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Abélard, Tome I

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De veterum gazis Graecorum clave latina383.

Note 380: (retour) Martian. Capel., de Nupt. Philolog. et Mercur., l. IV, p. 325 et seqq. 1 vol. in 4°. Francf. 1836.
Note 381: (retour) [Grec: Omsiosis to theo xata ounaton anthropon.] (Cassiod., de Art. ac Discipl., t. II, c. III, p. 528. Ed. de Venise, 1729.)
Note 382: (retour) Voyez dans les Oeuvres de Bède (8 tom. in-folio, Colon. Agrip., 1612), les Sententiae sive axiomata philosophica ex Aristotele ... collecta (t. II, p. 124). On voit là qu'il connaissait au moins par des citations d'assez nombreux ouvrages d'Aristote, Physique, Métaphysique, De Anima, etc. Dans ses Elementa philosophiae (id., p. 200), il définit la philosophie: «Eorum quae sunt et non videntur et eorum quae sunt et videntur vera comprehensio.» Dans son traité De mundi caelestis terrestrisque constitutione, la logique est définie: «Diligens ratio disserendi et magistra judicii;» la dialectique qui en est la partie la plus essentielle: «Sagacitas ingenii stultitiaeque sequester.» (T. 1, p. 343.)
Note 383: (retour) Voyez dans les Oeuvres d'Alcuin (2 vol. in-fol., Ratisb., 1777), la dédicace des Catégories de saint Augustin, et Opusculum quartum de Dialectica (t. II, p. 334). C'est un dialogue entre lui et Charles. La philosophie y est à peu près ramenée à l'éthique et à la dialectique; et celle-ci, «disciplina rationalia quaerendi, diffiniendi, et disserendi, etiam et vera a falsis discernendi potens,» est un sommaire de Porphyre et de l'Organon, cet ouvrage dont on a dit qu'en l'écrivant Aristote avait trempé sa plume dans l'esprit, «in mente tinxisse calamum» (p. 350). Alcuin, suivant son éditeur, n'a point composé le livre De septem artibus; mais il avait écrit sur toutes les sciences, et dans une épître à Charlemagne il dit positivement: «Vestram nobilissimam intentionem dialecticae disciplinae disere velle rationes.» (T. I, p. 703.)

Par lui les écoles gauloises passent sous l'empire de cette sagesse hibernienne, qu'il avait apportée sur le continent384, et qui devait après lui recevoir de Scot Érigène moins d'autorité, mais plus d'éclat (875). Érigène platonise, et Mannon, son successeur dans la direction de l'école du palais, passe pour avoir écrit sur les Lois et la République de Platon des commentaires qu'on n'a jamais vus385.

Note 384: (retour) «Quid Hiberniam memorem, contempto pelagi discrimine, pene totam cum grege philosophorum ad littora nostra migrantem?» (Herici Epist. ad imp. Carol., Hist. francor. script., ed. Duchesne, t. II, p. 470.)
Note 385: (retour) Hist. litt., t. IV, p. 225 et t. V, p. 657.

La principale fondation d'Alcuin est l'école de Saint-Martin de Tours. Le premier et le plus illustre de ses disciples dans ce cloître, c'est Raban Maur. Celui-là se montre plus versé encore dans les sciences profanes, il les recherche, il les aime. Il conseille de lire les philosophes; il y a, dit-il, dans Platon bien des choses qu'il ne faut pas craindre386. Il reprend la division connue de la philosophie, en physique, en morale, en logique, et celle-ci, les théologiens doivent se la rendre propre. La dialectique, qu'il définit littéralement comme Alcuin, il veut qu'elle entre dans l'instruction des clercs: n'est-elle pas la science des sciences, disciplina disciplinarum? elle enseigne à apprendre, elle enseigne à enseigner; haec docet docere, haec docet discere. Seule elle sait savoir, scit scire sola (ne dirait-on pas la science de la science de Fichte?) enfin le syllogisme est une arme nécessaire387. C'est Raban, qui selon Tennemann, transporta en Allemagne la dialectique d'Alcuin, que d'autres appellent la dialectique écossaise388. Il devint abbé de Fulde, puis évêque de Mayence (847).

Note 386: (retour) «Non formidanda, sed in usum nostrum vindicanda.» (De Instit. cleric., l. III, c. XXVI, t. VI, p. 44.—Op., 3 vol. in-fol. Col. Agrip., 1627.)
Note 387: (retour) Id., ibid., c. XX, p. 42.—De Universo, l. XV, t. 1, p. 201 et 202.—Cf. les gloses de Raban sur Porphyre, Boèce, l'Hermeneia, publiées par M. Cousin. Ouvr. inéd., Append., p. 613.
Note 388: (retour) Mon. de l'Hist. de la phil., t. I, chap. 244.—M. Hauréau, la Scolastique au IXe siècle; Rev. du Nord, t. II, 2e sér., p. 425.

En même temps que lui et après lui, on distingue dans cette féconde école de Tours, un homme d'une instruction singulière pour le temps, Haimon, plus tard évêque d'Halberstadt (841), qui des bords de la Loire rapporta l'enseignement théologique, et fonda avec Raban dont il fut le successeur, une florissante école à Fulde. Là vint de Sens s'instruire et même enseigner, Loup Servat qui s'adonnait particulièrement aux lettres humaines, et par conséquent à la logique. Nommé par Charles le Chauve abbé militaire de Ferrières en 842, esprit cultivé, écrivain presque poli, il continua ses leçons malgré sa nouvelle dignité, et les témoignages s'accordent pour distinguer en lui l'homme de lettres et le théologien. Élève d'Haimon et de Loup Servat, Heiric revint d'Allemagne diriger dans sa patrie l'école d'Auxerre que Saint-Germain avait fondée; il a laissé de remarquables monuments d'une latinité savante, d'une sorte de talent poétique et, chose fort rare, d'une certaine connaissance du grec389. Il est cité comme ayant professé la dialectique avec éclat au monastère de Saint-Germain. Après Heiric, Remi et Huebold, moines d'Auxerre ainsi que lui, furent signalés comme ses héritiers dans la philosophie390. Remi surtout, le plus célèbre écrivain du commencement du Xe siècle, est renommé pour l'enseignement de la dialectique qu'il cherchait plutôt dans les prétendus traités de saint Augustin que dans l'Organon d'Aristote. On possède encore de lui des manuscrits qui prouvent qu'il connaissait Priscien, Donat, Martianus Capella, et que ses études embrassaient le Trivium et le Quadrivium; or, tel était encore au temps même d'Abélard le cycle des études littéraires. Condisciple d'un fils de l'empereur Charles le Chauve à l'école d'Heiric, Remi professa successivement à Auxerre, à Reims, à Paris, et c'est dans cette dernière ville qu'il réunit près de sa chaire ses plus illustres disciples (872)391. Ainsi se forme la chaîne d'un enseignement philosophique qui vient enfin se fixer dans la cité où devait dominer Abélard.

Note 389: (retour) Heiric a dit en parlant de ses maîtres:

Hic Lupus, hic Haimo ludebant ordine grato.

(Cf. Duchesne, Hist. francor. script., t. II, p. 470.—Bolland., t, VII, 31 Jul., p. 221.—Mabillon, Analect., p. 423.—Hist. litt., t. V, p. 112 et 653.) C'est évidemment à cet Heiric, maître du moine Remi, comme on va le voir, que doit être rapporté le traité manuscrit sur les Catégories dites de saint Augustin, où M. Cousin a lu: «Henricus, magister Remigii, fecit bas glosas» (Ab., Ouv. inéd., Append., p. 621), et ce manuscrit pourrait être de la main de Remi, ou copié sur le sien.

Note 390: (retour) Dans la chronique du moine Ademar: «Heiricus, Remigium et Ucboldum Calvum, monachos, haeredes philosophiae reliquisse traditur.» (Mabillon, Act. sanct. ord. S. Ben., t. V, p. 325.)
Note 391: (retour) Témoignages des XIe et XIIe siècles; le moine Jean, S. Odon. vit.; le moine Nalgod, Ejusd. vit.; De vener. Frodoardo presb. remig.—Mabillon, id., ibid., p. 151, 155, 180, 325.—Ejusd. Anal., p. 423.—Hist. litt., t. VI, p. 99, 102; et Launoy, De Schol. celeb., c. LIX.

A ce moment, on voit de toutes parts les études logiques captiver les esprits les plus éminents et les plus divers. C'est saint Odon qui se forme à Paris, sous Remi, dans la dialectique et la musique, et qui, plus tard, y devait professer à sa place. C'est Abbon qui suit les mêmes leçons, qui les reproduit dans la même ville (avant 970), et les transporte à Reims, où il écrit sur le syllogisme, et meurt avec la réputation d'un abbé d'une haute philosophie392. C'est Gerbert, qui, avant d'être pape, fait un traité sur le Rationnel et le Raisonnable393, et se pique de recueillir et de s'approprier les pensées d'Aristote. Saint Maieul, abbé de Cluni, se plaît dans la lecture des philosophes païens. Le grand évêque Hildebert recueille dans leurs ouvrages les éléments d'une morale philosophique394. Saint Anselme, le seul métaphysicien de l'époque, ne dédaigne pas de donner, dans son Dialogue du grammairien, un ouvrage de pure dialectique395. Et cependant Jean le Sourd ou le Sophiste396, qui devait être le maître de Roscelin, a commencé à former cette école subtile et peu connue, destinée à contraindre la science logique à faire sur elle-même un de ces efforts féconds qui avancent d'un pas l'esprit humain.

Note 392: (retour) «Summae philosophiae abbas.» (Hist. litt., t. VII, p. 159 et suiv.—Cf. Launoy, p. 63.).
Note 393: (retour) C'est le sens de: De rationali et ratione uti, titre de l'ouvrage de Gerbert. (B. Pes, Thes. noviae. anecd., t. I, pars II, p. 148 et seqq.)
Note 394: (retour) Moralis philosophia de honesto et utili. (Ven. Hildeb., Op., p. 959. 1 vol. in-fol., Paris, 1708.)
Note 395: (retour) Dialogue de Grammatico, (S. Ansel., Op., p. 143.)
Note 396: (retour) Hist. litt., t. VII, p. 132.

On touchait à la fin du XIe siècle. Paris était dès longtemps la ville de l'intelligence. On dit que le nombre des étudiants y dépassait celui de la population sédentaire397. Plus de cent ans avant Abélard, des chaires de philosophie s'étaient élevées; le caractère de la philosophie séculière était indiqué; la scolastique avait commencé. On voit donc qu'Abélard, sous ce rapport, ne créa pas; il recueillit seulement une tradition398; mais il lui donna le mouvement et la vie, en lui prêtant sa puissance et sa renommée.

Note 397: (retour) Hist. litt., t. IX, p. 61, 78, etc.
Note 398: (retour) Les recherches de M. Cousin ont déjà fait connaître des manuscrits qui jettent du jour sur les écoles de dialectique antérieures au XIIe siècle (Append., p. 613-623). De nouvelles recherches dans le même sens conduiraient sans doute à renouer sans interruption le fil de l'enseignement scolastique à Paris. Car on doit convenir qu'entre Remi ou le commencement du Xe siècle, et Guillaume de Champeaux vers la fin du XIe, il y a une lacune assez obscure; on voit seulement qu'Odon, Abbon, et un certain Wilram, professèrent, à Paris, la philosophie, mais longtemps avant l'an 1000. (Launoy, loc. cit. et Hist. litt. t. IX, p. 61.)

Maintenant, à quelle époque faut-il fixer l'avénement d'Aristote au gouvernement de l'école? On sait parfaitement celle où il obtint une influence prédominante et bientôt exclusive, grâce au renfort qu'apportèrent les Arabes, grâce à la protection de l'empereur Frédéric II; c'est après Abélard, au commencement du XIIIe siècle. Mais Aristote, avant de devenir dictateur, comme Bacon l'appelle, avait été consul. A la fin du XIe siècle, l'enseignement de la dialectique, dès longtemps établi dans l'école, s'anime et s'agrandit; la popularité d'Aristote commence et présage son autorité future399. Abélard paraît, et soudain il devient le plus puissant promoteur de cette autorité. Il illustre et fortifie de son éloquence et de sa gloire ce naissant empire de la logique, qui ne devait s'organiser et se proclamer qu'après lui400.

Note 399: (retour) C'est au Xe ou XIe siècle que M. Cousin (Append., p. 658) rapporte un poème sur les catégories où on lit:

Doctor Aristoteles cui nomen ipsa dedit res,

Ingenio polleus miro, praecelluit omnes.

Note 400: (retour) Cf. Launoy, De var. Arist. in Acad. paris, fort., c. I et III.—Brucker, Hist. crit. phil., t. III, p. 670-684.—Buddaei Observ. select., t. VI, ch. XVIII et XX.—Jourdain, Rech. sur les trad. d'Arist., passim.—M. Rousselot, Phil. dans le moy. âge, 1re part—Voyez aussi le chap. suiv. et le chap. I du l. III.

Nous avons essayé de faire connaître le caractère général, les sources, l'origine, les débuts de la scolastique; il conviendrait à présent de donner une idée plus complète et plus approfondie de la science même qui s'est appelée de ce nom.

CHAPITRE II.

DE LA SCOLASTIQUE AU XIIe SIÈCLE ET DE LA QUESTION DES UNIVERSAUX.

Nous recherchons maintenant quelle sorte de science le moyen âge avait faite avec les données dont il disposait, et mise à la tête de toutes les connaissances humaines. Au XIIe siècle, on l'appelait la dialectique. Elle avait en effet la forme et le langage de la dialectique, quelles que fussent les idées qu'elle exprimait. Mais ces idées étaient, suivant les temps et les hommes, des idées platoniciennes ou des idées aristotéliques, beaucoup plus souvent les secondes que les premières; et chez ceux même qui répétaient ce qu'on savait de Platon, Aristote encore tenait une grande place: «Ils enseignent Platon, dit un auteur du temps401, et tous professent Aristote.» C'est que la forme générale de la science venait de lui. Sa dialectique qui aiguise et satisfait si puissamment l'esprit, était la seule étudiée. Quant à celle de Platon, on la regrettait, mais on ne la connaissait pas; et, par respect pour un nom qui ne perdit jamais sa grandeur, on recueillait autant que possible quelques idées éparses de cet homme divin; on les conservait précieusement, mais en les traduisant dans la langue de son rival. Grâce à cet éclectisme d'un genre particulier, quelques-uns penchaient pour le maître, la plupart pour le disciple, quoiqu'aucun n'eût osé contredire le jugement de l'antiquité, en mettant le disciple au-dessus du maître. Toutefois il arrivait alors ce qui arrive ordinairement: sur toute question, à toute époque, il y avait sinon deux écoles, au moins deux opinions ou deux tendances philosophiques; l'éclectisme, qui était à peu près dans l'intention de tous, prenait toujours une des deux nuances, et l'on a pu, sans trop d'inexactitude, reconnaître, d'un côté l'influence un peu lointaine de l'école platonique, et de l'autre la domination plus directe et plus absolue du péripatétisme. Ce ne fut jamais, il s'en faut bien, le pur, le vrai platonisme, ce ne fut pas même le péripatétisme véritable. Mais si chez les uns, Platon était défiguré, chez les autres, Aristote n'était qu'incomplet.

Note 401: (retour) Johan. Saresb. Metal., l. II, c. XIX.

Toutes les controverses où se produisit cette distinction, peuvent se ramener ou du moins se comparer à la mémorable controverse sur la question des universaux. Aucune ne fut plus célèbre, plus caractéristique et plus prolongée. Aussi d'excellents juges n'ont-ils pas hésité à y concentrer toute la scolastique, et à renfermer toute son histoire dans l'histoire de cette question. Elle fut capitale en effet; elle agita les écoles et presque la société, elle partagea l'esprit humain depuis Scot Érigène, jusqu'à la réformation, et ce n'est pas au moment de parler d'Abélard que nous pourrions atténuer l'importance de ce débat plus que séculaire. Nous accorderons à M. Cousin qu'en exposant la controverse des universaux, on donne une idée du reste de la scolastique; mais ce reste est quelque chose, beaucoup même, et pour juger ou seulement comprendre cette seule question, il est indispensable de connaître la science au sein de laquelle elle s'est élevée. Les divers partis, réalistes, nominalistes, conceptualistes, averroïstes, scotistes, thomistes, occamistes, formalistes, terministes402, avaient un fonds commun d'idées, de principes, de maximes, de locutions, qui formaient comme le terrain sur lequel croissait et s'étendait la plante vivace et vigoureuse de la controverse la plus abstraite qui ait agité le monde. Les débats, en effet, sur les points les plus ardus de la théologie, semblent toucher de plus près à la pratique que la question de savoir si les noms des genres sont des abstractions.

Note 402: (retour) Tels sont en partie les noms donnés aux sectes qu'engendra la discussion des universaux. Au temps d'Abélard, on ne distingue d'ordinaire que les réalistes (ou réaux), les nominalistes (ou nominaux), et les conceptualistes.

Dans l'impuissance de parcourir ce terrain tout entier, nous devrions au moins résumer les idées qui, au commencement du XIIe siècle, étaient en quelque sorte les lieux communs de la philosophie et les points d'appui de toute discussion, de toute recherche, de toute science.

Pour présenter un résumé bien systématique, il faudrait donner une analyse exacte de la philosophie d'Aristote; c'est-à-dire qu'en prenant pour centre la Logique, il faudrait par les autres ouvrages, par la Physique, par le Traité de l'âme, par l'Éthique à Nicomaque, mais surtout par la Métaphysique, donner à la logique même, des fondements et des principes, et montrer comment elle a pu devenir toute la philosophie, en présentant sommairement avec elle les autres parties de la science auxquelles elle se lie. Mais c'est là un travail bien considérable, qui ne serait pas conforme à la vérité historique, et qui risquerait de prêter à la scolastique plus d'ensemble et plus de méthode qu'elle n'en avait réellement. On la rendrait aussi universelle qu'Aristote; et lui-même, elle était loin de le connaître tout entier. Les créateurs et les continuateurs de cette science ne se sont pas sans doute renfermés strictement dans la logique, mais c'est suivant le besoin des questions, c'est dans l'ordre où elles étaient amenées par l'étude de la dialectique, que se livrant à des excursions nécessaires, ils ont atteint, hors d'elle, des principes qui n'étaient point de son ressort, et qu'ils ont rapportés dans son domaine, mêlant ainsi la métaphysique, c'est-à-dire les notions d'une science objective et transcendante, à la science subjective du raisonnement et de ses formes. Nous ne les convertirons donc pas en péripatéticiens complets. Seulement il leur est arrivé ce qui arriverait encore aujourd'hui à celui qui apprendrait sans plus la Logique d'Aristote, il éprouverait incessamment le besoin d'en franchir les limites; il y trouverait incessamment des allusions et comme des renvois implicites à une doctrine du fond des choses; il y rencontrerait des idées ontologiques, sur lesquelles la logique proprement dite ne nous fait connaître que la manière d'opérer régulièrement. Elle est, en effet, la mécanique rationnelle de l'esprit; mais il y a quelque chose dessous, quelque chose au delà; et ce quelque chose, elle ne le donne pas. La logique est un vaste édifice qui a des jours sur toute la philosophie. L'introduction elle-même de l'Organon ou le Traité des Catégories n'est pas seulement de la logique, il est d'un ordre supérieur, ou fait partie d'une science antérieure. En lui-même, il ne donne pas entière satisfaction. Le lecteur qui l'étudie se demande avec hésitation si, en énumérant les catégories, Aristote a donné la nomenclature des parties métaphysiques du discours, ou celle des notions les plus nécessaires, les plus générales de l'esprit, ou celle enfin des conditions essentielles et absolues des choses. Les principaux commentateurs ont ressenti cette incertitude; l'Introduction de Porphyre aux catégories, c'est-à-dire à l'introduction même de la Logique, est, malgré la réserve qu'il s'impose sur un point fondamental, destinée à compléter la Logique. Quant à Boèce, qui avait traduit la Métaphysique, aussi bien que la Logique entière, c'est cependant à celle-ci qu'il se consacre exclusivement, au moins dans ceux de ses livres que l'Occident connaissait à l'époque qui nous occupe. Or, c'est à l'aide de ces renseignements, recueillis par hasard, que les prédécesseurs et les contemporains d'Abélard ont mêlé à la dialectique pure les trois points suivants, les seuls qui soient tout à fait indispensables à connaître pour comprendre cet ensemble de logique et d'ontologie qui forme l'essence de la scolastique. Nous les présenterons en puisant aux sources, ce que faisait rarement le moyen âge qui commentait des commentateurs.

1° D'après Aristote, la philosophie est essentiellement la science de l'être en tant qu'être. L'être s'entend de plusieurs manières. Car on dit qu'une chose est ceci ou cela, et en le disant, suivant les cas, on entend ou simplement qu'elle existe, ou qu'elle a telle forme, telle qualité, telle quantité, tel mode essentiel; ou enfin, qu'elle a tel accident qui la modifie secondairement. Il suit qu'il y a plus d'une manière d'être, et que l'être signifie tour à tour l'existence, la forme, la quantité, la qualité, et même toute sorte d'attribut accessoire. On dit également Socrate est, il est quelque chose d'existant; puis, Socrate est homme; puis, Socrate est philosophe, athénien, jeune, malade, debout, etc.; tout cela est apparemment de l'être, puisque c'est ce que Socrate est. On peut donc distinguer dans l'être ce qui est en soi et ce qui est accidentellement. Laissant de côté l'être accidentel, disons que l'être essentiel ou en soi est l'être véritable, objet éminent de la philosophie.

Or tout ce qui est est à la fois quelque chose, et telle chose et non pas telle autre. On dirait ou l'on pourrait dire aujourd'hui: tout ce qui a existence est substance et essence. Mais ces mots n'avaient pas autrefois précisément ce sens, et pour exprimer d'après Aristote, que tout ce qui est, ou mieux, que le sujet de tout être en soi est une chose, telle chose, pas une autre chose, on employait la formule que tout ce qui est se compose de matière, de forme et de privation403. La matière, c'est ce dont est l'être, ce qui fait qu'il est; la forme, c'est sa nature, ou ce qui fait qu'il est tel. Or, comme ce sont là les conditions primordiales de l'être, elles doivent se retrouver dans tout ce qui est en soi404. Nous appellerons ce principe le principe ontologique.

Note 403: (retour) Arist., Phys., I, VII.—Met., XII, II.
Note 404: (retour) Met., IV, II; V, VII et VIII; VII, I, II et III; VIII, I, II et III.

