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Abélard, Tome I

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Speluncam Dido dux et Trojanus eamdem Deveniunt.

Note 75: (retour) Clisson est à 7 ou 8 kilomètres des ruines du château du Pallet, dans le pays appelé le Bocage. Aucune construction n'y paraît remonter au temps d'Abélard; hormis peut-être une partie de l'ancienne chapelle de la Trinité, près du couvent de bénédictines devenu la Villa Valentin. La château fut rebâti en 1223; mais auparavant il y avait déjà un château, et Clisson était déjà un lieu important. Rien n'indique que le nom de grotte d'Héloïse soit autre chose qu'une fantaisie du propriétaire du parc; mais c'est une grotte naturelle sur la rive droite de la Sèvre. (Abail. et Hél., par Turlot, p. 144.—Voyage pittoresque à Clisson, par Thienon, planch, xiii, 2 vol. in-4.—Notice sur la ville et le château, 1 vol. in-18, Nantes, 1841.)

A la nouvelle de la fuite d'Héloïse, Fulbert était tombé comme en démence. Dans sa douleur et sa colère, il ne savait comment se venger d'Abélard, quelles embûches lui tendre, enfin quel mal lui faire. S'il le tuait, s'il le mutilait par quelque blessure cruelle, il craignait que sa nièce bien-aimée n'en fût punie par la famille du ravisseur qui l'avait recueillie. Quant à se rendre maître par force de sa personne, il ne l'espérait pas. Abélard se tenait sur ses gardes, prêt à l'attaquer s'il fallait se défendre. Peu à peu il prit pitié de cette extrême douleur, ou plutôt il sentit qu'il fallait absolument sortir d'une situation critique en réparant sa faute; il résolut de s'accuser du crime de son amour comme d'une trahison, il vint trouver le chanoine, avec des prières et des promesses, s'engageant à lui accorder la réparation qu'on exigerait. La passion, en effet, ou peut-être la crainte lui rendait tout acceptable et tout facile; il se disait que les plus grands hommes avaient succombé comme lui, et pour apaiser Fulbert, pour le satisfaire au delà de toute espérance, il offrit le mariage, pourvu que le mariage restât secret; car il appréhendait que cela ne nuisît à sa réputation aussi bien qu'aux chances de son ambition dans l'église. Fulbert consentit. La réconciliation fut scellée par un échange de parole et par les embrassements de l'oncle et des siens. Tout cela peut-être cachait de leur part un projet de trahison. Il semble que Fulbert n'ait jamais renoncé à la pensée de quelque noire vengeance conçue dès le premier jour.

Abélard retourna en Bretagne pour y chercher celle qui allait devenir sa femme. Mais elle n'approuva pas son projet, et elle entreprit de l'en dissuader. Cette fille héroïque ne songeait, disait-elle, qu'au péril et à l'honneur de son amant. Elle ne croyait pas qu'aucune satisfaction désarmât son oncle; elle le connaissait et pressentait les sombres desseins de cette âme ulcérée. Puis, elle demandait quelle gloire il y aurait pour elle à ternir la gloire d'Abélard par un hymen qui les humilierait tous deux76. Que ne lui ferait pas le monde, auquel elle allait enlever sa lumière? De quelles malédictions de l'Église, de quels regrets des philosophes ce mariage serait suivi! quelle honte et quelle calamité qu'un homme créé pour tous se consacrât à une seule femme! Elle le détestait, s'écriait-elle avec véhémence, ce mariage qui serait un opprobre et une ruine.

Note 76: (retour) Le discours étrange et pressant par lequel Héloïse tenta de détourner Abélard du mariage a été remarqué et même admiré de tout temps. Plusieurs auteurs le citent; nous ne rappellerons qu'un témoignage peu sérieux, mais qui n'en est pas moins frappant. Dans le Roman de la Rose, l'un des auteurs, Jehan de Meung, qui avait, il est vrai, translaté en françhois la Vie et les Epistres de maîstre Pierre Abayalard et Héloys sa femme, voulant faire le procès du mariage, s'exprime ainsi:

Pierres Abaillart reconfesse

Que suer Heloïs, l'abeesse

Du Paraclet, qui fu s'amie,

Accorder ne se voloit mie,

Por riens qu'il la préist à fame:

Ains il faisoit la genne dame

Bien entendant et bien lettrée.

Et bien amant, et bien amée,

Argumens à il chastier

Qu'il se gardast de marier.

Et il continue en rimant toutes les raisons d'Héloïse et même quelque chose de l'aventure qui suivit. (Édit. de M. Méon, t. II, p. 213.—Les Manuscrits de la Bibliothèque du Roi, par M. Paulin Paris, t. V, no. 7071, p. 39.)

L'Apôtre n'en a-t-il pas signalé tous les ennuis, toutes les gênes, toutes les sollicitudes, lorsqu'il dit: «Vous êtes sans femme, ne cherchez point de femme.» Et qu'il ajoute: «Je veux que vous viviez sans tourment d'esprit.» (I Cor. VII, 27 et 32.) Si l'on récuse les saints en de telles matières, qu'on écoute les sages. Ne sait-on plus ce que saint Jérôme dit de Théophraste, que l'expérience avait amené à conclure contre le mariage des philosophes, et ce que répondit Cicéron à Hirtius qui lui conseillait de se remarier: «Je ne puis m'occuper également à la fois d'une femme et de la philosophie77.» Abélard, d'ailleurs, ne devait-il pas se rappeler sa manière de vivre? Comment mêler des écoliers à des servantes, dea écritures à des berceaux, des livres et des plumes à des fuseaux et à des quenouilles? Quel esprit plongé dans les méditations sacrées ou philosophiques pourrait supporter les cris des enfants, les chants monotones des nourrices qui les apaisent, tout le bruit d'un ménage nombreux? Cela est bon pour les riches dont les maisons sont des palais, et à qui l'opulence épargne tous les ennuis; mais ce ne sont pas des riches que les philosophes. Leurs pensées vont mal avec les soucis mondains. Tous, ils ont cherché la retraite, et Sénèque dit à Lucilius: «Voulez-vous philosopher, négligez les affaires. Soyez tout à l'étude, il n'y a jamais assez de temps pour elle78.» Interrompre la philosophie, c'est l'abandonner. Chez tous les peuples, gentils, juifs, chrétiens, il y a eu des hommes éminents qui se séparaient, qui s'isolaient du public par la paix et la régularité de leur vie. Chez les Juifs, c'étaient les Nazaréens, et plus tard les Sadducéens, les Esséniens; chez les chrétiens, les moines qui mènent la vie commune des apôtres, et imitent la solitude de saint Jean; chez les païens enfin, ceux à qui Pythagore a donné le noble titre d'amis de la sagesse79. Rappeler tous les exemples au souvenir d'Abélard, ce serait vouloir enseigner Minerve elle-même. Mais si des laïques ont ainsi vécu, que doit faire un chrétien, un clerc, un chanoine, et comment l'excuser de préférer à ces saints devoirs de misérables plaisirs, et de se plonger sans retour dans l'abîme? Où, si peu lui soucie de la prérogative ecclésiastique, qu'il sauve du moins la dignité du philosophe; qu'il se rappelle que Socrate fut marié et comme il expia sa faute.

Note 77: (retour) B. Hieronym. In Jovinian, l.1. Cette citation et toutes les autres sont attribuées à Héloïse par Abélard.
Note 78: (retour) Senec. ep. LXXIII.
Note 79: (retour) L'introduction du nom de philosophe est attribuée à Pythagore par Cicéron (Tusc., l. V, 3 et 4); mais Abélard ne devait le savoir que par saint Augustin qu'il cite: De Civ. Dei, l. VIII.—Ab Op., ép. I. p. 13 et 14.

Puis, laissant cette singulière argumentation, elle descendait, d'une voix plus émue, à des raisons plus pénétrantes. Ne devait-il pas songer qu'il serait plus périlleux pour lui de la ramener à son oncle?

Combien il serait plus doux pour elle, et pour lui plus honorable, qu'elle fût appelée sa maîtresse que son épouse, et qu'elle le retînt par la grâce, au lieu de l'enchaîner par la contrainte! Leurs joies seraient plus vives tant qu'elles seraient plus rares. Pour elle, elle n'a jamais en lui rien aimé que lui-même. Elle pense ce que dans Eschine la philosophe Aspasie dit à Xénophon80. Il n'est rang, titre ni gloire qu'elle préférât au sort qu'elle tient de lui. Le titre d'épouse est plus saint, le nom de sa maîtresse, de l'esclave de ses plaisirs, est plus doux; il a plus de prix pour elle que le rang d'une impératrice, quand Auguste en personne le lui aurait offert. Où est la femme dont la fortune égale la sienne? L'amour d'Abélard vaut mieux que l'empire du monde81.

Note 80: (retour) «Inductio illa philosophae Aspasiae.» (Ab. Op., ep. II, p. 45.) Dans un dialogue d'Eschine le socratique, Aspasie dit à Xénophon et à sa femme: «Persuadez-vous, vous, que vous possédez la première des femmes, et elle, le premier des hommes.» (Cic. De Invent., I, 31.—Quintil. Inst. orat., V, 11.)
Note 81: (retour) Ab. Op., ep. I, p. 13-16, ep. II, p. 45. Toutes nos expressions sont plus faibles que celles dont Héloïse se servait encore, bien des années après ces événements.

Pour lui, il écouta tous ces conseils, toutes ces prières, sans en être ébranlé. Il lui fallut subir une discussion en règle, et le maître eut à réfuter son élève en dialectique.

Sans doute ce mariage coûtait quelque chose à son ambition; c'était un parti qui pouvait compromettre sa position dans l'école, l'obliger au moins à renoncer à l'enseignement de la théologie, lui faire perdre son canonicat, lui fermer la voie des hautes dignités de l'Église, et il ne les dédaignait pas; on dit même que la mitre de l'évêque de Paris avait brillé à ses yeux. D'autres ont parlé de la pourpre romaine, que dis-je? de la tiare pontificale elle-même. Ces ambitieux rêves séduisaient sans doute l'esprit d'Héloïse; mais la situation présente pesait sur lui; il se flattait de tenir ses liens éternellement secrets; et dans son aveuglement, il repoussait les inquiétudes d'une femme trop clairvoyante, et se confiait à l'avenir. Sa volonté obtint ce qu'Héloïse, dans l'excès de son dévouement, appelait un sacrifice. Elle se résigna à devenir la femme de celui qu'elle aimait plus que la lumière du jour. Cependant, en consentant avec des soupirs et des larmes à son hymen, elle dit ces tristes mots: «Il ne nous reste plus qu'à donner par notre perte commune l'exemple d'une douleur égale à notre amour.»

«Le monde entier a connu,» dit Abélard, «que dans ces paroles l'esprit de prophétie l'inspira82

Note 82: (retour) Id, Ep. I, p. 16.—On remarquera que dans tous ces raisonnements le sacerdoce n'est pas allégué comme un empêchement; il n'en faudrait pas conclure rigoureusement qu'Abélard ne fût pas prêtre. Il ne regardait pas le mariage comme absolument interdit aux gens d'Église. (Ab. Epit. theol., p. 91, Berlin, 1836, et ci-après l. III, c. II.)

Ils quittèrent la Bretagne, recommandant leur enfant à leur soeur, retournèrent clandestinement à Paris; et quelques jours après, ils passèrent la nuit en oraison dans une église dont le nom est ignoré; ayant accompli secrètement ainsi les vigiles des noces, le matin, au jour naissant, en présence de Fulbert et de quelques amis, ils reçurent la bénédiction nuptiale; puis aussitôt ils se retirèrent sans éclat et chacun dans sa demeure. A partir de ce moment, leurs entrevues furent rares et dérobées, et tous leurs soins tendirent à cacher leurs nouveaux liens. Mais ces précautions devinrent inutiles. L'oncle même d'Héloïse et les gens de la maison, dans le désir imprudent d'effacer un pénible scandale, divulguaient le mariage, violant ainsi la foi promise. Héloïse, au contraire, se récriait et jurait avec imprécations que rien n'était plus faux83. Irrité de ces démentis, Fulbert l'accablait d'outrages, et le séjour commun devenait insupportable. Il fallut fuir encore.

Note 83: (retour) «Illa autem contra anathematizare et jurare.» (Ep. 1, p. 17.)

Il y avait près de Paris au village d'Argenteuil, sur les bords de la Seine, un couvent de femmes dédié à la Vierge, établi sous la règle de Saint-Benoît, et richement doté par Adélaïde, femme de Hugues Capet84. Une partie de l'enfance d'Héloïse s'y était écoulée: c'est là que la conduisit son mari. Il y avait fait disposer l'habit de religieuse qui convenait à la vie cloîtrée, et elle le revêtit, mais sans prendre le voile. Aucun esprit de retraite, aucun dégoût des joies du monde, aucune lassitude des passions ne l'amenait au pied des autels. Elle n'y cherchait qu'un sûr asile. L'homme que le ciel lui avait maintenant donné pour époux l'y venait voir de temps en temps, et leur amour ne respectait pas toujours la sainteté du lieu. Les détours du cloître, la solitude des salles silencieuses cachèrent plus d'une fois un bonheur qui ne pouvait donc cesser d'être criminel85.

Note 84: (retour) C'était un prieuré dépendant de l'abbaye de Saint-Denis et temporairement converti en couvent de femmes; il portait le nom de Prioratus humilitatis B. Marie de Argentolio, ou Notre-Dame d'Argenteuil. (Ab. Op., ep. 1, p. 17; Not., p. 1150.—Gall. Christ., t. VII, p. 607.)
Note 85: (retour) «Nosti ... quid ibi tecum mea libidinis egerit intemperantia in quadam etiam parte ipsus refectorit.... Nosti id impudentissimo furio actum esse in tam reverendo loco et summae Virgini consecrato. (Ab. Op., ep. V, p. 69.)

Rien de tout cela n'était soupçonné de Fulbert, ou rien ne le touchait. Il savait seulement que sa nièce, jadis son plaisir et son orgueil, lui avait échappé, qu'elle était dans les murs d'un monastère, qu'elle portait la robe de religieuse. Il crut ou voulut croire qu'Abélard comptait ainsi se débarrasser d'elle et l'enchaîner loin de lui. Toutes ces précautions lui paraissaient suspectes, et ce qu'on prenait tant de soin de cacher, on voulait sans doute l'annuler un jour. La vie d'Abélard pouvait bien d'ailleurs n'être pas celle du mari le plus fidèle85a.

Note 85a: (retour) Voyez la note 2 de la page 46, et les allégations de Foulque de Deuil. (Ab. Op., p. 219.)

Les proches, les amis de Fulbert lui répétaient qu'on l'avait trompé, et en aigrissant ses soupçons exaltaient tous ses ressentiments. L'idée d'une vengeance bizarre et terrible lui était venue dès le premier jour de sa colère; elle le ressaisit de nouveau; peut-être ne l'avait-elle jamais quitté; et une nuit, après avoir mis du complot quelques-uns de ses parents, il se fit introduire avec ses complices, par un valet secrètement acheté, jusque dans la chambre retirée où reposait Abélard, et le surprenant sans défense et endormi, ils lui infligèrent, par un lâche attentat, la mutilation dégradante que le désir d'anéantir les tribulations de la chair dont parle saint Paul, arracha jadis au spiritualisme insensé d'Origène86.

Note 86: (retour) 1 Cor. VII, 28.—On ne saurait donner avec certitude la date de cet événement, mais ce ne peut être avant 1117, ni plus tard que 1118.

Dès que le jour fut venu, tout à cette nouvelle s'émut de surprise et d'horreur. La ville entière, curieuse et consternée, accourait dans le voisinage de la demeure d'Abélard et le fatiguait des cris de sa pitié.

Tandis que les femmes qui toutes l'aimaient pleuraient en se racontant une si cruelle aventure, tout ce que l'Église avait de plus distingué, les chanoines de Paris, l'évêque lui-même, témoignaient hautement leur intérêt et leur indignation87. Les clercs surtout, les écoliers faisaient retentir la maison de gémissements insupportables, et ces témoignages d'une compassion bruyante allaient redoubler sa honte et ses souffrances. Pour lui, sur son lit de misère, il réfléchissait péniblement au degré de fortune et de gloire qu'il avait atteint, à cette déchéance si soudaine, si étrange et si terrible. Il se sentait humilié jusque dans le plus profond de son orgueil, en songeant que Dieu semblerait l'avoir frappé dans sa justice, que la trahison paraîtrait châtiée par la trahison même, et le crime puni et déshonoré par l'impuissance. Il pensait à la joie mal cachée de ses ennemis, à la douleur, à la confusion de ses amis, au bruit que ferait dans le monde cette dégradation dont il se voyait atteint. Quelle carrière désormais lui serait ouverte? De quel front se produire en public, lui maintenant montré partout au doigt, partout poursuivi par la risée, partout en spectacle comme un de ces monstres à qui, sous l'ancienne loi, Dieu fermait les portes du temple! (Deut., XXIII, 4.)

Note 87: (retour) Ab. Op., pars II, ep. 1, p. 221.

Ses meurtriers avaient pris la fuite après leur crime. Dès le premier moment, l'évêque Girbert avait manifesté la volonté d'en faire justice; car l'évêque avait juridiction sur les clercs, forum ecclesiasticum. Deux des fugitifs, dont l'un était le serviteur perfide et vendu, furent repris et condamnés à la peine du talion, après qu'on leur eut crevé les yeux. Quant à Fulbert, on ne put lui arracher l'aveu de son crime; l'aveu sans doute était alors nécessaire à la preuve. D'ailleurs le chapitre de Paris ne pouvait entièrement abandonner un de ses membres. Seulement, tous ses biens furent confisqués au profit de l'Église. On croit qu'il se cacha et vécut oublié; il ne mourut qu'assez longtemps après, compté toujours dans le collège des chanoines de Paris88.

Note 88: (retour) Ab. Op., ep. I, p. 17, pars 11, ep. I, p. 222, Not., p, 1149.

Abélard n'avait pu mourir. Il lui fallait recommencer sa triste vie. Un seul parti lui restait que lui dictait la honte plus que la piété; c'était d'entrer dans un cloître. Il s'y décida; mais il ne voulait pas être seul à mourir au monde; il fallait qu'Héloïse n'eût appartenu qu'à lui. Il exigea qu'elle prononçât ses voeux avant qu'il eût prononcé les siens89. Sur son ordre, Héloïse qui n'avait pas quitté sa retraite y prit d'abord le voile de novice, et le monastère se ferma sur elle. Tous deux enfin, ils revêtirent irrévocablement l'habit religieux, elle dans le couvent d'Argenteuil, lui dans l'abbaye de Saint-Denis (1119)90.

Note 89: (retour) Id., Ep. II, p. 47.
Note 90: (retour) Cette date est celle qu'adoptent la plupart des historiens. (Hist. litt., t. XII, p. 92.) Le père Dubois veut que la retraite à Saint-Denis soit de 1117 ou 1118.(Hist. Eccl. paris., t. I, l. XI, c. VII, p. 777.)

Pour elle, au dernier moment, comme ses amis l'entouraient en pleurant et cherchaient encore à la détourner de se soumettre, à moins de vingt ans, au joug insupportable de la vie monastique, elle répondit par une citation toute classique qui prouve à la fois combien l'érudition et la passion, mêlées l'une à l'autre dans son âme, y effaçaient le sentiment religieux. Elle prononça tout à coup, d'une voix entrecoupée de sanglots et de larmes, cette plainte que Lucain prête à Cornélie, lorsqu'après Pharsale elle revoit Pompée dont elle croit avoir causé la perte:

O maxime conjux,

O thalamis indigne meis, hoc juris habebat

In tantum fortuna caput? Car impia nupsi,

Si miserum factura fui? Nunc accipe poenas

Sed quas sponte luam91.

Note 91: (retour) Lucan. Phars., l. VIII, v. 94. «0 grand homme, ô mon époux, toi dont mon lit n'était pas digne, voilà donc le droit qu'avait la fortune sur une si noble tête! Pourquoi, par quelle impiété t'ai-je épousé, si je devais te rendre misérable? Accepte aujourd'hui la peine que je subis, mais que je subis volontairement.»

Et montant à l'autel d'un pas pressé, elle y prit le voile noir, bénit par l'évêque de Paris, et s'enchaîna solennellement à la profession religieuse. Triste victime, obéissante et non résignée, elle se sacrifiait encore à la volonté et au repos de celui qu'à regret elle avait accepté pour époux, et qu'elle abandonnait en frémissant, pour se donner à l'époux divin sans foi, sans amour et sans espérance92.

Note 92: (retour) Ab. Op., ep. ii. p. 45 et 47.

Voilà donc Abélard religieux à Saint-Denis. Le présent et l'avenir, tout est changé pour lui. Il a renoncé à la fortune, à l'éclat, à la gloire du monde, et il se tourne, mais avec peu de goût et de ferveur, vers la solitude chrétienne. Dans les premiers moments, son coeur n'était rempli que de regrets et de ressentiments. Il ne méditait que la vengeance. Il reprochait l'impunité de Fulbert à la faiblesse de l'évêque, aux machinations des chanoines; il les accusait tous de complicité, et voulait aller à Rome les dénoncer comme coupables envers la justice. Il fallut les efforts de ses amis pour l'en dissuader. Un d'eux (on lui donne du moins ce titre), Foulque, prieur de Deuil, fut obligé d'insister auprès de lui sur sa pauvreté qui ne lui permettait pas d'accomplir un si long voyage, ni de satisfaire aux dépenses que coûtait la justice ou la cupidité romaine, sur l'imprudence qu'il y aurait de s'aliéner pour jamais les chefs du clergé parisien, sur les sentiments d'équité et de charité que lui commandait sa nouvelle profession. Enfin il lui répéta cette triste parole: «Vous êtes moine93

Note 93: (retour) Monachus es. (Ab. Op., pars II, ep. i, p. 222, 223.) Le prieuré de Deuil, dépendant de l'abbaye de Saint-Florent de Saumur, était situé dans la vallée de Montmorency. Foulque n'est connu que par sa lettre à Abélard. (Bayle, art. Foulque.—Hist. litt., t. XII, p. 240.)

Il était moine en effet, et la nécessité, sinon le devoir, lui prescrivait de vivre suivant son état. Une première ressource s'offrait à lui, c'était l'étude; mais d'abord l'étude lui sembla sans attrait; elle n'apportait plus la gloire avec elle. Toutefois des clercs venaient le voir, et l'abbé de Saint-Denis, Adam, se joignait à eux pour lui dire que le moment peut-être était arrivé de se consacrer plus que jamais au travail, et surtout aux recherches théologiques. Ils lui répétaient que maintenant l'amour du ciel lui pouvait inspirer ce que jadis peut-être lui avait suggéré le désir de la réputation et de la fortune; que son devoir était de faire valoir le talent que, selon la parabole évangélique, le Seigneur lui avait remis, comme à son serviteur, et qu'il réclamerait un jour avec usure. Ils ajoutaient que si, jusqu'ici, il avait instruit les riches, il lui restait à éclairer les pauvres; que le ciel, en le frappant, lui avait ouvert du moins l'asile de la paix de l'âme, de la liberté d'esprit, de la tranquillité studieuse; et que le philosophe du monde pouvait devenir aujourd'hui le philosophe de Dieu.

Abélard hésitait à suivre ces conseils; il lui en coûtait de reparaître aux yeux des hommes. Mais il ne trouvait pas, dans l'abbaye de Saint-Denis, le repos qu'il espérait. Il l'avait choisie comme la première du royaume. On y avait reçu avec empressement un homme qui devait illustrer la communauté. On y attendait de lui de l'éclat et du bruit; il y cherchait le silence, la règle, l'oubli. Le premier mouvement de son désespoir avait dû être le renoncement absolu au monde. Or, l'antique fondation de Dagobert, agrandie et enrichie par la munificence de la longue suite de rois, ses successeurs, cette maison toute royale, une des institutions de la monarchie, monastère, dit saint Bernard, plus dévoué à César qu'à Dieu, n'était nullement étrangère aux choses mondaines, et tenait au siècle par de nombreux liens.

