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Abélard, Tome I

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Reprenons notre récit.—Lorsqu'une fois les rapports d'Abélard avec la supérieure de l'abbaye du Paraclet eurent été réglés, et qu'il se fut affranchi de ses derniers liens avec le couvent de Saint-Gildas200, il se livra sans réserve à la sollicitude qu'elle lui inspirait, et il porta dans ses communications chrétiennes et intellectuelles un intérêt et une affection qui lui paraissaient acquitter les dettes de son coeur, sans compromettre les froids devoirs de sa profession. Nous avons encore une partie des écrits qu'il adressait aux religieuses dans sa paternelle vigilance pour leur perfection, pour leur instruction, et peut-être aussi dans son désir de ne pas cesser d'occuper leur âme et de maîtriser leur pensée. Tantôt c'est une exhortation développée à l'étude des langues et des lettres, où l'on voit en même temps l'estime qu'il faisait de l'esprit des femmes et sa manière supérieure d'entendre la religion, dont il ne voulait pas faire un formulaire attentivement récité, mais une science bien étudiée et profondément comprise. Tantôt c'est un panégyrique de saint Étienne, composé spécialement à l'intention des filles du Paraclet. Puis ce sont des homélies ou des sermons écrits pour elles et qu'il prononça sans doute dans leur chapelle, quand il se fut définitivement rapproché de Paris201. Pour Héloïse, il lui adresse de véritables ouvrages, monuments de l'intime et mutuelle confiance qui, entre ces deux intelligences, survivait à tout le reste. Un jour, elle lui envoie un recueil de quarante-deux problèmes de théologie que la lecture de l'Écriture sainte lui a suggérés et dont un assez grand nombre roule sur des questions de second ordre. Il lui répond par quarante-deux solutions motivées, dont quelques-unes sont de petites dissertations202. Pour elle, il compose un livre d'hymnes et de séquences qui ne sont pas dénuées de quelque talent poétique. Pour elle, il réunit ses sermons en une collection qu'il lui dédie par quelques mots simples et tendres203. Enfin, c'est à sa demande qu'il écrit son Hexameron, ouvrage théologique d'une assez grande importance, et qui contient, ainsi que le nom l'indique, des recherches sur l'oeuvre des six jours ou un commentaire sur la Genèse204. C'est surtout dans le prologue de ses ouvrages qu'on le voit épancher d'un ton triste et doux les sentiments qu'il se croit permis avec Héloïse; et maintenant qu'il a établi entre elle et lui ce commerce pieux et savant de saint Jérôme avec Paule ou Marcelle, il s'y abandonne complaisamment, et même dans les limites de la science et de la religion, il laisse voir encore un désir passionné de lui plaire.

Note 200: (retour) Nous avons vu qu'on ne sait pas l'époque précise de cette rupture; mais elle fut antérieure à 1138 et probablement de plusieurs années.
Note 201: (retour) Ab. Op., part II, ep. VI, Ad virgin. paracl., p. 251. Comparez avec la fin de la lettre VIII, p. 197, ep. VII ad easdem.—De laude S. Stephani, p. 203.—Sermones per annum legendi, p. 730. Quelques-uns cependant de ces sermons sont composés pour des moines, notamment le sermon XXXI, en l'honneur de saint Jean-Baptiste. p. 940.
Note 202: (retour) Heloissae problemata cum M.P. Aboelardi solutionibus, p. 384.
Note 203: (retour) Voyez la dédicace des sermons (p. 129) et la lettre d'envoi des chants d'Église. (Bibl. de l'École des chartes, t. III, 2e liv., 1842, et Ann. de philos. chrét., janvier 1844.) Le manuscrit de Bruxelles, qui contient ces poésies sacrées, renferme quatre-vingt-quatorze hymnes ou séquences (proses ou cantiques) pour tout le cours de l'année. Ce ne sont pas les seuls vers d'Abélard. La Gallia Christiana lui attribue un distique fort insignifiant sur une alliance entre le roi de France et le roi d'Angleterre. M. Cousin a publié une longue épître à son fils Astrolabe. Duchesne et Duboulai, sur l'autorité du docteur Clichton, lui attribuent également une prose rimée sur le mystère de l'incarnation, chantée autrefois dans plusieurs églises. Je préfère cette autre pièce intitulée Rhythme sur la Sainte-Trinité et que Durand et Martène ont tirée d'un manuscrit de l'abbaye du Bec:

[Grec: Alpha] et [Grec: Omega], Magne Deus, Heli, Heli, Deus meus,

Cujus virtus totum posse, cujus sensus totum nosse,

Cujus esse summum bonum, cujus opus quidquid bonum, etc.

Gall. Christ, t. VII, p. 595.—Fragm. philos., t. III, p. 440.—Ab. Op., p. 1138.—Hist. Universit. parisiens., t. II, p. 761.—Hist. litt., t. XII, p. 133-136.—Amplisc. Coll., t. IX, p. 1001.—Cf. Religions antiques, par M. Th. Wright et Hollivol, Londres, 1841, in-8, t. I, p. 15-21, et surtout l'article de M. E. Duméril, Journ, des sav. de Normand., 2e liv. 1844.

Note 204: (retour) Voyez ci-après, l. III, et Thesaur. nov. anecd., t. V, p. 1363.

Nous sommes peut-être au temps le plus tranquille de sa vie. Délivré des soucis de son abbaye, tout entier à l'étude, à la prédication, à la direction du Paraclet, il pouvait ne pas ambitionner d'autre pouvoir, et son repos était assuré. Si l'inimitié assoupie, mais non éteinte, le menaçait encore, il ne manquait ni de protecteurs ni d'amis. Par quelques faits épars, on entrevoit qu'il avait trouvé faveur auprès des puissances du temps; le comte de Champagne, le duc de Bretagne, le roi de France lui-même, le prirent plus d'une fois sous leur garde, et les Garlandes, qui sous Louis le Gros et son fils, formèrent comme une dynastie de ministres, paraissent s'être intéressés à lui comme s'intéressent les ministres. Beaucoup de ses sectateurs étaient maintenant assez avancés dans la carrière pour l'aider de l'autorité, de l'influence ou de la réputation qu'ils avaient acquises: l'Église en comptait plusieurs parmi ses grands dignitaires. Quelques-uns, étrangers à la France et même à la Gaule, avaient rapporté dans leur patrie son souvenir et ses opinions. On disait qu'elles avaient pénétré dans le sacré collége. Ses anciens disciples peuplaient les rangs élevés de l'enseignement, de la littérature et du clergé.

D'ailleurs l'institution du Paraclet était florissante, elle obtenait chaque jour davantage la faveur et le respect, et il était difficile que le succès de l'oeuvre ne rejaillit pas un peu sur l'ouvrier. Héloïse à la vérité pouvait en cela réclamer la plus grande part. Il ne paraît pas qu'à aucune époque rien ait sérieusement altéré l'admiration que cette femme inspirait à tout son siècle. Une fois religieuse, puis prieure, puis abbesse, elle édifia et elle enorgueillit l'Église; elle fut la lumière et l'ornement de son ordre. La supériorité de son esprit et de sa science était si bien établie que tous ses contemporains étaient fiers d'elle, pour ainsi dire, et lui portaient un intérêt qui ressemblait à l'engouement. Hugues Métel, rhéteur épistolaire qui écrivait en style affecté à tout ce qui était illustre, lui adressait, sans la connaître, des lettres et des vers où il la comparait à l'astre de Diane. Il pensait gagner de la gloire à la louer205. Les plus sévères avaient pour elle une indulgence qu'ils n'auraient pas même osé nommer ainsi, tant elle imposait naturellement le respect. Plus dédaigneuse et plus irritée qu'Abélard lui-même contre ses ennemis, elle désarma ou intimida constamment leur haine. Elle ne transigeait, elle ne faiblissait sur aucun des intérêts comme sur aucune des idées de son époux et de son maître, et jamais on n'osa faire remonter jusqu'à elle une dangereuse solidarité. Elle appelait saint Bernard un faux apôtre, et lui-même parait n'avoir entretenu avec elle que des relations bienveillantes206; elles amenèrent même entre Abélard et lui, sur un point de liturgie d'un intérêt médiocre, une controverse qui ne semblait pas présager leur violente rupture et qui cependant la commença peut-être. On voit dans les lettres de Pierre, abbé de Cluni, combien il se trouvait honoré de correspondre avec Héloïse207. Ainsi, les chefs des institutions les plus puissantes, Clairvaux et Cluni, les rois du cloître, traitaient sur un pied d'égalité avec la reine des religieuses, avec cette docte abbesse, d'une vie si chaste et si pure, et qui aurait donné mille fois son voile, sa croix et sa couronne, pour entendre encore chanter sous sa fenêtre par un enfant de la Cité qu'elle était la maîtresse du maître Pierre.

Note 205: (retour) Hug. Métom., epist. XVI et XVII, dans le recueil intitulé: Hugon. Sacr. antiq. mon., t. II, p. 348.
Note 206: (retour) Quant au nom de faux apôtre, voyez sa première lettre; et quant aux relations bienveillantes, voyez ce qu'en dit Abélard. (Ep. II, p. 42, et pars II, ep. V, p. 244.) Saint Bernard la recommanda une fois au pape, assez sèchement il est vrai, et sept ou huit ans après la mort d'Abélard. (S. Bern.; Op., ep. CCLXXVIII.)
Note 207: (retour) Ab. Op., p. 337 et 344.

Un poète anglais qui écrivait vers la fin de ce siècle, Walter Mapes, a cependant prouvé qu'il y avait des esprits clairvoyants qui devinaient le coeur de la femme sous l'habit de la religieuse. «La mariée, dit-il (nupta, apparemment ce mot suffisait pour la désigner), cherche où est son Palatin bien-aimé, dont l'esprit était tout divin; elle cherche pourquoi il s'éloigne comme un étranger, celui qu'elle avait réchauffé dans ses bras et sur son sein208

Note 208: (retour)

Nupta querit ubi sit suus Palatinus

Cujus totus extitit spiritus divinus,

Querit cur se substrahat quasi peregrinus

Quem ad sua ubera foverat et sinus.

W. Mapes ou Gautier Map, archidiacre d'Oxford vers 1200, insère ces vers dans une pièce dirigée contre l'ignorance des moines. Il y décrit une sorte d'Elysée fantastique des savants et des lettrés, où il énumère et caractérise les beaux esprits du temps. C'est par ce quatrain et sans autre explication qu'il indique Héloïse, que l'on reconnaissait alors à ce nom nupta, l'abesse mariée. (The latin poems, etc., by Thomas Wright, Lond., 1841, pet. in-4.—Cf. Hist. litt., t, XV, p. XIV, 496.)

C'est, je le crois, dans l'intervalle qui s'écoula entre le moment où il devint abbé de Saint-Gildas et celui où nous le verrons rouvrir pour la dernière fois son école qu'Abélard composa ou retoucha ses principaux ouvrages. Le plus considérable est sa Dialectique si longtemps perdue pour la postérité, et qui, à l'originalité près, ressemble à la logique d'Aristote, qu'elle reproduit en partie sous les formes verbeuses de la scolastique. C'est le résumé de son enseignement philosophique adressé à Dagobert, son frère peut-être, ou du moins son frère spirituel. Peut-être y travailla-t-il à Saint-Gildas, s'il ne l'avait commencé à Saint-Denis; mais il l'acheva ou la revit plus tard. Ce qui est certain, c'est que l'ouvrage est d'une époque où il n'enseignait plus depuis longtemps déjà, et où la dialectique n'était pas en grande faveur auprès de ceux qui veillaient au gouvernement des esprits. Un écrit plus court, mais plus précieux, parce qu'il paraît beaucoup plus original, est un traité peu étendu Sur les genres et les espèces, monument le plus certain et le plus intéressant qui nous reste de la partie systématique des opinions d'Abélard. Si le conceptualisme est quelque part, il est là. On en retrouve l'esprit dans un petit traité sur les idées, resté longtemps inconnu (De intellectibus). Parmi ses écrits théologiques, le plus important paraît être celui qui fut brûlé à Soissons, ou, selon nous, l'Introduction à la théologie. On cite aussi un recueil de textes des Écritures et des Pères réunis méthodiquement et qui expriment le pour et le contre sur presque tous les points de la science sacrée, ouvrage singulier qui s'appelait le Oui et le Non (Sic et Non), et qui ne fut peut-être pas publié par son auteur. On se tromperait cependant, si l'on y cherchait un recueil d'antinomies destiné à établir le doute en matière de religion; c'est un ouvrage consacré à la controverse plutôt qu'au scepticisme. Les opinions exposées dans l'Introduction ont été de nouveau présentées et complétées dans un grand Commentaire de l'épître aux Romains, et dans la Théologie chrétienne, qui reproduit et développe la matière du premier ouvrage avec quelques remaniements et quelques amendements. Enfin, la morale théologique d'Abélard est exposée sous ce titre: Connais-toi toi-même (Scito te Ipsum). On lui attribue également une démonstration en forme de dialogue de la vérité du christianisme contre le judaïsme et la philosophie incrédule. Nous ne pensons pas nous tromper en disant que la plupart de ces traités209 ne reçurent la dernière main qu'à une époque assez avancée de sa vie, quoiqu'ils contiennent des opinions de sa jeunesse, et qu'ils doivent abonder en raisonnements, en exemples, en expressions cent fois employés dans ses écrits de tous les temps et dans les improvisations de son enseignement oral. L'analogie des idées et des citations, l'identité des formes et du style, sont remarquables dans presque tous ces ouvrages. On retrouve sans cesse dans ses lettres des pensées qui rappellent sa philosophie ou sa théologie, et chose plus intéressante encore, les lettres d'Héloïse sont semées de maximes empruntées aux théories du maître de son esprit et de son coeur.

