A bord de la Junon
AU PÉROU
LE CALLAO ET LIMA
Coquimbo. — Arrivée au Callao. — Physionomie de Lima. — Souvenirs historiques. — Les églises. — Le jour des Morts. — Le clergé péruvien. — Jardin de la « Exposicion. » — Les Liméniennes. — Ascension de la Cordillère en chemin de fer.
En mer, 10 novembre.
Le 24 octobre, à la nuit close, ayant échangé compliments et espérances, sinon promesses, de se revoir, avec nos compatriotes du Cercle français et avec l’état-major de la corvette le Seignelay, arrivée de la veille, nous reprenions la mer, en route pour Coquimbo, où la Junon ne devait s’arrêter que quelques heures, et de là pour le Pérou.
Je ne dirai rien de notre traversée, si ce n’est qu’elle s’écoula fort paisiblement avec un temps superbe, et peu de chose de Coquimbo, qui n’a d’intérêt que pour les acheteurs, fondeurs ou vendeurs de cuivre. La rade est plus petite et plus triste que celle de Valparaiso, moins dangereuse et cependant moins fréquentée, parce que ce petit port n’alimente qu’un commerce spécial. La ville est une bourgade sans caractère ; un petit chemin de fer la relie à La Serena, située de l’autre côté de la baie et le seul point un peu verdoyant de cette côte, absolument rocheuse et dénudée. Nous avons visité une fonderie de cuivre ; on nous a initiés au traitement des minerais par la coulée simple et par la cémentation. Ce dernier procédé est employé à Coquimbo avec brevet exclusif et passe pour être de beaucoup supérieur à l’autre. Quoiqu’on nous ait donné fort complaisamment la description de ces différents travaux, je n’entrerai pas dans les détails, que les traités sur la matière vous donneront plus clairement et plus exactement que moi.
Le 30, un peu avant l’heure du dîner, on signale la terre. A l’horizon, nous voyons se dresser la gigantesque ossature de la Cordillère. Bientôt les rivages apparaissent.
Devant nous, l’île de San-Lorenzo, énorme rocher roussâtre, tacheté de parties blanches, qu’un tremblement de terre, dit-on, fit surgir il y a quelques siècles du fond de l’Océan ; plus loin, les mâtures des navires ancrés dans le port de Callao. Sur notre droite, nous distinguons assez nettement la ville de Lima, étalée sur un plateau qui domine toute la côte, avec ses blanches murailles dominées par une quantité de coupoles, de clochers, de dômes et par les deux hautes tours de sa cathédrale. Comme toile de fond, les hautes cimes des Andes, au pied desquelles est assise la capitale du Pérou. Peu de neige sur les monts ; çà et là seulement quelques panaches argentés.
Le soleil des tropiques jette sur ce tableau les tons clairs, chauds et colorés de ses derniers rayons. Bientôt l’ombre s’étend sur la plaine, gagne insensiblement les murs, envahit les édifices, escalade les dômes et les clochers, et en peu d’instants la grande cité disparaît dans les ténèbres. Pendant que la base des montagnes s’efface à son tour, l’immense crête dentelée se détache longtemps encore et semble suspendue dans les hauteurs du ciel, légèrement empourprées de feux vermeils.
Vers six heures, la Junon s’engageait dans le canal du Boqueron, situé entre la côte péruvienne et l’île San-Lorenzo. C’est un endroit qui passe pour dangereux et que ne suivent pas d’habitude les bâtiments qui entrent au Callao ou qui en sortent pour aller dans le sud ; mais comme il a l’avantage de raccourcir le chemin de sept à huit milles, ce qui nous permettait d’arriver au mouillage avant la nuit, le commandant se décida à choisir cette route. En manœuvrant avec attention, nous eûmes bientôt paré tous les récifs, et à huit heures du soir, ayant trouvé un bon poste pour notre relâche, nous étions mouillés dans les eaux tranquilles de la baie du Callao.
Le principal port du Pérou contient souvent plus de cent navires. Au moment de notre arrivée, il y en avait un peu moins, mais l’aspect général était cependant fort animé. Plusieurs navires de guerre, deux rangées de grands et beaux steamers, un mouvement incessant de canots, d’allèges, de chaloupes, nous montraient bien que nous étions dans un grand centre d’affaires commerciales et maritimes.