Irritable et attristé, Abélard y trouvait la vie peu régulière, les moeurs relâchées. Il accusait l'abbé Adam lui-même de désordres qu'aggravait sa dignité94. Habitué au ton du commandement, prompt à tout régenter autour de lui, il s'éleva contre les dérèglements dont il était témoin, et ses reproches qui n'étaient pas toujours discrets, le rendirent bientôt à charge à tout le monde. Ses frères importunés saisirent avec empressement les instances de ses disciples comme une occasion de l'éloigner, et le pressèrent d'y céder en reprenant ses leçons. Il résista longtemps; il répugnait à revoir le grand jour. Cependant amis, ennemis, écoliers, religieux, l'abbé lui-même insistaient, et entrant alors dans cette vie, de mobilité et de tentatives changeantes que son âme inquiète allait prolonger, il s'établit dans le prieuré de Maisoncelle, situé sur les terres du comte de Champagne95 pour y rouvrir son école à la manière accoutumée.

Note 94: (retour) La manière dont Abélard parle des désordres de l'abbé et des moines de Saint-Denis, ne permet pas le moindre doute. Ces désordres sont affirmés par saint Bernard, par Guillaume de Nangis, par les annales même du monastère. La chose était commune alors dans beaucoup de couvents, et il n'y avait pas cent ans que les mêmes désordres, dans la même maison, avaient nécessité une réforme entreprise par saint Odilon. Deux actes d'administration charitable de l'abbé Adam, rapportés par Duchesne qui veut le justifier, ne prouvent nullement qu'il menât une vie régulière. (Ab. Op., ep. I, p. 19; Not., p. 1153.—Saint Bernard, Op., ep. LXXVIII et not.—Guill. Nang. Chron., an. 1123, Rec. des Hist., t. XX, p. 727.)
Note 95: (retour) «Ad cellam quamdam.» (Ab. Op., ep. I, p. 19 et 20.) D. Brial seul dit que ce lieu est Maisoncelle. (Rec. des Hist., t. XIV, p. 290.) Il y a dans le département de Seine-et-Marne plusieurs villages de ce nom. Le lieu qu'habitait Abélard, désigné par quelques écrivains sous le nom de Trecensis cella, peut être ou Maisoncelle de l'arrondissement et du canton de Coulommiers, ou plutôt Maisoncelles du canton de Villiers-Saint-Georges, arrondissement de Provins. Je ne crois pas que le lieu de refuge d'Abélard, malgré cette désignation Trecensis cella, doive être confondu avec le couvent de Troyes, appelé Cella, monasterium cellense, ou Moustier-la-Celle, le monastère de Saint-Pierre de Troyes. (Gall. Christ., t. XII, p. 539.) Le P. Longueval veut qu'il ait enseigné à Provins dans un prieuré de Saint-Florent de Saumur. Peut-être confond-il cette première sortie du couvent avec la seconde qui le conduisit à Provins, au prieuré de Saint-Ayoul. (Hist. de l'Egl. gall, t. VIII, l. XXIII, p. 355.—Hist. litt. t. IX, p. 85.)

Il retrouva sur-le-champ un auditoire attentif et nombreux; on parle de trois mille étudiants. La foule reparut, et bientôt ce lieu retiré ne suffit plus à l'abriter ni à la nourrir. Ramené par le malheur aux plus sérieuses méditations, préoccupé des devoirs de sa profession nouvelle, devenu par l'étude et plus savant et plus subtil96, il rendit son enseignement éminemment religieux, sans abandonner ces sciences profanes dont on lui demandait surtout les leçons. Il en fit comme un appât dont la saveur attirait les disciples à cette philosophie véritable qui était enfin pour lui celle de Jésus-Christ, imitant ainsi celui qu'il appelait le plus grand des philosophes chrétiens, Origène. La manière en effet dont saint Grégoire le Thaumaturge nous dit qu'enseignait ce profond et singulier docteur offre assez d'analogie avec la méthode d'Abélard. C'est bien, au reste, celle de quiconque veut fonder la foi sur la raison. «Point d'arcane pour Origène,» dit le Thaumaturge, «il expliquait tout97

Note 96: (retour) «De acute acutior.» (Oth. Fris., De Gest. Frid., t. I, c. XCVII.)
Note 97: (retour) «Summum christianorum philosophorum Origenem.» (Ep. I, p. 19.) Voyez le passage de Grégoire dans l'ouvrage de D. Gervaise (t. 1, p. 131) ou dans ce père lui-même. (Orat. panegyric. et charist. ad Origen, p. 73. S.P. Greg. cogn. Thaum. Op., Paris, 1621.)

Le tour théologique qu'avait pris l'enseignement d'Abélard ne fit qu'exciter davantage la curiosité, et le professeur obtint un succès qui rappelait le passé. Pour s'instruire à la fois dans la science séculière et sacrée, on se pressa dans son école, et la décadence des autres établissements recommença. Les maîtres se déchaînèrent de nouveau contre lui. On attaqua tout, et sa manière et son droit d'enseigner. On lui reprocha, mais non pas en face, d'être, contrairement aux devoirs monastiques, encore trop captivé par l'étude des livres profanes, et d'avoir usurpé, cette fois sans qu'un supérieur l'autorisât, la maîtrise en théologie. Son école était en effet une oeuvre volontaire et privée; il n'était plus maître et comme recteur de celle de Paris, il n'était théologal d'aucune église. La publicité des écoles monastiques n'existait pas de droit, et d'ailleurs il enseignait hors de son couvent. On demandait donc son interdiction, et l'on ne cessait de presser dans ce sens, archevêques, évêques, abbés et tout personnage revêtu de quelque titre ecclésiastique. On travaillait à soulever tout le clergé contre lui.

Abélard commença par braver l'orage; il s'était accoutumé à dédaigner ses ennemis. Sa supériorité avait jusqu'ici accablé tous ceux qu'elle avait irrités.

N'ayant rien perdu de sa science éloquente, voyant son auditoire renouvelé, il pensait avoir gardé tout son ascendant, et il méconnaissait ce que le temps apporte de changement dans la situation des plus heureux, ce que le malheur enlève d'autorité au talent des plus habiles. Le respect et l'empressement de ses disciples lui faisaient illusion. Il ne savait pas qu'une puissance interrompue ne se retrouve guère, et que depuis sa chute une ombre funèbre avait été portée sur tout son avenir.

Il arriva que, pressé par ses élèves, il entreprit de rédiger ses leçons théologiques. Son intention déclarée était d'affermir les fondements mêmes de la foi; et puisque le philosophe était maintenant un religieux, de rendre témoignage de sa profession en enseignant la philosophie religieuse. Or, la première vérité de la philosophie religieuse, c'est Dieu; la première question, c'est la nature de Dieu. Son ouvrage fut donc un traité sur la nature de Dieu, c'est-à-dire sur l'Unité et la Trinité divine. C'est l'Introduction à la Théologie que nous avons encore98. Il essaie d'y exposer ce qui, ainsi qu'il l'observe lui-même, est plus fait peut-être pour la pensée que pour l'expression. Démontrant, comme on dit, la foi par la raison, il veut répondre aux hérétiques et surtout aux incrédules qui se piquent de philosophie, par un christianisme philosophique. De là cette thèse persévéramment soutenue que le dogme peut être présenté sous une forme rationnelle, qu'il faut comprendre ce qu'on croit, qu'il n'y a point de mystère qui ne puisse être éclairci par des explications ou du moins par des similitudes choisies avec discernement, et que la dialectique, cette maîtresse de la raison, doit être conciliée avec les croyances chrétiennes, si l'on ne veut pas qu'elle les ébranle, en les mettant en contradiction avec ses propres lois. Une conséquence assez naturelle était de placer l'autorité des philosophes presqu'au rang de celle des saints; de prétendre que la raison, révélation intérieure, avait conduit les premiers aux mêmes notions que les seconds sur la nature de Dieu et notamment sur la Trinité; que la vérité étant commune à tous, les sentiments qu'elle inspire avaient pu l'être, et qu'il ne fallait pas entièrement désespérer du salut des sages de l'antiquité.

Note 98: (retour) Ab. Op., pars II, p. 973. Tout le monde n'a pas regardé cet ouvrage comme celui qui fut brûlé à Soissons et qu'on a cru perdu. Mais il contient ce qu'à Soissons on lui reprochait d'avoir écrit, et les pensées et les expressions du prologue se rapportent parfaitement à ce qu'il dit dans l'Historia calamitatum de la composition de l'ouvrage condamné à Soissons. (Id., ep. I, p. 20. Voyez le c. II du l. III de cet ouvrage.) L'assertion pour laquelle Othon de Frisingen dit qu'Abélard fut condamné se trouve textuellement dans l'Introduction. (Id., Introd. ad Theol., l. II, p. 1078.—De Gest. Frid., l. I, c. XLVII.)

Or, cette foi de la raison, implicite et confuse dans Platon, plus développée, plus authentique, plus puissante chez les chrétiens, c'est le dogme de l'unité de Dieu, seul incréé, seul créateur, seul tout-puissant, bien suprême et perfection infinie. Mais, en Dieu ne distinguent la puissance, la sagesse et la bonté; la première engendre la seconde, et la troisième procède de toutes deux. Car il y a encore de la puissance dans la sagesse, et la bonté qui n'est ni l'une ni l'autre serait nulle et vaine si toutes deux n'existaient pas, Tels sont les attributs distinctifs qui se personnifient dans le Père tout-puissant, dans le Fils, verbe de Dieu, éternelle raison, suprême intelligence, dans le Saint-Esprit, source divine de grâce, de charité et d'amour. Voilà les trois personnes de la Trinité, personnes distinguées entre elles éminemment par lesdites propriétés, mais qui n'ont qu'une essence, qu'une substance, puisqu'il n'y a qu'un Dieu dont toutes les oeuvres sont indivisibles et supposent à la fois la puissance, la sagesse et la bonté. Cette notion de la nature essentielle de Dieu devait être conciliée avec ses attributs généraux, avec son immutabilité, sa providence, sa prescience. Cette conciliation était l'objet de la dernière partie, qui est restée ou ne nous est parvenue qu'incomplète; et l'ouvrage touchait ainsi à toute les questions de la théodicée.

Cette doctrine, qui sans être entièrement nouvelle ni dénuée d'antécédents réputés orthodoxes, se signalait cependant par un ton de hardiesse, par des subtilités hasardées, par un caractère général de liberté dans la discussion, devait à la fois séduire beaucoup de jeunes esprits, et alarmer beaucoup de consciences inquiètes. Le nom de son auteur, je ne sais quelles apparences aventureuses qui s'étaient toujours attachées à lui, la position qu'il avait toujours prise en dehors de l'ordre commun, la rendait plus suspecte, plus attrayante et plus périlleuse qu'elle ne l'eût été sous la protection d'un autre nom. L'intelligence était alors curieuse, excitée, et cependant soumise aux règles de la foi; elle aimait à raisonner et elle voulait croire. Ce qui semblait démontrer la croyance, convaincre la raison, satisfaire à ce besoin inquisitif d'examiner et de discuter, sans le déchaîner ni l'égarer, donner enfin au mystère la forme d'un problème et au dogme celle d'une solution, devait être saisi avec ardeur et accepté comme la découverte de la vérité parfaite et définitive. Les idées d'Abélard avaient dès longtemps transpiré par ses leçons, et s'étaient ouvert les esprits; le traité qui résumait ces idées et les livrait au publie eut un succès de propagande.

C'était précisément l'instant où se formait contre lui la coalition des maîtres qu'il avait discrédités. Ils s'armèrent du prétexte que leur fournissait son imprudence; la malveillance et l'envie le dénoncèrent à la foi sévère ou timide. Les autorités ecclésiastiques furent appelées à la vigilance et suppliées d'intervenir. Abélard, sans mépriser absolument ces attaques, les repoussa avec hauteur, et répondit par l'insulte et le défi. Toujours confiant et impérieux, il provoquait une lutte qu'il ne croyait pas, je pense, qu'on osât engager. Comme on lui reprochait d'avoir appliqué témérairement la dialectique à la théologie et donné aux doctrines sacrées les allures d'une science profane, il publia ou laissa courir une amère apologie (du moins on peut présumer qu'elle date de cette époque), ou plutôt une invective contre ces ignorants en dialectique qui prenaient, disait-il, ses dogmes pour des sophismes99.

Note 99: (retour) «Invectiva in quemdam Ignorum dialecticea.» (Ab. Op., pars II, ep. IV, p. 238.)

«Mais quoi? n'était-ce pas toujours la fable si connue du renard dédaignant les cerises qu'il ne pouvait atteindre? Ainsi quelques docteurs de ce temps, parce qu'ils ne sauraient atteindre à la dialectique, l'appellent une déception; ce qu'ils ne peuvent comprendre est sottise; ce qui les passe est un délire. Ils s'appuient, s'il faut les en croire, sur les livres sacrés; mais que de saints docteurs la recommandent,—cette science qu'ils insultent! On peut leur montrer des citations des Pères qui jugent la dialectique nécessaire pour comprendre, pour expliquer, pour défendre l'Écriture. Saint Augustin, saint Jérôme même lui donnent à résoudre les difficultés de la foi. Qu'est-ce que les hérétiques, sinon des sophistes, et comment confondrons-nous les sophistes, si ce n'est en nous montrant dialecticiens? Et nous nous montrerons en proportion disciples fidèles du Christ. Quel est le nom que lui donne l'Évangile? n'est-ce pas celui de la raison, du verbe incarné, de cette lumière qui luit dans les ténèbres, de ce principe enfin dont le nom grec est l'origine du nom de la logique? Si le Christ est si souvent appelé sophia ou la sagesse, s'il est le logos ou le verbe, dont parlent et Platon et saint Jean, les amis de la sagesse ou les philosophes, les disciples du verbe ou les logiciens ne sont que les chrétiens les plus fervents. Ne semblent-ils pas précisément chercher et invoquer ces dons que le Saint-Esprit transmettait en langues de feu, la parole, l'intelligence et l'amour? Enfin notre Seigneur lui-même, pour convaincre les Juifs, n'a pas dédaigné l'arme de la discussion. Il n'a pas toujours prouvé la foi par des miracles; lui aussi, il a recouru à la puissance de la raison; et son divin exemple nous enseigne que nous, à qui manquent les miracles, à qui ne reste que la lutte de la parole, nous devons convaincre par elle ceux qui cherchent la sagesse comme les Grecs au temps de saint Paul100. Aussi bien, pour les hommes qui savent juger101, la raison a plus de force que les miracles, qu'on peut attribuer à quelque pouvoir infernal. Si l'erreur peut se glisser dans le raisonnement, c'est surtout quand on ignore l'art de l'argumentation. Il faut donc s'adonner à la logique, qui pénètre tout, même les questions sacrées, et qui confondra surtout les docteurs présomptueux qui se croient les mêmes droits qu'elle.»

Note 100: (retour) «Nam et Judaei signa petunt, et Graeci sapientiam quaerunt.» (1 Cor. 1, 22.)
Note 101: (retour) «Apud discretos» (loc. cit., p. 242), ceux qui ont la discrétion ou le discernement, comme dans cette expression: l'âge de discrétion.

En même temps qu'Abélard se défendait de la sorte contre ceux qui suspectaient sa foi pour cause de philosophie, il avait soin de se montrer à l'Église gardien jaloux des intérêts de la vérité, et prompt à repousser toute attaque que la dialectique même pouvait diriger contre son orthodoxie. On croit qu'il rencontra parmi ses dénonciateurs ce Roscelin qu'il avait autrefois suivi et qui lui-même avait tant scandalisé l'Église. Mais, réconcilié avec elle depuis son retour d'exil, par les soins d'Ives, dernier évêque de Chartres, Roscelin pouvait être devenu d'autant plus intolérant qu'il avait été persécuté, d'autant plus jaloux qu'il était oublié. On lui attribue d'ailleurs quelques-unes des propositions sur la Trinité qu'Abélard, sans le nommer, attaquait dans son livre102. C'était assez pour le pousser à la vengeance.

Note 102: (retour) Ab. Op., Introd. ad. Th., l. II, p. 1067; Not., p. 1157.—Hist. litt., l. XII, p. 122. J'aurais de la peine à reconnaître Roscelin parmi les hérétiques qu'Abélard caractérise au commencement du livre II de l'Introduction; mais des erreurs signalées dans le cours de l'ouvrage, plus d'une peut venir de Roscelin, chef de ces pseudo-dialecticiens, qu'il attaque si vivement. Voyez dans le livre III de cet ouvrage le c. 11.

Un jour donc, en 1121103, Abélard apprend que ce maître en fausse dialectique, tâchant d'envenimer sa doctrine sur la Trinité, l'a dénoncé aux autorités ecclésiastiques. Il prend l'offensive à son tour, et, dans une lettre véhémente, il dénonce à Girbert, évêque de Paris, et au vénérable clergé de son église, cet antique ennemi de la foi catholique, convaincu par le concile de Soissons de prêcher le trithéisme, et qui vient vomir contre lui l'outrage et la menace104.

Note 103: (retour) Rousselot, Philos, du moy. âge, t. I, p. 187.
Note 104: (retour) Cette lutte entre Abélard et Roscelin est un fait contesté. On en donne pour preuve une lettre dans laquelle un théologien, désigné par l'initiale P et qui a écrit sur la Trinité, se plaint à G, évêque de Paris, des attaques d'un vieux dialecticien hérétique qui ne paraît autre que Roscelin, et demande à être jugé contradictoirement avec lui (Ab. Op. pars II, cp. XXI, p. 334). Mais on ne peut démontrer que cette lettre soit d'Abélard, qui l'aurait écrite vers 1120 ou 1121; on ne sait pas si Roscelin vivait encore quand parut l'ouvrage sur la Trinité; enfin on ajoute que converti alors, Roscelin qui vivait pieusement en Aquitaine vers 1103, n'aurait pu provoquer ou mériter à Paris les attaques que l'auteur de la lettre dirige contre lui. On veut donc qu'elle soit d'un théologien inconnu P qui aurait poursuivi Roscelin, lors de ses démêlés avec saint Anselme au sujet de la Trinité; revenant d'Angleterre vers 1O87, Roscelin trouvant cet ouvrage, l'aurait dénoncé à l'évêque G (Guillaume) auprès duquel P se serait défendu à son tour. On peut répondre que la date de la mort de Roscelin est ignorée; que la lettre de P peut être de Petrus, nom donné sans cesse à Abélard, et adressée à Girbert, évêque de Paris de 1117 à 1124. L'auteur da la lettre se dit auteur d'un Opuscule sur la Trinité, Opusculo nostro de fide Trinitatis, et Abélard, en parlant de son Introduction, se sert ailleurs du même mot (Comm. in Rom., p. 513). La lettre, à lui attribuée par d'Amboise et Duchesne, cotée sous son nom dans le manuscrit, respire une irritabilité intolérante, un des traits de son caractère. Il a bien pu se montrer méprisant et offensé à l'égard de Roscelin même converti, et Roscelin, quand ce serait lui dont la piété en 1103 édifiait l'Aquitaine, avait bien pu se montrer malveillant ou injuste envers le novateur Abélard. (Cf. G. Dubois, Histor. Eccles. paris., t. I, 1. XI, c. II, p. 709.—Hist. litt., t. VIII, p. 464; t. IX, p. 362; t. XII, p. 111.—Malteac, Chron. in Bibl. nov. mss. P. Labbaei, t. II, p. 217.)

«S'il est vrai qu'il ait inséré quelque ombre d'hérésie dans ses écrits sur la Trinité, il invoque les athlètes du Seigneur et les défenseurs de la foi; qu'un jour soit pris, un lieu désigné, et que des juges choisis prononcent et punissent ou le calomniateur ou l'hérétique. Pour lui, il remercie le ciel d'avoir à combattre pour la foi, et d'être en butte aux traits d'un homme qui n'a jamais eu d'inimitié que contre les gens de bien, de celui qui a osé attaquer dans une épître le héraut du Christ, Robert d'Arbrissel, et se répandre en outrages contre ce magnifique docteur de l'Église, Anselme, archevêque de Cantorbery105, d'un homme dont l'indocilité mérita que le roi d'Angleterre le bannît de son royaume, et qui n'a pas sans peine sauvé sa vie par la fuite. Et c'est cet homme déshonoré qui veut étendre à d'autres son infamie! Cet homme, proscrit de deux royaumes, fustigé, dit-on, par les chanoines dans l'église de Saint-Martin, dont il est chanoine aussi pour la honte du sanctuaire, cet homme que sa vie et sa foi dénoncent assez, Abélard ne le nommera pas. «C'est ce faux dialecticien et ce faux chrétien qui ayant prétendu qu'aucune chose n'a de parties, a été contraint d'admettre que lorsque le Seigneur mangea, comme le dit saint Luc, un morceau de poisson rôti, ce qu'il mangea fut une partie du mot de poisson rôti. Or, est-il étrange que celui qui a levé la tête contre le ciel, extravague sur la terre, et veuille perdre les autres après s'être perdu106

Note 105: (retour) «Egregium illum praeconem Christi... magnificum Ecclesiae doctorem.» Les deux personnages sont bien caractérisés. Robert d'Arbrissel fut un prédicateur, une sorte de missionnaire plus célèbre par la piété que par le talent. On lui dut plusieurs fondations, entre autres celle de Fontevrault. On ne sait pas dans quelle occasion il fut attaqué par Roscelin. C'est à tort qu'on a essayé d'attribuer à ce dernier, soit la lettre de Godefroi, abbé de Vendôme, soit celle de Marbode, dans lesquelles des conseils à la fois charitables et sévères sont adressés à Robert d'Arbrissel. Les auteurs de l'Histoire littéraire ne me paraissent laisser subsister aucun doute à cet égard. Quant aux attaques de Roscelin contre saint Anselme, elles sont fort connues, et elles contribuèrent à le faire chasser de l'Angleterre où il s'était réfugié après avoir été chassé de France. (Journal des Savants, ann. 1682, p. 191.—Hist. litt., t. IX, p. 364; t. X, p. 359.)
Note 106: (retour) Tel est l'extrait de la lettre intitulée G. Dei gratia parisiacae sedis épiscopo unaque venerabili ejusdem ecclesiae clero P. (Pars II, cp. XXI, p. 334.) Plusieurs détails font reconnaître Roscelin. Le sarcasme sur le morceau de poisson rôti (partem piscis assi, Luc. XXIV, 42) est une allusion à la doctrine qui refusait l'existence réelle aux parties du tout comme aux qualités de la substance, d'où il résultait que les qualités et les parties n'étaient que des mots. Au reste, dans ce système pris au sens le plus absolu, ce n'est pas le poisson qui eût été un mot, mais la partie seulement. (Ouvr. inéd., Intr., p. xc. Dial., p. 471.) Quant à la flagellation de Roscelin, elle n'est, que je sache, rapportée nulle part. Avant de quitter la France, sous le coup de la sentence du concile de Soissons, Roscelin est désigné constamment comme maître et chanoine de Compiègne, où il n'y avait pas de chapitre de Saint-Martin. Les auteurs de l'Histoire littéraire ne voient pas de difficulté à croire que, rentré en France, il fut chanoine de Saint-Martin à Tours; mais ils ne citent ni ce passage ni aucune autorité, car Duboulai qu'ils nomment n'en parle pas. (Hist. litt., t. IX, p. 301).— Hist. Univ. paris., t. I, p. 443, 485, 493, 639.

C'est dans ces termes, où se trahit peut-être plus de colère que de mépris, qu'Abélard livrait son ennemi à l'exécration de l'Église, oubliant trop sans doute qu'au temps où il vivait les mêmes anathèmes attendaient quiconque avait innové dans la dialectique et par elle dans la théologie, et que le glaive sacré était déjà levé sur la tête du contempteur de Roscelin, téméraire vainqueur de Guillaume de Champeaux et d'Anselme de Laon.