2° Il semble au premier abord que l'être en soi ou essentiel ne dût être que la substance. Et sans aucun doute, c'est à la substance que s'applique le plus rigoureusement la définition de l'être en soi qui vient d'être donnée. La substance est à la fois, quand elle est réelle, et le dernier sujet, c'est-à-dire l'être indéterminé qui n'est l'attribut d'aucun autre et qui n'a pas d'attribut, ou la matière; et l'être déterminé, pris par abstraction indépendamment du sujet, ou la forme, qui n'est à proprement parler l'attribut d'aucun sujet, puisque ce n'est qu'avec elle et par elle que la substance se réalise; à ce double titre, la substance est proprement l'essence (au sens aristotélique).

Mais une essence n'est pas la seule chose dont on puisse jusqu'à un certain point prononcer qu'elle est en soi, c'est-à-dire indépendamment de tout accident. Le nom d'être se donne également aux choses autres que l'essence, c'est-à-dire aux autres choses que l'être en soi pourrait être en combinaison avec ce qu'il est déjà. Par exemple, l'être en soi (matière et forme) est nécessairement de telle qualité: cela est encore de son essence. Ces choses que sont les choses, sont celles qu'on exprime par ce qu'Aristote appelle les termes simples. L'entendement, par la jonction de ces termes, constitue la proposition qui affirme d'un être quoi que ce soit. On a déjà vu que, quel que soit un être, il est essence, qualité, quantité, etc.; ces attributs fondamentaux ou suprêmes qui ne sont pas des attributs proprement dits ou des accidents, parce qu'ils désignent ce qu'il est nécessaire que tout être puisse être, ce que tout être ne peut ne pas être, car l'être ne saurait manquer de qualité, de quantité, etc.; ces genres suprêmes, ou les plus généraux, ou généralissimes, qui ne sont pas non plus proprement des genres, puisque tous les genres y rentrent, et puisqu'ils seraient les genres, non pas de tout ce qui existe, mais de tout ce qui peut exister, sont au nombre de dix, et s'appellent les prédicaments ou catégories. L'être en soi a autant d'acceptions qu'il y a de catégories, c'est-à-dire qu'on ne peut rien affirmer de lui qui ne soit une de ces dix choses: l'essence, la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la situation, la possession, l'action, la passion405.

Note 405: (retour) Voici les noms grecs traduits par la scolastique: [Grec: Ae Ousia], usia, essentia, substantia; [Grec: Poson], quantum; [Grec: Poion], quale; [Grec: Pros ti], ad aliquid, relatio; *[Grec: Pou], ubi, locus; [Grec: Pote], quando, tempus; [Grec: Cheisthai], situm esse, situs; [Grec: Echtin], habere, habitus; [Grec: Poiein], agere, facere, actio; [Grec: Paschein], pati, passio. (Arist., Met., V, VII et VIII.—Categ., IV et seqq. Essai sur la Met. d'Aristote, par M. Ravaisson, t. I, l. III, c. i, p. 356.—De la Log. d'Arist., par M. Barthélemy Saint-Hilaire, t. I, part. II, c. 1, p. 142.)

Ce sont donc là les termes simples, ou ce qui est dit sans aucune combinaison, quae sine omni conjunctione dicuntur406. Ainsi la logique définit les catégories; ainsi elle en fait les éléments du langage. Dans ces expressions isolées, elle est donc ce que nous avons appelé terminologique. Mais des termes simples sont des idées simples ou élémentaires, car les mots n'expriment que les modifications de l'esprit407. Les catégories sont donc tous les attributs en général que l'entendement peut affirmer d'un sujet. Ceci nous mène jusqu'en idéologie, on même en psychologie. Maintenant, lisez la Métaphysique, que ne connaissait point Abélard, et les catégories deviendront les divers caractères de l'être, l'être lui-même ou l'être en tant qu'être étant en dehors des combinaisons intellectuelles; et la science sera finalement ontologique408.

Note 406: (retour) [Grec: Ta kata maedemian sumplokaen legomina]. Categ., IV.
Note 407: (retour) De Interpr., I, I.
Note 408: (retour) Met., IV, I, II, etc.—Logiq. d'Arist.; Introd. par M. Barthélémy Saint-Hilaire, t. I, p. LXXI.

3° Maintenant, si c'est un principe que tout être se compose de matière et de forme, et si l'être se dit des catégories, le principe est applicable à celles-ci mêmes, et toute catégorie, tout prédicament se compose de matière et de forme. C'est en effet ce que les dialecticiens ont soutenu. A ne consulter que la logique, on pourrait l'ignorer. Dans la Logique d'Aristote, les catégories ne sont ou du moins ne paraissent que des termes, les termes simples ou élémentaires de toute proposition, c'est-à-dire ceux sans lesquels ou sans l'un desquels aucune proposition n'est possible. Or, comme la connaissance de l'être s'exprime et s'acquiert en général par la définition, et que la définition est une proposition, les éléments nécessaires à la proposition sont les éléments de la connaissance de l'être. Mais sont-ils en même temps les éléments de l'être, ses conditions réelles? Sont-ils ainsi des choses? c'est ce que la Logique laisse incertain. Je ne crois pas que le texte littéral soit décisif; et si l'on consulte l'esprit, comme le traité des catégories n'est que l'introduction au traité de l'interprétation ou du langage, je crois que parmi les commentateurs d'Aristote, ceux qui ont décidé qu'il ne s'agit pas des choses dans le livre des catégories, ont eu raison. Ce qui ne veut pas dire qu'on eût raison de prétendre que les catégories ne sont ni des choses, ni dans les choses. Ceci est une autre question, et qui, selon une observation déjà faite, est plus du ressort de la métaphysique que de la logique.

Or, c'est dans la Métaphysique qu'on lit: «L'être en soi a autant d'acceptions qu'il y a de catégories; car autant on en distingue, autant ce sont des significations données à l'être. Or, parmi les choses qu'embrassent les catégories, les unes sont des essences, d'autres des qualités, d'autres désignent la quantité, la relation, etc. L'être se prend donc dans le même sens que chacun de ces modes409.» De ce passage et d'autres semblables, des interprètes de la Logique d'Aristote ont conclu, non-seulement que les catégories avaient quelque chose de réel, exprimaient des modes effectifs de l'existence, mais que puisque l'être en soi est ce qui n'est pas l'être accidentel, et que les catégories ne sont pas des accidents, il fallait les traiter comme des choses et leur appliquer les conditions de l'être en soi. Ainsi de ces choses que désignent et nomment les prédicaments, on a dit qu'elles étaient aussi un composé de matière et de forme. Sans doute, parce qu'on était plus à l'aise pour le dire du premier de ces prédicaments ou de la substance, c'est en général cette première catégorie que, pour appliquer le principe ontologique, les logiciens prennent en exemple. Ainsi, ils disent: «L'essence est corps, le corps est animal, l'animal est raisonnable, le raisonnable est homme, l'homme est Socrate.» C'est sur ces propositions que nous verrons éternellement rouler les plus subtiles recherches de la scolastique et d'Abélard; mais on verra aussi que, comme de la substance, il est dit que le sujet de la qualité ou de la relation ou de telle autre catégorie, a une matière et une forme. Ainsi, dire qu'un homme est blanc, c'est assurément lui attribuer une qualité. Le blanc est dans la catégorie de la qualité. Or, qu'est-ce que le blanc? c'est l'union de la matière de la qualité et de la forme de la blancheur. Esclave est le nom d'une relation, celle d'esclave à maître. Ce qui la constitue, c'est la matière de la relation et la forme de la servitude410.

Note 409: (retour) Met., V, VII; et traduction de MM. Pierron et Zévert. t. I, p. 167.—Barth. Saint-Hil., loc. cit.
Note 410: (retour) Voy. dans Abélard, Dialect., p. 400 et 458, et les c. V et VI du présent livre.

De quelle existence, de quelle réalité entendait-on douer, soit cette matière de la qualité, soit cette forme de la relation? on ne s'en explique guère. Est-ce d'une existence directe, substantielle, comme celle même de la substance? Est-ce seulement par une analogie de la catégorie de la substance, que l'on traite des autres catégories comme si elles existaient au même titre? Ce qu'on entendait peut se soupçonner quelquefois, et le plus souvent reste dans le vague. Mais ce qui ne saurait demeurer douteux, c'est que de l'application réelle ou fictive du principe ontologique à ces êtres dialectiques, il est provenu de graves conséquences logiques, puis des difficultés, des ambiguïtés innombrables, et surtout ce caractère équivoque d'une science qui semble tour à tour tomber dans l'extrême ontologie ou dans l'extrême idéologie, puisqu'elle parle souvent des êtres de raison comme s'ils existaient, et des réalités comme si elles n'existaient pas.

Si l'on s'adressait à Aristote, la question semblerait mieux résolue. Nous l'avons vu donner l'être en soi aux catégories; mais il entendait par là qu'elles étaient des manières d'être essentielles, en ce sens qu'elles étaient nécessaires, nécessaires en ce qu'elles n'étaient pas de simples accidents. Car il dit formellement: «Rien de ce qui se trouve universellement dans les êtres n'est une substance, et aucun des attributs généraux ne marque l'existence, mais ils désignent le mode de l'existence411.» Pour Aristote, la qualité est bien un être, mais non pas absolument. Il s'ensuit que si l'on peut dire qu'elle est, qu'elle est quelque chose, et faire d'une catégorie quelconque un sujet de définition, c'est par extension, par analogie; c'est, non pas que les attributs généraux sont vraiment des êtres, c'est qu'il y a de l'être en eux; et que, bien qu'il n'y ait proprement essence que pour la substance, il y a quasi-essence pour ce qui n'est pas substance. Pour les choses non substances, il y a essence ou forme essentielle, mais non pas dans le sens absolu, ni au même titre que pour la substance. S'il y a forme de la qualité, forme de la quantité, ce n'est pas forme au sens rigoureux du mot. Si l'on peut en donner définition, ce n'est pas définition première ou proprement dite, la définition véritable étant l'expression de l'essence et l'essence ne se trouvant que dans les substances412. Ces distinctions sont exactement spécifiées dans Aristote. La scolastique, sans les ignorer tout à fait, les néglige presque toujours, surtout avant le temps où elle eut connaissance de la Métaphysique413.

Note 411: (retour) Métaph. d'Aristote, trad., VII, XIII, t. II, p. 50. Lisez le chapitre entier.
Note 412: (retour) Métaph. d'Arist., l. VII, c. IV et V, p. 11, 12, 13, et 16 du t. II de la traduction.
Note 413: (retour) Ce fut au commencement du XIIIe siècle que l'on commença, selon Rigord, à lire dans les écoles de Paris la Métaphysique d'Aristote, nouvellement apportée de Constantinople. (Launoy, De var. Arist. fortun., c. I, p. 174.) Je crois ce fait acquis à l'histoire.

Il s'agit donc d'une existence modale, et non vraiment substantielle, à moins que par substantielle l'on n'entende essentielle à la substance. Or maintenant, chose assez remarquable, ce n'est pas sur ce point-là que sont nés les doutes et les controverses du moyen âge. On y a sans explication et sans contestation appliqué le principe ontologique aux prédicaments, et l'on a traité des attributs généraux comme s'ils étaient des êtres; êtres de raison ou êtres substantiels, à ce degré de généralité, on s'est peu occupé de la distinction. Je sais bien qu'Abélard dit quelque part que c'est une maxime philosophique que parmi les choses, les unes sont constituées de matière et de forme, les autres à la ressemblance de la matière et de la forme414. Cette parole, jetée en passant, est juste et profonde; elle doit être toujours présente à celui qui lit soit un ouvrage d'Abélard, soit un livre quelconque de scolastique. Mais on s'est peu soucié de l'éclaircir ou de la discuter, et voici la difficulté qui s'est produite, et qui a embarrassé la science quatre cents ans durant.

Note 414: (retour) Theol. Chrits., l. IV, p. 1317.

Au degré de généralité, que l'esprit atteint en s'élevant aux catégories, tout semble se confondre et les distinctions s'évanouir. Ainsi les catégories sont des attributs, leur nom même l'indique; et celui de prédicaments annonce aussi qu'elles ont quelque chose de la nature du prédicat ou attribut. Cependant la première de toutes est la substance, si ce n'est entendue au sens précis que la science moderne assigne à ce mot, au moins conçue comme ce qui ne peut être attribut414a; elle est bien catégorie ou prédicament, c'est-à-dire au fond attribut, mais attribut le plus général ou fondamental, et en outre le premier des attributs les plus généraux ou fondamentaux. Comme étant le premier, elle est l'acception première de l'être. L'acception première de l'être ou l'être premier, c'est ce que l'être est avant tout. Or ce qu'il est avant tout, c'est l'être qu'il est, c'est sa forme déterminée, distinctive, ou son essence; car l'indéterminé pur, s'il est, n'est que l'être en puissance; l'être en acte, c'est l'être déterminé. Ainsi le premier attribut de l'être, c'est d'être déterminé, c'est d'être avec une forme, c'est d'être une certaine essence, c'est d'être une substance qui n'est pas un autre (aliud), et comme sans tout cela l'on n'est pas, c'est d'être.

Note 414a: (return) Met., VII, III; et t. II, p. 6 de la traduction.

Ainsi nous voyons comment en scolastique, essence, substance, être, sont des mots qui peuvent successivement se réduire les uns aux autres, malgré la nuance qui les distingue, et comment on peut dire indifféremment qu'ils désignent ou le premier attribut ou ce qui est antérieur à tout attribut. La meilleure manière d'exprimer ce qu'on entend par la première catégorie, c'est de dire ce que dit souvent Aristote, la première catégorie, c'est [Grec: Ti esti kai tode ti], et plus simplement [Grec: Ti] (quoddam).

Mais nous venons de voir que l'on pouvait considérer comme attribut ce qui consiste précisément à être sujet de tous les attributs. C'est ce qu'exprime positivement cette phrase de forme plus moderne: «Tout être a une substance.» Cette expression vient d'une propriété de l'esprit humain, qui, ne percevant rien directement que par les qualités, qualifie toujours quand il conçoit, et ne peut concevoir la substance sans l'ériger, en quelque sorte, en prédicat d'elle-même. Or de même qu'on vient de prendre comme attribut, ce qui n'est réellement pas attribut, (car l'attribut suppose un sujet, et l'attribut dont nous venons de parler, consiste précisément à être sujet), ne peut-il pas se faire que par une extension inverse, l'esprit prenne substantiellement les autres, catégories qui ont beaucoup plus sensiblement le caractère d'attribut?

Elles ont ce caractère; car Aristote, après avoir dit: «Être signifie ou bien l'essence, la forme déterminée, ou bien la qualité, la quantité et le reste,» remarque très à propos, qu'entre le premier sens qui est l'être premier ou la première catégorie et les autres choses qui s'expriment aussi par être, il y a cette différence qui, si l'on appelle celles-ci êtres, c'est parce qu'elles sont ou qualité de l'être premier ou quantité de cet être, parce qu'elles sont des modes enfin. «Aucun de ces modes,» ajoute-t-il, «n'a par lui-même une existence propre, aucun ne peut être séparé de la substance.... Ces choses ne semblent si fort marquées du caractère de l'être que par ce qu'il y a sous chacune d'elles un être, un sujet déterminé, et ce sujet, c'est la substance, c'est l'être particulier qui apparaît sous les divers attributs.... Il est évident que l'existence de chacun de ces modes dépend de l'existence même de la substance. D'après cela, la substance sera l'être premier, non point tel ou tel mode de l'être, mais l'être pris dans son sens absolu415

Note 415: (retour) Met., l. VII, I, et t. II, p. 2 de la trad.

Mais ces modes ou attributs existent; ils sont donc des existences modales; Aristote les a nommés des substances secondes. De même que la substance était tout à l'heure l'attribut primitif, nous voyons l'attribut devenir la substance secondaire. C'est de l'être encore, mais de l'être subordonné, accessoire, et qui, dès qu'il est conçu hors de la substance, perd la condition de sa réalité.

Avec cette explication, l'équivoque qui peut subsister dans les expressions, ne doit plus subsister dans les idées; mais rien n'a pu empêcher qu'elle n'ait jeté beaucoup d'obscurité dans la dialectique, et produit d'épineuses disputes.

En effet rien n'est plus général que l'essence; et l'on donne aux catégories le nom spécial de choses les plus générales, [Grec: genichotata], generalissima, genres supérieurs ou suprêmes. Ces généralissimes sont les plus universels des universaux, et parmi eux, le plus universel est la substance. La substance est un universel, un genre, Aristote lui-même le dit416. Or nous avons vu qu'il refuse la substance, et par là le premier degré de l'existence à tout universel. On verra plus bas qu'il en refuse autant au genre417. Ainsi la substance serait une de ces choses auxquelles manque la substance?... Il faut bien ici quelque erreur de langage. Il est évident que la substance est universelle, en ce sens qu'elle est le nom général de la condition première et absolue de l'être. Mais en tant que réelle, elle est essentiellement déterminée, puisqu'elle est l'être en tant que déterminé, ou la détermination de l'être. Tout s'explique donc; des diverses notions universelles, une seule, et la plus universelle de toutes, donne la substance, et c'est la notion de la substance même.

Note 416: (retour) Met., VII, III; et t. II, p. 6 de la trad.
Note 417: (retour) La substance qu'il refuse au genre, c'est la substance première ou proprement dite; car il appelle les genres et les espèces substances secondes, parce qu'ils expriment des attributs substantiels (et non accidentels) de l'individu. (Categ., V; voy. la traduct. de M. Barthélemy Saint-Hilaire, t. I, p. 61, et son ouvrage sur la Logique, t. I, p. 148.)

La substance existe-t-elle donc d'une existence universelle? oui, en ce sens que tout être est substance; non, en ce sens qu'aucun être n'est la substance universelle: car ce serait dire que tout déterminé est l'indéterminé. Tel est, nous le croyons du moins, le vrai sens d'Aristote.

Et quant aux autres prédicaments, ni comme universels, ni comme attributs, ils n'ont en eux-mêmes la substance, puisqu'ils ne passent de la puissance à l'acte qu'en se déterminant, et ne se déterminent quo dans la substance. Ils sont universels en ce qu'ils conviennent à toute substance; ils n'existent pas d'une existence universelle, en ce qu'ils dépendent de la substance pour exister, au moins d'une existence déterminée. Aristote appelle les modes les substances secondes; il eût mieux fait peut-être de les nommer les seconds de la substance.

Si maintenant on veut sortir de cette généralité et descendre des generalissima aux simples generalia, des catégories aux catégories, permettez-nous ce nom, des prédicaments aux entités prédicamentales, cela s'appelle descendre les degrés métaphysiques. Les modernes ont appelé cela l'échelle de l'abstraction, la génération ou la généalogie des idées abstraites.

Soit la catégorie de la substance: si vous la prenez pour matière et que vous y ajoutiez la forme de corporéité (Condillac aurait dit: si à l'idée de substance vous ajoutez l'idée d'étendue limitée), vous avez une nouvelle essence, celle de corps. Si au corps vous ajoutez la forme de l'animation, vous avez l'animal. A cette essence, l'addition d'une forme que les scolastiques appelaient la rationalité, et qui est tout simplement la raison, vous donnera l'homme. Enfin si l'homme est affecté d'une forme individuelle qui ne peut se désigner que par un nom propre, pour Socrate, la socratité, pour Platon, la platonité, vous aurez Socrate ou Platon418.

Note 418: (retour) Porphyr., Isag., I, c. II, chap. 23, p. 8 de la trad. de M. Barth. Saint-Hilaire.—Boeth., in Porph. translat., l. II et III. Cette échelle de l'abstraction est ce qu'on a appelé dans l'école l'arbre de Porphyre, dont on peut voir la représentation graphique dans Boèce (p. 25 et 70 de l'édit. de Basle; 1 vol. in-fol., 1546).

Les trois derniers degrés de cette échelle portent les noms de genre, d'espèce, d'individu. L'animal est un genre, l'homme une espèce, Socrate ou Platon un individu.

On a déjà vu quelle importante distinction devait être introduite entre les divers modes ou attributs, les uns étant nécessaires, les autres accidentels. Le langage commun tient peu de compte de ces distinctions; il confond assez fréquemment tous ces mots d'attributs, de modes, de qualités, etc.; la dialectique était fort précise sur ce point.

D'abord, nous avons vu mettre au sommet de l'échelle les attributs ou genres les plus généraux, sous le nom de prédicaments.

Parmi eux, il en est un spécial qui se nomme la qualité: une chose est bonne ou mauvaise, voilà la qualité; une chose est assise ou debout, ce n'est pas la qualité, c'est la situation.

Comment une essence se réalise-t-elle? par l'adjonction d'une détermination actuelle à la matière en puissance, et cette détermination actuelle qui ressemble à la qualité, en ce qu'elle qualifie l'être, a cependant un caractère exclusif de cause créatrice ou formatrice qui la distingue de tout autre attribut, et c'est pourquoi on l'appelle forme. Comme cette forme, en s'adjoignant ce qui lui sert de matière, convertit la substance et cause la formation d'une essence nouvelle, on l'appelle forme substantielle, forme essentielle et quelquefois aussi essence formelle419.

Note 419: (retour) Ces expressions sont telles que les Latins ont préférées pour rendre ce qui est autrement dit dans Aristote, et elles sont devenues sacramentelles en scolastique. Aristote appelle presque toujours [Grec: to ti aen sinai] ce que le moyen âge nommait forme essentielle ou substantielle, et les traducteurs de sa Métaphysique n'ont pas fait difficulté d'employer cette dernière expression. (L. I, c. II et l. VII, c. IV et suiv., t. I, p. 12 et t. II, p. 8.) Cependant ne dénature-t-elle pas la doctrine d'Aristote? ne lui donne-t-elle pas une apparence exagérée de réalisme: presque de platonisme? Buhle a osé dire contrairement à l'opinion établie: «Aristote n'admettait pas les formes substantielles, qui n'eussent été autre chose que les idées de Platon.» (Hist. de la phil., Introd., sect. 3, trad. de Jourdan, t. 1, p. 687.) C'ets aller trop loin. Aristote emploie souvent dans le sens d'essence les mots [Grec: morphae, eidos, logos] même (ce dernier mot pour définition comme souvent ratio chez les scolasliques). [Grec: Ho logos taes ousias](Met., v, 8). [Grec: Eidos de lego to ti aen einai ekatton kai taen protaen ousian] (Met., VII, 7). Hae ousia gar esti to eidos, to enon] (ib. 12) [Grec: Hae morphae kai to eidos touto d'estin o logos o taes ekastou ousias] (De gen. et corr., II, 8) [Grec: Ti de os to eidos; to ti aen einai]. (Met., VII, 4.) On pourrait multiplier les citations.

