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Abélard, Tome I

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The Project Gutenberg eBook of Abélard, Tome I

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Title: Abélard, Tome I

Author: Charles de Rémusat

Release date: July 6, 2004 [eBook #12829]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Robert Connal, Renald Levesque and the Online Distributed
Proofreading Team; From images generously made available by gallica
(Bibliothèque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr.

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ABÉLARD, TOME I ***

ABÉLARD

PAR

CHARLES DE RÉMUSAT.

1845



Spero equidem quod gloriam eorum

qui nunc sunt posteritas celebrabit.

Jean de SALISBURY, disciple d'Abélard.

Metalogicus in prologo.



TOME PREMIER



PRÉFACE.

On se propose dans cet ouvrage de faire connaître la vie, le caractère, les écrits et les opinions d'Abélard, et de recueillir tout ce qu'il est utile de savoir pour marquer sa place dans l'histoire de l'esprit humain.

Abélard est moins connu qu'il n'est célèbre, et sa renommée semble romanesque plutôt qu'historique. On sait vaguement qu'il fut un professeur, un philosophe, un théologien, qu'il se fit une grande réputation dans les écoles du moyen âge, et qu'il exerça une puissante influence sur les études et les idées de son temps. Mais dans quel sens dirigea-t-il les esprits, quel était le fond de ses doctrines, quelle la nature de son talent, quels les titres de ses ouvrages, quel rôle joua-t-il dans les lettres et dans l'Église, voilà ce qu'on ignore; et le vulgaire même raconte la fatale histoire de ses amours. C'est par ce souvenir que le nom d'Abélard est resté populaire.

Peut-être à la faveur de ce souvenir, le tableau que j'entreprends de tracer inspirera-t-il quelque curiosité. Peut-être souhaitera-t-on de mieux connaître l'homme dont on a si souvent entendu rappeler les aventures, et l'amant servira-t-il à recommander le philosophe. Moi-même, je l'avouerai, ce n'est point par l'histoire que j'ai commencé avec lui. C'est dans le monde de l'imagination que je l'avais cherché d'abord, et l'étude de la philosophie n'a pas donné naissance à cet ouvrage.

Le lecteur me permettra-t-il de lui en retracer brièvement l'histoire?

Il y a quelques années qu'en réfléchissant sur un sujet que la réflexion n'épuisera pas, sur ce que devient la nature morale de l'homme dans les temps où l'intelligence prévaut sur tout le reste, je fus conduit à me demander s'il n'y aurait pas moyen de concevoir un ouvrage où la puissance de l'esprit, devenue supérieure à celle du caractère, serait mise en présence des plus fortes réalités du monde social, des épreuves de la destinée, des passions même de l'âme. La lutte de l'esprit tout seul avec la vie tout entière me paraissait intéressante à décrire encore une fois, et je cherchais dans quel temps, sur quelle scène, par quels personnages, il serait bon de la représenter. Pour que cette peinture fût frappante et vive, en effet, il ne me semblait pas qu'elle dût avoir pour cadre un sujet imaginaire. Un héros idéal qui à une époque indéterminée se mesure avec des êtres d'invention, ne saurait offrir un exemple qui saisisse et qui émeuve; si vraisemblable qu'on s'attache à le faire, il paraît toujours hors du vrai, et la situation où on le place est prise pour une combinaison de fantaisie. La pensée morale que j'aspirais à mettre en action, ne pouvait prendre tout son relief et produire tout son effet que sur un fond de réalité.

Je rêvais à tout cela, lorsqu'il m'arriva un de ces hasards qui ne manquent guère aux auteurs préoccupés d'une idée. Un jour, mes yeux s'arrêtèrent sur l'affiche d'un théâtre où se lisait le nom que j'écris aujourd'hui au titre de cet ouvrage. Seulement ce nom était suivi d'un autre que la philosophie seule a le triste courage d'en séparer. Soudain, la pensée qui flottait dans mon esprit se fixa, pour ainsi dire; elle s'unit au nom d'Abélard, et prit dès lors une forme distincte: le sujet nécessaire me parut trouvé. Et prenant dans l'histoire les faits et les situations, dans les moeurs et dans les hommes du XIIe siècle, les traits et les couleurs, je composai avec une sorte d'entraînement un ouvrage en forme de roman dramatique, qui, lui aussi, s'appelle Abélard.

Quelques personnes pourront se souvenir d'en avoir entendu parler. J'avais écrit sous l'empire d'une sorte de passion pour mon sujet, pour mon idée, mais avec le sentiment d'une indépendance absolue. La science, la foi et l'amour, l'école, le gouvernement et l'Église, j'avais essayé de tout peindre, sans rien écarter, sans rien adoucir, sans rien ménager, ne supposant pas même un moment qu'un si étrange tableau pût jamais passer sous les yeux du public. Mais qui ne connaît les faiblesses paternelles? Quel auteur ne prend confiance dans l'ouvrage dont la composition l'a charmé? J'ai donc un jour songé à livrer aux périls de la publicité ce premier Abélard. Cependant il s'agissait d'une oeuvre qui contient sans doute une pensée sérieuse et morale, mais sous les formes les plus libres de la réalité et de l'imagination, où dans le cadre des moeurs grossières du XIIe siècle, la lutte violente des croyances, des idées et des passions est représentée avec une franchise qui peut paraître excessive, avec un abandon qui peut blesser les esprits sévères. C'est une de ces oeuvres enfin qui n'ont qu'une excuse possible, celle du talent.

Je me figurai quelque temps que je pourrais lui en créer une autre; c'est alors que je conçus le projet d'opposer l'histoire au roman, et de racheter le mensonge par la vérité. A des fictions dramatiques, je résolus de joindre un tableau de philosophie et de critique où le raisonnement et l'étude prissent la place de l'imagination. Changeant de but et de travail, je m'occupai alors de mieux connaître l'Abélard de la réalité, d'apprendre sa vie, de pénétrer ses écrits, d'approfondir ses doctrines; et voilà comme s'est fait le livre que je soumets en ce moment au jugement du public. Destiné à servir d'accompagnement et presque de compensation à une tentative hasardeuse, il paraît seul aujourd'hui. Des illusions téméraires sont à demi dissipées; une sage voix que je voudrais écouter toujours, me conseille de renoncer aux fictions passionnées, et de dire tristement adieu à la muse qui les inspire:

Abi

Quo blandae juvenum te revocant preces.

Ce récit servira du moins à témoigner de mes consciencieux efforts pour rendre cet ouvrage moins indigne du sujet. Plus je tenais à expier en quelque sorte une composition d'un genre moins sévère, plus je devais tâcher de donner à celle-ci les mérites qui dépendent de l'étude, de la patience et du travail. Je n'ai rien négligé pour savoir tout le nécessaire, pour ne parler qu'en connaissance de cause, et dans la partie historique j'espère m'être approché de la parfaite exactitude. L'étendue de mes recherches, et plus encore la révision de quelques savants amis m'ont donné confiance dans ma fidélité d'historien.

On trouvera donc ici une biographie d'Abélard plus complète qu'aucune autre, aussi complète peut-être que permet de la faire l'état des monuments connus jusqu'à ce jour. Quant à l'intérêt du récit, il me paraît, à moi, très-vif dans les faits mêmes. Qui sait s'il ne se sera pas évanoui sous ma main?

Mais tout n'est pas histoire dans cet ouvrage. Après la première partie, qui renferme la vie d'Abélard et qui peut aussi donner une vue générale de son talent et de ses idées, il me restait à faire connaître ses écrits. A l'exception de quelques lettres sur ses malheurs, ils sont tous philosophiques ou théologiques: j'ai donc joint au livre premier, un livre sur la philosophie, un livre sur la théologie d'Abélard. Cette partie de mon travail, pour être la plus neuve, n'était pas la plus attrayante, et j'ignore si ce n'est point une témérité que d'avoir voulu rendre de l'intérêt à la science si longtemps décriée sous le nom désastreux de scolastique.

A la fin du dernier siècle, une telle entreprise aurait paru insensée. Le temps même n'est pas loin où le courage m'aurait manqué pour l'accomplir. Mais de nos jours, le tombeau du moyen âge a été rouvert avec encore plus de curiosité que de respect. On s'est plu à y contempler les grands ossements que les années n'avaient pas détruits, à y recueillir les joyaux grossiers ou précieux qui brillaient encore mêlés à de froides poussières. Les monuments où ces reliques languirent oubliées si longtemps, sont devenus l'objet d'une admiration passionnée, comme s'ils étaient retrouvés d'hier, et que la terre les eût jadis enfouis dans son sein. Ne pouvant inventer le neuf, on s'est épris du plaisir de comprendre le vieux. L'enthousiasme du passé est venu colorer la critique, échauffer l'érudition. A juger sévèrement notre époque, on pourrait dire que les faits réels réveillent seuls en elle l'imagination et qu'elle ne retourne à la poésie que par l'histoire.

A-t-il été présomptueux d'espérer que le goût d'antiquaire qui s'attache aux moeurs, aux formes, aux édifices des âges gothiques, s'étendrait jusqu'à leurs idées, et qu'on aimerait à connaître la science contemporaine de l'art qu'on admire?

Il ne faut rien dissimuler, ce livre est très-sérieux. Nous ne nous sommes point arrêté à la surface. Rassembler en passant quelques traits de la physionomie d'un homme et d'une époque, offrir de rares extraits, piquants par leur singularité, choisis à plaisir dans les débris d'une littérature a demi barbare, aurait suffi peut-être pour donner à quelques pages un intérêt de curiosité. Ce n'était pas assez pour nous. Notre ambition a été de faire connaître, avec les ouvrages d'Abélard, le fond et les détails de ses doctrines, les procédés de son esprit, les formes de son style, d'éclairer ainsi, à sa lumière, toute une période encore obscure de la vie intellectuelle de la société française. Qu'on ne s'attende donc point à trouver seulement ici des fragments épars de philosophie ou de théologie; mais bien une philosophie, mais une théologie, chacune avec ses principes, sa méthode et son langage, chacune telle qu'un vieux passé l'a connue, admirée, célébrée, alors que l'école était pour nos aïeux ce que la presse est devenue pour leurs enfants. Au lieu de présenter des considérations générales sur l'esprit de notre philosophe, nous suivrons cet esprit dans sa marche, nous le décrirons dans ses monuments. Ce ne sera pas une simple critique, mais, s'il est possible, une reproduction du génie d'un homme. Ce sera en même temps, si nos forces ne trahissent pas nos desseins, une introduction utile à l'étude de la scolastique, et par conséquent à l'histoire de l'esprit humain dans le moyen âge.

Cet ouvrage devra toute son originalité à son exactitude, et rien n'y paraîtra nouveau que ce qui sera scrupuleusement historique. L'intelligence et le savoir affectaient jadis des formes si différentes de celles qui nous semblent aujourd'hui les plus naturelles, peut-être parce qu'elles nous sont les plus familières; le caractère des questions, le choix des arguments, la portée des solutions, tout est si étrange chez les scolastiques, que la raison même, dans leurs livres, n'est pas toujours reconnaissable, et que le bon sens y prend quelquefois une tournure de paradoxe. La scolastique produit aujourd'hui l'effet d'une science en désuétude qui étonne et ne persuade plus. Cependant, pour qui ne s'en tient pas à l'apparence, pour qui brise l'enveloppe que prêtaient à la pensée le goût et l'érudition du temps, la scolastique contient dans son sein, elle offre dans son cours et les problèmes de tous les siècles et quelquefois les idées du nôtre. C'est que les formes de la science peuvent varier, mais le fond est invariable comme l'esprit humain. Les Grecs n'ont presque rien dit à la manière des modernes, et cependant ils ont connu tous les systèmes, toutes les hypothèses dont les modernes se sont vantés. Je ne sais pas même une erreur dans laquelle ils ne nous aient devancés. Quand on lit les Dialogues de Platon, on y voit figurer, sous des noms antiques, Hobbes, Locke, Hume et Kant lui-même. Ainsi chez les maîtres de la scolastique, nous reconnaissons des Euthydème et des Protagoras, quelquefois Démocrite, Empédocle ou Parménide, ça et là des idées de Platon, partout le souvenir et l'imitation d'Aristote. Sans doute le moyen âge morcelait la philosophie; mais toutes les parties s'en tiennent si étroitement qu'on ne peut longtemps en isoler une, et des voies différentes y ramènent au même point. L'esprit humain n'innove guère que dans les méthodes, et les méthodes diversifient, mais ne détruisent pas son identité. Les idées sur lesquelles porte la philosophie se présentent comme d'elles-mêmes à la réflexion. Dès que l'esprit se regarde, il les retrouve. C'est un héritage substitué de génération en génération, comme ces pierres précieuses qui se perpétuent dans les familles, et dont la disposition seule change suivant la mode et le goût des diverses époques. Indestructibles, et inaltérables, ces idées demeurent dans l'esprit humain comme des symboles de l'éternelle vérité.

Elles ne manquent donc à aucune grande philosophie; et elles peuvent être découvertes sous tous les voiles que les caprices du raisonnement leur ont prêtés. Il est curieux et piquant parfois de les reconnaître, malgré les déguisements dont les revêtent la philosophie et la théologie de nos pères. Cet intérêt nous soutenait dans la tâche ingrate de pénétrer au fond de ces deux sciences, d'en reproduire les idées et les expressions, de leur rendre, s'il nous était possible, la vie et la lumière. Cette restauration était une oeuvre assez nouvelle. Depuis quelques années, on a bien su ressaisir avec sagacité le sens intime de toutes les doctrines, on les a traduites avec succès dans une langue commune, celle de la critique contemporaine. Mais à peine a-t-on osé, dans de courts passages, faire revivre l'enseignement original des maîtres du passé. A peine celui qui a le premier parmi nous entrepris de retirer la scolastique d'un oubli de deux siècles, a-t-il osé lui rendre à certains moments et ses formes et son style. Par le choix de notre sujet, par l'étendue de notre travail, nous avons dû nous jeter audacieusement dans cette oeuvre de restitution scientifique. Nous sommes rentré dans la nuit du moyen âge, pour y marcher le flambeau à la main. Un historien dont la science profonde est vivifiée par une puissante imagination, a su ranimer les sentiments et les moeurs de la société de ces temps-là. Il a remis sur ses pieds le Germain, le Gaulois, le Saxon, le Normand. Ce qu'il a si habilement fait pour l'homme moral, pour l'homme politique, serait-il chimérique de le tenter pour l'homme intellectuel? A côté du guerrier franc, du magistrat communal, du serf des cités ou des champs, en face du roi, du leude et du prêtre, reprenant à sa voix la parole et l'action, ne pourrait-on faire revivre l'écrivain et le philosophe, aux luttes des races opposer les combats des écoles, aux jeux de la force, les guerres de l'esprit? Est-il impossible de convoquer encore pour un instant les hommes du XIXe siècle autour d'une de ces chaires éloquentes où la raison humaine, essayant sa puissance, bégayant des vérités timides, préparait, il y a sept cents ans, la lointaine émancipation du monde?



PREUVES ET AUTORITÉS
DE
L'HISTOIRE D'ABÉLARD.


On a beaucoup écrit sur Abélard, mais on s'est beaucoup répété, et il faut bien choisir les autorités, quand on parle de lui. Parmi celles que nous allons citer, les unes, qui sont originales, et ce que les anciens éditeurs appelaient testimonia, datent de son temps ou viennent de ceux qui avaient pu connaître ses contemporains; les autres sont postérieures et n'ont qu'une valeur relative à l'instruction, à la véracité, à la sagacité de l'écrivain.


I.

AUTORITÉS DU XIIe SIÈCLE ET DU SUIVANT.

I.—Historia calamitatum, ou l'Epistola prima. Ce sont les Mémoires de sa vie écrits par lui jusque vers l'année 1135. Cette lettre a été donnée pour la première fois dans ses Oeuvres, par Duchesne, qui y a joint d'excellentes notes. Le meilleur texte, bien qu'incomplet, a été revu sur le manuscrit 2923 de la Bibliothèque Royale, et inséré dans le Recueil des historiens des Gaules et de la France (t. XIV, p. 278). Turlot, qui l'a reproduit en presque totalité, dit que le manuscrit a appartenu à Pétrarque et contient des notes de lui. (Abail. et Héloïse, p. 4.) La bibliothèque de Troyes possède un manuscrit sous le n'o 802, qui a été collationné avec l'imprimé à la demande de M. Cousin; il contient de nombreuses différences assez peu importantes, sauf une seule qui sera indiquée.

II.—Les lettres d'Héloïse et d'Abélard, souvent réimprimées et traduites. La première traduction est celle de Jean de Meung, le manuscrit en existe à la Bibliothèque du Roi. La première édition du texte est celle qui fait partie des Oeuvres déjà citées: Petri Abaelardi filosofi et theologi abbatis ruyensis et Heloisae conjugis ejus primae paracletensis abbatissae Opera, nunc primum edita ex Mss. codd. V. Illus. Francisci Amboesii, etc., in-4°. Paris, 1616. Cette édition des Oeuvres d'Abélard, la première et la seule qui porte ce titre, est appelée indifféremment l'édition d'Amboise ou de Duchesne; elle contient les lettres d'Abélard et d'Héloïse, des lettres de saint Bernard, du pape Innocent II, de Pierre le Vénérable, de Bérenger de Poitiers, de Foulque de Deuil, etc., toutes pièces importantes pour l'histoire d'Abélard, ainsi que plusieurs de ses ouvrages théologiques qui ne sont encore imprimés que là. Les principaux sont: 1° le Commentaire sur l'épître aux Romains; 2° l'Introduction à la théologie; 3° les Sermons. Voyez sur cette édition Bayle, Dict. crit., art. Fr. d'Amboise, et l'Histoire littéraire de la France, par les bénédictins de Saint-Maur et l'Institut, t. XII, p. 149.

La seconde édition complète des lettres, contenant toutes celles que d'Amboise a données; P. Abaelardi abbatis ruyensis et Heloissae abbatissae paracletensis Epistolae, edit. cur. Ricardi Rawlinson, in-8°. Londres, 1718. Le texte a été revu avec soin, mais corrigé avec trop de hardiesse, d'après un manuscrit d'une existence douteuse.

III.—Les autres ouvrages d'Abélard, savoir:

Petri Abaelardi Theologia christiana.—Ejusdem Expositio in Hexameron. (Durand et Martene, Thesaur. nov. anedoct., t. V, p. 1139 et 1361.)

Petri Abaelardi Ethica, seu liber dictus: SCITO TE IPSUM. (Bernard Pez, Thesaur. anecdot. noviss., t. III, pars II, p. 626.)

Petri Abaelardi Dialogus inter philosophum, judaeum et christianum. (Frid. Henr. Rheinwald, Anecdot. ad histor. ecclesiast. pertin., partie. I, Berolini, 1831.)

Petri Abaelardi Epitome theologiae christianae, (F. H. Rheinwald, même recueil, partie II, 1835.)

Ouvrages inédits d'Abélard, pour servir à l'histoire de la philosophie scolastique en France, publiés par M. Victor Cousin. Les principaux ouvrages sont: 1° Petri Abaelardi Sic et Non; 2° Ejusdem Dialectica; 3° Ejusdem fragmentum de Generibus et Speciebus. (Documents inédits relat. à l'Hist. de France, publiés par ordre du gouvernement, in-4°, 1836, p. 3, 173 et 507.) Petri Abaelardi tractatus de Intellectibus. (Cousin, Fragm. philos. 1840, t. III, Append. XI, p. 448.)

Deux préfaces inédites d'Abailard, publiées par M. Lenoble dans les Annales de philosophie chrétienne, janvier 1844.