Le Callao est un beau port de mer, avec un dock en pierre superbe, qui n’a pas coûté moins de soixante millions, et des fortifications plus superbes encore, où l’Espagne en a dépensé trois fois autant. C’est à leur propos que Philippe III disait qu’avec une bonne lunette on pourrait les voir de l’Escorial, tant elles devaient être énormes, à en juger par leur prix. Le Callao a encore un arsenal, un dock flottant, de spacieux entrepôts, quelques rues assez propres, une jolie église et bien d’autres choses dignes d’intérêt… Mais ces attractions ont été impuissantes à nous retenir. Quiconque aborde au Havre ne tarde guère à prendre l’express pour Paris. Or, du Callao à Lima, il y a vingt-cinq minutes de chemin de fer et des trains chaque demi-heure.
Nous n’étions pas à terre depuis vingt minutes que nos billets étaient pris, et la vapeur nous emportait vers la ville de Pizarre, celle qu’on nommait jadis la ciudad de los Reyes, la cité des Rois.
Ce chemin de fer est charmant. Je ne parle pas de la route, mais du chemin de fer lui-même. Ce sont de grands wagons américains, longs, hauts, larges, avec un passage au milieu, s’en allant d’un bout du train à l’autre. Les dossiers des fauteuils se rabattant en avant ou en arrière, à volonté, on y est très confortablement assis, et la faculté de causer avec ses voisins ou de leur tourner le dos n’est pas à dédaigner. Si vous avez un ami dans le train, il est inutile d’aller faire de la gymnastique devant chaque compartiment pour s’en assurer. En un instant on le trouve, on lui serre la main, on bavarde pendant le trajet, et voilà une visite faite. Pourquoi n’adopterions-nous pas cette mode pour aller à Versailles ou à Saint-Germain, au lieu de courir le long des wagons, cherchant en vain celui où il n’y a personne, dans lequel montera infailliblement à la première station un groupe compact de cockneys en villégiature ?
Nous voici arrivés. Le train s’arrête au bord du Rimac, fleuve torrent qui partage Lima en deux parties, inégales en grandeur comme en beauté. La vraie ville est sur la rive gauche. Quelques minutes de marche nous conduisent à la plaza Mayor, lieu de promenade, de flânerie, d’emplettes et de rendez-vous.
Pas plus qu’à Santiago, je ne veux, lecteur, vous emmener avec moi dans toutes mes courses à travers les rues, les monuments, les jardins et les habitations. Ceci est une causerie et non pas un compte rendu. Voilà trois jours que j’ai quitté Lima ; il vaut mieux, je pense, vous donner mon impression que de vous faire le journal de mes allées et venues.
Cette impression est, cependant, difficile à rendre, car, en vérité, on peut emporter de la capitale du Pérou des souvenirs bien différents. Tout le monde vous dira que Santiago est une grande, belle et noble cité, son caractère est bien net, bien franc ; elle plaît ou ne plaît pas, je l’accorde, mais, avec plus ou moins d’indulgence ou d’enthousiasme, les descriptions qu’on en fera se ressembleront.
Je ne crois pas, je dirai même, je suis sûr, qu’il n’en est pas ainsi de Lima. J’en suis d’autant plus certain, qu’en quittant le pays, nous qui l’avons vu de la même façon et pendant le même temps, nous ne sommes pas du tout du même avis. Il semble que nous ayons, et pourtant ce n’est qu’une apparence, un parti pris pour ou contre.
Je tenterai d’expliquer cela. Ceux d’entre nous qui ont été les plus curieux, qui n’ont pas craint d’user, d’abuser peut-être (je suis de ceux-là) de l’amabilité et des prévenances que nous avons rencontrées, qui ont couru sans relâche, questionné sans trêve, regardé sans discrétion, ceux-là se sont trouvé, paraît-il, des lunettes roses sur le nez ; ils ont vu, ils ont cru voir Lima telle qu’elle est. Telle qu’elle est aussi, et cependant tout autre, elle a paru à ceux qui ont limité leurs investigations à quelques visites aux édifices publics, à quelques chasses dans la campagne, et n’ont pas même tenté de soulever le voile, assez léger cependant, qui cache la vie, les mœurs, les idées des Péruviens de la côte.