Rien n'était fort à craindre, en effet, dans cet effort désespéré d'un auteur de système qui, se sentant menacé de l'oubli, voulait envelopper dans une communauté d'hérésie et de disgrâce celui qu'il n'avait pu annuler ou traîner à sa suite. Malgré cette dénonciation odieuse, repoussée avec une violence qui ne le semble guère moins, ce n'était pas le proscrit Roscelin que devait redouter Abélard; mais les anciens sectateurs du réalisme, mais les amis de Guillaume et d'Anselme morts sans vengeance107; mais quelques disciples fidèles à leur mémoire et bienvenus auprès des princes de l'Église; mais cet Albéric et ce Lotulfe dont il avait rencontré de bonne heure l'opposition vigilante, et qui voulaient dominer à leur tour et recueillir tout l'héritage de leurs maîtres; voilà ceux dont l'inimitié devait lui faire éprouver cruellement sa puissance.

Note 107: (retour) C'est Abélard qui dit positivement qu'ils étaient morts à celle époque (cp. I, p. 20), et comme le concile de Soissons eut bien certainement lieu en 1121, cela fortifie l'opinion qui place avant cette année la mort de Guillaume de Champeaux. (Voyez la note 2 de la page 29.) Quant à Anselme, il était mort en 1116.

Albéric et Lotulfe gouvernaient les écoles de Reims; le premier, archidiacre de la cathédrale, prieur de Saint-Sixte, et qui avait été un moment désigné, avec l'appui de saint Bernard, pour succéder à Guillaume de Champeaux dans l'évêché de Châlons108, jouissait d'un grand crédit auprès de Raoul dit le Vert, son archevêque109. Poussé par les instances répétées des deux professeurs, ce prélat s'entendit avec Conan, évêque de Palestrine, qui remplissait alors dans les Gaules les fonctions de légat du saint-siège110, pour convoquer, sous le nom de concile ou synode provincial, un conventicule à Soissons, ville déjà signalée par la condamnation de Roscelin en 1092. Abélard y fut appelé, on lui dit d'apporter son célèbre ouvrage, opus clarum. On l'accusait d'avoir, comme Roscelin, appliqué les principes du nominalisme au dogme de la Trinité. Il se rendit à l'appel et parut accepter le jugement.

Note 108: (retour) Saint Bernard fit de vains efforts auprès du pape Honoré II pour obtenir qu'il approuvât l'élection d'Albéric au siège de Reims. (S. Bern. Op., ep. XIII.) Je dois cependant ajouter que la plupart des auteurs pensent que ce n'est pas après Guillaume de Champeaux (1119 ou 1121), mais après Ebal, son successeur (1126), qu'Albéric faillit devenir évêque de Châlons.
Note 109: (retour) «Radulfus nomine, Viridis cognomine.» Abélard et plusieurs écrivains l'appellent Rodulfus, et d'autres Radulfus, que l'on traduit ordinairement par Raoul. (Ab. Op., ep. I, p. 20; Not. p. 1164.—G. Marlot, Metrop. remens. Hist., t. II, I. II, c. XXXI, p. 244 et 275.—Gall. Christ., t. IX, p. 80.)
Note 110: (retour) Conan, Conon ou Conus, évêque de Palestrine ou Préneste, légat du pape Paschal II en France, y prit part à plusieurs conciles. En 1120, il était légat du pape Calixte II, et tint un nouveau concile à Beauvais. (Ab. Op; Not., p. 1166.)

Soissons était une ville de la province ecclésiastique de Reims111. L'archevêque Raoul y avait convoqué ses suffragants, et quelques membres considérables du clergé, parmi lesquels on distinguait Geoffroi II, évêque de Chartres. Le droit de juridiction sur Abélard n'était rien moins qu'établi. Comme moine de Saint-Denis, il relevait de l'évêque de Paris, dont le métropolitain était à Sens. Tout au plus pouvait-on dire que le lieu où il avait enseigné se trouvait dans une partie du territoire de Champagne, dépendante de la province de Reims. Mais il n'éleva aucune difficulté; il était loin de se refuser aux épreuves et aux discussions publiques, et il les avait en quelque sorte demandées112.

Note 111: (retour) Province de Reims ou Belgique seconde. Les suffragants de l'archevêque de Reims, en 1121, étaient probablement les évêques de Soissons, d'Arras, de Laon, de Beauvais, de Châlons, de Noyon, d'Amiens, de Senlis et de Térouenne. On ignore quels sont ceux de ces prélats qui assistèrent au concile. Il y en eut sans doute très-peu; on verra plus bas que l'assemblée n'était pas nombreuse. La présence de Lisiard de Crespy, évêque de Soissons, est seule attestée. (Gall. Christ., t. IX, passim.)
Note 112: (retour) Mais cette demande était adressée à l'évêque de Paris. Voyez ci-dessus p. 81, et dans les Oeuvres, p. 334. Quant à la compétence, résultant du lieu où l'enseignement avait été donné, je ne l'indique que comme une hypothèse.

Lorsqu'il arriva à Soissons (1121), il trouva le clergé et le peuple mal disposés pour lui. On avait répandu les bruits les plus fâcheux; il passait pour avoir écrit et prêché qu'il y avait trois Dieux, en sorte que, dans les premiers jours, quelques-uns de ses disciples faillirent être lapidés par le peuple113. C'était assurément une situation toute neuve pour Abélard.

Note 113: (retour) Le peuple de Soissons était fanatique. Peu d'années auparavant, il avait brûlé de son propre mouvement un homme soupçonné de manichéisme. (Le P. Longueval, Hist. de l'Église gall., t. VIII, l. XXIV, p. 414.)

Il alla d'abord droit au légat, et lui remit son livre, déférant d'avance au jugement de cet évêque, et déclarant que, s'il avait rien émis qui s'éloignât de la foi catholique, il était prêt à le corriger et à donner toute satisfaction, déclaration qui se lisait déjà dans l'ouvrage même114. Le légat embarrassé le lui rendit, en lui disant de le porter à l'archevêque et à ses conseillers, accusateurs devenus juges. L'ordre fut exécuté; mais les nouveaux censeurs regardèrent, feuilletèrent le manuscrit sans y rien trouver à reprendre, du moins en présence de l'auteur, et ils renvoyèrent le jugement à la fin du concile. Avant même qu'il ne s'ouvrît, Abélard s'était efforcé de se ressaisir du public. Partout et devant tous, il développait chaque jour la pensée de son ouvrage, il exposait sa foi, il rendait le dogme intelligible, démonstratif, et commençait à retrouver des admirateurs. On remarqua bientôt dans la ville cette singularité d'un accusé qui parle haut et d'un accusateur qui se tait. «Quoi,» disait-on, «il harangue le public, et on ne lui répond pas! Le concile touche à son terme, un concile réuni principalement à cause de lui; et de lui il n'est pas question! Est-ce que les jugea auraient reconnu que l'erreur était de leur côté?» Ces propos et d'autres semblables ne faisaient qu'animer de plus en plus l'ardeur de la poursuite; une condamnation devenait à chaque instant plus nécessaire.

Note 114: (retour) Intruct. ad Theol., prolog., p. 974.

Un jour, Albéric, accompagné de quelques-uns des siens, s'approche d'Abélard, et voulant apparemment l'embarrasser, après quelques mots flatteurs, il lui dit qu'il s'étonnait d'une chose qu'il avait notée dans son ouvrage; savoir que Dieu ayant engendré Dieu, et Dieu étant unique, Dieu cependant ne s'était pas engendré lui-même.

«Si vous voulez,» répondit Abélard, «je vous en donnerai la raison.—Nous faisons peu de compte,» reprit Albéric, «des raisons humaines, ainsi que de notre propre sens en pareilles matières; nous demandons les paroles de l'autorité.—Tournez le feuillet,» dit Abélard, «et vous trouverez l'autorité.» Et lui, prenant des mains le livre qu'Albéric avait apporté, il chercha le passage qn'Albéric n'avait pas vu ou compris, n'ayant qu'une pensée, celle de trouver un adversaire en faute. Le bonheur voulut ou Dieu permit que le passage se présentât aussitôt. La citation portait: «Saint Augustin, de la Trinité, livre I.—Celui qui croit qu'il est de la puissance de Dieu de s'être engendré lui-même, erre d'autant plus que non-seulement Dieu n'est point dans ce cas, mais pas plus que lui aucune créature spirituelle ou corporelle. Il n'est absolument aucune chose qui s'engendre elle-même115

Note 115: (retour) Voilà une preuve que l'ouvrage jugé à Soissons est l'Introduction à la Théologie; on y trouve le passage repris par Albéric, et la citation de saint Augustin qu'invoque Abélard pour lui répondre. (Ab. Op., ep. I, p. 21; Introd., l. II, p. 1066.—Saint Augustin, Op. omn., De Trin., l. I, c. I, t. VIII, p. 749; édit. de 1779.)

Les disciples d'Albéric qui étaient présents furent surpris et confus. Leur maître, pour essayer de se défendre, dit à tout hasard: «Mais il faut bien l'entendre.—La belle nouvelle,» reprit sur-le-champ Abélard; «mais vous demandiez un texte, et non pas le sens. Si vous voulez le sens et la raison, je suis prêt à vous montrer qu'avec l'autre opinion, vous tombez dans l'hérésie qui veut que le Père soit son propre fils.» A ces mots, Albéric en colère répondit par des menaces, et lui dit que, dans cette affaire, ni les autorités ni les raisons ne seraient pour lui, et il s'éloigna.

Abélard qui raconte cette anecdote n'ajoute pas que, dans le passage en question, c'était précisément une opinion d'Albéric lui-même qu'il attaquait en passant, l'attribuant, sans prononcer aucun nom, à un maître en théologie qui occupait en France une chaire de pestilence116. Albéric qui s'était reconnu, sans en convenir, avait dû naturellement trouver dans cet endroit la plus grosse hérésie du livre.

Note 116: (retour) «Magistros divinorum librorum qui nunc maxime circa nos pestilentae cathedras tenent.... quorum unus in Francia.» (Ab. Op., loc. cit.) Je suis ici l'opinion de Mabillon. (Saint Bern., ep. XIII, in not.)

Le dernier jour du concile arriva, et avant la séance, le légat mit en délibération avec l'archevêque et quelques-uns des meneurs ce qu'on devait faire de l'accusé et de son livre. Ils avaient l'un et l'autre sous la main, ils étaient là pour les juger, et ils paraissaient n'avoir rien à dire. Évidemment, on reculait devant une discussion publique, et soit faiblesse ou calcul, soit défiance de la cause ou crainte de l'ascendant si connu d'Abélard, on avait ainsi tout retardé, débat et jugement, les uns voulant échapper à la nécessité d'une telle épreuve, les autres prévoyant qu'au dernier moment tout deviendrait plus facile et que le coup pourrait être brusquement et silencieusement porté. Mais Abélard avait un parti dans le clergé; les dignités ecclésiastiques étaient déjà le partage de quelques-uns de ses élèves. Dans cette conférence décisive, Geoffroi de Lèves, évêque de Chartres, le premier par sa piété et par la dignité de son siège117, profita de l'embarras visible des assistants pour les exhorter à la modération. Il rappela d'abord la situation d'Abélard, la supériorité de ses talents, ses succès dans tous les enseignements, le nombre de ses sectateurs, l'étendue de son influence, de cette vigne qui projetait ses pampres jusqu'à la mer. Il ajouta que si l'on voulait le condamner par une décision en quelque sorte préjudicielle et le frapper sans débat, il était à craindre qu'en indisposant beaucoup de monde on ne suscitât aussitôt un grand parti pour sa défense, d'autant que rien dans ses écrits ne donnait ouvertement accès à la censure; qu'une telle violence ajouterait à la faveur publique, et serait attribuée à l'envie plus qu'à la justice; que si, au contraire, on voulait procéder canoniquement, il fallait produire dans l'assemblée un écrit ou un dogme incontestablement de lui, l'interroger, et le laisser librement répondre, afin qu'après aveu ou conviction, il fût réduit au silence; suivant cette parole de Nicodème, lorsqu'il voulut sauver Notre-Seigneur: «Est-ce que notre loi condamne un homme, s'il n'a pas été ouï auparavant, et sans qu'on sache ce qu'il a fait?» (Jean, VII, 51.)

Note 117: (retour) Geoffroi II, successeur d'Ives dans l'évêché de Chartres, était de race noble, et son siège a été longtemps le premier de la province de Sens. Le siège de Paris n'était alors que le troisième. On n'explique pas comment, étant de la province de Sons, il assistait à un concile tenu par les évêques de celle de Reims. Il joua pendant toute sa vie un grand rôle dans les affaires du clergé, et nous le verrons reparaître plus d'une fois. (Ab. Op., ep. I, p. 22.—Gall. Christ., t. VIII, p. 1134 et suiv.—Hist. litt. ., t. XIII, p. 82.)

Cet avis fut accueilli par des murmures, et quelques-uns s'écrièrent ironiquement que le conseil était bien sage d'aller lutter de faconde avec un homme aux arguments et aux sophismes duquel l'univers n'aurait su comment résister. Geoffroi se contenta de remarquer qu'il était encore plus difficile de disputer avec le Christ, lequel pourtant Nicodème voulait qu'on écoutât par respect pour la loi. Puis essayant de les ramener par une autre voie et d'obtenir l'ajournement d'une décision qui réclamait un examen plus mûr et une assemblée plus nombreuse, il demanda qu'Abélard fût reconduit à Saint-Denis par son abbé qui était présent, et que l'on y convoquât une réunion considérable et des plus savants hommes, pour examiner plus attentivement ce qu'il y avait à faire. Ce dernier avis obtint l'assentiment du légat, et tous les autres parurent s'y rendre. Dans les cas épineux, l'ajournement gagne aisément la faveur d'une assemblée. Conan se leva pour aller dire sa messe, avant d'entrer au concile, et il fit prévenir Abélard par l'évêque de Chartres de la permission qui lui serait accordée de retourner dans son monastère, pour y attendre ce qui avait été convenu. Mais alors les plus acharnés ou les plus rigoureux, voyant bien qu'il n'y avait rien de fait, si l'affaire devait se traiter hors du diocèse et là où leur crédit ne s'étendait pas, persuadèrent à l'archevêque qu'il serait ignominieux pour lui que la cause fût renvoyée à un autre tribunal, et qu'il fallait craindre que l'accusé n'échappât. On revint donc au légat, on le pressa de changer d'avis, et on l'amena, malgré lui, à consentir que la doctrine fût condamnée sans débat contradictoire, le livre brûlé en présence de tous, et l'auteur renfermé à perpétuité dans un nouveau couvent. On lui persuada que, pour fonder la condamnation, il suffisait que sans l'autorisation ni du souverain pontife, ni de l'Église, l'ouvrage eût été lu dans un cours public et livré par l'auteur lui-même à plusieurs pour le transcrire; on ajouta enfin qu'un tel exemple servirait la religion en prévenant à l'avenir le retour de semblables témérités. Le légat, à ce qu'il paraît, était peu instruit; il s'appuyait beaucoup sur les conseils de l'archevêque de Reims, qui lui-même était conduit par Albéric, Lotulfe et leurs amis. L'évêque de Chartres jugea que l'on ne pourrait empêcher l'exécution de ce plan, et avertissant Abélard, il l'engagea à tout supporter, et à n'opposer qu'une douceur exemplaire à une violence qui nuirait plus à ses ennemis qu'à lui. Quant à sa réclusion dans un monastère, il lui dit de ne point s'en inquiéter et que le légat qui dans tout cela agissait à contre-coeur, lui ferait certainement, quelques jours après la dissolution du concile, rendre la liberté. Abélard pleurait en l'écoutant, et Geoffroi pleurait avec lui. La pensée a beau mépriser la force; quand la force l'opprime en la faisant taire, c'est un martyre sans consolation. La consolation ou la vengeance de la pensée, c'est la parole.

Abélard fut appelé; il parut devant le concile. On l'accusait vaguement de l'hérésie de Sabellius, c'est-à-dire d'avoir nié ou affaibli la réalité des trois personnes de la Trinité118. Jugé sans discussion, convaincu sans examen, on le força de jeter de sa propre main son livre dans les flammes. Il le regardait tristement brûler, lorsqu'au milieu du silence apparent des juges, un des plus hostiles dit à demi-voix qu'il y avait lu en quelque endroit que Dieu le père était seul tout-puissant; ce que le légat ayant entendu, il lui dit, avec grand étonnement, qu'il ne le pouvait croire. «Même chez un petit enfant,» ajouta-t-il, «une si grosse erreur serait inconcevable, quand la foi universelle tient et professe qu'il y a trois tout-puissants.» A ce mot, un maître des écoles, qui se nommait Terric119, se prit à sourire, et lui souffla aussitôt ces paroles d'Athanase dans son symbole: «Et pourtant il n'y a pas trois tout-puissants, mais un seul tout-puissant120.» Et comme son évêque, qui l'avait entendu, lui reprochait cette inconvenance à l'égal d'un propos contre la majesté divine, Terric tint bon intrépidement en citant les paroles de Daniel: «Ainsi, fils insensés d'Israël, sans juger et sans connaître la vérité, vous avez condamné un de vos frères: retournez au jugement (XIII, 48 et 49), et jugez le juge lui-même, car celui qui devait juger s'est condamné par sa propre bouche.» Alors l'archevêque, se levant, justifia comme il put, en changeant les termes, la pensée du légat; et, se laissant aller à la controverse, il établit qu'effectivement le Père était tout-puissant, le Fils, tout-puissant, le Saint-Esprit, tout-puissant, et que celui qui sortait de là ne devait pas même être écouté; que si d'ailleurs on y tenait, on pouvait permettre au frère121 d'exposer sa foi en présence de tous, afin qu'on pût l'approuver ou l'improuver, et finalement prononcer. Cette concession, arrachée par l'embarras du moment, pouvait changer la face de l'affaire, et déjà Abélard, debout, se disposait à se défendre; heureux de professer et de développer sa foi, il reprenait l'espoir et le courage; le souvenir de saint Paul devant l'aréopage ou devant le conseil des Juifs, lui traversait l'esprit; il allait parler, tout était sauvé, lorsque ses adversaires, prompts à parer le coup, s'écrièrent qu'il n'était besoin que de lui faire réciter le symbole d'Athanase122, et, comme il aurait pu dire, pour gagner du temps, qu'il ne le savait point par coeur, ils lui mirent à l'instant sous les yeux le livre tout ouvert. Abélard laissa retomber sa tête, il soupira, et, d'une voix sanglotante, il lut ce qu'il put lire. On le remit aussitôt, comme un accusé convaincu, à l'abbé de Saint-Médard qui était présent, et qui le conduisit en prisonnier dans son couvent. Le concile se sépara sur-le-champ.

Note 118: (retour) Lui-même raconte en deuil l'histoire du synode de Soissons (ep. I, p. 20-25); mais il ne fait pas connaître l'objet précis de l'accusation. C'est Othon de Frisingen qui dit qu'il fut reconnu sabellien, pour avoir réduit les personnes de la Trinité à des mots par l'application du nominalisme, qui, remarquez-le, avait servi à motiver contre Roscelin, trente ans auparavant, l'accusation de trithéisme. (Oth. Frising. De Gest. Frid., l. I, c. XLVII.) Voyez sur cette accusation dans le l. III, le c. V. Au reste, les mêmes textes servirent plus tard à fonder, à Sens, contre Abélard, une accusation inverse de celle de Soissons.
Note 119: (retour) D. Brial est porté à croire que ce Terric ou Terrique est le même qu'un certain Thierry, dialecticien breton assez habile, et penseur assez hardi, dont parlent Othon de Frisingen et Jean de Salisbury. (De Gest. Frid., l.1, c. XLVII.—Saresb. Metalog., l. I, c. V, et l. II, c. X.—Hist. litt., t. XIII, p. 377.)
Note 120: (retour) La réponse était topique, mais au fond elle donnait encore prise à la controverse, et les scolastiques ont beaucoup disputé sur ce passage du symbole d'Athanase. Pierre d'Ailly le trouva contradictoire, car puisqu'il est dit plus bas que les trois sont égaux entre eux et coéternels, il faut bien qu'il soit tous les trois, immenses, tout-puissants, etc. Saint Thomas convient qu'ils le sont tous les trois, mais non qu'ils soient trois immenses, trois tout-puissants. (Le P. Petan, Dogmat. theolog., t. II, l. VIII, CIX, p. 562; édit. de Paris, 1844.)
Note 121: (retour) «Frater ille.» (Ab. Op., p. 24.)
Note 122: (retour) Tout le monde sait ce que c'est que le symbole dit de saint Athanase, quoiqu'il ne soit pas de lui. C'est le symbole qu'on récite le dimanche à primes et qui est appelé pour cette raison le symbole de primes; on le nomme aussi la symbole Quicumque, parce qu'il commence par ce mot. Abélard a fait un commentaire sur ce symbole. (Op., pars II, p. 381.)

Ce couvent avait été fondé auprès de Soissons, sur la rive droite de l'Aisne, par le roi Clotaire I. La mission des moines était de desservir l'église où les restes de ce prince furent longtemps déposés près de ceux de saint Médard, premier évêque de Noyon, apôtre de ces contrées. C'était un monastère considérable et respecté, investi de grands privilèges. L'abbé qui se nommait Geoffroi123 et qui était un homme instruit et distingué, traita son captif ou plutôt son hôte avec de grands égards; et les moines, espérant le garder longtemps, l'accueillirent avec beaucoup d'empressement, et s'efforcèrent de le consoler par mille soins; mais nulle consolation n'était possible. Rien au monde ne pouvait rendre au triste Abélard ce qui venait de lui échapper. La dernière, la plus puissante et la plus vieille de ses illusions était évanouie: un pouvoir s'était rencontré qui ne pliait pas devant lui. La vérité et l'éloquence avaient été vaincues dans sa personne, et l'ascendant de son génie était méconnu. Pour la première fois, il sentait sa faiblesse et presque son déclin. On ne peut peindre son désespoir. Passant de l'abattement à la fureur, il accusait Dieu même qui l'avait abandonné, ou, cachant dans ses mains son front baigné de larmes, il se disait que ses souffrances et ses affronts passés étaient peu de chose auprès de ce qu'il éprouvait. Jadis, au moins, il était coupable, et il avait en quelque sorte mérité son malheur; mais aujourd'hui, c'était à ses yeux une foi sincère, un amour désintéressé du vrai qui faisait de lui le plus malheureux des mortels. Qu'allait-il devenir? on avait cette fois attenté sur sa gloire.

Note 123: (retour) Geoffroi, surnommé Cou de Cerf, ancien abbé de Saint-Thierry, abbé de Saint-Médard en 1120, évêque de Châlons en 1131, et qui mourut en 1149. On a de lui des lettres et quelques écrits. (Voyez son article dans l'Histoire littéraire, t. XIII, p. 185.—Annal. Bened., t. VI, l. LXXV, p. 190; Append. p. 639.—Gall. Christ., t. IX, p. 186 et 415.)

La manière dont le procès fut conduit prouve, en effet, qu'une justice éclairée ne guidait point ses juges, et les opérations du concile ont quelques-uns des caractères de la persécution124. La haine et l'envie avaient depuis longtemps une revanche à prendre, et elles se plurent à employer comme instruments la sincérité ignorante, la piété craintive, et surtout cette intolérance de si bonne foi que le pouvoir ecclésiastique regarde naturellement comme un devoir, en présence de ce qui agite les consciences et peut troubler l'unité silencieuse de la croyance commune. La lutte directe paraît s'être engagée entre l'esprit dans son audace et la médiocrité dans sa prudence, et ce fut l'esprit qui succomba. Cependant il n'est pas aussi vrai que se l'imaginait Abélard que la malveillance seule pût trouver à redire à ses ouvrages, et que la foi, même éclairée, surtout éclairée, n'en dût concevoir aucun ombrage. Si la parole lui avait été accordée, quoi qu'il eût pu dire, et à moins qu'il n'eût dénaturé sa doctrine, il ne l'aurait point sauvée d'une conséquence périlleuse, savoir que trois des attributs généraux de la divinité étant assignés, chacun spécialement et comme une propriété distinctive, à une personne différente de la Trinité, cette distribution était entièrement insignifiante, ou dépouillait chacune des trois personnes de deux de ces trois attributs également nécessaires, également divins. Dans le premier cas, l'unité absorbait les trois personnes et faisait évanouir la Trinité; dans le second, la Trinité, s'exagérant elle-même, brisait l'unité et se produisait sous la forme du trithéisme: voilà pour l'erreur actuelle. Quant à l'erreur qu'on pourrait nommer virtuelle et qui menaçait surtout l'avenir, la voici: dans la méthode, dans le langage, dans cette intention de raisonner la foi, de démontrer le mystère et d'assimiler la religion à la philosophie, se dévoilait évidemment le rationalisme chrétien, origine possible du rationalisme philosophique125. Mais comme assurément ces conséquences n'étaient pas distinctement dans l'esprit d'Abélard, comme elles étaient compensées par des assertions contradictoires et d'une éclatante orthodoxie, rachetées par la volonté sincère de ne point s'écarter de l'unité, le crime de l'hérésie ne pouvait un moment lui être imputé. Le livre était dangereux peut-être, mais l'auteur innocent; et le jugement du concile, que ne condamne pas absolument la logique, demeure une iniquité.