Les poésies qui se trouvent disséminées dans divers recueils, savoir:

1° l'édition des Oeuvres donnée par d'Amboise, p. 1136;

Veterum scriptorum et monumentorum amplissima Collectio, t. IX, p. 1091;

Gallia Christiana, t. VII, p. 595;

Les Fragments philosophiques de M. Cousin, 1840, t. III, p. 440;

Spicilegium vaticanum. Beitraege zur naehern Kenntniss der Vatikanischen Bibliothek für deutsche Poesie des Mittelalters, von Carl Greith., Frauenfield, 1838;

Bibliothèque de l'école des Chartes, t. III, 2e livr. 1842.

Le dernier recueil a fait connaître les hymnes découverts dans un manuscrit de Bruxelles, dont nous avons eu sous les yeux une copie et un spécimen par M. Th. Oehler, et qui est intitulé: P. Ab. sequentiae et hymni per totum anni circulum in virginum monast. paraclet.

IV.—Les ouvrages de controverse des contemporains d'Abélard, savoir:

Les lettres de saint Bernard, S. Bernardi Opera omnia, édition de Mabillon, 1690, vol. I, passim. Les lettres directement relatives à Abélard se retrouvent dans le recueil de ses Oeuvres par d'Amboise.

Les lettres de Pierre le Vénérable, Vita S. Petri Vener. et Epistolae. (Bibliotheca cluniacensis, p. 553 et 621; édition de Duchesne avec des notes, 1614.)

La lettre de Guillaume de Saint-Thierry contre Abélard et la dissertation annexée, Disputatio adversus P. Abaelardum. (Bibliotheca patrum cistercensium, par Tissier, 1660-1669, t. IV, p. 112.)

La dissertation d'un abbé anonyme (Geoffroy d'Auxerre?) contre le même, Disputatio anonymi abbatis adversus dogmata P. Abaelardi. (Même recueil, t. IV, p. 228.)

La lettre de Gautier de Mortagne à Abélard, Epistola Gualteri de Mauritania, episcopi laudunensis. (Spicilegium, sive Collectio veterum aliquot scriptorum, D. Luc. d'Achery, édition de de la Barre, 1723, t. III, p. 520.)

Les lettres de Hugues Metel adressées à Innocent II, à Abélard, à Héloïse, Hugon. Metelli Epist. IV, V, XVI et XVII. (Car. Lud. Hugo, Sacr. antiquit. Monum., t. II, p. 330 et 348.)

L'ouvrage de Gautier de Saint-Victor contre les théologiens dialecticiens de son temps, écrit vers 1180, Liber M. Walteri prior. S. Vict. Parisius contra manifestas et damnatas etiam in conciliis haereses, manuscrit de l'abbaye de Saint-Victor, et dont on trouve de longs extraits dans Duboulai. (Hist. univ. parisiens., t. II, p. 629-660.)

V.—Les récits écrits par les contemporains ou dans le XIIIe siècle.

Les vies de saint Bernard écrites de son temps, Ex vita et rebus gestis S. Bernardi, lib. III, a Gaufrido autissiod. seu claraeval. monach.—Epistola ejusdem ad episcopum albanensem, ex vit. S. Bernardi, ab Alano, episc. autissiod. (Recueil des historiens des Gaules et de la France, t. XIV, p. 327, 370 et suiv.)

Johannis Saresberensis Metalogicus, lib. I, cap. I et V; lib. II, cap. X et passim. Jean de Salisbury avait entendu les leçons d'Abélard et fréquenté les principales écoles des Gaules.—Ejusdem Policraticus, sive de Nugis curialium, cui accedit Metalog., 1 vol. in-12, 1639, lib. II, cap. XXII, et lib. VII, cap. XII. (Voyez les extraits de cet auteur dans le Recueil des histor., t. XIV, p. 300 et suiv.)

Otto Frisingensis, de gestis Friderici I Caesaris Augusti, lib. I, cap. XLVI, XLVII et seq. Othon, abbé de Morimond, de l'ordre de Cîteaux, puis évêque de Frisingen (Freising, en Bavière), neveu de l'empereur Henri V, a composé une chronique de l'empereur Frédéric Barberousse, dont il était oncle paternel, et il y raconte la vie et la condamnation d'Abélard, son contemporain. (1 vol. in-folio, Basil., 1569, et Recueil des histor., t. XIII, p. 654.)

Ex vita S. Gosvini aquicinctensis abbatis lib. I, cap. IV et XVIII. Gosvin, abbé d'Anchin, fut un des adversaires actifs d'Abélard; sa vie a été écrite par des moines de son couvent, ses contemporains.(Recueil des histor., t. XIV, p. 442.)

Extraits de diverses chroniques composées au XIIe siècle ou dans les suivants; les plus importants sont tirés de:

1° Guillaume de Nangis, Ex Chronic. Guillielm. de Nangiaco. (Recueil des histor., t. XX, p. 731, ou Spicilegium de d'Achery, t. III, p. 1-6.)

2° Robert d'Auxerre, Ex Chronologia Roberti monach. S. Marian. altissiod. (Recueil des histor., t. XII, p. 293.)

3° La Chronique d'un anonyme, Ex Chronico ab initio mundi usque ad A.C. 1160. (id., ibid., p. 120.) 4° Richard de Poitiers, moine de Cluni, Ex Chronic. Richardi pict. (id., ibid., p. 415.)

5° L'appendice à la chronique de Sigebert, par Robert, Ex Roberti proemonstr. appendice ad Sigeberti chronographiam. (id., t. XIII, p. 330, ou dans le recueil intitulé: Illustrium veterum scriptorum qui rerum a Germ. gest., etc., t. I, p. 626; 2 vol. in-folio, Francfort, 1573.)

6° Alberic, moine de Trois-Fontaines, Ex Chronic. Alberici Trium Fontium monachi. (Recueil des histor., t. XIII, p. 700.)

7° Guillaume Godelle, moine de Saint-Martial de Limoges, Ex Chronic. Willelm. Godelli, mon. S. Mart. lemov. (id., ibid., p. 675.)

Vincentius Burgundus proesul bellovacensis. (Bibliotheca Mundi, 4 vol. in-folio, 1624.—T. IV, Specul. historial., lib. XXVII, cap. XVII.) Vincent de Beauvais vivait au milieu du XIIIe siècle.

Il y a encore dans d'autres chroniques, comme dans quelques cartulaires, des lignes isolées où Abélard est nommé, et dont l'historien peut faire son profit, mais qui ne méritent point d'être rappelées. Je ne fais que mentionner un chant funèbre sur la mort d'Abélard, rapporté par M. Carrière dans son édition allemande des lettres (voyez ci-après, page 262), et une curieuse chanson bretonne en dialecte de Cornouaille, où Héloïse, Loiza, raconte qu'instruite par son clerc, ma o'hloarek, ma dousik Abalard, elle est devenue, grâce à la connaissance des langues, une sorcière semblable aux druidesses celtiques. (Barzas-Breiz, Chants populaires de la Bretagne, publiés par M. Th. de la Villemarqué, t. I, p. 93. Paris, 1839.)


II.

AUTORITÉS POSTÉRIEURES AU XIIIe SIÈCLE.

1.—Un grand nombre d'historiens qui ne s'occupaient point spécialement d'Abélard, ont été conduits par leur sujet à écrire sa vie ou à en donner le sommaire, particulièrement d'après l'Historia calamitatum et Othon de Frisingen.

Le premier me paraît être Bertrand d'Argentré, un des plus anciens historiens français de la Bretagne. (L'Histoire de Bretaigne, 1 vol. in-fol., 1538, liv. I, chap. XIV, p. 74; liv. III, chap. CIII, p. 236 et suiv.) C'est un court résumé de l'histoire d'Abélard, d'après Othon de Frisingen.

Pasquier a donné un abrégé de l'Historia calamitatum, de son temps encore manuscrite, en y joignant quelques détails et quelques réflexions. (Les Recherches de la France, liv. VI, chap. XVII, p. 587 et suiv.; liv. IX, chap. V, VI et XXI.)

Tritheme, dans son Catalogue des écrivains ecclésiastiques, insère un article pris dans les chroniques déjà citées. (De Scriptoribus ecclesiasticis, in J. Trithemii Span. Oper. histor., in-folio, 1604, part. I, p. 276.)

Duboulai, dans son Histoire de l'Université de Paris, compose en divers passages une biographie à peu près complète, d'après d'Amboise, Othon de Frisingen, Jean de Salisbury, saint Bernard et ses biographes. (Coes. Egassii Buloei Historia Universitatis parisiensis, 6 vol. in-folio, 1665, t. I, p. 257, 272, 349, 445; t. II, p. 8 et suiv., 53, 68, 85, 107, 157, 162, 168, 200, 242, 715, 733, 739, 753, 759 et suiv.)

Le père Gérard Dubois raconte aussi, à leurs époques, dans l'Histoire de l'Église de Paris, les événements de la vie d'Abélard. (Gerardi Dubois aurelianensis Historia Ecclesia parisiensis, 2 vol. in-folio, 1690, t. I, lib. XI, cap. II, p. 709, etc.; cap. VII, p. 774, etc; t. II, lib. XII, cap. VII, p. 64 et 178, etc.)

Jacques Thomasius a écrit une vie d'Abélard où il y a de l'érudition et des erreurs. (Petri Abelardi vita in Hist. sapient. et stult. a Christ. Thomasio, t. 1, p. 75-142, 1693, Hal.Magdeb.)

Citons encore Dupin, dans sa Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques. (Hist. des controv. et des mat. ecclésiast. traitées dans le XIIe siècle, 1696, chap. VII, p. 360, etc., 392 à 412.)

Le père Noël Alexandre. (Natalis Alexandri Historia ecclesiastica, 7 vol. in-folio, 1699, t. VI, dissertat, VII, p. 787 et seq.)

L'abbé Fleury. (Histoire ecclésiastique, liv. LXVII et LXVIII, p. 307, etc., p. 406, etc., p. 547, etc., du t. XIV de l'édition in-4°.)

Casimir Oudin. (Commentarius de scriptoribus Ecclesioe antiquis, 3 vol. in-folio, 1723, t. II, sect. XII, p. 1160 et seq.)

Dom Remy Ceillier. (Histoire générale des auteurs sacrés et ecclésiastiques, Paris, 1729, 23 vol. in-4°, t. XXII, chap. X, p. 484-494.)

Le père Longueval, jésuite. (Histoire de l'Église gallicane, Paris, 1730-49, 18 vol. in-4°, t. VIII, liv. XXIII, p. 350 et suiv., 414 et suiv; t. IX, liv. XXV, p. 22 et suiv.)

Dom Guy Alexis Lobineau, dans son Histoire générale de Bretagne, 2 vol. in-folio, 1707, t. I, liv. V, p. 139 et suiv. C'est un récit assez complet, écrit avec modération et bienveillance, et que je regarde comme la base des récits postérieurs.

Dom Hyacinthe Morice, dans l'ouvrage qui porte le même titre; autre récit plus sommaire et dans le même esprit. (Hist. gén. de Bret., 5 vol. in-folio, 1744, t. I, liv. II, p. 96 et suiv.)

Baronius, et surtout son commentateur Pagi, dans ses notes. (Annales ecclesiastici, 43 vol. in-folio; Lucques, 1738-57, t. XVIII. Voyez le texte à l'an 1140 et les notes aux années 1113, 1121, 1129, 1131, 1140 et 1142.)

On peut citer également l'Histoire de la ville de Paris, par les pères Félibien et Lobineau (5 vol. in-folio, 1725, t. I, liv. III et IV); l'article Abélard du Dictionnaire universel des sciences ecclésiastiques, par le révérend père Richard (6 vol. in-folio, 1760), et le chap. II du liv. I de l'Histoire de l'Université de Paris, par Crevier. (T. I, p. 111-193, 7 vol. in-12; Paris, 1761.)

Le père Niceron a publié une vie d'Abélard qui n'est guère que l'analyse de celle de D. Gervaise. (Mémoires pour servir à l'histoire des hommes illustres dans la république des lettres, 42 vol. in-12, 1729, t. IV, p. 1 et suiv.)

Mabillon, ou son continuateur Martene, donne, dans les Annales bénédictines, une biographie par morceaux détachés qui vaut à beaucoup d'égards les précédentes, Annales ordinis S. Benedicti. (6 vol. in-folio, 1739, t. IV, lib. LXXIII, p. 63 et seq., 84 et seq., 324 et seq., 356 et seq., 991, 1085, etc.)

L'article d'Abélard, dans l'Histoire de la philosophie, de Brucker, mérite aussi d'être lu, tant pour la critique que pour la biographie. (Jacobi Bruckeri Historia critica philosophiae, 6 vol. in-4°, Lipsiae, 1766, t. III, pars II, lib. II, cap. III, sect. II, p. 716, 734, etc.)

Nous ne faisons que mentionner l'histoire d'Abélard par Diderot, dans l'article Scolastique de l'Encyclopédie.

II.—Parmi les biographies proprement dites, nous citerons particulièrement:

La Vie de Pierre Abeillard, abbé de Saint-Gildas, et celle d'Héloise, son épouse, 2 vol. in-12, 1720, par D. Gervaise (François-Armand). Cet ouvrage est intéressant: l'auteur, quoique ancien abbé de la Trappe, est un apologiste enthousiaste; le récit est fait avec soin, même avec assez d'exactitude quant aux faits essentiels, mais enjolivé de détails romanesques. Il est vrai que Gervaise a été accusé par Saint-Simon d'avoir eu lui-même une intrigue galante avec une religieuse.

L'article Abélard, dans le Dictionnaire de Moreri, dans le Dictionnaire critique de Bayle, ainsi que les articles Héloïse, Paraclet, Foulque, Bérenger, Fr. d'Amboise.

The History of the lives of Abeillard and Heloisa, by the rev. Joseph Berington, 2 vol. in-8°, Basil, 1793. Cet ouvrage fort estimé contient, avec une biographie étendue, une traduction et le texte des lettres d'Héloïse et d'Abélard. Il est intéressant, mais il n'a pas été composé d'après les autorités contemporaines, et l'auteur a pris pour historiques tous les détails romanesques inventés par D. Gervaise.

Abailard et Héloïse, avec un aperçu du XIIe siècle, par F.C. Turlot, 1 vol. in-8°, 1822.

L'article d'Abélard dans l'Histoire littéraire de la France, ainsi que celui d'Héloïse. Ces articles ont été rédigés par dom Clément avec beaucoup de soin et de critique, mais avec une sévérité qui tombe dans l'injustice. Ils ont été réimprimés, l'Académie des inscriptions ayant donné une nouvelle édition du volume où ils sont insérés, et M. Daunou y a joint quelques notes. (Histoire littéraire de la France, t. XII, 1830, p. 86 et suiv., p. 629 et suiv.)

L'Essai sur la vie et les écrits d'Abailard et d'Héloïse, par madame Guizot. (oeuvres diverses et inédites de madame Guizot, 1828, t. II, p. 319.) L'ouvrage qui n'est pas fini est le plus remarquable pour le fond des idées et pour les vues qu'il contient; il a été terminé par M. Guizot et placé à la tête de l'édition illustrée des Lettres d'Abailard et d'Héloïse, traduites par M. Oddoul. (2 vol. in-8°, Paris, 1839.) Cette dernière édition renferme un assez grand nombre de pièces et de témoignages, le spécimen d'un des manuscrits des lettres, quelques fragments de MM. de Chateaubriand, Michelet, Quinet, etc.

Les dictionnaires et recueils biographiques, qui tous en général contiennent un article Abélard. Nous citerons celui de M. d'Eckstein, dans l'Encyclopédie des gens du monde, t. I; celui de M.P. Leroux, dans l'Encyclopédie nouvelle, t. I; celui de M. Géruzez, dans le Plutarque français, t. I; M. Barrière y a donné l'article Héloïse.

La traduction des lettres d'Héloïse et d'Abélard, par le bibliophile Jacob, insérée dans la Bibliothèque d'élite, in-12, Paris, 1840. Cette traduction, fort bien faite, est précédée d'une notice intéressante et détaillée qu'on doit à M. Villenave, sous ce titre: Abélard et Héloïse, leurs amours, leurs malheurs et leurs ouvrages.

Parmi les anciennes traductions, assez peu remarquables, on ne doit conserver que celle de Bussy-Rabutin, réimprimée avec de nombreuses compositions poétiques sous ce titre: Lettres d'Héloïse et d'Abélard, traduites librement d'après les lettres originales latines, par le comte de Bussy-Rabutin, avec les imitations en vers par de Beauchamps, Colardeau, etc., etc., précédées d'une nouvelle préface par M.E. Martineault, in-12, Paris, 1841.

Une biographie universelle publiée en Angleterre contient un bon article sur Abélard, The biographical Dictionary of the Society for the diffusion of useful knowledge, in-8°, t. I, London, 1842.

Les Allemands se sont peu occupés d'Abélard. On cite les deux ouvrages suivants, dont nous ne connaissons que des extraits:

F. C. Schlosser, Abaelard und Dulcin, oder Leben und Meinungen eines Schwaermers und eines Philosophen, in-8°, Gotha, 1807.

Fessler, Abaelard und Heloisa, 2 vol. in-8°, Berlin, 1808.

Abaelard und Heloise oder der Schriftsteller und der Mensch, par M. Feuerbach (Leipzig, 1844), est un mince recueil de pensées détachées qui ne m'ont paru avoir aucun rapport avec le titre1.

Note 1: (retour) Voici au vrai le sens tout allemand de ce titre. Il s'agit d'une Comparaison entre la vie littéraire et la vie active. Je crois qu'Abélard désigne l'une et Héloïse l'autre. C'est un recueil dont le titre revient à peu près à ceci, l'art et humanité. Les deux noms propres ne se rencontrent pas dans le cours du livre.

Abaelard und Heloise. Ihre Briefe und die Leidensgeschichte übersetzt und eingeleitet durch eine Darstellung von Abaelards Philosophie und seinem Kampf mit der Kirche, von Moriz Carriere, in-12, Giessen, 1844. C'est une traduction des lettres, mais l'auteur l'a fait précéder d'une introduction qui se lit avec intérêt, et où il se montre au courant des plus récentes publications qui concernent Abélard.

III.—On trouve des renseignements sur les manuscrits d'Abélard, sur ses ouvrages inédits, sur la publication de ceux qui sont imprimés, dans le Thésaurus de Durand et Martene et dans celui de Pez, aux lieux cités; dans Casimir Oudin (t. II, p. 1169); l'Histoire littéraire (t. XII, p. 103, 129, 134 et 706); Fabricius (Biblioth. lat. med. et infim. aetat., ed. a P.J. Mansi, t. V, lib. XV, p. 232 et seq.); Olearius, (Joann. Gotfr. Olearii Biblioth. scriptor. ecclesiast., t. I, p. 2-4); le recueil intitulé: Historia rei litterariae ordin. S. Benedicti, par Ziegelbauer et Legipontanus (t. I et IV); celui de Guillaume Cave, (Scriptor. ecclesiast. Historia litteraria, t. II, p. 203); le Voyage littéraire de deux bénédictins (part. I, p. 245), et l'Introduction aux Ouvrages inédits d'Abélard, par M. Cousin.

Les opinions religieuses d'Abélard ont été exposées et discutées par d'Amboise, D. Gervaise, Dupin, le père Noèl Alexandre, Oudin, Lobineau, Bayle, les éditeurs des deux Thesaurus, Mabillon, dans l'édition de saint Bernard, son continuateur, dans les Annales bénédictines, l'auteur du tome XII de l'Histoire littéraire, Duplessis d'Argentré (Collectio judiciorum de novis erroribus, t. I, p. 49 et seq.), M. Neander et M. l'abbé Ratisbonne, chacun dans son Histoire de saint Bernard; (l'une traduite par M. Th. Vial, 1 vol. in-12, 1842; l'autre, 2 vol. in-12, 1840, t. II, chap. XXVII, XXVIII et XXIX.)