Nous comprenons tous ces mots. Mais à mesure que nous descendons les degrés métaphysiques, nous voyons l'être se transformer par l'addition de nouveaux modes. A chaque degré supérieur est une essence plus ou moins commune qui se particularise au degré inférieur. Au premier degré est quelque chose d'universel qu'une addition divise et rend différent de soi-même. Aussi cette essence susceptible d'être ainsi différenciée, est-elle dite quelquefois non différente, indifférente. Ce qui vient la modifier, ce qui, par exemple, vient, dans un genre en général introduire un genre plus particulier, différent du premier et qu'on appelle espèce, se nomme la différence spécifique (qui engendre l'espèce), ou simplement la différence.

La différence est une propriété qui engendre l'espèce; elle n'est pas la simple propriété, qui n'est que l'accident particulier à une espèce. Ainsi la raison et le rire sont particuliers à l'espèce humaine. Mais la raison est la différence de l'homme à l'animal: elle constitue et définit l'espèce. L'homme est un animal qui rit ne serait que l'énonciation d'un attribut propre à l'espèce humaine et qui ne la constitue pas. Un attribut de cette nature est un propre ou une propriété.

Pour ce que rire est le propre de l'homme,

dit Rabelais, qui savait la logique.

Enfin, les simples modes qui n'ont rien de caractéristique, rien d'essentiel, qui peuvent être ou ne pas être, sans que l'essence à laquelle ils appartiennent ou manquent, change de substance, d'espèce ou de degré sont les accidents. Socrate est camus, Achille est blond; voilà l'accident.

Ainsi, dans ce que le langage commun appellerait assez indifféremment modes, accidents, qualités, attributs, la scolastique introduit des distinctions fondamentales, et attache un sens technique à cinq mots, le genre, l'espèce, la différence, le propre et l'accident. On ne peut, sans les prononcer à chaque instant, traiter des catégories ni de la logique, et cependant Aristote avait écrit la sienne sans les définir préalablement420. C'est pour y suppléer que Porphyre a composé son Introduction aux Catégories ou le Traité des cinq voix421, et cet ouvrage a joué un rôle capital dans la scolastique. Ceci nous amène enfin à la grande difficulté ontologique tant annoncée.

Note 420: (retour) Car il les définit selon l'occasion, et notamment au chapitre V du livre des Topiques on trouve presque le fond de l'ouvrage de Porphyre.
Note 421: (retour) «Porphyrii Isagoga ([Grec: Eisagogae]) seu de quinque vocibus. Tractatus II.» Les cinq voix sont en grec genos, diaphora, eidos, idiov, sumbibaechos. (In Arist. Op., édit, de Duval, 1654, t. I, p. 1.)

Nous avons vu comment les degrés métaphysiques étaient placés au-dessous des catégories. L'existence, Aristote aidant, a été distribuée et mesurée à celles-ci d'une manière que nous voudrions avoir rendue suffisamment claire. Cependant on aura remarqué deux points:—la substance est le nom de l'être premier; les neuf autres prédicaments sont de l'être en second.—Les dix pris ensemble sont, à des titres inégaux, des choses, et en un sens, des universaux.

Maintenant nous avons vu que la substance est éminemment l'être en soi et qu'elle communique l'être aux catégories collatérales. Si vous descendez de ce premier degré au dernier, de ces maxima de généralité aux minima, ou de la substance en général à l'individu en particulier, vous trouvez apparemment que l'individu existe et qu'il est être, essence, substance. L'être n'a donc pas dépéri en descendant du sommet au bas de l'échelle, il a persisté en passant par tous les degrés. Ainsi, existence à tous les degrés; essence, corps, animal, homme, Socrate, tout cela existe. Mais quoi! à chaque degré une forme nouvelle est venue constituer une nouvelle essence; ainsi donc autant d'essences que de degrés, sans compter qu'au-dessous de chaque genre il y a plus d'une espèce, au-dessous de chaque espèce, plusieurs individus. Puisqu'à chaque degré une forme distinctive est venue constituer une essence, les essences, hiérarchiquement subordonnées, sont distinctes, différentes les unes des autres. Ce sont des êtres essentiellement et numériquement différents. Ainsi il y a des corps, et ce n'est pas là un genre; il y a des genres (­animal, etc.), ce ne sont pas des espèces; il y a des espèces (homme, etc.), ce ne sont pas des individus. Que leur manque-t-il à chacun, corps, animal, homme, pour l'existence, pour être chacun à leur degré une essence déterminée? n'ont-ils pas la matière et la forme, la matière donnée par le degré supérieur, la forme dans l'attribut générateur qui les constitue? Et comme originairement la substance a été le point de départ, et qu'elle n'a disparu à aucun des degrés, jusques et y compris celui de l'individu, ils ont tous et chacun la réalité entière, la condition de l'être, l'être premier, une existence substantielle et déterminée. La conséquence apparente de tout cela, c'est que les degrés métaphysiques sont des degrés ontologiques, et que notamment les genres et les espèces sont des réalités.

Cette conséquence semble inévitable, et cependant qu'on y réfléchisse.

D'abord que devient le principe d'Aristote qu'aucun universel n'est substance422? Les genres et les espèces sont des universaux, et voilà qu'on leur décerne l'existence substantielle! Il ne s'agit plus cette fois d'un universel à part et suprême comme l'est la substance; il s'agit de toutes les sortes d'universels. A-t-on quelque artifice pour concilier le principe d'Aristote avec l'autre principe qui veut que l'existence soit partout où il y a matière et forme?

Note 422: (retour) [Grec: Ouden ton katholon uparchonton ousia esti.] (Met., VII, XIII. T. II et p. 9 dans la trad.)

Puis, y a-t-on bien pensé? qu'est-ce, par exemple, qu'un genre ayant une existence réelle et distincte comme genre, qu'un animal qui n'est aucune espèce, ni homme, ni quadrupède, ni oiseau? Qu'est-ce qu'une espèce existant substantiellement, avant qu'il y ait des individus? Qu'est-ce que l'homme qui n'est encore ni Socrate, ni Platon, ni aucun autre, et qui existe cependant substantiellement comme eux? La raison n'admet point cela; le sens commun se révolte. Si les genres et les espèces ou, pour mieux dire, les universaux existent autant que les individus, il faut que ce ne soit pas comme les individus; il faut que ce soit d'un mode d'existence particulier que nous n'avons encore ni défini, ni deviné; mais alors quel mode d'existence? La solution de la question n'est pas à notre charge. A l'exprimer seulement, on en aperçoit dans le système admis toute la difficulté, et l'on voit en même temps que cette difficulté et peut-être la question même proviennent des prémisses posées dans les généralités de la dialectique, et résultent des notions ou des locutions qu'elle adopte pour déterminer les conditions absolues de l'être et la classification méthodique de ses degrés de transformation. C'est ici qu'il y a vraiment un départ à faire entre la science des choses et celle des mots.

Voilà dans sa première généralité la question qui a valu à l'esprit humain des siècles d'efforts et d'angoisses.

La question en elle-même était soluble. Mais comment n'aurait-elle pas été obscure et douteuse, du moment qu'elle était posée dans la langue de la dialectique, et compliquée tout à la fois par les principes et les expressions qui devaient dans l'esprit du temps servir à la résoudre?

En effet, Aristote a établi plusieurs principes, sinon contradictoires, au moins difficilement conciliables. C'est assurément un principe fondamental chez lui qu'il n'y a de réel que la substance déterminée; que toute la réalité est dans le particulier, l'individuel; que c'est là la substance première. Et cependant il admet l'être dans les attributs; il distribue l'être aux catégories qui sont les attributs les plus généraux; il assigne à la forme qui est sans matière et qui n'est qu'une puissance à la fois déterminante et générale, la vertu de produire l'être réel en s'appliquant à la matière elle-même indéterminée et universelle; enfin il dit que les genres sont des notions ou des attributs essentiels, et classant les genres ainsi que les espèces parmi les substances, il ajoute que les espèces sont plus substances que les genres, quoiqu'il ait donné pour une des propriétés fondamentales de la substance celle de n'être susceptible ni de plus ni de moins423.

Note 423: (retour) Met: * V, VII, VIII et XXVIII; VII, IV, V et VI. Categ., V. Topic., I, V.

Ces divers principes, dont nous croyons avoir fait comprendre la génération, et qui, bien qu'assez difficiles à raccorder dans Aristote, s'expliquent par l'inévitable diversité des points de vue que traverse nécessairement toute haute métaphysique, parvenaient aux penseurs de nos premiers siècles, non pas tout à fait conçus dans leur rédaction primitive à la fois précise et large, ni rapportés les uns aux autres, comme dans le maître, par l'unité d'un esprit puissant et systématique, mais épars, morcelés, décousus, et hormis peut-être dans une seule version littérale des deux premiers livres de la Logique, cités, rappelés, appliqués incidemment et quelquefois au hasard, suivant les besoins de leur thèse, par les interprétateurs du péripatétisme. Sur la foi de ces autorités secondaires, ces principes, acceptés par de fervents adeptes, presque sans choix, avec une confiance, une déférence égale, portaient nécessairement de l'embarras et de la confusion dans les esprits et dans la science; et l'effort comme le désespoir de la scolastique fut constamment d'éclaircir, de coordonner, de concilier tous ces principes, et d'amener la dialectique à l'état de concordance méthodique et démonstrative, qu'il semblait qu'elle ne pouvait manquer d'avoir, soit dans la nature des choses, soit dans l'esprit infaillible de son créateur.

Avant la découverte de l'idéologie, le langage était toujours ontologique, même lorsqu'il s'appliquait à la seule logique. De là une ambiguïté continuelle qui permet de se servir des mêmes mots à ceux qui parlent des choses, et à ceux qui ne traitent que des idées, à ceux qui décrivent les conditions de l'être, et à ceux qui n'exposent que les lois de l'esprit. La question de la réalité des universaux, ou du moins une question analogue, celle de la réalité des objets de nos idées, aurait donc pu s'élever en quelque sorte sur tous les points que traitait la philosophie du moyen âge. La question a principalement porté sur les genres et les espèces; mais elle aurait pu s'appliquer à tout le reste, et ainsi devenir facilement la controverse générale, soit entre la doctrine du subjectif et celle de l'objectif, soit entre l'empirisme et l'idéalisme, soit entre le scepticisme et le dogmatisme. Elle n'a jamais atteint alors ce degré d'étendue et de profondeur, ne l'oublions point, sous peine de la dénaturer, et d'attribuer aux temps passés ce qui appartient à l'esprit moderne, la clairvoyance et la hardiesse dans les conséquences; mais comme ces grandes questions étaient là, toujours voisines de celle des universaux qui les côtoyait pour ainsi dire, on s'est plus tard laissé quelquefois aller en exposant celle-ci, à la confondre avec celles-là; et l'on a métamorphosé les dialecticiens du moyen âge en contemporains de Hume, de Kant, ou d'Hegel. S'ils y ont gagné en étendue d'intelligence, ils y ont perdu en originalité.

Nous nous attacherons scrupuleusement à conserver à ces esprits singuliers leurs vrais caractères, comme aux questions qui les ont occupés leurs véritables limites.

Nous avons essayé de montrer comment l'aristotélisme devait naturellement donner naissance, par la confusion apparente des principes ontologiques et des principes logiques, à la question des universaux. En fait, il est bon de rappeler de quelle manière elle s'est élevée; de le rappeler seulement, car cette histoire a déjà été supérieurement écrite, et ici nous ne pourrions que répéter M. Cousin.

Nous croyons avec lui que cette question, les scolastiques auraient bien pu ne pas l'apercevoir, si Porphyre, au début de son Introduction aux catégories, ne les eût avertis qu'elle existait.

On ne peut, en effet, trop le redire: Aristote a conquis le monde savant par ses lieutenants, plus encore que par lui-même. Ses catégories étaient le préliminaire de la science. Saint Augustin, ou plutôt l'auteur d'un livre qui porte son nom, a expliqué les catégories à l'école des Gaules. L'Isagogue de Porphyre était le préliminaire des catégories; Boèce a fait connaître Aristote et Porphyre, et commenté l'Isagogue, les Catégories, la Logique. Les esprits, touchés surtout de ce qui les initiait à la science, se sont arrêtés longtemps, sont incessamment revenus au point de départ. Par moment, l'introduction de Porphyre a semblé le livre unique. «Il est bon de commencer par là,» dit un spirituel contemporain d'Abélard, «mais à condition de n'y point consumer son âge, et que le livre ne soit pas l'entrée des ténèbres. Cinq mots à apprendre ne valent pas qu'on y use toute une vie, et il faut qu'une introduction conduise à quelque chose424

Note 424: (retour) Johan. Saresber. Metalog., l. II, c. XVI.

Or, au début même de cette introduction, que rencontrait-on? un problème posé sans solution. En annonçant l'objet de son ouvrage, Porphyre dit qu'il s'abstiendra des questions plus profondes ([Grec: ton *athuteron zaetaematon], ab altioribus quaestionibus). «Ainsi je refuserai de dire,—si les genres et les espèces subsistent ou consistent seulement en de pures pensées;—ni s'ils sont, au cas où ils subsisteraient, corporels ou incorporels;—ni enfin s'ils existent séparés des choses ou des objets, ou forment avec eux quelque chose de coexistant425

Note 425: (retour) Porphyr. Isag. praefat., c. I.—Boeth., in Porphyr. a se transl., p. 53.—Cousin, Fragm. philos., t. III, p. 84.—Ouvrag. inéd. d'Ab., Gloss. in Porphyr., p. 668.—L'Introduction de Porphyre a été traduite pour la première fois par M. Barthélémy Saint-Hilaire, t. I, p. 1 de sa traduction de la Logique.

Quelle est la recherche que Porphyre écarte? quelle est la question sur laquelle il s'abstient de s'expliquer? C'est une question qui avait troublé la philosophie antique, une question que Porphyre, platonicien et péripatéticien tout ensemble, devait connaître à plus d'un titre et considérer sous plus d'une face; car elle avait occupé l'Académie, le Lycée, le Portique.

Les genres et les espèces sont des collections d'individus. Mais ces collections en tant qu'espèces (les hommes), en tant que genres, (les animaux), sont-elles autre chose que des idées spéciales et générales? Qu'elles soient des idées, des manières de concevoir les choses, cela n'est pas douteux; mais parce qu'elles sont cela, ne sont-elles que cela? sont-elles en tout de pures pensées?

Les idées des genres et des espèces sont des idées universelles (des universaux); or, les idées universelles sont diversement considérées.

Selon Platon, les idées universelles, en tant qu'elles se rapportent à plusieurs êtres, sont l'unité dans la pluralité, l'un dans l'infini, comme dit le Philèbe. Elles sont les essences de tous les êtres, l'être par excellence. Les idées, essences, types, formes, principes, sont éternelles et immuables426.

Note 426: (retour) Cette doctrine est partout dans Platon. Il faudrait trop citer pour la justifier; voyez surtout la République, III, V, VII et X, et le Phédon, le Phèdre, le Cratyle, le Théetète, le Parménide. (Cf. l'Essai sur la Métaphysique d'Aristote, par M. Ravaisson, IIIe part., l. II, c. II, t. I, p. 291-305 et l'Hist. de la philosophie, de Ritter, l. VIII, c. III, t. II de la trad., p. 216-246.)

Selon Aristote, les idées ou notions dont il s'agit, étant universelles (et rien d'universel n'étant substance), ne sont pas substance; c'est-à-dire qu'elles n'ont pas l'être proprement dit. Il n'y a de parfaitement réel que l'individuel427.

Note 427: (retour) Cat., V.—Analyt. post., XI et XXIV.—Met., III, VI.

Selon Zénon et les stoïciens, le général n'est pas une chose, et les idées qui l'expriment, ne désignant aucune chose quelconque, pas même le caractère individuel des choses particulières, qui seules ont de la vérité, ne sont que de vaines images produites par nos facultés représentatives: elles ne sont rien428.

Note 428: (retour) [Grec: On gar ta eidae oute toia, ae toia, touton ta genae toia, oute toia.] (Sext. Emp. adv. logic., VII, 246.) [Grec: Ou tina ta koiva.] (Simpl. in Cat., fol. 26 b.— Cf. Diog. Laert. VII, 61.—Hist. de la phil. anc., par Ritter, l. XI, c. V, t. III de la trad. p. 459 et 460.) On s'accorde au reste à rattacher cette partie de la logique stoïcienne à l'école de Mégare, qui paraît avoir la première posé formellement les principes du nominalisme. (Cf. Bayle, art. Stilpon.—Ritter, l. VII, c. V; t. II. p. 121.—Rixner, Handbuch der Gesch. der Phil., t. II, p. 182.—Tennemann, Gesch. der Phil., t. VIII, part. I, p. 162. Voy. ci-après c. VIII.)

Or, soit qu'elles ne subsistent qu'imparfaitement, comme le veut Aristote, soit qu'elles ne subsistent pas du tout, comme le disent les stoïciens, soit même qu'elles subsistent comme l'entend Platon, elles sont nécessairement incorporelles. Des notions générales en elles-mêmes n'ont aucun corps; des idées éternelles sont des formes immatérielles.

Et, dans tous les cas, selon Aristote, puisqu'elles existent comme notions dans l'esprit qui les conçoit, à ce titre elles existent séparées des choses; mais comme attributs dont les notions ne sont que la représentation, elles existent dans les choses, elles coexistent avec elles; elles sont dans la matière formée, puisque les idées universelles ne sont que les notions des modes et attributs des choses. Les stoïciens ne leur concèdent même pas cette coexistence avec les choses, les représentations étant plutôt relatives à la faculté représentative qu'à l'objet représenté. Selon Platon, comme idées, elles existent hors des choses; elles existent ou du moins elles ont leur principe en Dieu429. Comme formes des choses, elles existent dans les choses. Elles sont à ce titre les images des idées, mais les essences des êtres; et les essences réelles participent à leur principe et représentent, chacune, dans le sensible, leur idée qui est comme leur exemplaire éternel; ainsi les essences tiennent aux idées par la participation ([Grec: methexis]), et cependant les idées sont séparées ([Grec: choristai]).

Note 429: (retour) Platon dit bien dans la République que Dieu est le principe des idées (Rép., X), et il y a quelque chose de cela dans le Timée. Cependant ce sont des interprètes de Platon, Alcinoüs et Plutarque, qui ont énoncé plus formellement que les idées étaient les pensées de Dieu. Il est au moins douteux que telle soit la doctrine platonique. Voyez l'argument du Timée par M. Henri Martin (Étud. sur le Tim., t. 1, p. 6), la préface de la traduction de la Métaphysique d'Aristote, t. 1, p. 42 et cette Métaphysique même, l. VII, c. XIII et XIV; l. XIII, c. IV, V, X.

Cette controverse était présente à l'esprit de Porphyre. Il déclare qu'il n'y veut pas entrer, c'est une affaire trop difficile ([Grec: Bathutataes pragmateias]), une trop grande recherche ([Grec: meizonos exetaseos]). Il la connaît bien, mais il veut, dit-il, exposer surtout ce que les péripatéticiens ont enseigné touchant le genre et l'espèce.

Deux siècles après Porphyre, Boèce a commenté deux fois son ouvrage, une première dans la traduction peu littérale de Victorinus, une seconde dans la traduction plus exacte qu'il a lui-même donnée430.

Note 430: (retour) Boeth., in Porph. a Victorin. transl., Dial. 1, p. 7.—In Porph. a se transl., l. I, p. 60.

M. Cousin s'est montré sévère pour Boèce431; nous le serons moins que lui. Boèce, dans son premier commentaire, a eu le tort sans doute de mettre les cinq voix dont a traité Porphyre sur la même ligne, et d'assimiler par conséquent aux genres et aux espèces, la différence, le propre et l'accident. Se demander ensuite si toutes ces choses existaient, c'était s'enquérir uniquement de la vérité de notre manière de considérer les choses, de la vérité de nos pensées; et, en effet, Boèce, après avoir assez bien montré comment des sensations particulières nous nous élevons aux idées des divers modes des choses sensibles, arrive facilement à reconnaître que ces idées sont incorporelles, mais qu'elles sont subsistantes, en ce sens qu'elles sont vraies, en ce sens que nous ne pouvons rien sentir ni comprendre sans elles, et qu'elles correspondent à des choses que nous trouvons unies et comme incorporées à tous les objets de nos sensations.

Note 431: (retour) Ouvr. inéd. d'Ab., Introd., p. lxvi.

Or, ce n'est point là précisément la question qui se débattait entre Aristote et Platon, celle de la réalité des essences universelles. C'est encore moins la question que la scolastique a vue dans le problème écarté par Porphyre. C'est seulement la question voisine, et pour ainsi contiguë, de savoir d'abord comment de nos sensations nous nous élevons aux conceptions des choses, puis si ces conceptions sont fondées sur rien de réel. Or, relativement à ces deux points, ce que dit Boèce n'est ni complet, ni profond, mais nous paraît juste et sensé.

La seconde fois que Boèce s'est occupé de la question, c'est en commentant sa propre traduction de Porphyre. L'ouvrage est important, parce que c'est par lui que le moyen âge a d'abord connu Porphyre. C'est par l'intermédiaire de Boèce que Porphyre est devenu une autorité.

Cette fois, Boèce, en bon péripatéticien, décide que les genres et les espèces ne peuvent être en soi. Rien de ce qui est commun à plusieurs ne peut être en soi, puisque la condition de l'être en soi est au moins d'être dans un même temps le même numériquement (eodem tempore idem numero), c'est-à-dire un et identique. En effet, si le genre était en soi, ce serait d'une existence multiple, c'est-à-dire qu'il comprendrait en soi plusieurs existants semblables; ceux-ci seraient nécessairement compris à leur tour dans un genre supérieur, et ainsi à l'infini.

