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Abélard, Tome I

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Inter pocula quaerunt

Pontifices saturi quid dia poemata narrent308.

Note 308: (retour) Pers. sat. I, v. 27-28. L'auteur latin dit Romulidae et non pontifices.

Puis, quand arrive jusqu'à eux le son de quelque passage subtil et divin, auquel les oreilles pontificales ne sont pas habituées, l'auditoire se dégrise dans son coeur; ce ne sont plus que grincements de dents contre Pierre, et ces juges aux yeux de taupe pour voir clair en philosophie, s'écrient:—Quoi! nous laisserions vivre un pareil monstre!—et, remuant la tête comme des juifs:—Ah! disent-ils, voilà celui qui renverse le temple de Dieu.—(Math, XXVI, 40.) Ainsi des aveugles jugent les paroles de lumière; ainsi des hommes ivres condamnent un homme sobre. Ainsi de vrais pots pleins de vin prononcent contre l'organe de la Trinité.... Ils avaient rempli, ces premiers philosophes du monde, le tonneau de leur gosier, et la chaleur du breuvage leur était montée au cerveau, de sorte que tous les yeux se fermaient noyés dans un sommeil léthargique. Cependant le lecteur crie, l'auditeur dort. L'un s'appuie sur son coude pour mieux sommeiller; l'autre, sur un coussin bien mou, cherche à fermer ses paupières; un troisième penche sa tête sur ses genoux. Aussi, quand le lecteur trouvait quelque épine dans le champ, il criait aux sourdes oreilles des pères: Vous condamnez? Alors, quelques-uns à peine éveillés à la dernière syllabe, d'une voix somnolente, la tête pendante, disaient: Nous condamnons.—Amnons, disaient d'autres qui, éveillés à leur tour par le bruit que les premiers faisaient en jugeant, décapitaient le mot309.... Ainsi les soldats endormis rendent témoignage que, pendant leur sommeil, les apôtres sont venus et ont emporté le corps. (Math. XXVIII, 43.) Ainsi, celui qui avait veillé le jour et la nuit dans la loi du Seigneur est condamné par des prêtres de Bacchus. C'est le malade qui traite le médecin; c'est le naufragé qui accuse celui qui est sur le rivage; le criminel qu'on va pendre accuse l'innocent. Que faire, ô mon âme? A qui recourir? As-tu oublié les préceptes des rhéteurs, et maîtrisée par la douleur, gagnée par les larmes, perds-tu le fil de ton discours? Crois-tu que le Fils de l'homme, quand il viendra, trouvera la foi sur la terre? Les renards ont leurs terriers, les oiseaux du ciel ont leurs nids; mais Pierre n'a pas où reposer sa tête....

Note 309: (retour) Il y a ici un jeu de mots impossible à traduire. Damnatis, dit le promoteur. Damnamus, disent les pères. Namus, répondent les plus endormis. Namus, nous nageons, ce mot fait allusion à l'ivresse, et Bérenger ajoute: «Votre natation est une tempête, une submersion.» (P. 305.)

«En voyant agir de la sorte, en écoutant les arrêts de pareils juges, on se console avec ces mots de l'Évangile: Les pontifes et les pharisiens se sont réunis, et ils ont dit: Que faisons-nous? Cet homme dit des choses merveilleuses. Si nous le laissons aller, tout le monde croira en lui. (Jean, XI, 47.)

«Mais un des pères, nommé l'abbé Bernard, étant comme le pontife de ce concile, prophétisa en disant: Il nous convient qu'un seul homme soit exterminé par le peuple et que toute la nation ne périsse pas310. C'est de ce moment qu'ils ont résolu de le condamner, répétant ces paroles de Salomon: Tendons des embûches au juste (Prov. I, 11), enlevons-lui la grâce des lèvres et trouvons le mot qui perdra le juste.—Vous l'avez fait en faisant ce que vous avez fait, vous avez dardé contre Abélard les langues de la vipère. Renversés par l'ivresse, vous l'avez renversé, et vous avez absorbé le vin, comme celui qui dévore le pauvre en secret (Habac. III, 14). Et pendant ce temps, Pierre priait: Seigneur, disait-il, délivrez mon âme des lèvres iniques et de la langue perfide. (Ps. CXIX, 2.)

Note 310: (retour) Jean, XI, 50. Bérenger dit: Exterminetur a populo, ce qui veut dire soit exterminé par le peuple ou proscrit du sein du peuple. Il y a dans la Vulgate: Moriatur pro populo, ce qui est conforme au texte grec.

«Au milieu de tant de pièges, Abélard se réfugie dans l'asile du jugement de Rome.—Je suis, dit-il, un enfant de l'Église romaine. Je veux que ma cause soit jugée comme celle de l'impie; j'en appelle à César.—Mais Bernard, l'abbé, sur le bras duquel se reposait la multitude des pères, ne dit pas comme le gouverneur qui tenait saint Paul dans les fers: Tu en as appelé à César, tu iras à César311; mais tu en as appelé à César, tu n'iras pas à César. Il informe en effet le siège apostolique de tout ce qu'ils ont fait, et aussitôt un jugement de condamnation de la cour de Rome court dans toute l'Église gallicane. Ainsi est condamnée cette bouche, temple de la raison, trompette de la foi, asile de la Trinité. Il est condamné, ô douleur, absent, non entendu, non convaincu. Que dirai-je, que ne dirai-je pas, Bernard?....

Note 311: (retour) «Caesarem appello.—Caesarem appellasti; ad Caesarem ibis.» (Act. XXV, 11 et 12.)

«Malgré tout ce que la fureur intestine des haines conjurées, tout ce qu'un orage de passions implacables et insensées pouvait lancer contre Pierre, tout ce que pouvait comploter l'envie et l'iniquité, la froide clairvoyance de la censure apostolique ne devrait jamais se laisser endormir. Mais il dévie facilement de la justice, celui qui dans une cause craint l'homme plus que Dieu. Elle est vraie, cette parole d'une bouche prophétique: Toute tête est languissante.... De la plante des pieds jusques au col, rien n'est sain en lui312.

Note 312: (retour) Isaï., l. 5 et 6.—Le texte dit de la plante des pieds jusqu'au sommet de la tête, usque ad verticem. C'est peut-être par erreur que la citation de Bérenger porte cervicem.

«Il voulait, disent les fauteurs de l'abbé, corriger Pierre. Homme de bien, si tu projetais de rappeler Pierre à la pureté d'une foi intacte, pourquoi, en présence du peuple, lui imprimais-tu le caractère du blasphème éternel? Et si tu cherchais à enlever à Pierre l'amour du peuple, comment t'apprêtais-tu à le corriger? De l'ensemble de tes actions, il ressort que ce qui t'a enflammé contre Pierre n'est pas l'envie de le corriger, mais le désir d'une vengeance personnelle. C'est une belle parole que celle du prophète: Le juste me corrigera en miséricorde. (Ps. CXL, 5.) Où manque en effet la miséricorde, n'est pas la correction du juste, mais la barbarie brutale du tyran.

«Et sa lettre au pape Innocent atteste encore les ressentiments de son âme: Il ne doit pas trouver un refuge auprès du siége de Pierre, celui qui attaque la foi de Pierre313! Tout beau, tout beau, vaillant guerrier; il ne sied pas à un moine de combattre de la sorte. Crois-en Salomon: Ne soyez pas trop juste de peur de tomber dans la stupidité314. Non, il n'attaque pas la foi de Pierre celui qui affirme la foi de Pierre: il doit donc trouver un refuge auprès du siége de Pierre. Souffre, je te prie, qu'Abélard soit chrétien avec toi. Et si tu veux, il sera catholique avec toi; et si tu ne le veux pas, il sera catholique encore; car Dieu est à tous et n'appartient à personne315

Note 313: (retour) S. Bern., ep. CLXXXIX.
Note 314: (retour) Eccl., VII. 17.—Il y a dans le texte: «Noli esse justus multum, neque plus sapias quam necesse est, ne obstupescas.» Bérenger dit: «Noli nimium esse justus, ne forte obstupescas.»
Note 315: (retour) Ab. Op., pars II, ep. XVII, p. 303-308.

Après ces belles paroles, Bérenger recherche si en effet Abélard n'est pas chrétien. Il donne alors le texte de la confession de foi adressée à Héloïse, et sur cette déclaration, il demande s'il est juste et charitable de fermer à celui qui professe la croyance de l'Église tout accès vers le chef de l'Église. Abélard peut s'être trompé, mais il n'a point dit tout ce qu'on lui fait dire, ou il l'a dit dans un autre sens; un second ouvrage eût corrigé ou bien éclairci le premier; il fallait attendre ses explications. Enfin s'il reste des erreurs, et Berenger ne le conteste pas, où n'y a-t-il point d'erreurs? il y en a dans saint Bernard lui-même. Son traité sur le Cantique des Cantiques contient une hérésie sur l'origine de l'âme316. Il y a des fautes dans saint Hilaire, dans saint Jérôme, et saint Augustin a publié le livre de ses rétractations. Comment donc a-t-on pu avec tant d'acharnement travailler à fermer au maître Pierre les portes de la clémence apostolique?

Note 316: (retour) Les erreurs que Berenger signale dans saint Bernard, sont peu graves ou peu prouvées. Ainsi on lit dans son vingt-septième sermon sur le Cantique des Cantiques, que l'âme vient du ciel, et Berenger en conclut que saint Bernard est tombé dans l'erreur d'Origène qui attribuait aux âmes une existence antérieure à cette vie. L'induction nous paraît forcée. (S. Bern. Op., vol. I, t. IV, serm. XXVII, 6; Not., p. CXIII.—Hist. litt., t. XII, p. 257.)

Telle est l'argumentation ici parfaitement juste par laquelle Berenger termine son pamphlet théologique, en prenant l'engagement de discuter dans un autre écrit le fond même des questions. Mais cet engagement, il ne le tint pas. On vient de voir qu'en écrivant, il savait déjà que la cour de Rome avait prononcé, et que toute espérance était perdue. Du côté de saint Bernard, une dissertation, empreinte d'une verve qui va jusqu'à la violence, avait été lancée contre l'apologie, non de Berenger, mais d'Abélard317. L'auteur inconnu, mais qui était un abbé de moines noirs, dédie son ouvrage à l'archevêque de Rouen qui parait être son supérieur ecclésiastique, raconte qu'il a été lié avec Abélard par la plus étroite familiarité, et prend avec la dernière vivacité la défense de saint Bernard contre une apologie qu'il traite de calomnieuse. C'est celle que nous n'avons plus. Il accuse Abélard d'être conduit par les furies et d'avoir comparé saint Bernard à Satan, transformé en ange de lumière. Si la citation est exacte, l'accusé n'eût fait que rendre à l'accusateur ce qu'il lui avait prêté318.

Note 317: (retour) Nous avons déjà parlé de cette dissertation d'un abbé anonyme. Plusieurs auteurs, Duchesne entre autres, l'ont confondue avec celle de Guillaume de Saint-Thierry, ou la lui ont attribuée par surérogation; erreur manifeste que Tissier et Mabillon ont relevée. Point d'évidente raison non plus pour donner cet ouvrage à Geoffroi, l'auteur de la Vie de saint Bernard. Un moine de Cîteaux, nommé aussi Geoffroi, l'attribue bien à un abbé de moines noirs, et Geoffroi le biographe devint en effet abbé de Clairvaux (ou des moines noirs de Cîteaux); il fut le troisième successeur de saint Bernard; mais il n'était point abbé à l'époque où l'ouvrage paraît avoir été écrit, et surtout il ne dépendait pas de l'archevêque de Rouen. L'ouvrage, au reste, a été inséré dans la Bibliothèque de Cîteaux. (Disputat. anonym. abbat. adv. dogm. P. Abael., Bibl. cist., t. IV, p. 238.—S. Bern. Op., admon. in opusc. XI, vol. 1, t. II, p. 636.—Thes. nov. anecd. observ. proev. in Ab. Theol., t. V, p. 1148.—Ex epist. Gaufr. mon. clarev., Rec. des Hist., t. XIV, p. 331.—Ab. Op.; Not., p. 1193.)
Note 318: (retour) Voyez ci-dessus et S. Bern. ep. CCCXXX.

Mais ces violences de langage, toujours blâmables, étaient de plus imprudentes. Le clergé orthodoxe prenait de jour en jour le dessus. Berenger, esprit vif et caustique, s'était fait encore d'autres affaires, en attaquant les chartreux qui, dit-on, avaient pris parti contre lui319. Il se vit bientôt obligé de quitter le pays et de songer à sa sûreté; puis du fond de la retraite où il s'était caché, il écrivit à Guillaume, évêque de Mende, une lettre où il s'excuse, en laissant échapper encore quelques épigrammes contre saint Bernard. Il déclare qu'il se rend sur les questions générales du dogme, qu'il n'a pas fait suivre son premier ouvrage d'un second, et qu'il a renoncé à s'ériger en patron des articles reprochés à Pierre Abélard, puisque, encore qu'ils soient bons pour le sens, ils ne le sont pas pour le son320. «Quant à l'apologie que j'ai publiée, je la condamnerai, dit-il, en ce sens, que si j'ai dit quelque chose contre la personne de l'homme de Dieu, j'entends que le lecteur le prenne en plaisanterie, et non au Sérieux.»

Note 319: (retour) Ab. Op., pars II, ep. XIX, p. 325.
Note 320: (retour) «Quia, etsi sanum saperent, non sane sonabant.» (Ab. Op., pars II, ep. XVIII, p. 822.)

C'est que le jugement du pape, qui d'abord n'avait que transpiré, fut bientôt officiellement connu, et mit fin à cette grande controverse, qui devait renaître un jour sous les auspices d'hommes nouveaux. Saint Bernard avait triomphé; l'oeuvre était consommée. On ignore si la cour de Rome hésita, si elle fut quelque temps combattue entre les deux partis; mais l'acquittement d'Abélard était la condamnation du clergé de France et l'immolation dans l'Église de ce qu'on pourrait appeler le parti gouvernemental au parti libéral. Un tel acte ne pouvait être qu'une dangereuse inconséquence, à moins qu'il ne fût le début et le signal d'un système nouveau, et ne figurât dans un vaste ensemble de mesures de réforme ou tout au moins de conciliation. Or cette politique n'était pas dans les idées du siècle, peut-être même eût-elle devancé de trop d'années la nécessité qui plus tard a pu la réclamer sans l'obtenir. En tout cas, elle n'était pas à la portée de celui qui, sous le nom d'Innocent II, gouvernait l'Église, esprit médiocre et d'une commune prudence, imitateur timide de la politique illustrée, entre ses prédécesseurs, par Hildebrand, et entre ses successeurs, par Lothaire Conti. Peu de mois après le concile de Sens, un rescrit donné à Latran le 16 juillet, et adressé aux archevêques de Sens et de Reims, ainsi qu'à l'abbé de Clairvaux, condamna sur l'appel Abélard et ses doctrines321. Les termes en sont assez modérés. Après un préambule sur les droits et les devoirs du saint siége, et quelques citations d'erreurs déjà condamnées, le pape, sans se prononcer en droit touchant les opérations du concile, dit que, quant aux articles déférés par les deux archevêques, il a reconnu avec douleur, dans la pernicieuse doctrine de Pierre Abélard, d'anciennes hérésies, et qu'il se félicite qu'au moment où se raniment des dogmes pervers, Dieu ait suscité à l'Église des enfants fidèles, au saint troupeau d'illustres pasteurs, jaloux de mettre un terme aux attaques du nouvel hérétique322. En conséquence, après avoir pris le conseil de ses évêques et cardinaux, le successeur de saint Pierre condamne les articles ainsi que la doctrine générale de Pierre et son auteur avec elle, et impose à Pierre, comme hérétique (tanquam haeretico), un perpétuel silence. Il estime en outre que tous les sectateurs et défenseurs de son erreur devront être séquestrés du commerce des fidèles et enchaînés dans les liens de l'excommunication. On ajoute que le pape ordonna de livrer aux flammes les livres d'Abélard, et que lui-même les fit brûler à Rome323.

Note 321: (retour) S. Bern. Op., ep. CXCIV; Innocentius episc. venerabilibus fratribus.—Ab. Op., pars II, ep. XVI, p. 301.
Note 322: (retour) «Qui novi haeretici calomniis studeant obviare.» (Id., ibid.)
Note 323: (retour) Gaufrid., In Vit. S. Bern.—S. Bern. Op., vol. 1, p. 636.