Les opinions philosophiques d'Abélard ont été incomplètement exposées par les divers historiens de la philosophie, qui jusqu'à ces derniers temps, ne connaissaient pas ceux de ses ouvrages où elles sont exposées. Voyez pourtant, outre Brucker déjà cité, Tennemann (Geschichte der Philosophie, t. VIII, part. I, chap. V, p. 170, Leipzig, 1810); Degerando (Histoire comparée des systèmes de philosophie, t. IV, ch. XXVI, p. 397), et la note du commencement du chap. III de notre livre II. Mais les doctrines d'Abélard ne commencent à être bien connues que depuis l'introduction de M. Cousin (Ouvr. inéd., ou Fragments philos., t. III). On peut consulter aussi l'ouvrage intitulé: Études sur la philosophie dans le moyen âge, par M. Rousselot (3 vol. in-8°, 1840-1842). Il a paru quelques dissertations en Allemagne que nous citons en leur lieu.



ABÉLARD.


LIVRE PREMIER.


VIE D'ABÉLARD.



Lorsqu'on suit, en quittant Nantes, la route de Poitiers, on traverse, avant d'arriver à Clisson, un bourg formé d'une longue rue et qui se nomme le Pallet. Après les dernières maisons, on aperçoit à gauche au-dessus du chemin une église, remarquable seulement par sa simplicité et par la vétusté de quelques-unes de ses parties. Derrière cette église et sur une hauteur, des restes de murs épais, avec des vestiges de fossés, indiquent sous le lierre qui les couvre une ancienne et forte construction, et renferment maintenant un carré d'arbustes et de grandes herbes, cimetière abandonné où s'élève une vieille croix de pierre parmi quelques modestes tombeaux. Ces ruines sont celles de la demeure des seigneurs du Pallet, détruite en 1420, lors des guerres qui suivirent l'attentat commis sur Jean V, duc de Bretagne, par Marguerite de Clisson. C'était là, qu'au XIe siècle, un petit château fortifié dominait le bourg, du haut d'une éminence à pic sur l'étroite rivière de la Sanguèze, ainsi nommée, dit-on, pour avoir été souvent rougie du sang des combattants, au temps des luttes acharnées des Bretons et des Anglais.

En 1079, Philippe Ier était roi des Français, et Hoël IV, duc de Bretagne, lorsque dans ce bourg et dans ce château, son domaine, un personnage noble, Bérenger, eut de sa femme Lucie un fils qu'il nomma Pierre2. C'était l'aîné de sa famille, qui s'augmenta bientôt de plusieurs enfants; ses autres fils s'appelèrent Raoul, peut-être Porcaire et Dagobert, et sa fille, Denyse. Le père, avant de prendre le métier des armes, avait reçu de l'instruction, et il en conservait un tel goût pour les lettres qu'il voulut le transmettre à ses enfants et faire précéder par quelques études leur éducation guerrière. L'amour qu'il portait à son fils aîné lui inspira des soins particuliers, auxquels celui-ci répondit par delà toute espérance. Il annonçait des dispositions brillantes. Dans cette vieille Armorique qui passait pour devoir son nom de Bretagne à la brutalité de ses habitants, on remarquait dès lors une singulière aptitude aux choses qui demandent la subtilité de l'esprit, et le jeune Pierre tenait du lieu natal, ou plutôt de sa race, une remarquable facilité3. Ses progrès furent bientôt tels qu'il s'éprit d'une passion vive pour l'étude, et, dans son ardeur, il résolut de se consacrer aux lettres tout entier. Renonçant à la gloire militaire, et abandonnant à ses frères son héritage et son droit d'aînesse, il s'adonna surtout à la philosophie, et dans la philosophie, à la science de la dialectique, cet art de la guerre intellectuelle dont il préférait à tout les armes, les combats et les trophées.

Note 2: (retour) Le Pallet, Palatium (on trouve aussi Palet, Palais, Paletz, Palez), est situé à 19 ou 20 kilomètres au sud-est de Nantes, sur la route de Chollet et de Poitiers, «oppidum ... ab urbe Nannetica versus orientem octo miliariis remotum.» L'église est sur le penchant d'une butte, appelée encore la butte d'Abélard. C'est l'ancienne chapelle du château, donnée á la commune, comme je l'ai appris du curé en 1843, par le dernier seigneur Barin de Froidmanteau, de la même famille que les La Galissonnière, dont la résidence se voit à moins d'une demi-lieue en avant. Les ruines du château, détruit d'abord en 1420, puis sous Louis XIII, ou quatre pans de murs, hauts de 1 mètre environ, renfermant un carré d'à peu près 30 mètres de côté, passent pour la maison d'Abélard, qu'on a dit aussi né dans une autre maison plus modeste, démolie il y a sept ou huit ans par M. Dufrêne, procureur du roi. Bérenger peut avoir été châtelain du lieu, quoiqu'il fût Poitevin, suivant l'unique témoignage d'une des épitaphes d'Abélard (ex Chron. Rich. Pictav.),

Namque oritur patre Pictavis et Britone matre,

si toutefois on n'a pas fait confusion avec Bérenger de Poitiers, dont il sera question plus bas. Mais rien n'empêche de voir en lui l'ancêtre de ces seigneurs du Pallet qui, jusqu'au XVe siècle, figurent dans les annales de la Bretagne. Son fils est souvent désigné sous le nom de Palatinus et quelquefois de Nannetensis. (Ab. Op., ep. I, p. 4.—Johan. Saresb. Policrat., l. II, c. XXII, et Metal., l. I, c. V, et l. II, c. X.—Rec. des Hist. des Gaules, t. XII, p. 115, et t. XIV, p. 303-304.—Hist. de Bret., par D. Lobineau, t. I, l. III, p. 106-107; l. IX, p. 298; l. XIX, p. 651, 1143, 1162 et 1235.—Abail. et Hél., par Turlot, p. 143.—Voy. pitt. de Clisson, par Thienon, pl. II et III.—Notice sur Clisson, in-18, Nantes, 1841, p. 7.—Renseignements manuscrits transmis par M. Chaper, préfet de la Loire-Inférieure, et par MM. de la Jarriette et Demangeat, de Nantes.)
Note 3: (retour) C'est Abélard qui dit que Breton vient de brute. « Brito dictas est quasi brutus. Licet enim non omnes vel soli sint stolidi, hoc (sic) tamen qui nomen Britonis composuit secundum affinitatem nominis bruti, in intentione habuit quod maxima pars Britonum fatua esset.» Et on lit, en effet, dans le roman de Brut, que Brutus

Apela de Bruto Bretons

Les Troyens ses compaignons.

(V. 1211 et 1212.)

Il s'agit, il est vrai, de la Grande-Bretagne, mais elle donna son nom à l'Armorique. Les savants pensent que le nom de Bretons vient de Vrezonze ou Brazonce, les peints, les tatoués, comme les Pictes de l'Angleterre. Cependant l'esprit pénétrant des clercs bretons est attesté par Othon de Frisingen, mais i1 veut qu'en toute autre chose que les arts (la rhétorique et la dialectique), les Bretons soient presque stupides. C'est en faisant allusion à cette subtilité particulière qu'Abélard dit de lui même: «Natura terrae meae vel generis animo levis.» Car je crois qu'ici animo levis signifie plutôt l'esprit prompt que la légèreté du caractère: ce n'est pas l'usage d'Abélard de parler modestement de lui-même, et la légèreté n'est pas le défaut breton. (Ouvr. inéd. d'Ab. Dialectic., p. 222 et 591.—De Gest. Frid. I imper., l. I, c. XLVII.—Ab. Op., ep. I, p. 4.)

Très-jeune encore, il affronta les chances et les épreuves de cette stratégie du raisonnement et de la parole. Il s'y exerça de bonne heure, et ses rapides succès lui donnèrent une telle confiance que, quittant la maison paternelle, il alla voyager, parcourant les provinces, cherchant les maîtres et les adversaires, marchant de controverses en controverses, et renouvelant ainsi, sous une autre forme et dans un plus vaste espace, la coutume attribuée aux péripatéticiens de discuter en se promenant4. La philosophie avait alors ses chevaliers errants.

Note 4: (retour) Ab. Op., ep. I, p. 4.

La France ne manquait pas de maîtres et d'écrivains qui cultivaient la dialectique. Des sciences qui occupaient les esprits, c'était celle qui commençait à faire le plus de bruit et à donner le plus de renommée. Elle rivalisait d'importance et presque de pouvoir avec la théologie qu'elle servait et inquiétait tour à tour. La grammaire et la rhétorique qui, unies à ces deux sciences et à quelques études mathématiques, composaient presque tout l'enseignement de l'époque, ne venaient que loin après la dialectique dans l'estime des hommes instruits. La dialectique, c'était alors la philosophie proprement dite. On l'appelait un art, parce qu'on ne l'enseignait pas sans la pratiquer, et que l'étude du raisonnement ne va pas sans le besoin d'en montrer les ressources, d'en essayer les procédés, d'en éprouver les forces5. On apprenait, sous le nom de cet art, une grande partie de ce que contient la Logique d'Aristote, que l'on connaissait par des traductions incomplètes et surtout par l'intermédiaire de Porphyre et de Boèce. L'introduction que le premier a jointe aux catégories, c'est-à-dire aux prolégomènes de la Logique, faisait corps avec elle; on n'en séparait pas les versions et les commentaires du second. Ainsi l'on ne savait la dialectique qu'à la condition d'avoir appris tout ce qui regarde les cinq voix ou les rapports généraux des idées et des choses entre elles, exprimés par les noms de genre, d'espèce, de différence, de propriété et d'accident; les catégories ou prédicaments, c'est-à-dire les idées les plus générales auxquelles puisse être ramené tout ce que nous savons ou pensons des choses; la théorie de la proposition ou les principes universels du langage; le raisonnement et la démonstration, ou la théorie et les formes du syllogisme; les règles de la division et de la définition; la science enfin de la discussion et de la réfutation, ou la connaissance du sophisme. En étudiant toutes ces choses, on trouvait, chemin faisant, de nombreuses questions qui permettaient de joindre l'exemple au précepte; c'étaient des questions d'abord de logique pure, puis de physique, de métaphysique, de morale, et souvent de théologie. Sur ces questions s'échauffaient les esprits, s'animaient les passions, et brillaient ceux qui se livraient à l'enseignement et à la dispute; sur ces questions se partageaient les professeurs, les lettrés, les écoles, et quelquefois l'Église et le public.

Note 5: (retour) On sait que notre faculté des lettres s'appelait autrefois la faculté des arts; d'où le titre de maître ès arts. Le nom d'artista fut donné dans le XIe siècle aux philosophes, qui à Rome étaient aussi appelés [Grec: technikoi], quand ils s'adonnaient à l'enseignement et à la controverse. Budaeus, Observ. select. XIV et XVI, t. VI, p. 121 et 130. Hall., 1702.

A l'époque où le jeune Pierre se mit à courir le pays pour chercher les aventures philosophiques, un homme s'était fait dans les écoles une grande renommée. C'était Jean Roscelin, né comme lui en Bretagne, et chanoine de Compiègne. Ce maître avait trouvé assez répandue cette doctrine, qui n'était pas cependant toujours explicite, que les noms appelés plus tard abstraits par les grammairiens désignent, pour le plus grand nombre, des réalités, tout comme les noms des choses individuelles, et que ces réalités, pour être inaccessibles à nos perceptions immédiates, n'en sont pas moins les objets sérieux et substantiels d'une véritable science. Il combattit cette idée qu'il contraignit à se développer et à s'éclaircir; et il soutint que tous les noms abstraits, c'est-à-dire tous les noms des choses qui ne sont pas des substances individuelles, que par conséquent les noms des espèces et des genres qui n'existent point hors des individus qui les composent, et les noms des qualités et des parties qui ne peuvent être isolées des sujets ou des touts auxquels on les rattache, les unes sans disparaître, les autres sans cesser d'être des parties, n'étaient en effet que des noms. Puisqu'ils n'étaient pas les désignations de réalités distinctes et représentables, ils ne pouvaient être, selon lui, que des produits ou des éléments du langage, des mots, des sons, des souffles de la voix, flatus vocis. Cette doctrine fut appelée la doctrine des noms, le système des mots, sententia vocum; les historiens de la philosophie l'appellent le nominalisme6.

Note 6: (retour) Voyez le l. II de cet ouvrage, c. II, VIII, IX et X.

Cette doctrine illustra son auteur qui ne l'avait pas inventée tout entière, mais qui, la rencontrant en principe dans Aristote, l'avait, après Raban-Maur et Jean le Sourd, hardiment poussée à ses extrêmes conséquences et rédigée en termes absolus; mais elle compromit le repos et la sûreté de Roscelin. L'Église s'était alarmée; saint Anselme, alors abbé du Bec en Normandie, en attendant qu'il succédât à Lanfranc dans l'archevêché de Cantorbery, et qui jouissait d'un grand crédit comme religieux et d'une grande réputation comme philosophe, avait combattu le nominalisme, en soutenant à outrance la réalité de ce qu'exprimaient les termes abstraits et généraux, ou ce qu'on appelle la réalité des universaux. Devançant même cette polémique, un concile tenu à Soissons, en 1092, avait condamné la doctrine de Roscelin, comme fausse en elle-même, et comme incompatible avec le dogme de la Trinité, puisqu'en n'attribuant l'existence qu'aux individus, elle annulait celle des trois personnes, ou les réalisait en trois essences individuelles, ce qui était admettre trois dieux.

Roscelin avait été forcé de s'exiler en Angleterre. On croit que dans le cours de ses voyages notre Pierre fut un de ses auditeurs; mais on ignore quand il le rencontra. Il est certain qu'il suivit ses leçons, et probablement avant de venir à Paris. Il l'entendit du moins étant fort jeune; il a dit plus tard qu'il l'avait eu pour maître, et il a dit aussi qu'il trouvait sa doctrine insensée7.

Note 7: (retour) «Magistri nostri Roscellini tam insana sententia.» (Ouvr. inéd. Dialect., p. 471.) C'est Othon de Frisingen qui veut que le premier maître d'Abélard ait été Roscelin, lequel a sans aucun doute été son maître, mais qui ne peut avoir été le premier, encore moins son précepteur dans sa famille, comme quelques-uns l'ont cru. Rien ne prouve que Roscelin ait enseigné en Bretagne. Proscrit lorsqu'Abélard avait treize ans, il ne peut guère l'avoir connu que plus tard dans ses courses plus ou moins secrètes en France. (Id., Introd., p. xl et suiv.) Abélard le traite avec sévérité, il l'a réfuté et même attaqué violemment. (Ab. Op., ep. XXI, p. 334; Not., p. 1743.—Ou. Fris. De Gest. Frid. I, l. I, c. XLVII.—Philosophie dans le moyen âge, par M. Rousselot, t. I, c. V.)

On croit qu'il n'avait guère que vingt ans lorsqu'il vit Paris pour la première fois8.

Note 8: (retour) Peut-être même était-il plus jeune; les auteurs du Recueil des historiens des Gaules et de la France veulent qu'il ait entendu Guillaume de Champeaux, à Paris, avant la fin du XIe siècle, (t. XIII, p. 654). Le P. Dubois, dans son Histoire ecclésiastique de Paris, dit qu'Abélard arriva dans cette ville en 1100 (t. 1, l. XI, c. VII, p. 777). Duboulai voudrait même faire remonter son arrivée jusqu'en 1095. (Hist. Universit. parisiens. t. II p. 8.)*

Cette ville était alors, surtout pour le nord et l'occident de l'Europe, la capitale des lettres et des arts. Elle a été de bonne heure, elle est restée toujours le centre de cette philosophie du moyen âge qu'on a nommée la scolastique. Ce nom ne désigne pas autre chose que la philosophie des écoles ou cette dialectique que nous avons décrite. Les écoles étaient assez nombreuses en France, et pour la plupart épiscopales, c'est-à-dire qu'elles étaient ouvertes ordinairement sous le patronage et la surveillance de l'évêque et même dans sa maison.

Ces institutions avaient succédé aux écoles palatines, fondées par Charlemagne, grande et passagère création, comme presque toutes celles de cet homme qui devança trop son temps, et manqua l'avenir pour l'avoir deviné trop tôt. Ce qu'il avait voulu placer dans le palais s'était donc produit dans l'évêché ou même à la porte du cloître9. Dans ces écoles, qui différaient de réputation et quelquefois de doctrine, comme les évêques eux-mêmes, on enseignait toujours la théologie et souvent les sciences profanes, y compris la philosophie. Cet ordre d'institutions dura longtemps; il en est resté au chef-lieu de tous les diocèses, auprès de tous les évêques, deux titres portés par des prêtres et qui représentent le double enseignement du passé: l'un est le titre de théologal, et l'autre celui d'écolâtre.

Note 9: (retour) «Carolus.... seculares quodam modo litteras fecit et a coenobiis ad palatium evocavit.» (Duboulai, t. 1, p. 95.) Je parle ici d'après l'idée reçue qui attribue à Charlemagne la création permanente d'écoles royales tenues dans son propre palais. Domus regia schola dicitur, disait le concile de Kierzy en 858 (Ibid. p. 106). Ce prince aurait ainsi conçu et réalisé la véritable instruction publique, celle de l'État. J'avoue que M. Ampère a singulièrement ébranlé cette idée. Au reste, les écoles épiscopales elles-mêmes doivent encore être originairement rapportées à Charlemagne; c'est lui qui en prescrivit la formation par un capitulaire de 789. (Histoire littéraire de la France avant le XIIe siècle, par M. Ampère, t. III, c. II.)

À l'époque dont nous parlons, ou vers l'an 1100, il n'y avait donc pas d'Université de Paris. Il y avait des écoles à Paris, et parmi elles, au-dessus de toutes, l'école épiscopale, la plus fréquentée et la plus célèbre10. Les étudiants y accouraient de très-loin, non-seulement de toute la France, ce qui était peu dire, mais de toute la Gaule et des pays étrangers. L'Angleterre, l'Italie et l'Allemagne commençaient à envoyer leurs enfants dans cette ville, destinée à devenir l'Athènes de la philosophie du moyen âge. Les cours de l'école, ou comme on disait les lectures11 (il n'existait point de collège), avaient pour auditeurs des jeunes gens ou hommes faits de toutes nations; car les écoliers étaient alors de tout âge. Ils se rassemblaient autour de la chaire du professeur, dans un cloître assez voisin de l'habitation de l'évêque, située au lieu où nous avons vu encore l'Archevêché, et au pied de l'église métropolitaine, qui se nommait bien déjà Notre-Dame, mais qui n'était pas le monument magnifique et vénéré que commença Maurice de Sully sous Philippe Auguste. Il n'y a pas très-longtemps qu'une enceinte, jadis habitée tout entière par les membres du chapitre, s'étendait depuis le Parvis, et longeant au nord la nef de l'église, allait rejoindre le jardin de l'Archevêché; elle s'appelait le Cloître Notre-Dame12. Là était, aux premiers jours du xiie siècle, l'école épiscopale, l'école maîtresse, perpétuelle, celle dont le titulaire régissait de droit les écoles de Paris, et c'est pour cela qu'elle portait dans le monde et qu'elle a conservé dans l'histoire le nom d'École du Cloître ou de Notre-Dame. Elle s'enorgueillissait de reconnaître pour chef Guillaume, dit de Champeaux, du nom d'un bourg de la Brie où il était né. Archidiacre de Paris, il enseignait avec beaucoup de succès et d'éclat. Il paraît avoir brillé dans la dialectique, donné de quelques-unes des questions qu'elle pose des solutions nouvelles, et appliqué le premier, dans l'école de Notre-Dame, les formes de la logique à l'enseignement des choses saintes: ce qui a fait dire qu'il avait, le premier, professé publiquement la théologie à Paris, et d'une manière contentieuse, en ce sens qu'il aurait introduit la théologie scolastique. On l'a surnommé la Colonne des docteurs13.