Il suit que les genres et les espèces ne sont pas des êtres en soi, mais des vues de l'intelligence, des manières de concevoir les véritables êtres en soi ou les substances sensibles; ce sont les conceptions des ressemblances entre les individus. Conséquemment, comme conceptions, ces universaux sont incorporels, non pas à la manière de Dieu ou de l'âme, mais à la manière de la ligne ou du point mathématique; c'est-à-dire qu'ils sont des abstractions. Boèce se sert du mot432. Cependant ce ne sont pas pour cela des conceptions vaines ni fausses; car elles correspondent aux ressemblances et différences réelles des êtres réels. Les genres et les espèces sont donc les représentations de ressemblances entre les objets. Ces ressemblances, en tant qu'elles sont dans les objets, sont particulières et sensibles; en tant qu'abstraites, elles sont universelles et intelligibles. Ainsi une même chose existe singulièrement, quand elle est sentie, généralement, quand elle est pensée.

Note 432: (retour) In Porph. a se transl., l. 1, p. 55.

Cette solution de Boèce, très-clairement exposée, ne mérite certainement aucun dédain; car elle est purement aristotélique. J'ajoute que Boèce ne paraît pas s'en être contenté; car il a soin de remarquer que Platon croyait que les genres et les espèces existaient encore ailleurs que dans notre esprit, indépendamment des corps individuels. S'il s'abstient de prononcer entre Aristote et Platon, c'est, dit-il, qu'une telle décision serait du ressort d'une plus haute philosophie, altioris philosophiae; et s'il a exposé la doctrine d'Aristote, ce n'est pas qu'il l'approuve de préférence, non quod eam maxime probaremus; c'est qu'il commente une introduction à la Logique du Stagirite.

Nous ne ferons que deux observations sur cet état de la question telle que l'a laissée Boèce.

La première, c'est que de son temps même, les genres et les espèces ont été regardés comme des conceptions. Intelliguntur praeter sensibilia.—Genera et species cogitantur.—Quadam speculatione concepta.—Hominem specialem ... sola mente intelligentiaque concipimus433.

Note 433: (retour) Boeth., ibid., p. 56.

Au reste, cette doctrine vient naturellement à la faveur du langage. Aristote semble l'autoriser, lorsqu'il ne voit dans les paroles que les symboles des affections de l'âme434; lorsqu'il nomme la forme ou l'espèce du même nom qui désigne la conception rationnelle ou même le discours, [Grec: logos]. En d'autres termes, l'habitude de confondre dans le style l'essence avec la définition qui n'en est que l'expression, peut conduire aisément à n'admettre que des êtres de définition ou de raison, et les pensées se mettent au lieu et place des existences435. Ce n'est pas une nouveauté que le conceptualisme.

Note 434: (retour) De lnterp., I, 1.
Note 435: (retour) [Grec: Ae morphae kai to eidos to kata ton logon]. Phys., II, 1. Cette tendance est si naturelle que les traducteurs de la Métaphysique disent que le genre est la notion fondamentale et essentielle dont les qualités sont les différences, pour rendre ces mots: [Grec: Os en tois logois to proton enupargon, ho legetai en to ti esti, touto genos].(V, XXVIII; et dans la trad., t. I, p. 202.) Suivant de bons juges, c'est surtout la logique stoïcienne qui aurait embrouillé les idées et entraîné la scolastique dans les obscures subtilités de la question des universaux. Quoique imparfaitement connue, cette logique, en effet, paraît captieuse et elle peut bien avoir troublé l'esprit de Boèce; mais elle n'a exercé qu'une influence très-indirecte au moyen âge. Brucker attribue cette influence à l'ouvrage sur les catégories qu'on prête à Saint-Augustin et qu'il trouve écrit dans l'esprit des stoïciens. (Hist. crit. phil., t. III, p. 568, 672, 712 et 906.)

Une seconde observation, à laquelle nous attachons quelque prix, c'est qu'un certain conceptualisme n'est pas incompatible avec le platonisme. Boèce, en effet, ne dit pas qu'il repousse le platonisme. Ce qui est incompatible avec le platonisme, c'est ce principe: rien n'existe à titre universel. Mais on pourrait accepter la génération que Boèce donne des idées de genres et d'espèces; on pourrait admettre que les genres et les espèces sont pour nous de pures conceptions générales fondées sur des perceptions particulières, sans qu'on fût pour cela strictement obligé de rejeter la croyance aux idées éternelles de Platon. Que ces idées existent, que les objets sensibles n'en soient que les images ou les reflets, il n'en est pas moins vrai qu'elles se produisent et se représentent en nous d'une autre manière, par les notions que la puissance de notre esprit construit à la suite des sensations. L'intelligence humaine placée entre le monde du sensible et du particulier et le monde de l'intelligible et de l'universel, pourrait communiquer avec l'un comme avec l'autre, et le conceptualisme, loin d'être faux dans cette hypothèse, serait l'intermédiaire nécessaire entre l'accidentel et l'universel, entre le passager et l'éternel. Allons plus loin, la grande difficulté de la doctrine des idées de Platon, c'est le mode d'existence de ces idées, essences éternelles. Lorsqu'on presse un platonicien sur cet article, il ne dit rien de plausible, si ce n'est parfois que les idées sont les pensées de Dieu; et alors leur réalité n'est plus que celle même de l'Être des êtres. En ce sens, on pourrait dire que l'idéalisme de Platon est une psychologie dont le sujet est Dieu. Telle est la nature et la puissance de Dieu que son idéologie est par le fait une ontologie: le platonisme serait alors un conceptualisme divin.

Cette double observation explique par avance comment la scolastique a dû souvent réduire les genres et les espèces à de simples pensées; et comment toutefois elle a pu aussi, par quelques-uns de ses organes, revenir aux idées de Platon, sans abandonner la dialectique de Porphyre et de Boèce.

Mais la controverse de la scolastique sur les genres et les espèces n'a jamais été explicitement la controverse d'Aristote et de Platon, quoiqu'elle en fût une sorte de ressouvenir à travers les siècles. Il ne serait pas plus juste d'y voir précisément la discussion si célèbre parmi les modernes de la réalité de nos connaissances.

Il y a deux idéalismes; l'idéalisme de Platon, sorte d'ontologie spirituelle, qui refuse, ou peu s'en faut, la réalité aux objets des sens, pour la réserver tout entière aux essences intelligibles; l'autre idéalisme est l'idéalisme sceptique, ou la doctrine qui ne croit à rien de réel que le fait de la présence en nous de certaines idées, purs phénomènes qui manifestent à un sujet problématique de problématiques objets436.

Note 436: (retour) L'idéalisme qu'on pourrait appeler absolu, celui de Schelling et d'Hegel, en formerait un troisième. Mais il n'est pas nécessaire d'en tenir compte en ce moment.

Ce n'est pas la controverse sur l'un ou l'autre idéalisme que la scolastique a élevée, lorsqu'elle a ouvert le débat entre les réalistes et les nominaux. Les uns disaient: les genres et les espèces sont des réalités; les autres: les genres et les espèces sont des mots; d'autres enfin disaient: ce sont des pensées. Or, si c'était là un problème ontologique, ce n'était pas le problème permanent, éternel, fondamental de l'ontologie, celui de la réalité des choses. Ce dernier problème ne s'élève pas entre le réalisme et le nominalisme proprement dits, mais entre l'idéalisme et la doctrine opposée. Sans doute, le nominalisme fait grand usage de la considération du subjectif, et l'abus de cette considération est la source de l'idéalisme; l'idéalisme est donc, à certains égards, une extension excessive du nominalisme, un nominalisme universel. Par analogie, le nominalisme peut être appelé un idéalisme spécial ou borné aux universaux. Mais, enfin, l'un n'est pas l'autre, car tout le monde sait que le nominaliste qui nie la réalité des universaux, croit à la réalité des individus, et même ne croit qu'à celle-là. «Ce sont les substances universellement admises,» dit Aristote437. Or, l'idéalisme nie tout. De même, le réalisme, qui accorde aux universaux quelque existence, incorporelle ou autre, peut, dans certains cas, s'allier à la négation de la substance corporelle, à la foi exclusive dans l'intelligible au préjudice du sensible; et, sur cette pente, le platonisme seul échappe à l'idéalisme sceptique.

Note 437: (retour) Métaph., VIII, 13. t. II, p. 65 de la traduction.

Ce qui est vrai, c'est que l'esprit qui conduit au nominalisme peut mener, mais ne mène pas nécessairement au scepticisme sur l'existence du monde extérieur, et que l'esprit qui préfère un certain réalisme, peut très-bien s'allier avec une forte disposition à l'étendre hors des universaux, et à prodiguer assez facilement aux insensibles l'existence substantielle.

Mais les conséquences d'une doctrine ne sont pas cette doctrine même, tant qu'elle les ignore. Les réalistes ne se savaient point platoniciens; les nominalistes ne se croyaient pas tous sceptiques; les conceptualistes enfin n'entendaient nullement se confondre avec les nominalistes. Les uns comme les autres n'aspiraient le plus souvent qu'à résoudre la question logique de la nature des genres et des espèces, ou des universaux. L'analyse des ouvrages d'Abélard nous donnera plus d'une occasion d'exposer sur ce point tous les systèmes. C'est de son temps, c'est au XIIe siècle, que la question fit, pour ainsi parler, sa véritable explosion. Jusqu'alors, elle s'était paisiblement établie dans la philosophie, sans la troubler, sans l'agrandir. La vie d'Abélard nous a montré comment avec lui elle tendit à devenir presque une des affaires du siècle. Quelques mots sur l'histoire de cette question, depuis l'origine de la scolastique, nous apprendront dans quelle situation il trouva sur ce point les idées et les écoles. A dater d'Abélard, on a pu, avec raison, «comparer la philosophie scolastique à une sorte d'alchimie qui emploie les universaux comme substance et la dialectique comme appareil438

Note 438: (retour) Degerando, Hist. comp. des syst. de phil., t. IV, c. XXVI, p. 386.

On ouvre ordinairement la philosophie du moyen âge par Jean Scot Érigène. Il ne traita point expressément la question; mais il avait foi dans l'existence de ce qui échappe aux sens. Au-dessous de la nature incréée, il admet des causes primordiales créées et créatrices qui donnent aux choses contingentes leur individualité. Une de ces causes primordiales, l'essence, donne l'être par participation: «C'est par participation qu'existe tout ce qui est après l'essence.»

Et ailleurs: «L'essence du corps n'est point corporelle comme lui 439.» Ces pensées, empreintes de platonisme, auraient, un peu plus tard, mené probablement au réalisme. Raban Maur, qui avait écrit avant qu'Érigène vînt sur le continent, est plus explicite; il annonce déjà que de son temps les uns pensaient que les cinq objets du livre de Porphyre étaient des choses, et les autres des mots440. Raban paraît se prononcer pour la dernière opinion qui, chez lui, semble, il est vrai, se réduire à l'interprétation de la pensée de Porphyre. Or, on pouvait à la rigueur soutenir que Porphyre, qui écrivait une introduction à la logique, n'avait entendu traiter des cinq voix que comme voix, sans prétendre pour cela que ces cinq voix ou, parmi elles, les mots de genre et d'espèce ne désignassent point des réalités. L'opinion de Raban pouvait être historique et critique, mais non philosophique. Toutefois, et pour son compte, il incline à regarder les universaux comme des abstractions.

Note 439: (retour) Scot Érigène, par M. Saint-René Taillandier; IIIe part., c. ii, p. 211 et passim.
Note 440: (retour) Ouvr. inéd. d'Ab., Introd., p. lxxviii.

La question était donc alors connue; mais on la laissait dans l'ombre; on était loin d'en faire, comme plus tard, le problème fondamental de la philosophie. Les qualifications de réalistes et de nominaux étaient inconnues. On lit dans un lettré du Xe siècle, Gunzon de Novare: «Aristote dit que le genre, l'espèce, la définition, le propre, l'accident ne subsistent pas; Platon est persuadé du contraire. Qui, d'Aristote ou de Platon, pensez-vous qu'il vaut mieux en croire? L'autorité de tous deux est grande, et l'on aurait peine à mettre pour le rang l'un au-dessus de l'autre441

Note 441: (retour) Gunzon était un pur philologue. Cette citation est extraite d'une lettre écrite aux moines de Richenon contre un certain Ekkcher qui lui avait reproché une faute de grammaire. La lettre, violemment satirique, annonce une certaine érudition. (Dur. et Mart., Ampliss. Coll., t, I, p. 305.—Hist. litt., t. VI, p. 386.)

Les controverses de la période suivante furent plus théologiques que dialectiques. La transsubstantiation devint le point litigieux entre Bérenger et Lanfranc de Pavie. Bérenger contrôlait par la dialectique le dogme de l'eucharistie, et, niant la présence réelle, il écartait les substances, pour ne voir que des mots au sens relatif et non direct, dans les paroles sacramentelles: hoc est corpus meum. C'était un nominalisme spécial ou restreint à une seule question, et la condamnation de Bérenger par le concile de Soissons concourut à donner couleur d'hérésie à toute doctrine dans laquelle perçait l'esprit qui devait changer le conceptualisme en nominalisme.

Cependant cet esprit anima Jean le Sourd, que suivaient Arnulfe de Laon et Roscelin, chanoine de Compiègne. C'est celui-ci qui donna au nominalisme et sa forme dernière, et peut-être son nom. Il eut pour adversaire Anselme, abbé du Bec, puis archevêque de Cantorbery.

Nous verrons, dans Abélard, combien fut absolu le nominalisme de Roscelin. Il disait que les individus seuls avaient l'existence, et que par conséquent les genres étaient des mots; et non-seulement les genres et les espèces, mais les qualités, puisqu'il n'y a point de qualité hors de l'individu; et non-seulement les qualités, mais les parties, puisqu'il n'y a point de parties hors des touts individuels, et que l'individu, c'est-à-dire le tout individuel, est seul en possession de l'existence. Cette idée, toute dialectique, appliquée au dogme de la Trinité, mène à considérer les personnes divines comme des espèces, des qualités ou des parties, et conséquemment comme des voix, si elles ne sont trois choses individuelles. Aussi le nominalisme exposa-t-il Roscelin à l'accusation de trithéisme.

Saint Anselme, son puissant adversaire, se jeta par opposition dans l'excès du réalisme. Non-seulement il défendit le dogme de la Trinité contre l'atteinte des distinctions dialectiques, mais il crut trouver l'origine des blasphèmes de Roscelin dans sa doctrine logique, et il l'accusa tour à tour de trithéisme et de sabellianisme, montrant qu'il fallait ou qu'il admît trois dieux différents, ou qu'il niât la distinction des trois personnes. Il soutint que celui qui prend les universaux pour des mots, ne peut distinguer la sagesse et l'homme sage, la couleur du cheval et le cheval, et devient ainsi incapable d'établir une différence entre un Dieu unique et ses propriétés diverses. Enfin, il poussa son principe jusqu'à prétendre que plusieurs hommes ne sont qu'un homme, et parvenu ainsi au dogme de l'unité d'essence, il n'évita pas plus que Scot Érigène le danger de tout confondre et de tout perdre dans une essence universelle et suprême442.

Note 442: (retour) S. Ans. Op., De fid. Trinit., c. ii et iii, p. 42 et 43.

Cependant il résulta de cette lutte que le réalisme, admis principalement en théologie, obtint encore meilleure réputation d'orthodoxie, et que le nominalisme, déjà suspect d'incompatibilité avec l'eucharistie, fut encore accusé d'être inconciliable avec la Trinité. Les choses en étaient là; Roscelin condamné, proscrit, terrassé; et le réalisme, favorisé par l'Église et vainqueur, dominait du haut de la chaire de Guillaume de Champeaux l'école de Paris, c'est-à-dire la première école du monde, lorsqu'Abélard parut.

Il nous reste maintenant à le laisser parler lui-même. Il nous parlera par ses ouvrages.

CHAPITRE III.

DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD443.—Dialectica, PREMIÈRE PARTIE, OU DES CATÉGORIES ET DE L'INTERPRÉTATION.

La philosophie peut, en général, être ramenée à cinq sciences unies par des liens étroits, la psychologie, la logique, la métaphysique, la théodicée et la morale. Les deux premières font connaître l'esprit humain. La troisième est la science des êtres; elle se rattache immédiatement à la théodicée, et celle-ci, ou la philosophie de la religion, est difficilement séparable de la morale, qu'elle n'enseigne pas, mais qu'elle motive et qu'elle consacre. Suivant l'esprit des temps, suivant les progrès des connaissances humaines, l'étude d'une ou plusieurs de ces parties de la science prévaut sur les autres dans la philosophie, et il est rare qu'elles soient toutes ensemble également cultivées. Cependant il n'est guère de doctrine où l'on ne retrouve, mêlés en proportions différentes, ces éléments constituants de la philosophie. La scolastique elle-même les offre tous à notre curiosité.

Note 443: (retour) La doctrine philosophique d'Abélard n'ayant été connue, jusqu'en 1836, que par de courtes phrases éparses dans quelques auteurs, il n'en faut point chercher une exposition satisfaisante dans les historiens de la philosophie. Brucker, dont le savant ouvrage contient presque tout ce que ses successeurs n'ont fait que remanier, donne tout ce qu'on pouvait donner de son temps. (Hist. crit. phil., t. III, p. 731-764.) Buhle a compris toute la scolastique dans son introduction, mais le peu qu'il dit d'Abélard est remarquable. (Trad. franc., 1810, t. I, Introd., sect. III, p 686-801.) Tennemann lui consacre un article intéressant et assez étendu, mais où il ne parle guère que de théologie. (Gesch. der Phil., t. I, c. v, sect. II, p. 167-202 et dans la trad. franc. de son Manuel, t. I, chap. 260.) Tiedemann procède à peu près de même. (Gesch. der Phil., t. IV, c. VIII, p. 277-290.) M. Degérando a peu ajouté à ce qu'il avait lu dans Brucker. (Hist. comparée, t. IV, c. XVI, p. 396-408.) Rixner donne des indications utiles; mais lui aussi ne connaissait pas le philosophe (t. II, A., p. 28-31). Hegel et Schleiermacher disent très-peu de chose. (Heg., t. III, p. 170; t. XV des OEuvr. compl.—Schleierm., Gesch. der neu. Phil., per. I, p. 190.) C'est encore un mémoire de Meiners sur les réalistes et les nominalistes (Comment. Soc. Gott., vol. XII, p. 29), qu'on pourrait le plus utilement consulter de tout ce qui a paru avant la publication de M. Cousin. (Ouvr. inéd. d'Ab., 1830.) On doit lire aussi l'ouvrage déjà cité de M. Rousselot. Ritter, qui cependant a écrit tout récemment, ne parle aussi que de théologie. Il est vrai que son ouvrage est intitulé: Histoire de la philosophie chrétienne. (Allem., t. III, t. X, c. v, Hambourg, 1844.)

Sans doute, la psychologie, qui depuis Descartes a joué un si grand rôle, y est reléguée à une place étroite et obscure. Elle ne s'y trouve en quelque sorte qu'à l'état rudimentaire, si l'on continue à séparer la psychologie de la logique, qui, sous beaucoup de rapports, est, comme elle, une science descriptive de nos facultés; mais la logique, comme on l'a vu, occupait alors le premier rang, et la logique n'allait pas sans une certaine métaphysique. L'homme ne raisonne que sur des êtres réels ou fictifs, perçus par ses sens ou conçus par son esprit. Être est le noeud de tous ses jugements, et le verbe virtuel de toutes ses propositions. Donc, point de logique qui ne suppose une ontologie. La logique est démonstrative, sans pour cela démontrer l'ontologie, comme la géométrie est la science exacte de figures possibles, sans qu'elle prouve que les figures soient réelles. Mais comme l'esprit humain croit naturellement à l'ontologie, au moyen âge il la réunissait sans hésiter à la logique, qui en devenait pour lui la forme nécessaire et la base scientifique. C'est ce mélange qu'embrassait en fait l'étude de ce qu'on appelait alors la dialectique.

La psychologie et la logique conduisent par la métaphysique à la théodicée et à la morale; mais comme la théodicée et la morale ne sont pas seulement des sciences, et peuvent se confondre avec la religion, la scolastique ne les sécularisait pas, et les renvoyait à la théologie; seulement elle pénétrait avec elles dans la théologie, à laquelle elle prêtait ou imposait ses principes, ses formes, son langage, en recevant d'elle des dogmes et des commandements.

Tout ce que nous venons de dire de la doctrine scolastique, nous le disons du scolastique Abélard. Distinguons eu lui le philosophe et le théologien. Au premier appartiendront les ouvrages de dialectique, comprenant tout ce qu'il a su ou pensé en psychologie, en logique, en métaphysique; au second se rapporteront tous les ouvrages sur la théodicée et la morale: dans ceux-ci, nous le trouverons philosophe encore, mais s'étudiant à concilier rationnellement la science et la foi.

La théologie d'Abélard sera l'objet du dernier livre de cet ouvrage; nous ne nous occupons ici que de sa philosophie. Il y aurait plusieurs manières de la faire connaître. La plus agréable serait de l'exposer dans ses principes et sous une forme systématique. On en disposerait méthodiquement les principales idées; on les dégagerait des détails oiseux, des expressions techniques qui les obscurcissent; on les traduirait dans le langage de l'abstraction moderne, et l'on rendrait ainsi clair et saisissable l'esprit de cette philosophie. Elle irait alors se placer comme d'elle-même à son rang dans l'histoire de la pensée humaine. C'est le procédé qu'il faudrait suivre si nous écrivions cette histoire, ou s'il ne s'agissait que de donner une vue générale du système et de l'époque. Mais notre intention est d'offrir davantage, ou du moins autre chose. Nous voudrions faire un moment renaître une philosophie qui n'est plus, la ranimer pour ainsi dire en chair et en âme, et montrer exactement quelle était alors l'allure de l'esprit humain, comment il parlait, comment il pensait. Nous voudrions enfin tracer le portrait individuel de notre philosophe avec sa physionomie et son costume. Cet essai de reproduction, plus encore que d'analyse, nous semble une oeuvre plus instructive et plus neuve, quoique assurément moins attrayante. Nous ne changerons donc ni l'ordre ni l'expression des idées d'Abélard. Ce serait le défigurer que de lui prêter les méthodes modernes et la moderne diction. Prenant ses plus importants ouvrages l'un après l'autre, nous les ferons connaître tantôt par des extraits, tantôt par des résumés; ici par des traductions littérales, plus loin par une déduction critique; enfin, par tous les moyens propres à remettre en lumière tout ce qui dans ses écrits nous paraît essentiel, original ou caractéristique; en telle sorte que l'on puisse bien juger, après avoir lu cet ouvrage, le penseur, le professeur et l'écrivain. Nous ne prenons personne en traître; ceci est de la scolastique. Nous espérons l'avoir rendue intelligible; on pourra la trouver curieuse; on ne la trouvera ni d'une étude facile, ni d'une lecture agréable. Que notre siècle ait de l'indulgence pour ce que le XIIe admirait. Sommes-nous sûrs que nos admirations nous seront un jour toutes pardonnées?