Note 209: (retour) Nous ne faisons ici que les nommer. Les deux derniers livres de cet ouvrage sont destinés à les faire connaître.

Tout annonce que le temps qui sépara le jour où Abélard quitta la Bretagne de l'année 1140 fut pour lui animé et rempli par une grande activité intellectuelle et littéraire. Cependant cette période est dans sa vie une lacune assez obscure. On sait seulement qu'il reprit une dernière fois son enseignement public, et telle était sa vocation éminente pour cet emploi difficile de l'intelligence que vers 1136, c'est-à-dire à l'âge de cinquante-sept ans, il retrouvait la vogue de sa jeunesse. C'était à Paris, sur la montagne Sainte-Geneviève, un des premiers théâtres de ses succès, qu'il avait rouvert école de dialectique, et nous apprenons d'un de ses auditeurs.

«J'étais tout jeune,» dit Jean de Salisbury, «lorsque je vins dans les Gaules pour y faire mes études. C'était l'année qui suivit celle où le roi des Anglais, Henri, Lion de Justice, quitta les choses humaines (1135). Je me rendis auprès du péripatéticien Palatin qui alors présidait sur la montagne Sainte-Geneviève, docteur illustre, admirable a tous. Là, à ses pieds, je reçus les premiers éléments de l'art dialectique, et suivant la mesure de mon faible entendement, je recueillis avec toute l'avidité de mon âme tout ce qui sortait de sa bouche. Puis, après son départ qui me parut trop prompt, je m'attachai au maître Albéric, qui excellait parmi les autres comme le dialecticien le plus réputé, et qui était effectivement l'adversaire le plus énergique de la secte des nominaux210

Note 210: (retour) Johan. Saresb. Metalog., l. II, c. X, et Rec. des Hist., t. XIV, p. 304—Jean le Petit, de Salisbury, né, dit-on, on 1110, mais probablement plus tard, quitta l'Angleterre pour venir étudier en France. Il y suivit les maîtres les plus célèbres, Abélard, Albéric, Robert de Melun, Guillaume de Conches, Adam du Petit-Pont, Gilbert dela Porrée, etc., et il nous a laissé de précieux détails sur les écoles de son temps. Il retourna en Angleterre en 1161, remplit de nombreuses missions en Italie, fut appelé en 1170 à l'évêché de Chartres, et mourut le 25 octobre 1180. (Hist. litt., t. XIV, p. 89.)

Ainsi peu de temps après ce dernier enseignement, et pour une cause inconnue, Abélard suspendit ses leçons; mais en reformant son école, il avait ravivé son influence et sa renommée. Aussitôt devait se redresser contre lui la vigilance hostile qu'il avait constamment rencontrée. L'éclat de ses leçons devait accroître encore la curiosité qui s'attachait à ses écrits théologiques; et suivant d'assez bonnes autorités, ce fut le moment où après les avoir achevés, il leur donna le plus de publicité, quoique plusieurs aient été toujours tenus secrets211.

Note 211: (retour) Cette propagation rapide et étendue de ses ouvrages est attestée par Guillaume de Saint-Thierry et par saint Bernard dans les lettres qui seront plus bas analysées. Le premier dit aussi que le «Sic et Non et le Scito te ipsum fuyaient la lumière et ne se trouvaient pas aisément.» Il est à croire que plusieurs de ces ouvrages, surtout ceux qui avaient été condamnés, furent longtemps lus en secret, quoique assez répandus: «Libri ejusdem magistri diu in abscondito servati sunt ab ejus discipulis.» (Alberic. Triumf. Chronic., Rec. des Hist., t. XII, p. 700.—Histoire littéraire, t. XII, p. 97.)

Bientôt vingt ans allaient s'être écoulés depuis que le concile de Soissons avait prononcé, et peut-être était-il oublié. Du moins faut-il qu'Abélard le crût ainsi, ou que, ranimé par un retour d'empire et de popularité, il fut redevenu confiant dans sa fortune, et moins inquiet de l'habileté et de la force de ses ennemis, puisqu'il recommençait à livrer au public les mêmes doctrines qui l'avaient fait condamner une fois. Peut-être comptait-il sur l'autorité de son âge, sur celle de ses amis, sur la disparition de ses anciens rivaux, sur sa réconciliation ou plutôt sur ses relations convenables avec saint Bernard. Il se manifestait d'ailleurs en ce moment un vif mouvement intellectuel et comme un effort général de la liberté de penser.

Abélard devait s'associer à ce mouvement qui venait en partie de lui, et il semblait le guider. Quoique plus retenu que ses élèves ou ses imitateurs, dès qu'il paraissait, il était aussitôt le premier dans les craintes et dans les aversions du parti de la vieille autorité. Il ne pouvait retrouver la renommée sans réveiller la haine et encourir le malheur.

On aime aujourd'hui à tout rapporter à des causes générales, et l'histoire n'a plus d'événement qui ne soit présenté comme le symptôme ou le résultat de l'état des esprits au moment où il s'est produit. Cette manière de juger les choses humaines n'est jamais plus de mise que lorsqu'il s'agit de raconter un événement où figurent des philosophes et des théologiens, des penseurs et des prêtres, et qui n'est qu'une lutte critique entre deux doctrines. Nous sommes donc bien éloigné de séparer Abélard et sa querelle avec saint Bernard de l'état général du monde spirituel à leur époque. Ce conflit célèbre est un drame qui devait se reproduire plus d'une fois sous d'autres formes, avec d'autres noms, en d'autres temps, parce que chacun des deux athlètes représentait l'un des deux esprits qui ne sauraient périr dans les sociétés modernes. Le combat de l'autorité et de l'examen n'a pas commencé d'hier, et quoique la victoire ait décidément changé de côté, il n'est pas prêt à finir.

«Ce qu'Abélard a enseigné de plus nouveau pour son temps,» dit un ingénieux écrivain, «c'est la liberté, le droit de consulter et de n'écouter que la raison; et ce droit, il l'a établi par ses exemples encore plus que par ses leçons. Novateur presque involontaire, il a des méthodes plus hardies que ses doctrines, et des principes dont la portée dépasse de beaucoup les conséquences où il arrive. Aussi ne faut-il pas chercher son influence dans les vérités qu'il a établies, mais dans l'élan qu'il a donné. Il n'a attaché son nom à aucune de ces idées puissantes qui agissent à travers les siècles; mais il a mis dans les esprits cette impulsion qui se perpétue de génération en génération. C'est tout ce que demandait, tout ce que comportait son siècle212

Note 212: (retour) Mme Guizot, Essai sur la vie et les écrits d'Abél. et d'Hél., p. 343.

On a donc eu raison d'éclaircir et de compléter le récit qui nous reste à faire par des considérations générales sur ce réveil de l'esprit humain au XIIe siècle, sur cette seconde des trois renaissances qu'on peut apercevoir dans le cours de l'histoire du moyen âge213. Un des historiens de saint Bernard, Neander, a caractérisé d'une manière bien intéressante le mouvement des esprits et des opinions aux approches du concile de Sens214. Mais la biographie, sans s'interdire l'observation des faits généraux, se nourrit surtout de faits précis et individuels. Ces faits ont aussi leur influence, car c'est aussi une loi générale de l'histoire de l'humanité que les causes particulières produisent leurs effets, et que le petit concourt au grand, comme le grand aboutit très-souvent au petit. Recueillons donc encore quelques détails qui achèveront de caractériser Abélard et sa situation.

Note 213: (retour) Histoire littéraire de la France, par M. Ampère, t. III, l. III, c. II, p. 32.
Note 214: (retour) Histoire de saint Bernard et de son siècle, par A. Neander, traduit de l'Allemand par M. Vial, l. II, p. 110 et suiv. Voyez aussi le c. XVII de l'Histoire de saint Bernard, par M. l'abbé Ratisbonne, t. II, p. 1 et suiv.

L'esprit de ses doctrines, ou, comme on dirait aujourd'hui, leur tendance, n'était pas la seule cause, de l'animadversion de l'Église contre lui. Son caractère personnel avait certainement beaucoup aggravé l'effet de ses opinions, et notre récit l'a dû prouver. Ce qu'il lui fallut souffrir à différentes époques l'avait irrité contre ses supérieurs ecclésiastiques, et, sans concevoir la pensée de faire schisme dans l'Église, il s'était livré plus d'une fois à de vives attaques contre plusieurs des autorités ou des corps qui la constituaient. Nous l'avons vu se plaindre de l'évêque de Paris et de ses chanoines, de l'abbé de Saint-Denis et de ses religieux; savant, difficile et chagrin, il ne contenait pas l'expression blessante de son mépris pour l'ignorance, de son ressentiment contre l'injustice, de sa sévérité envers le désordre, et ce chanoine si peu sage, ce moine si peu cloîtré, ce prêtre si indépendant de toute règle, s'était érigé en censeur amer et véhément du clergé. Dans plusieurs de ses ouvrages, il éclate contre les moines, et non pas seulement contre ceux de Saint-Denis ou de Saint-Gildas. L'ignorance ou les vices des couvents en général sont l'objet de ses invectives215. Si une fois il paraît défendre les moines, c'est pour leur immoler les chanoines réguliers, et sans doute pour attaquer indirectement, soit l'abbaye de Saint-Victor où respirait un esprit opposé au sien, soit plutôt saint Norbert qui avait, à la réforme et à la propagation de la constitution canonicale de la vie religieuse, attaché ses soins et sa gloire216. Les évêques ne s'étaient point soustraits à sa téméraire critique. En leur reprochant positivement de ne point savoir les lois et les règles de l'Église, il essayait, dans un de ses plus graves écrits, de limiter dans leurs mains ce qu'on appelle le pouvoir des clefs, et, en dénonçant la cupidité d'un grand nombre, il avait devancé la réformation par ses attaques contre le trafic des indulgences217. Nous ne connaissons pas de satire plus vive contre le clergé que le plus important de ses sermons, celui pour la fête de saint Jean-Baptiste. C'est là qu'il a l'audace d'accuser formellement saint Norbert d'avoir essayé de frauduleux miracles, et travaillé, de connivence avec Farsit, son coapôtre, à ressusciter un mort. Il dénonce avec un ton de dérision qui semble en avance de six siècles les recettes cachées, les remèdes et les ruses dont se servent les nouveaux saints pour conjurer les maux de prétendus infirmes, et raconte jusqu'à un complot que Norbert aurait formé avec une mendiante pour tromper la crédulité des fidèles218. Qu'on s'étonne ensuite qu'il y eût contre lui dans le clergé des haines bien plus vives que ne semblait le mériter la hardiesse modérée et chrétiennement respectueuse de ses nouveautés dogmatiques.

Note 215: (retour) Ab. Op., ep. VIII, p. 193 et 195. Pars. II de S. Susanna sermo XVIII, p. 935. De S. Joanne Bapt. sermo XXXI, p. 953, 958, etc.—Theolog. Christ., l. II. p. 1215, 1235, 1240.
Note 216: (retour) Ab. Op., pars. II, ep. III, p. 228.
Note 217: (retour) Ethic. seu Scito te ipsum, c. XVIII, XXV et XXVI.
Note 218: (retour) Ab. Op., de S. Joan B. serm. XXXI, p. 867.—Les miracles de saint Norbert remplissent sa biographie. Cependant le plus ancien récit ne parle point de morts ressuscités; l'auteur, comme le remarquent les panégyristes plus modernes, n'ayant voulu, à cause de l'endurcissement de certains infidèles, raconter que des faits connus et avoués de tous. Le jésuite Daniel Papebroke paraît le regretter dans ses notes de la Vie des Saints; d'autres plus hardis ont conclu d'une peinture qu'on voyait dans une église de Nancy que Norbert avait ressuscité trois hommes, et le prémontré Hugo qui a écrit sa vie en 1704 n'hésite pas à raconter ce miracle qui aurait précédé de très-peu la mort même du saint. Est-ce de ce miracle qu'Abélard s'est moqué et qu'il dit: «Mirati fuimus et risimus?» Quant à ce Farsit, qu'il associe à Norbert et que Papebroke prend pour: «Fursitus, convitium potius quam nomen,» ce doit être Hugues Farsit (Hue li Farsis), chanoine de Saint-Jean-des-Vignes à Soissons, lequel suivait les miracles qui de 1128 à 1132 s'opéraient dans l'église de Notre-Dame de cette ville. Il a écrit de grandes louanges de saint Norbert, et prétend avoir assisté à soixante-quinze miracles dont se moque Racine le fils. (Biblioth. praemonstr. ordin. S. Norb. vit., p. 365.—Acta sanctor. Junii, t. I, p. 816 et 861.—Vie de saint Norbert, par Hugo, l. IV, p. 834.—Hist. litt., t. XI, p. 620, et t. XII, p. 115, 294 et 711.—Mém. de l'Acad. des inscript., t. XVIII, p. 847.)