Note 10: (retour) Cf. Lobineau, Hist. de Paris, t. I, l. IV, p. 151.—Gérard Dubois, Hist. Eccles. paris., t. I, l. XI, c. VII, p. 775.—D. B., Rec. des Hist. t. XIV, praef. xxxj.—Troplong, Du pouvoir de l'État sur l'enseignement, c. vi, vii, viii et ix.—Launoy, De Schol. celeb., t. IV, c. lix. Hist. litt. de la Fr., par les bénédictins de Saint-Maur, t. IX, Disc. prêt.
Note 11: (retour) Lectiones, d'où le mot de leçons. Bayle appelle Anselme de Laon lecteur en théologie. Les professeurs au Collège de France avaient conservé ce titre de lecteur. Les leçons, au moyen âge, se composaient d'une lecture ou dictée, puis d'un commentaire ou glose improvisée. C'est la forme encore suivie dans nos écoles de droit.
Note 12: (retour) Paris ancien et moderne, par du Marlès, t. 1, c. i, p. 51, et c. ii, p. 189.
Note 13: (retour) On le dit né vers 1068. Après avoir étudié sous Manegold et Anselme de Laon, qui professèrent à Paris, il y devint le chef de l'enseignement, et il eut le regimen scholarum d'où est venu sans doute plus tard le titre de recteur. Il eut des disciples nombreux dont quelques-uns occupèrent un rang distingué dans l'Église et la science. Élève d'Anselme de Laon, qui s'était formé sous saint Anselme, Guillaume continua donc le réalisme, et même il paraît l'avoir exagéré. (Ab. Op., ep. I, p. 4; Not., p. 1145.—Ouvr. inéd. Dialectic. passim.—Johan. Saresb. Metalog., l. I, c. V; l. III, c. IX.—Rec. des Hist., t. XIV, p. 303.—Lisiardi Vita M.S.S. Arnulfi, c. XV. D'Achery, Spicileg., t. I, p. 633.—Hist. litt., t. X, p. 307, 308 et suiv.)

Pierre alla l'entendre et ne tarda pas à lui plaire. Un disciple intelligent, qui saisit avec promptitude et reproduit avec talent les leçons qu'il écoute, est toujours bienvenu de celui qui les donne; mais il est rare que sa faveur soit durable. Pierre se distingua parmi les écoliers de Paris; il les étonnait par sa mémoire surprenante, par son instruction précoce, par sa rare subtilité, par le don de la parole que rehaussait en lui la singulière beauté de sa figure. Il se faisait admirer, aimer, et partant envier. Bientôt il s'enhardit à se séparer de son maître; il attaqua quelques-unes de ses doctrines; et comme il fut plus d'une fois vainqueur dans l'argumentation, il ne manqua pas de lui devenir insupportable. Il excita chez Guillaume une indignation et un effroi, chez quelques-uns de ses condisciples une défiance et une jalousie, qu'il regarda toujours depuis comme la triste origine de tous ses malheurs. Mais alors jeune, heureux, plein d'espoir, il parcourait les sciences et les questions en se jouant. Tout le champ de la connaissance humaine était ouvert devant lui comme le monde devant un conquérant.

On raconte cependant que, ne sachant encore rien au delà de ce qu'on apprenait dans le trivium, c'est-à-dire la rhétorique, la grammaire et la dialectique, il voulut s'instruire dans les arts plus secrets du quadrivium, où l'en enseignait l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie et la musique; car telle était restée la division encyclopédique de l'enseignement au XIIe siècle14. Il prit même des leçons d'un certain maître qui se nommait Tirric, et qui se chargea de lui apprendre les mathématiques. On appelait ainsi une science fort suspecte où l'étude des propriétés des nombres et des figures s'unissait à celle de leurs vertus symboliques et mystérieuses15.

Note 14: (retour) Cette division septuple des sciences est indiquée partout et subsista longtemps. On en trouve l'origine dans Cassiodore et saint Augustin. (Divinar. Lect., c. XXVII.—De Ordin., t. II, c. XII, etc.—Retract., l. I, c. VI.—Cf. Budd. Observ. select. IV, t. I, p. 47, 51, 55.)
Note 15: (retour) C'est Abélard qui nous donne lui-même cette idée des mathématiques. «Ea quoque scientia cujus nefarium est exercitium, quae mathematica appellatur, mala putanda non est.» (Ouv. inéd. Dialect., p. 435.—Johan. Saresb. Policrat., l. II, c. XVIII et XIX, et Duconge, ou mot Mathematica.)

Pierre prenait ces leçons sans bruit; déjà il ne lui convenait plus de paraître apprendre; cependant il ne réussissait pas. Lui-même a reconnu qu'il n'a jamais pu savoir l'arithmétique16. Ce genre de travail opposait à son esprit une difficulté inattendue, soit qu'il manquât d'une aptitude naturelle, chose douteuse, car la dialectique ressemble aux sciences du calcul; soit que, déjà confiant et ambitieux, il ne donnât à ses nouvelles études que les restes d'une attention trop partagée; soit enfin que son esprit, déjà rempli de savoir et préoccupé de mille choses, ne fît qu'effleurer la surface de ces nouvelles connaissances. Son maître, à ce qu'il semble, en porta ce dernier jugement; car le voyant un jour triste et comme indigné de ne pas pénétrer plus avant, il lui dit en riant: «Quand un chien est bien rempli, que peut-il faire de plus que de lécher le lard?» Le mot d'une latinité dégénérée qui signifie lécher, composait, avec le dernier mot de la plaisanterie vulgaire du maître, un son qui ressemblait à Baiolard (Bajolardus)17. On en fit dans l'école de Tirric le surnom de Pierre, et ce surnom, qui rappelait un côté faible dans un homme à qui l'on n'en savait pas, fit fortune. L'étudiant en prit son parti, et acceptant ce sobriquet d'école, dont il changea quelque peu le son et le sens, il se fit appeler Abélard (Habelardus), se vantant ainsi de posséder ce qu'on l'accusait de ne pouvoir prendre, et, s'il fallait en croire cette anecdote, c'est ce surnom d'origine puérile et familière qu'auraient immortalisé le génie, la passion et le malheur.

Note 16: (retour) «Ejus artis ignarum omnino me cognosco.» (Ouv. Inéd. Dialect., p. 182.)
Note 17: (retour) «Bajare quod est lingere.» On ne connaît, je crois, ce mot que par le passage du manuscrit où cette anecdote est rapportée. Du moins, au mot Bajare, Ducange ne donne-t-il aucun autre exemple.

Lorsqu'il eut acquis toute sa gloire, lorsqu'il eut atteint le faîte de la science, l'origine vraie ou fausse de son nom fut oubliée, et l'on ne voulut y voir qu'un surnom emprunté au nom de l'abeille, comme si Abélard eût été l'abeille française, ainsi qu'autrefois un grand écrivain fut appelé l'abeille attique18.

Note 18: (retour) L'anecdote sur l'origine du nom d'Abélard est peu connue, et n'a été rapportée que par Bernard Pez, sur la foi d'un manuscrit de l'abbaye de Saint-Emmeram. (Thesaur. anecdot. noviss., t. III, Dissert, isagog., p. xxij.) Il est plus que douteux que le surnom d'Abélard vienne de l'abeille, quoique ses contemporains et saint Bernard lui-même aient fait ce rapprochement. (Saint Bern. Op., ep. CLXXXIX.) D'Argentré voit un nom de famille dans le nom de Pierre Esveillard, qu'ils appellent en France Abéilard. (L'Hist. de Bretaigne, l. I, c. XVI, et l. III, c. CIII, p. 74 et p. 236.) Les textes latins écrits en Bretagne portent Abaelardus. (Chroniq. de Ruys. Recueil des Histor., t. XII, p. 564.—Mém. pour servir à l'Hist. de Bretagne, par D. Morice, t. I, p. 559.) C'était plutôt un surnom. Tous les noms de famille ont bien commencé par des surnoms; mais très-rares alors, ils se montraient sous la forme de titre féodal ou nom de fief héréditaire. L'orthographe latine la plus correcte est, je crois, Abaelardus. Dans ses propres ouvrages, il se nomme lui-même: «Hoc vocabulum Abaelardus mihi.... collocatum est.» (Ouvr. inéd. Dialect., p. 212 et 480.) Othon de Frisingen écrit Abailardus, et l'on trouve aussi Abaielardus, et même Abaulardus, Abbajalarius, Baalaurdus, Belardus. En français, Abeillard, Abayelard, Abalard, Abaulard, Abaalarz, Allebart, Abulard, Beillard, Baillard, Balard, etc., et dans une ballade de Villon:

Où est la très-sage Héloïs

Pour qui fut chastré et puis moyne

Pierre Esbaillart à Saint-Denys,

Pour son amour eut cest essoyne?

Les formes les plus usitées sont Abailard ou Abélard. Le dernière est celle que préfèrent Bayle, l'Histoire littéraire, et M. Cousin. (Ab. Op., praefat., p. 3; Not., p. 1141.—Bayle, Dict. crit., art. Abélard.) Il n'existe aujourd'hui personne du nom d'Abélard dans le canton de Vallet où le Pallet est situé, au témoignage de M. le juge de paix du canton; mais le nom d'Abélard n'est point inconnu à Nantes comme nom de famille, suivant MM. de la Jarriette et Demangeat.

Cependant il avait conçu l'idée de devenir maître à son tour et de régir les écoles, idée hardie chez un étudiant qui sortait à peine de l'adolescence19. Mais sûr de sa force et confiant dans sa fortune, il ne reculait devant aucune des ambitions de son orgueil. Il chercha un lieu où il pût ouvrir un cours; il jeta les yeux sur Melun, ville alors fort importante et qui était un siège royal. Guillaume, le maître qu'il abandonnait, sentit le danger; quoiqu'il fût sur le point de renoncer à sa chaire et de quitter le monde, il fit tous ses efforts pour empêcher l'établissement d'une école nouvelle, ou du moins pour éloigner davantage Abélard des murs de Paris. Il usa de secrètes manoeuvres afin de lui faire interdire le lieu où on lui permettait de professer. Mais le talent et la jeunesse trouvent aisément faveur et protection; le vieux maître avait des jaloux; il s'était fait des ennemis parmi les puissants de la terre; ils soutinrent son rival; la malveillance envers Guillaume profita de l'odieux de celle de Guillaume envers Abélard; la faveur du grand nombre prit ce dernier sous sa garde, et son voeu fut réalisé, il eut une école. Tout cela se passait vers l'an 1102.

Note 19: (retour) «Factum est ut ... ad scholarum regimen adolescentulus aspirarem.» (Ab. Op., ep. I, p. 4.) C'est une opinion assez générale qu'il avait vingt-deux ans. (Histor. Eccl. paris. a G. Dubois, t. I. l. XI, c. VII, p. 777.) L'impression que sa jeunesse avait produite paraît avoir duré au delà de sa jeunesse même. On l'appela longtemps le jeune Palatin; du moins trouve-t-on ce titre en tête de quelques uns de ses manuscrits. Car c'est ainsi, je crois qu'il faut entendre Petri Abaelardi junioris Palatini summi peripatetici editio, et non pas Abélard le jeune, puisqu'Abélard n'est pas un nom de famille. D'ailleurs il n'avait cédé que ses droits d'aînesse et non son âge. On a proposé de traduire: le grand péripatéticien moderne. (Cousin, Ouvr. inéd. Introd. p. xiij.)

Ce fut alors que son talent pour l'enseignement prit l'essor, et sa renommée couvrit bientôt et la réputation naissante de ses condisciples, et la célébrité établie des maîtres eux-mêmes. Nul ne semblait à ses auditeurs digne ou capable de rivaliser avec lui dans l'art de la dialectique; et chaque jour plus présomptueux, ne redoutant aucun voisinage, il voulut rapprocher son école et la transporter à Corbeil, place forte qui ne tarda pas à devenir un château royal comme Melun20. Là, plus près de Paris, il donnait pour ainsi dire l'assaut à la citadelle de l'école de Notre-Dame.

Note 20: (retour) Le comté de Melun et celui de Corbeil avaient été réunis, puis séparés. Le premier revint d'abord à la couronne par la mort de Rainauld, évêque de Paris et chancelier, comte de Melun; il y eut alors un vice-comte (vicomte). Puis, Philippe Ier prit possession de la ville qui était fortifiée comme tout chef-lieu de fief (Meldunum castrum, castellum); il en fit un siège royal, c'est-à-dire qu'étant la ville d'un domaine dont le roi était seigneur, elle devint une de ses résidences et il y établit sa justice. Philippe Ier y mourut en 1108. C'est son successeur, Louis le Gros, qui réunit dans les mêmes conditions le comté de Corbeil par l'abandon du neveu du dernier comte. C'est à une époque bien voisine de cet événement, si ce n'est lors de cet événement même, qu'Abélard vint à Corbeil. (Ab. Op.. Not., p. 1195.)

Cependant un travail excessif avait épuisé ses forces et altéré sa santé. Il fut obligé de quitter la France, de voyager, et probablement de visiter sa patrie, laissant après lui de vifs et longs regrets, et sans cesse ardemment rappelé par tous ceux qu'intéressait l'enseignement de la dialectique. Très-peu d'années se passèrent ainsi, celles peut-être pendant lesquelles il entendit Roscelin; et il se sentait rétabli, lorsqu'il apprit que son ancien maître avait abandonné la chaire de Notre-Dame.

En 1108, au temps de Pâques, prenant l'habit religieux, l'archidiacre Guillaume de Champeaux s'était retiré, avec quelques-uns de ses disciples, près d'une chapelle au sud-est de Paris, où était ensevelie une recluse morte en grand renom de piété.

Il y avait formé une congrégation volontaire de clercs réguliers, qui devint plus tard l'abbaye de Saint-Victor. C'est là que, commençant une vie de paix et de piété, il espérait trouver un abri contre les attaques et les luttes qu'il prévoyait, ou même se préparer à l'épiscopat, qu'il pouvait souhaiter comme une délivrance ou comme un asile.

Cette retraite qu'accompagnait un changement de vie assez éclatant, fit sensation dans le clergé; on loua beaucoup la dévotion et l'humilité d'un homme qui renonçait pour la solitude à un poste élevé dans l'Église de Paris, aux chances apparentes d'une fortune plus grande encore; enfin à une position qui, suivant ses disciples, équivalait presque au premier rang dans le palais du roi21.

Note 21: (retour) «Cum esset archidiaconus, fereque opud regem primus, omnibus quae possidebat demissis, in praeterito pascha, ad quamdam pauperrimam ecclesiolam soli Deo serviturus se contulit,» dit un anonyme qui écrit un an après l'avoir entendu et admiré, tanquam angelum. (Rec. des Histor., t. XIV, p. 279.) D'autres fixent la date de cette retraite en 1109. (Crevier, Hist. de l'Univ., t. I, l. I, chap. 2.)

Hildebert, célèbre évêque du Mans, et dans la suite plus célèbre archevêque de Tours, lui écrivit que c'était là vraiment philosopher22; mais il l'exhorta vivement à ne point renoncer à ses leçons. Guillaume suivit ce conseil; sa nouvelle résidence ne l'éloignait point trop de Paris; sa nouvelle vie ne le séquestra pas du monde savant. Dans sa retraite ouverte au public, il installa avec lui la science, et il continua à faire des cours, inaugurant ainsi cette grande école de Saint-Victor qui a joué un rôle important dans la théologie et presque dans la religion23.

Note 22: (retour) «Hoc vere philosophari est.» (Hildeb., episc. cenoman., ep. 1.—G. Dubois, Hist. Eccl. paris., t. I, l. IX, c. ix.)
Note 23: (retour) Guillaume de Champeaux ne fut donc pas précisément le fondateur officiel de la congrégation des chanoines réguliers de Saint-Victor. On a même contesté qu'il ait été chanoine régulier, quoique ce titre lui soit souvent donné, et qu'il ait au moins formé dans cette maison une congrégation temporaire, ce qu'Abélard appelle un conventicule de frères, un ordre de clercs réguliers, qui put être le type et fut certainement l'origine de l'institution définitive. Avant Guillaume, on prétend que la chapelle ou le prieuré de Saint-Victor était desservi par des moines noirs, et dépendait de la célèbre abbaye de Saint-Victor de Marseille, l'un et l'autre de la règle de Saint-Benoît. En 1108, Guillaume s'établit dans le prieuré avec ses disciples et en agrandit les bâtiments. En 1112, il devint évêque. En 1113, Louis le Gros changea le prieuré en abbaye et remplaça, dit-on, les moines noirs par des chanoines de Saint-Rufe de Valence. Le premier abbé fut Gilduin. (Cf. Ab. Op., ep. i, p. 5 et 6; Not., p. 1145.—Vie d'Abeillard, par D. Gervaise, t. I, p. 22.—Hist. litt. de la France t. XII, art. Hugues de Saint-Victor, p. 3, et Gilduin, p. 476.—Dubois, Hist. Eccl. paris., loc. cit.—Gallia Christ., t. VII, p. 656.)

Tandis qu'il y parlait, entouré de ses nombreux élèves, il vit tout à coup dans leurs rangs reparaître Abélard qui venait, disait-il, entendre ses leçons sur la rhétorique. Mais le disciple apparent ne tarda pas à provoquer son maître sur la question de philosophie qui préoccupait les esprits. C'était cette question fameuse et redoutée qui avait perdu Roscelin. Sur les universaux, la doctrine de Guillaume de Champeaux était le contre-pied de celle du chanoine de Compiègne. Il professait le réalisme le plus pur et le plus absolu, c'est-à-dire qu'il attribuait aux universaux une réalité positive; en d'autres termes, il admettait des essences universelles. Dans son système, tout universel était par lui-même et essentiellement une chose, et cette chose résidait tout entière dans les différents individus dont elle était le fond commun, sans aucune diversité dans l'essence, mais seulement avec la variété qui naît de la multitude des accidents individuels. Ainsi, par exemple, l'humanité n'était plus le nom commun de tous les individus de l'espèce humaine, mais une essence réelle, commune à tous, entière dans chacun, et variée uniquement par les nombreuses diversités des hommes. Ainsi du moins Abélard décrit la doctrine de son adversaire. Il l'attaqua directement et la pressa d'arguments clairs et frappants. Si le genre, disait-il, est l'essence de l'individu, si notamment l'humanité est une essence tout entière en chaque homme, et que l'individualité soit un pur accident, il s'ensuit que cette essence entière est en même temps intégralement dans un homme et dans un autre, et que lorsque Platon est à Rome et Socrate à Athènes, elle est tout entière avec Platon à Rome, et dans Athènes avec Socrate. Semblablement, l'homme universel, étant l'essence de l'individu, est l'individu même, et par conséquent il emporte partout l'individu avec lui; de sorte que lorsque Platon est à Rome, Socrate y est aussi, et que quand Socrate est à Athènes, Platon s'y trouve avec lui et en lui. Là conduisait cette formule de Guillaume de Champeaux que, dans les individus, la chose universelle subsistait essentiellement ou dans la totalité de son essence24.

Note 24: (retour) Ab. Op., ep. 1, p. 6.—Ouvr. inéd., De Gener. et Spec., p. 613.