Telle était la lettre immédiatement ostensible. Une lettre plus courte, portant la même suscription, et donnée le lendemain de la précédente, contenait le commandement que voici:

«Par les présents écrits, nous mandons à votre fraternité de faire enfermer séparément dans les maisons religieuses qui vous paraîtront le plus convenables, Pierre Abélard et Arnauld de Bresce, fabricateurs de dogmes pervers et agresseurs de la foi catholique, et de faire brûler les livres de leur erreur partout où ils seront trouvés. Donné à Latran, 18ième jour des calendes d'août.»

Et à cette lettre était annexé cet ordre:

«Ne montrez ces écrits à qui que ce soit, jusqu'à ce que la lettre même (sans doute le rescrit principal) ait été, dans le colloque de Paris qui est très-prochain, communiquée aux archevêques324

Note 324: (retour) Cet ordre est du 14 juillet. On ignore quel était le but de ce colloque (conférence ou délibération) qui devait se tenir à Paris et où devaient assister des archevêques, je n'en ai vu trace ni dans la Gallia Christiana, ni dans l'Histoire de l'Église de Paris du P. Gérard Dubois. (S. Bern. Op., ep. CXCIV et not. in ep. CLXXXVII et seqq., p. lxvi.—Ab. Op., pars II, ep. XV et XVI, p. 299 et 301.—Fleury, Hist. Eccl., t. XIV, l. LXVII, p. 556.)

Le secret prescrit fut gardé quelque temps. Abélard paraît n'avoir ni su ni soupçonné de bonne heure ce fatal dénoûment. En faisant son appel, il avait entendu se retirer par devers la Cour de Rome, pour y plaider sa cause. Il ne pouvait s'imaginer qu'on l'y jugerait sans l'entendre, et que cette iniquité, presque sans exemple de la part de l'Église suprême, serait consommée contre lui. Il faut remarquer en effet, qu'à aucune époque de la procédure, soit en France, soit en Italie, il n'a été admis à dire s'il reconnaissait les ouvrages à lui attribués, s'il avouait, désavouait, rétractait, modifiait ou interprétait les articles qu'on prétendait en avoir extraits, ni enfin à s'expliquer sur ses dogmes et ses intentions; la preuve n'a donc jamais été faite qu'il fût coupable de malice, orgueil, opiniâtreté, conditions indispensables de l'hérésie; car l'hérésie est un crime et non pas une erreur. On conçoit donc jusqu'à un certain point sa sécurité. Cependant, comme il n'attendait plus rien de la France, il résolut d'aller à Rome, afin de s'y défendre s'il était encore simple accusé, de se justifier s'il était condamné déjà. Triste et souffrant, il partit pour Lyon, en faisant route par la Bourgogne. L'âge et les infirmités ralentissaient sa marche; il séjournait dans les monastères qu'il rencontrait sur son chemin. Une fois, surpris, dit-on, par la nuit, il fut forcé de s'arrêter à Cluni.

La maison de Cluni, située non loin de Mâcon, était une ancienne abbaye de l'ordre de Saint-Benoît, fondée au commencement du Xe siècle par Bernon, abbé de Gigny, et richement dotée par Guillaume Ier, duc d'Aquitaine et comte d'Auvergne. Elle avait précédé Cîteaux et par conséquent Clairvaux, qui n'était qu'une colonie de cette dernière maison, et, comme on disait dans le cloître, la troisième fille de Cîteaux325.

Note 325: (retour) Cluni et Cîteaux, tous deux de l'ordre de Saint-Benoît, étaient cependant des chefs d'ordre. Les quatre démembrements de Cîteaux, appelés ses quatre filles, étaient les abbayes de La Ferté, de Pontigni, de Clairvaux et de Morimond. La robe de Cluni était noire, celle de Cîteaux blanche, excepté quand les moines sortaient de la maison. Cette différence dans la couleur du froc joue un grand rôle dans las démêlés des clunistes et des cisterciens. (Hist. des ordres monastiques, par le P. Heliot, t. V, c. xviii et xxxii.)

Cluni était ce qu'on appelle un chef d'ordre et un des monastères les plus renommés de la Gaule pour sa richesse et sa dignité. On vantait la magnificence de son église, de ses bâtiments, de sa bibliothèque; et l'hospitalité y était exercée avec grandeur. Un esprit de paix et d'indulgence, le goût des lettres et des arts même régnaient dans cette maison où les biens du monde n'étaient point dédaignés et que des religieux austères accusaient de relâchement. Les vives animosités qui éclataient souvent entre les divers ordres, comme entre les couvents du même ordre, avaient, pendant un temps, animé Cîteaux contre Cluni. Cîteaux, chef d'ordre comme Cluni, et à sa suite Clairvaux, plus ardent, plus rigoureux, plus pauvre, avait attaqué tout à la fois la richesse, l'influence, et l'esprit large et tolérant d'une abbaye où le temps avait amené quelques modifications à la règle primitive de Saint-Benoît. Naturellement, Cluni répondait en accusant Cîteaux de pharisaïsme. Bernard, avec sa ferveur inflexible, n'avait pas manqué, près de quinze ans auparavant, de prendre parti pour Cîteaux, d'où il était sorti, et tout en lui reprochant les exagérations malveillantes d'un zèle outré, il avait censuré les nouveautés et les concessions de Cluni, et dénoncé la mollesse sous le nom de modération, la complaisance sous celui de charité326.

Note 326: (retour) Voyez l'ouvrage que saint Bernard, à la demande de Guillaume de Saint-Thierry, composa sous le nom d'Apologia et où il attaque encore plus Cluni qu'il ne le défend, tout en blâmant Cîteaux. (S. Bern. Op., vol. 1, t. II, opusc. V.)

Quoique ces accusations, motivées surtout par quelques habitudes de luxe inséparables d'une grande opulence, et par les désordres ambitieux d'un abbé, Pons de Melgueil, mort à Rome excommunié, n'eussent jamais atteint son successeur, Pierre, fils de Maurice, de la grande famille des seigneurs de Montboissier en Auvergne, celui à qui ses vertus et sa longue vie ont attiré le nom de Pierre le Vénérable; il lui fallut prendre la plume pour défendre son ordre et répondre, au moins indirectement, à saint Bernard327. Il donna une réfutation remarquable de toutes les critiques des cisterciens, ce qui était réfuter celles que s'appropriait saint Bernard, quoiqu'il ne le nommât pas328. Mais c'est l'esprit même de saint Bernard que semble combattre dans son style calme, mesuré, enjoué même, l'esprit juste et serein de Pierre le Vénérable. En 1132, une exemption en matière de dîme accordée par le pape aux moines de Cîteaux, obligea l'abbé de Cluni à réclamer, et suscita une controverse nouvelle entre l'abbé de Clairvaux et lui329. Enfin, six ans après, l'élection d'un cluniste à l'évêché de Langres, faite contre le gré du premier, l'entraîna à des plaintes amères où son noble émule ne fut pas épargné auprès du roi ni du pape. Pierre lui répondit avec une mesure et une supériorité reconnues des admirateurs mêmes de saint Bernard; et quand enfin, résumant tous leurs différends du ton de la modération et de l'amitié, il voulut les mettre au néant, il lui écrivit une grande lettre toute pleine d'autorité et de douceur où nous lisons cette belle parole trop peu comprise des moines de tous les temps: «La règle de saint Benoît est subordonnée à la règle de la charité330

Note 327: (retour) Pierre le Vénérable, «Venerabilis cognomine, quod ipsi haesit, sua aetate donatus» (Rec. des Hist., t. XV, ep. Pet. Clun. abb., Monit., p. 625); «Cognomento venerabilis ob eximiam divinarum et humanarum scientiarum cognitionem cum insigni vitae prebliate conjunctam» (Gall., Christ., t. VI, p. 1117), ne fut point canonisé selon les formes. Mais les bénédictins n'ont pas manqué de l'inscrire dans leur martyrologe; et dans la bibliothèque de Cluni, son nom est précédé de l'S. (Bibl. Cluniac. vit. S. Pet. vener., p. 553.) Les auteurs de l'Histoire littéraire le regardent également comme un saint en France. (Hist. litt., t. XIII suppl., p. 431.)
Note 328: (retour) Fleury n'hésite pas à considérer l'apologie de Cluni adressée par Pierre à Bernard comme une réponse à l'ouvrage du dernier, et c'est aussi l'opinion de Neander. Les auteurs de l'Histoire littéraire mettent un grand soin à prouver qu'il n'en est rien et que Pierre ne répond qu'aux cisterciens en général. Il est certain que la réfutation n'est ni directe, ni expresse, mais l'opposition entre les deux hommes est flagrante. (Cf. Bibl. cluniac., l. I, ep. XXVIII—Hist. litt., t. XIII, p. 199, t. Xlll supp., p. 266 et 438.— Hist. Eccl., l. LXVII, n° 43.—Saint Bernard et son siècle, l. II.)
Note 329: (retour) S. Bern. Op., vol. 1, not. in ep. CCXXVIII.—Bibl, Clun., Petr. Ven. epist., l. I, ep. XXXIII-XXXVI.
Note 330: (retour) «Regula illa illius sancti patris ex illa sublimi et generali caritalis regula pendet.» (Bib. Clun., Petr. epist., l. IV, ep. XVII, l. I, ep. XXIX.—S. Bern. Op., ep. CLXIV à CLXX, ep. CCXXIX.)

La bienveillance, l'estime, l'amitié même parurent assez constamment unir ces deux hommes si différemment chrétiens. Ils se louèrent beaucoup l'un l'autre, et je ne sais s'ils s'en tendirent jamais. L'abbé Pierre, par ses vertus calmes, sa piété simple, la culture et la distinction de son esprit, était universellement respecté dans l'Église. Il ne manquait pas pour lui-même de la sévérité nécessaire à la profession monastique, et sa réforme de son ordre, décrétée en 1132, dans un chapitre général où assistèrent douze cent douze frères et deux cents prieurs, l'a bien prouvé. Mais une charité tendre et éclairée l'inspirait, et son esprit aimable autant qu'étendu, lui faisait admettre et comprendre ce qui échappait au génie étroit de l'abbé de Clairvaux. Les lettres de Pierre sont admirables par l'onction dans la raison. Tout, jusqu'à cette intelligence des choses mondaines dans une juste mesure, jusqu'à cette habile alliance d'une vie simple et pure avec l'emploi des richesses du siècle, des trésors des arts, des moyens d'influence temporels, rappelle involontairement, dans sa magnificence, sa grâce et sa sainteté, l'immortel archevêque de Cambrai. Ce n'est faire tort ni à Pierre ni à Bernard que de dire qu'il y eut en eux et même entre eux quelque chose qui fait penser à Fénelon et à Bossuet. «Vous remplissez les devoirs «pénibles et difficiles, qui sont de jeûner, de «veiller, de souffrir,» écrivait un jour Pierre à Bernard, «et vous ne pouvez supporter le devoir facile «qui est d'aimer331

Note 331: (retour) «Quae gravia sunt faciunt; quae levia facere nolunt.... Servas, quicumque talis es, gravia Christi mandata, cum jejunas, cum vigilas, cum fatigaris, cum laboras; et non vis levia ferre, ut diligas.» (Bibl. Clun., 1. VI, ep. IV, p. 897. Cette lettre a été mise à la date de 1149.) Saint Bernard était fort supérieur à Bossuet en énergie et en puissance de caractère; mais la nature de Bossuet était meilleure, plus équitable et plus douce.

Tel était l'homme que la Providence mît sur la route d'Abélard fugitif. Ce n'était ni comme lui un docteur audacieux, ni comme son rival un moine dominateur; mais un prélat lettré et doux, pieux et libéral, qui aimait la paix et qui savait l'établir et la conserver. Il accueillit Abélard avec un mélange de compassion et de respect, et la triste victime de tant de haineuses passions, y compris les siennes, rencontra enfin ce qu'il n'avait guère trouvé sur l'âpre chemin de sa vie, la bonté.

S'étant reposé quelques jours à Cluni, il confia ses projets à l'abbé Pierre. Il se regardait comme l'objet d'une injuste persécution, et protestait avec horreur contre le nom d'hérétique. Il raconta qu'il avait fait appel au saint-siége, et qu'il allait se réfugier au pied du trône pontifical. On en a conclu qu'il ne savait pas encore, du moins avec certitude, que son arrêt était rendu. Pierre le Vénérable approuva son dessein, lui dit que Rome était le refuge du peuple des chrétiens, qu'il devait compter sur une suprême justice qui n'avait jamais failli à personne, et par delà la justice, sur la miséricorde. Dans ces circonstances, Raynard, abbé de Cîteaux, vint à Cluni. On a supposé qu'il y était envoyé par l'abbé de Clairvaux, qui, dépositaire des ordres du pape, hésitait à les exécuter avec éclat, ou redoutait le voyage d'Abélard à Rome. Quoi qu'il en soit, l'abbé de Cîteaux parla de réconciliation, et Pierre entra vivement dans cette nouvelle idée. Tous deux pressèrent Abélard. Mieux instruit peut-être de sa vraie situation, ou peut-être usé par l'âge, brisé par la maladie, découragé par l'expérience, il parut se laisser fléchir. Jamais il n'avait pensé à se placer en dehors de l'Église, et le schisme de sa situation lui était réellement insupportable. Dans une telle disposition d'esprit, il dut être touché de cet aspect de charité paisible et de sainte indifférence que présentaient le vénérable abbé et l'intérieur de sa maison. Jamais la piété n'avait abandonné son âme; il y laissa pénétrer le calme et le détachement. A la demande de Pierre et de quelques autres religieux, il déclara, comme au reste il l'avait souvent fait, rejeter tout ce qui, dans ses paroles ou ses livres, aurait pu blesser des oreilles catholiques, et il écrivit une nouvelle apologie ou confession de foi332. Il voulut bien même suivre à Clairvaux l'abbé Raynard, dont la médiation assoupit les anciens différends, et il dit à son retour que saint Bernard et lui s'étaient revus pacifiquement333. On ne sait rien de cette entrevue. Je ne doute pas de la clémence de saint Bernard; il croyait réellement que c'était à lui de pardonner.

Note 332: (retour) Ab. Op., pars II, ep., xx, apologia seu confessio, p. 330.
Note 333: (retour) «Se pacifice convenisse revenus retulit.» (Id., Ibid., pars II, ep. xxii, p. 336.)

Si la confession de foi qui nous est restée est celle qui satisfit saint Bernard, il était bien revenu des exigences que lui inspirait naguère sa clairvoyante sévérité. Comme l'apologie pour Héloïse, la seconde déclaration d'Abélard, adressée à tous les enfants de l'Église universelle, est chrétienne; mais il n'y dément sur aucun point capital les opinions émises dans ses ouvrages. Seulement il les désavoue dans la forme absolue et outrée que leur avaient donnée ses adversaires, ou bien il répète sans commentaire ni développement, la formule orthodoxe dont on l'accuse de s'être écarté; mais il ne reconnaît pas qu'il s'en soit écarté, ni que par conséquent il l'entende désormais en un sens contraire à ses écrits. Après cette déclaration, il restait maître comme par le passé, de soutenir, s'il l'eût jugé à propos, que ses expressions, comprises suivant sa pensée, n'offraient pas le sens qu'on leur prêtait, ou demeuraient compatibles avec les termes consacrés. Après cette déclaration, il pouvait encore, au moyen de quelque interprétation, soutenir qu'il n'avait pas changé d'opinion. En un mot, il s'exprime chrétiennement, il ne se rétracte pas. Pour écrire cette apologie, il a pu céder à l'âge, à la force, à la nécessité; il a pu, chose plus louable, obéir à l'amour de la paix, au respect de l'unité, à l'intérêt commun de la foi. Mais j'oserais affirmer qu'il n'a pas sacrifié une seule de ses idées à qui que ce soit au monde. Le coeur d'Abélard pouvait ou faiblir, ou se soumettre; son esprit ne le pouvait pas.

Au reste, il continue dans son apologie à se plaindre de la malice de ses ennemis et des impostures dont il est victime334. Sur tous les points dont on l'accuse, il atteste Dieu qu'il ne se connaît aucune faute, et s'il lui en est échappé dans ses écrits ou dans ses leçons, il ne les défend point, il se déclare prêt à tout réparer, à tout corriger, n'ayant jamais eu ni arrière-pensée, ni mauvais dessein, ni opiniâtreté.