Quoique Abélard ait surtout dominé les esprits par l'enseignement, il n'avait pas une médiocre idée de ses ouvrages. «Je me souviens,» écrit un de ses disciples444, «de lui avoir entendu dire, ce que je crois vrai, qu'il serait facile à quelqu'un de notre temps de composer sur l'art philosophique un livre qui ne serait inférieur à aucun écrit des anciens, soit pour l'intelligence de la vérité, soit pour l'élégance de la diction; mais qu'il serait impossible, ou bien difficile, qu'il obtînt le rang et le crédit d'une autorité. Cela n'est,» ajoutait-il, «réservé qu'aux anciens.» Ainsi, il connaissait tout le poids de l'autorité, et il sentait le joug en s'y soumettant. En effet, une déférence sincère ou apparente, mais presque toujours absolue dans les termes, pour les maîtres du passé, intimide et obscurcit toute la philosophie de l'époque, embarrasse et subtilise le raisonnement, encombre le style, diminue la chaleur et la spontanéité de la conviction. La vérité de la chose ou la sincérité de la pensée personnelle ne viennent jamais qu'après la citation des textes. Cet Abélard si fameux pour son indépendance, n'ose être lui-même qu'en de rares instants, et ne se permet de penser qu'avec autorisation. Son esprit est plus indépendant que ses écrits.

Note 444: (retour) Johan. Saresb., Metalog., l. III, c. IV.

De ses ouvrages philosophiques les seuls publiés sont:

Dialectica;
De Generibus et Speciebus445;
De Intellectibbus446;
Glossae in Porphyrium,—in Categorias,—in librum de Interpretatione,—in Topica Boethii447.

Note 445: (retour) Ouvrages inédits, p. 173, p. 605.
Note 446: (retour) Cousin, Fragm. philos., t, III, p. 401.
Note 447: (retour) Ouvr. inéd., p. 651-677-695-803.—Comme nous n'écrivons point un ouvrage d'érudition, nous nous contenterons, à une seule exception près, de l'examen des écrits imprimés. Il y aurait encore plus d'un manuscrit à découvrir; aux ouvrages cités dans ce chapitre nous n'avons joint qu'un manuscrit. Voyez ci-après chap. X.

Nous prendrons la Dialectique pour point de départ, en y rattachant les Gloses sur Porphyre, Aristote et Boèce. Ainsi nous nous formerons de la logique d'Abélard et des scolastiques une idée générale qui nous conduira à l'esquisse psychologique contenue dans le de Intelletibus, et à la question des universaux traitée dans le fragment sur les Genres et les Espèces, véritable spécimen de la métaphysique du temps.

Deux des livres de la Dialectique contiennent des préambules où l'auteur, se mettant en scène, donne ce spectacle que, de longtemps, ne cesseront pas d'offrir les philosophes, celui d'une conviction savante et fière aux prises avec la malveillance qui l'attaque, ou l'ignorance qui la méconnaît. Traduisons ces deux morceaux qui seront comme le prologue de l'ouvrage.

«Mes rivaux ont imaginé la calomnie d'une accusation nouvelle contre moi, parce que j'écris beaucoup sur l'art dialectique; ils prétendent qu'il n'est pas permis à un chrétien de traiter des choses qui n'appartiennent point à la foi. Or, disent-ils, non-seulement la dialectique est une science qui ne nous instruit point pour la foi, mais elle détruit la foi même, par les complications de ses arguments. Vraiment il est admirable qu'il ne me soit pas loisible de traiter ce qu'il leur est permis de lire, ou que ce soit mal d'écrire ce dont la lecture est permise. Cette intuition même de la foi dont ils parlent ne serait pas obtenue, si l'usage de la lecture était interdit. Retranchez la lecture, la connaissance de la science s'anéantise. Si l'on accorde que l'art448 combat la foi, on avoue évidemment que la foi n'est pas une science. Or une science est la compréhension de la vérité des choses, et c'est une science que la sagesse dans laquelle consiste la foi. Elle est le discernement de l'honnête ou de l'utile. La vérité n'est pas contraire à la vérité; car si l'on peut bien trouver un faux opposé au faux, un mal opposé au mal, le vrai ne peut combattre le vrai ou le bien le bien; toutes les bonnes choses se conviennent et sont ensemble en harmonie. Or toute science est bonne, même celle du mal, car le juste ne peut s'en passer. Pour que le juste se garde du mal, il faut en effet qu'il connaisse préalablement le mal; sans cette connaissance, il ne l'éviterait pas. De ce qui est mauvais comme action, la connaissance peut donc être bonne, et s'il est mal de pécher, il est bon cependant de connaître le péché, qu'autrement nous ne pouvons éviter. Cette science elle-même, dont l'exercice est odieux (nefarium), et qui se nomme la mathématique, ne doit pas être réputée mauvaise449; car il n'y a pas de crime à savoir au prix de quels hommages et de quelles immolations les démons accomplissent nos voeux; le crime est d'y recourir. Si en effet savoir cela est mal, comment Dieu lui-même peut-il être absous de toute malice? Lui qui contient toutes les sciences qu'il a créées, et qui seul pénètre les voeux de tous et toutes les pensées, il sait nécessairement et ce que désire le diable, et par quels actes on peut se le rendre favorable. Ainsi donc savoir n'est pas mal, mais faire; et la malice ne doit pas être rapportée à la science, mais à l'acte. Nous concluons que toute science, puisqu'elle, provient de Dieu seul et qu'elle est un de ses dons, est bonne. De là suit qu'on doit accorder que l'étude de toute science est bonne, étant un moyen d'acquérir ce qui est bon. Or, l'étude à laquelle il faut principalement s'attacher, est celle de la doctrine qui enseigne le mieux à connaître la vérité. Cette science est la dialectique. D'elle vient le discernement de toute vérité et de toute fausseté; elle tient le premier rang dans la philosophie; elle guide et gouverne toute science. De plus, on peut montrer qu'elle est tellement nécessaire à la foi catholique, que nul, s'il n'est prémuni par elle, ne saurait résister aux sophistiques raisonnements des schismatiques.

Note 448: (retour) L'art par excellence, la dialectique. Voy. ci-dessus, l. I, p. 4.
Note 449: (retour) La mathématique comprenait alors la magie. C'était sous quelques rapports une cabalistique. Cependant le même nom désignait aussi les sciences du calcul. (Johan. Saresb. Policrat., l. II, c. XVIII et XIX. Voy. aussi ci-dessus l. I, p. 12.)

«Si Ambroise, évêque de Milan, homme catholique, avait été prémuni par la dialectique, Augustin, encore philosophe païen, encore ennemi du nom chrétien, ne l'aurait pas embarrassé au sujet de l'unité de Dieu, que ce pieux évêque confessait avec raison dans les trois personnes. Le vénérable prélat lui avait par ignorance concédé d'une manière absolue cette règle que dans toute énumération, si le singulier était énoncé séparément comme attribut de plusieurs noms, le pluriel l'était nécessairement et collectivement des mêmes noms, laquelle règle est fausse pour les noms qui désignent une substance unique et une même essence; la saine croyance étant que le Père est Dieu, que le Fils est Dieu, que le Saint-Esprit est Dieu, et que cependant, il ne faut pas reconnaître trois Dieux, puisque ce sont trois noms qui désignent une même substance divine450. Semblablement, quand on dit de Tullius qu'il est appelé un homme, et qu'on dit la même chose de Cicéron et de Marcus, Marcus, et Tullius, et Cicéron ne sont pas des hommes divers; puisque ces mots désignent une même substance, et qu'il n'y a plusieurs êtres que pour la voix, non pour le sens. Si d'ailleurs cette comparaison n'est pas rationnellement satisfaisante, parce qu'en Dieu il n'y a pas qu'une seule personne comme en Marcus, cependant elle peut suffire pour renverser la règle précitée.

Note 450: (retour) C'est sous une forme grammaticale, la règle mathématique si a=x, si b=x, si c=x, a+b+c=3x, dont les ennemis du christianisme se sont tant servis contre le dogme de la Trinité. Je n'ai pas su trouver dans saint Augustin l'anecdote qu'Abélard raconte ici.

«Mais ils sont en petit nombre ceux à qui la grâce divine daigne révéler le secret de cette science, ou plutôt le trésor d'une sagesse difficile par sa subtilité même. Plus elle est difficile, plus elle est rare; sa rareté mesure son prix, et plus elle est précieuse, plus c'est un exercice digne d'étude. Mais comme le long travail de cette science veut une lecture assidue qui fatigue bien des lecteurs, comme son excessive subtilité consume vainement leurs efforts et leurs années, beaucoup, se défiant de la science, et non sans raison, n'osent approcher de ses portes les plus étroites. La plupart, troublés par sa subtilité, reculent dès le seuil. A peine ont-ils goûté d'une saveur inconnue, ils la rejettent; et comme en goûtant ils ne peuvent distinguer la qualité de cette saveur, ils tournent en accusation ce mérite de subtilité, et justifient la faiblesse réelle de leur esprit par une condamnation mensongère de la science. Et comme le regret finit par allumer en eux l'envie, ils ne rougissent pas de se faire les détracteurs de ceux qu'ils voient s'élever à l'habileté dans cet art. Seul, cet art dans son excellence possède ce privilège que ce n'est pas l'exercice mais le génie qui le donne. Quelque temps que vous ayez péniblement usé dans cette étude, vous consumez vainement votre peine, si le don de la grâce céleste n'a pas fait naître dans votre esprit l'aptitude à ce grand mystère du savoir. Le travail prolongé peut livrer les autres sciences à toutes sortes d'esprits; mais celle-là, on ne la tient que de la grâce divine; si la grâce n'y a pas intérieurement prédisposé votre esprit, en vain celui qui l'enseigne battra l'air qui vous entoure. Mais plus celui qui vous administre cet art est illustre, plus l'art qu'il administre a de prix.

Il suffit de cette réponse aux attaques de mes rivaux: maintenant venons à notre dessein451.

Note 451: (retour) Dialect., pars IV, p. 431-437.

La foi du philosophe et l'orgueil de l'homme respirent dans ce morceau. C'est un des passages où l'on voit Abélard, déposant l'humilité timide et forcée du moine et du théologien, secouer le joug de son temps et de son habit, pour parler au nom de son génie et prendre en lui-même son autorité.

La Dialectique est un ouvrage très-considérable. Les diverses parties n'en paraissent pas écrites à la même date. A mesure qu'elles furent connues, elles donnèrent naissance à diverses attaques contre lesquelles l'auteur se défendit en avançant; ou, composées à différentes époques de sa vie, elles contiennent incidemment des allusions et des réponses aux accusations dont souffraient sa gloire et son repos. Le préambule qu'on vient de lire se trouve au commencement de la quatrième partie, et témoigne des circonstances qui préoccupaient Abélard au moment où elle a été écrite ou publiée. Déjà, au début de la seconde partie452, il avait retracé les succès de ses ennemis, la persécution qui l'opprimait, les espérances qui le soutenaient:

«Et les détractions de nos rivaux, les attaques détournées des jaloux ne nous ont pas déterminé à nous écarter de notre plan453, non plus qu'à renoncer à l'étude accoutumée de la science. Car bien que l'envie ferme à nos écrits la voie de l'enseignement pour le temps de notre vie et ne permette pas chez nous les studieux exercices, je n'en perds pas l'espérance, les rênes seront un jour rendues à la science, alors que le moment suprême aura mis un terme à l'envie comme à notre existence, et chacun trouvera dans cet écrit ce qui est nécessaire à l'enseignement. En effet quelque le prince des péripatéticiens, Aristote, ait touché les formes et les modes des syllogismes catégoriques, mais brièvement et obscurément, comme un homme habitué à écrire pour des lecteurs déjà avancés; quoique Boèce ait donné en langue latine le développement des hypothétiques, prenant un milieu entre les ouvrages grecs de Théophraste et ceux d'Eudème, qui l'un et l'autre en écrivant sur ces syllogismes, avaient, dit-il, méconnu la juste mesure de l'enseignement, l'un troublant son lecteur par la brièveté, l'autre par la diffusion454; je sais cependant qu'après eux il reste dans ces deux parties de la science une place à nos études pour constituer une doctrine complète. Les choses donc sommairement traitées ou tout-à-fait omises par eux, nous espérons dans ce travail les mettre en lumière, corriger ça et là les erreurs de quelques-uns, concilier les dissidences schismatiques de nos contemporains et résoudre les difficultés qui divisent les modernes, si j'ose me promettre une si grande oeuvre. J'ai la confiance, grâce à ces ressources d'esprit qui abondent en moi et avec le secours du dispensateur des sciences, d'achever des monuments de la parole péripatéticienne qui ne seront ni moins nombreux ni moindres que ceux des Latins célèbres par l'étude et la doctrine, au jugement de qui saura comparer nos écrits avec les leurs et reconnaître équitablement en quoi nous les aurons atteints ou dépassés, comment nous aurons développé leurs pensées, là où eux-mêmes ne l'avaient pas fait. Car je ne crois pas qu'il y ait moins d'utilité et de travail à bien exposer par la parole qu'à bien inventer les pensées.

Note 452: (retour) Dialect., pars II, p. 227.
Note 453: (retour) Peut-être faudrait-il traduire: à suivre notre dessein; il y a dans le texte: nostro proposito cedendum.
Note 454: (retour) C'est Boèce qui met ainsi Abélard en mesure de juger si pertinemment Théophraste et Eudème, disciples d'Aristote, les premiers en date de ses commentateurs, et dont nous n'avons pas conservé les ouvrages. (Boeth. Op., De Syll. Hyp. 1. I, p. 600.—De la Logique d'Arist., par M. Barthélémy Saint-Hilaire, t. II, p. 130.)

Or il sont trois dont les sept manuscrits sont tout l'arsenal de la science latine en matière de dialectique. D'Aristote, en effet, deux ouvrages seulement ont été jusqu'ici mis à l'usage des Latins, savoir, les livres des Prédicaments et Periermenias (sic); de Porphyre un seul, c'est le Traité des cinq voix, celui où, en étudiant le genre, l'espèce, la différence, le propre et l'accident, il donne une introduction aux Prédicaments mêmes. Quant à Boèce, nous avons introduit dans l'usage quatre livres de lui seulement, savoir: les Divisions et les Topiques, avec les Syllogismes tant catégoriques qu'hypothétiques; c'est la somme de tous ces ouvrages que le texte de notre Dialectique renfermera complètement et mettra en lumière, ainsi qu'à la portée des lecteurs, si le créateur de notre vie nous accorde un peu de temps, et si la jalousie lâche un peu le frein à l'essor de nos écrits455.

Note 455: (retour) «Si nostrae creator vitae tempora pauca concesserit et nostris livor operibus frena quandoque laxaverit.» (P. 229.)

«En vérité quand je parcoure dans l'imagination de l'âme la grandeur du volume, quand je regarde derrière moi ce qui est fait, et pêse ce qui reste à faire, je me répons, frère Dagobert, d'avoir cédé à tes prières, et d'avoir entrepris une si grande tâche. Mais lorsque déjà fatigué d'écrire, la mémoire de ton affection et le désir d'instruire nos neveux renaissent en moi, soudain à la contemplation de votre image, toute langueur s'éloigne de mon âme, mon courage accablé par le travail se ranime par l'amour; la charité replace en quelque sorte sur mes épaules le fardeau déjà presque rejeté, et la passion ramène la force là où le dégoût avait produit la langueur.»

Ce fragment donne quelques lumières sur deux questions importantes: 1° à quelles sources Abélard puisait-il la science? 2° à quelles époques et dans quel esprit composa-t-il sa Dialectique?

On voit d'abord qu'il connaissait les deux premières parties de l'Organon, les Catégories et l'Herméneia, parce qu'elles sont effectivement traduites en entier dans le commentaire de Boèce; mais il semble ignorer la traduction qu'on y trouve des Analytiques premières et secondes et des autres parties de la Logique456. Toutefois il se sert des traités originaux du même écrivain sur la division, la définition, le syllogisme catégorique et l'hypothétique. Quand il nomme les Topiques de Boèce, il peut désigner trois écrits: la version des Topiques d'Aristote, les Commentaires sur ceux de Cicéron, le Traité des Différences topiques. Il s'agit, je crois, du dernier ouvrage; c'est celui qu'il paraît avoir suivi en composant ce qu'il appelle aussi ses Topiques. Mais quelques passages prouvent que ceux de Cicéron ne lui étaient pas inconnus.

Note 456: (retour) A plus forte raison, ne connaît-il pas la traduction d'une plus grande partie de l'Organon qu'aurait faite, dit-on, Jacques de Venise en 1128. (Jourdain, Recherches, etc., p. 58.)

Ce catalogue, qu'il nous donne lui-même, confirme bien ce que des investigateurs exacts, et notamment Jourdain, pensaient de l'exiguïté de la bibliothèque scientifique de cette époque. Il faut y ajouter le Timée de Platon dans la version de Chalcidius et les Catégories dites de saint Augustin457.

Note 457: (retour) Ab. Op., Introd. ad. theol., p. 1007.—Ouvr. Inéd., Dial., p. 193.—M. Cousin a bien trouvé, dans un manuscrit du XIIe ou XIIIe siècle, une traduction inédite du Phédon; mais rien n'annonce qu'elle fût connue du temps d'Abélard, et d'autres faits indiquent que c'est précisément dans les dernières années de sa vie et après lui qu'un plus grand nombre d'écrits d'Aristote et de Platon commencèrent à être répandus. (Fragm. phil., t. III, Append. VI.—Cf. Johan. Saresb., passim.)

Voilà les monuments de la philosophie ancienne dans la première moitié du XIIe siècle; car on doit croire qu'Abélard connaissait tous les ouvrages qui étaient en circulation dans les Gaules, la Grande-Bretagne, la partie lettrée de la Germanie, et peut-être même l'Italie. Sans doute les choses changèrent bientôt, et Jean de Salisbury, par exemple, avait déjà dans les mains un plus grand nombre d'écrits de Platon et d'Aristote. De même aussi, longtemps avant Abélard on avait pu connaître d'autres livres retombés plus tard dans l'oubli; car enfin les manuscrits en existaient quelque part. Ainsi Bède, au VIIIe siècle, citait de nombreux passages des principaux écrits d'Aristote. Au XIe, Scot Erigène peut, comme on le dit, avoir commenté sa Morale; mais deux cents ans après lui, l'original et le commentaire étaient comme ignorés. On a parlé des commentaires de Mannon ou Nannon de Frise, sur l'Éthique, le de Coelo, le de Mundo, sur les Lois et la République de Platon; mais on prétend seulement qu'ils existaient dans les bibliothèques de la Hollande, et non pas qu'ils aient jamais été fort répandus. On voit dans Gunzon, qui n'était pas un érudit médiocre pour le Xe siècle, qu'il connaissait l'Herméneia, le Timée, les Topiques de Cicéron et Porphyre; mais tout cela était également connu d'Abélard. Le témoignage du dernier est donc très-précieux à recueillir, et l'on peut hardiment en généraliser les conséquences et l'étendre aux écoles contemporaines458.

Note 458: (retour) Cf. Jourdain, Rech. sur les trad. d'Arist.—Cousin, Introd. aux ouvr. d'Ab., p. 49.—L'Hist. litt., t. IV, p. 225 et 246, t. V, p. 428 et 657.—Ven. Béd. Op., t. II, Sentent. seu axiom. phil., passim.—Johan. Saresb., Entheticus, in comm., p. 82 et 109.—Scot Erigène, par M. Saint-René Taillandier, p. 79.—Brucker, Hist. crit. phil., t. III, p. 632, 644, et 657.—Martene, Ampliss. Coll., t. I, p. 299, 304 et 310.

Quant à l'ouvrage où ce témoignage est consigné, il est difficile de déterminer l'époque où Abélard l'écrivait. Les morceaux qu'on vient de lire ont été composés dans un moment où son enseignement était interdit. Je n'en conclurai pas que toute la Dialectique soit de la même date. L'existence même de ces préambules, jetés dans le cours du l'ouvrage, indique le contraire, en attestant des préoccupations accidentelles. Un prologue général devait se trouver au commencement du premier livre sur les catégories, ou plutôt d'un livre préliminaire qui nous manque, et qui pouvait être à la Dialectique ce que l'Introduction de Porphyre est à la Logique d'Aristote459. Mais cette Dialectique, grand ouvrage en cinq parties, qui embrassait dans la pensée de l'auteur toute la matière de l'Organon, me paraît une compilation ou une refonte des divers traités, opuscules, gloses, qu'à différentes époques il devait avoir écrits à l'usage de ses élèves, à l'appui de son enseignement. L'exemple de Boèce460 devait encourager ses imitateurs à refaire plusieurs fois les mêmes ouvrages, et à ne se pas contenter d'une seule édition de leur pensée.

Note 459: (retour) Dial., p. 226.
Note 460: (retour) On sait que Boèce a donné deux commentaires de l'Introduction de Porphyre, deux éditions de son commentaire sur l'Herméneia (lesquelles éditions sont deux écrits différents); enfin trois ouvrages sur les topiques. C'était au reste une tradition parmi les disciples d'Aristote que de soutenir ses idées, soit en commentant ses ouvrages, soit en retraitant les mêmes matières dans le même ordre, avec les mêmes divisions, sous les mêmes titres. L'usage remontait à Théophraste. (De la Log. d'Arist., t. I, p. 36.)

Cependant le livre, dans son ordonnance imparfaite, témoigne d'une pensée générale et même d'une constante disposition d'esprit. L'auteur s'y présente comme étranger désormais aux luttes de l'école; il veut suppléer par la composition à l'enseignement oral, qu'on lui défend. On a donc pu croire qu'il écrivait au couvent de Saint-Denis, soit après la décision du concile de Soissons, soit dans le fort de ses démêlés avec son abbé. Le frère Dagobert, à qui il s'adresse, serait alors un de ces moines dont il avait commencé, à Maisoncelle, l'éducation philosophique et qui tenaient secrètement pour lui.

Peut-être aussi écrivait-il dans une de ces périodes de demi-persécution où, suspect et contraint, irrité et intimidé, il se croyait réduit au silence; par exemple, vers la fin de ses leçons au Paraclet, ou lorsqu'à Saint-Gildas il s'était fait abbé, ne pouvant plus être professeur.