Quant à saint Bernard, Abélard semble l'avoir plus ménagé; et, si ce n'est dans une ligne de l'histoire de ses malheurs où il l'attaque sans le nommer219, il parait être resté, à son égard, dans les termes d'une prudence politique, imitée par son rival que distrayaient d'ailleurs tant d'autres soins, et qui était dans la religion un homme d'État encore plus qu'un docteur. Cependant il faut raconter une anecdote déjà indiquée qui peut servir à bien faire juger de leurs relations.

Note 219: (retour) Ab. Op., ep. I, p. 31, et ep, II, p. 42.

Un jour, l'abbé de Clairvaux visita le Paraclet, et y fut reçu avec de grands honneurs. Ayant assisté à vêpres, comme à la fin de l'office, suivant une règle de l'ordre de Saint-Benoît, on récitait l'Oraison dominicale, il remarqua avec surprise qu'on y faisait une variante, non adoptée généralement par l'Église. Au lieu de dire: Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien, conformément au texte de saint Luc, on disait: Notre pain supersubstantiel, selon le texte de saint Mathieu. Bernard en fit l'observation à l'abbesse, et comme elle lui dit que le maître Pierre l'avait prescrit ainsi, il parut ne pas approuver cette singularité220. Étant venu au couvent quelques jours après, Abélard fut instruit de ce qui s'était passé, et il écrivit à l'abbé de Clairvaux une lettre où il lui dit d'abord, un peu ironiquement peut-être, qu'on l'a écouté au Paraclet, non comme un homme, mais comme un ange, et que pour lui, il serait plus fâché de lui déplaire qu'à personne; puis, il explique que la version de saint Mathieu lui a paru préférable à celle de saint Luc, parce que le premier avait appris le Pater de la bouche de Jésus-Christ, tandis que le second ne pouvait le tenir que de saint Paul, qui lui-même n'avait pas entendu le Sauveur. Enfin, après quelque discussion, il déclare ne pas beaucoup tenir à ces diversités de bréviaire qui sont naturelles et sans danger, et cette lettre commencée si respectueusement pour saint Bernard, il la termine par quelques critiques d'un ton vif et moqueur contre la manière particulière dont certains offices étaient dits à Clairvaux221. On ne voit point que saint Bernard ait rien répondu. Il paraît seulement que par la suite, mais longtemps après Abélard, Héloïse et saint Bernard, les religieuses du Paraclet comme les religieux de Cîteaux, ont changé les singularités de leur liturgie.

Note 220: (retour) Cette différence existe dans la Vulgate qui traduit par supersubstantialem panem dans saint Mathieu, et par panem quotidianum dans saint Luc, les mots [Grec: arton epiouson] commune à l'un et à l'autre dans le texte grec. Quoique le mot de pain quotidien ait prévalu, on ne voit pas comment il peut traduire exactement l'adjectif grec qui signifie beaucoup plutôt substantiel que quotidien. (Voy. Thes. ling. graec.) L'épithète de supersubstantiel est rendue dans la Bible de Vence par ces mots: Notre pain qui es au-dessus de toute substance. Au reste, les variations sont nombreuses tant sur la lettre que sur le sens de ce passage de la prière la plus familière aux chrétiens. (Math., VI, 0.—Luc., XI, 3.—Biblia maxim., t. XVII, p. 62.—Nicole, Pater, c. VI.)
Note 221: (retour) Ab. Op., pars II, ep. V, P. Abael. ad Bern. claraev. abb., p. 244, et Serm. XIII, p. 858.

Telles étaient, à les considérer dans leur détail, les relations d'Abélard avec diverses parties du clergé. Jugez donc si le jour où il exciterait de nouveau les ombrages de l'orthodoxie, il pouvait espérer indulgence ou justice. Or cette hypothèse devait tôt ou tard se réaliser. La foi absolue qu'il avait dans son propre sens, la certitude naïve qu'il professait d'être le plus savant des hommes, lui avaient dicté assez de maximes indépendantes et d'imprudentes publications pour que la matière ne manquât point aux accusations de ses ennemis: il ne leur manqua longtemps que l'occasion et le courage.

Nous ne retrouverons plus ici Norbert qui était mort en 1134, ni Albéric de Reims qui, devenu archevêque de Bourges depuis six ans, paraît avoir enfin mis un terme à l'activité de sa haine contre un ancien rival. Mais noua trouverons saint Bernard, et nous le verrons entouré d'auxiliaires nouveaux.

Ainsi qu'il arrive toujours, on s'en prit d'abord aux disciples d'Abélard. Ils étaient présomptueux et insolents; on les accusa d'exagérer la doctrine de leur maître; puis, on les soupçonna de la révéler, et on lui en demanda compte. Nous avons encore une lettre de Gautier de Mortagne, professeur assez renommé de théologie, qui avait enseigné sur la montagne Sainte-Geneviève et à Reims, et qui devint plus tard évêque de Laon222. Dans cette lettre, dont la date est inconnue, il se plaint au maître de l'outrecuidance de ses élèves; il ne peut croire qu'ils disent vrai en prétendant que leur professeur donne la pleine intelligence de la nature de Dieu, et ramène à une clarté parfaite le dogme de la Trinité. Il remarque cependant que quelques passages des leçons d'Abélard paraissent se prêter à ces interprétations; mais en rendant hommage à sa science et à sa modestie, il le prie de lui écrire positivement son avis sur quelques points délicats de théologie; car il n'est pas bien assuré de sa pensée, quoiqu'il ait récemment conféré avec lui; il lui demande de lui dire nettement s'il croit avoir de Dieu une connaissance parfaite, et quand il saura sur cet article et quelques autres à quoi s'en tenir, il lui promet de répondre et de discuter, s'il y a lieu. Cette lettre mesurée et encore bienveillante est un modèle du ton que la controverse aurait dû toujours conserver; mais cet exemple ne fut guère imité.

Note 222: (retour) C'est ce Gautier de Mortagne ou de Laon, désigné quelquefois sous le nom de Gautier de Mauritanie. On a de lui quelques lettres qui sont de petits traités de théologie. Celle qui est adressée à Abélard pourrait être d'une date antérieure à l'époque que nous racontons, si la suscription Magistro Petro monacho doit être prise à la lettre. (D'Achery, Spicilegium (1723), t. III, p. 524.—Hist. litt., t. XIII, p. 511.)

Un chanoine de Saint-Léon de Toul, Hugues Métel, élève d'Anselme de Laon, fabricateur habile de phrases et de vers, ou plutôt d'antithèses et d'acrostiches, bel esprit orthodoxe qui semble avoir fait métier, presque comme Balzac ou Voiture, d'adresser des lettres en style recherché aux grands personnages de son temps, écrivit au pape Innocent II, et au philosophe Abélard223.

Note 223: (retour) C'est le même qui avait écrit à Héloïse, on ne sait à quelle époque, deux lettres déjà citées qui ne sont que des compliments littéraires. (Hugo, Sacrae antiquit. mon., t. II, p. 312.—Hist. litt., t. XII, p. 493.)

En parlant à ce dernier, maître accompli dans le trivium et le quadrivium, Hugues Métel, qui s'intitule quelque part le secrétaire d'Aristote224, lui déclare que, sur la foi de la renommée, il exècre les hérésies qu'on lui attribue, et qu'il abhorre leur auteur avec elles. Si toutefois ce qu'on dit de lui est la vérité, c'est erreur et horreur, l'Écriture sainte a été profanée. Quelle présomption en effet! Un chétif mortel vouloir s'élever à l'explication de l'incompréhensible Trinité! Est-il donc plus insensé qu'Empédocle? est-il donc enivré de vaines nouveautés? Oublie-t-il qu'on ne connaît Dieu qu'en l'ignorant225? «Tout ce que je sais de lui, c'est que je ne le sais pas. Non que je veuille,» ajoute notre écrivain, «attaquer ta sagesse et ta gloire; ce serait vouloir obscurcir le soleil.... Tu as tant de prudence, tant d'éloquence, tant d'élégance de moeurs.... Mais peut-être ce sont des paroles qui auront été jetées au vent, on n'en aura pas bien saisi le sens.... Reviens à toi, docte maître, reviens.... Sur la porte de ton âme, garde écrit le Connais-toi toi-même; car c'est une parole descendue du ciel. Souviens-toi que tu es un homme et non pas un ange; en cherchant à te connaître, tu ne sors pas de toi-même, tu ne te dépasses pas.226»

Note 224: (retour) «Aristotelis secretarius.» (Id. ibid., ep. XII, p. 313.)
Note 225: (retour) «Cum fama loquor.... haereses tuo nomini dedicatas.... execror.... et te ipsum cum ipsis abominor.... Scripturam sacram devirginasti.... errore et horrore erras et horres, si haeresibus haeres, si tamen verum est quod de te dictum est.... insanior es Empedocle.... Inebriatus es novitatibus vanis.... Deus nesciendo scitur; unum hoc de Deo scio quod eum nescio.» (Id. ibid., ep. V, p. 332.)
Note 226: (retour) «Prudentia tua tanta, facundia tua tanta, elegantia morum tanta tua!... In superliminari animae tuae Gnotum canton (sic, pro Gnôti seauton) scriptum habeto. Descendit quippe de coelo scito te ipsum; «memineris, etc.» (Id. ibid.)

Dans ces conseils, mêlés d'ironie et d'adulation, s'aperçoivent encore l'admiration, la déférence, l'embarras que témoignaient presque tous les contemporains d'Abélard en s'adressant à lui: mais, délivré de cette contrainte, Hugues s'épanche avec plus d'amertume, quand il parle au souverain pontife. Il lui dénonce ouvertement un nouvel ennemi; il voit naître et il lui prédit la querelle qui va s'élever entre saint Bernard, cet homme vraiment et entièrement catholique, israélite de père et de mère, spirituellement et littéralement, et Abélard, ce fils d'un Égyptien et d'une Juive, fidèle au sens littéral par sa mère, infidèle au sens spirituel par son père. Ce Pierre, non pas Barjone, mais Aboilard, aboie en effet contre le ciel227. C'est une hydre nouvelle, un nouveau Phaéton, un autre Prométhée, un Antée à la force d'un géant. C'est le vase d'Ézéchiel qui bout allumé par l'aquilon. Ainsi la France est frappée des plus cruelles plaies de l'Égypte; car elle est ravagée par des grenouilles parlantes. C'est au saint-père d'y porter remède, c'est à lui d'allumer le cautère gui guérira ces consciences cautérisées. Qu'il se presse, s'il ne veut pas que tous les pécheurs de la terre tombent dans les rets de cet homme228.

Note 227: (retour) «Petrus iste non Barjona, sed Aboilar, quod equidem esset tolerabile si tamen latraret in arte.... latratus dat in excelsum.» Jeu de mots sur le nom d'Aboilar et le rapport du son avec le mot qui dès lors représentait le mot aboyer. (Id, cp. IV, p. 330.)
Note 228: (retour) «Altera olla Ezechielis bulliens succcensa ab aquilone.... Inflammandum est cauterium ad cauteriatas conscientias medendas.... Velociter, inquam, ne cadant in retiaculo praefati hominis peccatores terrae.» (Id. ibid.)

Il n'y a rien de bien sérieux dans ces compositions étudiées d'un rhéteur clérical qui, sans mission, se mêle d'une haute controverse, et la saisit comme une occasion de faire briller son orthodoxie, son esprit et son style. Nous allons entendre un langage plus grave et plus vrai.

Il y avait alors dans l'Église un moine de Cîteaux, de l'abbaye de Signy au diocèse de Reims, nommé Guillaume, et qui, avant de s'ensevelir dans l'obscurité d'une cellule, avait été dans la même contrée abbé bénédictin du couvent de Saint-Thierry, dont il conservait le surnom. Il jouissait d'une grande réputation de piété229, écrivait avec talent sur les matières spirituelles, unissait assez habilement la dialectique et la mysticité; et surtout il était vivement aimé de saint Bernard, qui le consultait souvent sur ses ouvrages.

Note 229: (retour) Bertrand Tissier, qui a recueilli ses ouvrages, le qualifie de Beatus. Nous ne voyons nulle part ailleurs son nom précédé de ce titre. Ce doit être un saint de Cîteaux. (Bibliothec. Patr. cisterc., t. IV.—Hist. litt., t. XII, p. 312.)