Note 334: (retour) Comme cette confession de foi accuse clairement, bien qu'indirectement, ses adversaires de mensonge, elle a été censurée assez vivement par des auteurs modernes, et confondue avec cette apologie antérieure dont j'ai déjà parlé et qui aurait été plus violente que les ouvrages même qu'elle était destinée à justifier. C'est ainsi qu'en paraît juger entre autres Tissier. (Biblioth. pat, cister., t. IV, p. 259.) Mais ce que nous savons de la première apologie ne permet pas de la confondre avec la confession de foi, et ainsi en ont jugé d'excellents critiques. Si celle-ci a été écrite à Cluni, elle n'atteste pas une réconciliation profondément sincère avec saint Bernard. (Cf. Hist. litt., t. XII, p. 129 et 134.) Thomasius a établi d'une manière assez spécieuse qu'Abélard n'avait jamais au fond abandonné ses opinions et qu'aidé par Pierre de Cluni, qui tenait à honneur de le garder dans son couvent, il avait donné à saint Bernard des satisfactions apparentes. (P. Ab. Vit., chap. 70 et seqq.)

Puis, s'expliquant directement ou indirectement sur dix-sept articles relevés dès l'origine dans ses écrits, il n'en laisse pas un seul, sans se laver, au moins dans les termes, de toute trace d'hérésie: «Et quant à ce qu'ajoute notre ami,» dit-il (et c'est ce mot qui semble indiquer qu'il écrivit sa déclaration au moment de sa réconciliation), «que ces articles ont été trouvés, partie dans la Théologie du maître Pierre, partie dans le Livre des Sentences du même, partie dans celui qui est intitulé: Connais-toi toi-même, je n'ai pas lu cela sans grand étonnement, aucun ouvrage de moine se pouvant trouver qui eût pour titre: Livre des Sentences; et cela aussi a été avancé par ignorance ou par malice335

Note 335: (retour) Apol., p. 333.

Abélard, réconcilié, n'aspirait plus qu'à la retraite. Abandonnant le monde et la vie des écoles, il consentit à rester pour toujours à Cluni, à la grande joie de l'abbé et de toute la communauté. Pierre le Vénérable se hâta d'écrire au pape pour lui demander de permettre à son hôte de ne plus quitter l'asile où il avait été reçu, et d'y passer, dans le repos, l'étude et la piété, les restes d'une vie dont le terme paraissait approcher336.

Note 336: (retour) Ab. Op., pars II, ep. xxii, Petr. Vener. ad Dom. Innocent. II, p. 335.

Cet arrangement, comme on le pense bien, fut approuvé à Rome; Abélard devint moine à Cluni, du moins se soumit-il à la règle de la communauté, et bien que son rang dans l'Église, égal à celui de l'abbé de Cluni, l'eût fait, non moins que sa renommée, placer en tête de toute la congrégation et marcher le premier après son chef, il accepta avec la dernière rigueur l'humilité et l'austérité de sa nouvelle vie. Il se revêtit des habits les plus grossiers; et cessant de prendre aucun soin de sa personne, il traita son corps avec le mépris des solitaires. «Saint Germain, dit l'abbé de Cluni337, ne montrait pas plus d'abjection, ni saint Martin plus de pauvreté.» Silencieux, le front baissé, il fuyait les regards, il se cachait dans les rangs obscurs de ses frères, et par son maintien il semblait vouloir s'effacer encore parmi les plus inconnus. Souvent dans les processions, l'oeil cherchait avec hésitation ou contemplait avec étonnement cet homme d'un si grand nom, qui semblait se dédaigner lui-même et se complaire dans l'abaissement. Rendu par le saint siége à tous les devoirs du ministère, il fréquentait les sacrements, il célébrait souvent le divin sacrifice, ou prêchait la parole sainte aux religieux; encore fallait-il qu'il y fût contraint par leurs instances. Le reste du temps il lisait, priait et se taisait toujours. Ses études, comme celles de toute sa vie, continuaient d'avoir un triple objet, la théologie, la philosophie et l'érudition. Ce n'était plus qu'une pure intelligence. Les passions étaient anéanties ou condamnées au silence; et il ne restait plus d'action dans sa vie que l'accomplissement des devoirs monastiques. Mais s'il est vrai, comme il est permis de le croire, qu'il ait mis à Cluni la dernière main à son grand traité de philosophie scolastique, nous y lisons que même alors il se regardait encore comme la victime de l'envie, et que, sûr de la puissance de son esprit, des ressources de son savoir, de la durée de son nom, il confiait à l'avenir vengeur le triomphe de la science opprimée dans sa personne. «Convaincu que c'est la grâce qui fait le philosophe, puisqu'il faut du génie pour la dialectique,» il se sentait comme prédestiné à la science, et il écrivait pour l'instruction des temps où sa mort rendrait à l'enseignement la liberté, heureux ainsi d'assurer après lui la renaissance de son école338. Tel était l'homme dont l'humilité et la soumission édifiaient Pierre le Vénérable.

Note 337: (retour) Ab. Op., pars II, ep. xxiii. p. 340.
Note 338: (retour) Voyez ci-après I. II, c. iii, et Ouv. inéd. d'Ab., Dialectique, p. 228 et 436. C'est une remarque de Thomasius, qu'Abélard n'a effacé d'aucun de ses ouvrages les opinions ni les passages qu'il semblait avoir rétractés. (Ab. Vit., chap. 81.)

Cependant ses forces déclinaient rapidement, et une maladie de peau très-douloureuse, lui laissait peu de tranquillité. L'abbé Pierre exigea qu'il changeât d'air, et l'envoya auprès de Châlons, dans le prieuré de Saint-Marcel, fondé par le roi Gontran, et possédé par l'ordre de Cluni. Cette maison s'élevait non loin des bords de la Saône, dans une des situations les plus agréables et les plus salubres de la Bourgogne. Là il continua sa vie studieuse; malgré ses souffrances et sa faiblesse, il ne passait pas un moment sans prier ou lire, sans écrire ou dicter. Mais tout à coup ses maux prirent un caractère plus alarmant; il sentit que le dernier moment venait, fit en chrétien la confession d'abord de sa foi, puis de ses péchés, et reçut avec beaucoup de piété les sacrements en présence de tous les religieux du monastère. «Ainsi, écrit Pierre le Vénérable, l'homme qui par son autorité singulière dans la science, était connu de presque toute la terre, et illustre partout où il était connu, sut, à l'école de celui qui a dit: Apprenez que je suis doux et humble de coeur, demeurer doux et humble, et, comme il est juste de le croire, il est ainsi retourné à lui339

Note 339: (retour) Math., XI, 29.—Ab. Op., pars II, ep. XXIII, Petr. Vener. ad Heloïss., p. 342.

Abélard mourut à Saint-Marcel, le 21 avril 1142. Il était âgé de soixante-trois ans340.

Note 340: (retour) On lisait dans le vieux nécrologe du Paraclet: «Maistre Pierre Abaelard, fondateur de ce lieu et instituteur de sainte religion, trespassa ce XXI avril, agé de LXIII ans.» (Ab. Op.; Not p. 1196.) «Undenas malo revocante calendas,» porte son épitaphe (Id., p. 343).

Il fut enseveli dans une tombe d'une seule pierre, creusée assez grossièrement et d'un travail fort simple. Déposé d'abord dans la chapelle de l'infirmerie où il était mort, son corps fut ensuite transporté dans l'église du monastère de Saint-Marcel, et y demeura quelque temps. Dans le dernier siècle, on y voyait encore son sépulcre, ou plutôt son cénotaphe, sur lequel il était représenté en habit monacal341.

Note 341: (retour) C'est, d'après de bonnes autorités (M. Alexandre Lenoir et M. Boisset, de Châlons), la même tombe où Abélard est déposé aujourd'hui au cimetière du Père Lachaise. M. Lenoir a donné le dessin du monument tel qu'il existait à Saint-Marcel avant la révolution. Suivant lui, le corps d'Abélard n'aurait quitté la chapelle de l'infirmerie que pour le Paraclet, et ce n'est que vers la fin du dernier siècle que son tombeau primitif aurait été transporté dans l'église du prieuré de Saint-Marcel. L'épitaphe, peinte en noir sur la muraille au-dessus du monument, portait:

Hic primo jacuit Petrus Abelardus

Francus et monachus cluniacensis, qui obiit

anno 1142. Nunc apud moniales paraclitenses

in territorio trecacensi requiescit. Vir pietate

Insignis, scriptis clarissimus, ingenii acumine,

rationum pondere, decendi arte, omni

scientiarum genere nulli secundus.

(Voyage littéraire par deux bénédictins, t. I, 1re partie, p. 225,—Musée des monum. franç., par A. Lenoir, t. 1, p. 220, pl. n° 617.)

Mais quand il mourut, il avait depuis bien longtemps demandé que ses restes reposassent au Paraclet342. Cette volonté devait être accomplie; celle qui régnait au Paraclet ne pouvait permettre qu'on ne l'accomplît pas.

Note 342: (retour) Ab, Op., pars I, ep. III, p. 63 et ci dessus p. 147.

Elle vivait dans un profond silence; depuis longues années, ce coeur s'était fermé et ne se montrait qu'à Dieu, sans se donner à lui. On ne sait rien d'elle.

Pierre le Vénérable avait fait de tout temps profession de lui porter autant d'admiration que de respect. Une correspondance liait le Paraclet et Cluni; l'abbé avait reçu d'elle, par un moine nommé Théobald, une lettre et quelques petits présents, lorsqu'il lui écrivit, pour lui raconter les derniers jours de son époux, une épître pleine de louange où il l'appelle femme vraiment philosophique, où il la compare à Déborah la prophétesse, et à Penthésilée, reine des Amazones, et lui exprime de vifs regrets de ce qu'elle n'habite pas avec les servantes du Christ, la douce prison de Marcigny, couvent de femmes bénédictines placé dans le voisinage, près de Semur et sous la direction de l'abbé de Cluni. Il joignit même à sa lettre une épitaphe en onze vers latins qu'il avait composée en l'honneur d'Abélard et qu'on lisait plus tard gravée sur la muraille de l'aile droite de l'église de Saint-Marcel, près de la sacristie343. C'était, y disait-il, «le Socrate, l'Aristote, le Platon de la Gaule et de l'Occident; parmi les logiciens, s'il eut des rivaux, il n'eut point de maître. Savant, éloquent, subtil, pénétrant, c'était le prince des études; il surmontait tout par la force de la raison, et ne fut jamais si grand que lorsqu'il passa à la philosophie véritable, celle du Christ.» On peut regarder ces mots comme l'expression du jugement de tous les esprits éclairés du siècle d'Abélard.

Note 343: (retour)

Gallorum Socrates, Plato maximus Hesperiarum,

Noster Aristoteles, logicis quicumquo fuerunt

Aut par aut melior, studiorum cognitus orbi

Princeps....

Dans l'édition d'Amboise, cette épitaphe est jointe à la lettre où Pierre rend compte à Héloïse de la mort d'Abélard. En 1703, on la lisait encore dans l'église de Saint-Marcel, d'après les auteurs de l'Histoire littéraire. Une seconde épitaphe, rapporté également par d'Amboise, est aussi attribuée à l'abbé de Cluni; la première seule l'est avec quelque certitude; nous l'analysons dans le texte; les deux derniers vers de la seconde en ont été détachés et cités seuls comme étant l'inscription du tombeau d'Abélard; les voici:

Est satis in tumulo: Petrus hic jacet Abaelardus

Cui soli patuit scibite quidquid erat.

ou, comme la donne le P. Dubois:

Est satis in titulo: Praesul hic jacet Abaelardus, etc.

P** en a donné une troisième trouvée dans un manuscrit qu'il croit presque contemporain d'Abélard; elle commence ainsi:

Petrus amor cleri, Petrus inquisito veri, etc.

On peut y remarquer ce vers:

Praeteriit, sed non periit, transivit ad esse.

La chronique de Richard de Poitiers, moine de Cluni, en contient une quatrième dont voici le premier vers mutilé:

Bummorum major Petrus Abaelardus....

Rawlinson a extrait d'un manuscrit de la bibliothèque d'Oxford une cinquième épitaphe, assez remarquable par quelques vers sur le nominalisme; elle commence par ces mots:

Occubuit Petrus; succumbit eo moriento

Omnis philosophia....

Philippe Harveng, théologien du XIIe siècle, en a composé ou conservé une

dont nous ne connaissons que le premier vers:

Lucifer occubuit, stellae radiate minores.

(C. Ab. Op., praefat. in fin. pars II, ep. XXIII, p. 342.—Thes. anecd. noviss., t. III, Dissert. isag XXII.—Ex chronic., Wilelm. Godel. et Rich. pict., Rec. des Hist., t. XII, p. 415 et 675.—P. Ab. et Hel. Epist., edit. a R. Rawlinson, 1718.—P. Harveng., Op., p. 801.—Hist. eccles. paris., auct. Dubois, t. II, l. XIII, c. VII, p. 178.—Hist. litt., t. XII, p. 101 et 102.)

«Ainsi, chère et vénérable soeur en Dieu,» écrivait l'abbé de Cluni à l'abbesse du Paraclet, «celui à qui vous vous êtes, après votre liaison charnelle, unie par le lien meilleur et plus fort du divin amour, celui avec lequel et sous lequel vous avez servi le Seigneur, celui-là, dis-je, le Seigneur, au lieu de vous, ou comme un autre vous-même, le réchauffe dans son sein, et au jour de sa venue, quand retentira la voix de l'archange et la trompette de Dieu descendant du ciel, il le garde pour vous le rendre par sa grâce.» Nous n'avons point la réponse d'Héloïse; mais nous savons que quelque temps après, dans le mois de novembre, Pierre le Vénérable se rendait au Paraclet. Pour complaire à l'abbesse, il avait fait enlever de l'église de Saint-Marcel, en secret et à l'insu de ses religieux, les restes mortels d'Abélard, et il les apportait à leur dernière demeure. Dans une lettre où elle le remercie, Héloïse lui dit simplement: «Vous nous avez donné le corps de notre maître344

Note 344: (retour) «Corpus magistri nostri dedistis.» On pourrait croire par la place où se lit cette phrase, qu'il s'agit du corps de Notre-Seigneur, et que Pierre disant la messe au Paraclet y donna la communion aux religieuses. Mais il y aurait Corpus DOMINI nostri (Ab. Op., pars II, ep. XXIII, p. 342 ep. XXIV. Heloiss. ad Petr. Abb. clun., p. 343). M. Boisset, à qui nous devons la conservation du premier tombeau d'Abélard, dit dans une lettre adressée à M.A. Lenoir, que l'abbé de Cluni se rendit à Saint-Marcel dans les premiers jours de novembre, sous prétexte d'y faire la visite abbatiale; qu'une nuit, pendant le sommeil des religieux, il fit enlever le corps d'Abélard, et partit aussitôt lui-même avec ce dépôt pour aller au Paraclet, où il arriva le 10 novembre 1142. (Mus. des mon. fr., t. I, p. 231)

Pendant son séjour au Paraclet, Pierre dit la messe dans la chapelle, le 16 novembre, prêcha dans la salle du chapitre, accorda au monastère le bénéfice de Cluni, et à l'abbesse ce qu'on appelait le Tricenaire, c'est-à-dire une concession de trente messes à dire par ses moines, ou tout au moins des prières pendant trente jours de suite après la mort d'Héloïse, et pour le repos de son âme. De retour dans son abbaye, il régularisa cette promesse en lui envoyant un engagement écrit et scellé de son sceau, ainsi que l'absolution d'Abélard qu'elle avait demandée, pour la suspendre, suivant l'usage du temps, au tombeau qu'elle faisait élever à son maître et à son époux.

Cette absolution est conçue en ces termes: «Moi, Pierre, abbé de Cluni, qui ai reçu Pierre Abélard dans le monastère de Cluni, et cédé son corps, furtivement emporté, à l'abbesse Héloïse et aux religieuses du Paraclet; par l'autorité du Dieu tout-puissant et de tous les saints, je l'absous d'office de tous ses péchés345

Note 345: (retour) Ab. Op., pars. II, ep. XXV; Pet. clun. ad. Hel., p. 344 et 345.

On a conservé un hymne funèbre, ce que les anciens appelaient noenia, chanté peut-être ou supposé chanté près du tombeau d'Abélard par l'abbesse du Paraclet et ses religieuses346. On voudrait croire que ce chant, qui ne manque pas, dans sa simplicité, d'une certaine grâce mélancolique, est l'ouvrage d'Héloïse. Pourquoi cette stance ne serait-elle pas d'elle?

