorama enchanteur. Quand je vous aurai dit qu’au pied de collines élevées, couvertes de forêts et de plantations, la modeste capitale s’étend et s’éparpille au bord de la mer, coquettement, capricieusement ; que toutes les teintes végétales, depuis le vert sombre des pins, entrevus à travers les nuages, jusqu’à la nuance douce et pâle des bananiers, se confondent dans un harmonieux ensemble sans jamais se heurter ; que l’arc gracieux de la baie s’arrête, d’un côté, à de belles falaises à pic et, de l’autre, se termine par un étrange rocher planté sur la mer comme le piédestal de quelque statue gigantesque ; quand j’aurai compté et nommé les ruisseaux, parfois torrents, qui dévalent le long des ravins, égayant et fertilisant tout ce qui les approche…, aurez-vous le tableau sous les yeux ? Hélas ! non. Je cherche moi-même à le retrouver et n’y parviens qu’avec peine. Ce qui me reste, ce que je puis vous dire, c’est l’impression :

La baie de Funchal n’est pas un lieu gai, riant, c’est plutôt un lieu calme et reposé ; la gravité des hautes montagnes tempère l’ardeur luxuriante des vallées qui en descendent. L’endroit semble fait, non pour ceux qui veulent commencer la vie, mais plutôt pour ceux qui voudraient paisiblement la finir. Il s’en dégage un charme très grand, un peu sérieux, presque triste vers le soir. Ce petit monde est une solitude. L’esprit fatigué, le cœur malade pourront, dans le spectacle de cette oasis perdue au milieu de l’Océan, chercher et trouver des consolations, mais ils n’y trouveront que cela. Ils auront échangé le tumulte contre l’isolement.

Dès que nous fûmes au mouillage, plusieurs embarcations vinrent se ranger le long du bord, nous offrant du poisson frais, des légumes et des fruits, parmi lesquels de magnifiques raisins et de petites figues excellentes. Une nuée de petits êtres à la peau bronzée sollicitent nos largesses, puis plongent et replongent pour pêcher la menue monnaie que nous leur jetons par-dessus le bord.

Descendons à terre. Le mode de débarquement est assez original et même assez amusant. Bien que la baie soit généralement tranquille, une petite houle du large y entre aisément, et comme il n’y a pas de quais, du moins en face de la ville, un canot ordinaire ne pourrait déposer ses passagers à pied sec qu’en certains jours de calme parfait. Aussi les embarcations du pays sont-elles toutes à fond plat ; dès que l’une d’elles va aborder, tous les bateliers et flâneurs de la plage vont au-devant ; les uns la prennent de chaque côté, d’autres s’attellent à une corde qui leur est jetée du bateau, et, au moment où la lame arrive, le traînant sur les galets l’espace d’une quinzaine de mètres, ils le conduisent hors de l’atteinte de la mer.

On embarque de même ; en sorte que chaque appareillage pour aller de la terre à bord est un lancement en miniature.

C’est dimanche. La ville semble déserte. Les notables sont à la campagne, dans les gorges. Ce qui reste d’habitants est monté à une chapelle qui domine la rade, dans laquelle on prie, et autour de laquelle on s’amuse. Allons-y.

La chaleur est accablante, et nous mettons près de deux heures à gravir la montée. Le chemin, bordé de maisons basses et de longs murs formant terrasse, est étroit et pavé d’abominables galets. Cependant des plafonds de verdure ombragent parfois la route, et, de chaque côté, des plantes grimpantes sont entrelacées aux rameaux des arbres ou suspendues en guirlandes. Nous reconnaissons les produits les plus divers de la flore de l’Europe et des tropiques. Dans la partie inférieure, nous avons rencontré les cactus, les bananiers, les palmiers, les lauriers-roses ; mais bientôt, à côté des aloès et des cannes à sucre, nous retrouvons la ronce sauvage et le lierre d’Europe, puis le platane, le chêne, l’orme et des fleurs en profusion : des glycines, d’énormes fuchsias, et l’héliotrope, le lis du Cap, le myrte, l’amaryllis, le magnolia, etc. ; j’ai déjà parlé de ce superbe raisin, dont les grappes, suspendues au-dessus de nos têtes, nous font penser à la terre promise.