Dans le temps que ce Guillaume de Saint-Thierry s'occupait d'un commentaire sur le Cantique des Cantiques, livre qui était alors en possession d'exciter la sagacité féconde des interprètes, le hasard fit tomber sous ses yeux un recueil intitulé: Théologie de Pierre Abélard. Le titre excita sa curiosité; le recueil contenait deux petits ouvrages, à peu près les mêmes pour le fond, mais l'un plus étendu et plus développé que l'autre. C'était l'Introduction à la Théologie, et, je crois, la Théologie chrétienne. Cette lecture émut le religieux; abandonnant aussitôt son travail, car c'était une oeuvre des temps de loisir et qui lui paraissait peu convenable quand il croyait voir le domaine de la foi envahi à main armée230, il nota tous les passages qui le troublaient, et ses motifs pour en être troublé. Il y reconnut des pensées et des expressions nouvelles, inouïes, touchant les matières de la foi. Le dogme de la Trinité, la personne du Médiateur, le Saint-Esprit, la Grâce, le sacrement de la Rédemption, lui parurent compromis par les témérités d'un homme qui portait dans l'Église l'esprit qu'il avait montré dans l'école. Saisi d'inquiétude et d'indignation, Guillaume de Saint-Thierry hésita sur ce qu'il devait faire. Il trouvait le scandale manifeste, le péril grave et imminent. L'Église n'avait plus, à son avis, dans le monde et dans l'école, de docteurs célèbres et vigilants, capables de soutenir avec éclat la saine croyance, de représenter le véritable esprit de la religion. Il appartenait à un parti où l'on estimait que, depuis la mort de Guillaume de Champeaux et d'Anselme de Laon, le feu de la parole de Dieu s'était éteint sur la terre231. Ceux qui pouvaient le rallumer restaient comme ensevelis dans les soins de l'épiscopat, les méditations du cloître, ou le gouvernement des affaires temporelles de l'Église. Il s'alarmait de leur silence, et, d'un autre côté, il avait aimé Abélard232; il éprouvait apparemment ce mélange de goût et de crainte que ressentaient pour lui tant d'hommes éminents de ce siècle; il balançait à l'attaquer, craignant de passer pour trop vif ou pour trop défiant. Cependant l'intérêt de la foi l'emporta dans son âme, et dominant toute autre considération, au risque de s'engager dans une affaire difficile, il résolut de provoquer directement, dût-il leur déplaire, ceux dont le silence lui semblait une calamité pour l'Église. Il écrivit une lettre commune à l'abbé de Clairvaux, et à Geoffroi, l'évêque de Chartres.

Note 230: (retour) C'est lui qui s'exprime ainsi dans une Épître aux chartreux du Mont-Dieu, qui précède son traité de la Vie solitaire, et où il énumère tous ses ouvrages. Il dit même qu'il a interrompu son exposition du Cantique des Cantiques aux versets 3 et 4 du chap. III. Là, en effet, se termine cette exposition qui est insérée dans la Bibliothèque des Pères de Citeaux. (Lib. de vit. solit., praefat., t. IV, p. 1.)
Note 231: (retour) «Mortuo Anselmo laudunensi et Guillelmo catalaunensi, ignis verbi Dei in terra defecit.» (Hug. Melel., ep. IV ad Innocent., p. 330.)
Note 232: (retour) «Dilexi et ego eum.» (S. Bern., Op., ep. CCCXVI, Guillelm. abbat. ad. Gaufrid. et Bernard.—Biblioth. Patr. cisterc., t. IV, p. 112.

Dans cette lettre que le temps a respectée, Guillaume, tout en leur demandant presque pardon de les troubler, gourmande respectueusement leur quiétude, et décrit, dans un langage animé, et le danger pressant qui le force à parler, et les poignantes inquiétudes qu'il éprouve. La foi des apôtres et des martyrs est menacée, et nul ne résiste, nul ne parle. Il souffre, il se consume, il frissonne, et cependant Pierre Abélard recommence à dire, à écrire ses nouveautés; ses doctrines courent le royaume et les provinces; ses livres passent les mers; chose plus grave, ils ont franchi les Alpes, et l'on dit qu'ils ont obtenu de l'autorité en cour de Rome. Ainsi le mal se propage, et bientôt envahira tout, si Bernard et Geoffroi n'y mettent un terme. «Je ne savais en qui me réfugier. Je vous ai choisis entre tous, je me suis tourné vers vous, et je vous appelle à la défense de Dieu et de toute l'Église latine. Car il vous craint, cet homme, et vous redoute. Fermer les yeux, qui craindra-t-il? Et après ce qu'il a déjà dit, que dira-t-il, lorsqu'il ne craindra personne? Ils sont morts, presque tous les maîtres de la doctrine ecclésiastique, et voilà qu'un ennemi domestique fait irruption dans la république déserte de l'Église, et s'y conquiert une exclusive domination. Il traite l'Écriture sainte comme il traitait la dialectique; ce ne sont qu'inventions à lui personnelles, que nouveautés annuelles. C'est le censeur et non le disciple de la foi, le correcteur et non l'imitateur de nos maîtres.»

A l'appui de cette dénonciation, il relève dans les deux ouvrages d'Abélard treize articles condamnables, et il indique les noms d'autres livres qu'il ne connaît pas et qu'on tient cachés: c'est le Oui et le Non, c'est le Connais-toi toi-même, dont les titres, qu'il trouve monstrueux, lui paraissent annoncer dans le texte d'autres monstruosités. Cette lettre servait de préface à une dissertation en forme qui l'accompagnait, ou qui du moins la suivit de fort près. Là, Guillaume discute en détail et combat avec beaucoup de soin les treize erreurs capitales dont il accuse Abélard, et sa réfutation, composée d'autant de chapitres qu'il trouve d'erreurs à réfuter, n'est certainement pas d'un esprit vulgaire. Inférieure pour le mouvement et la puissance à celle que saint Bernard adressa plus tard au pape, écrite d'un style moins coloré et moins brillant, elle atteste un esprit plus subtil, plus propre à pénétrer dans le fond des questions de dialectique et même de métaphysique. Sa pensée générale est celle d'une foi implicite et absolue, qui affirme et n'explique pas; l'esprit humain, quand il s'agit de Dieu et des conditions de la nature divine, ne pouvant aller légitimement et sûrement au delà de la conception et de l'affirmation de l'existence.

Guillaume de Saint-Thierry ne se trompait pas, s'il soupçonnait d'un peu de froideur les deux dignitaires de l'Église qu'il interpellait. Ils s'étaient accoutumés à témoigner leur zèle en de plus graves affaires que des controverses d'école, et tous deux venaient de jouer le rôle le plus actif dans les luttes provoquées par le schisme des deux papes. Dans sa querelle contre Pierre de Léon ou Anaclet II, Innocent II avait trouvé en Geoffroi et en Bernard les plus utiles et les plus zélés défenseurs. L'un portait encore le titre de légat du saint-siège dans les Gaules, et il n'y avait guère plus d'un an que l'autre était revenu de Rome, où après la mort d'Anaclet il avait conduit son successeur repentant aux pieds du souverain pontife, et rétabli l'unité de l'Église.

On ignore comment l'évêque de Chartres répondit à Guillaume de Saint-Thierry; quant à saint Bernard, il accueillit la dénonciation avec une politesse fort laconique. C'était au mois de mars, pendant le carême de 1139, ou, suivant quelques-uns, de 1140233.

Note 233?: (retour) On peut admettre en effet que ceci ne se passa qu'en 1140, année de la réunion du concile. Dans ce cas, la conférence de saint Bernard et de Guillaume, puis celle de saint Bernard et d'Abélard, leur demi-rapprochement, leurs plaintes mutuelles, leur rupture, l'appel au concile, la retraite de saint Bernard, puis sa rentrée dans la querelle, la session du synode et son jugement, tout se serait passé dans le court espace de cinquante à soixante jours, de la fin du carême à l'octave de la Pentecôte, et l'accusation dirigée contre Abélard d'avoir à un certain moment prétendu emporter l'affaire en la brusquant, n'en serait que mieux justifiée. (Voyez plus bas p. 201.)

Dans une lettre des plus courtes, il approuve l'émotion du religieux, loue son traité, bien qu'il n'ait pu le lire encore avec assez d'attention, le croit propre à détruire des dogmes odieux, et, pour le reste, il se rejette sur les devoirs du saint temps où il écrit pour ajourner toute explication. L'oraison réclame à cette heure tous ses instants, et ce n'est qu'après Pâques qu'il pourra se rencontrer avec Guillaume et conférer avec lui. En attendant, il le prie de prendre sa patience en patience, il a jusqu'ici à peu près ignoré toutes ces choses, et il termine en lui rappelant que Dieu est puissant et en se recommandant à ses prières234.

Note 234: (retour) S. Bern., Op., ep. CCCXVII.

Les défenseurs de saint Bernard ont insisté sur cette preuve de sa froideur au début de toute cette affaire. Ils en concluent qu'on ne le saurait accuser d'inimitié ni de passion, et mettent un soin peu explicable à le disculper de toute initiative dans une poursuite que cependant ils approuvent, et qu'ils le louent d'avoir soutenue plus tard avec chaleur et persévérance. En tout genre, les apologies sont souvent contradictoires; elles tendent à établir à la fois que celui qu'elles défendent n'a pas fait ce qu'on lui reproche et qu'il a eu raison de le faire. Ainsi, selon ses partisans, saint Bernard serait louable de n'avoir pas suscité l'affaire qu'il est louable pourtant d'avoir suivie.

Évidemment, tout cela importe peu; et si, comme les documents l'attestent, le zèle de Guillaume de Saint-Thierry alluma celui de l'abbé de Clairvaux, la conduite de ce dernier n'en est ni mieux justifiée ni plus condamnable.

Nous avons vu, en 1121, au concile de Soissons, la sage modération de l'évêque de Chartres intervenir avec une grande autorité. Son influence n'eût pas été moindre dans les nouvelles conférences de 1139 ou de 1140. Le titre de légat qu'il portait encore et que son humilité changeait en celui de serviteur du saint-siége apostolique, n'aurait fait qu'ajouter à son ascendant. Mais bien qu'il ait participé aux opérations du concile de Sens235, il s'efface dans toute cette affaire, et d'ailleurs sa position politique dans l'Église, sa liaison avec saint Bernard, la récente communauté de leur conduite et de leurs efforts en tout ce qui touchait les intérêts de la papauté, devaient le porter impérieusement a marcher avec lui. Il est probable qu'il suivit le mouvement sans ardeur et sans résistance.

Note 235: (retour) Je ne sais ou Gervaise a pris que Geoffroi était mort cette année même, le jour de Pâques, et par conséquent n'avait pu assister au concile (t. II, l. V, p. 86). Il y assisté, il signa les lettres synodiques, il était encore légat en 1144, sancto sedis apostolicae famulus, et ne mourut que le 29 janvier 1145. (S. Bern., Op., ep. CCCXVII.—Gallia Christ., t. VIII, p. 1134.—Hist. litt., t. XIII, p. 84.)

Saint Bernard fut donc abandonné à lui-même. C'était un esprit plus élevé qu'étendu, et dont la sagacité naturelle était limitée par une piété ardente et crédule. Il la poussait jusqu'à la dévotion minutieuse. Comme sa sévérité envers lui-même, son zèle pour la maison du Seigneur ne connaissait pas de bornes; et tandis qu'il domptait son corps et humiliait sa vie par les rigueurs les plus misérables, il se livrait avec une confiance absolue au sentiment d'une mission personnelle de sainte autorité. Sa charité vive et tendre dans le cercle de l'Église ou de son parti dans l'Église, s'unissait à une sévérité soupçonneuse hors du monde soumis à son influence, confondue à ses yeux avec le divin pouvoir de l'Église même. C'était un orateur éloquent, un brillant écrivain, un missionnaire courageux, un actif et puissant médiateur dans les affaires où il s'interposait au nom du ciel; mais il manquait souvent de mesure et de prudence. Sa raison était moins forte que son caractère, sa foi en lui-même exaltée par l'excès de ses sacrifices. La justesse, la modération, l'impartialité lui étaient difficiles; il y avait de l'aveuglement dans son génie; et à côté des rares qualités qui l'ont placé si haut dans l'Église et dans l'histoire, on reconnaît à mille traits de sa vie que ce grand homme était un moine236.

Note 236: (retour) Voyez Othon de Frisingen, De Gest. Frid., l. I, c. XVII.—Cf. Brucker, Hist. crit. philos., t. III, pars II, l. II, c. III, p. 751 et 759.

Lorsque le jour de Pâques fût passé, il donna plus d'attention aux avertissements de Guillaume de Saint-Thierry, qui sans doute ne manqua pas de lui rappeler la conférence promise. La gravité réelle ou apparente de quelques-unes des nouveautés d'Abélard, l'indépendance générale de sa doctrine, sa préférence pour la méthode rationnelle dans l'exposition des vérités religieuses, et, plus que tout cela, l'immense et rapide propagation de ses idées, qui trouvaient tous les esprits prêts et ardents à les accepter, déterminèrent saint Bernard à intervenir.