Tecum fata sum perpessa;

Tecum dormiam defessa,

Et in Sion veniam.

Solve crucem,

Due ad lucem

Degravatam animam.

Elle demande à reposer près de lui; c'est à lui qu'elle demande de la conduire au séjour d'éternelle lumière, et aussitôt elle entend le choeur et la harpe des anges; et les religieuses s'écrient: «Que tous deux se reposent du travail et d'un douloureux amour.

Requiescant a labore,

Doloroso et amore.

«Ils demandaient l'union des habitants des cieux: déjà ils sont entrés dans le sanctuaire du Sauveur.»

Note 346: (retour) Ce chant nous est transmis par un auteur allemand, qui ne dit point d'où il l'a tiré (Morlz Carriere, Abuelard und Heloise, p. XCVI). Je ne l'ai vu mentionné nulle part ailleurs. M. Carriere en donne une traduction en vers allemands, par M. Follen. Ce petit poème est très-simple. Les religieuses chantent d'abord deux stances de requiescat devant le tombeau; puis Héloïse en dit quatre analysées dans le texte; elle demande la mort et le ciel. Aussitôt les nonnes reprennent et annoncent la béatitude des deux époux. Héloïse elle-même aurait bien osé composer cela.

Héloïse vécut encore vingt et un ans; elle continua d'être l'objet de l'admiration et de la vénération générale. Son siècle la mettait au-dessus de toutes les femmes, et je ne sais si la postérité a démenti son siècle347.

Note 347: (retour) «Tu... et mulieres omnes evicisti, et pene viros universos superasti.» (Petr. clun. ep., Ab. Op., pars II. p. 337.)—«Fama... femineum sexum vox excessisse nubis nutilleavit. Quomodo? Diciando, versilicando, etc... Stultus ego qui lunam illuminare velo.... Calamus vester calamis ductorum supereminet aut aequatur.» (Hug. Metel. ep. XVI et XVII ad Helois. Hug., Sac. antiq. mon., t. II. p. 348 et 349.)

La prospérité, la richesse, la dignité du couvent du Paraclet ne firent que s'accroître. Sa première abbesse mourut le 16 mai 1164, un jour de dimanche, au même âge que son fondateur. Le calendrier nécrologique français du Paraclet portait à son nom: «Héloïse, mère et première abbesse de céans, de doctrine et religion très-resplendissante348

Note 348: (retour) «Mater nostrae religionis Heloysa, prima abbatissa, documentis et religione clarissima, spem bonam ejus nobis vita donante, feliciter migravit ad Dominum.» C'est ce qu'on lisait dans le Necrologium à la date Anno MCLXIV, XVII Kal. jun. (Gall. Christ., t. XII, p. 574.) Duchesne a lu dans le calendrier du Paraclet: «Heloysa, neptis Fulberti canonici parisiensis, primo petri Abaelardi conjux, deinde monialis et prioritsa Argentolii, post oratorii paralitei abbatissa, quod ab anno MCXXX ad annum MCLXIV prudenter atque religiose rexit.» (Ab Op.; Not., p. 1181.) C'est une tradition plutôt qu'un fait historique qu'Héloïse mourut au même âge qu'Abélard. On a vu qu'il n'existe pas de donnée certaine sur l'époque de sa naissance. Une inscription gravée près du premier sépulcre d'Abélard dans l'église de Saint-Marcel de Châlons, portait: «Obiit magnos ille doctor XI Kalend. Maii an. MCXLII, anno suo climacterico. et Heloissa vero XVII Kalend. Junii anno MCLXIII. Creditur enim XX annis amplius marito supervixisse.» Ces paroles ne sont pas affirmatives. (Hist. litt. t. XII, p. 645.—Voyez ci-dessus la note 3 de la p. 46.)

On dit qu'en mémoire de sa science incomparable, ses religieuses voulurent que le Paraclet célébrât tous les ans l'office en langue grecque le jour de la Pentecôte; et cette institution s'est longtemps maintenue349.

Note 349: (retour) In not. Auberti Miraei ad Henric. Gandat. de scriptor. ecclesiast. c. XVI. Biblioth. eccles., p. 164.—Bayle, Dict. crit., art. Paraclet.—Gervaise, Vie d'Abeil., t. II, liv. VI, p. 328.

Peu de temps avant sa mort et dans sa maladie, elle ordonna, dit-on, qu'on l'ensevelît dans le tombeau de son époux. Ce tombeau était placé dans une chapelle qu'Abélard avait fait construire, peut-être le premier bâtiment en pierre de l'ancien Paraclet, et qui joignait le cloître avec le choeur. On l'appelait le petit moustier. «Lorsque la morte,» dit une chronique, «fut apportée à cette tombe qu'on venait d'ouvrir, son mari qui, bien des jours avant elle, avait cessé de vivre, éleva les bras pour la recevoir, et les ferma en la tenant embrassée350

Note 350: (retour) D'Amboise et Duchesne donnent ce fait un peu légendaire comme extrait d'une chronique de Tours, alors manuscrite. Verba chronici MS. Turonici. (Ab. Op., praefat, et not. p. 1195.) Ce doit être le Chronicon Turonense inséré par fragments dans le Recueil des Historiens, comme oeuvre d'un chanoine de Saint-Martin de Tours. Le passage cité y est indiqué par les premiers mots seulement (t. XII. p. 472), puis suivi d'un renvoi à la chronologie de Robert d'Auxerre. Dans celle-ci (Id., p. 293), le passage est inséré à peu près dans les termes rapportés par d'Amboise; mais il s'arrête à la translation du corps d'Abélard au Paraclet, et ne mentionne ni le désir exprimé par Héloïse d'être ensevelie avec son amant, ni le fait miraculeux ici raconté. Peut-être cette différence entre le texte de la chronique de Tours, si elle est telle que d'Amboise la donne, et les termes de la chronologie de Robert, a-t-elle échappé à l'éditeur du Recueil des Historiens. Aucune partie du paragraphe concernant Abélard, ni le début, ni la fin, ne se trouve dans le texte de la chronique de Tours, imprimé pour la première fois et par extraits dans l'Amplissima collectio, de Marténe et Durand (t. V, p. 917 et 1015). On sait au reste qu'un récit tout semblable se trouve dans Grégoire de Tours. (De Glor. confess., c. XLII.)

La vérité cependant, c'est qu'Héloïse ne fut pas d'abord ensevelie dans le même tombeau, mais dans la même crypte qu'Abélard. Trois siècles après leur mort, en 1497, par les soins de Catherine de Courcelles, dix-septième abbesse du Paraclet, leurs restes furent transportés du petit moustier dans le choeur de la grande église du monastère, et déposés, ceux d'Abélard à droite, ceux d'Héloïse à gauche du sanctuaire, et plus tard rapprochés au pied ou même au-dessous du maître autel351.

Note 351: (retour) Gall. Christ., I. XII, p. 614.—Ann. ord. S. Benedict.., t. VI, p. 356.

On rapporte qu'en 1630, la vingt-troisième supérieure du Paraclet, Marie de la Rochefoucauld, fit transporter les deux tombes dans la chapelle dite de la Trinité, devant l'autel; elles y restèrent longtemps, sans aucune épitaphe, dans un caveau situé au-dessous des cloches352. On ajoute que c'est alors que les ossements encore entiers furent réunis dans un double cercueil qui a été ouvert de nos jours. Il paraît qu'en 1701, une épitaphe en prose française fut, par l'ordre de la vingt-cinquième abbesse, Catherine de la Rochefoucauld, gravée sur un marbre noir placé à la base de cette chapelle sépulcrale ou plutôt sur une plinthe au pied de la triple statue de la Trinité, que cette dame avait relevée. En 1766, une autre abbesse du même nom conçut le plan d'un monument où devait figurer encore cette curieuse statue, et qui ne fut exécuté qu'en 1779 par la dernière abbesse du Paraclet353. La révolution française, qui abolit l'institution fondée par Àbélard, respecta cependant et sa mémoire et le double cercueil où l'on croyait avoir conservé les derniers restes d'Abélard et d'Héloïse.

Note 352: (retour) Voyag. litt. par deux bénédict., 1re partie, p. 85.
Note 353: (retour) C'était Charlotte de Roucy; celle qui avait conçu le plan était la vingt-sixième abbesse et se nommait Marie de Roye; toutes de la maison de la Rochefoucauld. L'épitaphe que l'une fit graver sur le tombeau, avait été composée à la demande de l'autre, en 1766, par l'Académie des inscriptions; elle est conçue en ces termes:

Hic

Sub eodem marmore jacent

Hujus monasterii

Conditor, Petrus Abaelardus

Et abbatissa prima Heloissa,

Olim studiis, ingenio, amore, infaustis nuptiis

Et poenitentia,

Nunc aeterna, quod speramus, felicitate

Conjuncti.

Petrus oblit XX prima aprilis 1142,

Heloissa XVII maii 1163.

Curis Carolae de Roucy, Paracleti

Abbatissae.

1779.

Il y a erreur dans cette dernière date. On a attribué cette épitaphe à Marmontel. M.A. Lenoir, qui parait avoir vu ce monument ou l'avoir copié sur des dessins authentiques, l'a fait graver dans son Musée. Il se compose du triple groupe et d'un socle appliqués à la muraille. (Lives of Abeil. and Helois., by J. Berington, t. II, p. 231.—Mus. des mon. fr., t. I, p. 225 à 228, pl. no 516.—Abail et Hél., par Turlot, p. 267-269.)

Ces ossements confondus sont aujourd'hui replacés dans la tombe de pierre où lui-même avait été d'abord enseveli sous les voûtes de l'église de Saint-Marcel. Comment cette tombe est-elle aujourd'hui déposée dans un des cimetières de Paris? D'où vient le monument qui la renferme, ce monument connu de tous, tant de fois reproduit par le dessin, sans cesse visité par une curiosité populaire, et qu'on peut souvent dans les beaux jours voir encore paré de couronnes funéraires et de fleurs fraîchement cueillies?

Un homme dont les soins pieux ont sauvé à la France bien des richesses de l'art gothique dans un temps où cet art était aussi dédaigné par le goût qu'insulté par les passions, l'auteur du Musée des monuments français354, est celui à qui nous devons la conservation des restes d'Abélard et d'Héloïse et le tombeau même qui les contient. En 1792, le Paraclet fut vendu à la requête et au profit de la nation. Les notables de Nogent-sur-Seine vinrent en cortége lever les corps des deux amants que protégeait du moins la philosophie sentimentale de l'époque, et les transportèrent avec le groupe de la Trinité encore tout entier, dans leur ville et dans l'église de Saint-Léger. En 1794, des fanatiques du temps, à qui certainement l'ombre de saint Bernard n'était point apparue, dévastèrent l'église, et le groupe, jadis suspect d'un symbolisme hérétique, fut brisé comme un monument de superstition. Cependant ils épargnèrent le caveau qui renfermait les précieux restes. Six ans après, 8 floréal an VIII, M. Lenoir, muni d'un ordre du gouvernement, reçut des mains du sous-préfet au nom de l'arrondissement, un cercueil qui renfermait ces restes séparés par une lame de plomb. On l'ouvrit avec soin, et un procès-verbal fut dressé constatant l'état des ossements. Il a été publié. Les têtes furent moulées, et c'est sur ce modèle qu'un sculpteur a composé les masques si connus. Vers le même temps, un médecin de Châlons-sur-Saône, ayant sauvé le tombeau de l'église de Saint-Marcel, cette cuve de pierre gypseuse alabastrite, grossièrement ciselée, au moment où, achetée par un paysan, elle allait être livrée à quelque usage domestique, la remit au créateur du musée des Petits-Augustins, et c'est dans ce sépulcre grossier dont les sculptures paraissent effectivement à de bons juges être du temps et du pays, que les restes des deux époux ont été enfin déposés. Auprès d'une statue réputée celle d'Abélard en habit de moine, une statue de femme, du XIIe siècle, et à laquelle on avait adapté le masque de convention d'Héloïse, fut couchée sur le même tombeau. C'est celui qu'on a placé dans une sorte de chambre ou de lanterne, d'un gothique orné, et formée de débris enlevés au cloître du Paraclet, et surtout à une ancienne chapelle de Saint-Denis. Ce monument, d'un style recherché, postérieur au XIIe siècle, ouvrage composite d'Alexandre Lenoir, fut à la restauration transporté du jardin du musée des Petits-Augustins dans le cimetière du Père-Lachaise le 6 novembre 1817. Les noms d'Héloïse et d'Abélard étaient gravés alternativement sur la plinthe, et interrompus seulement par ces mots: [Grec: LEI SYMPEPLEGMENOI], toujours unis.

Note 354: (retour) M. Alexandre Lenoir. Il a raconté lui même tous ce details. Le médecin de Châlons est M. Boisset, le sculpteur M. Descine. (Mus. des mon. fr., t. I, p. 221 et suiv.—Notice hist. sur la sépult. d'Hél. et Abail., par le même, 1816.—Villenave, Notice placée en tête de la traduction des lettres, par le bibl. Jacob, p. 116 et suiv.—Autre traduction des lettres, par M. Oddoul; édition illustrée, t. I, p. CXI.)

On a vu qu'Héloïse avait un fils dont l'histoire ne parle pas. Il paraît qu'il entra dans les ordres, et obtint la bienveillance de Pierre le Vénérable. Dans la lettre qu'elle écrit à ce dernier, elle lui recommande son fils, pour qui elle le prie d'obtenir une prébende de l'évêque de Paris ou de tout autre. L'abbé répond qu'il s'efforcera de lui en faire accorder une dans quelque noble église, mais il ajoute que la chose n'est pas aisée, et qu'il a éprouvé souvent que les évêques se montrent fort difficiles pour accorder des prébendes dans leur diocèse355.

Note 355: (retour) Ab. Op. ep. xxiv et xxv, p. 343 et 345.

En 1150, il y avait à Nantes un chanoine de la cathédrale du nom singulier d'Astralabe; il semble, que ce devait être le fils d'Abélard356. Un religieux du même nom est mort en 1162, abbé de Hauterive, dans le canton de Fribourg. Si c'est le fils d'Héloïse, sa mère lui aurait survécu de deux ans. Nous avons encore une pièce de vers latins qu'Abélard composa pour son fils; c'est un recueil de sentences morales, et l'on y lit ces mots: Nil melius muliere bona357. C'est la véritable épitaphe d'Héloïse358.

Note 356: (retour) Extrait du Cartulaire de Buré; Mém. pour servir à l'Hist. de Bretagne,t. I, p. 587. Aussi Niceron veut-il qu'Astralabe soit mort en Bretagne (t. IV). Turlot dit avoir lu dans l'obituaire du Paraclet qu'il mourut dans ce couvent peu de temps après sa mère. (Abail. et Hél., p. 124 et 144.)
Note 357: (retour) C'est M. Cousin qui a découvert par hasard, en 1837, cet Astralabe, mort en Suisse abbé de bénédictins. Il a aussi publié des vers qu'Abélard aurait faits pour son fils, et qui, sans manquer d'élégance, manquent de poésie comme presque tous les vers latins du moyen âge. (Frag. philos., t. III, append. X.) Mais malgré l'Histoire littéraire, Thomas Wright (Reliq. antiq., t. I, p. 15), M. Edelestand Dumeril ne veut pas que cette pièce soit d'Abélard. (Journ. des sav. de Norm., 2e liv., p. 112.)
Note 358: (retour) D'Amboise en a publié une autre en quatre méchants vers latins. Il ne dit point où il l'a trouvée (Ab. Op., praefat. in fin.), elle commence ainsi:

Hoc tumulo abbatissa jacet prudens Heloyssa, etc.

Terminons notre récit. Il doit, s'il est fidèle, suffire pour faire connaître Abélard et celle dont le nom charmant est inséparable du sien. On nous dispensera de chercher à juger son génie, son amour, son caractère. Sa vie est comme le reflet de tout cela, et on le juge en la racontant.