Par ces objections et par d'autres qui semblaient autant d'appels au sens commun, Abélard troubla tellement le maître longtemps incontesté des écoles de Paris qu'il le contraignit de s'amender et de rétracter ou effacer de la formule un mot décisif. Guillaume cessa de dire que la chose universelle subsistait comme une seule et même chose essentiellement dans les individus, ce qui était dire qu'elle en était l'essence. Il se réduisit à prétendre qu'elle subsistait ou individuellement, on plutôt indifféremment dans les individus25.

Note 25: (retour) D'après l'édition des oeuvres d'Abélard, et le texte de sa première épître, reproduit dans le recueil de Dom Bouquet, l'Historia calamitatium donne individualiter, pour le mot substitué à essentialiter; mais d'Amboise met en marge la variante indifferenter: c'est le mot du manuscrit de la Bibliothèque du Roi, d'un autre de la bibliothèque de Troyes, et de ceux que Rawlinson dit avoir consultés; il paraît de tout point préférable, car la première substitution, si elle a une valeur, annule le réalisme, et la seconde, au contraire, exprime une doctrine qu'Abélard, dans ses ouvrages didactiques, expose et réfute comme la seconde opinion de Guillaume de Champeaux et la seconde forme du réalisme. (Cf. Ab. Op. ibid. Ouv. inéd., Introd., p. cxx, cxxxiij et cxliij.—De Gen. et Spec., p. 513 et 516.—Rec. des Hist., t. XIV, p. 279.—Abail. et Hél., par Turlot, p. 16.—Voyez aussi plus bas l. II, c. VIII et suiv.)

Or, si elle subsistait individuellement, elle n'était plus identique et intégrale dans tous, elle avait une existence individuelle, ce qui ne signifiait rien, ou signifiait que l'essence se divisait en parties numériques semblables, mais non identiques, et par conséquent indépendantes. Si elle subsistait indifféremment dans les individus, elle existait comme l'élément non différent (indifferens) des différents individus; manière technique d'exprimer qu'elle était ce qu'il y avait de commun et de semblable dans les membres d'un même genre ou d'une même espèce. Des deux façons, c'était abjurer, ou se réfugier dans un réalisme mitigé, qu'Abélard appelle la doctrine de l'indifférence, et au sein de laquelle il ne laissa pas son professeur en repos.

Cette question des universaux était depuis un temps la question dominante de la dialectique et comme la pierre de touche des maîtres et des écoles. Celui qui faiblissait sur ce point perdait aussitôt son crédit et toute confiance en lui-même. Quiconque se rétractait en cela renonçait à convaincre et à guider. Du jour où Guillaume de Champeaux eut corrigé ou délaissé son opinion, le découragement le prit, ses leçons furent négligées; à peine l'écouta-t-on encore, à peine lui permit-on de s'expliquer sur les autres parties de la dialectique. Il semblait que ce point abandonné eût emporté toute la science avec lui. En même temps, la doctrine et la position d'Abélard acquirent plus de force et d'influence; beaucoup de ceux qui l'attaquaient auparavant passèrent de son côté. De toutes parts, et du sein même de l'école opposée, on accourut dans la sienne.

En quittant le cloître de Notre-Dame pour l'institut naissant de Saint-Victor, Guillaume n'avait point laissé sa chaire déserte. Un successeur s'y était assis et devait y continuer son oeuvre; mais le gouvernement de la science avait passé en d'autres mains; découragé ou converti, le nouveau maître offrit sa place à Abélard, et se rangea parmi ses auditeurs. L'empire de l'école lui fut ainsi régulièrement dévolu, car c'était alors une règle qu'on ne pouvait enseigner qu'avec l'autorisation d'un maître reconnu, et comme son suppléant et son délégué. Enseigner de son propre chef, ce qu'on appelait enseigner sans maître26 était une témérité et presque un délit. Aussi, ne pouvant plus l'attaquer lui-même, Guillaume au désespoir attaqua-t-il son propre successeur; de honteuses accusations furent dirigées contre lui, dont la plus grave sans doute et la moins avouée était sa déférence pour Abélard. Il fut interdit, et comme Guillaume de Champeaux était apparemment resté titulaire de sa chaire, il la fit donner à quelque adversaire anonyme du nouveau docteur, qui fut forcé de retourner à Melun, et d'y recommencer ses leçons.

Note 26: (retour) Sine magistro, sans avoir ou la maîtrise ou l'autorisation magistrale. (Ab. Op., ep. 1; p. 10.) Il fallait, suivant M. Troplong, obtenir la licence du maître des études ou scolastique, appelé aussi chancelier, ou bien être disciple d'un maître titulaire et enseigner sous sa direction. De là sont venus peu à peu tous les grades académiques, maître, licencié, docteur (Cf. Hist. litt. de la Fr., t. IX, p. 8l, et t. XII, p. 93.—Pasquier, Rech. de la France, l. IX, c. xxi.—D. Brial, préf. du t. XIV des Hist. fr., p. xxxi.—Crevier, Hist. de l'Univ., t. I, l. 1, p. 132, 135, 161, 256, etc.—Troplong, Du Pouv. de l'État sur l'enseignement, c. x.).

Mais la victoire fut passagère; en écartant pour un moment un formidable rival, on ne retrouvait ni la foi ni la puissance. De loin, il intimidait, il abaissait encore ceux qui s'étaient délivrés de sa présence. La vie s'était comme retirée d'eux; la malignité publique les poursuivait et minait ce qui pouvait leur rester d'autorité. Elle se prit à Guillaume de Champeaux, et les doutes railleurs des écoliers sur le désintéressement de sa piété, sur les motifs de sa retraite, le forcèrent bientôt à se retirer, lui, la congrégation qu'il avait formée, et ce qu'il avait encore de disciples, dans une maison de campagne éloignée de la ville27.

Note 27: (retour) Une maison de campagne ou un hameau, car villa a ces deux sens; ad villam quamdum ab urbe remotam. Brucker dit que ce lieu était le vieux prieuré (veteres cellae,), peut-être le même où fut fondé Saint-Victor. (Ab. Op., ep. 1, p. 6.—Hist. crit. phil., t. III, p. 733.)

Abélard se hâta de se rapprocher. Comme l'école de la Cité restait toujours occupée, il s'établit hors des murs, sur la montagne Sainte-Geneviève, et dans le cloître même, dit-on, de l'église dédiée à la patronne de Paris. Cette colline, destinée à devenir comme le Sinaï de l'enseignement universitaire, était alors l'asile où se réfugiait l'esprit d'indépendance, le poste où se retranchait l'esprit d'agression contre l'autorité enseignante. Des écoles privées, plutôt tolérées qu'autorisées par le chancelier de l'Église de Paris, s'y ouvraient aux auditeurs innombrables que ne pouvaient contenir ou satisfaire les écoles de la Cité. Ainsi Joslen de Vierzy, qui devait un jour, en qualité d'évêque, juger Abélard, donnait à ses côtés des leçons tendantes au nominalisme, malgré la défaveur qui s'attachait à cette doctrine28. Les étudiants étaient divisés par conférences, sous des professeurs ou répétiteurs qui aspiraient à la maîtrise ou à la renommée. Mais par sa science éprouvée et par son éloquence sublime (ce sont les expressions de ses ennemis), Abélard effaçait tout le monde. L'originalité de son esprit lui inspirait des nouveautés hardies qui séduisaient la foule et confondaient ses rivaux. Osant ce que nul n'avait osé, insultant à tout ce qu'il n'approuvait pas, il provoquait la lutte par ses témérités et la décourageait par la terreur de sa dialectique29.

Note 28: (retour) D'après Duboulai, l'Université de Paris se serait formée de la réunion de l'école palatine, de l'école épiscopale et de celle de Sainte-Geneviève. Il ne prouve pas que la première subsistât encore au commencement du XIIe siècle; la seconde dominait la Cité, et continua d'y subsister à l'ombre de la Métropole, toujours plus théologique, plus ecclésiastique, plus soumise à l'autorité du premier chantre ou chancelier de l'Église de Paris qui paraît avoir été, jusqu'au temps de Louis le Gros, le magistrat de l'instruction publique. Le chef de l'enseignement ou maître recteur, ce qu'on appelait d'abord le primicier, dut, là comme ailleurs, être le scholasticus ou scholaster, (écolâtre), magister scholae ou capischol. Le nombre des étudiants s'étant fort accru ne put être retenu entre les deux ponts ou dans l'Ile, et s'étendit sur la montagne Sainte-Geneviève. Il s'établit une école à l'abbaye du même nom (emplacement du collège Henri IV); et des écoles particulières s'ouvrirent sur la pente septentrionale de la colline: de là le pays latin. (Hist. Univ. paris., t. I, p. 257, 267, 272, 280). Joslen, Goselen ou Joscelin, surnommé Le Roux, d'une famille noble dite de Vierzi, enseigna d'abord sur la montagne Sainte-Geneviève, puis devint archidiacre, et plus tard évêque de Soissons (1125 ou 1126); et comme tel, il siégea au concile de Sens où Abélard fut condamné. (Johan. Saresb. Metalog., l. II, c. XVII.— Rec. des Hist., t. XIV, p. 297.—Hist. litt., t. IX, p. 32 et t. XII, p. 412.)
Note 29: (retour) «Probatae quidem scientiae, sublimis eloquentiae, ... inauditarum erat inventor et assertor novitatum, et suas quaerens statuere sententias, erat aliarum probatarum improbator. Undo in odium venerat eorum qui sanius sapiebant, et sicut manus ejus contra omnes, sic oinnium contra eum armabantur. Dicebat quod nullus antea praesumpserat.» (Ex. vit. S. Gostini acquicinct. abb., I. I. Rec. des Hist., t. XIV, p, 442.)

Il est probable que, combattant à la fois le réalisme de Guillaume de Champeaux et le nominalisme déguisé de Joslen, il ne manquait ni de jaloux ni d'ennemis. On raconte que ceux-ci, poussés à bout, voulurent enfin lui susciter un contradicteur, et cherchèrent dans leurs rangs un adversaire courageux qui essayât de lui tenir tête. «C'est un chien qui aboie,» disaient-ils, «il le faut chasser avec le bâton de la vérité.» Il y avait dans l'école de Joslen un jeune homme de Douai, qui se montrait plein d'ardeur et d'intelligence. Il se nommait Gosvin, et il n'aspirait qu'à l'honneur de se mesurer avec le terrible novateur. Il fut choisi. Son maître qui l'aimait s'efforça de le dissuader de cette dangereuse entreprise; il lui représenta qu'Abélard était plus redoutable encore par la critique que par la discussion, plus railleur que docteur, qu'il ne se rendait jamais, n'acquiesçant pas à la vérité si elle n'était de sa façon30, qu'il tenait la massue d'Hercule et ne la lâcherait point, et qu'enfin, au lieu de s'exposer à la risée en l'attaquant, il fallait se contenter de démêler ses sophismes et d'éviter ses erreurs. Le jeune élève persista, et tandis que ses camarades réunis par groupes dans leurs logements, comme des soldats sous leurs tentes, faisaient des voeux pour lui, il en prit avec lui quelques-uns et gravit la montagne Sainte-Geneviève. Il se comparait à David marchant à la rencontre de Goliath. Plus jeune de six ou sept ans qu'Abélard, qui devait alors approcher de trente ans, il était petit, grêle, d'une figure agréable, avec le teint d'un enfant. Il entra bravement dans l'école et trouva le maître faisant sa leçon à ses auditeurs attentifs. Il prit aussitôt la parole, et l'interpella hardiment; mais Abélard, lançant sur lui un regard dédaigneux et menaçant: «Songez à vous taire,» lui dit-il avec hauteur, «et n'interrompez point ma leçon.» L'enfant qui n'était pas venu pour se taire insista avec énergie; mais il ne put obtenir une réponse. Sur sa mine, Abélard ne pensait pas qu'il en valût la peine, et levait les épaules sans l'écouter; mais ses disciples qui connaissaient Gosvin lui dirent que c'était un subtil disputeur, et l'engagèrent à l'entendre. «Qu'il parle donc,» dit Abélard, «s'il a quelque chose à dire.» Le jeune athlète, libre enfin d'entrer en lice, commença l'attaque. Il posa sa thèse, et ouvrit une controverse en règle. Nous ignorons quel en était le sujet, quels en furent les détails et les incidents, et toute cette histoire ne nous est connue que par un moine du couvent dont Gosvin fut un jour abbé31. Mais selon lui, le petit David terrassa le géant; il conquit tout d'abord l'attention de l'auditoire par la gravité de sa parole; puis, il enlaça si savamment son adversaire par des assertions qu'on ne pouvait ni éluder ni combattre qu'il lui ferma peu à peu tout moyen d'évasion et parvint graduellement à le réduire à l'absurde. Ayant ainsi garrotté ce Protée par les indissolubles liens de la vérité, il redescendit triomphalement la montagne, et en rentrant dans les salles où l'attendaient ses condisciples impatients, il fut accueilli par des cris de victoire et d'allégresse.

Note 30: (retour) «Non disputator, sed cavillator, plus joculator quam doctor.... Quod pertinax esset in errore, et quod, si secundum se non esset, nunquam acquiesceret veritati.» (Id. ibid., p. 443.)
Note 31: (retour) On attribue à Alexandre, successeur de Gosvin au titre d'abbé d'Anchin, ou plus exactement à deux moines qui l'avaient connu et n'écrivaient que huit ou dix ans après sa mort, la biographie d'où nous extrayons ce récit. Elle a été imprimée a Douai en 1620, et insérée par fragment dans le Recueil des Historiens des Gaules. (T. XIV, p. 441-445.—Hist. litt., t. XIII, p. 605.)

Quoi qu'on doive penser de cette anecdote, on ne voit pas que Gosvin ait suscité contre Abélard une résistance ou une concurrence bien formidable. Si ses amis vinrent le prier d'ouvrir école à son tour, il n'osa le tenter à Paris, ou du moins sa tentative n'y a laissé nulle trace. C'est à Douai, sa ville natale, qu'il paraît avoir fondé un véritable enseignement; et il devint, en 1131, abbé d'Anchin, en attendant la canonisation, car on l'appelle saint Gosvin. Mais nous le retrouverons plus tard.

Rien cependant n'arrêtait la marche ascendante d'Abélard. Du haut de sa montagne, il devenait de fait le maître des écoles, et celui qui dans la Cité en occupait la place n'était plus qu'un vain simulacre sur une chaire impuissante.

À ces nouvelles, Guillaume de Champeaux veut faire un dernier effort. Il quitte les champs, il reparaît; il ramène la congrégation à Saint-Victor; il rassemble tous ses partisans, comme s'il venait délivrer dans l'école son soldat, sentinelle abandonnée. Ce retour commença par perdre ce triste remplaçant; il avait encore quelques auditeurs; on trouvait qu'il était habile à expliquer Priscien, écrivain plus recommandable en grammaire qu'en philosophie. On l'abandonna; il fut obligé de quitter sa chaire, et ses élèves retournèrent à Guillaume de Champeaux, qui lui-même, désespérant de la gloire mondaine, sembla de plus en plus se tourner vers la vie monastique. Cependant les hommes secondaires ayant ainsi disparu, rien ne s'interposait plus entre Abélard et Guillaume. Devant eux l'arène était ouverte et libre, et le combat s'engagea entre les deux écoles, entre les deux maîtres. Peut-on demander quelle fut l'issue de la lutte? D'un côté était l'espérance, la nouveauté, la jeunesse. De l'autre, les souvenirs d'une autorité incontestée, d'une influence vieillie, d'une domination facile, tout ce qui perd les pouvoirs menacés de révolution. Chaque jour des victoires de détail venaient préparer le triomphe d'Abélard, et couronnaient le maître dans ses élèves. Enfin l'événement prononça. «Si vous me demandez,» dit Abélard, en citant Ovide, «quelle fut la fortune du combat, je vous répondrai comme Ajax: Il ne m'a pas vaincu 32

Note 32: (retour)

Si quaeritis hujus
Fortunam pugnae, non sum superatus ab illo.

Ovid. Metam., 1. XIII.—Ab. Op., ep. 1, p. 7.]

En effet, bientôt la lutte cessa d'être possible. Plus de résistance, plus même de rivalité. Abélard allait régner sans partage dans l'école, lorsqu'il fut encore obligé de quitter la France. Son père s'était, comme on disait alors, converti. Il venait d'embrasser la vie religieuse, et Lucie, sa femme, se disposait, suivant la règle, à imiter cet exemple. Tendrement aimée de son fils, elle l'appela près d'elle. Tous deux avaient leurs adieux à se faire dans le siècle. Il partit, il revit la Bretagne et sa mère, et quand après une courte absence il revint à Paris; il trouva l'école silencieuse et libre. Guillaume de Champeaux, abandonnant à la fois la retraite et l'enseignement, s'était réfugié dans les dignités ecclésiastiques. Il était évêque de Châlons-sur-Marne.

Ç'avait été un professeur très-habile, un logicien très-ingénieux, et sa réputation était grande; mais elle avait vieilli. Il n'avait su ni souffrir la contradiction ni repousser l'attaque. Son caractère manquait à la fois de générosité et d'énergie, et, dans le combat, son esprit lui fit faute. Mais il fut un prélat pieux et respecté, placé à la tête de l'épiscopat des Gaules pour la science de l'Écriture sainte. On comprend que celui qui avait régi si longtemps les Écoles sublimes (tel était le nom donné aux cours de haute science) devait faire un grand évêque: aussi en a-t-il reçu le titre33. Il administra son diocèse pendant sept années et mourut regretté de saint Bernard dont il était l'ami et à qui, le premier peut-être, il fit connaître Abélard34.

Note 33: (retour) «Magnum Wuillelmum episcopum, qui sublimes scholas rexerat.» (Ex Chron. mauriniae. Recueil des Histor., t. XII, p.76.—Saint Bern. Op., t. I, p. 13.)
Note 34: (retour) La date de l'élection de Guillaume de Champeaux, comme celle de sa mort, est controversée. Les uns veulent qu'il ait été évêque en 1112 et soit mort en 1119 (Duchesne, Ab. Op.; Not., p. 1147 et 1163.—Gervaise, Vie d'Ab., t. I, p. 23); les autres, que la promotion soit de 1113 et le décès de 1121, le 22 mars. (Mabillon, saint Bern., Op., t. I, p. 13, 61 et 302.—Durand et Martene, Thes. nov. anecd., t. V, p.877.—Gallia Christ., t. IX, p. 878.—D. Brial, Rec. des Hist., t. XIV, p. 279.—Hist. litt. de la Fr., t. XII, p. 476, et t. X, p. 310 et 311.) Des deux côtés on invoque des textes. Les tables manuscrites de l'évêché de Châlons portaient qu'il avait administré pendant sept ans.

On était en 1113; Abélard, dans la force de l'âge et du talent, avait constitué son enseignement, son autorité, presque sa gloire. Il dominait l'école de Paris; c'était être dictateur dans la république des lettres.

Ses doctrines avaient pris leur caractère définitif. A l'exception de la théologie, dans laquelle il lui restait encore des progrès à faire, il avait à peu près fermé le cercle de ses études. Ses contemporains ont vanté son savoir et l'ont dit égal à la science humaine, éloge quelque peu hyperbolique35. Nous avons vu qu'il n'était point versé dans l'arithmétique, ni probablement dans aucune des sciences du calcul. Ceux qui veulent qu'il n'ait rien ignoré, même le droit, chose plus que douteuse, citent en preuve une anecdote qui indiquerait seulement qu'il ne comprenait pas une loi des empereurs Valentinien, Théodose et Arcadius sur les limites36. Il ne possédait bien d'autre langue que le latin; le grec, dont l'étude était d'ailleurs alors difficile et rare, ne lui était, je crois, connu que par quelques mots de la langue philosophique. Il avoue qu'il ne lisait les auteurs grecs que dans la traduction, et l'on n'a nulle preuve qu'il entendît l'hébreu37. Mais son instruction littéraire était fort étendue; elle embrassait à peu près tous les auteurs de l'antiquité latine connus de son temps, et le nombre en était plus grand qu'on ne pense. Le XIIe siècle était plus lettré que le XVe ne l'a laissé croire, et il n'est pas sûr que l'esprit humain ait tout gagné à cesser de se développer suivant la direction que le moyen âge lui avait donnée, et à subir cette révolution qu'on appelle la renaissance.