Quoique douze ans auparavant Abélard l'eût rangé au nombre de ses ennemis237, leur dissidence, qui était dans la nature des choses, n'avait pas eu beaucoup d'éclat; rien d'irréparable ne les armait encore l'un contre l'autre. L'abbé avait visité le Paraclet; quelques relations les avaient rapprochés; leur passager dissentiment sur le texte de l'Oraison dominicale pouvait bien avoir manifesté ou laissé entre eux un fond d'aigreur cachée, mais enfin ils vivaient en paix. Bernard hésitait évidemment à rompre, peu curieux d'engager un si rude combat. Il voulut d'abord avoir une entrevue avec Abélard, et il lui fit quelques observations sur ses doctrines. Cette première conférence n'ayant rien produit, une seconde eut lieu, et cette fois en présence de deux ou trois témoins, suivant le précepte de l'Évangile238. Il l'engagea à revoir ses écrits, à modifier ses assertions, surtout à ralentir les pas trop rapides de ses disciples dans la voie qu'il leur avait ouverte. La conversation fut assez amicale. Un secrétaire de saint Bernard, son panégyriste et son biographe, assure même qu'on s'entendit et que ce dernier obtint quelques promesses rassurantes. C'est ce que ne confirme point la relation officielle, envoyée au saint-siége par les évêques, après la décision du concile239. Il y eut une simple conférence préliminaire, d'où chacun se retira avec des espérances, parce que, de part et d'autre, on resta en des termes bienveillants. Comme Abélard était éloigné de toute idée de schisme, et que ses propositions les plus hasardées comportaient pour la plupart une explication plausible, un entretien commencé sans le désir de rompre devait conduire à quelque espoir de rapprochement entre Bernard et lui. L'un n'était point pressé de pousser les choses à l'extrême; il ne cherchait pas un éclat; l'autre, toujours placé entre la soumission et la révolte, désirait se maintenir à l'égard du pouvoir ecclésiastique dans une indépendance sans hostilité; il ne céda donc pas à son adversaire, mais il ne l'irrita pas.

Note 237: (retour) Voyez ci-dessus, p. 116.
Note 238: (retour) «Si ton frère a péché contre toi, va et reprends-le entre toi et lui; s'il t'écoute, tu auras gagné ton frère. S'il ne t'écoute pas, prends avec toi encore une ou deux personnes, afin que tout soit confirmé sur la parole de deux ou de trois témoins.» (Math., XVIII, 15 et 16.)
Note 239: (retour) Geoffroi, né à Auxerre, moine de Clairvaux, secrétaire (notarius) de saint Bernard, et qui a écrit sa vie, avait été quelque temps disciple d'Abélard; mais il appartenait tout entier au parti opposé lors du concile de Sens. Il affirme qu'Abélard promit de s'amender à la volonté de saint Bernard, «ad ipsius arbitrium correcturum se promitteret universa.» Mais les évêques de France, dans leur lettre au pape, parlent de la conférence familière et amicale où Abélard fut averti; et ils ne disent point ce qu'il répondit. S'il eût fait une promesse violée plut tard, leur intérêt était de le rappeler. (Cf. Gaufr., l. III, De vit. S. Bernardi. Rec. des Hist., t. XIV, p. 370, etc.—Thes. nov. anecd., t. V, p. 1147.—S. Bern., Op., ep. CCCXXXVII.—Ab. Op.; Not., p. 1101.)

Quand les hommes supérieurs se rencontrent, ils essaient ou feignent de s'entendre, du moins tant que la guerre n'est pas déclarée. Mais une fois séparés, chacun, rentré dans son camp, y retrouve ses amis, ses confidents, ses flatteurs, et se réchauffe au foyer de l'esprit de parti. Ce qui inquiétait Bernard, c'était moins encore la nature que le succès des doctrines d'Abélard. Il voyait au loin s'étendre l'esprit de controverse sur les matières les plus hautes et les plus sacrées. Dans les derniers temps, des hérésies graves, notamment sur la Trinité, s'étaient produites en divers lieux240. Abélard, après en avoir beaucoup réfuté par ses arguments, en avait suscité d'autres par sa méthode. Il autorisait les erreurs même qu'il n'enseignait pas. Partout à sa voix se dressait, moins prudent et moins réservé que lui, l'éternel ennemi de l'autorité, l'examen. Son exemple avait comme déchaîné dans la lice la raison individuelle.

Note 240: (retour) C'était surtout celles de Henry, de Tanquelm ou Tankolin, de Pierre de Bruis, peut être aussi des deux frères bretons, Bernard et Thierry dont parle Othon de Frisingen, et dont Gautier de Mortagne a réfuté le second. On suppose que ce sont les deux frères que veut désigner Abélard dans le tableau qu'il a par deux fois tracé des hérésies contemporaines. (Cf. Introd. ad Theol., l. II, p. 1066.—Theolog. Christ., l. IV, p. 1314-1316, et ci-après, l. III. c. II.—Rec. des Histor., t. XIV, praef., p. IXX.—De Gest. Frid., l. I, c. XLVII.—Spicileg., t. III.—Hist. litt., t. XIII, p. 378).

Hors de sa présence, l'abbé de Clairvaux ne se contraignit point pour maudire cette réformation anticipée; il ne s'abstint pas d'en rapporter l'existence au plus renommé des novateurs; sans peut-être attaquer directement sa personne, il accusait ses principes et son exemple. Il arrachait ses livres des mains de ses disciples, et prêchait contre la contagion de son école. Autour du nouvel apôtre s'élevait contre l'autorité doctrinale d'Abélard une clameur de réprobation et d'anathème. Nous en pouvons juger par le langage des écrivains partisans de saint Bernard. Abélard dogmatisait perfidement, disent-ils tous. Il fut négromant et familier du démon, a écrit Gérard d'Auvergne241.

Note 241: (retour) «De fide dogmatizans ferfide.... Nigromanticus et daemoni familiaris.» (Thes. anc. t. V, praef. in fin.) On lisait cela dans une chronique manuscrite de Cluni. Les mots perfide dogmatizans ont été répétés ailleurs. (Guill. Nang. Chron., Rec. des Hist., t. XX, p. 731.)

Non moins puissant et non moins passionné, retentit bientôt de l'autre côté le cri de l'indépendance. Abélard lui-même, irritable et convaincu, opposait aux accusations des dénégations sincères, et, ne croyant que se défendre, prenait contre ce qu'il appelait la mauvaise foi, l'ignorance ou l'envie, une offensive hautaine. Ses disciples toujours nombreux renvoyaient l'insulte à la réprobation, et le mépris à l'anathème. Ils avaient pour eux les droits de l'intelligence. Ils pensaient défendre contre des préjugés tyranniques la vérité éternelle et nouvelle à la fois. Abélard pouvait se regarder comme le représentant de ce que le christianisme renfermait de plus éclairé, comme le docteur, sinon de la majorité dans l'Église, au moins d'une minorité pleine d'espérance et d'avenir. Tous les esprits hardis se groupaient autour de lui. Ceux même qui exagéraient ou dénaturaient ses opinions, ceux même qui en soutenaient d'autres, ou, comme on dirait aujourd'hui, de plus avancées, le prenaient pour chef, et voulaient, à leur profit, faire triompher en lui la liberté de penser. Un docteur qui avait étudié avec lui et sous lui, Gilbert de la Porrée, chancelier de l'église de Chartres et déjà célèbre par la solidité et le succès de son enseignement, avait commencé à développer sur l'essence divine, sur ses attributs, sur la différence des personnes aux propriétés dans la Trinité, ces subtilités ingénieuses, hasardées, dont il devait, huit ans après, étant évêque de Poitiers, venir répondre devant deux conciles242. Pierre Bérenger, zélé disciple d'Abélard, déjà revêtu des fonctions de scolastique, et qui devait défendre plus tard son maître dans une courageuse apologie, nourrissait et ne cachait pas contre le despotisme ecclésiastique ces sentiments d'opposition dont il a rendu l'expression si vive et si piquante243.

Note 242: (retour) Gilbert de la Porrée (Porretanus) soutint des opinions théologiques qu'on trouve, sous quelques rapports, analogues à celles d'Abélard. Il rencontra aussi saint Bernard pour adversaire. Il fut traduit devant le consistoire de Paris et au concile de Reims, en 1148. (Ott. Frising. De Gest. Frid., l.1, c. XLVI, L et seq.—Hist. litt., t. XII, p. 486.)
Note 243: (retour) Pierre Bérenger, de Poitiers, scolastique on ne sait de quelle église, n'est guère connu que par son apologie d'Abélard et une invective contre les chartreux. Pétrarque, le premier, l'a appelé Pictaviensis (Poitevin). Dom Brial soupçonne qu'il l'a confondu avec Pierre de Poitiers, autre disciple d'Abélard, et veut, sans trop de fondement, que Bérenger soit Gabalitanus ou du Gévaudan. (Ab. Op., pars II, ep. XVII, XVIII et XIX; Not., p. 1192.—Hist. litt., t. XII, p. 264.—Rec. des Hist., t. XIV, p. 294.)

Enfin un homme intrépide, jeune encore, Arnauld de Bresce, qui passe également pour avoir suivi les leçons d'Abélard, venait de se retirer en France, banni de Rome par l'autorité pontificale, pour y avoir fougueusement soutenu la réforme spirituelle et temporelle de l'Église chrétienne. Moins préoccupé du dogme que des abus introduits dans la constitution du clergé, il préludait, sans le savoir, à l'insurrection des Vaudois, des Albigeois, à celle du protestantisme, par des attaques où se mêlait à la passion de l'indépendance religieuse un sentiment confus de la liberté politique244. On dit qu'il se rapprocha d'Abélard, et le poussa vivement à la résistance. Rien, à notre connaissance, n'atteste cette coalition que le dire de saint Bernard. Il appelle Arnauld le lieutenant, ou plutôt l'écuyer d'Abélard245, et met grand soin, dans ses lettres pour Rome, à confondre la cause de l'un avec celle de l'autre, et à représenter Abélard, tantôt comme le guide, tantôt comme l'instrument de l'ennemi que le pape venait de frapper. Espérons pour saint Bernard qu'il a dit vrai.

Note 244: (retour) Arnauld, qu'on croit né à Bresce, dans les premières années du XIIe siècle, attaqua avec tant de violence la richesse du clergé et le despotisme du gouvernement papal qu'il fut condamné en 1139 par le concile de Latran. Forcé de quitter l'Italie, il vint en Suisse, et de là apparemment en France. Il repassa les Alpes en 1141, souleva Bresce, provoqua dans Rome un mouvement révolutionnaire qui triompha dix-ans, et fut brûlé vif en 1155.
Note 245: (retour) «Procedit Golias procero corpore, nobili illo suo bellico apparatu circumcinctus, antecedente quoque ipsum ejus armigero Arnaldo de Brixia. (S. Bern. Op., ep. CLXXXIX. Voyez aussi les lettres CXCV et CCCXX.)

Excité ou non par Arnauld de Bresce, Abélard affronta la tempête, et traita ses pieux et puissants adversaires comme des coeurs méchants et des esprits faibles. Revenant à la confiance présomptueuse de sa jeunesse, entraîné surtout par ce mouvement général qui ne venait pas tout entier de son impulsion, il maintint avec fermeté la vérité de ses principes, provoqua la réfutation, accusa ses adversaires de calomnie, et parut braver l'Église.

Alors éclata la sainte colère de Bernard, et il commença une guerre déclarée. Il poursuivit son adversaire, disent ses apologistes, avec son invincible vigueur246. Songeant d'abord à s'assurer une nécessaire protection, il écrivit en cour de Rome. La confiance d'Abélard de ce côté l'inquiétait visiblement, et ce n'est pas sans anxiété qu'il invoque d'un ton tour à tour plaintif et indigné la sollicitude du pape et des cardinaux. Nous avons ses lettres, toutes déclamatoires et cependant éloquentes, toutes remplies de recherche et de passion, d'art et de violence; la foi est sincère, la haine aveugle, l'habileté profonde.

Note 246: (retour) Histoire de saint Bernard, par M. l'abbé Ratisbonne, t. II, c. XXIX, p. 31.—La plupart des historiens croient que saint Bernard ne devint vraiment actif et n'écrivit en cour de Rome qu'après qu'Abélard eut demandé à être jugé au concile de Sens. Cela est possible, mais l'ordre que nous avons adopté peut aussi se justifier par les textes.