Quoique les ouvrages d'Abélard aient beaucoup de valeur, ils donneraient de lui une insuffisante idée, si nous n'avions le témoignage de son siècle, et ce témoignage est très-considérable. Ces temps du moyen âge qu'on se représente comme ensevelis dans l'ignorance, comme abrutis de grossièreté, tenaient en haute estime, peut-être à cause de leur grossièreté et de leur ignorance même, les travaux de l'esprit et du talent. La renommée s'attachait aisément alors à la supériorité littéraire, et je ne sais s'il est beaucoup d'époques où il ait mieux valu briller par la pensée ou la science. C'étaient autant de dons rares, merveilleux, presque surnaturels, auxquels tous rendaient hommage. Le clergé même considérait les esprits qu'il redoutait. Le pouvoir temporel les persécutait quelquefois, mais ne les dédaignait pas. Il y avait au-dessus de ces populations rudes et violentes, séparées par tant d'obstacles, exposées à tant de tyrannies, une véritable république des lettres, une société tout intellectuelle que l'Église universelle ou du moins l'Église latine, enserrait dans son vaste sein, offrant une place, un titre, un asile, une puissance même, à ceux qui s'en montraient les citoyens éminents. La force, qui dans le champ de la politique exerçait un empire si absolu, s'arrêtait avec respect, même avec déférence, devant le génie ou le simple savoir, revêtu d'un caractère sacré et populaire à la fois; on admirait ce que l'on ne comprenait pas.

Abélard, à travers tous ses malheurs, a joui autant ou plus qu'homme au monde des douceurs de la renommée. Les philosophes de la Grèce n'obtinrent pas de leur vivant une aussi lointaine célébrité. Chez les modernes, ni les Descartes, ni les Leibnitz n'ont vu leur nom descendre à ce point dans les rangs du peuple contemporain. Voltaire seul, peut-être, et sa situation dans le XVIIIe siècle, nous donneraient quelqu'image de ce que le XIIe pensait d'Abélard. Ceux mêmes qui le blâmaient ou ne l'osaient défendre, l'appelaient un philosophe admirable, un maître des plus célèbres dans la science. «Nos siècles,» dit un chroniqueur, «n'ont point vu son pareil; les premiers siècles n'en ont point vu un second359.» Un écrivain du temps emploie pour lui ce mot, qu'il invente peut-être, ce titre d'esprit universel qui semble avoir été précisément retrouvé pour Voltaire; d'autres ont dit que la Gaule n'eut rien de plus grand, qu'il était plus grand que les plus grands, que sa capacité était au-dessus de l'humaine mesure; et ce siècle, qui avait le culte de l'antiquité, l'a mis au rang des Platon, des Aristote, et, chose plus étrange, des Cicéron et des Homère360. Pour expliquer un enthousiasme si vif et si général, il faut ajouter au mérite réel de ses ouvrages, la puissance et le charme de son élocution. Jamais l'enseignement n'eut plus d'ascendant et d'éclat que dans la bouche d'Abélard. Aussi couvrit-il la chrétienté de ses disciples. On dit que de son école sont sortis un pape, dix-neuf cardinaux, plus de cinquante évêques ou archevêques de France, d'Angleterre ou d'Allemagne361, et parmi eux le célèbre Pierre Lombard, évêque de Paris, celui qui constitua la philosophie théologique de l'université par son livre fameux, le Livre des sentences, dont on croit que le fondement est dans le Sic et non d'Abélard. Ses disciples les plus avérés sont Bérenger et Pierre de Poitiers, Adam du Petit-Pont, Pierre Hélie, Bernard de Chartres, Robert Folioth, Menervius, Raoul de Châlons, Geoffroi d'Auxerre, Jean le Petit, Arnauld de Bresce, Gilbert de la Porrée362. Mais les historiens de la philosophie lui donnent pour disciples, non sans raison peut-être, tous ceux qui cinquante ans durant après lui, enseignèrent par leurs leçons ou leurs écrits la dialectique et la théologie rationnelle. Ce qui est certain, c'est que la scolastique, cette philosophie de cinq siècles, ne cite point de plus grand nom, et consent à dater de lui. Ceux qui, dans l'école, l'ont précédé, égalé, surpassé, sont restés au-dessous de lui dans la mémoire des hommes.

Note 359: (retour) «Mirabilis philosophus.» Roh. autiss., Chron., Rec. des Hist., t. XII, p. 203. «Magister in scientia celeberrimus.» Alberic. Chron., id. t. XIII, p. 700. «Philosophus cui nostra parem, nec prima secundum saecula viderunt.» Ex chron. britann. id. t. XII, p, 558.
Note 360: (retour)

Summorum major Petrus Abaelardus....

Gallia nil majus habuit vel clarius isto.

(Epitaph. Ex Chron. Rich. pict., Rec. des Hist., t. XII, p. 415.)

Petrus.... quem mundus Homerum

Clamabat.

(Seconde épitaphe attribuée à Pierre le Vénérable.)

Plangit Aristotelem sibi logica nuper ademptum,

Et plangit Socratem sibi moerens Ethica demtum,

Physica Platonem, facundia sic Ciceronem.

(Épitaphe attribuée au prieur Godefroi, par Rawlinson.)

Note 361: (retour) Crevier, Hist. de l'Université, t. I, p. 171.—Essai sur la vie et les écrits d'Abélard, par madame Guizot, p. 330.
Note 362: (retour)

Inter hos et allos in parte remota

Parvi pontis incola (non loquor ignota).

Disputabat digitis directis in tota,

Et quecumque dixerat erant per se nota.

Celebrem theologum vidimus Lombardum,

Cum Yvone, Helyum Petrum, et Bernardum,

Quorum opobalsamum spirat os et nardum;

Et professi plurimi sunt Abaielardum.

Ces vers sont de Walter Mapes (p. 28 du recueil déjà cité. Voy. ci-dessus, not. 1 de la page 168). Tous les noms qu'on vient de lire sont connus, à l'exception de cet Yvon ou Ives dont parle le poète anglais. On ne cite au XIIe siècle sous ce nom que saint Ives, évêque de Chartres, et un prieur de Cluni, qui fut appelé Scolasticus; mais celui-ci est mort cent ans avant la mort de Mapes. Voyez les articles de tous ces savants dans l'Histoire littéraire, et sur les disciples d'Abélard, Duboulai, Hist. Univ., t. II, catalog. Illust. vir., et Brucker, Hist. crit. phil., t. III, p. 768.

L'influence d'Abélard est dès longtemps évanouie. De ses titres à l'admiration du monde, plusieurs ne pouvaient résister au temps. Dans ses écrits, dans ses opinions, nous ne saurions distinguer avec justesse tout ce qu'il y eut d'original, et nous sommes exposés à n'y plus apprécier des nouveautés que les siècles ont vieillies. Mais pourtant il est impossible d'y méconnaître les caractères éminents de cette indépendance intellectuelle, signe et gage de la raison philosophique. Chargé des préjugés de son temps, comprimé par l'autorité, inquiet, soumis, persécuté, Abélard est un des nobles ancêtres des libérateurs de l'esprit humain.

Ce ne fut pourtant pas un grand homme; ce ne fut pas même un grand philosophe; mais un esprit supérieur, d'une subtilité ingénieuse, un raisonneur inventif, un critique pénétrant qui comprenait et exposait merveilleusement. Parmi les élus de l'histoire et de l'humanité, il n'égale pas, tant s'en faut, celle que désola et immortalisa son amour. Héloïse est, je crois, la première des femmes363.

Note 363: (retour)

Mès ge ne croi mie, par m'ame,

C'onques puis fust une tel fame.

Roman de la Rose, t. II, v. 213.

Faible et superbe, téméraire et craintif, opiniâtre sans persévérance, Abélard fut, par son caractère, au-dessous de son esprit; sa mission surpassa ses forces, et l'homme fit plus d'une fois défaut au philosophe. Ses contemporains, qui n'étaient pas certes de grands observateurs, n'ont pas laissé d'apercevoir cet orgueil imprudent, disons mieux, cette vanité d'homme de lettres, par laquelle aussi il semble qu'il ait devancé son siècle. Les infirmités de son âme se firent sentir dans toute sa conduite, même dans ses doctrines, même dans sa passion. Cherchez en lui le chrétien, le penseur, le novateur, l'amant enfin; vous trouverez toujours qu'il lui manque une grande chose, la fermeté du dévouement. Aussi pourrait-on, s'il n'eût autant souffert, si des malheurs aussi tragiques ne protégeaient sa mémoire, conclure enfin à un jugement sévère contre lui. Que sa vie cependant, que sa triste vie ne nous le fasse pas trop plaindre: il vécut dans l'angoisse et mourut dans l'humiliation, mais il eut de la gloire et il fut aimé.



LIVRE II.

DE LA PHILOSOPHIE D'ABÉLARD.



CHAPITRE PREMIER.

DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE EN GÉNÉRAL.

La renommée philosophique d'Abélard était déjà ancienne, que ses ouvrages philosophiques demeuraient encore inconnus. Il y a dix ans, à peine savait-on s'ils existaient quelque part en manuscrit. Cependant on citait ses doctrines, on parlait de son système, qui tient une place dans l'histoire de la philosophie. Aucun de ceux qui ont écrit cette histoire n'a manqué de nommer Abélard parmi les hommes qui ont illustré et accrédité la scolastique, et de lui assigner au XIIe siècle le rang de fondateur d'une école.

L'existence historique de cette école est notoire. Sa naissance, son éclat, son influence, du moins tant que son fondateur a vécu, sont des faits constatés et célèbres. Son caractère scientifique, sa valeur intellectuelle, nous paraissent des choses moins claires et moins connues. On ne voit pas bien dans les écrits des auteurs si Abélard fut un créateur ou seulement un continuateur, un propagateur de doctrine. Celle qu'il enseigna et qui dans sa bouche fut si puissante était-elle une innovation, un progrès, une réaction, une simple traduction de théories antérieures, une révolution dans la science? On est tenté de la croire nouvelle et de lui attribuer une singulière importance, quand on considère l'ascendant et la renommée de celui qui la professe. Mais si l'on néglige l'homme pour les choses, on est plus embarrassé de saisir le sens et de mesurer la grandeur de son oeuvre, et sa gloire paraît supérieure à ce qu'il a fait. On voit dans l'histoire qu'il fut l'élève de Roscelin, fameux comme fondateur ou restaurateur du nominalisme; on y voit aussi qu'il se sépara de Roscelin, et le combattit vivement364. Cependant il eut pour antagonistes les sectateurs du réalisme ou les adversaires de Roscelin, et il est compté dans les rangs des nominalistes, quoiqu'il ait prétendu changer leur doctrine, et que celle qu'il soutint ait quelquefois reçu un nom particulier et nouveau. Telles sont les notions un peu superficielles et vagues qui restent dans l'esprit de tout homme instruit, après la lecture des historiens de la philosophie. Telle est la commune renommée d'Abélard, et si ses aventures dignes du roman n'avaient jeté sur lui l'intérêt et l'éclat, on peut se demander si sa philosophie aurait suffi pour recommander sa mémoire.

Note 364: (retour) Voy. ci-dessus, liv. I, p. 7 et 34, et ci-après ch. VIII.

Avant la publication d'aucune partie importante de ses écrits de métaphysique, il fallait bien le juger sur des passages isolés ou sur des témoignages qui n'étaient pas le sien. De là cette vue générale et confuse de sa pensée et de son influence. Il était plus célèbre que connu. Aujourd'hui le voile qui le couvrait est à demi levé; on peut prouver que l'opinion établie sur son compte n'est pas d'une parfaite justesse; mais son influence toujours singulière est plus explicable. Il est évident désormais qu'il a fait plus qu'intervenir dans la controverse des réalistes et des nominaux, et qu'il n'y est pas tout à fait intervenu de la manière dont on le suppose. Sa trace dans cette partie spéciale de la science n'a d'ailleurs été ni très-profonde ni très-durable; mais son action sur l'enseignement et le mouvement de la science entière a pénétré fort avant, et s'est continuée par ses effets longtemps après lui. Nul philosophe n'a plus fait parler de lui; nulle philosophie n'est restée plus inédite.

Deux idées ressortent de tout ce qu'on lit sur Abélard philosophe: une idée générale de l'époque où il a vécu, et de son importance parmi ses contemporains; une idée particulière de sa doctrine propre et de son oeuvre personnelle. Il a professé la philosophie au XIIe siècle, c'est-à-dire qu'il a enseigné cette philosophie qu'on est convenu de nommer la scolastique; puis, avec les diverses doctrines scolastiques, il a enseigné sur un point important un système qui a passé pour son ouvrage; et ce système, les classificateurs l'ont rattaché au nominalisme, ou appelé le conceptualisme. Pour connaître Abélard comme philosophe, il y aurait donc à connaître deux choses: la scolastique de son temps et la sienne.

En étudiant ces deux points, nous ne nous flattons pas de les épuiser. La scolastique, ou, pour mieux parler, la philosophie, depuis Scot Erigene jusqu'à Descartes, est tout un monde à explorer; vingt ans plus tôt j'aurais dit, à découvrir. Quoique ce monde commence à être moins inconnu, il n'a pas cessé d'être immense, et quelque goût bienveillant que le moyen âge inspire aux beaux esprits de notre époque, nous n'en abuserons pas au point de traîner le lecteur dans tous ces sentiers du passé, où règnent peut-être aujourd'hui des brouillards moins épais, mais dont aucune main ne saurait arracher les ronces et les épines. Peut-être en dirons-nous trop encore pour ceux qui ne sont que médiocrement curieux, et qui aiment moins les détails que les résultats.

Pendant longtemps, il n'a pas tenu aux écrivains modernes qu'on ne refusât à la scolastique le rang d'une philosophie. On a dit, en effet, et répété que la scolastique était une vaine science, une science verbale; que tous ses efforts avaient abouti à des controverses sans fin et sans valeur sur des questions de mots et non sur des questions de choses. La langue qu'elle parlait, avec ses difficultés et ses bizarreries repoussantes aujourd'hui pour notre intelligence et notre goût, a paru témoigner elle-même contre les idées qu'elle exprimait. On n'a pas manqué, de les juger dignes d'un temps de ténèbres, puisqu'elles étaient énoncées dans un idiome barbare, et cette fois trop barbare pour mériter d'être compris. Et comme le jour où cette langue a péri, pour faire place à une diction plus pure et plus élégante, la science qu'elle exprimait a péri comme elle, on en a conclu naturellement que la science était la langue elle-même, et qu'il ne restait rien à apprendre de ce qui ne se disait plus.

Mais, sans disculper tout à fait la scolastique de l'accusation d'avoir trop souvent consumé ses forces sur de simples questions de mots, sur des problèmes qui se seraient évanouis si l'on en eût seulement changé l'expression, nous nous permettrons de remarquer que cette accusation, vaguement conçue, pourrait être généralisée au point de n'être plus aussi accablante pour la doctrine à laquelle on l'adresserait. Il est dans la condition de la philosophie et peut-être de toute science humaine d'être, sous un certain point de vue, une science de mots; et il faut prendre garde que cette qualification lancée au hasard contre un système, oeuvre de l'esprit humain, ne retombe sur l'esprit humain lui-même; ce qui serait l'accuser puérilement d'être ce qu'il est et de faire comme il fait; ce qui serait lui reprocher sa nature.

Il est trop évident que lorsque l'homme parle il pense, et que, par ses expressions, on juge de ses pensées. Puis, ses pensées exprimées correspondent ou sont données pour correspondantes à des choses. Ces choses existent ou n'existent pas, et elles sont ou ne sont pas comme il les exprime. Ainsi les mots sont les pensées, et les pensées sont ou ne sont pas les choses. On peut donc juger des choses par les pensées, comme des pensées par les mots; et si les mots ne faisaient que rendre des pensées qui ne correspondissent à aucune chose existante, ce qui semble le cas d'une véritable science de mots, cette science enseignerait cependant plus que des mots; car elle ferait connaître du moins l'esprit humain dans sa nature ou dans son histoire. Fausse comme expression des faits, elle ne serait pas entièrement vaine comme témoignage des idées, et il est utile de savoir jusqu'aux mensonges de l'esprit humain; il y a quelque chose à apprendre même dans une science fausse. C'est connaître encore que connaître ce qui n'est pas, pourvu qu'on sache que ce n'est pas, et celui-là ne serait point un ignorant, qui saurait bien quelles choses ne sont pas, et tout ce que les choses ne sont pas. Au moins saurait-il que les choses sont, et même, à quelques égards, il saurait ce qu'elles sont.