Note 124: (retour) Le concile a été blâmé par des autorités non suspectes, comme l'historien d'Argentré, Dubouloi, Crevier, le P. Richard et d'autres; nous n'ajouterons pas D. Gervaise, devenu suspect à force d'engouement pour Abélard. Les écrivains qui s'attachent à justifier le concile de Sens semblent passer condamnation sur celui de Soissons. Au reste, les actes de l'un comme de l'autre n'ont pas été conservés, et l'assemblée de 1121 ne nous est guère connue que par le récit d'Abélard, un passage d'Othon de Frisingen et quelques mots de saint Bernard et d'un de ses secrétaires. (Act. concil., t. VI, para II, p. 1103.—Phil. Labbaei Concil. hist. synops. —Anal. des conc., par le P. Richard, t. V, suppl.—10th. Fris. De Gest. Frid. l. I, c. XLVII.—Saint Bern. Op., ep. CCCXXXI.—Gaufred. mon. Clar., Rec. des Hist., t. XIV, p. 381.—Cf. Brucker, Hist. crit. phil., t. III, p. 149.)
Note 125: (retour) «Abailard est orthodoxe,» dit Mme Guizot, «il ne veut pas cesser de l'être; une conviction préalable détermine le but auquel il veut arriver, et l'examen n'est pour lui qu'une manière de s'exercer dans un cercle dont il est déterminé à ne pas sortir, travail nécessaire d'un esprit qui marche sans avancer et enfante des nouveautés qui ne sont pas des progrès. Abailard, en religion comme en philosophie, a donné le mouvement et non les résultats. Plusieurs fois accusé d'hérésie, il n'a point laissé de secte, et même en philosophie, la hardiesse des principes qu'il énonce quelquefois est demeurée sans conséquence, parce que lui-même n'a pas osé les avouer ou les reconnaître. Cependant il en avait assez fait et pour ses partisans et pour ses ennemis.» (Essai sur la vie et les écrits d'Abailard et d'Héloïse, p. 372.)

Il ne faut donc pas s'étonner si Abélard, plus désolé que convaincu, retrouva bientôt dans le couvent qui lui servait comme de prison cette impatience du joug et ce besoin de résistance polémique qui entraînait son esprit plus loin que son caractère n'osait aller. Bien qu'il se loue de l'accueil qu'il reçut à Saint-Médard, il dut y rencontrer, non sans quelque importunité, ce même Gosvin, que nous, avons vu sur la montagne Sainte-Geneviève lui chercher une querelle scolastique. Celui-ci était venu là, d'accord, dit-on, avec l'abbé Geoffroi, pour travailler, en qualité de prieur, à la réforme des abus et au rétablissement des études.126 Déjà sous les murs de Soissons même, il avait été employé à une oeuvre semblable dans le monastère de Saint-Crépin; c'est pour cela qu'il était sorti d'Anchin où il avait fait profession. Quoiqu'il pensât peut-être, ainsi que son biographe dévoué, qu'Abélard n'avait été conduit à Saint-Médard que pour y être lié comme un rhinocéros indompté, il jugea convenable de le traiter, à l'exemple de l'abbé, dans un esprit de douceur127. Cependant, de l'humeur que nous lui connaissons, il ne s'abstint pas, dans ses entretiens, de mêler ses consolations de conseils et ses conseils de leçons. Il lui prêcha la patience et la modestie, lui dit de ne point trop s'attrister, qu'au lieu d'être emprisonné, il devait se regarder comme délivré, n'ayant plus à redouter les soucis, les tentations, les grandeurs du monde; qu'il n'avait enfin qu'à se conduire honnêtement et à donner à tous l'enseignement et l'exemple de l'honnêteté. «L'honnêteté, l'honnêteté!» dit Abélard, qui sentait, à travers la charité du prieur, percer l'aiguillon de la vanité du docteur, «qu'avez-vous donc à me tant prêcher, conseiller, vanter l'honnêteté? Il y a bien des gens qui dissertent sur toutes les espèces d'honnêteté, et qui ne sauraient pas répondre à cette question: Qu'est-ce que l'honnêteté?—Vous dites vrai,» reprit aussitôt Gosvin avec aigreur; «beaucoup de ceux qui veulent disserter sur les espèces de l'honnêteté ignorent entièrement ce que c'est; et si dorénavant vous dites ou tentez quoi que ce soit qui déroge à l'honnêteté, vous nous trouverez sur votre chemin, et vous éprouverez que nous n'ignorons pas ce que c'est que l'honnêteté, à la façon dont nous poursuivons son contraire128.» A cette réponse ferme et mordante, dit le moine historien de Gosvin, le rhinocéros prit peur, pavefactus rhinocerosiste; il se montra les jours suivants plus soumis à la discipline et plus craintif du fouet, timidior flagellorum. Voilà, si ces paroles caractéristiques sont exactes, comment, dans les retraites de la vie spirituelle, le XIIe siècle traitait et instruisait les héros de la pensée.

Note 126: (retour) Ex vit. S. Gosv., l. I, c. XVIII., Rec. des Hist., t. XIV, p.445.—Gall. Christ., t. IX, p. 415.—Hist. litt. de la Fr., t. XII, p. 185.
Note 127: (retour) «Instar rhinocerontis indomiti disciplinae coercendum ligamento.—In spiritu lenitatis.» (S. Gosv., ibid.
Note 128: (retour) «Per insectationem contrarii sui.» (Id. ibid.)

A peine rendu, cependant, le jugement du concile fut loin de rencontrer une approbation générale. On trouva dans ses procédés, rudesse, dureté, précipitation. L'oppression était évidente, le droit très-douteux. Beaucoup d'ailleurs penchaient à croire la vérité du côté d'Abélard; bientôt ceux qui avaient siégé à Soissons durent se justifier; plusieurs repoussaient la solidarité du jugement et désavouaient leur propre vote. Le légat attribuait publiquement l'affaire à ce qu'il appelait la jalousie des Français, invidia Francorum, et tout repentant de ce qui s'était passé, il n'attendit pas longtemps pour faire ramener Abélard dans son couvent129.

Note 129: (retour) Ab. Op., ep. I, p. 25.

A Saint-Denis, il est vrai, Abélard retrouvait des ennemis. On se rappelle qu'il s'était aliéné les moines par d'imprudentes remontrances. Ceux-ci n'étaient disposés ni à les pardonner ni à cesser de les mériter; et une occasion ne tarda pas à survenir où il faillit encore se perdre. Un jour, en lisant le commentaire de Bède le Vénérable sur les Actes des Apôtres, il tomba par hasard sur un passage où il est dit que Denis l'Aréopagite avait été évêque de Corinthe, et non pas évêque d'Athènes. Cette opinion ne pouvait être du goût des moines. Ils tenaient à ce que leur Denis, fondateur de l'abbaye, et qui d'après le livre de ses Gestes, était en effet évêque d'Athènes, fût bien aussi l'Aréopagite, celui que saint Paul convertit130. Sans songer à l'orage qu'il allait soulever, Abélard communiqua sa découverte à quelques-uns des frères qui l'entouraient et leur montra en plaisantant le passage de Bède. Les bons pères se fâchèrent fort, traitèrent Bède de menteur, et lui opposèrent victorieusement le témoignage d'Hilduin, leur abbé sous Louis le Débonnaire, et qui, pour vérifier les faits, avait parcouru longtemps la Grèce avant d'écrire les Gestes du bienheureux Denis. La conversation se prolongeant, Abélard, sommé de s'expliquer, dit qu'on ne pouvait mettre l'autorité d'Hilduin en balance avec celle de Bède, révéré de toute l'Église latine, et que, sur le fond de la question, peu importait qui des deux Denis eût fondé l'abbaye, puisque tous deux avaient obtenu la couronne céleste. L'indignation fut alors générale; on s'écria qu'il montrait bien qu'il avait de tout temps été l'ennemi du couvent, et qu'il voulait aujourd'hui flétrir l'honneur, non-seulement de ce grand établissement religieux, mais de tout le royaume dont l'Aréopagite avait toujours été le glorieux patron; et l'on courut rendre compte à l'abbé du scandale dont on venait d'être témoin. Celui-ci se hâta d'assembler le chapitre; puis, en présence de la congrégation entière, il menaça Abélard d'envoyer aussitôt au roi qui tirerait une réparation éclatante d'une si monstrueuse offense. Il semblait que l'imprudent lecteur de Bède eût porté la main sur la couronne. Il s'excusa de son mieux, et offrit, s'il avait manqué à la discipline, de réparer sa faute; mais ce fut en vain, et l'abbé ordonna de le bien surveiller jusqu'à ce qu'il le remît au roi.

Note 130: (retour) Act. XVII, 34.—Bède le Vénérable, prêtre anglo-saxon, a composé, au VIIe siècle, sur la philosophie, les sciences, l'histoire ecclésiastique et l'Écriture sainte, des ouvrages très-remarquables pour son temps. Le passage auquel Abélard fait allusion se trouve dans les Expositions du Nouveau Testament. (Bed. Ven. Op.. t. V, Exp. Act. Apost., c. XVII.) Quant à la question, les moines de Saint-Denis avaient tort sur un point; on ne peut plus soutenir raisonnablement aujourd'hui que Denis l'Aréopagite, martyr du Ier siècle, soit le Denis patron de la France, apôtre de Paris, et qui mourut vers le milieu du IIIe. Mais il y a erreur dans Bède; l'Aréopagite a bien été évêque d'Athènes; et l'évêque de Corinthe, qui n'est pas l'Aréopagite, est celui qu'on vénérait en France et qui a donné son nom à l'abbaye de Saint-Denis. Pour tout accommoder, en 1215, Innocent III, sans se prononcer pour aucune opinion, donna à la royale abbaye les reliques de Denis d'Athènes, afin qu'elle eût les restes des deux saints de ce nom. Mais c'était au fond décider la question, ou dire que les reliques jusque-là conservées à Saint-Denis n'étaient pas celles de l'Aréopagite. (Ab. Op., p. 25, et Not., p. 1189.—Tillemont, Mém. pour servir à l'hist. ecclés., t. II, p. 133 et 718, et t. IV, p. 710.)

L'hostilité de ses supérieurs et de ses frères paraissait implacable; on dit même que la punition monacale, le fouet, lui fut infligée pour avoir été de l'avis du vénérable Bède131. Poussé à bout par tant d'acharnement et de violence, las de voir toujours ainsi la fortune le contrarier dans les moindres choses, et le monde entier conjuré contre lui, il résolut de sortir d'esclavage, et, d'accord avec quelques frères qui compatissaient à ses peines, aidé de ses amis, il s'enfuit secrètement une nuit, et gagna la terre de Champagne, qui n'était pas éloignée et où se trouvait la retraite déjà habitée par lui quelque temps. Thibauld, comte de Champagne, de qui il n'était pas inconnu, s'était intéressé aux persécutions qu'il avait éprouvées; et, sous sa protection, il demeura à Provins, dans le prieuré de Saint-Ayoul132, occupé par des moines de Saint-Pierre de Troyes et dont le prieur était un de ses anciens amis. En même temps, il essaya de se réconcilier, et il écrivit à l'abbé de Saint-Denis et à sa congrégation une lettre que nous avons encore, et où, discutant la question tranchée par Bède, il la décide en sens inverse et conclut que le vénérable auteur s'est trompé ou que les deux Denis ont été évêques de Corinthe133. Mais cette concession fut inutile.

Note 131: (retour) Ut fama est, ajoute Duboulai qui raconte ce fait. (Hist. Univ. par., t. II, p. 85.)
Note 132: (retour) Saint-Ayoul est la traduction altérée de Saint-Aigulfe, nom d'un prieuré soumis à l'évêché de Troyes et fondé en 1018. (Gall. Christ., t. XII, p. 530.)
Note 133: (retour) Ab. Op. pars II, ep. II, Adae dilectissimo patri suo abbati, p. 224.

Pendant qu'il jouissait à Provins des douceurs d'une bienveillante hospitalité, une affaire attira dans cette ville l'abbé de Saint-Denis auprès du comte de Champagne; Abélard, de son côté, vint sur-le-champ, avec son ami le prieur, trouver Thibauld, et lui demanda d'intercéder pour lui, afin d'obtenir de son abbé l'absolution et la permission de vivre suivant la règle monastique, partout où bon lui semblerait. Adam voulut en conférer avec les moines qui l'avaient accompagné et promit une réponse avant son départ. La réponse fut qu'il y allait de l'honneur de leur abbaye, s'ils laissaient le frère indocile passer dans un autre couvent, comme il en avait sans doute le dessein, et qu'après avoir autrefois choisi leur maison pour asile, il ne pouvait l'abandonner sans outrage. Puis, n'écoutant personne, pas même le comte, ils menacèrent le fugitif de l'excommunier, s'il ne rentrait aussitôt au bercail, et interdirent sous toutes les formes, au prieur qui l'avait accueilli, de le retenir plus longtemps, s'il ne voulait avoir sa part de l'excommunication.

Cette réponse jeta Abélard et son ami dans une grande anxiété; mais, quelques jours après les avoir quittés, l'abbé Adam mourut le 19 février 1122134. Un autre lui succéda le 10 mars suivant; c'était Suger, celui qui devait être un jour régent du royaume.

Note 134: (retour) M. Alexandre Lenoir donne la pierre tumulaire d'Adam. Musée des mon. franç., t. 1, p. 234, pl. n° 518.—Cf. Gall. Christ., t. VII, p. 308.

Suger était alors un homme tout politique, un simple diacre employé par le roi aux plus grandes affaires, et à l'époque où il devint abbé, en ambassade à Rome auprès du pape. Abélard, accompagné de l'évêque de Meaux Burchard, qui s'intéressait à lui, se rendit auprès du nouvel abbé, ou de celui qui le suppléait jusqu'à son retour, et renouvela les demandes adressées au prédécesseur. La décision se faisant attendre, peut-être parce qu'on attendait Suger, il se pourvut, grâce à l'entremise de quelques amis, par-devant le roi et son conseil. Il ne trouva pas que Louis VI eût grand souci de la qualité d'Aréopagite pour le patron de la royale abbaye qui devait garder son tombeau, et l'affaire reprit une tournure favorable.

Étienne de Garlande, alors grand-sénéchal de l'hôtel, se chargea de tout arranger. Il était diacre aussi comme Suger; mais homme d'État et homme de guerre, il entrait peu dans les désirs ou les convenances du clergé, et saint Bernard regardait l'un et l'autre ministre comme deux calamités pour l'Église135.

Note 135: (retour) Voyez la lettre qu'il écrivit quatre ans après à l'abbé Suger pour le féliciter sur sa conversion. (Saint Bern. Op., ep. LXXVIII.)

Abélard avait compté sur la politique du conseil du roi. Il croyait savoir qu'on y pensait que, moins l'abbaye de Saint-Denis serait régulière, plus elle serait soumise et temporellement utile à la couronne, peut-être parce qu'on en tirerait plus d'argent. Il pouvait donc espérer qu'on se soucierait fort peu d'y retenir un censeur qui prêchait la réforme, et qu'on ne prendrait pas fort à coeur les intérêts de l'autorité abbatiale ni de la discipline commune. Cette situation exceptionnelle de religieux sans monastère qu'il ambitionnait pouvait être assez du goût de la cour, et lui il s'accommodait fort bien de l'idée de lui devoir sa liberté, et pour ainsi dire de relever d'elle. La royauté commençait à devenir pour les individus la protectrice universelle; et elle se plaisait dès lors à entreprendre sur toutes les juridictions, et à suspendre, suivant son bon plaisir, toutes les règles particulières. Étienne de Garlande et Suger s'entendirent donc aisément136. Pour que tout fût en règle, le ministre fit venir l'abbé et son chapitre; et il s'enquit des motifs de l'insistance qu'on avait mise à retenir dans un cloître un homme malgré lui, et fit valoir le scandale qui pourrait en résulter, sans qu'on en dût espérer rien d'utile, puisqu'il y avait entre la congrégation et son censeur une évidente incompatibilité d'humeurs. L'abbé demanda seulement que, pour l'honneur du monastère, Abélard ne cessât pas de lui appartenir, et qu'il allât vivre dans une retraite de son choix, sans jamais entrer dans aucune autre communauté. Cette condition fut acceptée, et le tout fut promis et ratifié en présence du roi et de son conseil.

Note 136: (retour) Il existe deux lettres adressées à Suger, au nom du pape, pour lui recommander un maître Pierre qui, ayant une mauvaise affaire, s'était adressé à la cour de Rome. Duchesne qui les a, je crois, publiées le premier, veut qu'elles s'appliquent à notre maître Pierre; du moins le dit-il dans la table de son recueil Historiae Francorum scriptores (t. IV, p. 537 et 538); mais la simple lecture de ces lettres prouve que cette opinion est insoutenable, et nous croyons volontiers, avec D. Brial, qu'il s'agit d'un certain Pierre de Meaux, accusé de quelque violence sous la pontificat d'Eugène III. (Rec. des Hist., t. XV, p. 455 et 456.)

Le roi était alors ce Louis le Gros dont le règne fut si mémorable par l'émancipation des communes, berceau de la liberté moderne. Il eut la gloire d'attacher son nom à ce grand événement, et sa puissance en profita, comme si sa volonté en eût été la cause. Tous les progrès de l'autorité royale ont été, au moyen âge, des progrès dans le sens absolu du mot. Elle ne fut jamais grande, au reste, que lorsqu'elle fut libérale. Suger et Garlande s'en montrèrent les habiles ministres, et il y a certainement quelque secrète liaison entre la politique qui secondait l'affranchissement des communes et celle qui protégeait Abélard.

Il était libre, mais il était pauvre. Maître de choisir sa solitude, il se retira sur le territoire de Troyes, aux bords de l'Ardusson, dans un lieu désert qu'il connaissait pour y être allé souvent lire et méditer, ou même enseigner quelquefois137. C'était dans la paroisse de Quincey, auprès de Nogent-sur-Seine. Là, dans quelques prairies qui lui furent données, il construisit avec la permission d'Atton, évêque de Troyes, un oratoire de chaume et de roseaux qu'il dédia d'abord à la sainte Trinité. Ce fut dans cette retraite qu'il se cacha seul avec un clerc, et répétant ces mots du psaume: «Voilà que j'ai fui au loin, et j'ai demeuré dans la solitude.» (Ps. LIV, 8.)

Note 137: (retour) «Ubi legere (alias degere) solitus fuerat.» Ce lieu est le hameau du Paraclet, à l'est de Nogent-sur-Seine, à dix on douze lieues de Troyes, sur la route de Paris. (Gall. Christ., t. XII, p. 609.—Ab. Op., ep. 1, p. 28 Not., p. 1117.—Willelm. Godel. et Guill. Nang. Chron., Rec. des Hist., t. XII, p. 675, et t. XX, p. 781.)

C'est une chose étrange que les vicissitudes de la vie que nous racontons. Elles se multiplient comme les mouvements inquiets de l'âme d'Abélard. Téméraire et triste, entreprenant et plaintif, il n'a pas réussi a maîtriser la fortune, et il ne sait pas s'astreindre à vivre dans un humble repos. Aucune situation régulière et commune ne peut lui convenir longtemps. Partout où il paraît, il semble chercher querelle, provoquer l'oppression, et, quand il rencontre la résistance, il s'étonne en gémissant. Après les grands malheurs, il n'échappe pas aux petits; victime des sérieuses passions, il est tourmenté par les passions puériles; il se prend d'une querelle domestique avec des moines, et aussitôt tout condamné, tout déchu qu'il paraît, il emploie des princes et des rois à faire ses affaires, à le délivrer de son abbé, à garantir sa liberté; puis, dès qu'elle lui est rendue, n'ayant pu se soumettre à la vie du cloître, il se fait ermite138.

Note 138: (retour) Cette retraite d'Abélard, le repos et l'activité philosophique qu'il trouva au Paraclet, ont fixé l'attention d'un auteur que nous citerons à cause de son nom et parce qu'il est un des premiers en date qui aient parlé de lui. Pétrarque a fait un traité sur la vie solitaire, où il vante les philosophes qui ont cherché la retraite, et cite, après avoir nommé quelques anciens, «recentiorem unum nec valde remetum ab relate nostra.... apud quosdam.... suspectae fidei, at profecto non humilis ingenii, Petrum illum cui Abaelardi cognomen.» (De vit. solitar., l. II, sect. VI, c. I.)

Mais jamais il ne pouvait demeurer ignoré du reste du monde, et son désert était à moins de trente lieues de Paris. On connut bientôt sa retraite, et sans doute il ne mit nul soin à la cacher. Le maître Pierre vit accourir aux champs pour l'entendre une nouvelle génération d'écoliers. Les cités et les châteaux furent désertés pour cette Thébaïde de la science139. Des tentes se dressèrent autour de lui; des murs de terre couverts de mousse s'élevèrent pour abriter de nombreux disciples qui couchaient sur l'herbe et se nourrissaient de mets agrestes et de pain grossier. Comme saint Jérôme au milieu des déserts de Bethléem, il se plaisait à ce contraste d'une vie rude et champêtre unie aux délicatesses de l'esprit et aux raffinements de la science; et peu à peu, entouré d'une affluence croissante, regardant ces nombreux disciples qui bâtissaient eux-mêmes leurs cabanes sur le bord de la rivière, il se sentait consolé; il se disait que ses ennemis lui avaient tout enlevé et que l'on quittait tout pour le suivre. De moment en moment, il pensait que la gloire revenait à lui. Que devaient dire les envieux? La persécution, loin de leur profiter, servait à renouveler et à singulariser sa fortune. On l'avait réduit à la dernière pauvreté; comme le serviteur de l'Évangile, ne pouvant creuser la terre et rougissant de mendier140, voilà que la vieille science, à laquelle il devait tant, venait le sauver encore, et lui donnait une école à conduire et un institut à fonder. C'étaient des disciples qui lui préparaient ses aliments, qui cultivaient, qui bâtissaient pour lui, qui lui fabriquaient ses habits; des prêtres même lui apportaient leurs offrandes, et bientôt, comme l'oratoire de roseaux était insuffisant, ses élèves le reconstruisirent en bois et en pierre. Ce petit édifice avait été dédié d'abord à la Trinité, divin objet des leçons et des méditations d'Abélard à cette époque; et même il y avait fait placer une statue ou plutôt un groupe qui se composait de trois figures adossées, et parfaitement semblables de visage, pour exprimer l'unité de nature de la trinité des personnes. Cette statue se voyait encore en ce lieu il n'y a guère plus d'un demi-siècle. Les trois personnes divines étaient sculptées dans une seule pierre, avec la figure humaine. Le Père était placé au milieu, vêtu d'une robe longue; une étole suspendue à son cou et croisée sur sa poitrine était attachée à la ceinture. Un manteau couvrait ses épaules et s'étendait de chaque côté aux deux autres personnes. A l'agrafe du manteau pendait une bande dorée portant ces mots écrits: Filius meus es tu. À la droite du Père, le Fils, avec une robe semblable, mais sans la ceinture, avait dans ses mains la croix posée sur sa poitrine, et à gauche une bande avec ces paroles: Pater meus es tu. Du même côté, le Saint-Esprit, vêtu encore d'une robe pareille, tenait les mains croisées sur son sein. Sa légende était: Ego utriusque spiraculum. Le Fils portait la couronne d'épines, le Saint-Esprit une couronne d'olivier, le Père la couronne fermée, et sa main gauche tenait un globe: c'étaient les attributs de l'empire. Le Fils et le Saint-Esprit regardaient le Père qui seul était chaussé. Cette image singulière de la Trinité, cet emblème, unique, je crois, dans sa forme, attestait assez combien l'esprit d'Abélard était profondément coupé de ce dogme fondamental. Cependant quand, en s'agrandissant, l'établissement des bords de l'Ardusson devint en quelque sorte le monument de cette grâce divine qui l'avait recueilli et soulagé dans ses misères, comme c'était le lien de la consolation, il lui donna le nom du Consolateur ou du Paraclet141.