Dans son premier appel aux cardinaux, ce n'est pas un homme seulement, c'est l'esprit humain qu'il dénonce. «L'esprit humain, il usurpe tout, ne laissant plus rien à la foi. Il touche à ce qui est plus haut, fouille ce qui est plus fort que lui; il se jette sur les choses divines, il force plutôt qu'il n'ouvre les lieux saints.... Lisez, s'il vous plaît, le livre de Pierre Abélard, qu'il appelle Théologie247.» Quant à la lettre que je regarde comme la première que saint Bernard ait écrite sur cette affaire au pape, elle est comme trempée des larmes qu'il versa dans le sein pontifical; il jette l'épouse désolée aux bras de l'ami de l'époux, et lui rappelle que la Sunamite lui est confiée, pendant que l'époux absent tarde encore. La peste la plus dangereuse, une inimitié domestique, a éclaté dans le sein de l'Église; une nouvelle foi se forge en France. Le maître Pierre et Arnauld, ce fléau dont Rome vient de délivrer l'Italie, se sont ligués et conspirent contre le Seigneur et son Christ. Ces deux serpents rapprochent leurs écailles. Ils corrompent la foi des simples, ils troublent l'ordre des moeurs; semblables à celui qui se transfigura en ange de lumière, ils ont la forme de la piété. L'Église vient à peine d'échapper à Pierre qui usurpait le siège de Simon Pierre, et elle rencontre un autre Pierre qui attaque la foi de Simon Pierre. L'un était le lion rugissant, l'autre est le dragon qui guette sa proie dans les ténèbres: mais le pape écrasera le lion et le dragon248. Le nouveau théologien invente de nouveaux dogmes, il les écrit, afin d'en mieux empoisonner la postérité; et, au milieu de ses hérésies, il se vante d'avoir ouvert les sources de la science aux cardinaux et aux clercs de la cour de Rome. Il dit qu'il a mis ses livres dans leurs mains, et il appelle à défendre son erreur ceux-là même qui le doivent juger. «Persécuteur de la foi, comment as-tu la pensée, la conscience d'invoquer le défenseur de la foi? De quels yeux, de quel front peux-tu contempler l'ami de l'époux, toi, le violateur de l'épouse? Oh! si le soin de mes frères ne me retenait! Oh! si mon infirmité corporelle ne m'empêchait, de quelle ardeur j'irais voir l'ami de l'époux qui prend la défense de l'épouse en l'absence de l'époux! Moi qui n'ai pu taire les injures de mon Seigneur, je supporterais patiemment les injures de l'Église! Mais toi, Père bien-aimé, n'éloigne pas d'elle ton bras secourable; songe à sa défense, ceins ton glaive. Déjà l'abondance de l'iniquité refroidit la charité d'un grand nombre; déjà l'épouse du Christ, si tu n'y portes la main, sort et suit les traces des troupeaux et les fait paître auprès des tentes des pasteurs249

Note 247: (retour) S. Bern. Op., ep. CLXXXVIII.
Note 248: (retour) «Squamma aquammae conjungitur.... ad imaginem et similitudinem illius qui transfigurat se in angelum lucis, habentes formam pietatis.... Evasimus rugitum Petri Leonis, sedem Simonis Petri occupantem; sed Petrum Draconis incurremus, fidem Simonis Petri impugnantem, etc.» Il y a là un jeu de mots sur le nom de Pierre de Léon. (S. Bern. Op., ep. CCCXXX.)
Note 249: (retour) Id. ibid., in fin.—Les derniers mots sont empruntés aux versets 6 et 7 du c. 1 du Cantique des Cantiques. Toute la lettre est remplie d'allusions à des passages du même poème sur lequel saint Bernard avait fait un traité.

C'est ainsi que saint Bernard parle dans ses lettres à divers membres du sacré collège, aux cardinaux Ives et Grégoire Tarquin, à Étienne, évêque de Palestrine. Dans sa circulaire à tous les évêques et cardinaux de la cour de Rome250, il tient le même langage. Il leur rappelle que leur oreille doit être ouverte aux gémissements de l'épouse, qu'ils sont les fils de l'Église, qu'ils doivent reconnaître leur mère, et ne pas l'abandonner dans ses tribulations; il leur dénonce les témérités de cet Abélard, persécuteur de la foi, ennemi de la croix, moine au dehors, hérétique au dedans, religieux sans règle, prélat sans sollicitude, abbé sans discipline, couleuvre tortueuse qui sort de sa caverne, hydre nouvelle qui, pour une tête coupée à Soissons, en repousse sept autres. Il a dérobé les pains sacrés; il veut déchirer la tunique du Seigneur; il est entré dans le Saint des saints, dans la chambre du roi; il marche entouré de la foule, il raisonne sur la foi par les bourgs et sur les places; il discute avec les enfants et converse avec les femmes; il reproduit sur les dogmes les plus saints les hérésies des plus détestées. Il les a signées de sa plume, et en les écrivant il transmet la contagion à l'avenir251, et cependant il se glorifie d'avoir infecté Rome de ses poisons. Les enfants de l'Église ne défendront-ils pas le sein qui les a portés, les mamelles qui les ont nourris?

Note 250: (retour) Grégoire Tarquin, cardinal-diacre de Saint-Serge et Bacche. (Id. ep. CCCXXXII.) Cette lettre porte ad cardinalem G., comme la suivante. Ives, cardinal-prêtre (ep. CXCIII); Étienne, évêque de Palestrine, cardinal en 1140 de l'ordre de Cîteaux (ep. CCCXXXII.) La lettre commune aux évêques et cardinaux de la cour de Rome est l'ep. CLXXXVIII.
Note 251: (retour) «Catholicae fidei persecutorem, inimicum crucis Christi.... Monachum se exterius, haereticum interius ostendit.... Egressus est de caverna sua coluber tortuosus, et in similitudinem hydrae uno prius capite succiso, etc. (ep. cccxxxi.) Habemus in Francia monachum sine regula, sine sollicitudine praelatum, sine disciplina abbatem.... disputantem cum pueris, conversantem cum mulieribus, etc.» (ep. cccxxxii.)

Ainsi saint Bernard prenait soin d'ôter par avance tout refuge à celui qui n'était pas encore proscrit et qu'il ne se hâtait pas d'attaquer ouvertement. C'est Abélard qui le contraignit enfin à se montrer. Las de de se voir sans cesse diffamé, jamais combattu, il demanda une épreuve publique.

Le roi de France, qui n'était plus Louis le Gros, mais ce roi violent, inégal et dévot, dont une activité malheureuse n'a pu illustrer le nom, et qui amena les Anglais dans le royaume, Louis VII avait au plus haut degré la dévotion des reliques; il aimait les cérémonies consacrées à la translation, l'exposition, l'adoration des restes alors si révérés des martyrs et des saints. La cathédrale de Sens, métropole de la province de Paris, était riche en trésors de ce genre, et elle conserve encore des traces précieuses pour l'antiquaire de son ancienne opulence. Le jour de l'octave de la Pentecôte de l'année 1140, le roi avait promis d'aller visiter à Sens les saintes reliques qu'on y devait exposer à la vénération des grands et du peuple252. A cette occasion, il devait y avoir dans cette ville un concours nombreux de prélats et de dignitaires de l'Église. Non-seulement les suffragants de l'archevêque de Sens, mais encore celui de Reims et les évêques de sa province, devaient s'y rencontrer. On y annonçait aussi la présence de plusieurs seigneurs du voisinage. Cette solennité était attendue avec curiosité par les populations.

Note 252: (retour) Alan. episc. autissiod. in S. Bern. Vit. adornat., c. xxvi. Rec. des Hist., t. XIV, p. cv. in praef., et p. 371 et 484.—Gallia Christ., t. XII., p. 16.

Irrité et enhardi par les attaques détournées dont il était l'objet, animé par les conseils de ses amis et peut-être d'Arnauld de Bresce, Abélard, s'adressant à l'archevêque de Sens, demanda que cette réunion sainte devînt un synode ou concile devant lequel il pût être admis à répondre à ses adversaires et à venger sa foi par la parole253.

Note 253: (retour) S. Bern., Op., ep. CLXXXIX, ad dom. pap. Innocentium.

On dit qu'il calculait que l'archevêque de Sens, qui avait eu récemment quelque différend avec saint Bernard, lui serait favorable, et qu'une convocation brusque et à bref délai déconcerterait ses ennemis 254. Ce qui est certain, c'est que son appel ne déplut pas à l'archevêque, dont la vanité fut flattée, et qui songea aussitôt à rendre l'assemblée plus complète et l'épreuve plus solennelle. Il écrivit à l'abbé de Clairvaux afin de l'inviter au concile pour le jour fixé. Celui-ci refusa, alléguant son inexpérience de ces joutes de la parole. Il disait qu'auprès d'Abélard, formé au combat dès sa jeunesse, il n'était lui qu'un enfant. Il regardait comme inutile et peu digne de commettre la foi dans ces disputes, de laisser agiter ainsi la raison divine par de petites raisons humaines255.

Note 254: (retour) Le P. Longueval, Hist. de l'Égl. gall., t. IX, l. XXV, p. 22.
Note 255: (retour) «Abnui, tum quia puer sum, et ille vir bellator ab adolescentia, tum quia judicarem indignum rationem fidei humanis committi ratiunculis agitandam ... Dicebam sufficere scripia ejus ad accusandum cum. (Ep. CLXXXIX.)

Il ajoutait que les écrits d'Abélard suffisaient sans discussion pour le condamner, et qu'après tout c'était l'affaire des évêques et non celle d'un moine et d'un abbé que de juger en matière de dogme.

Mais voulant mieux assurer le succès et témoigner de son intérêt dans l'affaire, il adressa aux évêques qu'elle regardait une circulaire pour les engager tous à se trouver exactement au jour de la réunion, et à s'y montrer fidèles amis du Christ. Il les avertit en même temps de se tenir sur leurs gardes contre les ruses d'un ennemi qui espérait les surprendre, les trouver mal préparés à la résistance, et dont la perfidie se trahissait déjà dans la brusque promptitude avec laquelle il les avait défiés256.

Note 256: (retour) Id., ep. CLXXXVII, ad episc. senonas convocandos.

Cependant Abélard ne s'oubliait pas. Il donnait à ses amis et à ses disciples rendez-vous à Sens pour le jour fixé. Il publiait qu'il comptait bien y trouver Bernard et lui répondre. Il annonçait ce grand débat comme un duel théologique en champ clos que déciderait avec solennité le jugement de Dieu.

Ce fut bientôt la nouvelle populaire, et l'attente devint générale. Les amis de saint Bernard alarmés lui représentèrent tout le danger de son absence, quelle confiance elle inspirerait à son adversaire, quel découragement à ses partisans, combien cet abandon apparent d'une si juste cause lui pourrait nuire et donner de chances au triomphe de l'erreur. L'abbé céda; il consentit avec regret à paraître au concile; mais il assure qu'il ne put retenir ses larmes. Il partit pour Sens, le coeur triste, sans préparer ni argumentation ni discours, mais se répétant sans cesse cette parole de l'Évangile: Ne préméditez pas votre réponse, elle vous sera donnée à l'heure de parler, et cette autre du psalmiste: Dieu est mon soutien; je ne craindrai pas ce qu'un homme peut me faire257. Mais s'il ne se préparait point pour le débat, il avait tout disposé pour le jugement. De toutes parts, des évêques, des abbés, des religieux, des maîtres en théologie, enfin des clercs versés dans les lettres avaient été convoqués. Thibauld, comte palatin de Champagne, cher à l'Église pour ses pieuses fondations; Guillaume, comte de Nevers, célèbre par sa piété, qui lui fit un jour abandonner le monde pour devenir chartreux258; d'autres nobles personnages se rendaient à Sens.

Note 257: (retour) Id. ep. CLXXXIX—Math., X, 10.—Ps. CXVII, 6.—Ex vit. et veb. gest. S. Bern., auct. Gaufrid. abb. Rec. des Hist., t. XIV, p. 371 et 372.
Note 258: (retour) Ex chron. turonens. Rec. des Hist., t. XII, p. 471.

Le roi devait, avec ses grands officiers, assister au concile. Henry dit le Sanglier, d'une noble famille de Boisrogues, archevêque de Sens, devait le présider; il était là, environné de tous les évêques de sa province, excepté ceux de Paris et de Nevers259; et Samson des Prés, archevêque de Reims, avec trois de ses suffragants, devait siéger à côté de lui. Les prélats qui suivaient le premier étaient d'abord Geoffroi de Chartres, sans nul doute l'homme le plus considérable de tout le corps épiscopal, quoiqu'il ne paraisse avoir joué cette fois aucun rôle; Hugues III, évêque d'Auxerre, Hélias, évêque d'Orléans, Atton, évêque de Troyes, Manassès II, évêque de Meaux. Les prélats de la province de Reims étaient Alvise, évêque d'Arras, Geoffroi de Châlons et Joslen de Soissons, celui que nous avons vu, vingt ou trente ans auparavant, enseigner à tout risque d'hérésie une variété du nominalisme sur la montagne Sainte-Geneviève260. A leur suite, une multitude d'ecclésiastiques, abbés, prieurs, doyens, archidiacres, écolâtres, avaient envahi la ville261, et pour la plupart animés de l'esprit de saint Bernard, ils le propageaient dans la foule. Sens était une cité tout ecclésiastique, la métropole de Paris, et presque la métropole des Gaules septentrionales; l'influence épiscopale y régnait toute-puissante, et le peuple était dès longtemps préparé à entendre appeler Abélard des noms d'Antechrist et de Satan, lorsqu'il vit entrer dans ses murs d'un côté saint Bernard seul, triste, souffrant, les yeux baissés, couvert de la robe grossière de Clairvaux, et précédé d'une renommée de sainteté merveilleuse; de l'autre, Abélard, qui, malgré son âge et ses maux, portait encore avec fierté une tête belle et détruite, et marchait entouré de ses disciples à l'aspect quelque peu profane. Partout où passait le saint abbé, on voyait les genoux fléchir, les fronts s'incliner sous la bénédiction de la main dont on racontait les miracles. Sur les pas d'Abélard, ceux qu'attirait la curiosité étaient presqu'aussitôt repoussés par l'effroi.

Note 259: (retour) «Henricus cognomine Aper.... (Guill. Nang. Chron., Rec. des Hist., t. XX, p. 727.) On ignore les motifs de l'absence d'Etienne de Senlis, évêque de Paris, et de Fromond, évêque de Nevers.
Note 260: (retour) Gall. Christ., t. VIII, p. 1134, 1448, 1613; t. XII, p. 44 et passim.—Voyez aussi ci-dessus, p. 23 et ci-après l. II, c. VII et X.
Note 261: (retour) Loc. cit., et S. Bern. Op., ep. CCCXXXVII.