Ainsi que les autres capitales de l’Amérique du Sud, sauf Rio-de-Janeiro, Lima, construite sur une plaine, offre un plan régulier et monotone ; les angles sont droits, les places carrées. Il paraît qu’il y a peu d’années, c’était encore une ville assez malpropre et poussiéreuse, mais peu de traces subsistent de cet état de choses ; on a démoli les fortifications pour en faire des boulevards, et on l’a dotée de tous les luxes que nous avons pris la bonne habitude de considérer comme nécessaires, tels que trottoirs, réverbères, égouts, etc. Que les affaires du Pérou aillent bien ou mal, je doute qu’on s’arrête dans cette voie, parce que Lima est la ville par excellence du luxe et du superflu. C’est une ville de plaisir avant tout, et de plaisir sous toutes les formes ; la ville où on s’inquiète aussi peu de l’avenir que du passé, où l’on vit pour vivre et pour vivre de son mieux, à son gré. A Lima, on remet presque toujours au lendemain ce qu’on pourrait faire aujourd’hui, à moins qu’il ne s’agisse de fête, de toilette, de bal, ou de quelque autre prétexte à distraction.
Ce n’est pas la vanité, le désir de paraître, la pensée de se faire un marchepied avec l’apparence du luxe et de la prodigalité, qui fait gaspiller ainsi les fortunes ; c’est tout simplement que chacun a des caprices et les satisfait, des tentations et y succombe ; c’est aussi, et surtout, parce que les Péruviennes sont très belles, très bonnes, très séduisantes, très aimables et, plus que tout cela, très aimées. Dans les vieux palais du temps de la conquête, comme dans les masures de la Montaña (pays des forêts, de l’autre côté des Andes), les femmes au Pérou sont reines ; leur gouvernement n’est ni constitutionnel ni autocratique ; on n’en discute ni la forme ni les exigences ; c’est de la part de toute la nation une servitude volontaire acceptée, dont le principe se transmet paisiblement de père en fils, comme une tradition sacrée et impérissable. Les gens venus d’Europe ne tardent pas à se conformer à cet usage ; ils acceptent la sujétion comme les autres, au bout de fort peu de temps, et ne s’en plaignent pas.
Nous voici donc dans un milieu qui ressemble bien peu à ce que nous avons vu jusqu’ici, et la dissemblance est plutôt dans la physionomie de chaque chose que dans le détail matériel des dispositions. Prenons pour exemple la plaza Mayor, où je reviens après ma digression et mes promenades. On pourrait la décrire dans les mêmes termes que la grande place de Santiago. Toutes deux sont carrées, avec une cathédrale sur l’une des façades, des maisons basses supportées par des arcades, une fontaine au milieu, un pavé de galets… Voilà la grande place de Santiago, voilà aussi la grande place de Lima. Mais entrons sous les arcades. Quelle différence ! Comme ici il y a plus d’animation, comme la vie personnelle de l’habitant s’y montre mieux ! comme on y devine plus aisément ses coutumes, ses défauts, ses préférences, ne fût-ce que par les objets qui sont à la montre des magasins !
Là, le luxe utile, sérieux, solide ; ici, rien que des étoffes, des dentelles, des bijoux, une profusion de petits souliers de satin, et un mouvement d’acheteuses à la fois nonchalantes et affairées.
Si c’est le soir, sur la place comme sous les galeries, c’est un flot de promeneurs, causant, caquetant, flânant, fumant, qui jouissent de la belle nuit tropicale, oublieux de la journée passée, insouciants de la journée à venir.