Nous arrivons à la chapelle au moment où se termine la fête religieuse. De chaque côté du portail, ou, pour être bien sincère, de la porte, de hauts mâts livrent à la brise les pavillons du Portugal et de la France, de l’Angleterre et des États-Unis. L’intérieur de l’édifice, tout entier construit en basalte, est tendu d’étoffes de couleur claire et éclairé a giorno. Un orchestre, presque entièrement composé de violons, joue des airs quasi dansants et que ne désavoueraient point nos ménétriers. Au dehors, des bombes, des fusées éclatent dans les massifs où sont dressées de nombreuses buvettes enguirlandées de magnifiques hortensias bleus. Et, pendant que l’on entre et que l’on sort, que l’on va et que l’on vient, j’admire le superbe point de vue.

Partout des collines couvertes de bois épais ; au-dessous ce sont des maisons isolées qui se détachent dans la verdure, et, presque au centre de la rade, notre blanche Junon, maintenant bien sage sur l’immense miroir de l’Océan sans limites.

Notre retour en ville comptera certainement parmi les plus gais incidents du voyage. Les voitures n’existant pas à Madère, à cause de la déclivité très sensible du terrain, on ne circule qu’à cheval ou en traîneau. Quand il s’agit de monter, les traîneaux sont tirés par des bœufs, fortes et vigoureuses bêtes au pied sûr qui partent au pas accéléré, encouragées par les cris étourdissants de leurs conducteurs, et mieux encore par de fréquents coups de bâton appliqués sans ménagement sur leurs robustes échines. De temps en temps, l’un des conducteurs place sous les patins du traîneau un petit sac contenant de la graisse, afin de rendre le frottement plus doux. De là cet aspect poli et luisant du pavé de Funchal, exclusivement composé de galets roulés. Pour descendre, les frêles véhicules sont lancés sur les pentes, conduits et à peine retenus à l’aide de cordes dont les guides se servent surtout pour éviter les chocs aux tournants.

Nous embarquons dans une dizaine de traîneaux placés en file indienne, et au signal : En avant ! nous voilà glissant avec une vitesse presque vertigineuse ; nos guides, doublement entraînés par nos folles excitations, suants et ruisselants, essoufflés et haletants, conservent encore assez de sang-froid pour éviter les abordages, qui ne seraient pas sans danger, et, en dix minutes, nous voilà au bas de la colline.

N’ayant qu’une faible confiance dans les cordons bleus de ce ravissant, mais primitif séjour, nous revînmes à bord pour l’heure du dîner et nous apprîmes une grande nouvelle : la Junon appareillerait le lendemain matin… Ouais ! Et nos trois jours de relâche ! On nous rassura bien vite. La Junon appareillerait, mais non pour prendre la haute mer ; elle aurait l’honneur de recevoir à son bord M. le gouverneur civil des îles Madère, le conduirait à l’île de Porto-Santo, à deux heures d’ici, et le ramènerait dans la même journée.

Il s’agissait donc d’une simple excursion, que nous pouvions à notre gré faire ou ne pas faire. On nous disait que Porto-Santo n’avait pas été visitée par un navire étranger depuis cinq ou six ans, et que le gouverneur lui-même ne s’y rendait guère qu’une fois tous les deux ans, n’ayant pas de navire convenable pour l’y mener.

Il y avait là de quoi piquer notre curiosité. Déjà notre imagination découvrait les choses les plus invraisemblables dans cette colonie genre Robinson suisse, située à soixante heures de Lisbonne et à cinq jours de l’Exposition universelle.

Mais pourquoi cette promenade ? Voici.