Note 35: (retour) Il est dit de lui dans une épitaphe: «Ille sciens quicquid fuit ulli scibile;» et à la fin: «cui soli patui; scibile quicquid erat.» C'est aussi de lui qu'on a dit: «Non homini, sed scientiae dees; quod nescivit.» (Ab. Op., préf. in fin.—Gervaise, t. II, p. 150.)
Note 36: (retour) C'est la loi quinque pedum Praescriptione, C. fin. regund., l. III, tit. XXXIX. Sur cette loi, qui n'est pas fort claire en effet, Accurse dit que Pierre Baylard (Petrus Baylardus), qui se vantait de donner un sens raisonnable à tout texte, quoique difficile qu'il fût, a dit: Je ne sais pas. Or, cela ne signifie point que Baylardus sût le droit; de plus, on conteste que ce Baylardus soit Abélard, et l'on dit que ce pourrait être un Johannes Bajolardes, professeur de droit dont parle Crinitus. Enfin il n'est rien moins qu'établi que le Codex repetitae proelectionis, d'où cette loi est extraite, et même les textes du droit romain en général fussent connus en France avant la mort d'Abélard. On dit que l'enseignement du droit commença à Bologne vers 1180, et à Paris vingt ans après. La question me paraît bien discutée dans Bayle. (Cf. Ab. Op., préf. apolog.—Accurs. v° Praescript.—Alciat. Lib. de quinq. ped. Praescr.—Crinitus, De Honest. Discip.. l. XXV, c. IV.—Pasquier, Recherches de la Fr., l. VI, c. xvii, et l. IX, c. xxviii.—Bayle, art. Abélard.—Duboulai, Hist. Univ., t. II, p. 577-680.)
Note 37: (retour) Ouvr. inéd., Introd. xliii, xliv, et Dialec., p. 200 et 206. Je parle de l'hébreu, parce qu'on avait alors la prétention de le savoir. Tous les historiens et même Abélard disent qu'Héloïse le savait, et d'Amboise a montré que les juifs, qui en général ont conservé la connaissance de leur langue, participaient au mouvement des études à Paris. (Ab. Op., préf. in fin.) Abélard ne me semble savoir de cette langue que les mots cités par les interprètes des bibles latines (Voyez son Hexameron, passim, et du présent ouvrage, le liv. III, c. viii.)

Toutefois la véritable science d'Abélard était la philosophie. C'est lui qui a fixé la forme, sinon le fond de la scolastique. Rien, s'il faut en croire ses auditeurs, ne peut donner idée de l'effet qu'il produisait en l'enseignant, et jamais aucune science ne paraît avoir eu de propagateur plus puissant. Comme chef d'école, il rappelle, s'il n'efface, pour l'éclat et l'ascendant, les succès des grands philosophes de la Grèce. Cependant cet enseignement était plus original par le talent que par les idées, et supposait plus de sagacité critique que d'invention. Non content d'expliquer avec une facilité et une subtilité que ses contemporains déclaraient sans égales, les secrets de la logique péripatéticienne et de promener les esprits attachés au fil du sien dans les détours de ce labyrinthe dont il trouvait toujours l'issue, il mêlait, autant qu'il était en lui, à l'interprétation de la brièveté profonde de ce qu'il connaissait du texte l'analyse intelligente et libre des commentaires et des additions de Boèce et de Porphyre; il complétait ses exposés par des citations, bien comprises et lumineusement développées, de Cicéron qui, lui aussi, a traité, dans ses Topiques et dans quelques passages de la Rhétorique à Herennius, des parties de la logique; de Thémiste, qui a laissé des paraphrases d'Aristote; de Priscien, qui a touché à la logique par la grammaire; enfin de saint Augustin, qui passait pour l'auteur d'un traité alors étudié sur les catégories, et qui a dû peut-être à son rôle dans la scolastique quelque chose de son influence dominante sur la théologie française. Le caractère éminent de l'enseignement d'Abélard était, suivant un de ses auditeurs, une clarté élémentaire. On trouvait qu'il fuyait l'appareil pédantesque, et qu'il mettait la science à la portée des enfants38.

Note 38: (retour) Johan. Saresb. Metal., l. III, c. i.—Il serait intéressant de fixer la liste des ouvrages anciens que les philosophes avaient dans les mains aux différents âges de la scolastique. Jourdain a bien avancé ce travail pour les écrits d'Aristote. Thémiste, qui est du IVe siècle, avait laissé des commentaires sur Aristote, dont il reste quelques-uns, comme ceux sur les Derniers Analytiques, la Physique, le Traité de l'Ame; Priscien, du VIe siècle, a écrit sur toutes les parties de la Grammaire. La Rhétorique à Herennius a fourni plusieurs passages aux livres d'Abélard, et avant comme après lui on a longtemps attribué à saint Augustin deux traité sur les principes de la dialectique, et sur les dix catégories. Abélard avait certainement sous les yeux la version des deux premiers traités qui composent l'Organon, celle de l'Introduction de Porphyre et quatre ouvrages de Boèce. Quant à Priscien, Thémiste, etc., on ne sait s'il les connaît autrement que par des citations. (Cf. ci-après, l. II, c. i et iii.—Recherches sur les traductions d'Aristote, par A. Jourdain.—Ouvr. inéd. d'Ab., Introd. p. xlix et 1; Dialect., p. 229.—Saint Augustin, Op., t. I, append.—Tennemann, Man. de l'Hist. de la Phil., t. I, sec. 233.)

A cet enseignement purement philosophique et qui n'était ni sans austérité ni sans sécheresse, se mêlaient quelques digressions littéraires, et même, au dire de ses contemporains, il ne s'interdisait pas les plaisanteries et le badinage39. Autant que le lui permettait la rigueur de son esprit passionnément raisonneur, il tempérait les âpretés de la logique par quelques souvenirs des poëtes qu'il aimait. Virgile et Horace, Ovide et Lucian, toujours présents à sa mémoire, lui fournissaient des citations ou des allusions souvent heureuses; eux aussi, il les invoquait comme une autorité; de ce qu'ils avaient chanté, il dit quelquefois: Il est écrit. (Scribitur, scriptum est.)

Note 39: (retour) «Plurimum in inventionum subtilitate, non solum ad philosophiam necessariarum, sed et pro commovendis adjocos animis hominum utilium valens.» (Ott. Fris. de Gest. Frid., l. I, c. XLVII.—Rec. des Hist., t. XIII, p. 654)

Mais son vrai maître, c'était toujours celui qui avait instruit Alexandre, et qui semblait devoir, comme par continuation, être le précepteur du conquérant de l'école. L'esprit perçant d'Abélard donnait, dans les cas douteux, raison au créateur de la science sur ses continuateurs, et par lui l'autorité d'Aristote s'élevait peu à peu à l'infaillibilité. Et cependant il n'en faisait encore que le premier des péripatéticiens ou le prince de la dialectique. C'était Platon qu'il appelait le plus grand des philosophes40. Il s'incline devant lui presque sans le connaître, et toutes les fois qu'il peut trouver dans la tradition ou dans quelques citations éparses de ses ouvrages une idée qu'il comprenne assez pour l'appliquer à ce qu'il étudie, il lui fait place avec respect, il essaie d'y subordonner les idées péripatéticiennes et voudrait, s'il le pouvait, platoniser la dialectique d'Aristote.

Note 40: (retour) Ab. Op., Introd. ad theol., p. 1012, 1026, 1032, 1070 et 1134.—Ouvr. inéd. Dialect., p. 204 et 205. Cette autorité si grande de Platon, que l'on connaissait si peu, venait des Pères de l'Église et surtout de saint Augustin.

Mais bien qu'il ait grand soin, en toute question, de rechercher ce que disait l'autorité avant de se demander ce que dicte la raison, il ne craint pas de suivre parfois l'inspiration de sa propre intelligence, et après avoir emprunté la science, il lui prête du sien pour l'enrichir. Il ne s'interdit pas d'être lui-même, et il a réussi à passer pour inventeur; on lui attribue un système et une secte. En effet, il s'est flatté d'avoir produit une solution nouvelle de cette grande et capitale question, dont il fait lui-même le noeud gordien de la philosophie.

Quand il eut réfuté le réalisme dans Guillaume de Champeaux, il prétendit se garantir du nominalisme, et il réfuta Roscelin. Il insista principalement sur cet argument que, s'il n'existe à la lettre que des individus, les noms généraux seront eux-mêmes des noms d'individus; et, de la sorte, les individualités seront identiques aux généralités, les parties se confondront avec le tout, et c'en sera fait de toute différence essentielle, de toute différence qui sépare les espèces des genres, les individus des espèces, et les parties des touts. On retomberait ainsi par une autre voie dans l'unité confuse à laquelle mène le réalisme, ou bien il faudrait mutiler la science et égaler au néant tout ce qui est désigné par les noms généraux. Or, ces noms généraux ont certainement une valeur. Ils répondent à ce qu'entend l'esprit de l'homme, lorsqu'il embrasse une collection d'individus ou de choses particulières, en les rapprochant par leurs communs caractères, et lorsqu'il conçoit cette multitude comme une unité, ou l'un des êtres qui la composent comme faisant partie de cette totalité. Ainsi les universaux sont les expressions de conceptions fondées sur les réalités41.

Note 41: (retour) Ouvr. inéd., De Gener. et Spec., p. 522, 524 et suiv.—Voyez aussi le livre II de cet ouvrage, c. viii, ix et x.—Abélard a bien donné, d'après Boèce, cette théorie de la formation des idées générales; mais il n'a pas soutenu que les genres et les espèces ne fussent rien que ces idées. Sa doctrine est plus subtile et plus scientifique. Ce sont les modernes qui n'en ont extrait que cela.

Telle était la doctrine qu'Abélard passe pour avoir soutenue, et que les classificateurs de systèmes ont appelée le conceptualisme. Ce nom se lit dans les histoires de la philosophie, qui cependant ont toutes été écrites avant que les ouvrages philosophiques d'Abélard fussent connus42.

Note 42: (retour) Ces ouvrages n'ont en effet paru qu'en 1836. Aucun des auteurs antérieurs à cette époque ne dit les avoir étudiés ou connus en manuscrit. Ce qu'on avait de plus certain sur la philosophie d'Abélard, c'était quelques lignes sommaires et obscures dans l'Historia calamitatum, et le dire plus clair, mais non moins succinct, d'Othon de Frisingen et de Jean de Salisbury. (Ab. Op., ep. i, p. 5.—Ott. Fris. De Gest. Frid., l. I, c. CLVII, et Johan. Saresb., Rec. des Hist., t. XIV, p. 300.)

L'ardeur de l'esprit, la curiosité de savoir, l'ambition de vaincre ne permettaient pas qu'Abélard se contentât d'une autorité sans combat; c'était un génie militant. Le nouvel élève d'Aristote avait aussi la passion des conquêtes. Roi dans la dialectique, il voulut dominer encore dans la théologie. Il résolut d'en faire désormais sa principale étude.

Le maître qui tenait le sceptre de cette science était Anselme de Laon. Né dans la première moitié du XIe siècle, après avoir étudié sous Anselme de Cantorbery, il avait commencé à enseigner lui-même à Paris, et Guillaume de Champeaux était un de ses disciples. Depuis plus de vingt ans, retiré à Laon, sa patrie, scolastique ou chancelier de cette église, doyen du chapitre métropolitain, il enseignait la théologie avec beaucoup d'éclat, et le clergé, même l'épiscopat se peuplaient de ses élèves. Sa manière d'enseigner était simple. C'était un commentaire suivi et presque interlinéaire du texte de l'Écriture. Mais il s'était acquis tant de réputation que ses leçons attiraient à Laon des auditeurs de toutes les parties de l'Europe, et qu'il est compté parmi les auteurs de la célébrité de l'école des Gaules43. Cette autorité, déjà ancienne, il la devait au temps plus encore qu'au mérite; du moins Abélard le dépeint-il comme un vieillard orthodoxe, instruit, disert, mais dont l'esprit manquait de fermeté et de décision. Qui l'abordait incertain sur un point douteux le quittait plus incertain encore. Il charmait ses auditeurs par une étonnante facilité d'élocution, mais le fond des idées était peu de chose, et il ne savait ni résister ni satisfaire à une question. «De loin,» dit Abélard, «c'était un bel arbre chargé de feuilles; de près, il était sans fruits, ou ne portait que la figue aride de l'arbre que le Christ a maudit. Quand il allumait son feu, il faisait de la fumée, mais point de lumière44

Note 43: (retour) Hist. litt. de la Fr., t. X, p. 170.
Note 44: (retour) Ab. Op., ep. I, p. 7.

Cependant le jeune docteur de Paris vint l'entendre, il se mêla à ses disciples: on devine qu'il ne fut pas captivé longtemps. Il ne pouvait rester longtemps oisif à son ombre45, ni suivre après s'être habitué à conduire. D'abord il se contenta de négliger les leçons. Il y paraissait de loin en loin. Les plus éminents des autres élèves, satisfaits et fiers de leur maître, virent avec déplaisir cette dédaigneuse indifférence; il s'en plaignirent assez haut, et naturellement ils aigrirent l'esprit d'Anselme. Il arriva qu'un jour, après avoir entre eux conféré sur quelques points de doctrine, les écoliers se mirent à se provoquer par jeu sur les matières théologiques. Un d'eux, comme pour éprouver Abélard, lui demanda ce qu'il pensait de l'enseignement sacré, lui qui n'avait encore étudié que les sciences naturelles46. Il répondit que rien n'était plus salutaire qu'une science où l'on apprenait à sauver son âme; mais qu'il ne pouvait assez admirer qu'à des hommes lettrés il ne suffît pas, pour comprendre les saints, du texte de leurs écrits et d'une glose, et qu'on ne devrait pas avoir besoin d'un maître. Cette réponse en amena de contraires, et la plupart des assistants, raillant Abélard, lui demandèrent s'il pourrait faire ce qu'il conseillait, le défièrent de l'entreprendre. Il répliqua que si l'on désirait le mettre à l'épreuve, il était tout prêt. «Soit, nous le voulons bien,» s'écrièrent-ils tous, et d'un ton plus moqueur encore. «Que l'on me cherche donc,» reprit-il, «et qu'on me donne quelqu'un pour exposer un point peu connu de l'Écriture.» Tous s'accordèrent pour choisir la très-obscure prophétie d'Ézéchiel, qui passait pour un des écrivains sacrés les plus difficiles. On eut bientôt pris un expositeur qui devait, selon l'usage, lire le texte et faire connaître l'état de la question, et Abélard les invita pour le lendemain à sa leçon. Aussitôt quelques-uns s'empressant, avec un intérêt véritable ou affecté, de lui donner des conseils qu'il ne demandait pas, l'engagèrent à ne se point tant hâter; et lui remontrèrent que l'entreprise était grande, qu'elle exigeait des recherches et quelque précaution, et qu'il devait songer à son inexpérience. «Ce n'est point ma coutume,» répondit-il avec vivacité, «de suivre l'usage, mais d'obéir à mon esprit47.» Et il ajouta qu'il romprait tout, si l'on ne se conformait à sa volonté, en ne différant point de se rendre à ses leçons. A la première, il eut peu d'auditeurs; on trouvait ridicule que, dénué presque entièrement de lecture sacrée, il se hâtât d'aborder la science. Cependant tous ceux qui l'entendirent furent si enchantés qu'ils lui donnèrent de grands éloges, et le pressèrent de composer une glose conforme à sa leçon. Au récit de cette première épreuve, on accourut à l'envi pour assister aux suivantes, et tous se montraient empressés à transcrire les gloses qu'à la prière générale il s'était mis à rédiger.

Note 45: (retour) «Non multis diebus in umbra ejus otiosus jacul.» (Id., p. 8.)
Note 46: (retour) «Qui nondum nisi in physicis studuerat.» (Ep. i, p. 8.)
Note 47: (retour) «Respondi non esse meae consuetudinis per usum proficere, sed per ingenium.» (Ep. I, p. 8.)

Le vieux Anselme s'émut au bruit d'une telle témérité. La douleur et la colère furent extrêmes. Comme Pompée, à qui Abélard le compare pour la grandeur de son attitude et le néant de sa puissance, il voulut défendre l'ombre de son autorité contre le jeune César de la science48. Il devint son ennemi et le combattit dans la théologie, comme avait fait Guillaume de Champeaux dans la philosophie. Il se trouvait alors, dans l'école de Laon, deux étudiants qui se distinguaient entre tous, Albéric de Reims et Lotulfe de Novare. L'un d'eux, le premier, a laissé un nom dans l'histoire littéraire49. Plus ils avaient de mérite, plus ils nourrissaient de grandes espérances, et plus ils devaient concevoir d'aversion contre le nouveau venu. Ils circonvinrent le vieillard et l'entraînèrent à interdire à ce successeur inattendu la continuation de ses leçons et de ses gloses, donnant pour motif que, s'il échappait à son inexpérience quelque erreur touchant la foi, on pourrait l'imputer à celui dont il usurpait ainsi la place. La défense et le prétexte excitèrent parmi les écoliers une indignation générale; ils crièrent à la jalousie, à la calomnie; ils dirent que jamais pareille chose ne s'était vue; et ce commencement de persécution ne fit qu'ajouter à la gloire de celui qu'elle semblait signaler entre tous.

Note 48: (retour) Abélard lui applique la stat magni nominis umbra et la comparaison de l'arbre que Lucain applique à Pompée. (Ep. I, p. 7.—Lucain, Phars., l. I.)
Note 49: (retour) Albéric de Reims, élève de Godefroi, scolastique de cette ville, se perfectionna sous Anselme de Laon, devint archidiacre et écolâtre de l'église de Reims, et enfin archevêque de Bourges en 1130. Il eut de la réputation comme professeur. Il était aimé de saint Bernard. Lotulfe ou Loculfo le Lombard, ou, selon Othon de Frisingen, Leutald de Novare, ami et condisciple d'Albéric, régit avec lui les écoles de Reims. On n'en sait rien de plus. (Johan. Saresb., Rec. des Hist., i. XIV, p. 301.—Ou Fris. Gest. Frid., l. I, c. XLVII.—Duboulai, Hist. Universit., Catal. ill. vir., t. II, p. 753.—Hist. litt. t. XII, p. 72.)

Abélard revint aussitôt à Paris. Toutes les écoles, d'où il avait été jadis expulsé, lui étaient maintenant ouvertes; il y rentra en maître et occupa facilement cette position dominante dans l'enseignement, qu'on n'osait plus lui refuser. A la principale chaire, à celle de recteur des écoles, était attaché vraisemblablement un canonicat. On croit du moins que c'est alors qu'il fut nommé chanoine de Paris 50, ce qui n'était sans doute qu'un bénéfice et un titre, et ne prouve nullement que dès lors il fût prêtre.

