A bord de la Junon
AU PÉROU
LE CALLAO ET LIMA
(Suite.)
La collection Zaballos. — Discussion avec le Vatican. — Rembrandt et le Savetier. — Un bal à bord de la Junon. — Notes rétrospectives : le guano, l’empire des Incas, la situation actuelle et l’avenir du Pérou.
Le lendemain de notre excursion en chemin de fer, nous avons été invités à visiter la collection des tableaux d’un riche armateur de Lima, don Manuel Zaballos. Ici, lecteur, j’ai besoin de toute votre indulgence et de toute votre confiance dans ma sincérité. Vous ne voudrez pas me croire quand je vous aurai dit que M. Zaballos a la plus belle collection particulière du monde entier, et vous m’opposerez cette irréfutable objection : Si cela était, on le saurait. « A beau mentir qui vient de loin » est un commun proverbe, et vous voilà tout prêt à me l’appliquer. Un chemin de fer fantastique, une collection merveilleuse de toiles anciennes…, au Pérou ! c’est trop à la fois.
Croyez-moi ou ne me croyez pas, je me suis donné pour mission de dire ce que j’ai vu, j’obéis à ma consigne.
Nous voici devant une des plus vieilles maisons de la ville, dont la façade est déjà un bijou d’architecture espagnole. Le maître de céans nous introduit dans un premier salon ne contenant que des sujets religieux ; il nous montre avec quelque négligence trois Murillo, où nous cherchons en vain la faute d’orthographe d’un copiste, et avant que nous ayons eu le temps de détailler cette Sainte Madeleine, ce Saint Jean et cette Descente de croix, il nous entraîne dans son salon carré, en face d’un Zurbaran bien connu ou plutôt bien cherché des connaisseurs : l’Extase de saint François ; à droite deux beaux Rubens ; à gauche, un Van Dyck ; partout, accrochés au hasard, dans des cadres ternes et vermoulus, des Raphaël, des Claude Lorrain, des Paul Potter. Sans être savants comme des experts, nous ne sommes pas trop de notre province, et quelques-uns de la bande, le commandant entre autres, ont de bonnes raisons pour savoir distinguer le coup de pinceau d’un maître du tâtonnement d’un élève ; nous nous regardons un peu surpris. Le visage de notre hôte s’éclaire d’un sourire de satisfaction triomphante. Nous passons dans une autre pièce, même profusion de chefs-d’œuvre, même désordre.
Les écoles se mêlent, les sujets se heurtent, les cadres empiètent les uns sur les autres. Ce sont encore les mêmes noms de maîtres anciens, parmi lesquels dominent ceux de la grande école espagnole. Devant ces toiles noircies, enfumées, mal rangées, nos doutes s’évanouissent, et notre admiration est un plus sûr garant de la sincérité des signatures que les signatures elles-mêmes.
Enfin nous entrons dans une vaste galerie qui est à elle seule tout un musée. Le milieu et les extrémités de cette galerie sont occupés par trois tableaux splendides. D’abord, la Communion de saint Jérôme. — Ah ! pour le coup, monsieur le voyageur, vous abusez, me direz-vous ; la Communion de saint Jérôme, du Dominiquin, est au Vatican ; on l’y a vue, et tout le monde encore peut l’y voir ; donc… — Pardon, à mon tour. J’en suis fâché pour le Vatican, mais la Communion de saint Jérôme qu’il possède n’est qu’une reproduction de l’original, qui est ici. En voulez-vous la preuve ?
Voici, à l’autre extrémité de la même galerie, la Mort de saint Jérôme, du même Dominiquin, laquelle n’a pas été reproduite, que je sache, et vous conviendrez qu’il est difficile de se tromper quand on a sous les yeux deux saint Jérôme, du même ton et presque dans la même attitude. Quant à supposer que le Dominiquin ait envoyé en même temps au Pérou la copie de l’un des tableaux et l’original de l’autre, cela est peu vraisemblable. N’est-il pas plus simple de supposer, ce que des recherches dans les papiers des couvents prouveraient sans doute, qu’à une époque où certaines congrégations religieuses possédaient ici plus de 800,000 francs de revenu, sans compter les dîmes, offrandes, cadeaux et héritages de l’année, elles pouvaient faire aux maîtres anciens des offres colossales, que ces illustres prodigues ne songeaient pas à décliner.