Enfin, nous admettrions, avec M. Cousin, qu'il a pu faire ou plutôt refaire sa Dialectique dons sa retraite de Cluni. On sait qu'il y écrivait sans cesse, et, dans l'ouvrage, il parle des controverses spéculatives comme de choses bien éloignées, et des leçons de Roscelin et de Guillaume de Champeaux comme de souvenirs déjà bien vieux. De plus, il paraît éviter les hardiesses qui touchent le dogme, il combat même une opinion sur le Saint-Esprit qu'il avait soutenue dans sa Théologie461; enfin il veille à se montrer orthodoxe, bien qu'on ait pu juger tout à l'heure du progrès réel que l'esprit d'humilité et de pénitence avait fait en lui. Ce moine faible et souffrant, qu'on croyait soumis, se plaint de l'envie qui l'a condamné pour toujours au silence, et en appelle à l'avenir, qui rendra l'honneur à sa mémoire et à la science la liberté.

Note 461: (retour) Dialec., p. 475.

Dans cette hypothèse, le frère Dagobert serait un moine de Cluni, son confident, à moins que ce ne fût son propre frère, comme l'indiquerait la tendresse avec laquelle il parle de lui et de ses neveux462. La seule difficulté, c'est que les ouvrages théologiques contiennent des allusions et des renvois à la Dialectique, et dans celle-ci les passages correspondants se retrouvent463. Mais répétons que ce peut être un composé de traités d'époques différentes, et, dans les dernières années de sa vie, Abélard peut avoir revu et rassemblé en corps d'ouvrage toute sa philosophie. Cette rédaction achevée et arrêtée à Cluni serait notre Dialectique.

Note 462: (retour) C'est l'opinion de M. Cousin, qui pense qu'Abélard rédigea sa Dialectique pour l'instruction de ses neveux, «nepotum disciplinae desiderium.» On peut croire aussi que ces neveux sont la postérité. Mais cependant ces mots: «Vestri contemplatione mihi blandiente, languor discedit, etc.,» semblent indiquer qu'il s'adresse à son frère et aux enfants de son frère, en leur disant: Votre image me rend la force. (Ouvr. inéd., Introd., p. XXXI et suiv.—Dial., p. 229.)
Note 463: (retour) Intr. ad. theol., p. 1125.—Theol. christ., p. 1341.

Mais une chose plus positive que nos conjectures, c'est que nous avons ici un monument à peu près complet de l'enseignement du vrai fondateur de l'école philosophique de Paris.

Il serait infini d'analyser dans son entier un si grand ouvrage. Il suffit d'exposer avec exactitude quelques parties fondamentales, dont la connaissance sera la clé de tout le reste; des citations textuelles donneront une idée de la manière de l'auteur. Nous craignons bien qu'on ne trouve encore ces extraits trop nombreux et trop étendus. Qu'on se rappelle pourtant que toute cette scolastique n'effrayait pas Héloïse.

La première section de la Dialectique, sous ce titre: Des parties d'oraison464, était divisée en trois livres, répondant à l'Introduction de Porphyre, aux Catégories et à l'Interprétation d'Aristote. Le premier livre manque: c'était, je crois, proprement le Livre des parties; le second, dont les premières pages sont perdues, traite des catégories ou prédicaments.

Note 464: (retour) Liber Partium (on supplée orationis). En donnant ce nom à un traité sur les préliminaires de la logique, Abélard étendait un peu le sens du mot partes; il faisait comme ceux qui intituleraient grammaire les éléments de la philosophie. Car on appelait ordinairement partes ce qu'il fallait apprendre avant d'étudier artes; c'était la grammaire d'après Priscien, Donat, etc., et mêlée d'un peu de logique (aujourd'hui, analyse logique). Voyez ces vers d'Alan de l'Ile:

Si quis sublimes tendit ad artes,

Principio partes corde necesse sciat;

Artes post partes veteres didicere magistri.

(Budd., Observ. Select., XIX, t. VI, p. 149.)

La substance est la première des catégories, et le fond de toutes les autres. Elle tient donc le premier rang dans la logique, que l'on accuse d'être une science purement verbale. La substance est aussi l'idée nécessaire et fondamentale de toute science ontologique; écartez cette idée, le monde objectif devient une fantasmagorie vaine. M. Royer Collard a dit quelque part qu'on peut juger une philosophie sur l'idée qu'elle donne de la substance; c'est à rectifier cette idée que Leibnitz a mis son étude, pensant régénérer avec elle toute la philosophie, et l'idéologie a regardé comme sa première réforme la proscription même du mot substance. Commençons l'examen de la doctrine d'Abélard par la théorie de la substance, non qu'elle soit originale (il y a bien peu de parties originales dans la logique de ce temps-là); mais elle est importante, et peut nous apprendre à saisir et à parler la langue de la Dialectique.

On connaît la définition logique de la substance: «Elle n'est dite d'aucun sujet, elle n'est dans aucun sujet.» A cette propriété fondamentale il faut joindre celle-ci: «En restant elle-même, elle peut recevoir les contraires.» Les substances premières sont les individus, les substances secondes sont les genres et les espèces. Ainsi parle Aristote465.

Note 465: (retour) Voyez le chapitre précédent et Arist., Categ., II.

Toutes les substances, dit Abélard après lui466, ont cela de commun de n'être pas dans un sujet, c'est-à-dire un simple attribut d'un sujet (in subjecto non esse). Car aucune substance, ou première ou seconde, n'a d'autre fondement qu'elle-même. Au reste, la différence est dans le même cas: comme elle constitue l'espèce, elle n'est pas un simple accident, elle n'est point fondée dans le sujet à titre d'accident, non inest in fundamento per accidens; elle entre dans la substance même de l'espèce. Si l'on dit l'homme est un animal mortel rationnel467 (ou raisonnable), la différence raisonnable, qui fait de l'animal l'espèce homme, n'en est pas séparable comme un simple accident, car l'espèce disparaîtrait aussitôt. Les substances secondes sont affirmées des premières, quand on nomme celles-ci et qu'on les définit. Il en est de même de la différence; elle entre dans la définition. L'accident, au contraire, ne constituant rien dans la substance, lui appartient extérieurement, et ne saurait être énoncé dans la définition des substances.

Note 466: (retour) Dial., pars I, p. 174 et seq.
Note 467: (retour) Il faut s'habituer à cette définition [Grec: zoon logikon thnaeton], qui est fondamentale, et qui reviendra sans cesse. Cependant Aristote avait blâmé Platon d'avoir introduit le mortel dans la définition de l'animal (Topic., VI, X); aussi l'attribut mortel est-il souvent négligé ou écarté, notamment dans Porphyr. Isag., I, II; et Boeth., in Porph., p. 3 et 61. Mais il se retrouve ailleurs. (Voyez le même, in Top. Cic., p. 804 et de Consol., l. I, p. 898.) Mortel paraît avoir été admis dans la définition pour distinguer l'homme de Dieu. Cette définition est expliquée et établie dans Porphyre, Isag., III, p. 16 et 17 de la traduction.

Autre propriété des substances: en elles rien de contraire; ce qui veut dire qu'elles ne sont point contraires les unes aux autres. Premières ou secondes, elles admettent les contraires, mais à titre d'accident; l'homme peut être noir ou blanc; c'est en ce sens qu'elles ont ce qu'on appelle la susceptibilité des contraires. Si parfois on dit qu'une substance est contraire à une autre, c'est qu'elle a des accidents contraires. Mais aucune substance n'est en soi dite contraire à une autre substance, si ce n'est par une autre substance. En effet, d'un côté on ne peut dire que l'homme soit le contraire d'animal, de pierre, d'arbre; mais il a des accidents contraires à ceux de l'animal, de la pierre, de l'arbre; de l'autre, il peut être contraire par une autre substance, c'est-à-dire que par la substance animal qu'il a, l'homme est contraire à la pierre, qui ne l'a pas. Au reste, ce caractère est commun aux catégories de quantité et de relation.

Les substances ne peuvent être comparées; car la comparaison se fait adjectivement (per adjacentiam), non substantivement (per substantiam), on n'est pas plus ou moins homme, comme on est plus on moins blanc. Cette propriété se retrouve dans la quantité et ailleurs.

Quel est donc exclusivement le propre de la substance? C'est qu'étant seule et même en nombre (un même numériquement, idem numero), elle peut recevoir les contraires. Cela provient de ce qu'elle est susceptible d'accidents; elle en est le fondement ou le soutien. Elle ne reçoit pas les contraires en formation (in formatione), comme une forme qui la constitue, qui la différencie, qui détermine son essence. Car la susceptibilité des contraires n'appartiendrait plus à la substance seule. La blancheur, par exemple, simple qualité, admet les formes contraires de la clarté ou de l'obscurité, et ne cesse pas d'être la blancheur. La substance homme qui recevrait la rationnalité et son contraire cesserait d'être la même substance; mais elle peut persister en recevant des accidents contraires. Tous les accidents sont en sujet (in subjecto), c'est-à-dire peuvent être attribués à un sujet.

Aristote dit que la substance est susceptible des contraires, en vertu d'un changement en elle-même, c'est-à-dire moyennant un changement dans le temps; ainsi le froid devient chaud468. L'addition de cette détermination paraît superflue. Elle avait apparemment pour but d'exclure la pensée et l'oraison, qui semblent admettre les contraires, pouvant être vraies ou fausses en des temps divers, sans cependant changer en elles-mêmes. Socrate est assis; vous le pensez et vous le dites: pensée et proposition vraies qui peuvent, en restant les mêmes, devenir fausses si Socrate se lève. Mais ce n'est pas là l'effet d'un changement de soi, c'est-à-dire d'un changement intrinsèque de la pensée ou de la proposition. Aristote n'aura inventé sa restriction que pour se délivrer des objections d'un adversaire importun. En effet, la proposition Socrate est assis, vraie pendant que Socrate est assis, n'est plus la même quand il est levé. Ce qui est dit ensemble, c'est-à-dire avec autre chose, ne peut, étant seul, être appelé intégralement la même chose; car ce qui est avec ce qui n'est pas ne forme pas une essence. La proposition Socrate est assis dite de Socrate assis n'est pas le même tout que la même proposition dite de Socrate debout: elle a donc changé. Si cependant l'on veut ne voir l'essence de la proposition que dans ses termes, ce qui est plus usité, la proposition est la même, elle n'a point changé, mais aussi elle n'a point admis de contraires. Le fait que Socrate est réellement assis ou levé ne touche point à l'essence de la proposition; c'est ce qu'on appelle une apposition ou circonstance externe. Dans ce sens-là, bien d'autres choses que les substances admettraient les contraires, mais des contraires qui ne leur appartiendraient pas proprement. Les substances aussi en ont de ce genre qu'elles ne reçoivent pas d'elles-mêmes, mais de ce qui est autre qu'elles, et qui proviennent du changement des faits extérieurs et des objets étrangers. Par exemple, il y en a qui disent que l'oraison n'est que l'air faisant du bruit (Roscelin); alors dans l'espèce, suivant que Socrate serait assis ou levé, l'air serait vrai ou faux. La substance de l'air aurait-elle donc été modifiée, aurait-elle vraiment reçu des contraires? non, sans doute. La proposition n'est pas modifiée davantage dans les accidents de son essence, quelle qu'elle soit, et l'objection est sans valeur.

Note 468: (retour) Categ., V, XXI-XXV.

On a soutenu cependant que les substances étaient changées en soi par les contraires, et par les contraires seulement, parce que, pouvant être sujets de tout, recevoir toutes sortes d'accidents, elles sont mobiles et instables dans leurs formes. Mais les formes qui ont besoin pour subsister d'adhérer aux substances, ne sont jamais mues ou changées en elles-mêmes dans ces substances; elles le sont par la mobilité des substances mêmes, dont la nature est d'être également sujettes à différentes formes, et de ne point périr quand les formes changent. Prenez la blancheur, elle peut recevoir la clarté et l'obscurité, parce que telle est la nature de la substance, sujet de la qualité de blancheur, mais comme blancheur elle ne change pas.

Ainsi les substances peuvent être changées en soi, et non dans leurs formes; car lorsque les formes reçoivent des contraires, c'est que la substance qui les soutient change et passe par les contraires.

Après la substance vient la quantité469. On ne peut penser à une substance sans concevoir une quantité, car toute substance est nécessairement une ou plusieurs. Comme l'on considère souvent la matière sans ses qualités, la quantité a été mise avant la qualité. Cependant il y a des qualités tellement substantielles qu'elles sont inséparables des substances, ce sont les différences. Mais enfin tel est l'ordre établi par l'autorité470. La quantité d'ailleurs offre cette analogie avec la substance que, comme elle, elle n'admet en soi ni contrariété ni comparaison.

Note 469: (retour) Dial. pars I, p. 178.
Note 470: (retour) Cet ordre n'est pas invariable dans Aristote. Voy. Categ., IV, et Analyt. post., I, XXII.

La quantité est la chose suivant laquelle le sujet est mesuré: on pourrait donc lui donner le nom plus connu de mesure. Elle est simple comme le point, l'unité, l'instant ou moment indivisible, l'élément, la voix indivisible et le lieu simple; ou bien elle est composée, comme la ligne, la superficie, le corps, le temps, le lieu composé, l'oraison et le nombre.

Les quantités simples ou indivisibles n'étant pas accessibles aux sens, ne servent pas à la mesure; c'est l'office des quantités composées qui sont ou discrètes, ou continues. Guillaume de Champeaux appelait les quantités simples, des natures spéciales, parce qu'elles sont les seules qui naturellement manquent de parties, et les composées, des composés individuels ou individus composés, lesquels ne sont pas uns naturellement; exemple, un troupeau ou un peuple. Il ajoutait que les noms de ligne, superficie, etc., sont plutôt pris (sumpta, abstraits) de certaines collections ou combinaisons qu'ils ne sont vraiment substantifs ou noms de substances.

Ici Abélard traite du point, et il donne sur le point et les quantités qu'il engendre les notions préliminaires de la géométrie. Il n'est arrêté que par une objection de Boèce, qui ne veut pas que le point ajouté à lui-même constitue la ligne, parce que rien ajouté à rien ne produit rien. Il avoue qu'il ne connaît pas la solution de cette difficulté, quoiqu'il en ait entendu bon nombre de la bouche des arithméticiens, «étant lui-même tout à fait ignorant de cette science.» Il donne cependant la solution de son maître, c'est-à-dire de Guillaume de Champeaux. En quelque lieu qu'une ligne soit coupée, à l'extrémité de chacune de ses sections apparaissent des points, qui étaient auparavant en contact; donc, sur toute la ligne, il y a des points. Ces points sont de l'essence de la ligne, sinon les parties de la ligne ne seraient pas continues, puisque ce sont les points qui se touchent. Ceux-ci seraient alors interposés et briseraient la continuité de la ligne471.

Note 471: (retour) L.c., p. 182.—Arist., Cat., VI.—Boeth. in Praed., p. 148.

Parmi les quantités composées se distingue le temps; c'est une quantité continue, car ses parties se succèdent sans intervalle. On objecte que ces parties, toujours en transition, toujours instables, ne sont pas plus continues que celles d'une oraison, lesquelles se succèdent sans continuité. Mais la succession de celles-ci est notre oeuvre, et la succession des parties du temps est naturelle; nous ne pouvons, nous, produire une continuité telle qu'il n'y ait quelque distance entre ses éléments. Les parties du temps sont les unes simples, ce sont les instants, et les autres composées, ce sont les composés de ces moments indivisibles. Le temps est donc une quantité continue dans le sujet par la succession des parties. C'est par le temps que tout se mesure: toutes les choses ont donc en soi leurs temps, qui sont comme leurs mesures. Ainsi l'on ne doit pas concevoir la continuité d'un temps composé dans des choses différentes, quoiqu'on puisse percevoir en elles des parties coexistantes; mais il faut admettre dans un même sujet des moments qui se succèdent comme une eau qui coule. Les choses se mesurent, quant à leurs temps, à l'aide d'une action horaire, diurne, ayant enfin une certaine durée, et dont les parties ne sont pas permanentes, mais passent avec celles du temps. Toutes les choses ayant leurs temps, c'est-à-dire, leurs heures, jours, mois, etc., de durée, tous ces temps réunis forment un seul jour, un seul mois, etc., enfin un seul temps.

Le temps est un tout qui diffère de tous les autres. Dans ceux-ci, posez le tout, vous posez la partie, et la destruction de la partie détruit en partie le tout; mais vous pouvez détruire le tout sans détruire la partie, et en posant la partie, vous ne posez pas le tout. C'est l'inverse pour le temps. Ainsi, s'il y a maison il y a muraille, sans conversion, c'est-à-dire, sans réciprocité; car on ne peut dire s'il y a muraille, il y a maison. Au contraire, s'il y a la première heure du jour, il y a jour, et la proposition inverse n'est pas vraie. Abélard accepte ces distinctions, qui sont de tradition; toutefois il observe que sous le nom de jour on entend douze heures prises ensemble, et dont aucune ne peut exister, si une seule n'existe pas. On en conclut que cette proposition: Le jour existe, ne peut jamais être vraie, les douze heures ne pouvant jamais exister ensemble; cela est exact; mais parlant figurativement, nous disons, comme le jour existe par partie, qu'une partie est une partie du jour. Proprement, on ne peut appeler un tout, ce dont il n'existe jamais qu'une partie; mais souvent nous prenons comme un entier ce qui n'en est pas un véritablement, et nous adaptons des noms à des choses comme si elles existaient, quand nous voulons en faire comprendre quoi que ce soit. Tels sont les noms de passé et de futur, que nous employons, lorsque nous voulons en donner quelque idée ou mesurer quelque chose par leur moyen, quoiqu'ils ne soient pas même des temps. Car ils ne sont point des quantités, n'étant dans aucun sujet, et ils ne sont dans aucun sujet, puisqu'ils ne sont pas. «Le temps qui fut ou qui n'est pas encore ne devrait pas plus être appelé temps que le cadavre humain ne doit être appelé homme.» Seulement une chose passée a précédé la présente, comme la présente précède la chose à venir. Des temps de chaque chose nous composons le temps, et le temps présent est le terme commun du passé et de l'avenir.

Le nombre a pour origine l'unité, il est une collection d'unités. Deux unités font le binaire, trois le ternaire, etc. Tous ces nombres, suivant Guillaume de Champeaux, n'étaient pas des espèces du nombre, n'avaient pas le nombre pour genre, puisqu'un nombre ne pouvait être une chose une, une essence. Un habitant de Rome et un habitant d'Antioche font le binaire ou le nombre deux. Est-ce donc une chose que ce qui se compose de deux choses si distinctes et si distantes? Ainsi, disait-il, tout nom de nombre, le binaire, le ternaire, sont des noms pris des collections d'unité, noms pris, sumpta, ou, si l'on veut, abstraits. Abélard voit à cela quelque difficulté et trouve plus à propos de dire que le nombre est un nom substantif et particulier de l'unité, qui signifie également unité au singulier et au pluriel. Binaire, ternaire et les autres nombres, seront des noms du pluriel. «Ceux qui croient que dans les noms d'espèces ou de genres, sont contenues non-seulement les choses unes de nature (les individus), mais encore celles qui sont substantiellement (mieux, substantivement) désignées par ces noms, pourront appeler peut-être les noms de nombre des espèces, attendu qu'ils suivent plus la logique dans le choix, des noms que la physique dans la recherche de la nature des choses.» Ceci s'adresse, comme on le voit, aux réalistes.

Comme le nombre, l'oraison est une quantité. Aristote appelle oraison les sons, ou, si l'on veut, les voix significatives, lorsqu'elles sont proférées en combinaison avec l'air lui-même. «Cependant,» dit Abélard, «le système de notre maître voulait, je m'en souviens, que l'air seul, à proprement parler, fût entendu, résonnât et signifiât, étant seul frappé, et qu'on ne dît de ces sons qu'ils sont entendus ou significatifs qu'en tant qu'ils sont adjacents à l'air ou plutôt aux parties d'air entendues ou significatives. Mais, à ce sens, on pourrait soutenir que toute forme de l'air, fût-ce sa couleur, est entendue et signifiée.» Proprement, le son n'est entendu et ne signifie qu'autant que par le battement de l'air il est produit dans l'air et rendu par ce même air sensible aux oreilles. Par les sens nous percevons les formes des substances, par l'ouïe nous recevons et sentons le son proféré.

On demande quand cette oraison ou proposition: L'homme est un animal, laquelle n'a point de parties permanentes, devient significative; est-ce au commencement, au milieu, à la fin? La signification n'est accomplie qu'au dernier point du prononcé. En vain dit-on qu'il faut alors que les parties qui ne sont plus signifient, parce qu'autrement il n'y aurait que la dernière lettre de significative. Ce n'est qu'après que la proposition est toute prononcée que nous en tirons une pensée; nous la comprenons en rappelant à la mémoire les parties proférées immédiatement auparavant. C'est par l'intelligence et la mémoire que nous constatons une signification. Dire que l'oraison proférée signifie, ce n'est pas lui attribuer une forme essentielle, qui serait la signification; mais c'est reconnaître à l'âme de l'auditeur une compréhension opérée à la suite de l'oraison prononcée. Quand nous disons: Socrate court, le sens ou la signification paraît n'être que la conception produite, après la prononciation, dans l'âme d'un auditeur. Ainsi la proposition: La chimère est concevable472, se comprend figurativement, non qu'elle attribue à aucune chose la forme de la chimère ou ce qui n'est pas, mais parce qu'elle produit une certaine pensée dans l'âme de celui qui pense à la chimère. Si donc, par la signification d'un nom, nous n'entendons point une forme essentielle, mais seulement ce qui engendre un concept, l'oraison significative sera celle qui fait naître une idée dans l'intelligence. Le nom de signifiant ou significatif est pris de la cause plutôt que d'une propriété; il convient à ce qui est cause qu'un concept se produise dans l'esprit de quelqu'un.

Note 472: (retour) Chimaera est opinabilis (p. 192). Opinabilis vaut mieux que concevable, l'opinatio ([Grec: doxa]) étant précisément la pensée à son moindre degré, la pensée de ce qui n'est pas. (Arist., Hermen., XI; Boet., De Interp., p. 423.) Au reste cet exemple de la chimère, la question de savoir comment on pouvait concevoir ou nommer le chimérique, le centaure, l'hirco-cervus ([Grec: Tragelaphos]. Hermen., I, 1), occupait beaucoup les scolastiques. Voyez sur chimaera intelligitur le c. VII.