Le groupe des îles Madère est administré par deux gouverneurs : l’un civil, don Alfonso de Castro ; l’autre militaire, le colonel Alex. Cesar Mimoso, se partageant assez inégalement les attributions du pouvoir exécutif. Le premier a tout le poids des affaires locales ; le second, le commandement des troupes, véritable sinécure. Le territoire est divisé en municipalités, à la tête desquelles sont placés des maires nommés par le roi, sur la proposition du gouverneur civil. L’île de Porto-Santo, située à vingt-cinq milles environ nord-est de Madère, forme l’une de ces municipalités et concourt avec elles pour la nomination des trois députés que la colonie envoie au Parlement portugais.

Tandis que, sous les rayons d’un ardent soleil, nous gravissions les pentes caillouteuses qui conduisaient à la fête villageoise, notre commandant, strict observateur des formalités, était allé mettre des cartes chez les gouverneurs et, quelques instants après, recevait à bord la visite d’un aide de camp du colonel Mimoso.

Après l’aide de camp, arrive un abbé. C’est le tuteur d’un jeune Français qui habite Madère avec sa famille. M. Goubaux, — notre aimable compatriote, — ayant aperçu du haut de sa villa, située sur une des collines qui dominent la rade, la Junon portant le pavillon du pays natal, avait député en toute hâte son aumônier pour nous transmettre, avec ses compliments de bienvenue, la plus cordiale invitation.

On cause de choses et d’autres : de la France d’abord, puis de notre expédition, puis de l’île, de ses habitants, de ses mœurs ; enfin on en arrive, — il y avait cependant deux abbés dans le groupe, — à dire un peu de mal du prochain :

— Vous venez de recevoir la visite de l’aide de camp du gouverneur militaire ; c’est un homme charmant, — dit le visiteur ; — l’autre, quoique civil, n’est, assure-t-on, pas de même. Il ne rend point les visites, et, tout dernièrement, nous avons eu ici une frégate française dont le commandant a laissé sa carte chez lui ; il paraît qu’il n’a même pas renvoyé la sienne. Je vous préviens, afin que vous ne soyez pas surpris si vous avez le même sort.

— Commandant, annonce aussitôt le timonier de service, une embarcation portant pavillon portugais se dirige vers le bord.

Les longues-vues sont braquées sur le nouvel arrivant.

— Eh mais ! c’est le gouverneur, s’écrie l’abbé, du ton d’un homme surpris en flagrant délit de jugement téméraire.

C’était, en effet, le gouverneur civil, en personne. Remue-ménage, coups de sifflet, quatre hommes à la coupée pour rendre les honneurs. Don Alfonso de Castro monte à bord et souhaite la bienvenue au commandant. La conversation, d’abord banale, comme les débuts de toute entrevue officielle, se trouva, sans qu’on sache comment, amenée sur la situation générale de l’île et de ses dépendances. On parla donc de Porto-Santo. Ce coin de terre, un peu déshérité, avait été plus malheureux cette année que les années précédentes, la récolte du raisin, peu importante, avait assez bien réussi, mais le maïs avait complètement manqué ; bref, une famine s’en était suivie. Le gouverneur avait envoyé des embarcations avec des vivres, et les rapports des derniers jours étaient satisfaisants ; mais « il regrettait bien de ne pouvoir juger par lui-même de la situation ; il aurait voulu rassurer par sa présence toute cette population presque abandonnée ; — de plus, le moment des élections approchait, et on pouvait craindre… un mauvais résultat. »

Ah ! politique, ma mie, nous te retrouverons donc partout, et toujours… et la même !

Bref, le commandant offrit à M. le gouverneur de le conduire à Porto-Santo pour relever le moral de ses administrés, et de leur fournir des vivres s’ils en avaient besoin.

Son Excellence était homme trop bien élevé et trop diplomate pour demander un service de cette nature, mais trop bon administrateur aussi pour ne pas l’accepter. Après toutes les hésitations obligatoires, il fut donc convenu que la Junon ferait ce petit voyage.