Mais continuons… Voici une Vierge de Raphaël, avec la gravure du temps qui en démontre l’authenticité ; plus loin une bataille de Salvator Rosa, d’un effet plus puissant que celle du Louvre ; trois portraits équestres de Velazquez, grandeur naturelle ; des Tintoret aussi beaux que ceux du palais ducal de Venise ; une collection complète de l’école flamande : des Teniers, des Van Ostade, des Gérard Dov, etc., à faire envie au musée de La Haye ; enfin, trois beaux Rembrandt, dont l’un représente avec un fini de détails et une crudité d’expression bizarre « le mur d’une échoppe de cordonnier ». Don M. Zaballos nous raconta l’histoire de ce tableau ; la voici :
« Rembrandt se promenait un jour dans les rues d’un des plus pauvres quartiers d’Amsterdam, lorsque passant à côté d’un bouge infect, occupé par un vieux savetier, il lui sembla voir, fixée au mur de la boutique, une gravure représentant l’un de ses premiers tableaux.
» Une idée originale lui vient à l’esprit. Il entre et s’adresse au vieillard :
» — Voulez-vous me vendre cette gravure ?
» — Mais, monsieur, elle n’est pas à vendre…
» — Si je vous en offrais un bon prix ?
» — Ma foi, non, monsieur. Je ne veux pas la vendre, cette image-là. C’est de notre fameux maître Rembrandt, et j’y tiens.
» — Cependant…, dix ducats d’or !
» — Dix ducats ! Ah ! mon bon monsieur, je sais bien que cela ne vaut pas dix ducats ; mais quoique je ne sois pas riche, dit le vieux cordonnier en jetant un regard attristé sur sa misérable échoppe, quand même vous me les offririez pour de bon, j’aimerais mieux la garder… ça me tient compagnie, voyez-vous. Voilà sept ans que je l’ai là…
» — Allons, pas tant de bavardages. Voilà trente ducats, dit Rembrandt en prenant une poignée d’or dans sa poche, et donnez-moi la gravure…
» Le bonhomme hésite un moment, regarde cet étrange visiteur d’un air stupéfait, puis s’en va détacher l’image et la donne au maître :
» — J’ai une femme et des enfants, lui dit-il, et je n’ai pas le droit de vous refuser.
» Le lendemain, Rembrandt venait replacer son acquisition de la veille là où elle était restée si longtemps, s’asseyait droit en face du mur et commençait ce petit tableau que vous voyez. Voici le portrait de cette gravure salie et écornée, un vieux peigne édenté suspendu à une ficelle, l’almanach de l’année 1651, avec ses feuilles toutes graisseuses ; les rognures de cuir laissées sur une vieille table branlante, et tout cela rendu en trompe-l’œil, avec une vérité saisissante.
» Rembrandt conserva cette toile toute sa vie, et j’ignore moi-même comment elle est venue au Pérou ».
L’école espagnole surtout est admirablement représentée dans la collection Zaballos, et peut-être serait-il nécessaire de venir l’étudier ici pour la bien connaître, car il y a des toiles, comme les Bohémiens de Zurbaran et la Naissance du Christ de Cano, dont les équivalents ne se retrouvent, je crois, nulle part.
Avant de quitter cette maison, dont nous sortions émerveillés, don Manuel Zaballos nous réservait une dernière surprise. Prenant sur un vieux bureau Louis XIII une feuille de papier jauni : « Messieurs, nous dit-il, je remercie les étrangers qui veulent bien venir voir mes tableaux, mais je ne conserve que les noms de mes compatriotes. Voici une liste qui est commencée depuis six ans ; voyez, il n’y en a pas cinquante ! »
C’est peu flatteur, pensai-je, pour les Péruviens. Mais ne nous hâtons pas d’être sévère. Si quelque jour on s’avisait de fermer brusquement les portes des galeries du Louvre et de compter combien on aurait ainsi enfermé de bourgeois de Paris, y en aurait-il beaucoup ?