Note 139: (retour) «Relictis et civitatibus et castellis.» (Ab. Op., ep. I, p. 23.)
Note 140: (retour) Luc, XVI, 3.—(Ab. Op., loc. cit., et ep. II, p. 43.)
Note 141: (retour) D. Gervaise qui écrivait vers 1720, dit qu'en 1701, le 3 juin, Mme Catherine de la Rochefoucauld, abbesse du Paraclet, fit retirer de la poussière cette curieuse antiquité, pour la placer solennellement dans le choeur des religieuses sur un piédestal de marbre portant une inscription qui en faisait connaître l'origine. Les auteurs de l'Histoire littéraire, peu favorables à Gervaise, admettent le fait. (Vie d'Abél., t. I, l. II, p. 229.—Hist. litt., t. XII, p. 95.) D'ailleurs l'auteur des Annales bénédictines, qui paraît avoir vu la statue, en donne la description exacte. M. Alexandre Lenoir a publié une gravure qui la représente, et il semble aussi l'avoir vue avant que la révolution ne l'eût détruite. On trouve dans l'Iconographie chrétienne de M. Didron un emblème analogue de la Trinité, tiré d'un manuscrit de Herrade, abbesse de Sainte-Odile, vers 1160. (Annal. ord. S. Bened., t. VI, l. LXXIII, p. 85.—Gall. Christ., t. XII, p. 571.—Mus. des monum. franç., t. I, pl. n° 516.—Icon. chrét., p. 604.)

On a peu de détails sur cette école du Paraclet, sur cette académie de scolastique qu'il forma au milieu des champs. On sait seulement qu'il y maintenait l'ordre avec sévérité; nous en avons un assez curieux témoignage. Un valet, un bouvier l'ayant averti de quelques désordres secrets parmi les écoliers, le maître les menaça de cesser aussitôt ses leçons, ou du moins exigea que la communauté fût dissoute, et leur ordonna, s'ils voulaient encore l'entendre, d'aller habiter Quincey. Le bourg était assez éloigné, et le jour suffisait à peine pour qu'on eût le temps de venir au Paraclet, d'assister aux leçons, de participer aux études, et de s'en retourner142. D'ailleurs la vie en commun, les doctes entretiens, l'existence d'une sorte de congrégation formée, comme le dit un de ses membres, au souffle de la logique (aura logicae), tout cela était cher aux écoliers, donnait de l'intérêt et de l'originalité à leur entreprise; et la sévérité d'Abélard les contrista et les humilia. Un d'eux, un jeune Anglais, qui se nommait Hilaire, exhala leur douleur commune dans une complainte en dix stances, de cinq vers chacune, dont les quatre premiers sont des lignes de latin rimées, et le cinquième un vers français qui sert de refrain143. Cette chanson élégiaque, fortement empreinte de l'esprit et du goût de l'époque, est peu poétique et sans élégance; mais elle ne manque pas de sentiment ni d'harmonie, et elle prouve avec quelle ardeur on venait de loin se réunir autour d'Abélard, avec quel respect on lui obéissait, avec quelle avidité on se désaltérait à cette source de savoir et d'éloquence, quo logices fons erat plurimus. Je me figure que les écoliers chantaient en choeur cette complainte, que de telles poésies étaient un de leurs habituels passe-temps, et que celle-ci nous donne la forme de quelques-unes de celles qu'Abélard lui-même avait su rendre populaires. On peut croire du reste qu'il se laissa fléchir et accueillit le voeu qu'exprimaient ces mots:

Desolatos, magister, respice,

Spemque nostram quae languet refice.

Tort a vers nos li mestre.

Note 142: (retour)

Heu! quam crudelis iste nuntius

Dicens: «Fratres, exito citius;

Habitetur vobis Quinciacus;

Alioquin, non leget monachus.»

Tort a vers nos li mestre.

Quid, Hilari, quid ergo dubitas?

Cur non abis et villam habitas?

Sed te tenet diei brevitas,

Iter longum, et tua gravitas.

Tort a vers nos li mestre

(Ab. Op., pars II, Elegia, p. 243.)

Note 143: (retour) Cette prose que d'Amboise a conservée, est curieuse. Les quatre vers latins de chaque couplet riment ensemble; ils ont la mesure de nos vers de dix pieds, avec une césure après le quatrième, sauf dans un seul vers. Il est difficile d'y retrouver aucune mesure de prosodie latine; seulement tous se terminent par un iambe. Le refrain français est un vers de six pieds, et un des plus anciens vers connus en langue vulgaire. Tort a vers nos li mestre ou mestres, cela signifie le maître a tort envers nous ou nous fait tort. Ce qui, selon M. Champollion, exprime un regret plutôt qu'un reproche. M. Leroux de Liney a placé cette chanson la première dans son Recueil de chants historiques français. Il la fait précéder de quelques détails que abus croyons peu exacts (p. 3); mais il ajoute qu'elle se trouve avec d'autres poésies du même auteur dans un manuscrit du XIIe siècle de la Bibliothèque Royale. Ce manuscrit a été publié par M. Champollion en 1838. (Hilarii versus et ludi, Paris, petit in-8° de 76 pages, p. 14.) Il contient des poésies lyriques et dramatiques vraiment curieuses.

Cet Hilaire, qui n'était encore connu que par cette pièce et par ce qu'en disent les Annales bénédictines, se rendit à l'école d'Angers, après qu'Abélard eut quitté le Paraclet, et y fit une seconde prose rimée en l'honneur d'une bienheureuse recluse, Eva d'Angleterre. (Ab. Op., loc. cit.—Hist. litt., t. XII, p. 251, t. XX, p. 627-630.—Annal. ord. S. Bened., t. VI, l. LXVIII, p. 315.)

La renommée était venue le chercher dans sa solitude. Il fallut bien qu'après quelque temps elle signalât son retour, en ramenant les alarmes avec elle.

L'enseignement du philosophe n'avait sans doute point changé de caractère; le soupçon et la défiance ne cessèrent pas d'accueillir tous ses efforts, de poursuivre tous ses succès. Il provoquait naturellement l'un et l'autre, et rien de lui n'étant commun, rien ne paraissait simple et régulier. Ainsi, on lui fit un crime de ce nom du Saint-Esprit gravé au fronton du temple qu'il avait élevé. C'était en effet une consécration à peu près sans exemple, la coutume étant de vouer les églises à la Trinité entière ou au Fils seul entre les personnes divines. On voulut voir dans ce choix inusité une arrière-pensée, et l'aveu détourné d'une doctrine particulière sur la Trinité. Il est cependant difficile de comprendre comment, lorsque de certaines prières sont adressées au Saint-Esprit, lorsqu'une fête solennelle, celle de la Pentecôte, lui est spécialement consacrée, il serait coupable ou inconvenant de lui dédier un temple, qui sous tous les noms, même sous celui de la Vierge ou des saints, doit rester toujours et uniquement la maison du Seigneur144. Mais c'était une nouveauté, et elle venait d'un homme de qui toute nouveauté était suspecte. Avec les progrès de son établissement, les préjugés hostiles se ranimaient contre lui. On a même cru qu'alors un homme qui devait jouer un grand rôle dans l'Église et dans la vie d'Abélard, le nouvel abbé de Cluni, Pierre le Vénérable, s'était inquiété de son salut, et par des lettres où brillent à la fois un esprit rare et une piété vive et tendre, s'était efforcé de le rappeler du travail aride des sciences humaines à l'exclusive recherche de l'éternelle béatitude145. Ce qui est mieux prouvé, c'est que la piété n'inspirait pas à tous alors une sollicitude aussi charitable.

Note 144: (retour) Ab. Op., ep. I, p. 30, 31.
Note 145: (retour) Deux lettres de Pierre le Vénérable sont adressées dilecto filio suo ou praecordiali filio, magistro Petro. Elles ont pour but d'exhorter un homme absorbé par les sciences du siècle, les travaux des écoles, l'étude des opinions discordantes des philosophes, à se faire pauvre d'esprit, à devenir le philosophe du Christ. La première témoigne d'une grande piété et d'un esprit distingué. Martène veut que ces deux lettres aient été adressées à Abélard, et dans le temps même qu'il enseignait pour la première fois in Trecensi cella. Ce ne serait pas du moins à cette époque; car il n'avait pas comparu au concile de Soissons en 1121, et Pierre le Vénérable ne devint abbé de Cluni qu'en 1122 ou 1123. Rien d'ailleurs, hors ce nom de magister Petrus, ne rappelle Abélard. Au Paraclet, on ne lui voit aucune liaison avec l'abbé de Cluni. Duchesne, l'éditeur des lettres de celui-ci, croit celles dont il s'agit adressées à un moine de Poitiers, appelé dans d'autres Pierre de Saint-Jean. A titre de pure conjecture, on pourrait dater ces lettres de l'époque très-postérieure où Abélard et Pierre le Vénérable se trouvèrent rapprochés, et tout rattacher à la conversion du premier dans l'abbaye de Cluni. Mais rien de précis, rien d'individuel n'autorise cette hypothèse; autant vaudrait regarder une lettre XXVI où l'abbé de Cluni félicite un certain Pierre de sa vie de sainte retraite, comme écrite pour notre philosophe, retiré dans ses derniers jours à Saint-Marcel. (Bibl. Clun., Petr. Ven. ep. IX, X, XXVI, l. I, p. 630, 657; Not., p. 107.—Annal. ord. S. Ben., t. VI, l. LXXXIV, p.84.)

Les anciens adversaires d'Abélard étaient rentrés dans l'ombre, mais d'autres avaient paru, plus dignes et plus formidables.

Deux hommes commençaient à s'élever dans l'Église, tous deux destinés à devenir célèbres et puissants, bien qu'à des degrés fort inégaux; tous deux renommés par la piété, le savoir, l'activité, l'autorité, par toutes les vertus et toutes les passions qui font la grandeur d'un prêtre; tous deux d'une charité ardente et d'un caractère inflexible, cruels à eux-mêmes, humbles et impérieux, tendres et implacables, faits pour édifier et opprimer la terre, et ambitieux d'arriver, par les bonnes oeuvres et les actes tyranniques, au rang des saints dans le ciel.

L'un, saint Norbert146, d'une famille distinguée de Xanten, dans le pays de Clèves, avait commencé sa vie dans les plaisirs, et atteint, comme simple prébendaire, l'âge de trente ans et plus, lorsque le repentir le saisit et le jeta dans la réforme. Devenu prêtre en 1116, il essaya vainement de convertir son chapitre, et se fit le missionnaire ardent de la foi et de la pénitence. Savant, exalté, bizarre jusque dans ses manières et son costume, il fut cité comme fanatique devant le concile de Frizlar, mais il se justifia, et même il obtint des papes Gélase et Calixte II la permission de prêcher la parole sainte. Parcourant en apôtre la France et le Hainaut, partout il produisit un grand effet sur le peuple, mais réussit peu à réformer les chanoines dont il avait particulièrement à coeur la conversion. Ayant échoué auprès de ceux de Laon, il se retira non loin de cette ville, dans la solitude de Prémontré, y jeta, en 1120, les fondements d'un ordre célèbre de chanoines réguliers, et se vit au bout de quatre ans à la tête de neuf abbayes florissantes. Il fut d'abord connu sous le titre de réformateur des chanoines et devint bientôt archevêque de Magdebourg (1126). Puissant et révéré dans l'Église, protégé par de grands princes, il unissait à une activité infatigable une foi singulière dans sa propre inspiration, dans une sorte de révélation personnelle, qui le conduisit à essayer des prophéties et des miracles. Persuadé de la venue prochaine de l'Antéchrist, il poursuivait avec un zèle redoutable tout ce qui lui semblait menacer la foi et l'unité. On ne sait s'il se rencontra avec Abélard; mais ce dernier le désigne comme un de ses persécuteurs, et tout dans la vie de Norbert, tout jusqu'au caractère de sa piété, devait le rendre incapable d'excuser et de comprendre le christianisme tout intellectuel du grand dialecticien de la théologie.

Note 146: (retour) Voyez, dans l'Histoire littéraire, l'article saint Norbert, t. XI, p. 243, et sa vie par Hugo, chanoine de Prémontré, 1 vol. in-4, 1704.

L'autre adversaire d'Abélard n'était pas, de son temps, placé fort au-dessus de saint Norbert; mais son nom est environné d'un bien autre éclat historique. Dès son jeune âge, il s'était signalé par ces prodiges d'austérité et d'humilité chrétienne qui domptent tout dans l'homme, hormis la colère et l'orgueil, mais qui rachètent l'une et l'autre en les consacrant à Dieu. Il vivait dans les misères d'une santé faible, encore affaiblie et torturée comme à plaisir par de volontaires souffrances. Il se croyait appelé à ressusciter l'esprit monastique, en ranimant dans les couvents la morale et la foi. Il avait de plus en plus enfoncé dans l'ombre et courbé vers la terre le front pâle de ses moines amaigris; mais il ouvrait un oeil vigilant sur le monde, observait les prêtres, les docteurs, les évêques, les princes, les rois, l'héritier de saint Pierre lui-même; et tantôt suppliant avec douleur, tantôt gourmandant avec force, il avait pour tous des prières, des menaces, des larmes et des châtiments, et faisait sous la bure la police des trônes et des sanctuaires. C'était saint Bernard.

Abélard accuse formellement ces deux hommes d'avoir été, vers l'époque où nous sommes arrivés, les principaux artisans de ses malheurs147. Suivant lui, ces nouveaux apôtres, en qui le monde croyait beaucoup, allaient prêchant contre lui, répandant tantôt des doutes sur sa foi, tantôt des soupçons sur sa vie, détournant de lui l'intérêt, la bienveillance et jusqu'à l'amitié, le signalant à la surveillance de l'Église et des évêques, enfin le minant peu à peu dans l'esprit des fidèles, afin que, le jour venu, il n'y eût plus qu'à le pousser pour l'abattre. On peut croire que son ressentiment a chargé le tableau; nous verrons quelle fut la conduite de saint Bernard, lorsque Abélard sera une seconde fois jugé, et cette conduite, nous sommes loin de l'absoudre. Mais quelques mots des lettres du saint lui-même semblent prouver que jusqu'alors il avait fait peu d'attention aux opinions du moine philosophe148. Au temps de l'enseignement dans la solitude du Paraclet, de 1122 à 1125, on ne sait même s'il le connaissait personnellement. Mais il pouvait, au moins, savoir de lui ses plus éclatantes aventures, et elles devaient peu le recommander au grand réformateur des moines, à l'ami d'Anselme de Laon, de Guillaume de Champeaux, au protecteur d'Albéric de Reims. Lorsque Abélard écrivit la lettre où il lui donne la première place parmi ses ennemis, il ignorait encore qu'un jour il l'aurait pour juge, et ne pouvait, en l'accusant, céder au ressentiment contre une persécution future. Quelque chose les avait donc déjà opposés l'un à l'autre; il avait donc aperçu sous l'indifférence apparente de l'abbé de Clairvaux des germes d'inimitié, et deviné la persécution dans les actes qui la préparaient.

Note 147: (retour) Ab. Op., ep. I, p. 31. Abélard ne les nomme pas, mais la désignation est claire, et elle a été constamment appliquée à saint Bernard et à saint Norbert, d'abord par Héloïse, et puis par toutes les autorités, comme les censeurs de l'édition de d'Amboise, Bayle, Moreri, les auteurs de l'Histoire littéraire, etc.; on est unanime sur ce point. (Id., ep. II, p. 42 et Censur. Doctor. paris.; Not., p. 1177.—Dict. crit., art. Abélard.—Hist. litt., t. XII, p. 95.)
Note 148: (retour) Saint Bern., Op., ep. CCXXVII.

Rappelons-nous que Clairvaux n'était pas à une grande distance du Paraclet149. Il n'y avait pas dix ans que saint Bernard, quittant Cîteaux par l'ordre de son abbé, était descendu avec quelques religieux dans ce vallon sauvage pour y fonder un monastère. En peu de temps il avait réuni dans ce lieu, nommé d'abord la vallée d'Absinthe, et sous la loi d'une vie sévère et d'une piété ardente, de sombres cénobites qui tremblaient devant lui de vénération, de crainte et d'amour. Il avait créé là une institution qui, sans être illettrée ni grossière, contrastait singulièrement avec l'esprit indépendant et raisonneur du Paraclet. Clairvaux renfermait une milice active et docile dont les membres sacrifiaient toute passion individuelle à l'intérêt de l'Église et à l'oeuvre du salut. C'étaient des jésuites austères et altiers. Le Paraclet était comme une tribu libre qui campait dans les champs, retenue par le seul lien du plaisir d'apprendre et d'admirer, de chercher la vérité au spectacle de la nature, voyant dans la religion une science et un sentiment, non une institution et une cause. C'était quelque chose comme les solitaires de Port-Royal, moins l'esprit de secte et les doctrines du stoïcisme150.

Note 149: (retour) Clairvaux, bourg du département de l'Aube, à quinze lieues au delà de Troyes, était une abbaye du diocèse de Langres, fondée en 1114 ou 1115, par une colonie venue de Cîteaux sous la conduite de saint Bernard. On l'appelait la troisième fille de Cîteaux. (Gall. Christ., t. IV, p. 706.)
Note 150: (retour) Cette comparaison ne s'applique évidemment qu'à l'esprit d'indépendance du Paraclet et à sa situation locale qui rappelle vaguement celle de Port-Royal-des Champs; car rien ne ressemble moins aux doctrines du jansénisme que celles d'Abélard; et il a rencontré ses juges les plus sévères parmi les calvinistes, comme ses critiques les plus indulgents parmi les jésuites.

Deux institutions aussi opposées et aussi voisines, qui toutes deux agissaient sur les imaginations des populations environnantes, ne pouvaient manquer d'être rivales ou même ennemies. Elles devaient réciproquement se soupçonner et se méconnaître. Il y avait autour du Paraclet plus de mouvement, à Clairvaux plus de puissance réelle, et je conçois que saint Bernard, inquiet de celte oeuvre de la pure intelligence qu'il devait mal comprendre, en inscrivit dès lors l'auteur sur ces listes de suspects que la défiance du pouvoir ou des partis est si prompte à dresser, heureuse quand elle n'en fait pas aussitôt des tables de proscription.

Ce qui est certain, c'est qu'Abélard se sentit menacé. De tout temps enclin à l'inquiétude, ses malheurs l'avaient rendu craintif; il était prompt à voir la persécution là où il apercevait la malveillance. Pendant les derniers jours qu'il passa au Paraclet, il vécut dans l'angoisse, s'attendant incessamment à être traîné devant un concile comme hérétique ou profane. S'il apprenait que quelques prêtres dussent se réunir, il pensait que c'était le synode qui allait le condamner. Tout était pour lui l'éclair annonçant la foudre. Quelquefois il tombait dans un désespoir si violent qu'il formait le projet de fuir les pays catholiques, de se retirer chez les idolâtres et d'aller vivre en chrétien parmi les ennemis du Christ. Il espérait là plus de charité ou plus d'oubli151.

Note 151: (retour) Ab. Op., ep. I, p. 32.

Une inspiration du même genre lui fit prendre alors un parti funeste, et chercher le repos dans le séjour où l'attendaient les plus cruelles misères.

On voit encore en basse Bretagne, sur un promontoire qui s'étend au sud de Vannes, le long de la baie et des lagunes du Morbihan, les ruines d'un antique monastère, au sommet de rochers battus à leur pied par les îlots de l'Océan. Là s'élevait au XIIe siècle l'abbaye de Saint-Gildas-de-Rhuys, fondée sous le roi Chilpéric I par le saint dont elle portait le nom. L'église encore debout, monument romain dans ses parties primitives, offre des traces d'une extrême antiquité, et domine au loin la pleine mer du haut d'un quai naturel de granit foncé que le flot ronge en s'y brisant avec fracas152. Vers 1125, la communauté avait perdu son pasteur, et avec l'agrément et peut-être sur le désir de Conan IV, duc de Bretagne, elle élut Abélard pour remplacer l'abbé Harvé qui venait de mourir. Des religieux lui furent députés en France; ils obtinrent pour lui le consentement de l'abbé et des moines de Saint-Denis, et vinrent offrir au fondateur du Paraclet une des dignités de l'Église les plus ambitionnées en ce temps-là. Abélard, alors inquiet et menacé, crut entrevoir l'asile et le port. Il accepta, et se comparant à saint Jérôme fuyant dans l'Orient l'injustice de Rome, il se résolut à fuir dans l'Occident l'inimitié de la France.

Note 152: (retour) Id. ibid. et pag. suiv.—Il n'y a plus trace de l'ancien couvent, mais l'église offre des parties, comme le choeur et les transepts, qui semblent n'avoir jamais été altérées, et qui peuvent bien, ainsi qu'on le dit, avoir été bâties de 1008 à 1038. Il y a même des murailles et des sculptures qui paraissent antérieures. Les rochers de granit qui bordent la côte s'élèvent à pic au-dessus de la mer. Ils offrent des anfractuosités qui peuvent recéler des grottes et même des passages souterrains conduisant du sol du vieux couvent à la mer. C'est un lieu sévère et imposant. (Mérimée, Notes d'un voyage dans l'ouest de la France, 1836, p. 281 et suiv.—Magasin Pittoresque, t. IX, p. 311.)

On l'appelait dans un pays barbare dont la langue même lui était inconnue; mais la vie d'incertitude et de péril lui devenait insupportable, sa force ne suffisait plus à ses épreuves; toujours aussi imprudent et rendu plus timide, il était prêt à chercher dans les partis extrêmes le repos et la sécurité qu'il voulait à tout prix. Il partit donc pour la Bretagne; et ce pasteur, plein de souvenirs mélancoliques, de méditations rêveuses, tout occupé des plus délicates recherches de la pensée, alla gouverner un indomptable troupeau de moines sauvages, qui n'auraient pas su l'entendre et ne voulaient point lui obéir. Une vie grossière et déréglée, le désordre, la violence, la férocité, tels étaient les nouveaux ennemis qu'il avait à vaincre; dès les premiers instants, il reconnut avec effroi quelle tâche ingrate et chimérique il avait acceptée. Pour comble d'ennuis, un seigneur, tyran de la contrée, à la faveur de l'inconduite des religieux, avait fait comme la conquête du monastère dont il tenait presque tous les domaines; il écrasait les moines de ses exactions, il les forçait à payer tribut comme des juifs. La communauté étant ainsi dépouillée, ses membres recouraient pour leurs besoins journaliers à leur abbé qui n'y pouvait suffire, et qui se plaisait peu d'ailleurs à soudoyer leurs profusions, leurs débauches, et la scandaleuse famille que chacun d'eux s'était donnée. De là des plaintes continuelles, des reproches, des vols secrets, et une sorte de complot pour compromettre ou lasser un chef trop sévère, et le contraindre de renoncer à son opiniâtre désir de rétablir la discipline. Abélard, privé d'appui, de conseil, n'ayant personne qui pût le seconder ou le comprendre, vivait dans le sentiment pénible d'un isolement sans repos et d'une activité sans puissance. Au dehors, les satellites du tyran voisin l'épiaient en le menaçant; au dedans, les frères lui dressaient mille embûches. Là, sur ces rochers désolés, au bruit sourd des flots, en présence de l'immensité sombre du ciel et de la mer, il songeait avec une inexprimable tristesse à la vanité de toutes ses entreprises. Il se rappelait tous les maux qu'il avait voulu fuir, il voyait ceux qu'il était venu chercher, et il hésitait dans le choix.