Cela est vrai de toute science, même d'une physique fausse, même d'une astronomie fausse. Le jour où le système de Ptolémée a été renversé, on aurait pu le condamner aussi à titre de science de mots; car il n'était plus que cela. Les choses s'en étaient comme retirées, pour aller ailleurs et prendre d'autres formes. Qui pourrait dire cependant que jusque-là il eût été indifférent de le connaître, ou même que depuis lors il n'y eût rien à gagner à le connaître, et qu'il ne fût pas utile de comprendre ses fictions, afin de bien entendre pourquoi et comment elles sont des fictions, comment et pourquoi le système de Copernic est vrai?

Mais ce que nous osons dire de toute science, nous l'affirmons avec bien plus de certitude de la philosophie. Celle-ci traite en effet d'objets qui, réels ou imaginaires, sont par eux-mêmes invisibles pour la plupart et n'ont de sensible que les mots qui les rendent. Je ne parle pas seulement des généralités contestées et douteuses, créations de l'art philosophique; je parle d'abord de ce qui n'est pas une invention systématique, une arbitraire abstraction, comme le mot même de généralité, comme celui d'abstraction, ceux de notion, d'idée et de jugement; je parle de tout ce que l'esprit croit réel ou conclut comme réel des perceptions actuelles et particulières de nos facultés; je parle de Dieu que nous concluons de tout ce que nous sommes et de tout ce que nous voyons; je parle de l'âme dont le nom est celui d'un invisible, que l'on affirme, que l'on suppose ou que l'on nie; je parle des facultés, qui ne sont pas assurément des substances individuelles, ni des choses que nous connaîtrions aussi distinctement si elles n'avaient un nom; je parle des forces que nous apercevons par la pensée à travers les mouvements de la nature et de la vie; je parle enfin de tout ce que je viens de nommer, en écrivant nature, substance, vie, toutes idées qui, lors même qu'elles correspondraient, comme je le crois, à quelque chose de réel, n'ont cependant d'immédiatement sensible que les mots qui les désignent, et d'existence scientifique qu'à la condition d'être exprimées. Or, la philosophie pourrait être appelée la science de ces mots, sans qu'on lui manquât de respect; et ne fût-elle bonne qu'à bien faire connaître ce qu'ils désignent, qu'à déterminer les idées qui leur répondent dans l'esprit humain, elle ne serait pas une science vaine; elle aurait atteint, en partie du moins, son objet; car elle serait en ce sens la science de l'esprit humain, et on l'a souvent définie ainsi, sans la dégrader. Déterminer ce que les mots veulent dire, c'est déterminer ce que l'esprit humain veut dire par les mots. Or, ce que l'esprit humain veut dire, c'est ce qu'il pense, et connaître ce que pense l'esprit humain, c'est déjà, à beaucoup d'égards, le connaître lui-même. La science des mots conçue de la sorte est donc déjà une science, et une science tellement sérieuse que des écrivains distingués ont estimé que c'était la première de toutes.

En effet, des philosophes fort célèbres ont dit que les sciences n'étaient que des langues, et que toute bonne philosophie se réduisait à une langue bien faite. N'est-il pas étrange que ceux qui parlaient ainsi aient souvent condamné a priori ce qu'ils appelaient les questions de mots, et cru décrier telle ou telle philosophie en la taxant de ne vivre que sur ces questions-là? En vérité la scolastique, aux yeux de la philosophie du XVIIIe siècle, n'aurait dû avoir aucun tort d'être une langue; son seul tort possible, c'était d'être une langue mal faite.

Prenons donc garde que l'accusation élevée contre la scolastique ne remonte jusqu'à la philosophie. Car elle pourrait à la rigueur être articulée contre la science métaphysique, de quelque méthode que celle-ci se servit et quelque forme qu'elle essayât de revêtir.

On peut distinguer en général trois manières de philosopher.

Si, au lieu d'analyser péniblement, soit le sens des mots comparés entre eux, soit les opérations délicates de la pensée, on emploie implicitement les mots et la pensée, et qu'on cherche à décrire directement la nature des choses, à la représenter dans les êtres qui la composent et les rapports qui les unissent; quoique ce travail ne puisse s'opérer que suivant les lois de l'intelligence et à l'aide des noms qu'elle prête à ses idées, c'est une tentative immédiate sur les choses, comme la physique, la chimie ou la zoologie; c'est l'essai d'une science qui prétend être éminemment une science de choses; et on peut l'appeler une ontologie.

Si l'on s'attache uniquement ou principalement à porter l'ordre, l'accord et la clarté dans nos manières de concevoir les choses que nous exprimons, et à réduire en système ces conceptions pour en composer une science régulière, c'est encore une philosophie. Quoique d'une part cette science soit aussi obligée de se servir des mots, d'en faire un choix et un usage méthodiques, quoique de l'autre, en étudiant les idées, elle étudie indirectement les choses, puisque nous en croyons notre pensée, et que notre esprit reproduit les choses, soit comme elles existent, soit comme elles sont réputées exister; une telle philosophie roule principalement sur les idées, et ceux qui l'ont particulièrement mise en honneur l'ont si bien senti qu'ils ont proposé de la nommer idéologie.

Si maintenant, laissant dans l'ombre et le modèle extérieur auquel correspond le tableau de nos pensées, c'est-à-dire les choses, et le sujet, ainsi que la composition et l'ordonnance de ce tableau, la science se borne à en considérer séparément tout ce qui est notre oeuvre apparente et sensible, savoir, les images que nous produisons pour tracer et peindre le tableau après l'avoir conçu, je veux dire les mots; si, dis-je, elle s'attache à décrire et à déterminer la valeur, l'usage, les rapports de ces mots; quoiqu'elle ne puisse le faire sans un certain souvenir de la réalité, ni sans soumettre le langage à la pensée intérieure, ce droit naturel dont le langage est le droit écrit; la science est ouvertement alors une science de mots; elle a surtout les formes et les allures d'une grammaire, et s'il fallait ici, pour l'exactitude et la symétrie de nos distinctions, lui assigner un nom technique, nous lui pourrions donner, avec un sens spécial, le nom de terminologie.

Ainsi, la philosophie peut être ontologique, idéologique, terminologique, selon le caractère qu'elle affecte et la méthode qu'elle préfère. Mais, avec telle ou telle de ces qualifications, cesse-t-elle d'être une philosophie? nous ne le pensons pas. Ainsi ne l'ont point pensé les hommes illustres qui, selon les temps, lui ont fait subir telle ou telle de ces trois transformations. Comment, en effet, les destituer du titre de philosophes? Et pour ne défendre ici que les terminologistes, qui pourrait dire qu'ils doivent être mis hors la philosophie? Seraient-ce les idéologistes, eux qui par le choix de ce nom ont témoigné de leur soin à s'abstenir, à s'écarter de toute ontologie, et qui, grammairiens avant tout, en inventant ce mot idéologie, sont restés en arrière de leur véritable doctrine, et ont retenu le nom de la science en deçà des conséquences qu'ils lui avaient fait réellement atteindre? Qui mieux qu'eux-mêmes avait, en effet, compris que l'expression tenait à la pensée? En se fondant sur la nécessité où nous sommes de jouer aux mots pour jouer aux idées, c'est eux qui ont ramené la science au langage. Conséquents et sincères, eux aussi, ils auraient pu appeler la philosophie du nom de terminologie.

Quant aux ontologistes, seraient-ils donc les seuls philosophes? Depuis que le Discours de la méthode a paru, cela serait difficile à soutenir; car le procédé ontologique, au sens où nous l'avons défini, a été presque généralement abandonné, et peut-être même décrié outre mesure. D'ailleurs, il est impossible à celui qui s'attache le plus aux choses de ne pas s'occuper au moins implicitement de l'étude et du classement des pensées. Ce sont deux opérations inséparables l'une de l'autre, et toutes deux sont inséparables d'un travail sur les mots. D'ordinaire, celui qui fait une découverte réforme la langue, et l'observation neuve d'un phénomène sensible de la nature aboutit à une innovation dans les termes. La découverte du principe de toute la chimie moderne pouvait presque se réduire à une meilleure définition du mot combustion.

Dans la philosophie proprement dite, l'ontologie influe d'une manière encore plus notable et plus directe sur le langage. Tout auteur de système crée nécessairement sa langue, et prétend de nouveau marquer à son coin la monnaie usée des termes vulgaires. Il arrive même un fait assez frappant, quoique très-explicable, c'est que les philosophes qui ont le moins pensé aux mots en ont le plus abusé; dans le fait, ils n'ont pas été les moins sujets à se laisser conduire et tromper par le langage. Les philosophes grecs, par exemple, ceux surtout qui ont précédé l'école de Socrate, ont manié la langue avec une liberté qui les a souvent égarés, et à force de négliger l'analyse soit des mots, soit des idées, ils ont parfois, avec des idées confuses et des mots équivoques, construit le mensonge ontologique des cosmologies de l'antiquité. Faute de se tenir assez en garde contre les illusions du langage, contre les déceptions de la raison, on manque l'ontologie; on la rend plus obscure, plus fictive, plus nominale encore, que ne le serait la pure science de la pensée et de l'expression. Que d'observateurs du monde n'ont enfanté que le roman du monde! que de descriptions de la nature ont abouti à une science de mots!

Mais si celui qui veut faire un système sur la nature des choses ne réussit trop souvent qu'à aligner sous le cordeau de la logique des dénominations arbitraires, il arrive aussi que, par un effet inverse, les esprits occupés uniquement de la terminologie de la science s'épuisent à la régulariser, à la distribuer dans les compartiments d'un plan analytique, à en séparer les termes par la distinction, à les rapprocher par l'analogie; et grâce à ce besoin et à ce pouvoir qui est en nous d'imposer des noms aux êtres ils prennent bientôt pour des êtres les noms eux-mêmes, et attribuent une réalité factice à ces mots si bien classés et si bien définis. L'intelligence qui, absorbée par l'étude du langage, semble avoir perdu le sens de la réalité, et se contenter des apparences verbales, rend ensuite par une illusion contraire la réalité à ces apparences, matérialise, anime, personnifie les êtres de raison que les mots supposent sans les prouver toujours. La science qui a voulu n'être que terminologique devient peu à peu ontologique; mais elle le devient dans l'ordre inverse de la vérité, et soumet le monde à la loi du langage, au lieu de faire le langage à l'image du monde. C'est alors que la science peut être accusée d'être une science de mots; elle risque de ne jamais autant mériter ce reproche qu'au moment où elle prétend l'éviter.

Je laisserais ma pensée trop incomplète si je ne disais que la nécessité de faire une part à ces trois procédés de l'esprit, que l'impossibilité prouvée par vingt expériences d'en proscrire absolument aucun ou d'essayer impunément de le faire, pèse sur la philosophie, et nous oblige à les concilier. La science a trois points de vue; il faut savoir s'y placer tour à tour. Entre eux, il n'y a qu'une question d'ordre. Livré à lui-même et sous l'empire des nécessités de la vie, l'esprit mêle tout ensemble, et cette synthèse fait dans la pratique sa force et sa confiance. Toute intelligence est en communication avec la réalité, la conçoit suivant ses propres lois, et par le langage reproduit ce qu'elle a perçu et ce qu'elle a conçu, sous une forme communicable aux intelligences qui lui ressemblent. Lorsqu'on veut traduire ces connaissances pratiques et confuses en science, c'est-à-dire connaître avec méthode, quel point de vue faut-il choisir? où se placer pour mieux voir? par où commencer? Évidemment par cette unité même à laquelle se communique la réalité, et qui la communique à son tour, telle qu'elle l'a conçue, après l'avoir reçue. L'homme est constitué pour absorber d'abord et renvoyer ensuite la lumière qui l'environne. S'il s'étudie avec exactitude et profondeur, s'il recherche ce qu'il pense, non pour établir la généalogie arbitraire de ses idées, mais pour se bien rendre compte de tout ce qui est contenu dans ses notions acquises, dans ses notions primitives, des convictions qui dominent dans son esprit, comme des opérations à l'aide desquelles elles se forment et se manifestent, il parviendra sûrement à mieux connaître ce qui est, en connaissant mieux ce qu'il en pense et ce qu'il en dit. La puissance qui lui donne la réalité, qui la perçoit et la conçoit, puis qui porte dans tout ce qu'il sait et tout ce qu'il pense l'ordre, la clarté, la fixité par la parole, cette puissance, c'est lui-même; et, en s'étudiant bien, en scrutant tout ce mystère de sa nature intérieure sans perdre de vue le dehors de qui il reçoit et auquel il rend, il remonte à la source de la science, et prend le seul moyen de la faire complète, universelle, adéquate à la vérité, dans la mesure cependant où ces épithètes sont applicables à la connaissance humaine. Ce point de vue est le point de vue psychologique, qui ne diffère du point de vue idéologique qu'en ce qu'il est moins partiel et moins étroit. Pour celui qui ne s'arrête pas à l'idéologie superficielle, qui la pousse à sa profondeur dernière, la science de la réalité et celle du langage reparaissent à la lueur même du flambeau intérieur, et la philosophie retrouve au fond de l'esprit humain le vrai jour qui éclaire le monde.

Quoi qu'il en soit, on a vu qu'on ne pouvait a priori accuser une science d'être, au mauvais sens de l'expression, une science de mots. L'esprit considère toujours plus ou moins les choses, les idées, les mots. S'il tend à ne considérer que les choses, il ne se connaît pas bien lui-même. S'il n'est attentif qu'aux idées, il perd le sentiment des choses; et ce qu'il accepte pour des idées n'est bientôt plus que des mots. S'il s'occupe des mots plus que de tout le reste, il prend à la longue les mots pour les choses, et revient par un détour à l'ontologie. Si cette ontologie était vraie, peu importerait le chemin qui l'y aurait conduit; mais si elle est fausse, c'est alors qu'il ne sait que des mots. Qu'est-ce donc en définitive qu'une science qui n'est qu'une science de mots? c'est une fausse ontologie.

Or, maintenant, est-ce là ce qu'a été la scolastique? Telle est la vraie question, et elle ne peut être résolue que par une étude suffisante de la scolastique même. Et comme il s'agit de savoir si finalement elle a dit mensonge ou vérité, on ne peut chercher à la passablement connaître, sans étudier avec elle le fond des choses; car on ne saurait juger d'une science qu'en la comparant à son objet, comme on ne juge de la fidélité d'un portrait que par son modèle. Et cela déjà prouve que l'étude de la scolastique n'est ni aussi superficielle, ni aussi gratuite, ni aussi stérile qu'il l'a paru longtemps.

Ainsi, bonne ou mauvaise, la scolastique est une philosophie. Ce que nous avons dit suffit, ce semble, pour dissiper sur ce point les principaux doutes. Maintenant il y aurait à examiner d'abord si elle n'a réellement été que ce que nous avons appelé une terminologie; puis si cette terminologie a produit une fausse ontologie. Sur ces deux points, nous le disons d'avance, elle ne nous paraît pas irréprochable; mais elle n'est pas pour cela une science de néant.

Nous avons déjà montré en général qu'une science qui mériterait, au sens où nous l'entendons, ce nom de science terminologique, ne serait pas nécessairement une science vaine. Faisons application de ces idées à la scolastique.

Si cette philosophie est une science purement terminologique, elle est bien au moins une grammaire. La grammaire fait profession d'être la science des mots. Est-elle pour cela une science vaine et qui n'importe en rien à la connaissance des réalités? Prenons un exemple pour plus de clarté, et choisissons-le parmi les plus simples.

Au début de toute grammaire, on vous dit que les premiers mots dont vous deviez vous occuper, sont les noms. Les noms sont les mots qui désignent et les choses qui sont et ce que sont les choses. Les choses sont des substances, et pour cette raison les noms sont appelés substantifs. Ce que les choses nommées par les substantifs, sont en sus de leur substance et de leur existence, est en quelque sorte ajouté à leur substance, et les noms de ce qui s'ajoute ainsi sont dits adjectifs. En d'autres termes, les noms désignent d'abord les choses, celles qui sont considérées comme subsistant par elles-mêmes; mais il y a autour de ces choses, ou dans ces choses, des circonstances, modes, accidents, ou qualités qui sont comme adjacentes aux substances (adjacentia, c'est le mot de la scolastique et l'origine de celui d'adjectif), et qui peuvent, jusqu'à un certain point, êtres prises comme des choses, si bien que les adjectifs peuvent revêtir à leur tour la forme des substantifs et continuent alors de désigner les attributs pris substantivement, c'est-à-dire considérés comme s'ils existaient hors des choses auxquelles en réalité ils ne se rencontrent que réunis, et conséquemment comme s'ils existaient par eux-mêmes à la manière de ces choses. Tout le monde reconnaît là les substantifs abstraits.