J’ai eu l’occasion de dire que, partout où la Junon avait passé, l’expédition avait trouvé un accueil fort aimable, mais, nulle part plus qu’au Pérou, nous n’avions trouvé autant de bonne grâce et de prévenances. Notre ministre plénipotentiaire, M. de Vorges, nous avait reçu plusieurs fois ; il s’était, dès notre arrivée, occupé de faire organiser l’excursion du chemin de fer de l’Oroya, et nous avait donné la clef de sa loge au théâtre, où, par parenthèse, jouait une excellente troupe française de vaudeville et d’opérette ; les attachés de la légation s’étaient constitués nos pilotes, et, grâce à eux, nous eûmes bientôt notre couvert mis en plusieurs endroits. Nos noms figuraient comme membres honoraires du Cercle français, fort bien installé au centre de Lima, car la colonie française est ici très importante ; nous ne pouvions y paraître sans recevoir quelque invitation. Au Callao, les hospitalières maisons de notre vice-consul et du commandant de Champeaux, directeur du port, nous étaient ouvertes.
Comment reconnaître tant de bons procédés ? Le commandant proposa d’organiser, pour la veille du départ, une réception à bord, et ce fut en un instant chose résolue.
L’installation du bateau pour cela n’était pas facile, car l’honorable ingénieur qui, il y a quelque quinze ans, construisit la Junon, n’avait certes pas prévu qu’on dût jamais y donner une fête. Heureusement, les marins sont adroits et inventifs ; ils se mettent de tout cœur à un travail de ce genre et aiment assez à avoir « du beau monde » à bord, sachant bien que, de manière ou d’autre, il leur en reviendra quelque aubaine.
Le 6 novembre, au coup de midi, c’est-à-dire vingt-quatre heures après les premiers ordres donnés, la Junon, pimpante, brillante, méconnaissable, transformée en un nid de fleurs et de feuillages, était prête à recevoir ses amis. Le second capitaine, M. Mollat, M. de Saint-Clair, M. J. Blanc, officier de quart, et notre excellent consignataire, M. Cavalié, qui s’étaient partagé le soin des préparatifs, contemplaient avec satisfaction leur ouvrage. Plusieurs d’entre nous avaient contribué propria manu à l’arrangement décoratif ; mais ceux qui arrivèrent en toute hâte de leurs excursions dans les environs n’en pouvaient croire leurs yeux en franchissant la coupée.
La dunette, débarrassée des compas, manches à vent et autres impedimenta qui l’encombraient d’habitude, était devenue une vaste salle de bal, complètement entourée d’une ceinture de branchages garantissant en même temps des rayons du soleil, du souffle de la brise et des regards profanes. On y accédait par un large escalier, de construction récente, couvert de tapis et de fleurs. Partout on avait disposé des corbeilles de roses, de jasmins, de gardenias, de géraniums rouges, enlevées aux jardins de Lima. Dans notre salon arrière, en partie démeublé, on avait disposé un monumental buffet ; les dressoirs en étaient chargés de fleurs, courant en festons tout autour du cadre des glaces ; enfin la galerie et le logement du commandant avaient été arrangés en boudoir, avec force mousseline et profusion de ces mille riens qui sont de si grande importance lorsqu’il s’agit de relever une boucle qui se dérange ou de faire un point à un volant déchiré.
Par-dessus ce jardin improvisé, on avait établi une tente de forte toile, cachée par un velum formé de pavillons, parmi lesquels ceux de la France et du Pérou tenaient les places d’honneur.