Une mélancolie profonde respire dans tout ce qu'il a écrit, et par là aussi il a devancé son temps et se trouve en intelligence avec la tristesse un peu plaintive du génie littéraire du nôtre. Des monuments singuliers de cette disposition d'âme ont été retrouvés naguère. La bibliothèque du Vatican a livré à l'érudition allemande des chants élégiaques longtemps inconnus, Odae flebiles, où sous le voile transparent de fictions bibliques il exhale ses propres douleurs. Ces poésies dont on a restitué jusqu'à la musique ne sont pas dénuées d'inspiration, et sous le nom de quelque personnage hébraïque qu'il met en scène, il y laisse échapper des plaintes dictées et comme animées par ses souvenirs153. Par exemple, dans ce chant d'Israël sur la perte de Samson, ne croit-on pas entendre les gémissements du prisonnier de Saint-Médard, après sa disgrâce et sa chute? «Le plus fort des hommes.... le bouclier d'Israël.... Dalila d'abord l'a privé de sa chevelure, puis ses ennemis, de la lumière. Ses forces exténuées, la vue perdue, il est condamné à la meule; il s'épuise dans les ténèbres; il brise dans un travail d'esclave ses membres faits aux jeux de la guerre. Qu'as-tu, Dalila, obtenu pour ton crime? quels présents? nulle grâce n'attend la trahison....»

Note 153: (retour) P. Aboelardi Planctus cum notis musicalibus.—Spicilegium Vaticanum. Ed. Carl Greith, Frauenfeld, 1838, p. 121-131.—Le manuscrit conservé à Rome contient six chants: Dina, fille de Jacob; Jacob pleurant ses fils; les compagnes de la fille de Jephté; Israël pleurant Samson; le chant de David sur la mort d'Abner, et celui sur Saül et Jonathan. Le titre dit que la musique est jointe, et elle a, dit-on, été récrite avec la notation moderne. Cependant j'ai eu dans les mains deux exemplaires de ce livre, et aucun ne contenait cette musique.

Lorsqu'il exprime les douleurs de Dina, fille de Jacob, repoussée par ses frères pour le crime de Sichem, ne dirait-on pas qu'il fait parler Héloïse? «Je suis devenue la proie d'un homme impur, j'ai été séduite par les jeux de l'ennemi. Malheur à moi, misérable, qui me suis moi-même perdue!.... Siméon et Lévi, vous avez dans la peine égalé l'innocent au coupable.... L'entraînement de l'amour sanctifie la faute.... La jeunesse, la légèreté de l'âge, une raison faible encore aurait dû recevoir de ceux que l'âge a mûris un moindre châtiment.... Malheur à moi, malheur à toi, misérable jeune homme154!....»

Note 154: (retour)

Amoris impulsio

Culpae sanctificatio,....

Levis aetas juvenilis

Minusque discreta

Ferre minus a discretis

Debuit in poena.

Et l'élégie vraiment poétique qu'il met dans la bouche des vierges, amies de la fille de Jephté, n'est-elle pas le choeur des tristes compagnes d'Héloïse, entourant de larmes et de sanglots l'autel monastique où la victime se sacrifie155?

Note 155: (retour)

Ad testas choreas coelibes

Ex more venite Virgines!

Ex more sint odae flebiles

Et planctus ut cantus celebres,

Incultae sint moestae facies

Plangentum et flentum similes!....

O stupendam plus quam flendam virginem!

O quam rarum illi virum similem....

Quid plura, quid ultra dicemus?

Quid fletus, quid planctus gerimus?

Ad finem quod tamen cepimus

Plangentes et flentes ducimus.

Collatis circa se vestibus,

In arae succensae gradibus,

Traditur ab ipsa gladius....

Hebraeae dicite Virgines,

Insignis virginis memores,

Inclytae puellae Israel,

Hac valde virgine nobiles!

Comme à Saint-Denis, comme à Saint-Médard, Abélard dut à Saint-Gildas s'abandonner à ces inspirations touchantes; et ses vers, sous la forme pédantesque de l'hymne rimée des latinistes du moyen âge, sont empreints de cette douleur pensive, rare au moyen âge, et que laisse à l'âme la perte de l'enthousiasme, de la gloire et de l'amour.

À ces sombres rêveries, un remords venait s'ajouter. Il avait abandonné son cher Paraclet, dispersé ou laissé son troupeau à l'aventure, déserté ses derniers amis. Sa pauvreté ne lui avait pas permis de pourvoir à la continuation du divin sacrifice sur l'autel qu'il avait élevé. Mais un incident qui semblait un nouveau malheur vint lui donner un moyen de réparer sa faute et de fonder le seul monument qui devait durer après lui.

Depuis le jour où nous avons vu le crime l'arracher aux pompes du siècle, un nom a cessé en quelque sorte d'être prononcé dans la vie d'Abélard. Le souvenir qui semble la remplir et qui la protège encore dans l'esprit de la postérité paraît absent de sa pensée, ou du moins il est enseveli et scellé comme dans la tombe au plus profond de son coeur. Les portes du couvent d'Argenteuil s'étaient fermées sur celle qui avait consenti à ce suprême sacrifice, l'oubli. Cependant son caractère et son esprit l'avaient bientôt mise au premier rang; elle était prieure, et l'Église parlait d'elle avec respect. Or, il advint que Suger, qui, novice à Saint-Denis dans sa jeunesse, y avait étudié les chartes du monastère, entreprit de revendiquer celui d'Argenteuil, à titre d'ancien domaine enlevé par les événements à son abbaye. Il paraît en effet certain que les fondateurs en avaient, au temps du roi Clotaire III, légué la propriété aux moines de Saint-Denis, qui en jouirent assez négligemment jusqu'au règne de Charlemagne. Mais ce prince jugea à propos d'en faire don à sa fille Théodrade, et Adélaïde, femme de Hugues Capet, y avait encore réuni des religieuses. Plus de cent ans s'étaient donc écoulés depuis que l'établissement, devenu riche, demeurait au pouvoir des femmes. Mais Suger, qui avait du crédit auprès du pape Honorius II et du roi Louis VI, fit valoir les anciens titres, entre autres une donation fort en règle des empereurs Louis le Débonnaire et Lothaire son fils156, et il accusa les religieuses de quelques désordres que par malheur il réussit à prouver157. Il était devenu sévère, et après quatre ans d'une administration fort différente, il avait entrepris la réforme de son ordre en commençant par la sienne. Sur ses instances, une bulle de 1127 déposséda les religieuses d'Argenteuil; elles furent, l'année suivante, expulsées violemment; quelques-unes entrèrent à l'abbaye de Notre-Dame-des-Bois158; les autres, parmi lesquelles on comptait Héloïse, et probablement Agnès et Agathe, deux nièces d'Abélard, cherchaient çà et là un asile, lorsque l'abbé de Saint-Gildas fut averti et crut apercevoir une occasion favorable de réparer l'abandon du Paraclet. Il revint précipitamment en Champagne (1129) et il engagea la prieure d'Argenteuil à s'établir, avec celles de ses religieuses qui lui restaient attachées, dans l'oratoire abandonné. En même temps, il lui fit, ainsi qu'à ses compagnes, cession perpétuelle et irrévocable du bâtiment et de tous les biens qui en dépendaient. Atton, l'évêque de Troyes, approuva cette donation, qui devait être, moins de deux ans après, confirmée par le pape, et déclarée inviolable sous peine d'excommunication159.

Note 156: (retour) Ce titre existe, et il ne permet pas de douter que Hermenric et sa femme Mummana ou Numana, les fondateurs de la maison d'Argenteuil en 665, ne l'eussent donnée au couvent de Saint-Denis; Louis le Débonnaire y règle qu'elle reviendra à ce couvent après la mort de sa soeur. Mais les Normands parurent bientôt qui pillèrent et détruisirent Argenteuil comme tout le reste, et sous Hugues Capet, les moines omirent de réclamer leurs droits. (Ab. Op.; Not. p. 1180.)
Note 157: (retour) C'est Suger lui-même qui affirme en très-gros mots le dérèglement des religieuses d'Argenteuil, prouvé par une enquête que dirigèrent le légat, évêque d'Albano, l'archevêque de Reims et les évêques de Paris, de Chartres et de Soissons. (Duchesne, Script. Franc., t. IV; Suger, De reb. a se gest., p. 333.—Rec. des Hist., t. XII; vit. Ludovic Gross., p. 49; Grandes chron. de France, XVI, p. 180.)
Note 158: (retour) Autrement dit l'abbaye de Sainte-Marie-de-Footel, ou de Malnoue, ou Beata Maria de Nemore, sur les bords de la Marne, auprès de Champigny. On ne sait pas la date de sa fondation. (Gall. Christ., t. VII, p. 586.)
Note 159: (retour) Jamais les accusations dirigées contre l'abbaye d'Argenteuil n'en ont atteint la prieure; et l'on peut conclure qu'elles étaient fort exagérées, ou ne concernaient aucunement celles des compagnes d'Héloïse qui la suivirent au Paraclet. La considération dont elle jouissait dans l'Église, est un fait universellement reconnu, et la première bulle d'institution du Paraclet est empreinte d'une faveur marquée pour elle. D'Amboise a publié dix bulles, lettres ou diplômes de différents papes, tirés du cartulaire de ce couvent, et portant concession de propriétés, droits, privilèges. Elles datent toutes de l'administration d'Héloïse. Dans la première, elle n'est désignée que par le titre de prieure de l'oratoire de la Sainte-Trinité. Celui d'abbesse lui est donné dans la suivante qui est de 1130. Ce n'est que dans la troisième que le monastère est appelé le Paraclet. (Ab. Op., p. 346-354.)

Il arriva en effet vers ce temps un événement qui émut vivement tout le clergé de France. Le pape Honorius était mort au mois de février 1130, et aussitôt Rome avait été divisée entre Grégoire, cardinal-diacre de Saint-Ange, élu dès le lendemain et qui prit le nom d'Innocent II, et Pierre de Léon, qui peu de jours après avait, dans l'église de Saint-Marc, été promu par d'autres cardinaux au souverain pontificat sous le nom d'Anaclet.

Des désordres graves éclatèrent, et malgré les efforts de la puissante famille des Frangipani, qui lui donnèrent asile dans leur château fort, Innocent II se vit contraint de chercher un refuge en France, et il débarqua au port de Saint-Gilles avec tous les cardinaux de son parti. Des nonces marchèrent devant lui pour le faire reconnaître; réuni par ordre du roi, le concile d'Étampes, à la voix de saint Bernard, le proclama le vrai pape; Pierre le Vénérable, abbé de Cluni, annonça qu'il le recevrait en grande pompe dans le monastère même où Anaclet avait été religieux; et le roi vint au-devant de lui. Ainsi appuyé par la puissance temporelle et par les deux hommes les plus considérables de l'Église gallicane, il traversa solennellement la Gaule, visitant les monastères, dédiant les églises, consacrant les autels, confirmant les donations pieuses, présidant les conciles ou assemblées synodales qu'il rencontrait sur son chemin, et distribuant des bénédictions, des reliques et des indulgences. «Ce qui fut,» dit Orderic Vital, «une immense charge pour toutes les églises des Gaules; car il ne touchait rien des revenus du siége apostolique160

Note 160: (retour) «Immensam gravedinem ecclesiis Galliarum ingessit.» (Ord. Vit. Hist. eccles., l. XIII. Rec. des Hist., t. XII, p. 750.)

Il s'arrêta quelque temps à Chartres où l'avait reçu l'évêque Geoffroi dont la réputation était si grande, et qui y gagna bientôt le titre de légat. Là s'étaient réunis pour l'honorer plusieurs personnages importants dans le clergé; là, Henri I, roi d'Angleterre, qui se trouvait en Normandie, était venu, amené par saint Bernard, le reconnaître et lui rendre hommage. De Chartres, Innocent II se proposait de partir pour Liège, où il comptait voir l'empereur Lothaire et s'assurer de son adhésion. Il se dirigea donc sur Étampes et voulut séjourner à Morigni, monastère de l'ordre de Saint-Benoît, fondé près de cette ville sur les bords de la Juine, vers la fin du XIe siècle, par Anseau, fils d'Arembert, et protégé par le roi et par son père Philippe I. Il demeura deux jours dans cette maison, et à la prière de l'abbé, il daigna consacrer le maître-autel de son église, sous l'invocation de saint Laurent et de tous les martyrs, le 20 janvier 1131161. Cette cérémonie fut remarquable par le rang et le nom de ceux qui y assistaient; c'était d'abord le pape, entouré de son sacré collège, c'est-à-dire de onze cardinaux au moins, parmi lesquels on distinguait les évêques de Palestrine et d'Albano, et Haimeric, chancelier de la cour de Rome, cardinal-diacre de Sainte-Marie-Nouvelle. Le métropolitain du lieu, Henri dit le Sanglier, archevêque de Sens, remplissait auprès du pape l'office de chapelain, et ce fut l'évêque de Chartres qui prononça le sermon. Les moines qui ont soigneusement écrit la chronique du monastère de Morigni n'ont pas manqué de célébrer ce jour mémorable, et de nommer les abbés dont la présence en relevait encore la splendeur; c'étaient Thomas Tressent, abbé de Morigni, Adinulfe, abbé de Feversham, Serlon, abbé de Saint-Lucien de Beauvais, l'abbé Girard, homme lettré et religieux; c'étaient surtout «Bernard, abbé de Clairvaux, qui était alors le prédicateur de la parole divine le plus fameux de la Gaule, et Pierre Abélard, abbé de Saint-Gildas, lui aussi homme religieux, et le plus éminent recteur des écoles où affluaient les hommes lettrés de presque toute la latinité162

Note 161: (retour) La date est donnée par la chronique du monastère de Morigni: «Anno incarnati Verbi MCXXX, XIII kal. februarii.» (Ex Chron. mauriniac, Rec. des Hist., t. XII, p. 80.)
Note 162: (retour) Ex Chron. maur., ibid.—Voyez aussi dans le même volume, p. 59 et 60; Suger, De vit. Ludov. Gross.; le t. XII de la Gall. Christ., p. 45; l'Histoire de saint Bernard, par Neander, l. II; et l'Histoire littéraire de la France, t. XII, p. 218-220.

Abélard vit donc à cette époque le chef de la chrétienté; il forma des relations directes avec des membres du sacré collége; il figura, avec saint Bernard, parmi les plus illustres représentants de l'Église gallicane. Sans doute l'intérêt de son établissement du Paraclet n'était pas étranger à son voyage. Il venait solliciter pour cette institution naissante l'autorisation et la bénédiction du successeur de saint Pierre; et, en effet, la même année, le 28 novembre, nous voyons que, pendant le séjour qu'à son retour de Liége Innocent II fit à Auxerre, il délivra à ses bien-aimées filles en Jésus-Christ, Héloïse, prieure, et autres soeurs de l'oratoire de la Sainte-Trinité, un diplôme qui leur assurait la propriété entière et sacrée de tous les biens qu'elles possédaient et de tous ceux que leur pourrait concéder la libéralité des rois ou des princes, avec peine de déchéance et de privation du corps et du sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ contre quiconque oserait attenter dans l'avenir à leurs droits ou possessions.

Ainsi fut fondé le célèbre institut du Paraclet, dont Héloïse, à vingt-neuf ans, fut la première abbesse. Du moins le devint-elle de fait; car bien qu'elle ne reçoive que le titre de prieure, dans la bulle du pape, elle n'avait point de supérieure; une seconde bulle, datée de 1136, la désigne sous le nom d'abbesse; une troisième appelle du nom de monastère du Paraclet l'oratoire de la Sainte-Trinité163; le saint-siége, dans sa prudence, ne craignit donc pas de consacrer cette invocation au divin Consolateur dont le préjugé avait fait un crime à la reconnaissante piété d'Abélard.

Note 163: (retour) Ab. Op., literae seu diplom., p. 346-348.

Dans les premiers temps, l'abbesse et ses soeurs menèrent une vie de privations; mais elles priaient avec ferveur, le Saint-Esprit sembla les secourir. Le respect et l'affection des populations voisines vinrent à leur aide; les dons des fidèles accrurent leurs ressources, et au bout de quelque temps l'établissement prospéra.

Cette création fut pour Abélard, au milieu de tant d'afflictions, une consolation inespérée, et plus que jamais il rendit grâces au Paraclet. Une fois enfin, il n'avait point fait de mal à ce qu'il aimait.

Quand revit-il Héloïse? la revit-il à cette époque de sa vie? rien ne l'atteste. Peut-être même à son silence est-il permis de croire que tous ces arrangements se conclurent sans que les deux époux fussent un moment réunis. Quoiqu'il en soit, bornons-nous à citer les paroles calmes et douces par lesquelles il termine, au milieu de ses tristes récits, le tableau de cette heureuse fondation.

«Et, Dieu le sait, elles se sont, dans une année, plus enrichies, je pense, en biens terrestres que je ne l'aurais fait en cent ans, si j'avais continué d'habiter au Paraclet; car, si leur sexe est plus faible, la pauvreté des femmes est plus touchante, et plus facilement elle émeut les coeurs, et leur vertu est plus agréable à Dieu et aux hommes. Puis, le Seigneur accorda aux yeux de tous une si visible grâce à cette femme, ma soeur164, qui était à leur tête, que les évêques l'aimaient comme leur fille, les abbés comme leur soeur, les laïques comme une mère; et tous également ils admiraient sa piété, sa prudence, et en toute chose une incomparable douceur de patience. Plus il était rare qu'elle se laissât voir, toujours enfermée dans sa chambre pour s'y livrer avec plus de pureté à la méditation sainte et à la prière, plus on venait du dehors avec ardeur implorer sa présence et les conseils d'un entretien tout spirituel.»

Note 164: (retour) «Illi sorori nostrae.» (Ab. Op., ep. I, p. 34.)

Abélard, de retour dans son abbaye, reprit le triste gouvernement de ses indociles sujets. Il vivait là, toujours livré à des soins pénibles, mais ayant du moins une pensée douce. Cependant, comme les commencements du Paraclet furent difficiles, et que les religieuses eurent à souffrir de leur dénûment, les voisins de ce couvent blâmaient son absence; on lui reprochait de délaisser un établissement qu'il n'avait pourtant, ce semble, aucun moyen de secourir. I1 y fit donc plusieurs voyages et porta à ses soeurs ses conseils et son appui. Il prêcha devant elles et pour elles, et leur donna ainsi quelques secours spirituels et temporels. Il paraît qu'il avait hésité quelque temps; une sorte d'effroi le tenait éloigné de ces pieuses femmes et de ce lieu où retournait si souvent sa pensée. Mais leur intérêt et la réflexion le décidèrent; il cessa de leur refuser sa présence, et comme il était alors plus que jamais tourmenté par ses moines, il se créa ainsi, au sein de l'orage, un port tranquille où il pouvait quelque peu respirer. Cependant on a des preuves qu'il voyait à peine Héloïse et qu'il lui parlait peu165. Elle-même s'en plaindra bientôt.

Note 165: (retour) Id. ibid., p. 38, et op. II, p. 40.

Mais ces soins, ces visites, ces voyages devinrent le sujet de nouveaux soupçons. La malignité y vit je ne sais quel reste d'une passion mal éteinte. On lui reprocha de ne pouvoir supporter l'absence de celle qu'il avait trop aimée. Et je doute que l'on dît vrai; il semble au contraire que son âme endurcie et glacée n'avait plus de sensibilité que pour la douleur.

Toutefois si l'on regarde plus attentivement au fond de ses pensées, on peut dans la réserve de son langage, dans la bienveillance froide et gênée de sa conduite et de ses expressions, reconnaître une sorte de parti pris, et deviner les combats que se livraient dans son âme les cuisants regrets, la honte amère, le respect de soi-même, de la religion et du passé, peut-être la crainte vague de la faiblesse de son coeur. Mais tous ces sentiments comprimés, il les reporte dans la sollicitude attentive et délicate du directeur de conscience. Il semble ne tracer pour ses religieuses et pour leur abbesse que des exhortations évangéliques, des règles monacales, des lettres de spiritualité, tout ce que dicte la piété et l'érudition; mais il règne dans tout cela une sympathie si tendre, quoique si contenue, une préoccupation si évidente et si vive de tous les intérêts confiés à sa foi, et en même temps, dès qu'il s'agit de vérités générales et de philosophie religieuse, une confiance si absolue et un besoin si intime d'être entendu et compris, qu'on ne peut sans un mélange d'étonnement, de respect et de pitié, assister à cette étrange et dernière transformation de l'amour.

Mais le XIIe siècle n'entrait point dans ces finesses; et en tout temps peut-être, dans les circonstances bizarres de ces deux destinées, la malignité humaine aurait trouvé quelque pâture. Abélard se montre vivement sensible à ces calomnies imprévues. Il en souffre, car désormais il souffre de tout. Il descend à s'en justifier, il descend à une apologie ensemble ridicule et douloureuse. Puis s'élevant à des considérations générales, il demande si l'on veut renouveler contre lui les infâmes accusations qui poursuivaient saint Jérôme dans le cercle de pieuses femmes qu'il animait de sa ferveur et de son génie. Sera-t-il réduit à dire comme lui: «Avant que je connusse la maison de cette Paule si sainte, toute la ville retentissait du bruit de mes études; j'étais, au jugement de presque tous, déclaré digne du souverain pontificat.... Mais je sais que la mauvaise comme la bonne réputation conduit au chemin du ciel166

Note 166: (retour) Ab. Op., ep. I, p. 85.—Sanc. Hieron. Op., I. IV, pars II, ep. XXVIII, ad Asellam.

Tandis qu'il voyait ainsi calomnier les sentiments les plus purs et les actions les plus simples, il rencontrait de nouveaux tourments dans sa laborieuse administration. Ce n'est plus sa tranquillité, c'est sa vie qui était en péril. S'il s'éloignait du couvent, il avait à craindre la violence de ses ennemis; s'il y rentrait, il trouvait dans ceux que son titre l'obligeait d'appeler ses enfants la haine et la perfidie. Il ne croyait pas pouvoir voyager en sûreté; il était exposé aux plus noirs complots. Du moins soupçonna-t-il plus d'une tentative homicide dirigée contre lui, jusque-là qu'il eut à prendre des précautions pour célébrer la messe, et crut un jour qu'un poison avait été versé dans le calice. Une fois qu'il était venu à Nantes auprès du comte, alors malade, il logeait chez un de ses frères qui habitait cette ville, peut-être Raoul, peut-être le chanoine Porcaire167. On essaya par les mains d'un valet de faire empoisonner ses aliments; du moins, comme il s'était abstenu d'y toucher, un moine qui l'accompagnait, en ayant mangé, mourut, et le criminel serviteur se trahit en prenant la fuite. Après de telles tentatives, il dut songer à sa sûreté; il quitta la maison conventuelle, et se retira dans quelques cellules isolées avec le peu de frères qui lui étaient attachés. Mais il ne pouvait sortir sans redouter un nouveau guet-apens, et lorsqu'il devait passer par un chemin ou par un sentier, il craignait qu'on n'apostât à prix d'argent des voleurs pour se défaire de lui. Ce fut dans une de ses courses qu'il fit une grave chute de cheval; il dit même qu'il se brisa la nuque, et cette fracture quelle qu'elle fût porta une atteinte profonde à sa santé déjà trop éprouvée et à ses forces déclinantes: il avait alors plus de cinquante ans.