Note 50: (retour) C'est à cette époque (vers 1115) que les auteurs de l'Histoire littéraire placent cette nomination; j'ignore sur quelle autorité, mais cette opinion est fort probable. Cependant on la conteste, et D. Gervaise veut qu'Abélard soit devenu chanoine dès le temps où il professait à Paris, du consentement et à la place du successeur de Guillaume de Champeaux. Duchesne, sur la foi d'une chronique manuscrite des archevêques de Sens, prétend qu'il fut chanoine de Sens et non de Paris; et voici le texte inédit qui motive son assertion et dont je dois la connaissance à la savante amitié de M. Le Clerc: Ex Chronico senonensi Gaufridi de Collone, monarchi Sancti Petri Viti senonensis, seculo XIIIe. Manuscrit de la bibliothèque de Sens, n. 271, décrit et apprécié dans le t. XXI de l'Hist. litt. de la France. Fol. 129 v°, col. 1 et 2. «Anno Domini n° c° XL° (leg. XLII), magister Petrus Abaulart, canonicus primo maioris ecclesie senononsis, oblit; qui monasteria sanctimonialium fundauit, spetialiter abbatiam de Paraclito, in quo sepelitur cum uxore. Suum epitaphium tale est: «Est satis in titulo, Petrus hic iacet Abaillardus. Hic (leg. huic) soli paluit scibile quidquid erat. Canonicus fuit, et post uxoratus.» Cité en partie, mais sans nom d'auteur, par André Duchesne, Notae ad Hist. calamitatum, p. 1150, et Duboulai, Hist. Univ. paris, t. II, p. 760. Les derniers mots on été ainsi altérés par celui-ci: «Uxoratus primo fuerat, postea canonicus.» Le même Duboulai dit, à la vérité dans une table seulement, qu'Abélard fut chanoine de Tours; enfin, on voit sur une vitre de la cathédrale de Chartres une figure vêtue en chanoine, avec ce nom Pierre Baillard, et on veut que ce soit Abélard, chanoine de Chartres. On ne pouvait en général posséder qu'un seul canonicat comme on ne pouvait avoir qu'un bénéfice. Faut-il admettre que le titre de chanoine honoraire fût alors connu, ou qu'Abélard ait changé plusieurs fois de chapitre? La chose certaine, c'est qu'il était chanoine, il le dit lui-même. Il n'était pas nécessairement prêtre pour cela. On ne sait quand il le devint; peut-être en se faisant moine à Saint-Denis. (Cf. Ab. Op., ep. l, p. 16.—Hist litt., t. XII, p. 81.— Vie d'Abeillard, t. I, p. 28.—Hist. Universit. paris., t. II, in indic.— Niceron, Mém. pour servir à l'Hist. des Homm. ill., t. VI.—Rech. hist. sur la ville de Sens, par M. Th. Tarbé, c. XXI, p.443.)

Dans sa nouvelle situation, il continua et termina son interprétation d'Ézéchiel, commencée et suspendue à Laon. Par ce genre d'enseignement il obtint un grand succès, et bientôt il eût dans la théologie autant de faveur que dans la prédication philosophique. Tout le domaine de la science fut rangé sous sa loi, une multitude studieuse se pressa en s'inclinant autour de lui, et il vécut tranquille quelques années.

On aime à se représenter l'existence d'Abélard, ou, comme on l'appelait, du maître Pierre, à cette époque de sa vie, au milieu de cette ville de Paris qu'il remplissait de son nom. Paris, ce n'était guère alors que la Cité. Sur cette île fameuse, qui partage la Seine au milieu de notre capitale, se concentraient toutes les grandes choses, la royauté, l'Église, la justice, l'enseignement. Là, ces divers pouvoirs avaient leur principal siége. Deux ponts unissaient l'île aux deux bords du fleuve. Le Grand-Pont conduisait sur la rive droite, à ce quartier qu'entre les deux antiques églises de Saint-Germain-l'Auxerrois et de Saint-Gervais, commençait à former le commerce, et qu'habitaient les marchands étrangers, attirés par l'importance et la renommée déjà considérable de la Lutèce gauloise. C'étaient eux qui devaient, confondus sous le nom d'une seule nation, le transmettre à une partie de cette ville nouvelle qui allait s'appeler le quartier des Lombards. Vers la rive gauche, le Petit-Pont menait au pied de cette colline dont l'abbaye de Sainte-Geneviève couronnait le faîte, et sur les flancs de laquelle l'enseignement libre avait déjà plus d'une fois dressé ses tentes. Les plaines voisines se couvraient peu à peu d'établissements pieux ou savants, destinés à une grande renommée; à l'est, la communauté de Saint-Victor venait d'être fondée; à l'ouest, la vieille abbaye de Saint-Germain-des-Prés attestait, dans sa grandeur, le souvenir de ce saint évêque de Paris dont la mémoire le disputait à celle de saint Germain d'Auxerre; car les deux plus anciens monuments de Paris sont dédiés au même nom51. Là aussi, la jeunesse de la ville, et ces écoliers, ces clercs qui n'étaient pas tous jeunes alors, venaient sur des prés, devenus des lieux historiques, chercher les exercices et les rudes jeux qui convenaient à la robuste nature des hommes de ce temps. Leur résidence était surtout dans le voisinage du Petit-Pont, et leur foule toujours croissante ne pouvant tenir dans l'île, s'était répandue sur le bord de la rivière, au pied de la colline, qui devait par eux s'appeler le pays latin, et opposer, d'une rive à l'autre la ville de la science à la ville du commerce.

Note 51: (retour) Saint Germain d'Auxerre fui évêque au Ve siècle et saint Germain de Paris, au VIe. L'église de Saint-Germain-l'Auxerrois, fondée, dit-on, par Chilpéric I, détruite par les Normands, fut rebâtie par le roi Robert; et il peut subsister quelque chose de cette reconstruction dans l'édifice actuel. On dit que le portail est du temps de Philippe le Bel; les parties modernes sont du XVIe siècle. La fondation de Saint-Germain-des-Prés, sous une autre invocation, date du temps de saint Germain lui-même (23 décembre 558). Cette église fut détruite aussi par les Normands. La reconstruction en fut commencée au plus tard en 990, et terminée, dit-on, en 1014; l'église, à peu prés dans son état actuel, a été dédiée en 1163. Voyez dans les Documents inédits sur l'histoire de France, Paris sous Philippe le Bel, p. 362 et 454, et l'Histoire du diocèse de Paris, par l'abbé Lebeuf.

Dans la Cité, vers la pointe occidentale de l'île, s'élevait le palais souvent habité par nos rois, théâtre de leur puissance et surtout de ce pouvoir judiciaire qui y règne encore en leur nom, et qui alors même, exercé par leurs délégués, paraissait la plus populaire de leurs prérogatives et le signe reconnaissable de leur souveraineté. Un jardin royal, comme on pouvait l'avoir en ce siècle, un lieu planté d'arbres entre le palais et le terre-plein où Henri IV a sa statue, s'ouvrait en certains jours comme promenade publique au peuple, à l'école, au clergé, et à ce peu de nobles hommes qui se trouvaient à Paris. En face du palais, l'église de Notre-Dame, monument assez imposant, quoique bien inférieur à la basilique immense qui lui a succédé, rappelait à tous, dans sa beauté massive, la puissance de la religion qui l'avait élevé, et qui de là protégeait en les gouvernant les quinze églises dont on ne voit plus les vestiges, environnant la métropole comme des gardes rangés autour de leur reine. Là, à l'ombre de ces églises et de la cathédrale, dans de sombres cloîtres, en de vastes salles, sur le gazon des préaux, circulait cette tribu consacrée, qui semblait vivre pour la foi et la science, et qui souvent ne s'animait que de la double passion du pouvoir ou de la dispute. A côté des prêtres, et sous leur surveillance, parfois inquiète, souvent impuissante, s'agitait, dans le monde des études sacrées et profanes, cette population de clercs à tous les degrés, de toutes les vocations, de toutes les origines, de toutes les contrées, qu'attirait la célébrité européenne de l'école de Paris; et dans cette école, au milieu de cette nation attentive et obéissante, on voyait souvent passer un homme au front large, au regard vif et fier, à la démarche noble, dont la beauté conservait encore l'éclat de la jeunesse, en prenant les traits plus marqués et les couleurs plus brunes de la pleine virilité. Son costume grave et pourtant soigné, le luxe sévère de sa personne, l'élégance simple de ses manières, tour à tour affables et hautaines, une attitude imposante, gracieuse, et qui n'était pas sans cette négligence indolente qui suit la confiance dans le succès et l'habitude de la puissance, les respects de ceux qui lui servaient de cortège, orgueilleux pour tous, excepté devant lui, l'empressement curieux de la multitude qui se rangeait pour lui faire place, tout, quand il se rendait à ses leçons ou revenait à sa demeure, suivi de ses disciples encore émus de sa parole, tout annonçait un maître, le plus puissant dans l'école, le plus illustre dans le monde, le plus aimé dans la Cité. Partout on parlait de lui; des lieux les plus éloignés, de la Bretagne, de l'Angleterre, du pays des Suèves et des Teutons, on accourait pour l'entendre; Rome même lui envoyait des auditeurs52. La foule des rues, jalouse de le contempler, s'arrêtait sur son passage; pour le voir, les habitants des maisons descendaient sur le seuil de leurs portes, et les femmes écartaient leur rideau, derrière les petits vitraux de leur étroite fenêtre. Paris l'avait adopté comme son enfant, comme son ornement et son flambeau. Paris était fier d'Abélard, et célébrait tout entier ce nom dont, après sept siècles, la ville de toutes les gloires et de tous les oublis a conservé le populaire souvenir.

Note 52: (retour) L'affluence fabuleuse des auditeurs de tout pays aux leçons d'Abélard est attestée par tous les contemporains, amis ou ennemis; d'abord par lui-même, puis par Foulque de Deuil, Bérenger de Poitiers, saint Bernard, Othon de Frisingen, Jean de Salisbury, les auteurs de la Chronique du couvent de Morigni, etc. etc. (Ab. Op., ep. I, p. 6; ep. II, p. 46; pars II, ep. I, p. 218. Not., p. 1155.—Saint Bern.; ep. CLXXXVIII, CLXXXIX, etc.—Ott. Fris. De Gest. Frid., l. I, c. XLVII.—Johan. Saresb. Metal. l. II, c. x. —Rec. des Hist. Ex Chron. maurin., t. XII, p. 80.)

Telle était sa situation à ce moment le plus calme et le plus brillant de sa vie. Il ne devait cette situation qu'à lui-même, à son travail, à son opiniâtreté, à sa belliqueuse éloquence, et rien ne lui interdisait de penser qu'il la dût aussi à l'empire de la vérité.

Il semblait donc, il pouvait se croire revêtu d'un apostolat philosophique; et cette fois, la mission spirituelle n'était pas une mission de pauvreté, d'humiliations ni de souffrances. Sa richesse égalait sa renommée; car l'enseignement n'était pas gratuitement donné à ces cinq mille étudiants qui, dit-on, venaient de tous les pays pour l'entendre. Parvenu à ce faîte de grandeur intellectuelle et de prospérité mondaine, il n'avait plus qu'à vivre en repos.

Mais le repos était impossible: il ne convient qu'aux destinées obscures et aux âmes humbles. Abélard s'estimait désormais, c'est lui qui l'avoue, le seul philosophe qu'il y eût sur la terre53. Aucune raison humaine n'a encore résisté à l'épreuve d'un rang suprême et unique. Abélard, oisif, ne pouvait donc rester calme; il fallait que par quelque issue l'inquiétude ardente de sa nature se fît jour et se donnât carrière. Des passions tardives éclatèrent dans son âme et dans sa vie, et il entra, poussé par elles, dans une destinée nouvelle et tragique qui est devenue presque toute son histoire.

Note 53: (retour) «Cum jam me solum in mundo superesse philosophum estimarem.» (Ep. I, p. 9.)

Il avait jusqu'alors vécu dans la préoccupation exclusive de ses études et de ses progrès. La science et l'ambition, qui animaient sa vie, la maintenaient pure et régulière. On ne voit même pas que les premiers feux de la jeunesse y eussent porté quelque désordre. Il montrait pour les habitudes déréglées d'une grande partie des habitants des écoles un dédaigneux éloignement. Quoique sa réputation lui eût attiré la bienveillance de quelques grands de la terre, il les voyait peu, et sa vie toute d'activité littéraire l'écartait de la société des nobles dames; il connaissait à peine la conversation des femmes laïques54. D'ailleurs, si jamais Abélard devait aimer, c'était en maître, et les soins complaisants et laborieux d'un amour qui se cache et qui supplie allaient mal à sa nature. Cependant, au milieu de cette félicité sans obstacle, une sorte de mollesse intérieure s'emparait de lui, la sévérité l'abandonna. On a même prétendu qu'il se livra à des plaisirs qui compromirent sa dignité et jusqu'à sa fortune55, mais il le nie hautement; d'ailleurs de vaines voluptés ne pouvaient suffire à son âme, et il se demandait encore d'où lui viendrait l'émotion.

Note 54: (retour) «Ab excessu (lisez accessu) et frequentatione nobilium foeminarum studii scholaris assiduitate revocabar, nec laicarum conversationem multum noveram.» (Ep. I, p. 10.)
Note 55: (retour) Foulque lui rappelle dans une lettre, d'ailleurs amicale, qu'il s'était ruiné avec des courtisanes. Comme la lettre est, selon l'usage du temps, une oeuvre de rhétorique, on y peut soupçonner un peu d'hyperbole; mais il est difficile que le fond soit sans aucune vérité. Reste à savoir à quelle époque de la vie d'Abélard il faut placer ses désordres; est-ce avant qu'il connût Héloïse? est-ce à la suite de son amour? Que ceux qui se piquent de connaître le coeur humain en décident. On lit dans une pièce de vers qu'il fit pour son fils:

Gratior est humilis meretrix quam casta superba,

Perturbatque domum saepius ista suum.

........................................

Deterior longe linguosa est foemina scorta (lisez scorto);

Hoc aliquis, nullis illa placere potest.

(Ab. Op., part. II, ep. I, p. 219.—Cousin, Frag. phil., t. III, app., p. 444.)

Il y avait dans la Cité une très-jeune fille (elle était née, dit-on, à Paris, en 1101), nommée Héloïse, et nièce d'un chanoine de Notre-Dame, appelé Fulbert56.

Note 56: (retour) Héloïse, Helwide, Helvilde, Helwisa ou Louise; Abélard veut que ce nom vienne de l'hébreu Heloïm, un des noms du Seigneur. Il règne beaucoup d'obscurité sur l'origine, la patrie, la famille d'Héloïse. Il n'y a nulle raison de supposer qu'elle fût la fille naturelle de Fulbert, encore moins, comme le dit Papire Masson, d'un autre chanoine de Paris nommé Jean, ou, selon Mme Guizot, Ycon. D'Amboise, Duchesne, Gervaise, et en général les biographes veulent qu'elle ait vécu autant de temps qu'Abélard, ce qui, je le remarque après les auteurs de l'Histoire littéraire, ne porte sur aucune preuve, mais ce qui la ferait naître vers 1101. (Cf. Ab. Op., part. I, ep. i et v, p. 10 et 72; préf. apol.; Not., p. 1140.—Pap. Mass. Annal., lib. III, p. 239.—Hug., Métel, ep. xvi et xvii.—Bayle, art. Héloïse. —Hist. lit., t. XII, p. 629 et suiv.—Essai sur la vie et les écrits d'Abélard, par Mme Guizot, p. 349.)

Orpheline et pauvre, elle habitait près des écoles, dans la maison de son oncle; mais on croit qu'elle était de noble naissance, ou du moins liée par le sang, peut-être par Hersende, sa mère, à une famille illustre, à la famille des Montmorency, qui avait déjà donné à l'État deux connétables57. Élevée dans sa première enfance au couvent d'Argenteuil, près de Paris, son oncle l'avait instruite dans la science littéraire, ce qui était rare chez les femmes58. Elle y avait fait des progrès surprenants, jusque-là qu'en prétendait qu'elle savait, avec le latin, le grec et l'hébreu59. Sa figure, sans avoir une parfaite beauté, l'aurait distinguée; mais sa véritable distinction était ailleurs. Son esprit et son instruction avaient fait connaître son nom dans tout le royaume60. On ne sait pas quand Abélard la vit ni comment il la rencontra. On dirait presque, à lire son récit, qu'il ne l'aima qu'avec préméditation, qu'il devint son amant systématiquement, et qu'il arrêta sur elle ses regards comme sur la passion la plus digne de lui, et, le dirai-je? la plus facile. Mais c'est souvent le propre et l'illusion des esprits réfléchis et raisonneurs que de prendre leur penchant pour un choix, et de croire que leurs entraînements ont été des calculs. Toujours est-il qu'Abélard nous raconte qu'avec son nom, sa jeunesse, sa figure, il ne devait craindre aucun refus, quelle que fût celle qu'il daignât aimer; mais qu'Héloïse menait une vie retirée, que le goût de la science créait entre elle et lui une relation naturelle, que cette communauté de travaux et d'idées devait autoriser un libre commerce de lettres et d'entretiens, et que c'est tout cela qui le décida. Il se trompe, un noble et secret instinct lui disait qu'il devait aimer celle qui n'avait point d'égale.

Note 57: (retour) Albéric et Thibauld de Montmorency, tous deux vers la fin du XIe siècle. Nul ne dit comment Héloïse eût appartenu à cette famille. Si c'était une parenté légitime, ce devait être par les femmes. Bayle ne croit point à cette parenté, Héloïse disant à Abélard, en quelque endroit: Genus meum sublimaveras. Cette raison n'est pas décisive. (Ab. Op., ep. iv, p. 57.) C'est une pure conjecture de Turlot que de donner pour mère à Héloise la première abbesse de Sainte-Marie-aux-Bois, près Sezanne, Hersendis, qui aurait été la maîtresse d'un Montmorency, et qui aurait passé pour être celle de Fulbert. (Abail. et Hél., p. 154.)
Note 58: (retour) «Bonum hoc literatoriae scilicet scientiae in mulieribus est rarius.—Literatoriae scientiae, quod perrarum est, operam dare.» (Ab. Op., ep. i, p. 10; part. II, ep. xxiii, p. 337.)
Note 59: (retour) Abélard le dit lui-même (part. II, ep. vii, ad virg. par., p. 260.— Voyez aussi la Chronologie de Robert, Rec. des Hist., t. XII, p. 294). Le vrai, c'est qu'elle savait le latin et l'écrivait avec facilité et talent. Quant au grec et à l'hébreu, j'ai peine à croire qu'elle en connût rien de plus que les caractères et quelques mots cités habituellement en théologie ou en philosophie.
Note 60: (retour) «In toto regno nominatissimam.» (Ep. I, p. 10.) Observez qu'il s'en fallait alors que totum regnum fût toute la France; mais il n'en est pas moins vrai que la réputation littéraire et scientifique d'Héloïse n'a pas eu d'égale dans les temps modernes. Malgré la déclaration modeste d'Abélard, per faciem non infima, on s'est obstiné à croire à la grande beauté d'Héloïse. On a supposé, contre toute vraisemblance, que le Roman de la Rose, commencé et surtout achevé après la mort d'Abélard, était son ouvrage, parce qu'il y est question de lui, et l'on a dit qu'il y avait fait le portrait d'Héloïse, sous le nom de Beauté. C'est le portrait de la beauté parfaite suivant Guillaume de Lorris, auteur de la première partie du poème. (Le Roman de la Rose, v. 999, édit. de M. Méon, t. 1, p. 41.)

El ne fu oscure ne brune,

Ains fu clere comme la lune,

Envers qui les autres estoiles

Resemblent petites chandoiles.

Tendre et la char comme rousée

Simple fu cum une espousée

Et blanche comme flor de lis;

Si ot le vis (visage) cler et alis (uni),

Et fu greslete et alignie,

Ne fu fardée ne guignie (déguisée):

Car el n'avoit mie mestier

De sol tifer ne d'afetier.