Notre canot à vapeur et celui de la Direction du port, remorquant d’autres embarcations, amenèrent nos invités vers deux heures et demie. Je cite au hasard : M. de Vorges, ministre de France, Mme et Mlle de Vorges, M. le comte de Persan, secrétaire de la légation, M. le comte de Boutaut, chancelier, M. d’Alvim, ministre du Brésil, Mme et Mlles d’Alvim, M. le consul général de Belgique, M. Saillard, vice-consul de France au Callao, et Mme Saillard, M. le capitaine de vaisseau de Champeaux, M. Combanaire, président de la chambre française de commerce, M. Combe, etc., etc… Quant au monde essentiellement péruvien, ces messieurs de la légation française le connaissant bien mieux que nous, toute latitude leur avait été laissée pour le choix des invitations. Ils avaient eu la cruauté de nous amener les plus jolies têtes de Lima…
Le grand faux pont, dont nos visiteurs ne soupçonnaient même pas l’existence, avait été transformé en salle de souper. Lorsque, vers cinq heures, on y pénétra par une galerie dont l’entrée avait été jusqu’alors interdite, à la vue de cette longue pièce, entièrement tendue aux couleurs péruviennes, blanc et rouge, étincelante de lumières et de cristaux, ce fut une explosion de compliments et d’enthousiasme. Après le lunch, qui fut rempli d’entrain et de gaieté, nous remontâmes sur le pont.
La nuit était venue, et la Junon, pavoisée d’innombrables lanternes vénitiennes, semblait inaugurer une nouvelle fête. On recommença donc à danser de plus belle, et ce fut seulement le dernier train du soir qui emmena le gracieux essaim de nos valseuses. En prenant congé de nous, notre aimable ministre dit au commandant : « La Junon a trop de succès. Je vous conseille de partir demain, sinon vous ne partirez plus. »
Le conseil était sage ; car, en vérité, les séductions de ce magnifique pays étaient bien de nature à nous retenir. Nous eûmes le courage de résister. Malgré notre secret désir de rester ici encore une semaine… ou deux, et en dépit des manœuvres des propriétaires de la Junon, qui, pour des motifs bien différents, voulaient à toute force arrêter notre voyage, le 7, à la tombée de la nuit, nous étions en route pour Panama.
En mer, 11 novembre.
Je viens de relire mes notes sur le Pérou, et je m’aperçois que j’ai complètement oublié de vous parler de ce que tout le monde est censé connaître sur ce pays. Je n’ai rien dit du fameux guano, source de tant de fortunes et de conflits ; du légendaire empire des Incas, sur le compte duquel on a raconté mille sottises ; enfin de la situation économique et politique actuelle, qui nous montre la plus riche contrée du globe luttant difficilement contre d’énormes embarras financiers, tristes conséquences de la légèreté de ses habitants.
Il ne faudrait pas moins de trois gros volumes pour résumer en une étude complète ces graves questions, trois gros volumes que vous ne liriez certainement pas, tandis que vous aurez, j’espère, la patience de lire les quelques pages que mes devoirs de narrateur m’obligent à leur consacrer.
Le guano, nul ne l’ignore, est un engrais des plus efficaces, très recherché depuis une trentaine d’années, et dont le prix a toujours été en augmentant. Ses principes actifs sont le phosphate et le carbonate de chaux. Son nom est tiré de l’idiome des Indiens Quichuas, du mot huanay. Le guano n’est autre chose que de la fiente d’oiseaux de mer, pétrels, mouettes, pingouins, pélicans, etc., mélangée avec les détritus de ces animaux et accumulée par couches qui atteignent parfois cent mètres de profondeur. Le Pérou n’est pas le seul pays qui possède des gisements de cet étrange et précieux produit ; on en trouve aussi en Patagonie et au Chili ; mais le guano du Pérou est le meilleur et le plus abondant ; tellement abondant que, sans les maladresses financières des gouvernants qui ont laissé écraser la république sous le poids d’une dette d’un milliard, la seule exploitation du guano suffirait à couvrir le budget des dépenses normales de l’État.