Les actes du concile de Sens n'existent plus. Les scènes intérieures n'en ont été nulle part fidèlement décrites. Nous ne savons que quelques faits succinctement indiqués par saint Bernard et les évêques. Il faut les raconter après eux.

Le premier jour, 2 juin 1140262, c'était un dimanche (on l'appelait alors le jour de l'octave de la Pentecôte, car la fête de la Trinité n'a été fondée qu'au XVe siècle), on s'occupa de l'adoration des reliques qui furent exposées à la vénération des fidèles. Le roi les visita pieusement, disent les écrivains ecclésiastiques, et se les fit montrer et expliquer par saint Bernard263. Ce fut une grande solennité rendue plus imposante par une pompe royale, épiscopale, guerrière, et dont l'effet était tout favorable à l'Église, qui faisait ainsi parler la religion à l'imagination populaire, tandis que la théologie philosophique ne s'adressait qu'à l'intelligence. D'un côté, une vaste cathédrale, des débris sacrés dans une châsse étincelante, la mitre et la couronne, la crosse et le sceptre, la croix et l'épée, les vêtements de soie et d'or des pontifes, les robes fleurdelisées, les dalmatiques blasonnées, les chants religieux qui semblent s'élever vers le ciel avec la fumée de l'encens, le bruit de l'armure des guerriers qui s'agenouillent; enfin au milieu de ces pieuses magnificences, un moine austère et charitable que la voix populaire sanctifie avant l'Église; et de l'autre, un homme d'une renommée étrange et suspecte, célèbre par de tristes aventures, par des tentatives stériles, par des humiliations bizarres, à la fois altier et faible, n'ayant jamais pris que des positions téméraires sans en avoir su garder aucune, appuyé seulement par une bande de bruyants disciples, simples sans humilité, fiers sans puissance, n'ayant ni les grandeurs du monde ni celles de l'Église, libres d'esprit, ce qui ne plaît à personne, si ce n'est l'avant-veille des révolutions.

Note 262: (retour) J'ignore sur quel fondement un auteur dit que le concile s'ouvrit le 11 janvier. Les témoignages authentiques donnent une date certaine, l'octave de la Pentecôte. Or, l'année 1140, Pâques était le 7 avril. (Du Cange, art. Annus.) Selon notre manière de compter, la Pentecôte devait être le 20 mai. Du reste, comme il n'existe pas de procès-verbaux de cette assemblée, on en refait l'histoire avec les lettres de saint Bernard et des fragments d'historiens. Nous ne voyons aucune raison pour renvoyer le concile de Sens, comme le veulent les Bollandistes, à l'année 1141. (Cf. Act. concilior., t. VI, pars II, p. 1219.—Philip. Labbaei Sacr. concil., t. X, p. 1018.—Anal. des concil., par le père Richard, t. V, suppl.—Act. sanct., t. III, p. 196.)
Note 263: (retour) Alan, episc. autiss. in Vit. S. Bern., c. XXVI. Rec. des Hist., t. XIV, p. 371.—Gall. Christ., t. XII, p. 40.

Le lendemain, le concile s'ouvrit dans l'église métropolitaine de Saint-Étienne. Les pères étaient assis en présence du roi sur son trône. Seigneurs, moines, docteurs, prêtres, tous attendaient en silence. L'émotion intérieure d'une grande curiosité agitait tous les esprits. L'anxiété attentive redoubla lorsqu'Abélard parut. Il traversait la foule des assistants qui s'ouvrait pour lui faire place, lorsqu'apercevant parmi eux Gilbert de la Porrée qui le regardait d'un air d'intelligence, il lui fit un signe et lui dit ce vers d'Horace en passant:

Nam tua res agitur, paries cum proximus ardet,

prédisant ainsi le synode de Paris où, sept ans après, saint Bernard devait, pour des nouveautés analogues, poursuivre le subtil prélat264.

Note 264: (retour) Hor. Epist. I, XVIII, 84.—Vincent. Bellov., Biblioth. Mund., t. IV; Spec. historial., l. XXVII, c. lxxxvi, p. 1127.—Gaufr. aulissiod. Vit. S. Bern., Rec. des Hist., t. XIV, p. 372.—Hist. litt., t. XII. p. 467.

Abélard s'arrêta au milieu de l'assemblée. En face de lui, dans une chaire qu'on montrait encore avant la révolution, saint Bernard était debout, acceptant le rôle de promoteur, c'est-à-dire d'accusateur devant le concile qu'il semblait présider265. Il tenait à la main les livres incriminés; dix-sept propositions en avaient été extraites, qui renfermaient des hérésies ou des erreurs contre la foi. Saint Bernard ordonna qu'on les lût à voix haute. Mais à peine cette lecture était-elle commencée qu'Abélard l'interrompit, s'écriant qu'il ne voulait rien entendre, qu'il ne reconnaissait pour juge que le pontife de Rome, et il sortit266.

Note 265: (retour) Recherches hist. sur la ville de Sens, par M. Th. Tarbé, 1838, c. xxi.—D'Amboise signale comme une irrégularité de la procédure que l'accusateur ait été saint Bernard, qui n'était pas de la même province ecclésiastique qu'Abélard. Un accusateur idoine, dit-il, devait être choisi dans la province de Tours où était située l'abbaye de Saint-Gildas. Mais ce n'est point comme abbé de Saint-Gildas, c'est pour des opinions publiées dans la province de Sens et de Reims qu'Abélard était poursuivi. Seulement il peut paraître singulier que dans un concile composé de prélats de ces deux provinces, un si grand rôle ait été donné à un homme qui n'était ni de l'une ni de l'autre; car l'abbé de Clairvaux était du diocèse de Langres, province Lyonnaise première. (Ab. Op., praef. apol.)
Note 266: (retour) On n'est point parfaitement d'accord sur les détails de cet événement; je suis le récit adressé par saint Bernard au pape. Celui des évêques y est à peu près conforme; seulement ils ajoutent que cette lecture avait pour but de mettre Abélard en mesure de s'expliquer et de se défendre. Mais il se pouvait qu'on n'eût que l'intention de lui demander s'il avouait ou désavouait les articles; car c'était l'opinion et le conseil de saint Bernard: «Dicebam sufficere scripta ejus ad accusandum eum.» (S. Bern., Op., ep. CLXXXIX, ad pap. Innoc.—Ep. CXCI, Remens. arch. ad eumd.—Ep. CCCXXXVII, Senon. arch. ad eumd..—Gaufrid. Ex lit. S. Bern., l. III, Rec. des Hist., t. XIV, p. 371.)

Qu'avait-il éprouvé, qu'avait-il voulu? Était-ce une fuite? Était-ce une inspiration soudaine, un projet réfléchi, une tactique, une faiblesse? On ne le sait pas. Il fut miraculeusement frappé, disent les légendaires de saint Bernard, et Dieu rendit muet sur la place celui dont la parole avait été soixante ans puissante et funeste. Suivant d'autres narrateurs moins crédules, il fut troublé devant cette assemblée si auguste, devant cet adversaire si saint et si grand, et l'erreur perdit mémoire et courage en présence de la vérité personnifiée267. Certes, on ne croira pas qu'Abélard fût venu jusqu'au milieu du concile qu'il avait en quelque sorte convoqué lui-même, avec le dessein de se taire au jour marqué pour la parole, et d'éviter solennellement un combat solennellement demandé. Le désir de suspendre toute querelle en ajournant et en déplaçant le jugement ne saurait avoir dès l'origine déterminé sa conduite268. Mais nous savons qu'il était imprudent et affaibli, téméraire pour entreprendre et facile à émouvoir. «Il n'avait nulle audace pour l'action,» dit un historien, «quoiqu'il en eût beaucoup dans l'esprit269.» Du moment qu'il mit le pied dans la ville de Sens, il ne vit que des yeux ennemis; on le menaçait d'une sédition populaire270. Il lisait son arrêt écrit sur le front de ses juges. Qu'il se tournât vers le pouvoir ou spirituel on temporel, point d'espérance. On ne lui offrait pas une controverse en règle, engagée entre docteurs égaux; on lui signifiait une accusation, on le sommait d'un désaveu, d'une rétractation, ou peut-être d'une défense; mais tout débat eût été oiseux, toute éloquence impuissante. En essayant de se justifier, il n'aurait fait qu'accepter et aggraver sa défaite. D'un autre côté, il espérait en l'appui de la cour de Rome, et savait que c'était là le plus grand souci de ses adversaires. Le trouble, l'orgueil, la crainte et la vengeance se réunirent pour lui suggérer ensemble la pensée d'échapper ainsi à un péril certain, d'embarrasser ses ennemis, d'annuler d'avance l'effet de leur jugement. Comme saint Paul sans espoir devant les magistrats de Jérusalem, il se crut le droit d'en appeler à César et de citer à leur tour ses juges inquiets devant le tribunal de Rome.

Note 267: (retour) Id. ibid., p. 372.—Hist. de saint Bernard, par M. l'abbé Ratisbonne, t. II, c. XXIX, p. 38.—Le P. Longueval, Hist. de l'Égl. gall., t. IX, l. XXV, p. 28.
Note 268: (retour) C'est pourtant l'opinion de D. Martène dans les Annales de l'ordre de Saint-Benoît, t. VI, p. 324.
Note 269: (retour) Crevier, Hist. de l'Univ., t. I, l. I, chap. 2, p. 186.
Note 270: (retour) Ott. Frising. De Gest. Frid., l. I, c. XLVII.

On peut admettre qu'Abélard, appréciant sa position, s'était dit, avant d'entrer au concile, que suivant l'aspect de la séance et son inspiration du moment, il parlerait ou refuserait de répondre. Mais nul ne s'attendait à ce dernier parti, et cet incident si imprévu causa d'abord beaucoup d'émotion. Le concile embarrassé hésita sur ce qu'il devait faire. Sa compétence paraissait douteuse: car le titulaire d'une abbaye de Bretagne pouvait, comme tel, n'être justiciable que de l'archevêque de Tours. A la vérité, il avait lui-même choisi ses juges et reconnu par là leur juridiction, et en qualité de fondateur ou de chapelain du Paraclet, il pouvait être regardé comme prêtre du diocèse de Troyes271. Mais il avait pris le concile moins pour juge que pour témoin de sa controverse avec saint Bernard; jamais il n'avait accepté le rôle d'accusé. Et s'il était accusé, comment le juger sans l'entendre, sans savoir même s'il reconnaissait pour siennes les opinions dénoncées? D'ailleurs, l'appel au pape n'était-il pas suspensif, et ne risquait-on point, en passant outre, de blesser le saint-siège, dont les dispositions étaient déjà si douteuses?

Note 271: (retour) Mabillon, S. Bern. Op.; Not., fus. in ep. CLXXXVII, p. LXV.—Le P. Longueval, Hist. de l'Égl. gall., t. IX, l. XXV, p. 22.

Cependant, si le concile se séparait sans statuer, et qu'il se récusât ainsi lui-même, la victoire d'Abélard était complète, et l'Église, celle de France du moins, prononçait sa propre condamnation. C'était une faute grave que saint Bernard ne pouvait commettre, et pour l'autorité une mortelle atteinte qu'il ne pouvait souffrir. Il décida aisément le concile à s'en défendre.

On se rappelle comment l'assemblée était composée. Geoffroi de Chartres, qui peut-être n'eût pas engagé l'affaire, et qui était seul en mesure de rivaliser d'influence avec l'abbé de Clairvaux, n'avait garde de lui résister, et occupait désormais un rang trop important dans le gouvernement de l'Église pour mettre au-dessus des intérêts de son ordre les inspirations naturelles de sa modération et de son équité. L'archevêque de Sens pouvait hésiter; car trois ans à peine s'étaient écoulés depuis qu'il avait été suspendu par Innocent II, pour ne s'être pas arrêté devant un appel au pape dans une question de droit canonique sur la validité d'un mariage; mais ses débuts dans la carrière épiscopale n'avaient pas été édifiants; sa réforme était en partie l'oeuvre de saint Bernard qui, après lui avoir adressé, pour l'y confirmer un traité sur le devoir des évêques, s'était maintenu dans l'usage de le gourmander sévèrement toutes les fois qu'un caractère violent et capricieux l'entraînait à quelque faute. «La justice a péri dans votre coeur,» lui écrivait-il un jour. C'était là le premier des juges d'Abélard272. Quant à l'archevêque de Reims, élu depuis peu et malgré le roi, qui résista longtemps à son installation, il n'avait à grand'peine obtenu sa confirmation définitive que par l'énergique intervention du saint abbé, dont il se regardait comme la créature273 Atton, l'évêque de Troyes, avait été l'ami d'Abélard; il l'avait protégé dans ses premiers malheurs; il lui devait, ce semble, un peu d'appui, étant dans l'Église plutôt du parti de Pierre le Vénérable que de celui de saint Bernard. Mais qui sait s'il ne se croyait point suspect par ses antécédents mêmes, et s'il ne fut pas d'autant plus prompt à déserter son ancien ami qu'il était plus naturellement appelé à le défendre? D'ailleurs, il se peut qu'il n'eût qu'une position faible et compromise dans le clergé, ainsi que l'évêque d'Orléans Hélias, s'il faut en croire un récit contesté, d'après lequel tous deux auraient été huit ans plus tard déposés par le concile de Reims274. Hugues de Mâcon, évêque d'Auxerre, parent de saint Bernard, un des trente qui étaient entrés à Cîteaux avec lui, vingt-sept années auparavant, ne devait voir que par ses yeux et penser que par son esprit275. On sait peu de chose de l'évêque de Meaux. Celui d'Arras, Alvise, est désigné par un défenseur d'Abélard comme un des moins habiles et des plus prévenus. On croit qu'il était frère de Suger, et il avait été abbé d'Anchin, monastère dirigé longtemps par Gosvin, un des constants ennemis de notre philosophe276. Le maître de Gosvin, Joslen, évêque de Soissons, en sa qualité d'ancien professeur de dialectique, aurait bien pu se montrer facile en matière d'hérésie, mais il avait été rival d'Abélard sur la montagne Sainte-Geneviève, et collègue de saint Bernard, dans la mission que celui-ci reçut d'Innocent II, en 1131, pour aller convertir l'Aquitaine à son autorité277. L'évêque de Châlons, Geoffroi Cou de Cerf, était cet ancien abbé de Saint-Médard que le concile de Soissons avait chargé de détenir et de discipliner Abélard; et lui aussi, il devait, à la recommandation de saint Bernard, sa promotion à l'épiscopat278. On ne voit pas d'où aurait pu venir au trop faible et trop redoutable accusé la protection, la bienveillance ou même l'impartialité.