Après la quantité, on prévoit qu'Abélard passe aux autres catégories; seulement il change l'ordre d'Aristote, et arrive immédiatement à celles qu'on appelle quand et . Sur l'une et l'autre il se fait cette question: Les catégories ou prédicaments sont ce qu'on a nommé les genres ou généralités par excellence, les genres les plus généraux, ce qu'il y a de plus général, generalissima. Or, et quand ne semblent pas tels, puisqu'ils ne paraissent pas être des premiers principes; naît du lieu, quand vient du temps. Mais les principes premiers ne sont premiers que par la matière et non par la cause. Car si par principe on entend cause, la substance sera le principe des autres prédicaments, puisque c'est en elle que tous se réalisent, et qu'étant soutenus par elle, c'est d'elle, sans nul doute, qu'ils tiennent l'être473.

Note 473: (retour) Dial., pars I, p. 199.

Cette observation est importante, mais Abélard ne la pousse pas plus loin. Elle le met cependant sur la voie de la distinction à faire entre la dialectique et l'ontologie, qu'il appelle la logique et la physique, c'est-à-dire entre la science des conceptions de l'être et celle de la nature des êtres. L'une est au vrai sens du mot une idéologie, et, jusqu'à un certain point, une hypothèse; l'autre est la connaissance de la réalité, ou cet empirisme transcendant qui donne les choses et non des abstractions. Cette distinction est souvent entrevue par les scolastiques; ils y font, en passant, allusion; et s'ils n'insistent pas, peut-être pensaient-ils qu'elle allait sans dire. Mais plus souvent encore ils ont l'air de l'oublier ou de la méconnaître; et prenant au sérieux toute leur géométrie intellectuelle, toute cette science de convention, ils semblent mettre une ontologie factice à la place de la véritable, réaliser les abstractions, matérialiser les êtres de raison et faire vivre l'esprit dans un monde composé d'apparences et peuplé de fantômes. C'est cette ontologie qui a décrié la scolastique et compromis le nom même d'ontologie, au point que dans un grand nombre d'esprits cette science est devenue le synonyme de l'hypothèse et de la chimère.

Abélard, quoiqu'il passe en revue les dix catégories, n'épuise pas la matière. Il donne pour raison que l'autorité n'a laissé de la plupart des prédicaments qu'une énumération. Aristote, en effet, ne parle avec détail que des quatre premiers. «Aristote,» ajoute-t-il, «au témoignage de Boèce, a traité avec plus de profondeur et de subtilité des prédicaments ubi et quando dans ses Physiques, et de tous dans ceux de ses livres qu'il appelle les Métaphysiques. Mais ces ouvrages, aucun traducteur ne les a encore appropriés à la langue latine, et voilà pourquoi la nature de ces choses nous est moins connue474

Note 474: (retour) Dial., p. 200. La Physique et la Métaphysique n'étaient donc pas traduites ni étudiées. Les manuscrits grecs, dont on pouvait connaître l'existence, étaient comme non avenus. Boèce nomme ces ouvrages dans son commentaire sur les catégories (p. 190), mais il cite aussi au même endroit le traité d'Aristote sur la génération et la corruption, et comme il en cite le titre en grec, Abélard l'omet.

On voit ce qu'était dès lors Aristote. La science se mesurait à la portion connue de ses ouvrages. Cependant il est remarquable qu'Abélard montrait pour Platon, qu'il connaissait si peu, plus de déférence encore et de penchant. A propos de la relation, il rappelle, sur la foi de Boèce, que Platon avait donné une définition reçue, puis critiquée et réformée par Aristote. Cette définition portait que les relatifs sont les choses qui peuvent être assignées les unes aux autres d'une façon quelconque par leurs propres, comme un nom assigné à un autre par le génitif. Mais Aristote, en examinant mieux cette définition, la trouva trop large. «Il osa corriger l'erreur de son maître, et se fit le maître de celui dont il se reconnaissait le disciple.» Il donna donc cette définition: «Il y a relation quand une chose n'est que par rapport à une autre;» c'est-à-dire quand une chose n'existe que par une autre475. Beaucoup de choses peuvent être rapportées à d'autres sans que l'être des unes dépende de l'être des autres. Le boeuf de cet homme n'exprime pas un rapport pareil à celui qui est exprimé par l'aile de l'ailé, car sans aile il n'y a plus d'ailé, et l'homme existe sans le boeuf. Si la définition de Platon, convenant à tous les rapports, est trop large, on a trouvé celle d'Aristote trop étroite, et l'on a dit qu'elle n'embrassait point la relation dans sa plus grande généralité. «Mais,» observe Abélard, «si nous nous hasardons à blâmer Aristote le prince des péripatéticiens, quel autre adopterons-nous donc?» et il s'applique à justifier le maître qui lui reste.

Note 475: (retour) Je traduis ici les deux définitions sur le texte d'Abélard (Dial., p. 201), l'une: «Omnia illa ad aliquid quaecumque ad se invicem assignari per propria quoque modo possent. (Platon?) Sunt ea ad aliquid quibus est hoc ipsum esse ad aliud se habere.» (Aristote.) Boèce, qui nous apprend qu'on croyait la première définition de Platon, les donne toutes deux plus clairement et plus correctement:—«1° Ad aliquid dicuntur quaecumque hoc ipsum quod sunt aliurum esse dicuntur, vel quomodo libet aliter ad aliud.—2° Sunt ad aliquid quibus hoc ipsum esse est ad aliquid quodam modo se habere.» (In Praed., p. 155 et 169.) M.B. Saint-Hilaire traduit d'une manière plus conforme au texte d'Aristote en disant: 1° «On appelle relatives les choses qui sont dites, quelles qu'elles soient, les choses d'autres choses, ou qui se rapportent à une autre chose, de quelque façon différente que ce soit.—2° Les relatifs sont les choses dont l'existence se confond avec leur rapport quelconque à une autre chose.» (T. I, Catég., c. vii, p. 81 et 91.) Voici l'original: 1° [Grec: Pros ti de ta toiauta legetai, osa auta aper estin, heteron einai legetai, ae hoposoun allos pros heteron.]—2° [Grec: Esti ta pros ti, ois to einai tauton esti to pros ti pos echein.] (Cat., VII, vii, 1 et 24.)

«Nous avons,» dit-il en terminant, «dans tout ce que nous venons d'enseigner sur la relation, suivi principalement Aristote, parce que la langue latine s'est particulièrement armée de ses ouvrages et que nos devanciers ont traduit ses écrits du grec en cette langue. Et nous peut-être, si nous avions connu les écrits de son maître Platon sur notre art, nous les adopterions aussi, et peut-être la critique du disciple touchant la définition du maître paraîtrait-elle moins juste. Nous savons en effet qu'Aristote lui-même dans beaucoup d'autres endroits, excité peut-être par l'envie, par le désir de la renommée, ou pour faire montre de science, s'est insurgé contre son maître, ce premier chef de toute la philosophie, et que, s'acharnant contre ses opinions, il les a combattues par certaines argumentations et même par des argumentations sophistiques; comme dans ce que nous rapporte Macrobe au sujet du mouvement de l'âme476. De même, ici peut-être s'est-il glissé quelque malveillance, soit qu'Aristote n'ait pas été juste dans sa manière de prendre la doctrine de Platon sur la relation, soit qu'il expose mal le sens de la définition et y ajoute de son fonds des exemples mal choisis, afin de trouver quelque chose à corriger. Mais puisque notre latinité n'a pas encore connu les ouvrages de Platon sur cet art, nous ne nous ingérons pas de le défendre en choses que nous ignorons. Nous pouvons cependant faire un aveu, c'est qu'à considérer plus attentivement les termes de la définition platonique, elle ne s'écarte pas de la pensée d'Aristote.» Lorsqu'il a dit: «Les relatifs sont des relatifs en ce qu'ils sont choses des autres choses,» il a regardé moins à la construction des mots, qu'à la relation naturelle des choses. Il ne s'agit pas, en effet, d'une attribution quelconque, verbale, accidentelle, mais substantielle. Ce qui est assigné par possession n'est pas relatif dans le sens technique, car ce n'est pas ce qui accompagne naturellement le sujet, ce qui en dépend substantiellement. Le boeuf d'un homme, n'est que le boeuf possédé par un homme. Une chose est relative à une autre, elle est ad aliquid, lorsqu'elle est d'une autre, en ce sens qu'elle en dépend, comme la paternité et la filiation dépendent mutuellement l'une de l'autre. Sans doute cette relation est exprimée par le génitif, ce qui est d'un autre, quod est aliorum; mais le génitif n'exprime pas uniquement la simple assignation de ce qui est possédé à ce qui possède, il énonce aussi la relation de dépendance essentielle, comme lorsqu'on dit: Le père est le père du fils. Dans cette proposition, on peut entendre également et que la substance du père est dans un certain rapport avec le fils ou que les deux substances se concernent, et qu'il y a du père au fils une relation nécessaire qui fait que l'un ne peut être sans l'autre.

Note 476: (retour) Dial., p. 206. A la manière dont parle Abélard, il paraît avoir connu le texte même de Macrobe. (In somn. Scip., l. II, C. XIV.)

L'étude des autres catégories, même celle de qualité, nous apprendrait peu de chose, et nous passons au livre III.

La seconde partie de l'Organon est le traité super periermenias, comme l'appelle Abélard, qui n'était pas le seul à prendre ce titre pour un seul mot: [Grec: Ermaeneia], Hermeneia; de Interpretatione, comme disent les premiers traducteurs; du langage ou de la proposition, comme dit le dernier traducteur de la Logique. Dans la Dialectique d'Abélard, qui est son Organon, la première partie est terminée par un livre de Interpretatione, qui succède aux Prédicaments, et ce livre III est, à beaucoup d'égards, comme dans Aristote, une grammaire générale477. Là sont véritablement traitées les parties du discours, et notamment le nom et le verbe. Cependant on y remarque quelque dissidence sur les questions communes entre les dialecticiens et les grammairiens, et Abélard se prononce en général pour les premiers. Il serait impossible de le suivre dans le détail de ses recherches sur les mots, et nous marcherons ici rapidement.

Note 477: (retour) Dial., pars I, l. III, p. 209, 226.—De la Log. d'Arist., t. I, p. 183.—Log. d'Arist., trad. par le même, t. I, p. 147.

Guillaume de Champeaux est souvent cité. Il paraît évident qu'il avait touché à toutes les parties de la dialectique, et produit, sur maintes questions, des vues nouvelles qui ne manquent pas de subtilité. De ces questions, celle qui semble le plus occuper Abélard, est la question de savoir ce que c'est que la signification des mots. On a déjà vu tout à l'heure qu'il entend par signifier produire une idée. C'est une conséquence que pour juger de la signification des mots, il faut moins regarder aux mots qu'à l'intelligence de l'auditeur. Soit donc posée la question: Un nom signifie-t-il tout ce qui est dans la chose à laquelle le nom a été imposé, ou bien seulement ce que le mot même dénote et ce qui est contenu dans l'idée qu'il exprime? Abélard se décide pour cette dernière opinion, qui était celle d'un certain Garmond478 contre Guillaume de Champeaux; le premier s'appuyant sur la raison, tandis que le second semblait appuyé par l'autorité. Ainsi l'on ne peut accorder au dernier que le nom d'un genre signifie l'espèce, quoique l'espèce soit dans le genre, ni que le nom abstrait désigne le sujet de l'accident qu'il exprime, quoique l'accident soit dans le sujet et n'en puisse être séparé. Chacun de ces noms ne signifie que l'idée qu'il excite dans l'esprit; ainsi quoique les hommes soient des animaux, le nom d'animal ne signifie point homme, parce qu'il ne produit pas l'idée d'homme. Encore moins de ce que l'homme est blanc, suit-il que blanc désigne l'homme. Il y a dans cette opinion de Garmond, adoptée par Abélard, contre le sens apparent de quelques mots d'Aristote et de Boèce, une tendance louable à subordonner la dialectique à la psychologie.

Note 478: (retour) Dial., p. 210. Ce Garmond est inconnu.

Nous ne dirons rien de plus sur cette première partie. Elle ne contient pas de grandes nouveautés; mais ce que nous en avons extrait donne une certaine idée de la manière d'Abélard, ainsi que de l'ouvrage qu'il nous a laissé et de la science qu'il professait. Il refait la logique après Aristote et d'après ce qu'il sait d'Aristote. Il explique, commente, développe les idées de l'autorité, et quelquefois expose et discute les objections et les nouveautés qui se sont postérieurement produites: c'est alors qu'il donne du sien. Encore est-il difficile de distinguer ce qui peut se rencontrer d'original dans ce qu'il n'emprunte pas à Porphyre et à Boèce. On ne saurait avec certitude attribuer de la nouveauté qu'aux opinions qu'il présente comme celles de son maître, c'est-à-dire de Guillaume de Champeaux, et de l'originalité qu'à celles qu'il exprime, quand il réfute et remplace ces opinions. Somme toute, ce qui est à lui, c'est moins le fond des doctrines que la discussion.

CHAPITRE IV.

SUITE DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD.—Dialectica, DEUXIÈME PARTIE, OU LES PREMIERS ANALYTIQUES.—DES FUTURS CONTINGENTS.

La théorie de la proposition et du syllogisme catégorique est la base de la logique proprement dite; et l'on ne s'étonnera pas que dans la seconde partie de son ouvrage479, Abélard l'ait exposée avec étendue. Ici les idées originales, les opinions caractéristiques continuent d'être fort rares. Il est difficile d'innover dans cette mathématique immuable qu'Aristote a probablement créée et certainement fixée pour jamais. Encore aujourd'hui, quiconque traite de la proposition ou du syllogisme, répète Aristote. Sous ce rapport, il est encore et il demeurera l'autorité. En exposant avec beaucoup de détails des idées pour la plupart communes à tous les dialecticiens du moyen âge, en n'y apportant de particulier qu'une subtilité minutieuse et toujours beaucoup d'esprit, Abélard s'efface et se laisse oublier. Je me trompe cependant; voulant quelque part montrer, par un exemple, qu'il y a des termes qui ont un sens arbitraire et des noms qui ne rendent que l'intention de celui qui les a donnés, il a dit ces mots: «Le nom d'Abélard ne m'a été donné qu'afin d'indiquer qu'il s'agit de ma substance480.» Ailleurs, peut-être, il ne se désigne pas moins, ou plutôt il se trahit, lorsque, voulant énumérer les diverses classes d'oraisons, il donne pour exemple de l'impérative cet ordre d'un maître: Prends ce livre; pour exemple de la déprécative: Que mon amie s'empresse; pour exemple enfin de la désidérative, ces mots que nous ne traduisons pas: Osculetur me amica481. Est-ce à Cluni qu'il écrivit ces mots?

Note 479: (retour) Dial., pars II, in III l., p. 227-323.—Abélard appelle cette partie Analytica priora, titre de la troisième partie de l'Organon. Seulement dans Aristote, cette troisième partie ne traite point de l'oraison ni de la proposition, ni par conséquent de l'affirmation et de la négation, etc., tout cela ayant trouvé en place dans l'Hermeneia. Les Analytiques premiers ou premières roulent exclusivement sur l'analyse du syllogisme; et Abélard, en conservant le titre, aurait dû conserver la division. Au reste, il n'avait pas sous les yeux les Analytiques d'Aristote, et il était principalement guidé par le traité de Boèce sur le syllogisme catégorique; c'est cet ouvrage qui, soit par son introduction (Boeth. Op., p. 558), soit par son premier livre (id., p. 580), lui a donné l'exemple de joindre à la théorie du syllogisme tout ce qui concerne l'oraison et la proposition.
Note 480: (retour) Dial., pars I, l. III, p. 212.
Note 481: (retour) Dial., pars II, p. 234 et 236.—Accipe codicem.—Festinet amica.

C'est dans cette partie de la philosophie que la science paraît le plus abstraite, le plus étrangère aux réalités, et ce sont surtout les opinions d'Abélard sur le fond des choses qui excitent notre curiosité. Nous avons dit et nous verrons mieux encore par la suite que ce fond des choses n'est pas toujours aussi étranger qu'il le semble à la pensée du philosophe et même du dialecticien. Mais il est un point de la théorie de la proposition où Abélard fait cesser jusqu'à cette apparence, et dans une digression heureuse, donne un des plus remarquables exemples de l'application de la dialectique à la métaphysique. C'est là un procédé de la science comparable, sous plusieurs rapports, à l'application de l'algèbre à la géométrie; et comme il s'agit d'une question importante, sur laquelle Abélard s'est fait une renommée, de la question du libre arbitre, nous reproduirons ses idées avec un peu de développement.

Pour bien comprendre la question, il faut remonter à la théorie de la proposition. Elle se définit: une oraison qui signifie le vrai ou le faux. La signification de la proposition est susceptible de fausseté ou de vérité, tant par rapport aux conceptions que par rapport aux choses. Dans la proposition: Socrate court, ce ne sont pas les conceptions de Socrate et de course que nous entendons combiner; c'est la chose course que nous voulons combiner à la chose Socrate, et la conception que nous provoquons dans l'esprit de celui qui nous écoute est une conception de réalité.

La proposition, en tant qu'elle porte sur les conceptions, n'a presque aucune conséquence nécessaire, elle en a de nombreuses, en tant qu'elle porte sur les choses mêmes. En prononçant une proposition, on a ou l'on n'a pas de certaines conceptions, et toutes celles que la logique tirerait des termes de la proposition, ne nous sont pas nécessairement présentes à l'esprit. De la chose même énoncée par la proposition, naît au contraire plus d'une conséquence obligée. Si je pense que tout homme est un animal, je ne pense pas nécessairement que l'homme est un corps; mais du fait que tout homme est un animal, résulte nécessairement le fait que l'homme est un corps; d'où cette règle, vraie pour les choses, fausse pour les idées: «Si l'antécédent existe dans la réalité, il est nécessaire que le conséquent existe dans la réalité482

Note 482: (retour) Dial., pars II, p. 237 et seqq.—La liaison de l'antécédent et du conséquent joue un grand rôle dans la théorie du syllogisme hypothétique, et les idées d'Abélard sur ce point avaient de la célébrité. (Voy. Johan. Saresb. Pollcrat., l. II, c. XXII, et Metalog., l. III, c. VI.)

Vraie ou fausse, la proposition est affirmative ou négative. L'affirmation et la négation d'un même sont contradictoires; ce qui s'exprime en disant: «L'affirmation et la négation divisent;» ce qui revient à dire que tout ce qui n'est pas dans l'une est nécessairement dans l'autre. Cela est évident pour les propositions relatives au présent; mais il est des propositions qui ne se renferment pas dans le temps présent. Des affirmations ou négations vraies ou fausses peuvent se dire au passé ou au futur. De celles-ci, et particulièrement des dernières, on a douté que l'affirmation ou la négation fussent divisoires (dividentes), c'est-à-dire que la vérité de la négation y dût exclure celle de l'affirmation, et réciproquement; car aucune proposition au futur, c'est-à-dire prononçant sur un événement contingent, ne saurait être vraie d'une vérité nécessaire. On prévoit comment le libre arbitre a pu se trouver intéressé dans cette question.

Dans l'avenir, en effet, l'événement n'est jamais déterminé. La proposition n'est vraie, comme elle n'est fausse, qu'à la condition de la détermination. Or, la détermination n'est possible que pour le passé, le présent, ou bien encore le futur nécessaire ou naturel, parce que dans ces cas les propositions énoncent des événements déterminés. Nous appelons déterminés les événements qui peuvent être connus dans leur existence, comme les événements présents ou passés, ou qui sont certaine par la nature de la chose, comme les événements futurs nécessaires ou naturels. Dieu sera immortel, est un futur nécessaire; un homme mourra, c'est un futur naturel. Ce dernier événement n'est pas un futur nécessaire, car il n'est pas nécessaire qu'un homme meure; mais un futur nécessaire est naturel, il résulte de la nature de l'être.

On peut donc distinguer deux futurs, le naturel et le contingent. Ce dernier seul est celui qui se prête à l'alternative, c'est-à-dire qui se conçoit aussi bien avec le non-être qu'avec l'être. Je lirai aujourd'hui, est de cette espèce; car il peut également arriver que je lise ou que je ne lise pas. L'événement d'un futur contingent étant indéterminé, les propositions qui énoncent un tel événement sont vraies ou fausses indéterminément ou, pour mieux dire, d'une vérité ou d'une fausseté indéterminée. Mais cette indétermination n'est relative qu'à l'événement qu'elles énoncent. Dans l'avenir, c'est-à-dire dans un présent qui n'est pas encore, de l'affirmation ou de la négation de l'événement, l'une sera vraie et l'autre fausse; voilà qui est déterminé et certain. Rien ne l'est que cela avant l'événement. Au présent même l'événement peut être déterminé, et la vérité de la proposition rester indéterminée. Par exemple, pour la science humaine, le nombre des astres est inconnu; on ne sait s'il est pair ou impair; cependant c'est chose déjà déterminée dans la nature. Il faut donc distinguer la certitude de la vérité. Il n'y a de déterminé, quant à la certitude, que ce qui peut se connaître de soi. Si l'on objecte que, bien que de la vérité d'une proposition l'événement réel ne paraisse pas pouvoir être inféré, cependant la certitude de l'une engendre celle de l'autre, parce que si l'antécédent est certain, certain est le conséquent; cela peut être vrai quant à la certitude, mais non quant à la détermination. Des futurs contingents peuvent être certains, mais non déterminés. Or ce sont les seuls futurs dont parle Aristote, car lorsqu'un futur est déterminé par la nature de la chose, il assimile la proposition à une proposition au présent. On peut appeler futur ce qui est nécessaire; car le nécessairement futur sera toujours futur ou ne sera jamais présent, et ce qui ne sera jamais présent n'est point futur. Tout futur sera présent un jour. Il n'est pas même vrai que tout ce qui sera toujours futur ne sera jamais présent; car le même peut être également futur et présent, quant à la même chose: comme l'est, quant au fait d'être assis, celui qui s'est déjà assis et qui s'asseoira; comme le ciel, qui doit toujours tourner et qui tourne toujours; comme Dieu, qui toujours fut, est et sera.

Or, quoique aucune proposition au futur contingent ne soit vraie ou fausse déterminément, cependant ce qui est déterminé et nécessaire, c'est que de toutes les divisions de la proposition une soit vraie et une autre fausse: «Socrate lira, Socrate ne lira pas.» Aucune, dit-on, n'est vraie, aucune n'est fausse. Dites qu'on ne peut le savoir, mais rien de plus. Nous ne savons pas si le nombre des astres est pair; mais s'il est pair, la proposition: Les astres sont en nombre pair, est vraie. De même pour le futur.