Toutes les îles du littoral en sont plus ou moins couvertes, et il se trouve encore en amas considérables sur un grand nombre de points de la côte. Quand le dépôt des îles Chinchas fut épuisé, on fit courir le bruit que le Pérou n’avait plus de guano : c’était une manœuvre de la spéculation. Il y a encore actuellement sept ou huit millions de tonnes de guano, dont les gisements ont été reconnus ; mais les sondages opérés dans cette matière d’une consistance variable, parfois dure comme de la pierre, étant très incertains, des dépôts ignorés devant sans doute être plus tard découverts, on peut assurer que ce chiffre est fort au-dessous de la réalité. En somme, bien que l’épuisement du guano dans un avenir relativement prochain soit chose certaine, il est absolument impossible d’en fixer l’époque.
Mes renseignements étant pris au Pérou, je me garderai bien de discuter ici, même d’une manière générale, les conditions des contrats que le gouvernement a passés avec des banquiers européens. Il lui a plu d’affermer et d’hypothéquer sa principale source de richesse, pour subvenir à des besoins toujours croissants, et cela à plusieurs reprises. C’était au moins une imprudence. Il n’y a pas besoin de connaître le dessous des cartes pour supposer que cette imprudence a dû profiter à quelqu’un.
Quoi qu’il en soit, la situation est telle aujourd’hui, que tout le monde se plaint, et personne ne s’entend. L’Angleterre, la France, le Pérou, les banquiers, les porteurs de bons, — autant de ruinés.
N’y aurait-il pas là le sujet d’un de ces petits dessins à énigmes qui nous amusaient tant l’année dernière ? On l’ornerait de la légende : « Où est… celui qui n’est pas volé ? » Quelqu’un d’habile trouverait peut-être.
De tous les pays que nous avons visités, le Pérou est celui dont l’histoire primitive est la plus intéressante, d’abord parce qu’elle porte un cachet d’originalité très remarquable, ensuite parce que la race actuelle tient beaucoup plus de la race indigène qu’en aucune autre contrée de l’Amérique du Sud.
Tout porte à croire que le continent américain a été peuplé par des migrations asiatiques, mais je n’oserais m’engager dans une discussion sur ce point. Ce qui est considéré comme certain, c’est qu’avant l’arrivée des Incas, dont le premier, Manco-Capac, est tout simplement descendu du ciel avec sa femme Mama-Oello, vers l’an 1000 de notre ère, le territoire péruvien était occupé par diverses tribus dont les plus importantes étaient les Chinchas, les Quichuas et celle des Aymaraës. Cette dernière avait la singulière coutume de déformer la tête des enfants, le plus souvent de manière à lui donner une hauteur tout à fait anormale ; une telle distinction ne s’appliquait qu’aux personnes bien nées, et sans doute il y avait à cet égard des règles de convenance absolument obligatoires.
On croit que Manco-Capac, avant de descendre du ciel, avait passé les premières années de sa jeunesse parmi ces guerriers au crâne pointu.
Cet homme extraordinaire ne tarda pas à devenir grand prêtre et empereur incontesté de tous ceux qui entendirent sa parole. Il mourut paisiblement après avoir régné quarante ans ; son fils continua l’œuvre commencée, compléta ses lois, agrandit ses domaines, et, successivement, douze Incas s’assirent sur le trône de Manco-Capac.
Cet empire théocratique, fondé par un seul homme, se perpétuant et prospérant pendant quatre siècles et sur l’étendue de douze générations consécutives, est certainement le fait le plus étrange de l’histoire du monde. Par quelle mystérieuse influence ces souverains improvisés ont-ils pu faire respecter leur domination sur plusieurs peuples très différents, occupant un espace de trois millions de kilomètres carrés ? Nul ne peut l’expliquer. Bien des livres donnent, avec force détails, des renseignements sur la religion fondée par les Incas et principe de leur autorité ; malheureusement, on ne peut avoir que peu de confiance dans ces récits, parce qu’ils émanent d’Espagnols fanatiques ou de métis convertis au catholicisme.