Le lendemain, à l’aube, le gouverneur, accompagné de quelques notables, embarque. Tout est paré. Le pavillon portugais est hissé au grand mât. — « Machine en avant ! » — Vers dix heures nous mouillons devant Baleria, petite ville de 1,200 habitants, et tout aussitôt nous descendons à terre. Je pensais, en arrivant dans cette île si peu fréquentée, faire ample moisson d’observations intéressantes. Erreur ! J’ai retrouvé là Madère, mais Madère stérile et desséché, Madère sauvage et déguenillé ; des ruines sans caractère, des costumes sans couleur, un soleil dur et sans reflets, se répercutant sur des roches aux arêtes banales. Quant aux notables, que la redingote noire et le chapeau à haute forme étaient loin d’embellir, on eût pu les confondre avec quelque députation d’un petit bourg du midi de la France.

Revenons donc bien vite avec la Junon à Funchal. Le gouverneur est enchanté ; il a rempli sa mission, il a constaté qu’il n’est point nécessaire de recourir à nos vivres, attendu que nul ne meurt de faim dans l’île, que le conseil municipal est respectueux et que la population semble animée d’un fort bon esprit. Que peut être, auprès de satisfactions aussi légitimes, l’ennui de n’avoir pu, par la faute de Neptune, faire honneur au déjeuner et au dîner succulents que lui avait préparés notre chef !

Le lendemain matin, au moment où nous partions en cavalcade pour le Grand Corral, le commandant recevait la très aimable lettre de remerciements que voici :

Funchal, le 13 août 1878.

Monsieur le commandant,

Je viens vous faire mes remerciements les plus sincères du grand service que vous venez de rendre à l’administration supérieure de ce département, en mettant le navire de votre commandement à ma disposition pour me conduire à l’île de Porto-Santo, qui lutte avec de grandes difficultés et qui est menacée de la famine.

Convaincu de la nécessité de m’informer par moi-même de l’état de l’île, et voyant que ma présence donnerait un peu de courage à ces pauvres gens, j’ai accepté volontiers l’offre si aimable que vous avez bien voulu me faire, et qui atteste si bien les sentiments de philanthropie qui sont l’apanage de la grande nation française.

La manière dont j’ai été reçu par vous, les attentions dont j’ai été l’objet de la part de tous ces messieurs qui composent l’expédition française autour du monde m’imposent le devoir de vous manifester les sentiments de ma reconnaissance la plus profonde.

Du service que vous m’avez rendu en me conduisant à Porto-Santo, et des offres généreuses que vous m’avez faites de transporter des vivres ou de les fournir vous-même des provisions de la Junon aux habitants de cette île, je m’empresserai de rendre compte à mon gouvernement par le premier bateau, et je suis bien sûr qu’il vous remerciera de toutes ces marques d’attention et de bienveillance envers son délégué dans ce département, et envers les malheureux habitants de Porto-Santo.

En vous priant de présenter à vos compagnons de l’expédition l’expression de ma gratitude, veuillez agréer, monsieur le commandant, avec mes vœux pour votre bon voyage, les assurances de la haute considération avec laquelle j’ai l’honneur d’être

Votre dévoué serviteur,

Le gouverneur civil,
Alfonso de Castro.

La presse locale, écho un peu emphatique de la politesse officielle, joignait ses remerciements à ceux du gouverneur et insérait en première colonne, dans le Jornal do Commercio, un article d’une extrême amabilité.

La lettre et l’article étaient rédigés en français.

Il n’était pas possible d’être plus gracieux, et vous voyez que les Madériens, en somme, sont loin d’être des sauvages.

Je vous ai dit que nous avions organisé une excursion pour aller en bande au Grand Corral. Corral, vous le savez, signifie col, défilé, et le Grand Corral est le plus imposant, le plus pittoresque des passages qui, tournant le pic Ruivo, ancien cratère de 1,800 mètres de hauteur, permettent de se rendre sur le versant nord de l’île. C’est la promenade obligée des nouveaux arrivants.