Laissez passer les heures et la foule, et quand il ne restera plus sur la vieille plaza Mayor que quelques rares groupes prêts à se disperser, combien de souvenirs extraordinaires, terribles même, n’évoquera-t-elle pas sous vos yeux ! Le premier, le plus grand de tous, sera celui de François Pizarre, le conquérant, ce type complet de l’aventurier audacieux, brutal et perfide ; vous le reverrez attirant l’inca Atahuallpa dans un piège, le faisant attaquer par les siens, puis le saisissant aux cheveux et l’emmenant prisonnier, cet empereur, presque dieu, comme un sauvage emmène une bête de somme échappée ; plus tard, lui demandant pour rançon de remplir d’or la chambre même où se discute le prix de sa liberté, et quand la chambre fut pleine d’or et deux autres chambres encore pleines d’argent, donnant l’ordre de faire baptiser son prisonnier et de l’étrangler ensuite.
C’est cependant ce même Pizarre qui, le 6 janvier 1535, jour de l’Épiphanie, a ordonné la fondation de Lima et l’édification de la cathédrale, dont le vaste portail tient tout un des côtés de la place.
Vous verrez, comme dans un rêve, le farouche Herreda, avec les dix-huit assassins qui ont juré la mort du conquérant, traverser la place en courant et en criant, entrer comme des furieux dans le palais. Ils rencontrent Pizarre dans une galerie et se précipitent. Le héros leur tient tête ; Martinez de Alcantara, son frère utérin, François de Chaves et un de ses officiers viennent à son secours et sont tués ; mais plusieurs des brigands sont tombés aussi, et le gouverneur semble invulnérable. C’est alors qu’Herreda saisit l’un des conjurés à bras-le-corps et le jette sur l’épée menaçante de Pizarre, qui ne peut se dégager assez vite et tombe percé de coups.
Cette vision effacée, ce sont les échafauds de Pedro de La Gasca qui vont se dresser sur la place. L’envoyé de Charles-Quint a mission de rétablir au Pérou l’autorité de l’Espagne et de ses lois, et il fauche sans pitié tout ce qui lui résiste. Les bandits sont décimés à leur tour, mais aucun ne demande grâce. On voit le vieux condottiere Carbajal, âgé de quatre-vingt-quatre ans, condamné à être roué et écartelé, monter sur la plate-forme d’un air railleur. Cet homme s’est vanté d’avoir fait massacrer environ quatorze cents Espagnols et vingt mille Indiens. On lui parle de se confesser ; il répond qu’il n’a rien à se reprocher, si ce n’est d’avoir laissé une dette d’un demi-réal à un cabaretier de Séville. Et il subit le supplice sans exhaler une plainte.
Lima, qui compte environ 190,000 âmes, n’a pas moins de soixante-dix églises (c’est, toute proportion gardée, dix fois ce que nous en avons à Paris) ; vous m’excuserez de ne pas les avoir visitées toutes et de supprimer leur description. Cependant, je ne voudrais pas me montrer trop sévère ou trop dédaigneux à l’égard des églises espagnoles. On dit généralement qu’elles sont de mauvais goût, et, cela dit, on se croit quitte avec elles. Voilà qui est trop aisé et un peu injuste. D’abord, il est bien rare que l’expression d’un sentiment très profond soit ridicule ou de mauvais goût. Or, ici, on est, et surtout on a été, dévot jusqu’à la superstition, voire même au delà ; ce n’est pas affaire de mode et de convenance, c’est une manière d’être qui fait partie intégrante du caractère national. Entre le fanatisme brutal des conquérants et la servile idolâtrie des vaincus, le culte des symboles était le seul point de contact possible. La religion des incas et le catholicisme se sont, en quelque sorte, superposés ; à l’autocratie religieuse des descendants de Manco-Capac, le fils du Soleil, s’est substituée sans effort l’autocratie religieuse des moines.
Les immenses trésors découverts au Pérou pendant plus de deux siècles ayant engendré un luxe excessif, les couvents, les églises, les images en devaient user et abuser tout d’abord. De nos jours, l’indifférence calculatrice de l’esprit moderne a arrêté ce mouvement ; les ardeurs de la foule se sont changées en habitudes, mais elle n’a pas songé encore à brûler ce qu’elle avait adoré ; partout nous retrouvons les autels plaqués d’or et d’argent, les statues ornées d’une profusion de pierres précieuses, les madones vêtues de brocart et de dentelles. Déjà, le temps a mis son empreinte sévère et uniforme sur ces splendeurs.