Il est vraisemblable que le Soleil, plutôt que l’idéalité par laquelle ces historiens ont cherché à le remplacer, occupait le premier rang dans la mythologie des Incas ; l’empereur n’était rien moins que le petit-fils du Soleil, ce qui le faisait, dans le fait, l’égal de la plus haute divinité. La coutume des empereurs Incas était d’épouser une de leurs sœurs ; l’impératrice devenait ainsi la personnification de la lune (ainsi que le prouvent les statues des temples de Cuzco), et la succession au trône était dévolue aux premiers enfants mâles issus de ces mariages.
Si les Incas s’étaient bornés à ces joies de famille, constamment isolés au milieu de leur peuple, ils eussent vraisemblablement été renversés ou abandonnés avant la venue des Espagnols. Mais le prudent fondateur de la dynastie avait eu le soin de laisser, en dehors de ses enfants légitimes, une postérité des plus nombreuses, officielle sinon régulière, en sorte que, imité par ses successeurs, la famille impériale devint bientôt une nation dans la nation, multipliant avec une incroyable rapidité, grâce au pouvoir absolu dont jouissaient tous ces descendants d’Apollon.
Bien que les empereurs fussent, de droit divin, maîtres de leurs sujets et de leurs biens, législateurs et justiciers, autocrates dans toute la force du mot, ce n’est pas par la terreur qu’ils avaient assis et maintenu leur puissance. Leur despotisme allait jusqu’à défendre de changer de lieu et jusqu’à interdire absolument l’écriture. On ne peut donc imaginer un esclavage plus étroit que celui de ces malheureux peuples ; cependant il n’y eut, pendant la domination des Incas, que peu d’exécutions, et les idoles ne réclamaient que rarement des sacrifices humains. Ces tyrans ne manquaient jamais de proclamer bien haut les principes de droit et « d’égalité », de protester de leur respect pour les anciennes coutumes, de leur tendresse à l’égard de leurs sujets, du souci qu’ils avaient de leur bien-être. Mais ce n’étaient là que de vaines déclamations ; leur fantaisie était la loi, le sol et ses habitants leur propriété ; nul ne pouvait se mouvoir, parler, trafiquer, aimer, vivre, en un mot, sans la permission du maître.
Il suffit d’une poignée d’aventuriers pour renverser le colosse. L’empereur mort ou prisonnier, il ne devait plus rester de ce monstrueux état social qu’un troupeau d’esclaves à la merci du premier venu ; aussi ne fut-ce que par précaution qu’après le meurtre d’Atahuallpa, Pizarre le remplaça par un fantôme d’empereur, dont il ne s’embarrassa guère, malgré ses tentatives de révolte. Ce dernier des souverains Incas se nommait, ainsi que le premier, Manco-Capac.
Après la bataille vint le pillage. L’Espagne, pendant trois siècles, recueillit avidement le butin que quatre années de combats (1532-1536) lui avaient acquis. La rapacité brutale des conquérants réveilla parfois le courage endormi des vaincus ; il y eut des rébellions, qui furent réprimées avec une terrible cruauté. La race indienne, écrasée, épouvantée, se mourait ; mais une race nouvelle venait de naître et grandissait chaque jour : fille des Indiens et des Espagnols, maîtresse du pays et par droit de naissance et par droit de conquête, jeune, ardente, impatiente, il lui tardait de venger à son profit les aïeux opprimés des aïeux oppresseurs.
Les temps de Charles-Quint étaient passés ; l’aigle espagnole combattait ailleurs, non plus pour sa gloire, mais pour sa vie. Bientôt le Chili se soulève au nom de la liberté ; l’illustre Bolivar accourt du fond de la Colombie et vient pousser le cri de l’indépendance jusque dans les murs de Lima ; le peuple entier prend les armes ; et le drapeau victorieux du Pérou remplace à jamais celui de la métropole (1826).
Ainsi qu’on pouvait le prévoir, ce fut au milieu des troubles et des désordres politiques, des pronunciamientos, dans le tourbillon d’un changement perpétuel des hommes et des institutions, que grandit la jeune république. Elle grandit cependant ; elle a franchi aujourd’hui l’ère redoutable du travail trop facile et des fortunes trop rapides ; l’or et l’argent ne sont plus à la surface du sol, et le président ne pourrait, pour entrer dans son palais, s’offrir la fantaisie de faire paver toute une rue de Lima en argent massif, ainsi que le fit le vice-roi espagnol, duc de La Palata. Le Pérou a payé très cher une chose dont le prix n’est jamais trop élevé : l’expérience, et, s’il lui en reste à acquérir, il est encore assez riche pour le faire.