Cette première classification des mots ne fait-elle connaître que des mots?

1° D'abord elle vous apprend que l'esprit croit naturellement une existence réelle aux choses individuelles.

2° Puis, parmi ces substantifs qui les nomment, les uns désignent exclusivement un individu déterminé, les autres tous les individus semblables ou comparables, comme arbre, homme, animal. Or ceci nous enseigne que l'esprit a le besoin et la puissance de donner aux choses, en les considérant dans ce qu'elles ont de commun, des noms communs aussi, noms abstraits des réalités individuelles, et de former ainsi des genres et des espèces qui sont tout au moins les noms abstraits des concrets individuels.

3° En outre, ces substances quelconques désignées par les substantifs peuvent avoir des attributs exprimés aussi par des noms, et cela veut dire encore que l'esprit a la faculté de considérer ces mêmes attributs comme les sujets hypothétiques de certains autres attributs qu'il distingue ultérieurement, et de donner ou supposer à ces sujets de sa composition une certaine réalité, peut-être factice, sous la forme d'abstraction. Ainsi, à ne la considérer que comme une notion, la couleur n'est que le nom substantif de l'attribut du corps coloré, et elle devient à son tour le sujet d'autres attributs, elle est dite blanche, rouge, etc.; puis la blancheur, prise à son tour pour sujet, est dite terne, éclatante, etc. Or, la connaissance de cet emploi des idées et des mots est déjà un résultat idéologique, ou une vue de l'esprit humain.

4° Il est naturel de se demander ce qu'il en est de tout cela dans la réalité et indépendamment de l'esprit humain; et la grammaire a prévenu et même hypothétiquement résolu la question. Quand elle dit que les noms désignent des choses ou des qualités, elle suppose apparemment qu'il y a des choses et des qualités. Les choses réelles, individuelles, elle les appelle substances, ou choses qui existent par elles-mêmes. Elle appelle ainsi non-seulement des substances accessibles aux sens, mais des substances invisibles; Dieu, une âme, sont des substantifs comme cet homme ou cette pierre. La perception par les sens n'est pas l'unique garant de la substance, et l'on croit à des choses qu'on ne voit pas. Les langues faites sous l'empire de cette croyance la constatent; mais la justifient-elles? Elles font une distinction entre les substances et les qualités. Celles-ci sont dites ne pas exister par elles-mêmes, et elles ne sont que des choses en d'autres choses. Cependant elles sont nommées isolément, absolument, et supposées ainsi des choses par le langage. Cette supposition est-elle un démenti donné à la distinction précédente? Les qualités existent-elles, et comment existent-elles? Faut-il prendre le langage pour la réponse réelle et décisive à cette question? Il en préjuge la solution; il est, au moins par hypothèse, ontologique. Il décrit les réalités comme elles paraissent être à l'esprit, et tout au moins comme elles pourraient être effectivement. La grammaire n'est donc pas radicalement étrangère à l'ontologie. Elle la suppose en traduisant les idées de l'esprit humain.

5° Dès qu'elle a fait connaître les noms, elle expose les circonstances dans lesquelles ils se trouvent placés les uns par rapport aux autres, ou les relations verbales que leur donne le langage raisonné. Car la grammaire n'est pas une simple nomenclature; toute grammaire est syntaxe, même dès ses premières pages. Les choses nommées sont exprimées les unes relativement aux autres. Par exemple, on énonce qu'une chose est en la possession d'une autre ou qu'elle passe en la possession d'une autre; on énonce qu'une chose reçoit l'action d'une autre, et cela par le moyen d'une autre. Ce sont les différents cas des noms, c'est le génitif, le datif, l'accusatif, l'ablatif. Voilà certainement encore de la pure grammaire.

Et tout cela cependant signifie que l'esprit établit des rapports entre les objets; tout cela énumère et définit quelques-uns de ces rapports. La possession ou habitude qui est exprimée par le génitif ou attribuée par le datif, le rapport d'action à passion, de moyen à résultat, sont assurément des conceptions de l'esprit, et si l'on n'avait pas soin de les analyser comme telles, on ferait de la mauvaise grammaire. Ainsi le rapport de possession serait une définition bien vague et bien insuffisante de celui qui est exprimé par le génitif, lequel exprime entre autres une forme de possession particulière, celle de l'attribut par le sujet; le rapport de l'agent au patient que représente en général celui du sujet au régime ou du nominatif à l'accusatif, se rattache souvent à celui de l'effet à la cause; enfin l'ablatif qui correspond à l'idée de moyen, désigne souvent ce qu'on appelle dans l'école la cause instrumentale. Il y a là un assez grand nombre d'idées de relation, nécessaires à l'esprit humain qui les emploie, transporte ou convertit avec une liberté et une autorité singulières. La grammaire est confuse et inexacte si elle ne les distingue, les ordonne et les définit; et quand elle fait cette opération sur les mots, elle décrit en même temps des idées nécessaires à l'intelligence, et touche à ce qu'un philosophe allemand appelle l'architectonique de l'esprit humain.

Le fait-elle dans un point de vue vraiment psychologique, elle cesse de regarder ces notions comme de simples nécessités de la pensée. L'esprit, en effet, ne les emploie pas uniquement comme les seuls moyens d'avoir des choses une conception qui lui serve. Il y croit en même temps qu'il en use, c'est-à-dire qu'il a l'invincible conviction que ces rapports sur lesquels il raisonne sont effectivement les rapports externes des choses, et qu'en dehors de lui il y a des causes, des effets, des agents, des moyens, des résultats, etc.; en un mot, que cette liaison idéale de ses perceptions est la copie fidèle des relations entre les objets de la nature. Comme les noms qui les désignent, les choses ont pour lui leurs cas, et le monde réel serait incompréhensible s'il n'était pas tel qu'il est compris. Encore sous ce rapport, on voit que la grammaire suggère et suppose une ontologie.

Est-ce donc qu'il n'y ait pas en grammaire de pures questions de mots, exclusivement relatives à l'expression indépendamment de la réalité qu'elle exprime, et qui n'appartiennent qu'à la nature propre du langage en général ou d'une langue en particulier? Si vraiment, et toute langue offre de ces questions-là. Par exemple, que les cas soient désignés par les désinences des mots comme en latin, par des articles comme en français, par des désinences et par des articles comme en grec; c'est un point de grammaire qui n'a rien de commun avec la science de la pensée ou de la nature. Que les substantifs abstraits soient de tel ou tel genre, qu'ils soient tous féminins plutôt que masculins ou l'inverse, ce n'est pas là non plus une vraie question métaphysique; ce n'est en grammaire qu'un point de fait à éclaircir ou à connaître. Enfin des questions même plus profondes, comme celles de la composition des mots, de leur transfusion d'une langue dans une autre, de la manière dont les idiomes se sont successivement engendrés, quoiqu'elles ne puissent être résolues sans une analyse assez fine des idées, sont cependant des questions qui, pour la plupart, dépendent de l'état des esprits dans les pays et les temps où les langues se sont formées. Bien qu'elles ne soient pas uniquement verbales, et qu'elles touchent à la philosophie de l'histoire, on peut encore les regarder comme des questions grammaticales; elles appartiennent à la linguistique, à la science des mots.

Mais enfin, dans les rapports généraux eux-mêmes du langage avec la pensée, n'y a-t-il pas des points dont l'étude est indifférente, ou peu s'en faut, à toute philosophie réelle? Je le crois, encore qu'on ne puisse les parfaitement étudier sans philosophie; prenons pour exemple tout ce qui concerne le langage figuré. La connaissance approfondie du langage figuré conduirait sans doute à cette remarque, vraiment philosophique, que la faculté de nommer les objets ne va pas sans un penchant à représenter les uns par les noms des autres, en vertu de certaines similitudes qui frappent l'imagination plus que la raison; en d'autres termes, à parler par images. Ou pourrait rechercher encore si, comme quelques-uns l'ont prétendu, toute langue est exclusivement métaphorique, ou si seulement le langage figuré est de fait mêlé au langage direct, et dans ce cas, si ce mélange est utile, s'il est inévitable, s'il y aurait quelque motif et quelque possibilité de l'abolir et de composer une langue absolument dénuée de figures. C'est là de la philosophie sans aucun doute, mais c'est de la philosophie du langage, et quoiqu'on en pût tirer encore quelques inductions sur la nature de l'esprit humain, la connaissance de la réalité n'est pas fort engagée dans l'étude de ces questions, et pour celui qui les résout sainement, elles n'ont pas un rapport essentiel avec la vérité de nos idées objectives. Encore est-ce une simple opinion que j'exprime, et la thèse contraire a-t-elle été soutenue par des philosophes qui ont donné au langage une importance philosophique supérieure à celle que je suis disposé à lui reconnaître.

J'ai parlé tout à l'heure des substantifs abstraits; il y en a de différentes sortes. Prenons ceux qui expriment substantivement ces qualités qu'on nomme dans l'école les accidents de la substance, comme la qualité d'être blanc, amer, mou, etc., ou la blancheur, l'amertume, la mollesse, etc. Les abstractions de cette sorte ne représentent aucune substance réelle. Il y a des substances qui ont diverses qualités, entre autres celle d'être molles, amères et blanches; il n'y a pas une chose qui soit substantiellement la blancheur, la mollesse, l'amertume en elle-même. Lorsqu'on isole ces accidents par la pensée et le langage, et que l'on en fait les sujets de certaines propositions, quand on dit la blancheur est agréable, l'amertume est répugnante, le sens commun avertit que ce sont des sujets hypothétiques et artificiels dus au pouvoir généralisateur de l'esprit; c'est une translation de l'adjectif au substantif, de l'attribut au sujet, qui a peut-être quelque analogie avec la propriété translative ou métaphorique du langage, et qui n'a pas beaucoup plus de réalité que ces autres locutions, le choc des opinions, le feu des passions, l'explosion de la colère. C'est une translation ou métaphore d'un autre genre; la première rendait l'insensible par une comparaison avec le sensible, ou l'invisible par une image; la seconde convertit l'attribut en sujet et la qualité en substance. C'est un don, un pouvoir, peut-être une faiblesse de l'esprit humain, que d'opérer ces métamorphoses, mais la réalité n'est guère intéressée dans tout cela. Dans ces termes, l'étude de cette classe de substantifs abstraits (celle des substantifs qui répondent aux qualités accidentelles des êtres) n'est et ne doit être qu'une étude de mots; et c'est savoir les choses comme elles sont, que de savoir dans ce cas qu'elles ne sont pas essentiellement comme les mots, ou que les mots ne sont que des mots.

Que si, par impossible, on croyait le contraire, et qu'abusé par les apparences du langage, on fît jouer sans discernement à ces abstraits le rôle des concrets individuels, que l'on prît les noms qui les désignent pour des noms directs, même pour des noms propres, et qu'on supposât des êtres partout où l'on a imposé des noms, alors on retomberait dans l'inconvénient tant signalé de réaliser les abstractions, on ferait de l'ontologie dans le mauvais sens, on traiterait les mots comme des choses, et c'est alors qu'on mériterait l'accusation de n'édifier qu'une science de mots: accusation grave, parce qu'on aurait prétendu savoir autre chose. Le tort serait précisément d'oublier ou d'ignorer qu'on ne savait que des mots.

Une science de mots n'est donc pas mauvaise en soi; ce qui est mauvais, c'est de prendre une science de mots pour une science de choses.

La scolastique, je le dis par avance, est plus d'une fois tombée dans cette erreur. Lorsqu'on y tombe, il est évident qu'une foule de questions oiseuses, de difficultés artificielles, doivent naître successivement, et amener des solutions, des distinctions, des inductions, en un mot des connaissances purement hypothétiques ou relatives uniquement à la signification arbitraire de la langue qu'on a gratuitement imposée à la science. Mais cette faute que la scholastique a très-souvent commise, aucune philosophie, que je sache, ne l'a constamment évitée.

En prenant des exemples dans la grammaire, je ne me suis pas beaucoup éloigné de la scolastique. L'une a beaucoup d'affinité avec l'autre, et l'on serait, dans certaines occasions, embarrassé de les distinguer; ce qui deviendra plus évident, quand nous approcherons de plus près la philosophie du moyen âge.

Ce fut une philosophie. Parmi les questions qui ont joué un rôle philosophique, au moins dans l'antiquité, il en est peu que la science du moyen âge n'ait traitées et résolues à sa manière. S'il est des problèmes que nous n'y retrouvons pas, ce sont en général ceux dont le progrès moderne de la science a révélé l'existence ou rétabli la gravité; mais est-ce pour rien que nous voulons que l'esprit humain ait, il y a deux ou trois siècles, subi une révolution? Entre autres nouveautés, l'absolue liberté qui s'est introduite triomphalement dans les sciences, ne doit-elle pas avoir amené et des idées et des questions laissées jusqu'alors dans l'ombre ou dans le néant? Quoi qu'il en soit, avant nous, chez les anciens, il y eut apparemment une philosophie. Je n'égale pas la philosophie du moyen âge à celle de l'antiquité; le nom d'Abélard pâlit auprès de celui d'Aristote, et le soleil de Platon offusque de sa splendeur l'étoile de saint Thomas; mais enfin je dis que l'une de ces philosophies s'est occupée de presque tout ce qui occupait l'autre. La plus récente n'a pas été aussi étroite, aussi exclusive qu'on l'imagine. Elle l'a été dans sa forme; et c'est par là qu'elle s'est compromise. Elle a fait passer la science sous une forme exceptionnelle, et, par là, elle en a restreint et surtout dissimulé l'universalité.

La philosophie, au XIIe siècle, s'appelait ordinairement la dialectique. On donnait à ce mot un sens analogue a celui qui a prévalu dans le commun usage. La dialectique était l'art logique ou la logique appliquée. Les anciens l'avaient souvent entendu autrement. La dialectique de Platon est la recherche de ce qu'il y a de général dans le particulier, d'absolu dans le relatif, la recherche de l'idéal scientifique365. C'est une méthode ascendante qui, de nos perceptions diverses écartant le multiple, le changeant, l'individuel, remonte a l'essence, au permanent, à l'un. C'est une analyse, en ce sens qu'elle décompose, afin d'élaguer l'accessoire et d'atteindre le principal ou ce qui subsiste de chaque chose dans la raison éternelle; c'est une synthèse, en ce sens que, des phénomènes complexes et variables, elle semble former, par la vertu de l'intelligence, quelque chose qui n'est aucun phénomène. Prise comme instrument logique, elle serait l'art de la définition, puisqu'elle est la recherche de l'essence. C'est cette dialectique que les alexandrins empruntèrent à Platon et amenèrent à la rigueur d'un procédé scientifique366. Ce procédé se retrouve dans la philosophie moderne, et quelques-uns de ses caractères subsistent, par exemple, dans la dialectique d'Hegel367. Mais bien qu'il soit surtout cher à Platon, il n'était pas ignoré d'Aristote, car c'est le procédé de la science de l'être, de la science de l'universel, de la métaphysique en un mot368. Le Stagirite n'admit pas toutes les conséquences auxquelles cette méthode conduisait Platon; mais il la connut, il sut même la pratiquer parfois, quoiqu'il réservât le nom de dialectique pour cette partie de la logique qui ouvre la route de toutes les sciences en discutant les principes, et trouve un procédé syllogistique pour traiter un sujet donné en partant des propositions les plus probables369. Mais pour lui la dialectique était loin d'être toute la philosophie. Il dit même qu'elle lui est opposée, s'appuyant sur l'apparent, tandis que la philosophie s'appuie sur la vérité370. Dans les mains des stoïciens, la logique, niant ou du moins atténuant la vérité du général, devint peu à peu une polémique subtile et négative. Déjà les mégariens l'avaient transformée en argumentation sceptique; et ce n'est qu'après avoir porté le nom d'éristiques, qu'ils avaient reçu celui de dialecticiens371. C'est dans un sens qui tient peut-être des idées des écoles mégarique et stoïcienne, presque autant que des idées péripatéticiennes, que la dialectique fut entendue au moyen âge372. Aristote avait distingué une sorte de dialectique pratique qu'il appelle l'art exercitif373, et qui offrait bien quelques rapports avec l'art par excellence des scolastiques. La logique fut pour eux un terme général qui embrassait toute la science de la raison, ce qu'on appellerait aujourd'hui la philosophie de l'esprit humain; et comme la logique proprement dite aboutit à la dialectique qui est la pratique de la science, elle fut officiellement nommée la dialectique374. Abélard ne la définit nulle part formellement; mais en intitulant Dialectica son grand ouvrage de philosophie logique, son Organon à lui, il a suffisamment indiqué sa pensée, expliqué son langage.