Peut-être, alors que les prodigalités de tout un peuple couvraient ses idoles d’un ruissellement barbare d’or et de pierreries, un homme de goût eût haussé les épaules ; mais, aujourd’hui, toutes ces richesses accumulées ne sont plus que le témoignage d’un passé qui s’éloigne sans retour, et ces temples d’une autre époque, surchargés d’une ornementation disparate, ont pris une physionomie grave et triste sous les fastueux lambeaux qui leur restent encore.
Respectons ces vieux souvenirs. Respectons-les d’autant plus que les anciennes maisons à l’espagnole, avec leurs façades ornées et badigeonnées, leurs balcons ouvragés, tendent aussi à disparaître. La construction de ces vérandas suspendues en dehors des habitations, qui leur donnent un caractère si original et se prêtent si bien aux manifestations joyeuses des jours de fête, est interdite maintenant. On leur reproche, peut-être avec raison, de communiquer l’incendie d’une maison à sa voisine, parfois même à la maison qui fait face.
Dès notre arrivée, on nous avait bien recommandé d’aller, le 2 novembre, jour des Morts, faire une visite au cimetière, qu’on nomme ici le Panthéon. Cette nécropole est située sur les bords du Rimac, non loin de la ville, et desservie par le chemin de fer qui mène au Callao ; pour cette occasion, il triple, quadruple le nombre de ses trains, qu’on peut fort bien nommer trains de plaisir, car le jour des Morts au Pérou est certainement l’un des plus gais de l’année.
Depuis l’avant-veille, les abords du Panthéon présentaient un spectacle fort animé. Un grand nombre d’industriels y avaient dressé des tentes et des abris en feuillage, joyeusement pavoisés aux couleurs de toutes les nations, et sous lesquels, durant quatre jours, se débitent force boissons et victuailles.
Le jour consacré, et dès le matin, toute la population de Lima est en route, et bientôt on fait queue pour pénétrer dans l’enceinte funèbre. Autour des portes, des milliers de visiteurs circulent avec peine, attendant leur tour pour boire et manger à l’ombre des cabarets improvisés qui ne désemplissent pas un instant. Les types les plus variés de la ville et de la campagne se rencontrent là, depuis le créole jusqu’à l’Indien, depuis le nègre jusqu’au Chinois ; ce qui domine naturellement, c’est le type du Péruvien d’aujourd’hui, sang mêlé d’Espagnol et d’Indien.
Enfin, nous parvenons à entrer dans le Panthéon. Ici, les morts ne reposent pas sous la terre ; ils sont encastrés, sur trois rangs, dans d’épaisses murailles à double face, dont les ouvertures, hermétiquement fermées après l’introduction des cercueils, glissés à l’intérieur comme autant de tiroirs, sont couvertes de pieuses inscriptions. Les personnages célèbres, généraux et présidents de la république, ont parfois de somptueux monuments en marbre, surmontés d’emblèmes ou de statues.
Quelque discrétion que je veuille mettre dans certaines appréciations d’un ordre délicat, je dois dire que la tenue du clergé péruvien dans ce cimetière et au milieu de cette foule m’a complètement scandalisé. Tous les prêtres marchandent les oraisons qu’on vient leur demander, et comme le client abonde, leur attention est uniquement fixée sur la valeur de la monnaie qui leur est offerte ; ils s’interrompent des prières qu’ils marmottent d’une voix brève et hâtive, pour examiner de près les petits papiers crasseux, payement de leurs bons offices ; ils s’arrêtent court si le prix leur semble insuffisant, ils discutent, ils ont des mouvements d’impatience… Cela est du plus triste effet aux yeux d’un étranger. On m’a dit que les prêtres péruviens étaient doux, tolérants et aimables : ce sont de charmantes qualités ; lors même qu’ils seraient trop tolérants pour eux et trop aimables pour d’autres, ce que de mauvaises langues assurent, on le leur pourrait pardonner ; mais, par grâce, messieurs, et dans votre intérêt, n’oubliez pas le mot de messire Brid’Oison : La fo-o-orme ! C’est une grande dame que la forme, qui vous a rendu bien des services, mais susceptible à l’excès, et si vous la négligez, elle vous négligera à son tour. Méfiez-vous !