Les cheveus ot blons et si lons

Qu'il li batoient as talons;

Nez ot bien fait, et yelx et bouche.

Moult grand douçor au cuer me touche,

Si m'aïst Diex, quant il me membre (souvient)

De la façon de chascun membre,

Qu'il n'ot si bele fame ou monde,

Briément el fu jonete et blonde,

Sede (gracieuse), plaisante, aperte, et cointe (jolie),

Grassete et gresle, gente et jointe.

Il chercha donc les moyens d'arriver jusqu'à elle et de se rendre familier dans la maison. Des amis s'entremirent, et il fit proposer à l'oncle Fulbert, qui demeurait dans le voisinage des écoles, de le prendre en pension chez lui pour un prix convenu. Il fit valoir ses travaux assidus, l'ennui que lui causaient les soins dispendieux d'une maison, sa négligence plus dispendieuse encore. Fulbert était avide, et de plus très-jaloux d'augmenter par tous les moyens l'instruction de sa nièce. Non-seulement il consentit à tout, mais il crut avoir désiré lui-même ce qu'on espérait de lui, et vint en suppliant commettre entièrement sa pupille à l'illustre et redoutable précepteur, qui devait la voir à toute heure, qui, chaque fois qu'il reviendrait des écoles, pouvait, ou le jour ou la nuit, lui donner des leçons, et même, voyez la naïveté de cet âge, la frapper à la façon d'un maître, si l'élève était indocile61. Abélard admira tant de simplicité; il lui semblait que l'on confiait la brebis au loup ravissant. Non-seulement on lui accordait la liberté, l'occasion, mais jusqu'à l'autorité, et au droit de menacer et de punir celle que la séduction n'aurait pu vaincre. Deux choses aveuglaient le vieillard; l'amour-propre passionné qui l'attachait aux succès de sa nièce, et l'ancienne réputation de pureté de la vie passée d'Abélard. «Que dirai-je de plus?» écrit ce dernier en racontant tout ceci, «nous n'eûmes qu'une maison, et bientôt nous n'eûmes qu'un coeur62

Note 61: (retour) «Bernardus carnotensis, exundantissimus modernis temporibus fons literarum in Gallia.... quoniam memoria exercitio firmatur, ingeniumque acuitur ad imitandum ea quae audiebant, alios admonitionibus, alios flagellis et poenis urgebat.» Ainsi parle un des élèves de Bernard de Chartres, Jean de Salisbury. (Metalog., l. I, c. XXIV.) Quant au droit qu'Abélard reçut de Fulbert de frapper son élève, il faut voir dans le texte tout ce qu'Abélard en raconte. (Ep. I, p. 11, et ep. V, p, 71.)
Note 62: (retour) Ab. Op., ep. I, p. 11.

«A mesure que l'on a plus d'esprit,» a dit Pascal, «les passions sont plus grandes, parce que les passions n'étant que des sentiments et des pensées qui appartiennent purement à l'esprit, quoiqu'elles soient occasionnées par le corps, il est visible qu'elles ne sont plus que l'esprit même, et qu'ainsi elles remplissent toute sa capacité. Je ne parle que des passions de feu.... La netteté d'esprit cause aussi la netteté de la passion; c'est pourquoi un esprit grand et net aime avec ardeur, et il voit distinctement ce qu'il aime63

Note 63: (retour) Fragment publié par M. Cousin. (Des Pensées de Pascal, seconde édition, p.897.)

On montre encore dans la Cité, au bord du chevet de Notre-Dame, près l'ancien quartier du cloître, a l'extrémité d'une rue étroite et tortueuse, toujours habitée par des membres du chapitre métropolitain, et dont les abords sont en tout temps parcourus, comme au moyen âge, par des clercs de tous grades, revêtus des costumes pittoresques du clergé nombreux et complet d'une riche cathédrale, la maison qu'une tradition locale désigne comme celle du chanoine Fulbert64. Elle est près de la Seine, dont la sépare seulement un quai, plus élevé maintenant que le sol de la rue où elle est bâtie. Au moyen âge, vers 1116 ou 1117, le terrain devait, du pied de cette maison, aller en pente jusqu'à la rivière et former l'emplacement de l'ancien port Saint-Landry; des fenêtres de la maison, on devait voir en plein la vaste grève où s'élève aujourd'hui cet hôtel de ville, magnifique palais des révolutions.

Note 64: (retour) C'est la première maison à gauche en entrant dans la rue des Chantres, où l'on descend du quai Napoléon par un escalier. Une inscription au dessus de la porte désigne cette maison à la curiosité des passants, elle est ainsi conçue:

HÉLOÏSE, ABÉLARD HABITÈRENT CES LIEUX,
DES SINCÈRES AMANS MODELES PRÉCIEUX.
L'AN 1118.

Dans l'intérieur de la cour, un double médaillon, incrusté dans le mur, offre le profil d'une tête d'homme et d'une tête de femme: on dit que c'est Héloïse et Abélard. Cette sculpture est très-postérieure au XIIe siècle; M. Alexandre Lenoir pense qu'elle en remplace une plus authentique, et qu'elle est l'ouvrage de restaurateurs ignorants, peut-être non antérieurs au XVIe. La maison n'est pas ancienne, ou du moins, ses murs extérieurs ont été récemment bâtis; la disposition générale des murs et surtout de l'escalier pourraient bien être du temps. On ne donne nulle preuve de la tradition attachée à cette maison; mais cette tradition a sa valeur par son existence même. On dit, dans le quartier, qu'Abélard habitait la maison située à gauche et qui est remplacée par une grande construction moderne. Turlot donne sur tout cela quelques détails hasardés, et la lithographie du médaillon. (Abail. et Hél., p. 153 et 154.—Mus. des Mon. Franç., t. I, p. 223.)

C'est là, dans cette demeure modeste, au jour sombre que des fenêtres étroites laissaient pénétrer dans la chambre simple et rangée d'une jeune bourgeoise de Paris, ou bien à la lueur rougeâtre d'une lampe vacillante, qu'Abélard, impatient et ravi, venait employer à séduire une pauvre fille sans expérience et sans crainte le génie qui soulevait toutes les écoles du monde. C'est là que les plaisirs de la science, les joies de la pensée, les émotions de l'éloquence, tout était mis en oeuvre pour charmer, pour troubler, pour plonger dans une ivresse profonde et nouvelle, ce noble et tendre coeur qui n'a jamais connu qu'un amour et qu'une douleur, ce coeur que Dieu même n'a pu disputer à son amant.

Mais quelles leçons Abélard donnait-il à Héloïse? Lui enseignait-il les secrets du langage et les arts savants de l'antiquité? Promenait-il cet esprit pénétrant et curieux dans les sentiers sinueux de la dialectique? Lui révélait-il les obscurs mystères de la foi, dans le langage lumineux de la raison philosophique? Enfin lui lisait-il ces poëtes qu'il cite dans ses ouvrages les plus austères, et le professeur de théologie récitait-il à son élève, avec ce talent de diction qu'on admirait, les vers impurs de l'Art d'aimer65? Quel fut enfin, quel fut le livre qui servit, comme dans le récit du Dante, à la séduction de cette femme, historique modèle de la poétique Françoise de Rimini66? On ne le sait, et cependant on sait que tout le talent d'Abélard fut complice de son amour. «Vous aviez,» lui écrivait, longtemps après, Héloïse encore charmée de ce qui l'avait perdue, «vous aviez surtout deux choses qui pouvaient soudain vous gagner le coeur de toutes les femmes, c'était la grâce avec laquelle vous récitiez et celle avec laquelle vous chantiez67.» Et ses chants, il les composait pour elle. Ainsi le philosophe était devenu un orateur, un artiste, un poëte. L'amour avait complété son génie et achevé son universalité.

Note 65: (retour) Abélard cite souvent Ovide, el quelquefois l'Art d'aimer.
Note 66: (retour) la bocca mi baciò tutto tremante; Galeotto fu il libro e chi lo scrisse. (DANTE, c. V.)
Note 67: (retour) «Duo autem, fateor, tibi specialiter inerant quibus foeminorum quarumlibet animos statim allicere poteras, dictandi scilicet et cantandi gratia.»
(Ab. Op., ep. II, p. 46.)

On sent que tout dut seconder une séduction inévitable. L'étude leur donnait toutes les occasions de se voir librement, et le prétexte de la leçon leur permettait d'être seuls. Alors les livres restaient ouverts devant eux; mais ou de longs silences interrompaient la lecture, ou des paroles intimes remplaçaient les communications de la science. Les yeux des deux amants se détournaient du livre pour se rencontrer et pour se fuir. Bientôt la main qui devait tourner les pages, écarta les voiles dont Héloïse s'enveloppait, et ce ne fut plus des paroles, mais des soupirs qu'on put entendre. Enfin la passion triomphante emporta les deux amants jusqu'aux limites de son empire. Tout fut sacrifié à ce bonheur sans mélange et sans frein. Tous les degrés de l'amour furent franchis. Que sais-je? jusqu'aux droits de l'enseignement, jusqu'aux punitions du maître, devinrent, c'est Abélard qui l'avoue, des jeux passionnés dont la douceur surpassait la suavité de tous les parfums. Tout ce que l'amour peut rêver, tout ce que l'imagination de deux esprits puissants peut ajouter à ses transports, fut réalisé dans l'ivresse et dans la nouveauté d'un bonheur inconnu68.

Note 68: (retour) Les passages dont je rends ici la pensée, ont été cités partout. Je n'en rapporte que deux comme pièces il l'appui: «Quoque minus suspicionis habermus, verbera quandoque dabat amor.... quae omnium unguentorum suavitatem transcenderent.... si quid insolilum amer excogitare potuit, est additum.»—(Ab. Op., ep. I, p. 11.)

Mais cependant, qu'était devenu l'enseignement des écoles? le maître Pierre ennuyé, dégoûté, n'y paraissait plus qu'à regret. A peine lui restait-il quelques heures de jour pour les donner à l'étude. Quant à ses leçons, il les faisait avec négligence et froideur; il répétait d'anciennes idées, et ne parlait plus d'inspiration. Devenu un simple récitateur, il n'inventait plus rien, ou s'il inventait quelque chose, c'étaient des vers et des vers d'amour. Il paraît qu'il en composa beaucoup en langue vulgaire, ou, comme on disait alors, barbare69; ces chansons étaient vraisemblablement dans le goût des trouvères, dont il fut un des premiers en date, ou, si l'on veut, le prédécesseur. À tous ses talents, à toutes les initiatives de son esprit, il faudrait donc ajouter celle de la poésie nationale. Chose plus singulière! il laissait ses chansons d'amour se répandre au dehors et courir la ville et le pays; longtemps après cette époque, elles se retrouvaient encore dans la bouche de ceux dont la situation ressemblait à la sienne70. Car il devint de bonne heure le patron des amoureux, et il avait «du talent pour les vaudevilles,» dit un bénédictin qui a écrit sa biographie71. Ainsi l'aventure qui aurait dû rester le touchant mystère de toute sa vie devint un bruit public et passa de son aveu et par degrés à cet état de roman populaire qu'elle a conservé jusqu'à nos jours. Il y avait dans cet homme quelque chose de l'insolence de ces natures faites pour le commandement et la royauté. Il posait sans voile devant la foule; il semblait penser que tout ce qui l'intéressait devenait digne de l'attention générale, que ses actions surpassaient le jugement commun et que tout en lui devait être donné comme en spectacle au monde.

Note 69: (retour) Barbarice. (Ab. Op., part. II, Exp. symb., p. 369.)
Note 70: (retour) «Abélard serait donc le premier des trouvères,» dit M. Ampère. (Hist. de la format. de la lang. franç., préf., p. XX.) Cependant M. Leroux de Lincy, qui a publié un Recueil des chants historiques français, depuis le XIIe jusqu'au XVIIIe siècle (2 vol. in-12, Paris, 1841, 1842), conjecture que les chansons d'Abélard étaient en latin; et c'est aussi l'opinion de M. Edélestand Dumeril (Journ. des sav. de Normand., 2e liv., p. 129). Cependant Héloïse dit qu'on la chantait sur les places publiques; peut-être aussi que, suivant le goût du temps, les vers latins et les vers romans étaient mêlés. On a annoncé, il y a quelques années, que ces chansons venaient d'être retrouvées au Vatican; et la Biographie anglaise le répétait en 1842. On aura voulu parler des complaintes latines bibliques que M. Greith a publiées (Spicilegium Vaticanum, Frauenfeld, 1838), et ce ne sont ni des chansons d'amour ni des chansons populaires. On pouvait espérer, en ce genre, quelque découverte curieuse des manuscrits mentionnés aux articles 87, 88, 89 et 90 du catalogue de M. Greith sous ces titres: Cantilenae lingua gallica antiqua scriptae, Carmina amatoria, etc., p. 131. Mais la plupart de ces chansons françaises du Vatican ont été publiées dans le recueil d'Adelbert Keller, intitulé: Romvart, p. 245, etc., Manheim, 1844, in-8. Il n'y en a point d'Abélard. Voyez ci-après la note sur les élégies bibliques. Le Recueil des chants hist. franç., Introd. p. v, et Ab. Op., ep. I, p. 12; ep. II, p. 40 et 48.
Note 71: (retour) Dom Clément, regardé comme l'auteur de l'article Abélard, dans l'Histoire littéraire de la France, t. XII, p. 92, et t. VII, p. 50.

La désolation fut grande parmi les écoliers, lorsqu'ils s'aperçurent de la préoccupation qui leur enlevait leur maître. Ils assistaient avec tristesse à ces leçons inanimées que leur donnait encore celui dont l'âme était ailleurs. Il leur semblait l'avoir perdu, et quelques-uns ne pouvaient voir sans alarmes ce que tous voyaient avec douleur. Il est impossible que les ennemis secrets d'Abélard n'en ressentissent pas une joie égale; mais ils ne la montraient pas, et telle était alors sa puissance ou la liberté des moeurs, qu'il ne paraît pas que le bruit de son aventure lui ait beaucoup nui dans les premiers temps, ni qu'on ait songé à la tourner contre lui. Il était clerc, nous savons qu'il portait le titre de chanoine; on a même cru, bien que sans preuve, qu'il était déjà prêtre72. Mais dans le relâchement et la rudesse du moyen âge, le dérèglement ne faisait un tort sérieux qu'au jour où il devenait l'occasion de quelque violence. Or ici rien de semblable; l'aventure était publique; on en parlait, on la chantait dans Paris. Nul ne l'ignorait, hormis, bien entendu, le plus intéressé à la savoir. Dans ses illusions d'affection, de respect et de vanité, Fulbert ne se doutait de rien, et plusieurs mois se passèrent avant qu'il fût averti; il repoussa même les premiers avis; mais enfin il conçut des soupçons, et il sépara les deux amants.

Note 72: (retour) Il est certain qu'il le fut plus tard. Une fois abbé, il disait la messe. (Ab. Op., part. I, ep. i et iv, part. II, ep. xxiii, p. 39, 54 et 341.) Mais à l'époque que nous racontons on ne voit que ces mots clericus, canonicus, et nous ne croyons pas qu'il fût encore dans les ordres. Aucun historien ne s'explique sur ce point. Un auteur ecclésiastique ne représente Abélard que comme bénéficier, ce qui l'engageait à de certains voeux, non pas, il est vrai, irrévocables. Dans ses objections contre le mariage, Héloïse l'attaque comme contraire à la dignité d'un clerc, à sa fortune à venir, dans l'Église, mais non à des engagements formels. Bayle en conclut que le célibat n'était pas alors une obligation stricte pour les prêtres, mais un devoir de perfection. D. Gervaise en induit an contraire, quoiqu'avec peu d'assurance, qu'Abélard était encore libre, le concile de Reims venant de renouveler les canons d'un concile tenu à Londres en 1102 contre les prêtres, diacres et sous-diacres qui se marieraient. Mais le concile de Reims (1119) n'avait pas encore eu lieu, et ses défenses prouvent que la règle du célibat des prêtres n'était pas aussi solennellement consacrée et suivie qu'elle l'a été depuis. Nous voyons d'ailleurs, dans un des ouvrages d'Abélard, qu'il pensait qu'un prêtre pouvait être marié une fois, pourvu qu'il n'eût pas fait de voeu contraire. Il n'y a pas impossibilité de soutenir l'opinion de Bayle; mais celle de D. Gervaise a pour elle les meilleures apparences. (Ab. Op., ep. i, p. 16.—P. Ab. Epitom. theol., c. xxxi, p. 90. Rheinwald édit. Berlin, 1835.—Bayle, Dict. crit., art. Heloïse. —D. Gervaise, Vie d'Abeil., t. I, p. 74.—Hist. de saint Bernard, par M. l'abbé Ratisbonne, t. II, p. 36.)

La honte et la douleur, mais la douleur plus que la honte, les accablaient à ce fatal moment. Tous deux rougissaient, gémissaient, pleuraient; mais aucun ne se plaignait pour lui-même. Abélard n'avait d'autre repentir que de voir Héloïse affligée, et dans le chagrin de son amant elle mettait tout son désespoir. On les séparait, mais leurs coeurs restaient unis. La contrainte ne faisait qu'allumer en eux de nouveaux désirs; puisque la honte avait éclaté, il n'y en avait plus; ils se faisaient comme un devoir de leur amour. Ils continuèrent donc à se voir secrètement. Un jour, ils furent surpris, et le classique Abélard dit qu'il leur arriva ce qu'une fable poétique raconte de Vénus et de Mars73.

Note 73: (retour) Ep. i, p. 13.

Peu après, Héloïse s'aperçut qu'elle était grosse, et avec l'exaltation de la joie, elle l'écrivit à son maître, le consultant sur ce qu'il y avait à faire. Une nuit, en l'absence de l'oncle, il entra furtivement dans la maison, et comme ils en étaient convenus, il emmena Héloïse et la conduisit incontinent dans sa patrie. Là, il l'établit chez sa soeur, où elle demeura jusqu'à ce qu'elle mît au monde un fils qui reçut d'elle le nom de Pierre Astrolabe74.

Note 74: (retour) Astrolabius ou Astralabius dans les lettres d'Abélard et d'Héloïse, Petrus Astralabius dans le nécrologe du Paraclet. Je ne sais pourquoi plusieurs historiens veulent que ce nom signifie Astre brillant. On appelait alors astrolabe la sphère plane à l'aide de laquelle on démontrait le système de Ptolemée. (Ab. Op., ep. i, p. 13; part. II, ep. xxiv et xxv, p. 343 et 345; Not., p. 1149.—Pezji Thes. anecdot. noviss., t. III, part. II, p. 95 et 110.)

Non loin du Pallet, au confluent de la Moine et de la Sèvre nantaise, s'élèvent les majestueuses ruines du château de Clisson75. Elles dominent encore le cours limpide et charmant de ces deux rivières, et les grandes masses de rochers et de verdure qui en couvrent les bords escarpés. On peut croire que ces sites admirables qui, dit-on, inspirèrent au Poussin ses plus fameux paysages, furent alors visités par l'inquiète Héloïse. Lorsque son amant l'eut rejointe, tous deux errèrent sans doute plus d'une fois dans ces lieux encore sauvages, mais où la nature étalait toute sa fraîcheur et toute sa beauté. Du moins montre-t-on dans la garenne de Clisson une grotte de rochers granitiques qui porte le nom d'Héloïse. On dit que là se retiraient souvent les deux amants, durant leur séjour en Bretagne. Mais rien n'appuie cette tradition, si ce n'est peut-être la secrète harmonie qui unit les beautés de la nature, les solitudes mystérieuses et les émotions de l'amour.

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