Note 167: (retour) Le comté de Nantes était depuis longtemps réuni au duché de Bretagne, et le titre de comte de Nantes était, surtout dans cette partie de ses États, donné de préférence au duc. Le Nécrologe du Paraclet donne à Abélard un frère nommé Raoul, et l'on voit dans un cartulaire de Buzé, qu'en 1150 il y avait un chanoine de la cathédrale de Nantes qui se nommait Porcaire (Porcarius) et qui ayant un neveu nommé Astralabe, pouvait aussi être un frère d'Abélard. Enfin sa Dialectique est dédiée à son frère Dagobert ou à frère Dagobert. (Ab. Op., Not., p. 1142.—Mém. pour servir à l'Histoire de Bretagne, par D. Morice, t. 1, p. 587.—Ouvr. inéd. Dial., p. 229.)

Il lui restait une dernière arme contre ces révoltes opiniâtres, contre ces crimes audacieux, l'excommunication. Il la prononça enfin. Ceux des moines qu'il redoutait le plus s'engagèrent par la foi dans l'Évangile et par le sacrement à quitter tout à fait l'abbaye et à ne plus l'inquiéter désormais; mais cet engagement si solennel fut impudemment enfreint, et il fallut que, par ordre du pape et par les soins d'un légat spécialement envoyé, en présence du comte et des évêques, on les forçât de renouveler le serment violé et de prendre quelques autres engagements.

L'ordre ne fut pas rétabli après l'expulsion des plus mutins; Abélard rentra dans la maison; il voulut reprendre l'administration, il se livra aux moines qui étaient restés et qu'il suspectait le moins; il les trouva pires encore que ceux dont il était délivré. Au lieu du poison, on parlait de l'égorger. Il fallut fuir, et gagnant la mer, dit-on, par un passage souterrain, il s'échappa sous la conduite d'un seigneur de la contrée168.

Note 168: (retour) Je crois que c'est ainsi qu'il faut traduire: «Cujusdam proceris terrae conductu vix evasi.» (P. 39.) Gervaise et Niceron entendent qu'Abélard se sauva par un égout, conductu terrae. Soit que cette version ait prévalu de tout temps, soit qu'elle eût été elle-même inspirée par le souvenir d'un fait traditionnel, on montre encore dans les anciens jardins de Saint-Gildas-de-Rhuys, le soupirail par où l'on dit qu'il s'évada pour gagner une embarcation qui l'attendait au bas de la terrasse dont la mer baigne le pied. Mais le trou et le passage sont de construction moderne. (Vie d'Ab., t. II, p. 14 et Mém. pour servir à l'Hist., etc., t. IV, p. 11.—Magasin Pittoresque, t. IX, p. 312.)

C'est retiré dans un asile où cependant il ne se jugeait pas encore en sûreté, où, se soumettant à mille précautions, il croyait voir le glaive toujours prêt à le frapper, qu'il fit un retour sur le passé de son orageuse vie et qu'il écrivit pour un ami malheureux169 cette lettre fameuse qui porte le nom d'histoire de ses calamités, Historia calamitatum. Ce sont les mémoires de sa vie, ouvrage singulier pour le temps, qui rappelle parfois et les Confessions de saint Augustin et celles de J.-J. Rousseau.

Note 169: (retour) Je suis porté à croire que cet ami est un personnage imaginaire. J'ignore sur quel fondement quelques auteurs l'ont appelé Philinte. C'est une fantaisie de Bussy-Rabutin. (Voyez sa traduction des Lettres, et Abail. et Hél., par Turlot, p. 3.) Un anonyme a aussi publié comme une traduction fidèle une imitation très-libre de l'Historia calamitatum où il interpelle, sous le nom de Philinte, le correspondant d'Abélard, et donne à Héloïse une servante intrigante, une brune, qu'il appelle Agathon. (Hist. des infortunes d'Abailard. Lettres d'Abailard à Philinte, in-12 de 48 pages, Amsterd. 1698.)

Cet ouvrage appartient à ce qu'on a de nos jours nommé la littérature intime, à celle qui est l'expression des sentiments individuels. Par là il est singulièrement original. Je ne crois pas qu'on trouvât sans peine dans le même temps un écrit dont l'auteur se proposât uniquement de raconter les aventures de son esprit et les émotions de son coeur. Une autobiographie aussi romanesque semble une oeuvre de ces époques où l'intelligence, sans cesse repliée sur elle-même, analytique et rêveuse à la fois, développe cette personnalité expansive et savante qui fait de l'âme tout un monde. Je regarde, en effet, cette première lettre d'Abélard comme une composition littéraire. La forme d'une narration destinée à raffermir un ami contre le malheur par le spectacle de douleurs plus grandes me paraît un cadre artificiel que l'auteur donne au tableau de sa vie et de ses peines. C'est comme un pendant de la célèbre lettre où Sulpicius console Cicéron de la perte de sa fille par la peinture des calamités de tant de cités en ruines et d'empires détruits. Mais Abélard offrant pour consolation à l'infortune l'image de ses propres malheurs est plus saisissant et plus dramatique. L'état de son âme est désespéré; rien n'est plus triste que son récit, et c'est une lecture poignante. L'effet naît du fond du sujet, car la forme n'est pas toujours heureuse; il y a de beaux traits et beaucoup d'esprit, mais l'ouvrage manque à la fois d'éloquence et de naturel. Le style, étudié sans élégance, orné sans grâce, a quelque froideur dans sa subtilité spirituelle, dans son érudite redondance. Abélard discute toujours; il démontre par arguments et citations les sentiments les plus simples, les émotions les plus vives. Les actions se hasardaient alors plus que les pensées, et dès qu'on écrivait, il fallait tout justifier. Mais il raconte des aventures réelles et tragiques, il ouvre son âme tout en dissertant sur ce qu'elle éprouve; en raisonnant, il souffre, et il vous met ainsi dans la confidence d'illusions si cruelles, de si violents mécomptes, d'humiliations si déchirantes, il vous fait assister de si près aux douleurs et aux faiblesses d'un homme supérieur, qu'il n'est pas de roman plus pénible à lire, et qu'aucun enseignement meilleur ne vous saurait être donné de la misère des plus belles choses de ce monde, le génie, la science, la gloire, l'amour.

L'Historia calamitatum marque une grande époque dans la vie d'Abélard. D'abord c'est à dater de cette épître que les détails biographiques commencent à nous manquer; puis, comme pour combler cette lacune et diminuer nos regrets, c'est cette lettre qui nous a valu les lettres d'Héloïse. Jusque-là, il ne reste rien d'elle; on ne la connaît que par son amant; maintenant elle va parler elle-même. Nous entrerons dans un récit d'une forme nouvelle; pour raconter, nous aurons davantage besoin de nos conjectures. Par exemple, on ignore si Abélard resta longtemps chez ce seigneur qui l'avait recueilli, et si cette maison fut son dernier asile en Bretagne. Il y écrivit sa grande épître; ses lettres postérieures indiquent qu'il demeura quelque temps soit dans ce lieu, soit dans un autre de la même contrée, avant de rompre tout lien avec les moines de Saint-Gildas. On suppose avec quelque apparence de raison qu'il rédigea vers ce temps ou revit et mit en ordre une partie de ses ouvrages. Plusieurs des écrits composés pour le Paraclet doivent être venus de la Bretagne. Enfin l'on ne sait quand ni comment il la quitta170. Il est évident que, malgré tant de cruels dégoûts, il répugnait à renoncer, au moins par le fait, à son abbaye. Le devoir et un juste orgueil le retenaient; son ambition n'avait nullement dédaigné la dignité dont l'élection l'avait revêtu; c'était alors un rang très-élevé que celui de chef et de gouverneur d'une importante communauté. C'était une position forte dans l'Église, et tant qu'il la conservait, il devait peu craindre ses ennemis; c'était de plus une fortune, et hors de là je crois qu'il n'avait nulle ressource. Il dit lui-même avec naïveté, à la fin de sa grande lettre: «J'éprouve bien aujourd'hui quelle est la félicité qui suit les puissances de la terre, moi de pauvre moine élevé au rang d'abbé, et devenu d'autant plus malheureux que je suis devenu plus riche. Que mon exemple, s'il en est qui désirent de tels biens, serve de frein à l'ambition171

Note 170: (retour) Brucker conjecture avec assez de fondement que ce fut en 1134. (Hist. crit. phil., t. III, p. 755.)
Note 171: (retour) Ab. Op., ep. I, p. 40.

Cependant il se décida enfin à s'éloigner pour jamais de Saint-Gildas. Peut-être les moines ne voulaient-ils que son départ, et les attentats dont il se crut au moment d'être victime ne furent-ils, pour la plupart, que des menaces destinées à l'intimider. On ne cherchait qu'à lui rendre sa position insupportable et à se délivrer d'un censeur incommode. Des moines rudes et débauchés, habitués à exploiter au profit de leurs vices l'impunité de leur profession, ne pouvaient regarder que comme une gêne la présence du plus bel esprit de son époque, et peut-être en traçant le cynique tableau de l'intérieur de Saint-Gildas, Abélard s'est-il laissé aller aux exagérations d'une imagination délicate et craintive. Sa délivrance dut être facile; on a vu qu'il avait des amis dans la noblesse de la province; il était bien accueilli par le comte de Nantes; enfin, il n'était pas sans crédit à la cour de Rome. Ainsi qu'il avait été autorisé à garder l'habit de moine de Saint-Denis hors de l'abbaye de ce nom, il obtint la permission de rester, hors de son monastère, abbé de Saint-Gildas172.

Note 172: (retour) Il en conserva effectivement le rang et le titre. Le fait est attesté par la chronique du monastère. L'extrait qu'en ont publié les auteurs du Recueil des historiens de la France, porte à l'année 1141: «Pierre Abélard, abbé de Saint-Gildas-de-Rhuys, meurt. Ordination de l'abbé Guillaume.» (T. XII, ex Chronic. Ruyens. Coenob., p. 504.)

Quoi qu'il en soit, il était encore en Bretagne, chez ses amis, lorsque par hasard quelqu'un apporta sa lettre sur ses malheurs à l'abbesse du Paraclet. A peine eut-elle connu quelle main l'avait écrite, qu'elle la lut avec ferveur, cette lettre pleine de fiel et d'absinthe, qui lui retraçait la misérable histoire de leur commune conversion. A cette lecture, saisie d'une émotion qu'on ne saurait peindre, elle rompit un silence de bien des années et écrivit à son ancien époux. C'est la première de ses lettres173. Qui l'a lue ne l'oubliera jamais.

Note 173: (retour) Ab. Op., ep. 11, p. 41-48.

D'abord elle ne veut que lui dire avec tendresse, mais avec réserve, combien ce récit l'a touchée, combien elle déplore ses peines, combien tous ces souvenirs sont vrais et tristes; puis elle en prend occasion de lui adresser quelques plaintes. Dès qu'il écrit avec tant d'épanchement, pourquoi la priver de ses lettres, et en priver, avec elle, toute la congrégation qui l'aime si filialement, qui prie si ardemment pour lui? Ne sait-il pas, qu'elles aussi elles ont besoin de consolations, d'exhortations, de conseils? Ne s'intéresse-t-il plus à l'institut qu'il a fondé? ne leur donnera-il plus ces directions qui leur sont si nécessaires? a-t-il oublié les commencements si fragiles de leur conversion, et ne lui souvient-il pas des doctes traités que les saints Pères ont composés pour les femmes consacrées à Dieu? Tant d'oubli serait d'autant plus étrange qu'il avait à s'acquitter d'une dette; «car enfin tu m'appartiens par un lien sacré, et le monde sait que je t'ai toujours aimé d'un amour immodéré174

Et alors cette malheureuse ouvre son coeur gonflé de tendresse et d'amertume. Elle lui retrace la grandeur et la constance de son dévouement; elle insiste, avec un peu de ressentiment, sur les deux sacrifices de sa vie, son mariage et son entrée au couvent. Elle l'a épousé pour lui obéir; pour lui obéir, elle s'est donnée à Dieu. Il fallait qu'en toute chose on vît qu'il était le maître unique de son coeur comme de sa personne175, car c'est lui seul en lui qu'elle a aimé. Être aimée de lui, c'était son orgueil; le nom de sa maîtresse, c'était sa gloire. Qui ne le lui aurait pas envié? Quelle femme, quelle vierge ne brûlait pas à sa vue? Quelle reine ou grande dame n'a point porté envie à ses plaisirs176? Mais aussi comme il avait ce qui eût séduit toute femme! quel était le charme de sa parole et la douceur de ses chansons! Ces chansons qui volaient dans toutes les bouches, qui par tous les pays allaient célébrer leur amour, dont la douce mélodie devait laisser un souvenir de leur nom dans la mémoire de la foule ignorante, c'était là ce qui excitait le plus la jalousie des autres femmes. Aussi comme toutes elles soupiraient pour lui! car de tous les dons du corps et de l'âme, aucun ne lui manquait. Et quelle est celle des rivales d'Héloïse, qui, la voyant privée de tant de délices, ne compatirait maintenant à son malheur? quel ennemi si cruel, homme ou femme, n'aurait pas pitié d'elle aujourd'hui? «J'ai été bien coupable.... Non, tu le sais, toi, je suis innocente. Le crime n'est pas dans l'effet de l'acte, mais dans le sentiment de l'agent, et la justice ne pèse pas ce qui a été fait, mais le coeur de celui qui l'a fait. Or, ce qu'a toujours été mon coeur pour toi, tu peux en juger seul, toi qui l'as éprouvé; je soumets tout à ton jugement; je souscris en tout à ton témoignage177

Note 174: (retour) «Tanto te majore debito noveris obligatum quanto te amplius nuptialis foedere sacramenti constat esse adstrictum, et eo te magis mihi obnoxium quo te semper, ut omnibus patet, immoderato amore complexa sum. (Ibid., p. 44.)
Note 175: (retour) «Ut te tam corporis mei quam animi unicum possessorem ostenderem.» (Ibid., p. 46.)
Note 176: (retour) «Dulcius semper mihi extitit amicae vocabulum, aut, si non indigneris, concubinae vel scorti.... Dignius videretur tua dici meretrix quam.... imperatrix.... Quae conjugata, quae virgo non concupiscebat absentem et non exardebat in praesentem? Quae regina vel praepotens femina gaudiis meis non invidebat?» (Ibid., p. 45, 46.)
Note 177: (retour) «Ut etiam illiteratos melodiae dulcedo tui non sineret immemores esse. Atque hinc maxime in amorem tui feminae suspirabant.... Quod enim bonum animi vel corporis tuam non exornabat adolescentiam? Quam tunc mihi invidentem nunc tantis privatae delitiis compati calamitas mea non compellat....? Et plurimum nocens, plurimum, ut nosti, sum innocens. Non enim rei effectus, etc.» (Ibid.)

Ce que dit ici Héloïse sur l'intention qui seule fait la faute est un point de doctrine qu'elle devait à son amant, et qu'il a développé dans ses ouvrages de théologie, peut-être avec une exagération que les modernes n'ont pas surpassée. Voyez le Commentaire sur l'épître aux Romains (p. 625); les Problèmes (p. 426); l'Éthique, passim, et le troisième livre de cet ouvrage.

Et pourtant, continue-t-elle, il la néglige et l'oublie au point que depuis le jour de sa conversion, présent, elle ne peut jouir de son entretien; absent, elle n'est point consolée par ses lettres. C'est donc vrai, ce que tout le monde soupçonne; il n'a aimé en elle que le plaisir, et tout s'est évanoui avec les désirs qui ne sont plus. Elle n'est pas seule à le penser, c'est une conjecture publique. Plût à Dieu qu'elle pût lui trouver quelque excuse! Mais son silence le condamne. A défaut de sa présence, qu'il lui rende au moins par ses lettres sa chère et fugitive image. Pourquoi lui refuser une petite chose et si facile? Qu'il se souvienne que, toute jeune encore, il l'a enchaînée à la vie du cloître. Elle l'y a précédé, et non suivi, parce qu'il l'a voulu, parce qu'il se souvenait que la femme de Loth avait, en fuyant, retourné la tête. Si ce dévouement n'a rien mérité de lui, à quoi est-il bon? Le sacrifice est vain, car de Dieu, elle n'a point de récompense à espérer, puisqu'elle n'a rien fait, rien encore, on le sait, pour l'amour de lui; mais Abélard, il eût couru aux enfers, que sur un ordre de lui, elle l'y aurait suivi ou devancé. «Car mon âme n'était pas avec moi, mais avec toi. Et maintenant encore, si elle n'est avec toi, elle n'est nulle part au monde178

Note 178: (retour) «Nulla mihi super hoc merces expectanda est a Deo, cujus adhoc amore nihil me constat egisse.... Ad vulcania loca te properantem praecedere aut sequi pro jussu lau nemine dubitarem. Non enim mecum animus meus, sed tecum erat; sed et nunc maxime, si tecum non est, nusquam est. (Ep. u, p. 47.)

Elle conclut en le priant par grâce de lui écrire, elle a besoin d'une lettre qui lui rende quelque force, afin de vaquer plus librement aux devoirs du service divin. Autrefois, pour l'entraîner à des voluptés temporelles, il la poursuivait de ses lettres; il mettait, par ses vers, le nom de son Héloïse dans la bouche de tous. «Toutes les places publiques, toutes les maisons le répétaient. Combien tu ferais mieux de m'appeler maintenant à Dieu, comme alors à la passion179!» Et elle finit ainsi cette étrange et incomparable lettre.

Note 179: (retour) Ab. Op., ep. II, p. 48.

Abélard répond comme un frère spirituel à sa bien-aimée soeur en Jésus-Christ180. Il s'excuse d'un long silence par la confiance absolue qu'il a dans sa sagesse, sa piété, sa science. Il n'a pas cru qu'elle eût besoin d'être exhortée ou consolée, elle à qui Dieu a départi tous les dons de sa grâce. Ce qui eût été superflu, quand elle n'était que prieure d'Argenteuil, l'est plus encore maintenant qu'elle est abbesse du Paraclet. Cependant en promettant de lui adresser des instructions, quand il connaîtra mieux ce qu'elle désire, il s'empresse du moins de lui envoyer un psautier. Puis passant à la situation funeste où lui-même il se trouve, il la supplie, elle et les saintes filles, de prier pour lui. Ses maux et ses périls ne lui ont jamais rendu plus nécessaire cette pieuse intercession. Et il ne manque pas d'établir avec exemples et citations l'efficacité des prières. Mais ce sont surtout les siennes, celles d'une femme dont la sainteté est, il n'en doute pas, si puissante auprès de Dieu, qu'il réclame avec instance. Cela est juste; car il lui appartient, et il lui rappelle ce que disent les Proverbes et l'Ecclésiaste de ce que la femme est pour son mari. L'apôtre dit que le mari infidèle est sanctifié par la femme fidèle; et, en France, qui a sauvé Clovis? ce ne sont pas les prédications des saints, ce sont les prières de Clotilde181.

Note 180: (retour) «Dilectissime sorori suae in Christo frater ejus in ipso.» (Id., ep. III, p. 49.)
Note 181: (retour) 1 Cor. VII, 14; Ab. Op., ep. III, p. 52.

Au Paraclet, l'usage était, elle le sait, que lorsqu'il était présent, la communauté, en terminant les heures canoniales, dît une oraison à l'intention de son fondateur, et qu'après avoir chanté le verset et le répons du jour, on ajoutât les prières et la collecte suivante:

«RÉPONS. Ne m'abandonnez pas et ne vous éloignez pas de moi, Seigneur.

«VERSET. Soyez toujours attentif à me secourir, Seigneur.

«PRIÈRE. Sauvez, mon Dieu, votre serviteur qui espère en vous. Seigneur, entendez ma prière et que mes cris aillent jusqu'à vous182.

Note 182: (retour) Toutes ces prières sont tirées des psaumes XXXVII, LXXXV et CI.

«ORAISON. Dieu qui avez daigné réunir en votre nom, par la main de votre serviteur, vos petites servantes, nous vous supplions de lui accorder ainsi qu'à nous le don de persévérer dans votre volonté. Par notre Seigneur, etc.»

A ces prières, Abélard demande qu'on en substitue de nouvelles, dont il envoie le texte, et qui, composées dans la même forme, sont plus instantes, plus précises, et se rapportent mieux à sa violente situation183. Il termine par un voeu qui devait être accompli. Si ses ennemis réussissent et lui ôtent la vie, il désire que son corps, ailleurs inhumé ou délaissé, soit transporté dans le cimetière du Paraclet, afin que ses filles ou plutôt ses soeurs, en voyant son tombeau, adressent pour lui plus de prières à Dieu; car il ne sait pas, pour une âme gémissante de l'erreur de ses péchés, un lieu plus sûr et plus salutaire que le temple voué au divin Consolateur.

Note 183: (retour) Voici l'oraison: «Deus qui por servum tuum ancillulas tuas in nomino tuo dignatus es aggregare, te quoesumus ut cum ab omni adversitate protegas et ancillis tuis incolumem roddas. Per Dominum, etc.» (Ab. Op., ep. III, p. 53)

Telle est la lettre qu'Abélard, alors rempli de piété et de tristesse, envoie pour consolation à celle qui lui fut chère dans le siècle et qui lui est maintenant très-chère en Jésus-Christ184. On voit qu'il se concentre dans les sentiments et les devoirs pour ainsi dire officiels de sa position, et que, par un effort réfléchi, il s'élève ou se réduit à la mission austère et tendre d'un guide mystique et d'un frère en esprit et en vérité. Tout ce qui dut alors se passer dans son âme, Dieu seul le sait, et nous n'essaierons pas de peindre ce que nous ne devinons qu'à demi.

Note 184: (retour) Id. ib., p. 40.

La controverse était, à cette époque, la forme naturelle de l'esprit humain. Les lettres d'Abélard et d'Héloïse sont tour à tour des thèses et des réfutations, et elle argumente en lui répondant. Nous n'analyserons pas cette réponse où la discussion prend place à côté des aveux emportés de la passion. Nous ne montrerons pas Héloïse repoussant presque comme une parole trop dure le voeu suprême d'Abélard qui osait parler de sa mort, et lui reprochant de leur demander des prières le jour où les malheureuses ne sauront plus que pleurer185; puis, entreprenant d'établir en forme qu'il a tort de dire tant de bien des femmes, qu'elles ont toujours fait un grand mal à ceux qui les ont aimées, et que l'Ecriture en maint passage leur est défavorable; nous ne la montrerons pas se citant alors en exemple, et se complaisant dans la peinture des faiblesses de son âme. Tout le monde doit lire ces pages uniques où elle qualifie ses fautes dans le langage sévère de la religion, et confesse sans remords que le remords lui est inconnu; où, déchirant le voile qui couvrait ses souvenirs, ses regrets, ses désirs les moins exprimables, elle semble prendre à coeur de répudier tous les mérites que se plaisait à louer en elle Abélard, afin qu'il n'y trouve plus que l'immortel amour que lui-même alluma. Comment rendre, en effet, l'aveu des pensées ardentes que l'abbesse du Paraclet nourrit dans la solitude de sa cellule, dans l'isolement de ses nuits, et qui la suivent à l'autel, et la charment plus encore qu'elles ne l'obsèdent au bruit des chants d'église? Tout cela est si sérieux et si vrai que, lorsque Héloïse parle elle-même, on oublie l'impureté des paroles. Traduites et répétées, elles perdraient tout ensemble le feu qui les anime et la vérité qui les excuse. Ne citons que quelques mots qui révèlent avec une rude ingénuité ce que cette âme si ferme pensait d'elle-même.

Note 185: (retour) «Flere tunc miseris tantum vocabit, non orare licebit.» (Ab. Op., ep. IV, p. 55.)