Pour voir le Lima moderne, nous sommes allés dès les premiers jours à la Exposicion, promenade qui a détrôné l’Alameda Nueva, située dans le quartier de la rive droite. Comme à la Quinta Normal de Santiago, il y a là un assez beau bâtiment qu’on utilise pour les expositions de tout genre, ainsi que nous faisons de notre palais de l’Industrie ; de plus, un parc, rendez-vous, à certaines heures et à certains jours, des élégants et des élégantes de la ville. Je ne dirai rien du palais, dont la construction extérieure est fort convenable, mais qui était fermé lors de notre passage.
Quant au jardin, il tient à la fois de notre Jardin des plantes et de notre Jardin d’acclimatation ; mais il n’a ni la gravité savante du premier, ni les agréables dispositions du second. Tracé sans doute sur un plan mal défini, on y a accumulé, un peu à tort et à travers, mille curiosités dont chacune a sa valeur, mais dont aucune n’est à sa place. Des serres, des maisonnettes, des parterres, des bassins, des cages à bêtes fauves et des volières sont disséminés au hasard ; sur les murailles de ces constructions mal groupées se retrouvent les affreux peinturlurages dont on fait un si colossal abus dans toute l’Amérique du Sud.
Cela produit un ensemble qui n’est ni joli ni beau, gai tout au plus. Heureusement, la collection des fleurs est splendide. Le Pérou est peut-être, de tous les pays du monde, celui dont la végétation est la plus variée, et une promenade au parc de la Exposicion suffirait à s’en convaincre. Dès qu’on a commencé à regarder les corbeilles, on oublie le maladroit arrangement des joujoux bariolés qui les encadrent ; plus vivaces qu’en aucun point de l’Europe, voici nos rosiers, nos fuchsias, nos lis et nos géraniums, puis de magnifiques hybiscus d’un rouge éclatant, d’énormes bégonias de toutes couleurs, le fameux amancaës, fleur essentiellement péruvienne, aux grands calices dorés, et mille autres dont j’ai le regret d’ignorer les noms. A la vue de cette flore vigoureuse, s’épanouissant en pleine terre et en pleine lumière, j’allais me prendre, je crois, d’une belle passion pour l’horticulture, lorsque je fus croisé par quelques jeunes Liménéennes en promenade, et les fleurs à leur tour furent oubliées.
Il faudrait avoir vécu plusieurs années dans les républiques de La Plata, du Chili et du Pérou, pour se permettre, nouveau Pâris, de décider entre les types de beauté, issus d’une même origine et encore peu différents, des femmes de ces pays. Un voyageur nomade, comme moi, n’osera prendre une telle liberté. Je me suis demandé pourtant sur quoi est basée l’opinion de notre vieille Europe, qui donne la palme aux Péruviennes. Sont-elles vraiment plus belles et plus gracieuses que leurs rivales ? Cela paraît bien difficile à dire. Ont-elles un plus séduisant costume ? Non. L’ancienne manta, aujourd’hui délaissée pour les modes françaises, partout n’habille bien que les duègnes, en les cachant.
C’est peut-être parce que la souveraineté de la femme est plus puissante et plus reconnue au Pérou que dans tout le reste de l’Amérique, parce que les mœurs, sans y être plus douces, y sont cependant plus tendres et plus affectueuses, parce que le Pérou est un pays de plaisir, où la femme, je le répète avec intention, car c’est un caractère bien saillant de ce peuple, est plus aimée qu’elle ne l’est nulle part. Le bonheur, autant et plus que la vanité satisfaite, met sur leurs visages son idéale et trop rare expression ; leur sourire semble un remerciement du luxe, des égards, des prévenances et surtout des tendresses qui les entourent ; il n’est pas un échange de politesse diplomatique et raisonnée ; il a la grâce de ce qui est simple, naturel, spontané, de ce qui vient sûrement du cœur et de ce qui doit y aller sûrement.
Voilà mon explication, et si vous ne la croyez pas bonne, faites le voyage ; que vous en trouviez ou non une meilleure, vous ne vous en repentirez pas.