En ce moment, deux partis sont en présence, lesquels malheureusement représentent des ambitions tout autant, sinon plus, que des idées. Le premier, le plus fort et le plus intelligent, sympathique aux commerçants et aux étrangers, est celui qu’on nomme le parti civil ; il est dirigé par un homme d’une haute valeur et d’une grande influence, don Manuel Pardo, actuellement président du Sénat.
Le second parti a pour chef Nicolas Pierola, le même qui, à bord du garde-côte cuirassé péruvien, le Huascar, soutint, le 29 mai 1877, un brillant combat contre les navires de guerre anglais Schah et Amethyst, plus puissamment armés que lui. Nicolas Pierola, révolutionnaire, fils de prêtre, dit-on tout haut à Lima, personnifie une fusion assez compliquée entre la révolution et le cléricalisme. Ce parti a surtout pour lui les femmes, qui se font gloire d’être « piérolistes ».
Le président actuel, le général Mariano Prado, s’appuie d’une part sur l’armée, d’autre part sur une fraction considérable du parti civil, et ce groupe, assez mal défini, constitue ce qu’on appelle actuellement le parti « national ».
Les piérolistes affectent de le laisser tranquille ; mais il suffira d’un événement imprévu, d’un prétexte quelconque, pour faire passer le pouvoir en d’autres mains, et tout ce monde est si remuant que l’événement ou le prétexte peut surgir d’un jour à l’autre[10].
[10] Ces appréciations ont été écrites quelques jours seulement avant l’assassinat du président Pardo par le sergent Manuel Montoya, le 16 novembre 1878. Il est à craindre que la mort du président du Sénat n’ait entraîné la désorganisation du parti civil, amené le président Prado à accentuer sa politique de militarisme et concouru ainsi à l’immixtion armée du Pérou dans le différend entre la Bolivie et le Chili, qui vient d’éclater récemment.
Les difficultés financières contre lesquelles lutte le Pérou sont intimement liées à son instabilité politique, mais les conséquences en sont plus graves encore, parce qu’elles engagent l’avenir de plus loin. La dette est hors de proportion avec les ressources effectives du pays ; mais, heureusement, celles-ci sont, à leur tour, hors de proportion avec sa richesse réelle. Le travail ne s’organise pas assez vite au gré des exigences de la situation ; les vieux préjugés, enracinés par trois siècles de luxe et d’oisiveté, mettent trop de temps à disparaître ; là est le danger du présent et la source de craintes légitimes pour un avenir prochain.
Quant à l’avenir définitif, il nous paraît absolument assuré. Le Pérou possède les éléments d’une prospérité dont on ne peut même prévoir les limites, et qui se résument en deux mots : une race vigoureuse et intelligente sur un sol d’une richesse incomparable.
Que notre vieille Europe, si prudente et si prévoyante… pour les autres, réserve donc à de meilleures occasions ses dédains affectés. Elle a pris coutume de nous représenter les républiques de l’Amérique du Sud comme des coupe-gorge, où le terrible se mêle au ridicule ; qu’elle veuille bien se rassurer à leur égard et relise, avant de les juger si durement, la liste des attentats qui, depuis quarante années, ont mis en danger les jours de ses propres souverains.
Pour ne parler que du Pérou, dont l’histoire ne date guère de plus loin, qu’on ne se mette pas en peine de ses destinées. S’il est malade, ce n’est pas du développement d’un de ces germes morbides éclos dans l’atmosphère viciée des prisons ; c’est la fièvre de croissance d’un bel enfant élevé au grand air, et il a, pour s’en guérir, un médecin qui ne repassera plus l’Atlantique, le meilleur de tous : la Jeunesse !