De telles excursions, faites en groupe, gaiement, par un jour clair et un temps sûr, avec quelque bonne cantine, pourvue des éléments d’un pique-nique sagement ordonné, sont charmantes, mais indescriptibles. On admire, on s’exclame à chaque tournant de route, à chaque point de vue nouveau ; on plaisante les cavaliers novices ; dans les haltes, chacun suit son penchant ou sa fantaisie ; les chasseurs s’enfoncent dans les fourrés, les botanistes butinent çà et là ; l’un prend un croquis ; l’autre, armé du petit marteau, se charge d’échantillons géologiques. Si on se fatigue, on ne s’en aperçoit qu’après, et d’ailleurs un bon souvenir ne passe pas si vite qu’une courbature.

A la tombée de la nuit, quelques-uns d’entre nous sont allés rendre visite à l’hospitalier compatriote qui nous avait, l’avant-veille, transmis une si aimable invitation. Ils furent, bon gré mal gré, retenus à dîner et, après quelques heures de cordiale causerie, s’en revinrent à bord. Nous partions le soir même à dix heures, malgré tous les efforts du gouverneur pour nous garder un jour ou deux de plus.


Ainsi se passa notre relâche à Madère. De ce coin du monde, enchanteur, exceptionnel, on ne connaît que la douceur de son climat et la bonté de son vin. Encore ne connaissons-nous guère l’un et l’autre que par ouï-dire. Le séjour de Madère est très recommandé aux phtisiques ; mais, jusqu’à présent, les Anglais et les Allemands ont presque seuls utilisé les admirables ressources hygiéniques de cette île. Cela est fâcheux, et pour nous, qui sommes bien loin de trouver à Nice, voire même en Algérie, des conditions aussi favorables, et pour Madère, où, malgré les splendeurs d’un paysage unique au monde, on s’ennuie comme dans un désert.

Il est curieux de remarquer que les gens du pays gagnent la phtisie à Madère au moins aussi facilement que les étrangers s’en guérissent. Il y a là un mystère dont l’éclaircissement n’est pas de notre compétence et ne nous a pas été donné.

Mais parlons un peu du vin. On croit généralement que Madère n’en produit plus, que les vignes sont arrachées et qu’il n’existe plus d’autre vin de Madère que celui que l’on confectionne si habilement à Cette et dans d’autres endroits. Moitié vérité, moitié erreur, comme dans la plupart des « on dit ». Madère a vu ses vignes détruites par l’oïdium de 1852 à 1854 ; elle les a replantées en partie vers 1864, et, depuis cette époque, le phylloxera, gagnant de plus en plus, a, chaque année, réduit les récoltes. On a recommencé l’arrachement, et on cherche là, comme partout, un remède à ce fléau dont souffre le monde entier depuis quelque dix ans.

Cela étant, y a-t-il du vin à Madère ? Et des touristes comme nous peuvent-ils avec certitude emporter un échantillon bien authentique de ce vin dont bientôt on niera l’existence ? — Je vous dirai d’abord que nous en avons bu d’excellent, et les pauvres vignerons se plaignent de ce qu’il n’y a que trop de vin à Madère. Depuis celui de l’an dernier, qui vaut 25 sous la bouteille, jusqu’à celui de l’année 1842, qui vaut 25 francs, c’est par quarante et cinquante mille litres qu’il faut compter le stock en magasin. C’est l’acheteur qui fait défaut, et une légère baisse de prix ne suffirait pas à le ramener. Le madère, en effet, n’est guère buvable qu’après quatre ans ; il n’est bon qu’après huit ou dix ans, et n’a tout son parfum qu’à sa majorité.

On ne peut avoir une bouteille de madère de dix ans à moins de 8 francs ; sa valeur augmente de près de 1 franc par année. Comment lutterait-il avec les savantes combinaisons de nos chimistes modernes ? La différence est trop grande. Il n’y a donc qu’à s’incliner devant la puissance industrielle de notre époque, cultiver l’orge, la canne et le blé, laisser les vieux fûts de Funchal vieillir dignement dans leurs caves, et piocher la chimie organique et alimentaire, qui nous réserve bien d’autres perfectionnements.

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