Je n’ai quitté Lima qu’un seul jour. Cette journée a été employée à gravir les Andes jusqu’à une hauteur à peu près égale à celle du mont Blanc, et… à redescendre pour l’heure du dîner. Ceci paraît un tour de force incroyable ; je vous assure, cependant, qu’avec un bon chemin de fer bien installé l’ascension est des plus faciles.
Le 5 novembre, à huit heures du matin, nous avions rendez-vous général à la gare de Desemparados ; nous montons tous dans un train spécial, en compagnie de notre savant compatriote, M. Malinowski, ingénieur en chef de la ligne, et de notre aimable vice-consul au Callao, M. Saillard. Bientôt nous roulons dans la direction des montagnes. Pendant que nous longeons les bords du Rimac et que nous franchissons à toute vapeur les plantations de café, de cannes, de coton et de maïs, cultivées par des nuées de Chinois, je vais vous dire ce que c’est que le Ferro Carril Central Transandino.
La nature a partagé le Pérou en trois parties bien distinctes : la Costa, région de la côte ; la Sierra, région des montagnes, embrassant les chaînes des Andes et leurs plateaux ; la Montaña, pays des forêts, qui touche à la Bolivie, au Brésil et à la république de l’Équateur. Or, la partie la plus riche, la plus fertile du sol péruvien est ce pays des forêts, situé par delà les Andes. Il est comme enfermé entre les grandes solitudes du Brésil occidental et la gigantesque Cordillère. Le chemin de fer transandin va lui donner la vie et, plus tard, atteignant l’un des grands affluents de l’Amazone, l’Ucayali, aura créé une voie directe sur l’Europe, par laquelle s’écouleront les produits de cet immense territoire.
On peut affirmer que jamais l’établissement d’une voie ferrée ne présenta pareilles difficultés.
Le chemin de fer de l’Oroya gravit une hauteur de 4,700 mètres, sur un parcours de 200 kilomètres, ce qui donne une pente moyenne de 22 millimètres par mètre. La ligne compte 45 tunnels et 25 ponts, dont l’un a des piles de 79 mètres de hauteur (quatre à cinq fois l’une des plus hautes maisons de Paris).
Il a fallu une audace et une énergie peu ordinaires pour entreprendre et mener à bien un pareil projet. L’honneur de son exécution en revient d’abord au gouvernement du Pérou, puis à M. Meiggs, ingénieur américain, concessionnaire des deux lignes de Mollendo au lac Titicaca et de Lima à Oroya, enfin à M. Malinowski, déjà nommé.
Vers huit heures du matin, notre train commence à attaquer sérieusement la montagne ; nous sommes entrés dans la région interandine, la Sierra. Le paysage devient sévère et les précipices se creusent sous notre route à mesure que s’effectue l’ascension. La voie ferrée ne peut plus trouver assez de place pour y développer ses courbes ; alors le train s’engage dans un cul-de-sac sans issue, s’arrête à son extrémité ; un aiguilleur change la voie, véritable lacet, et la machine, repartant en arrière, nous pousse sur une nouvelle pente. Ainsi, tantôt tirés, tantôt poussés, nous escaladons une succession de terrasses superposées à des hauteurs qui déjà nous donnent le vertige. Voici le pont de Verrugas, d’une hardiesse inouïe, jeté entre deux montagnes séparées par un précipice, le tablier est à claire-voie, et le regard plonge librement dans le vide. Plus loin, le pont de Challapa, tout en fer comme le premier, construit en France et ajusté sur les lieux par des ouvriers français. On nous fait remarquer, sur le revers des montagnes, de larges plates-formes soutenues par des pierres, travail primitif des Indiens, déjà attirés par les gisements métalliques.
Le train s’arrête au village de Matucana. Nous ne sommes encore qu’à quatre-vingt-dix kilomètres de la capitale, et l’altitude est de deux mille quatre cents mètres. Après avoir été vite, mais consciencieusement écorchés par des exploiteurs allemands installés au buffet de la station, nous repartons.