«Mes passions m'oppriment d'autant plus que ma nature est plus faible. Ils me disent chaste, ceux qui n'ont pas découvert que je suis hypocrite. Ils confondent la pureté de la chair avec la vertu, quoique la vertu soit de l'âme et non du corps. J'ai quelque mérite parmi les hommes, je n'en ai pas devant Dieu; il sonde les reins et les coeurs, et il voit ce qui est caché. On me tient pour religieuse, dans ce temps où ce n'est pas une petite partie de la religion que l'hypocrisie, où les plus grandes louanges sont assurées à celui qui ne blesse pas le jugement des hommes. Et peut-être est-il louable et dans une certaine mesure agréable à Dieu de ne point scandaliser l'Église par l'exemple des oeuvres extérieures, quelle que soit d'ailleurs l'intention; on évite ainsi d'exciter les infidèles à blasphémer le nom du Seigneur, et d'avilir, aux yeux des hommes charnels, l'ordre où l'on a fait profession. C'est aussi un certain don de la grâce divine, sinon de faire le bien, au moins de s'abstenir du mal. Mais qu'importe ce premier pas, si le second ne le suit, selon qu'il est écrit: Éloigne-toi du mal et fais le bien? (Ps. XXXVI, 27.) Et encore l'un et l'autre précepte est-il vainement accompli, s'il ne l'est par l'amour de Dieu. Or, dans toutes les situations de ma vie, Dieu le sait, je crains plus encore de t'offenser que d'offenser Dieu; c'est à toi que je désire plaire plutôt qu'à lui. C'est ton ordre et non l'amour divin qui m'a fait prendre cet habit. Vois donc quelle malheureuse et lamentable vie je mène, si j'endure ici tant de maux sans fruit, ne devant avoir aucune rémunération dans la vie future. Longtemps ma dissimulation t'a trompé comme beaucoup d'autres; tu prenais l'hypocrisie pour de la religion, et voilà comme en te recommandant à mes prières, tu me demandes ce que j'attends de toi. Cesse, je t'en conjure, de présumer ainsi de moi, et ne renonce pas à m'aider en priant pour moi. Ne me juge pas guérie et ne me retire point le bienfait du remède; ne me crois pas riche et n'hésite pas à secourir mon indigence; ne me parle pas de ma force, car je puis tomber avant que tu n'aies soutenu ma faiblesse chancelante.

«Cesse donc tes louanges.... Le coeur de l'homme est mauvais et impénétrable. Qui le connaîtra? L'homme a des voies qui paraissent droites, et finalement elles conduisent à la mort. Aussi est-il téméraire de le juger; l'examen n'en est réservé qu'à Dieu; c'est ainsi qu'il est écrit: Tu ne loueras pas l'homme durant la vie186. Et surtout il ne faut pas le louer, quand la louange peut le rendre moins louable. Ainsi tes louanges sont pour moi d'autant plus dangereuses qu'elles me sont plus douces; et j'en suis d'autant plus captivée et charmée que je mets mon étude à te plaire en toutes choses. Crains pour moi, je t'en conjure, au lieu d'être sûr de moi, et que ta sollicitude me vienne toujours en aide. C'est aujourd'hui qu'il faut craindre, aujourd'hui que tu ne calmes plus les désirs de mon âme187. Ne me dis donc plus, pour m'exhorter au courage et m'exciter au combat, ces mots de l'apôtre: La vertu s'achève dans la faiblesse.... Celui-là seul sera couronné qui aura régulièrement combattu188. Je ne cherche pas la couronne de la victoire; il me suffit d'échapper au péril. Il est plus sûr de l'éviter que d'engager le combat. Dans quelque coin du ciel que Dieu me relègue, il fera bien assez pour

Note 186: (retour) Eccl., XI, 30. Il y a dans le texte sacré: Ne loue pas un homme avant sa mort.
Note 187: (retour) «Nunc vere praecipue timendum est ubi nullum incontinentiae meae superest in te remedium. (Ab. Op., ep. IV, p. 61.)
Note 188: (retour) II Cor. XII, D.—II Timoth. II, 5.

Abélard accueillit cette lettre comme une confession pour y répondre par une homélie189. Il en traita tous les points avec méthode, et trouva dans toutes les plaintes d'une infortunée le motif ou le prétexte d'un sermon. D'abord, il ne veut voir dans les aveux d'Héloïse qu'une preuve d'humilité, et il l'approuve de ne point aimer la louange, pourvu cependant qu'elle prenne garde d'imiter la Galatée de Virgile qui fuit et cherche en fuyant ce qu'elle semble éviter. A la peinture de leurs malheurs passés et de ses cruels regrets, il répond comme un confesseur que ces maux sont un châtiment mérité, une leçon utile, une expiation nécessaire. Il lui rappelle fort nettement leurs péchés, afin de la bien convaincre que Dieu ne leur a fait que justice. Il la prie donc très-instamment de déposer toute cette amertume dont il la croyait délivrée, et surtout de ne plus déplorer les circonstances de leur commune conversion, dont elle devrait plutôt remercier le ciel. Il la conjure, puisqu'elle tient tant à lui plaire, de lui épargner le tourment qu'elle lui cause, et si elle croit qu'il aille vers Dieu, de ne pas se séparer de lui. «Viens à moi, et sois ma compagne inséparable dans l'action de grâces, toi qui as participé à la faute et au bienfait. Car Dieu n'a pas non plus oublié ton salut, que dis-je? il s'est surtout souvenu de toi, lui qui t'avait en quelque sorte marquée comme à lui par un nom prophétique, en t'appelant Héloïse de son propre nom qui est Héloïm190. C'est lui, dis-je, qui a voulu dans sa bonté nous sauver tous deux, lorsque le démon s'efforçait de nous perdre, en ne frappant qu'un de nous. Car peu de temps avant que le malheur arrivât, il nous avait liés l'un à l'autre par l'indissoluble loi du sacrement du mariage, et tandis que t'aimant sans mesure, je ne souhaitais que de te garder à jamais, déjà il préparait tout pour que cet événement nous ramenât à lui. Car si tu ne m'avais été unie par le mariage, lorsque j'ai quitté le siècle, les prières de tes parents ou les désirs de la chair t'auraient enchaînée au siècle. Vois donc combien Dieu s'inquiétait de nous, comme s'il nous réservait à quelque grand emploi, et qu'il vît avec indignation ou avec regret que cette science littéraire, ces talents qu'il nous avait remis à tous deux, ne fussent point dépensés pour l'honneur de son nom191; ou comme s'il eût craint pour son serviteur plein d'incontinence, parce qu'il est écrit que les femmes font apostasier les sages mêmes: témoin Salomon le plus sage des hommes.

Note 189: (retour) Id., ep. V, p. 62 et suiv.
Note 190: (retour) Abélard explique et décompose lui-même ce nom du Seigneur dans son Commentaire sur la Genèse. En lisant ce passage dans l'Hexameron où le nom d'Héloïm revient plusieurs fois sous sa plume, il est impossible de ne pas penser qu'à quelque époque qu'il l'ait écrit, fût-ce dans les jourfs d'austère retraite à Cluni, par une puissante liaison d'idées, le nom chéri devait lui revenir avec des souvenirs bien différents des préoccupations de l'exégèse et de la théologie. (Expos. in Hexam. Thés. nov. anecd., 1. V, p. 1371.)
Note 191: (retour) Le mot talent est toujours pris par Abélard métaphoriquement dans le sens de la parabole du père de famille. (Matt., XXV, 15, etc.)

«Combien au contraire le talent de ta sagesse rapporte tous les jours d'usures au Seigneur! Déjà tu lui as donné un troupeau de filles spirituelles, tandis que je demeure stérile et que je travaille inutilement parmi les enfants de perdition. Oh! quelle perte détestable, quel déplorable malheur, si aujourd'hui, t'abandonnant aux souillures des voluptés de la chair, tu donnais douloureusement le jour à quelques enfants du monde, au lieu de cette famille nombreuse que tu enfantes avec joie pour le ciel! Tu ne serais plus qu'une femme, toi qui surpasses les hommes, et qui as changé la malédiction d'Ève en bénédiction de Marie! Oh! qu'il serait indécent que ces mains sacrées qui tournent aujourd'hui les pages des livres divins, fussent réduites à servir à des soins grossiers! Dieu a daigné nous arracher aux souillures contagieuses, aux plaisirs de la fange, et nous attirer à lui par cette force dont il frappa saint Paul pour le convertir, et peut-être a-t-il voulu, par notre exemple, préserver d'une orgueilleuse présomption les autres personnes habiles dans les lettres192

Note 192: (retour) «Hoc ipso fortassis exemplo nostro alios quoque literarium peritos ab hac deterrere praesumptione. ( Ab. Op., ep, v, p. 72-73.)

Puis, par un mouvement dont la véhémence éloquente tranche avec sa manière un peu didactique, Abélard l'engage à surmonter ses douleurs en lui présentant le tableau des souffrances de Jésus-Christ, exhortation presque inévitable dans la bouche du prédicateur chrétien, mais qui sera éternellement émouvante et pathétique.

«Ma soeur,» ajoute-t-il, «c'est ton époux véritable que cet époux de toute l'Église: garde-le devant tes yeux, porte-le dans ton coeur.... C'est lui qui de toi ne veut que toi-même. Il est ton véritable ami, celui qui ne désirait que toi et non ce qui était à toi. Il est ton véritable ami celui qui disait en mourant pour toi: Personne n'a pour ses amis une plus grande affection que celui qui donne sa vie pour eux, (Jean, XV, 13.) Il t'aimait, lui, véritablement, et non pas moi. Mon amour, qui nous enveloppait tous deux dans le péché, était de la concupiscence, et non de l'amour. Je satisfaisais en toi mes désirs misérables, et c'était là tout ce que j'aimais. J'ai, dis-tu, souffert pour toi, et c'est peut-être vrai; mais j'ai plutôt souffert par toi, et encore malgré moi; j'ai souffert, non pour l'amour de toi, mais par contrainte et par force, non pour ton salut, mais pour ta douleur. Lui seul a souffert salutairement, volontairement pour toi, qui par sa passion guérit toute langueur, écarte toute passion. Que pour lui donc, je t'en prie, et non pour moi, soit tout ton dévouement, toute ta compassion, toute ta componction. Pleure cette iniquité si cruelle commise sur une si grande innocence, et non la juste vengeance de l'équité sur moi, ou plutôt, je te l'ai dit, une grâce suprême pour tous deux.... Pleure ton réparateur et non ton corrupteur, celui qui t'a rachetée, et non celui qui t'a perdue, le Seigneur mort pour toi, et non un esclave vivant, ou plutôt qui vient enfin d'être vraiment délivré de la mort. Prends garde, je t'en prie, que ce que dit Pompée à Cornélie gémissante ne te soit honteusement appliqué: Pompée survit aux combats, mais sa fortune a péri, et tu pleures; c'est donc là ce que tu aimais193. Pense à cela, je t'en supplie, et rougis, à moins que tu ne veuilles défendre de honteuses fautes. Accepte donc, ma soeur, accepte patiemment ce qui nous est arrivé miséricordieusement....194»

Note 193: (retour)

Vivit posi proella Magnus,

Sed fortuna perit; quod défies illud amasti.

(Lucan. Phar., \. XIII, v. 84.)

Note 194: (retour) Ab. Op., ep. V, p. 73-76.

«Je rends grâces au Seigneur qui t'a dispensée de la peine et réservée à la couronne. Tandis que par une seule souffrance corporelle, il a glacé en moi toute ardeur coupable, il a réservé à ta jeunesse de plus grandes souffrances de coeur par les continuelles suggestions de la chair, pour te donner la couronne du martyre. Je sais qu'il te déplaît d'entendre cela, et que tu me défends de parler ainsi, mais c'est le langage de l'éclatante vérité; à celui qui combat toujours appartient la couronne, parce que nul ne sera couronné qui n'aura pas régulièrement combattu. Pour moi, aucune couronne ne me reste, parce que je n'ai plus à combattre.» Il finit en lui demandant ses prières, et en lui adressant une nouvelle formule d'oraison qu'elle récitera avec ses religieuses, mais qui n'est visiblement que pour elle.

Chose étrange! cette prière, dans sa forme liturgique et sacrée, est peut-être ce qu'il lui écrit de plus tendre. L'amour respire dans cet élan de l'âme vers une céleste pureté.

«Dieu qui, dès la première création de l'humanité, formas la femme de la côte de l'homme, et consacras comme un très-grand sacrement l'union nuptiale; toi qui as relevé le mariage par un immense honneur, soit en naissant d'une femme mariée, soit en consommant les miracles de ta naissance, et qui as jadis accordé le mariage comme un remède aux égarements de ma fragilité; ne méprise pas les prières de ta faible servante, prières que j'épanche en présence de ta majesté et pour mes fautes et pour celles de mon bien-aimé195. Pardonne, ô très-clément! ô la clémence même! pardonne à nos crimes si grands, et que l'immensité de nos péchés éprouve la grandeur de ta miséricorde ineffable. Punis, je t'en supplie, des coupables dans la vie présente, afin de les épargner dans la vie future; punis une heure, afin de ne point punir une éternité. Prends envers tes serviteurs la verge de correction, non le glaive de la colère. Afflige la chair pour sauver les âmes. Épure et ne venge pas, sois bon plutôt que juste; le Père miséricordieux n'est pas un Seigneur austère. Éprouve-nous, Seigneur, et tente-nous, comme te le demande le Prophète. Ne semble-t-il pas dire: Regarde d'abord nos forces, et modère en conséquence le poids des tentations. Ainsi parle le bien-heureux saint Paul dans ses promesses à tes fidèles: Car Dieu est puissant, et ne souffrira pas que vous soyez tenté au delà de votre pouvoir, mais il vous donnera, avec la tentation même, la puissance d'en triompher. (1 Cor. X, 13.) Tu nous as unis, Seigneur, et tu nous as séparés quand il t'a plu et comme il t'a plu. Maintenant, Seigneur, ce que tu as miséricordieusement commencé, accomplis-le en miséricorde; et ceux que tu as une fois séparés dans le monde, réunis-les à toi à jamais dans le ciel, ô notre espérance, notre appui, notre attente, notre consolation, Seigneur, qui es béni dans les siècles! Amen.»

Note 195: (retour) «Pro mei ipsis charique mei excessibus. (Ab. Op., ep. V, p. 77.)

Héloïse reçut la prière, la répéta sans doute plus d'une fois les yeux en pleurs, mais elle obéit: elle n'objecta rien, ne concéda rien; elle promit seulement de ne plus rien écrire de tout cela; elle savait se sacrifier, mais non pas changer. Sa réponse commence ainsi: «Pour que tu ne puisses en rien m'accuser de désobéissance, le frein de ta défense a été imposé à l'expression même d'une douleur immodérée, afin qu'au moins en écrivant, je retienne des paroles dont il serait difficile ou plutôt impossible de se défendre dans un entretien. Car rien n'est moins en notre puissance que notre coeur; loin de lui pouvoir commander, force nous est de lui obéir. Lorsque les affections du coeur nous pressent, nul ne repousse leurs subites atteintes, et elles éclatent facilement au dehors par les actions, plus facilement encore par les paroles, signes bien plus prompts des passions du coeur; selon qu'il est écrit: La bouche parle d'abondance de coeur. J'interdirai donc à ma main d'écrire ce que je ne pourrais empêcher ma langue d'exprimer. Dieu veuille que le coeur qui gémit soit aussi prompt à obéir que la main qui écrit!

«Tu peux cependant apporter quelque remède à ma douleur, si tu ne peux l'enlever tout entière....196»

Note 196: (retour) Ab. Op. ep, VI, p. 78.

Et le remède qu'elle demande, c'est qu'il veuille bien d'abord lui enseigner l'origine historique des ordres religieux de femmes, ainsi que leurs droits et leur autorité; puis, lui envoyer une règle écrite, qui convienne à la communauté, et détermine complètement son état, ses devoirs et son habit. La lettre n'est plus qu'une longue suite de questions et de réflexions sur ces matières d'un intérêt purement monastique.

Cette lettre est la dernière. Héloïse paraît n'avoir plus écrit. Mais Abélard lui envoya la dissertation qu'elle demandait avec un plan de vie religieuse et une règle détaillée, qui est curieuse à lire et rédigée avec beaucoup de soin et de sévérité. Aussi, assure-t-il qu'en la composant, il a imité Zeuxis, qui pour peindre la beauté d'une déesse, fit poser cinq jeunes filles devant lui. Il a eu, lui, plus de modèles sous les yeux pour retracer la vierge du Christ. Ces modèles, ce sont les Pères de l'Église. J'ai cueilli chez eux,» dit-il, «de nombreuses fleurs pour orner les lis de ta chasteté197.» Désormais la correspondance devint sans doute une pure correspondance spirituelle. L'abbé de Saint-Gildas ne fut plus que le directeur de l'abbesse du Paraclet; le couvent tout entier l'appelait notre maître.

Note 197: (retour) Si nous n'avions déjà beaucoup cité, il y aurait un intérêt d'un autre genre dans les extraits de la correspondance relative à la règle du couvent. Héloïse avait remarqué que la règle commune aux couvents d'hommes et de femmes était celle de Saint-Benoît, établie, dans l'origine, uniquement pour les hommes, et elle demandait quelques adoucissements qui ne nous paraissent nullement exagérés, comme, par exemple, la permission d'avoir du linge. Abélard ne lui accorda pas toutes les modifications qu'elle demandait, et lui composa avec force citations et réflexions une règle assez peu différente de celle de Saint-Benoît. (Ab. Op., ep. VII, p. 91; ep. VIII, p. 130.) A la suite de la lettre d'Abélard, les archives du Paraclet contenaient un règlement intérieur que l'on croit l'ouvrage d'Héloïse ou plutôt l'expression de l'ordre qu'elle avait elle-même établi. Duchesne l'a imprimé. (Ibid., p. 108.) Il paraît que c'est à peu près la règle de Saint-Benoît suivant les statuts généraux de l'ordre de Prémontré. (Hist. litt., t. XII, p. 640.)

On peut se demander quel était l'état de l'âme d'Abélard. Avait-elle été entièrement brisée par le temps, le malheur, la réflexion, la préoccupation accablante de ses chagrins et de ses périls? Le besoin du repos, un sentiment de dignité personnelle, un orgueil souffrant réglait-il sa conduite et son langage? ou bien enfin la dévotion dominait-elle en lui tout le reste? Il est probable que ces diverses causes agissaient à la fois, et l'avaient amené peu à peu à l'état où nous le voyons. Les croyances et les habitudes de la religion et plus encore celles du sacerdoce ont cet avantage de pousser et d'autoriser les hommes à prendre une attitude convenue d'avance pour autrui comme pour eux-mêmes, de leur permettre des sentiments et un langage factices et pourtant sincères et dignes, de leur donner enfin un personnage à jouer en parfaite tranquillité de conscience. Elles nous prêtent en un mot un caractère; elles font en nous ce que les théologiens appellent un homme nouveau. C'est un manteau que la grâce donne à la nature, et la faiblesse humaine croit s'améliorer, quand elle ne réussit qu'à se déguiser. Peut-être a-t-elle raison; souvent le coeur ne gagne pas à être vu. Et cependant la sympathie profonde sera toujours pour l'âme ingénue et libre qui, ne s'environnant que de voiles transparents, laissera percer sa lumière intérieure, au risque de montrer le feu qui la consume. Héloïse se conforma aux volontés d'Abélard et pour lui à tous les devoirs de son état. Sous la déférence de la religieuse, elle cacha le dévouement de la femme. Elle le lui dit avec les formes de la dialectique, jusques dans la suscription de sa dernière lettre: A Dieu spécialement, à lui singulièrement198. Ce qui signifie en bonne logique, à Dieu par l'espèce, à lui comme individu; et ce qui se dirait en sens inverse aujourd'hui: «La religieuse est à Dieu, la femme est à toi.» Mais elle n'ajouta pas un mot de plus, et son coeur rentra dans le silence. Elle vécut, puisqu'on le voulait, paisiblement, saintement; elle asservit et sacrifia sans résistance toutes ses actions à ce que réclamaient d'elle le ciel et son amant. Mais inconsolable et indomptée, elle obéit et ne se soumit pas; elle accepta tous ses devoirs, sans en faire beaucoup de cas, et son âme n'aima jamais ses vertus.

Note 198: (retour) «Domino specialiter, sua singulariter.» (Ab. Op., ep. VI, p. 78.)

Les lettres d'Abélard et d'Héloïse sont un monument unique dans la littérature. Elles ont suffi pour immortaliser leurs noms. Moins de cent ans après que le tombeau se fût fermé sur eux, Jean de Meun traduisit ces lettres dans l'idiome vulgaire, et sa version subsiste encore, témoignage irrécusable du vif intérêt qu'elles inspirèrent de bonne heure aux poëtes. Comme la langue des passions qui sont éternelles est pourtant changeante, et suit les vicissitudes du goût et les modes de l'esprit, on a plus d'une fois retraduit pour la modifier, altéré pour l'embellir, l'expression première de ces ardents et profonds amours. Si l'auteur du poème de la Rose leur donnait, avec son gaulois du XIIIe siècle, une humble naïveté, dédaignée par Abélard, inconnue d'Héloïse, Bussy-Rabutin, avec le français du XVIIe, leur prêtait, dans un excellent style, un ton d'élégante galanterie, autre sorte de mensonge. Ainsi, un épisode historique fixé par des documents certains est devenu comme un de ces thèmes littéraires qui se conservent et s'altèrent par la tradition, et qui se renouvellent selon le génie des époques et des écrivains. Peut-être même y a-t-il eu des temps où tout le monde ne savait plus s'il existait des lettres originales, et dans bien des esprits, les noms d'Abélard et d'Héloïse ont été près de se confondre avec ceux des héros de romans. A diverses fois, on a repris leurs aventures pour en faire le sujet de récits passionnés ou de correspondances imaginaires. On ne s'est pas borné à retoucher, à paraphraser leurs lettres, on leur en a fabriqué de nouvelles, et la réalité a fait place à la fiction. La poésie est venue à son tour; elle a prêté à ces amants d'un autre âge les finesses de sentiment, les combats, les remords qui conviennent à la morale dramatique des temps modernes. Elle a dénaturé leur amour réel, croyant le rendre plus intéressant; et telle est la puissance de certaines conventions littéraires qu'elles paraissent quelquefois plus vraies que les faits. L'Héloïse de Pope est devenue, pour de certaines époques, l'Héloïse de l'histoire, à ce point que l'auteur du Génie du Christianisme, voulant peindre l'amante chrétienne, n'a imaginé rien de mieux que de la chercher dans les vers de Colardeau199.

Note 199: (retour) Gén. du Christ., part. II, l. III, c. V.—On y lit ces mots: «Femme d'Abeillard, elle (Héloïse) vit et elle vit pour Dieu.» J'aime mieux ce jugement de d'Alembert répondant à Rousseau: «Quand vous dites que les femmes ne savent ni décrire ni sentir l'amour même, il faut que vous n'ayez jamais lu les lettres d'Héloïse ou que vous ne les ayez lues que dans quelque poëte qui les aura gâtées.» (Lettre à M. Rousseau, Mél. de phil.., t. II.) On trouve la traduction de Bussy-Rabutin et presque toutes les pièces de vers composées au nom d'Héloïse et d'Abélard dans un volume in-12 publié à Paris en 1841; le texte de Pope est réimprimé dans l'Abélard illustré de M. Oddoul.

Le sentiment du réel a commencé à renaître parmi nous, et c'est aujourd'hui dans leur correspondance authentique que nous voulons retrouver Héloïse et Abélard. Ce qu'on en vient de lire suffit, ce me semble, pour la faire connaître. On ne peut songer à comparer ces lettres qu'aux Lettres portugaises, si toutefois l'imagination n'a point celles-ci à se reprocher. Dans les premières, le fond de deux âmes souffrantes apparaît avec les formes de l'esprit du temps: l'amour et la douleur y empruntent le langage d'une érudition sans discernement, d'un art sans beauté, d'une philosophie sans profondeur; mais ce langage pédantesque, c'est bien le coeur qui le parle, et le coeur est en quelque sorte éloquent par lui-même. Si le goût n'a point orné le temple, le feu qui brille sur l'autel est un feu divin. Plus heureuse que la pensée, la passion peut se passer plus aisément de la perfection de la forme, et quel que soit le vêtement dont la recouvre un art inhabile, elle se fait reconnaître à ses mouvements, comme la déesse de Virgile à sa démarche: Incessu patuit dea.

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