Note 365: (retour) Voyez dans la traduction de M. Cousin l'argument du Philèbe, et le Philèbe lui-même, ainsi que le Parménide, t. II, p. 280 et 440; t. XII, p. 8.—Cf. Hegel, Hist. de la phil., Oeuvres complètes, (All.) t, XIV, p.240, Berlin, 1833.
Note 366: (retour) Cf. l'Hist. de l'école d'Alex., par M.J. Simon, t. I, l. II, c. II.
Note 367: (retour) Encycl. des sciences philos. Logique, chap. 81, t. VI, p. 151.
Note 368: (retour) Logique d'Arist., trad. par M.B. Saint-Hilaire. Dern. Analyt., l. 1, c. XI, chap. 6, 7 et 8.;—Métaphys., passim.
Note 369: (retour) Logique; Topiq., l. 1, c. II, chap. 6. Réfut. des soph., c. XXXIV, chap. 3.
Note 370: (retour) Id., Topiq., l. 1, c. XIV, chap. 7.—Réfut. des soph., c. XI, chap. 8.
Note 371: (retour) Diog. Laert., l. II, c. X, n. 1.
Note 372: (retour) Brucker, Hist. crit. phil., t. III, p. 672
Note 373: (retour) Topiq., c. XI, par. 1 et suiv.
Note 374: (retour) De bonne heure on les avait ainsi réunies. Cicéron considère la dialectique comme une branche ou une moitié de la science qu'il définit ratio disserendi, et qui est la logique. (Topiq., II.—De Leg., I, 23.—De Fato, I.) Boèce, dans son Commentaire des Topiques de Cicéron, décompose la logique, et donne de la dialectique les définitions consacrées que durent adopter les scolastiques. (Boet. Op., p. 700.—Cf. S. Aug., De Ord., l. II, c. XI.—Retract, l. I, c. VI.—Cassiod., De Instit. divin. litt., c. XXVII.—De Artib. ac Discipl., c. III.)

Quoi qu'il en soit, la dialectique, même en ce sens, n'étant qu'une partie de la philosophie, il a paru que la Scolastique n'était aussi qu'une partie de la philosophie; mais la dialectique, comme le raisonnement humain, peut s'appliquer à toutes choses. Dans une bonne classification, la dialectique comme science ne devrait s'appliquer qu'à la dialectique même; partout ailleurs, elle n'est que procédé et instrument; elle ne devrait pas même comprendre la logique proprement dite, dont elle n'est que la suite ou la dernière partie. Mais s'il plaît de l'appliquer à tout, de tout encadrer dans ses formes, de chercher dans les notions qu'elle emploie et dans les règles qu'elle pose les éléments de toute science, de se servir d'elle enfin comme d'un critère universel, on le peut faire, et elle devient alors, au lieu et place de la philosophie, la reine des sciences, la science universelle; elle obtient les titres de disciplina disciplinarum, duae universae scientiae, sola dicenda scientia375. Sera-ce que la philosophie aura été réduite en essence à la seule dialectique? non, c'est qu'elle aura été exclusivement ramenée aux procédés et au langage de la dialectique. Elle en aura sans doute souffert; la réalité ne peut sans violence et sans dommage, passer comme par le laminoir d'une méthode exclusive; ce qui est artificiel est toujours étroit, et le fond n'échappe jamais aux vices de la forme. Mais pourtant, ainsi contrainte, la science n'aura pas été supprimée. La scolastique n'a donc pas été la philosophie réduite à la dialectique, mais aux formes de la dialectique.

Note 375: (retour) Ab. Op., ep. IV, p. 239. Introd. ad Theol., l. II, p. 1047.—Ouvr. inéd., Dialect., pars IV, p. 435.

D'où lui est venue cette contrainte? De ce qu'à une certaine époque du moyen âge, l'esprit humain est rentré dans la philosophie par la dialectique. Le point de départ n'est jamais indifférent; au terme de la course, on se ressent du chemin qu'on a pris, et le choix de la méthode est avec raison regardé comme capital en philosophie. Nous tenons aujourd'hui qu'il faut aborder la philosophie par la psychologie. Prétendra-t-on que ce choix soit sans conséquence et n'influe pas sur les caractères ultérieurs de la science? La science ne manque pas d'adversaires qui disent qu'après avoir commencé par la psychologie, elle y demeure, et que nous n'avons fait qu'inventer une autre manière de la rendre partielle et stérile. Je le conteste, mais j'avoue qu'il est très-commun de ne point dépasser la psychologie; de très-habiles gens n'ont pu en sortir ou même ont fini par n'en pas vouloir sortir. L'école idéologique a tremblé de faire un pas hors du cercle de la sensation. Il y a beaucoup à redire aux limites scientifiques que les Écossais ont élevées et qu'ils ont interdit à l'observation de franchir. Jouffroy n'a pas complètement réussi, malgré d'ingénieux et opiniâtres efforts, à se délivrer du joug étroit de l'observation subjective de la conscience; et quoiqu'il proteste, Kant lui-même n'a fait que rendre plus profonde, mais non plus pénétrable, l'impasse de la psychologie. On ne saurait donc s'étonner que, renfermés dans un point de vue bien plus rétréci pour embrasser l'horizon (car la logique est dominée par la psychologie), les scolastiques aient eu beaucoup de peine à parcourir l'ensemble de la carte scientifique. S'ils ont encore beaucoup vu, ils n'ont pas vu sous un angle vrai; ils n'ont pas donné aux objets les dimensions, les contours et les teintes de la vérité. Mais du moins ont-ils connu tout ce qu'on peut connaître, lorsqu'on n'est initié à la science que par la dialectique.

Nous n'écrivons pas leur histoire. Il faut donc poser simplement comme un fait qu'après l'invasion définitive du christianisme et le refoulement successif des écoles de philosophie païenne, qui se réfugièrent et s'éteignirent dans le cercle encore brillant mais stérile des écoles alexandrines, les hommes supérieurs qui, dans l'Occident à partir du VIIe siècle, s'efforcèrent de dissiper les ténèbres de la barbarie, n'eurent pour flambeau que la lueur pâle des commentaires de la philosophie antique; et parmi les interprètes qui la transmirent au moyen âge, dominèrent les commentateurs de la Logique d'Aristote.

Les anciens avaient trouvé les sciences et les lettres. On recevait d'eux les unes et les autres avec une curiosité, une admiration et une confiance égales. On les imitait en tout, excepté dans la liberté de leur génie. Toute doctrine se convertissait donc en érudition. Comprendre, traduire, interpréter, paraphraser, telle était, en général, l'oeuvre de ces esprits nobles et malheureux qui se soulevèrent au-dessus de l'ignorance et de la grossièreté universelles, dans ces contrées dépouillées de toute nationalité par la double conquête des légions romaines et des hordes du Nord. Les peuples de notre Occident n'avaient point de culture qui leur fût propre. Leur littérature indigène, s'il est permis de donner ce nom aux essais informes de la poésie druidique, avait péri comme les arts, les moeurs, le culte de la vieille Gaule. Les idées et les lettres, les arts de l'imagination et ceux de l'industrie, tout, jusqu'à la religion, avait été comme importé à nouveau dans ces régions, théâtre de l'éclatante civilisation de la moderne Europe. Les hommes livrés aux travaux de l'esprit, n'étaient donc encouragés par aucun exemple, autorisés par aucun succès, à penser, à écrire d'après eux-mêmes, à inventer pour leur compte, à essayer enfin d'une véritable et complète originalité. Pour les sciences et les lettres, la Grèce et Rome; pour la religion, le Midi et l'Orient, c'est-à-dire encore Rome et la Grèce; voilà leur exemple et leur loi. Ils ne demandaient ni à leur sol ni à leur ciel ces productions spontanées que le temps seul sème à pleines mains dans les terres fécondes. Ils attendaient tout de ceux de qui tout leur était venu. Or, que leur venait-il désormais de ces peuples jadis leurs vainqueurs, et qui, contraints de céder l'espace et le pouvoir à de nouveaux et barbares conquérants, étaient restés les maîtres spirituels des premiers vaincus? Que leur venait-il de ces régions où se levait encore pour eux le soleil de l'intelligence? rien d'abord que la grande voix de la religion, qui était elle-même ou qui voulait être quelque chose de définitif et d'immuable, rien que les derniers échos de la parole grecque qui s'était tue, mais qui retentissait encore. Les écrits des hommes qui ont tracé leurs noms aux dernières pages des fastes de la littérature ancienne, ne sont que des compilations plus ou moins méthodiques, des expositions quelquefois raisonnées de systèmes antérieurs, des traductions d'idées enfin, quand ce ne sont pas de simples versions de textes. Ceux donc qui devenaient leurs disciples, ceux qui dans le nord de l'Europe s'adonnaient, entre le VIIe et le XIe Siècle, aux choses de l'esprit, se faisaient pour la plupart de purs érudits, c'est-à-dire des penseurs sans liberté, instruits par des écrivains sans originalité. C'est par le milieu des commentateurs, c'est à travers un nuage que parvenaient jusque dans les Gaules les rayons affaiblis des brillantes constellations qui avaient surgi derrière la colline de l'Acropolis, et doré de leur éclat le faîte blanchissant du temple de Thésée. Porphyre, saint Augustin, Martianus Capella, Cassiodore, et surtout Boèce, étaient les médiateurs nécessaires et respectés qui transmettaient les idées de Platon et d'Aristote aux Bède, aux Alcuin, même aux Jean Scot et aux Raban Maur, qui s'efforcèrent les premiers de repasser de l'érudition à la philosophie. On sait avec assez d'exactitude quelle était la bibliothèque philosophique de ces hommes qui puisaient cependant presque toutes leurs idées à la source du passé. Les originaux leur étaient en général inconnus. Le Timée de Platon et la Logique d'Aristote, traduits en latin, sont les plus avérés des monuments des grands siècles qu'ils eussent entre les mains376. Le platonisme qui n'est pas dans le Timée, l'aristotélisme qui n'est pas dans l'Organon, ne leur étaient connus que confusément, par fragment, par allusion, par citation dans les paraphrases et les expositions incomplètes des commentateurs sans génie des derniers temps. Il n'est pas étrange que parmi ces débris, l'Organon ou plutôt la doctrine qui y est contenue et qui forme à elle seule un système achevé, un travail défini et démonstratif, ait fait dominer partout la science et l'esprit de la logique. La logique effaça peu à peu le reste de la littérature377. Elle avait d'ailleurs exercé déjà une influence marquée sur les deux vrais maîtres des écoles du moyen âge, Porphyre et Boèce. Ils s'étaient appliqués, l'un à ouvrir au disciple les portes de la logique, l'autre à conduire à travers ses détours le disciple initié. L'un avait composé une introduction; l'autre des versions et des commentaires. Là-dessus, il est tout simple que les savants du moyen âge aient pensé qu'il ne restait à la science que des gloses à faire. Le mot même fut consacré. Presque tous les philosophes scolastiques furent éminemment des glossateurs378, et l'on annota les commentateurs d'Aristote, avant de l'interpréter lui-même et de le connaître tout entier. C'est sans aucun doute un heureux hasard advenu à un court écrit de Porphyre et à quatre ou cinq de Boèce qui fut la première cause de la grande fortune d'Aristote. La puissance saisissante de la logique fut la seconde. D'ailleurs toute logique est essentiellement élémentaire, et semble, comme la grammaire, révéler la raison; elle convient donc à des études commençantes.

Note 376: (retour) Encore Abélard n'avait-il dans les mains que les deux premiers des six traités qui composent la Logique d'Aristote ou l'Organon. (Voyez sa Dialectique, p. 228.) Que dans les quarante premières années du XIIe siècle, il circulât communément en Gaule et en Angleterre d'autres livres philosophiques que ces deux fragments de l'oeuvre d'Aristote et de Platon, l'Isagogue de Porphyre, plusieurs des traités aristotéliques de Boèce et deux traités indûment attribués à saint Augustin, c'est ce que personne n'a réussi à prouver. Voyez l'excellent ouvrage de M. Jourdain sur les traductions latines d'Aristote au moyen âge. Cf. Brucker, Hist. crit. phil., t. III, p. 564; et le ch. III du présent livre.
Note 377: (retour)

...Quaevis

Litera sordescit, logica sola placet.

Johan Saresber., Estheticus, poem., p. 3, Hambourg, 1843.

Note 378: (retour) Nous avons cinq opuscules d'Abélard sous le litre de gloses, Glossae in Porphyrium, de categoriis, etc., quatre imprimés, un manuscrit. M. Cousin a fait connaître plusieurs gloses du Xe siècle sur le de Interpretatione, sur les catégories, etc. (Ouvr. inéd. d'Abél., p. 551-611; Append., p. 618 et suiv.)

Cependant la forme péripatéticienne n'avait pas été primitivement la forme unique de la philosophie du moyen âge. Scot Érigène, qui en est regardé comme le fondateur, tendait à lui donner un tout autre caractère. Son génie hardiment spéculatif dépasse la dialectique379. Ce dogmatisme encore vague, où respire un peu de platonisme et de philosophie alexandrine, put se soutenir quelque temps. Mais bientôt il arriva un moment où l'aristotélisme, parlons plus exactement, où la dialectique gagna du terrain et devint dans la science une mode qui a duré quatre ou cinq cents ans. Il serait curieux, mais il est difficile de déterminer ce moment avec précision. Du moins, la simple chronologie des noms jettera-t-elle un grand jour sur cette partie de l'histoire de la dialectique.

Note 379: (retour) Cf. M. Guizot, Cours d'histoire de la civilisation en France, t. III, leçon 29; M. Rousselot, Phil. dans le moyen âge, 1re part., c. II, et l'ouvrage de M. Saint-René Taillandier, Scot Érigène et la philosophie scolastique.

On peut fixer à la mort de Proclus, c'est-à-dire à la fin du Ve siècle, le terme de toute philosophie originale dans l'antiquité païenne (485). Et déjà, depuis plus de cinquante ans, saint Augustin, un des derniers Pères qui aient une place dans l'histoire de la philosophie, était descendu au tombeau (430); le règne des interprètes et des scoliastes avait commencé. Simplicius et Philopon commentaient Aristote, en se souvenant de Platon. Martianus Capella avait un peu auparavant publié ce poème encyclopédique où les sciences sont personnifiées comme des déesses, où la Dialectique, au front pâle, aux cheveux entrelacés, cache dans les plis de sa robe athénienne des fleurs et des serpents, mais se donne pour la législatrice des autres sciences380. Boèce mourait tragiquement, en laissant ces traductions et ces paraphrases qui devaient surnager les premières après le naufrage des lettres antiques (526). Cassiodore, dressant, au VIe siècle, l'encyclopédie destinée à lui survivre, et dont Alcuin devait faire un jour la règle légale de l'enseignement scolaire, mettait au rang des sept disciplines la philosophie sous le simple nom de dialectique. La philosophie était bien, pour lui comme pour Platon, la ressemblance de l'homme à Dieu, mais il développait cette définition par une analyse très-sommaire de l'Isagogue de Porphyre, des Catégories d'Aristote, enfin des grandes divisions de l'Organon381. C'est de ce temps peut-être qu'il faut dater les deux ouvrages sur le même sujet que le moyen âge mettait sur le compte de saint Augustin. Au siècle suivant, Bède résumait pour le nord de l'Europe toutes les connaissances humaines venues de l'Orient et du Midi, et la philosophie trouvait place dans ses volumineuses compilations. C'était aussi d'Aristote qu'il aimait à donner des extraits; déjà il appelait chaque citation une autorité, et assignait à la dialectique le premier rang dans la logique, cette maîtresse du jugement382. Après Bède, les écoles s'ouvrent en France à la voix de Charlemagne. C'est Alcuin qui les inspire et les dirige. Il a étudié toutes les sciences profanes, et certainement les sept arts, mais surtout l'art dialectique, dont l'empereur, dit-il en s'adressant à Charles lui-même, a la très-noble intention d'apprendre les principes. Lui aussi, il a quelque teinture de l'Isagogue, des Catégories, de l'Hermeneia, et il s'attache à faire recopier, à répandre, à imposer même comme bases de l'enseignement les traités logiques qu'Augustin, dit-il, a, pour les traduire, tirés des trésors de l'ancienne Grèce,

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