L’aspect de la montagne devient tout à fait grandiose ; notre route est une course échevelée par-dessus des gouffres invraisemblables, à travers d’étroits tunnels se succédant presque sans interruption. Soudain, au sortir d’une profonde obscurité, nous nous engageons sur un pont jeté en travers d’une énorme crevasse formée par deux murailles de rochers à pic, dont les bases se perdent dans un abîme. Le site a un caractère de sauvagerie diabolique, et l’endroit est bien nommé : el puente del Infernillo, le pont de l’Enfer ! Nous avançons doucement, nous franchissons ce sombre passage, non sans quelque émotion, et le train disparaît de nouveau dans un tunnel qui sert de lit à un torrent qu’on s’apprête à détourner ; les eaux roulent au-dessous de nous avec un mugissement assourdissant et sinistre, la machine semble lutter avec peine contre ce nouvel obstacle. Je ne puis rendre le sentiment d’admiration et de crainte que nous éprouvâmes en cet endroit. Cette escalade à toute vapeur de la plus grande chaîne de montagnes qui soit au monde n’est-elle pas véritablement extraordinaire ? Nous sommes encore bien plus « empoignés » par ces deux simples rubans de fer que par les sévères beautés du paysage, et les vers du grand poète des Odes et Ballades reviennent à ma mémoire :
Allons, hurrah ! trois fois hurrah ! à notre compatriote, qui, semblable au Géant, a su s’ouvrir et ouvrir au monde entier un chemin à travers ces altières montagnes.
Vers deux heures, nous atteignons Chicla, où s’arrête actuellement le chemin de fer, bien que les travaux soient presque complètement terminés jusqu’au Summit tunnel, point culminant de la voie ferrée, dont l’altitude exacte est 4,768 mètres. Chicla n’est qu’à 3,725 mètres au-dessus du niveau de la mer, juste la hauteur du fameux pic de Ténériffe. C’est une petite station, auprès de laquelle on a construit une modeste auberge, où nous trouvons cependant le luxe d’un billard. Nous n’y devons rester que quelques minutes et ne protestons pas contre un arrêt aussi court, car quelques-uns d’entre nous, y compris le conducteur du train lui-même, souffrent du sorocho ou mal des montagnes, causé par la raréfaction de l’air ; nous le combattons assez victorieusement par l’absorption de plusieurs petits verres d’eau-de-vie, et comme la température est devenue très froide, nous nous enveloppons dans nos manteaux. En attendant que le train soit prêt, nous assistons au départ assez pittoresque d’une troupe de lamas porteurs. Cet animal rend aux habitants de la Sierra des services inappréciables ; doux, timide, s’apprivoisant facilement, il remplace ici le dromadaire qu’il rappelle un peu par sa couleur, sa forme et ses allures, sinon par sa taille qui est beaucoup plus petite.
Nous n’avons constaté à cet utile quadrupède qu’un défaut, dont il est bon d’être prévenu à l’avance, celui de cracher à la figure des gens qui lui déplaisent.
Au-dessus de nos têtes plane un grand condor, ce roi des oiseaux carnassiers, qui peut dans ses puissantes serres enlever un mouton ou un enfant. L’envergure de celui-là doit bien atteindre cinq mètres. Tout près de nous se dresse le mont Meiggs, dans le ventre duquel passe la voie ferrée avant de redescendre le versant oriental ; deux de nos amis, MM. René et Jules de Latour, sont partis depuis la veille au matin pour en atteindre le sommet et ne seront de retour que dans la nuit. Un employé du chemin de fer nous dit les avoir vus passer. Sans inquiétude sur le sort de nos compagnons qui, d’ailleurs, se sont dégourdi les jarrets en faisant l’ascension du mont Blanc avant notre départ, nous remontons dans notre wagon.
Un coup de sifflet sec, strident, et nous redescendons sur Lima avec une vitesse vertigineuse. Les grands monts, les profonds tunnels, les gorges sauvages, les noirs précipices défilent comme une fantasmagorie de ballade allemande ; l’ardente vapeur semble nous emporter dans une fuite éperdue, et nous avons à peine le temps de reconnaître les lieux que nous venons de traverser tout à l’heure.
Cependant, nous voici en plaine ; le train ralentit sa course, s’arrête et, sous la clarté d’un crépuscule prêt à s’éteindre, nous dépose sains et saufs, étourdis et charmés, aux portes de la ville.