Si l'avenir est tel que l'annonce la proposition, elle est vraie; sinon, elle est fausse. Ce que sera le futur est incertain, mais il sera comme la proposition l'affirme ou comme elle le nie; cela est certain, c'est-à-dire qu'il est certain que si l'une des propositions est vraie, l'autre est fausse. Qu'on ne dise point qu'une proposition qui dit ce qui n'est pas, ne saurait être vraie. Elle ne serait pas vraie, si elle disait que ce qui n'est pas est, mais non quand elle dit que ce qui n'est pas sera. Ce qu'elle dit alors n'est pas, mais peut être; ainsi la proposition peut être vraie.

Mais on a contesté cette application du principe de contradiction en vertu de la division, comme parle la logique. On a dit: Si de toute affirmation ou négation divisoire il est nécessaire que l'une soit vraie et l'autre fausse, il en est de même de ce qu'elles énoncent; alors nécessairement ce qu'énonce la vraie est nécessairement, et ce que dit la fausse nécessairement n'est pas. Ainsi des futurs contingents, l'un est et l'autre n'est pas; il est donc nécessaire que l'un soit un jour et l'autre non. La conséquence est que tout arrive nécessairement, et que le conseil et l'effort sont choses vaines. Or, l'expérience prouve qu'il est bon d'être prudent et de prendre de la peine, et qu'on influe ainsi sur les événements; on en conclut la destruction de la conséquence. Le conséquent détruit, on remonte à la destruction de l'antécédent. De ce qu'il n'est pas nécessaire que de toutes les choses que disent les propositions par division, l'une soit et l'autre ne soit pas, on infère qu'il n'est pas nécessaire non plus que de toutes ces propositions l'une soit vraie et l'autre soit fausse.

On s'appuie pour cela sur ce fait, que beaucoup de choses futures se prêtent à l'alternative, c'est-à-dire peuvent également se faire ou ne se pas faire; par exemple, cet habit, il est également possible qu'il soit coupé ou ne soit pas coupé. Soit, mais pour bien résoudre la difficulté, il faut savoir trois choses: ce que c'est que le hasard, le libre arbitre, la facilité de la nature; ce sont les expressions de Boèce483.

Note 483: (retour) Boeth., De Interp., ed. sec., p. 364.

Le hasard est l'événement inopiné qui résulte de causes qui y concourent, malgré une tendance intentionnelle tout autre. Un homme qui trouve un trésor dans un champ, le trouve par hasard; pourquoi? parce qu'il ne le cherchait pas, et que celui qui l'y a enfoui, ne l'avait pas enfoui pour qu'il le trouvât. Deux intentions qui visaient à autre chose ont amené par leur concours ce résultat, et l'on dit que c'est un hasard484.

Note 484: (retour) Dial. pars II, p. 280-290.

Le libre arbitre est un jugement libre quant à la volonté, liberum de voluntate judicium. Par lui nous arrivons à faire une chose après en avoir délibéré, sans aucune violence externe qui force ou empêche de la faire. Quand les imaginations485 viennent à l'esprit et provoquent la volonté, la raison les pèse et juge ce qui lui paraît le meilleur, puis elle agit. C'est ainsi que souvent nous dédaignons ce qui nous est doux ou nous semble utile, tandis que nous supportons avec courage et contre notre volonté, en quelque sorte, de rudes épreuves. Si le libre arbitre n'était que la volonté, on pourrait dire aussi que les animaux ont le libre arbitre.

Note 485: (retour) Les imaginations sont les idées sensibles, [Grec: phantasmata], imaginationes. Tout ceci est emprunté à Boèce. De Interp., l. III, p. 360.

Enfin, la facilité naturelle est celle qui ne dépend ni du hasard, ni du libre arbitre, mais de la nature des choses. Suivant celle-ci, en effet, il est ou n'est pas facile (faisable) qu'un événement ait lieu. C'est ainsi qu'il est possible que cette plume soit brisée; cela est facile naturellement.

En cette matière, il y a grande dissidence entre les stoïciens et les péripatéticiens. Les uns ont tout soumis au destin, c'est-à-dire à la nécessité. Tout étant éternellement prévu, rien ne peut ne pas arriver, et il n'y a de hasard que pour notre ignorance; l'incertitude n'est qu'en nous. Les péripatéticiens répondent que notre ignorance s'applique surtout aux choses qui n'ont naturellement en elles-mêmes aucune nécessité constante. Le libre arbitre est, pour les premiers, cette volonté nécessaire à laquelle l'âme est déterminée par sa nature, en sorte que la nécessité providentielle contraint la volonté même. Cette volonté est en nous, voilà tout le libre arbitre qu'ils nous laissent; mais on a vu qu'auprès de la volonté il faut encore le jugement de la raison. Quant à la possibilité et à l'impossibilité, les stoïciens la rapportent à nous, non aux choses, à notre puissance, non à la nature. Mais qui ne sait qu'il y a des choses possibles et d'autres impossibles par nature? Qui doute que la libre volonté ne soit une chose, et la possibilité une autre; que le nom de hasard ou cas fortuit, enfin, ne se donne à un événement inopiné, et que l'inopiné ne soit, en effet, ce qui ne résulte ni de notre volonté, ni de notre connaissance, ni de la nature même d'aucune chose? Il est vrai qu'alors «il faut s'étonner qu'on nous dise que l'astronomie donne la prescience des événements futurs; car si les hasards sont indépendants de la nature, inconnus même à la nature, comment peut-on les connaître par un art naturel?» On objecte aussi les inductions nécessaires à la physique; mais il n'y a là que des futurs entièrement dépourvus de nécessité. Les sectateurs de cet art prétendent qu'il leur donne les moyens de prévoir ces sortes de futurs et de prédire avec vérité qu'un tel homme mourra le lendemain, ce qui est un futur contingent, et non qu'il est mort à l'heure qu'il est, ce qui est toujours déterminé. «Mais abandonnons ce sujet, qui nous est inconnu, plutôt que de nous exposer à en disserter témérairement.»

Le premier point à étudier est cette nécessité prétendue de tous les événements, ou plutôt ce destin qui en est la cause, disons la divine providence. Comme Dieu a éternellement prévu tous les événements futurs tels qu'ils seront, et comme il ne peut s'être trompé dans les dispositions de sa providence, on veut que tout arrive nécessairement ainsi qu'il l'a prévu; autrement, il serait possible qu'il se fût trompé. Cette conséquence répugne, elle est même abominable. Or, quand le conséquent est impossible, l'antécédent l'est aussi. La providence de Dieu nous obligerait donc à croire à la nécessité universelle, et il n'arriverait plus rien par notre conseil et nos efforts.

Mais, parce que Dieu a prévu éternellement l'avenir, d'où vient qu'il aurait imposé aux choses aucune nécessité? S'il prévoit que les choses futures arriveront, il les prévoit aussi comme pouvant ne pas arriver, et non comme des conséquences forcées de la nécessité; autrement, il ne les verrait pas dans sa prescience comme elles arriveront dans la réalité; car elles arrivent en pouvant ne pas arriver. Sa providence embrasse tout; il prévoit et que les choses arriveront et qu'elles pourront ne pas arriver. Ainsi, pour sa providence, les événements sont plutôt soumis à l'alternative qu'à la nécessité. C'est un principe inébranlable dans l'esprit de tous les fidèles, que Dieu ne peut se tromper, lui pour qui seul vouloir est faire. Cependant il est possible que les choses arrivent autrement qu'elles n'arrivent, et qu'elles arrivent autrement que sa providence ne les a prévues, et que cependant il n'en résulte pas qu'elle puisse être trompée. Car si les choses avaient dû arriver autrement, autre eût été la providence de Dieu. Ce même événement s'y conformerait; Dieu n'aurait pas cette providence, mais une autre qui concorderait avec un autre événement. Suivant que la règle de la solidarité du conséquent avec l'antécédent est entendue d'une façon ou d'une autre, elle est vraie quand l'antécédent lui-même est vrai, elle est fausse quand il est faux. Ainsi, il y a vérité si l'on entend que ces mots: autrement que Dieu ne l'a prévu, sont la détermination du prédicat est possible, en ce sens qu'une chose qui arrive est possible autrement que Dieu ne l'a prévu. Car Dieu aurait toujours la puissance de prévoir autrement l'événement. Mais il y a fausseté si, au contraire, ces mots sont la détermination du sujet une chose qui arrive, et si l'on dit qu'une chose qui arrive autrement que Dieu ne l'a prévu est possible; car c'est une proposition qui affirme l'impossible. La chose qui arrive autrement que Dieu ne l'a prévu, voilà le sujet dans son entier; est possible, voilà le prédicat. C'est dire: Il est possible qu'une chose arrive autrement qu'elle n'arrive. La théorie de la proposition modale enseigne de quelle importance c'est pour le sens d'une proposition que les déterminations appartiennent aux prédicats ou appartiennent aux sujets.

Mais revenons à l'argument fondamental, c'est-à-dire à l'application du principe de contradiction aux propositions futures.

Si de toutes les affirmations et négations il est nécessaire que l'une soit vraie, l'autre fausse, il est nécessaire que des deux choses qu'elles disent l'une soit et l'autre ne soit pas.—Entendez-vous qu'à une seule et même proposition le vrai appartienne toujours? cela ne peut se dire, car aucune ne conserve la vérité par préférence: tantôt l'une, tantôt l'autre est vraie, ce qui est dire que la même est tantôt vraie, tantôt fausse. Mais si vous ne vous attachez pas exclusivement à une seule, si vous les prenez toutes deux indifféremment, et que ce soit réellement l'une ou l'autre qui soit la vraie ou qui soit la fausse, l'argument est juste. Ainsi l'entend Aristote. «Il est nécessaire que l'une soit vraie, que l'autre soit fausse,» ne veut pas dire: l'une est nécessairement vraie, l'autre nécessairement fausse; mais il est nécessaire que l'une ou l'autre soit vraie, ou bien que l'une ou l'autre soit fausse. Si une quelconque est vraie, il est nécessaire que l'autre soit fausse, et réciproquement. Il est nécessaire, dit Aristote486, que ce qui est soit quand il est, et que ce qui n'est pas ne soit pas quand il n'est pas. Mais il n'est pas nécessaire que tout ce qui est soit, ni que tout ce qui n'est pas ne soit pas. Ce n'est pas la même chose que de dire: tout ce qui est, dès qu'il est, est nécessairement; ou de dire absolument: tout ce qui est est nécessairement; et de même pour ce qui n'est pas.

Note 486: (retour) Hermen., IX, et Boeth., De Interp., edit. sec., p. 376.

Je dis: Nécessairement, un combat naval aura lieu ou non demain. Mais je ne dis pas: Demain un combat naval aura lieu on n'aura pas lieu nécessairement; ce qui serait dire que ce qui sera et ce qui ne sera pas est nécessaire. Or, comme les oraisons ont la même vérité que les choses, c'est-à-dire ne sont vraies qu'autant que les choses sont vraies, il est évident que, les choses se prêtant à l'alternative et leurs contraires pouvant arriver, les propositions doivent nécessairement se comporter de même par rapport au principe de contradiction.

Aristote nous enseigne ainsi que les affirmations et les négations suivent, quant à leur vérité ou à leur fausseté, les événements des choses qu'elles énoncent; par là seulement elles sont vraies ou fausses. En effet, de même qu'une chose quelconque nécessairement est quand elle est, et n'est pas quand elle n'est pas, ainsi une proposition quelconque vraie est nécessairement vraie quand elle est vraie, et une non vraie est nécessairement non vraie quand elle est non vraie. Mais il ne s'ensuit pas qu'on puisse dire purement et simplement que toute proposition vraie est vraie nécessairement et que toute non vraie est nécessairement non vraie. Car ce qui est nécessairement ne peut être autrement qu'il est.

«Maintenant si l'on soutient que de toutes les choses que dit l'affirmation ou la négation, l'une est nécessairement, l'autre nécessairement n'est pas, que ceci ou cela est nécessairement ou n'est pas de même, on n'en pourra inférer l'anéantissement de l'alternative dans les choses, non plus que du conseil et de l'effort, comme le voulait la dernière conséquence de l'argument. Si au contraire on raisonne autrement qu'Aristote n'a raisonné et qu'on entende la règle autrement que lui et que la vérité, la conséquence en question pourra être vraie; mais qu'en résultera-t-il contre le principe d'Aristote? En effet si des choses futures l'une arrivait nécessairement et l'autre nécessairement n'arrivait pas, c'en serait fait de toute alternative, comme de toute prudence humaine et de tout dessein. A moins qu'on ne dise que cela même ne serait pas un résultat nécessaire. Il se pourrait que les choses nécessaires arrivassent par conseil ou savoir-faire, que le conseil et le travail fussent eux-mêmes nécessaires, et tout irait de même. Aristote ne le nie pas; mais il dit que ce sont des causes efficaces de choses futures. «Nous voyons, dit-il, que les choses futures ont un principe, et la preuve en est dans notre délibération et notre action487. C'est ce qui n'arriverait pas si l'événement était nécessaire.»

Note 487: (retour) Hermen., IX, 10.

En définitive, voici comment le second conséquent peut être montré faux. Si parce que ceci arrivera de nécessité, ceci ne doit pas arriver par conseil et entreprise, et si parce que la chose arrivera nécessairement par ces moyens, elle ne doit réellement pas arriver par ces mêmes moyens, il suit que si elle arrive nécessairement par ces moyens, elle n'arrivera pas nécessairement par ces moyens, proposition évidemment absurde. En d'autres termes, dire qu'une chose à laquelle la délibération et le dessein ont présidé arrivera nécessairement, c'est dire que la délibération et le dessein n'y seront pour rien; mais c'est dire en même temps qu'elle arrivera nécessairement par délibération et par dessein; ce qui est dire qu'elle n'arrivera point par délibération et par dessein; ce qui est nier et affirmer en même temps488.

Note 488: (retour) Dial. para II, p. 280-294.

Remarquons dans cette longue digression deux choses, la pensée et la méthode. L'une est juste, l'autre singulière.

En effet, ce que l'auteur défend, c'est la cause du libre arbitre, et il la défend par les arguments de fait, les meilleurs de tous. Le conseil, la prudence sont utiles, sont estimés; la délibération est naturelle; la volonté libre ne va pas sans un jugement; elle est vraiment libre, parce que c'est une force subordonnée à la raison. Cependant Dieu sait tout, il prévoit tout. Sa prescience accompagne et devance tous les actes de notre liberté. Nous ne sommes donc pas libres; car nous ne pouvons agir autrement qu'il ne l'a prévu sans lui faire perdre son infaillibilité. Objection embarrassante à réfuter logiquement, quoiqu'elle n'ait jamais causé à qui que ce soit une perplexité véritable. Abélard fait la réponse ordinaire tant répétée après lui: Dieu a prévu tout, donc il a prévu que nous nous déciderions librement, il sait comment nous userons de notre liberté. En quoi cette connaissance anticipée peut-elle nuire à cette liberté même?

Tout cela est sensé; mais ce qui est curieux, c'est la méthode philosophique qui conduit à ces questions. La théorie de la proposition enseigne que la négation est le contraire de l'affirmation, et que par conséquent si l'une est vraie, l'autre est fausse nécessairement. Or, il y a des propositions où le verbe est au futur. Le contraire de ces propositions est-il nécessairement faux, si elles sont vraies? Alors l'avenir est nécessaire; il n'y a plus de futur contingent, la liberté disparaît. Donc si la définition générale de la proposition est vraie de toute proposition, c'en est fait du libre arbitre. Cette difficulté inattendue se résout à l'aide d'une distinction juste. Il n'y a de propositions nécessaires que par l'une de ces règles:—L'antécédent posé, le conséquent suit,—ou—l'affirmation et la négation sont réciproquement opposées. Et ces règles n'existent elles-mêmes qu'en vertu du principe de contradiction. Or ce principe, c'est, dans les choses, que toute chose qui est, dès qu'elle est, est nécessairement; ce qui ne veut pas dire que toute chose soit nécessairement. Ce qui est nécessaire, c'est qu'une chose soit ou ne soit pas. Entre deux choses qui s'excluent, l'alternative est nécessaire; mais ni l'une ni l'autre n'est nécessaire. Ainsi le principe de contradiction, nécessaire en lui-même, n'est que d'une nécessité conditionnelle dans les choses. La nécessité naît dans les choses, la condition une fois remplie. Nécessairement, il y aura demain ou il n'y aura pas de combat naval; cela ne veut pas dire qu'il y aura nécessairement demain un combat naval, et que nécessairement il n'y en aura pas. Cela ne veut pas dire que soit qu'il y en ait, soit qu'il n'y en ait pas, ce qui arrivera sera nécessaire; ce qui est nécessaire, c'est qu'il y ait ou ceci ou cela, c'est l'alternative. Et pourquoi? parce que, s'il y a un combat naval, nécessairement il n'est pas vrai qu'il n'y en ait pas, et réciproquement. Cette nécessité ainsi entendue respecte l'existence des futurs contingents. Or, ce qui vient d'être dit des faits s'applique aux propositions. Une proposition au futur comme au présent est nécessairement vraie ou fausse; mais elle n'est pas pour cela d'une vérité nécessaire ou d'une fausseté nécessaire; et quant à la vérité de fait d'une proposition, elle ne commence à être nécessaire qu'alors qu'elle a acquis la vérité réelle. Un homme mourra, et s'il meurt, nécessairement il ne sera pas non mort; c'est une nécessité conditionnelle. Dans les choses, si l'événement arrive, le non-événement sera nécessairement faux. Dans la proposition, si elle est vraie, la négation de la proposition sera nécessairement fausse. Mais ni la réalité de l'événement, ni la vérité de la proposition n'est nécessaire. La théorie logique ne porte donc aucune atteinte à l'existence des futurs contingents, non plus qu'à celle du libre arbitre. Dieu sait bien si l'événement arrivera, si la proposition est vraie; mais il n'a pas mis l'avenir sous la loi de la nécessité; et la condition du libre arbitre est à côté de la prescience. Non omnis res, dit saint Anselme, est neceasitate futura, sed omnis res futura est necessitate futura.... has necessitates facit volontatis libertas489.

Note 489: (retour) S. Ans. Op., De Concord. praescient. cum lib. arb. Qu. I, c. III, p. 124.

La discussion à laquelle se livre Abélard est donc bonne et concluante, encore que technique et subtile. Nous verrons qu'elle avait pour lui une grande importance, et qu'il y revient avec une nouvelle sollicitude dans sa théologie. Là, en effet, est une grave question de théodicée.

On remarquera seulement qu'ainsi que nous l'avons annoncé, la logique offre dans son cours des questions qui la dépassent et qui intéressent les parties les plus élevées de la philosophie. Tout n'est donc pas science de mots dans la dialectique. Au reste, nous recueillons ici une des premières expressions de cette théorie des futurs contingents, un des points les plus célèbres et les plus importants de la scolastique. Le germe de la doctrine d'Abélard est dans Aristote. Les détails sont pour la plupart empruntés à Boèce, qui a longuement traité la question sans toujours l'éclaircir; mais la discussion, bien que peu originale, est forte et subtile, et l'on doit maintenant comprendre comment une question qui intéresse le libre arbitre, et par conséquent la morale; la providence divine, et par conséquent la théodicée; l'action de Dieu sur l'homme, et par conséquent la religion; la grâce et la volonté, et par conséquent le christianisme, a pu se trouver tout entière dans cette simple question logique: Dans les jugements particuliers et futurs, l'affirmation et la négation sont-elles nécessairement vraies ou fausses? Qui dirait que cette question est au fond celle-ci: Est-il un Dieu490?

Note 490: (retour) Cf. Arist. Hermen., IX, XIII.—Boeth., in lib. de Interpret., edit. sec., I. III, p. 367-370.—S. Anselm, Op., De concord., etc., p. 123.—S. Thom. Summ. theol., l pars, quiest, XIV. art. 1, 2, etc.—Voyez aussi dans la troisième partie de cet ouvrage les c. II, III, V, et surtout le c. VII.

Abélard termine par l'exposition du syllogisme ses Analytiques premiers. C'est, en effet, l'objet fondamental du traité qui porte ce titre dans l'Organon, et qu'il n'avait pas sous les yeux. La traduction qu'en a donnée Boèce lui était inconnue, et ce sont les traités du consulaire romain sur le syllogisme catégorique et le syllogisme hypothétique qui l'ont évidemment initié à cette théorie vitale de la logique. Chose étrange! Enseigner le syllogisme et ne l'avoir pas étudié dans Aristote! Nous croyons que cet exemple n'est pas le seul. Les traités élémentaires sur le syllogisme, les commentaires sur les Analytiques ont abondé pendant plusieurs siècles, et ils ont dû souvent tenir lieu de l'exposé concis, serré, algébrique, dans lequel Aristote a si sévèrement condensé l'invincible théorie du syllogisme. La manière de Boèce devait convenir bien mieux à l'esprit d'érudition, toujours explicateur et diffus, qui était le propre des philosophes du moyen âge. Mais nous ne les imiterons pas en rattachant un commentaire au commentaire d'Abélard, et une analyse sommaire serait illisible. D'ailleurs notre philosophe ne nous paraît avoir rien ajouté au syllogisme, et, à dire vrai, il n'est pas aisé d'ajouter quelque chose à la découverte d'Aristote491.

Note 491: (retour) Dial. part. II, p. 305-323.—Abélard a trailé assez succinctement du syllogisme, et cette fois il est plus bref qu'Aristote. On a déjà vu qu'il ne connaissait que de nom les Analytiques premiers; cependant quand il donne la définition du syllogisme, il transerit celle que contient cet currage dans des termes différents de ceux qu'emploie Boèce dans sa traduction. (Arist., Analyt. prior., I, 1.—Boeth., Prior Analyl. Interp. I, 1, p. 468.) Celle-ci d'ailleurs lui était inconnus. Où donc a-t-il pris te teste? car pour le sens, cette définition est partout. Il faut que celle du parag. 8 du chapitre; des Analytiques I, eût été citée littéralement dans quelque commentateur, et c'est de là qu'il l'aura tirée. Elle se retrouve identique pour le fond, mais diverse pour les termes, dans Boèce. (De Syll. cat., l. II, p. 599, et In Topic. Arist., p. 662.)
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