Note 272: (retour) Henry le Sanglier avait mené une vie mondaine depuis son élection en 1122 jusqu'en 1126. Ramené à plus de régularité par Geoffroi de Chartres et par Burchard de Meaux, il passa sous la tutelle de saint Bernard, qui le défendit auprès du pape et contre le roi. Voyez surtout celle de ses lettres qui est devenue le traité de officio episcoporum (1127), et celle où le saint traite l'archevêque si durement pour avoir déposé un archidiacre, l'accusant de provoquer ses adversaires et d'offenser ses protecteurs (1136). «Vous amenez des pieds et des mains votre déposition,» ajoute-t-il. «Ita ne putatis perlisse justitiam de toto orbe, sicut de vestro corde?» (S. Bern. Op., ep. XLII, XLIX et CLXXXII. Opusc. II, t. II, p. 460.—Hist. litt., t. XII suppl., p. 134 et 228.—Gall. Christ., t. XII, p. 46 et pars II, Instrum. p. 33.)
Note 273: (retour) S. Bernard. Op., ep. CLXX, p. 108 in not.—Gall. Christ., t. IX, p. 86.
Note 274: (retour) Alberic., Ex Chronic., Rec. des Hist., t. XIII, p. 701.—Gall. Christ., t. XII, p. 499; t. VIII, p. 1449.—Hist. litt., t. XII, p. 227.
Note 275: (retour) Gall., Christ., t. XII, p. 292.—Hist. litt., t. XII, p. 408 et XII, suppl., p. 7.
Note 276: (retour) C'est à lui, en effet, ou à Joslen que D. Brial applique le passage où Bérenger se moque d'un prélat d'un renom célèbre, d'une grande autorité dans le concile, qui aurait, après avoir bu plus que de raison, fait une harangue assez vive contre Abélard. (Ab. Op., p. 306.—Cf. Rec. des Hist., t. XIV, p. 297.—Gall. Christ., édit. I, 1056, t. II, p. 216.—Hist. litt., t. XIII, p. 71, et t. XII, p. 361.—Voyez ci-dessus, p. 24 et 98.)
Note 277: (retour) Gall. Christ., t. IX, p. 357.—Hist. litt., t. XII, p. 412. Voyez ci-dessus, p. 23.
Note 278: (retour) Gall. Christ., t. IX, p. 879.—Hist. litt., t. XII, p. 186; voyez ci-dessus, p. 95.

Saint Bernard n'eut donc aucune peine à faire prévaloir sa volonté, qui paraissait conforme aux intérêts de l'Église et de l'autorité. Dans la délibération du jour qui suivit la comparution et la retraite d'Abélard, il fut décidé que l'on continuerait à juger la doctrine, à défaut du docteur, et que sans examiner si l'appel était régulier, en laissant aller la personne par respect pour le saint-siège, à qui elle appartenait désormais, on statuerait sur les dogmes. Il fut dit que ces dogmes, extraits d'ouvrages non désavoués, avaient été notoirement et à diverses reprises enseignés au public, et que l'intérêt le plus pressant était de les ruiner dans les esprits, qu'ils avaient commencé de corrompre279. Plusieurs pères, mais surtout saint Bernard, apportèrent des autorités nombreuses, et nommément celle de saint Augustin, en preuve des hérésies contenues dans les propositions accusées. Elles furent déclarées pernicieuses, manifestement condamnables, opposées à la foi, contraires à la vérité, ouvertement hérétiques280. On dit qu'Abélard quitta la ville le jour où la condamnation fut prononcée.

Note 279: (retour) «Episcopi, Vestrae Reverentiae deferentes, nihil in personam egerunt (S. Bern. Op., ep. CXC). Licet appellatio ista minus canonica videretur, sedi tamen apostolicae deferentes, in personam hominis nullam voluimus proferre sententiam.» (Ep. CCCXXXVII.)
Note 280: (retour) «Errorem perniciosissimum et plane damnabilem.—Sententias.... «haereticas evidentissime comprobatas (ep. CCCXXXVI). Fidei adversantia, contraria veritati.» (Ep. CLXXXIX.)

«Ses adversaires,» dit Brucker281, «ne purent ni supporter ni pénétrer les nuages dont il enveloppait des vérités simples; la superstition, l'ignorance, l'hypocrisie, l'envie, trouvèrent matière à persécuter cruellement un homme si digne de temps et de destins meilleurs. Il a le droit d'être compté parmi les martyrs de la philosophie.»

Note 281: (retour) Hist. crit. phil., t. III, p. 764.

Cette condamnation embrassait quatorze des dix-sept propositions qui lui étaient attribuées. Elles étaient données comme extraites de ses écrits; le premier, sa Théologie (et ce titre comprenait probablement deux ouvrages, l'Introduction et la Théologie chrétienne); le second, le Connais-toi toi-même ou son traité de morale. Le troisième était le Livre des Sentences, ouvrage qu'il a toujours désavoué; l'on ne connaît en effet aucun livre de lui qui porte ce titre282.

Note 282: (retour) On trouve ces propositions diversement classées et rédigées dans divers recueils (Ab. Op., praefat., pars II, ep. XX; Apolog., p. 830.—Thes. nov. anecd., t. V. Theol. Christ., Observ. praev., p. 1149.—S. Bernard. Op., ep. CLXXXVIII). Elles différent peu pour le fond de l'extrait dressé par Guillaume de Saint-Thierry. Le texte, qui fut envoyé à Rome et sur lequel le pape prononça, a été retrouva au Vatican par Jean Durand, bénédictin, et publié par Mabillon. On croit que c'est le texte qui était joint à la grande lettre de saint Bernard. (Ep. CXC, seu Tractatus, etc. Opusc. XI.) Je crois plutôt que c'est l'extrait annoncé à la fin de la lettre des évêques de France (ep. CCCXXXVII); il contient quatorze articles représentés par quatorze fragments textuels d'Abélard. (S. Bern. Op., t. II, Opusc. XI, p. 640.) Les opinions qui y sont exprimées ont été discutées souvent. (Voyez Dupin, Hist. des controverses, XIIe siècle, c. VII, p. 360.—Le père Noël Alexandre, Hist. Eccl., t. VI, Dissert. VII, p. 787.—Duplessis d'Argentré, Collec. Judicior. de nov. error., t. I, p. 21.—Gervaise, Hist. d'Abell., t. II, t. V, p, 162.—Les auteurs du Thesaur. anecd., t. V, p. 1148, et ceux de l'Histoire littéraire, t. XII, p. 118 et suiv. et 138; enfin la troisième partie du présent ouvrage.) Quant aux écrits dénoncés, il faut en rayer le Livre des Sentences ou Sententiae Divinitatis, recueil qui courait sous son nom, qu'il a formellement désavoué et qu'on lui attribuait encore à l'époque où Gautier de Saint-Victor écrivait contre lui en même temps que contre P. Lombard, Gilbert de la Porrée, et Pierre de Poitiers. (Duboulai, Hist. Univ., t. II, p. 631.) Ce nom de Livre des Sentences était assez commun alors. (Ab. Op., Apolog., p. 333; Not., p. 1159.—Hist. litt. t. X, p. 313, et t. XII, p. 137.)

Quoique les quatorze propositions ne se retrouvent pas toutes littéralement dans le texte des écrits qui nous sont restés, elles sont en général authentiques, et les apologistes d'Abélard ont eu tort de les contester.

Parmi les maximes condamnées, les principales sont les suivantes:

I. Dans la Trinité, le Père a la toute-puissance, le Fils la sagesse, et le Saint-Esprit la charité; chacune de ces propriétés désigne chacune des personnes, de sorte qu'en logique rigoureuse la propriété qui distingue une des personnes semble manquer aux deux autres. Abélard ne dit pas cela, mais il avance au moins que le Père a la puissance parfaite, le Fils quelque puissance, le Saint-Esprit nulle puissance. Le Fils est de la substance du Père, puisqu'il en est engendré; le Saint-Esprit n'est pas de la substance du Père, puisqu'il ne fait que procéder du Père et du Fils. Une personne est à l'autre comme l'espèce est au genre, comme la forme est à la matière. C'est là ce que saint Bernard appelle introduire des degrés dans la Trinité, et sur ce chef, il accuse Abélard de l'hérésie d'Arius283. C'est ce que d'autres ont appelé réduire à l'unité les personnes divines, et sur ce chef, Abélard a été accusé de l'hérésie de Sabellius284.

Note 283: (retour) «Theologus noster cum Ario gradus et scalas in Trinitate disponit.» (S. Bern. Op., ep. CCCXXX. Voyez aussi les lettres CXCII, CCCXXXI, CCCXXXII, CCCXXXVI, CCCXXXVIII.)
Note 284: (retour) Guillelm. S. Theod. Disput. adv. Ab., c. II et III. Biblioth. cist., t. IV.—Ott. Frising. De Gest. Frid., l. I, c. XLVII.—Mabillon, S. Bernard. Op., vol. I, t. II, p. 640.—Bayle, Dict. crit., art. Abélard.—Hist. litt., t. XII, p. 139.

II. L'Homme-Dieu ou le Christ ne peut être appelé à ce titre une personne de la Trinité. C'est pour cette parole que saint Bernard accuse Abélard de s'exprimer sur la personne du Christ comme Nestorius285.

Note 285: (retour) Voyez les lettres déjà citées.—Il faut bien remarquer qu'il ne s'agit ici que du Dieu fait homme, ou du Fils de Dieu en tant que Jésus-Christ. Car pour le Verbe ou Fils de Dieu, considéré comme tel, il n'y a pas dans tout Abélard un mot qui affaiblisse en lui un seul des caractères de la divinité.

III. Dieu ne fait pas plus pour celui qui est sauvé que pour celui qui ne l'est pas, tant que l'un et l'autre n'a pas de lui-même consenti à la grâce divine; d'où il suit, que par les forces du libre arbitre et de la raison, l'homme peut rechercher la grâce, s'y attacher, y consentir, ou en d'autres termes, qu'une grâce spéciale n'est pas nécessaire pour obtenir la grâce. C'est sur ce point que saint Bernard accuse Abélard, quand il parle de la grâce, de tomber dans l'hérésie de Pelage286.

Note 286: (retour) Voyez les mêmes lettres.

IV. Jésus-Christ ne nous a sauvés que par son exemple, par les perfections dont il nous a donné le divin modèle, et par la reconnaissance et l'amour que doit nous inspirer son sacrifice.

V. Dieu ne pouvait empêcher le mal, puisqu'il l'a permis, c'est-à-dire qu'étant la perfection même, il ne pouvait par sa propre nature faire ce qu'il a fait autrement qu'il ne l'a fait.

VI. Ce n'est pas dans l'oeuvre que réside le péché, mais dans la volonté, ou plutôt dans l'intention ou le consentement donné sciemment au mal, de sorte que l'oeuvre en elle-même ne nous rend ni meilleurs ni pires, que l'ignorance exclut le péché, et que le péché n'est ni dans l'acte, ni dans la tentation, ni dans la concupiscence, ni dans le plaisir.

On doit entrevoir la portée de ces idées. A l'exception de la seconde qui nous paraît sans importance (car on ne voit pas ce qu'il y a de mal à dire subtilement que, Jésus-Christ n'étant que le nom humain du Fils ou le nom du Verbe fait homme, ce n'est pas en tant que Jésus-Christ que le Fils est une personne de la Trinité), toutes ces maximes ont une certaine gravité, et peuvent recevoir un sens qui compromette des dogmes fondamentaux. Il serait oiseux de les discuter ici; nous l'avons fait ailleurs287. Nous ne contesterons point que les principales opinions incriminées ne se trouvent au moins en principe dans les écrits d'Abélard, et qu'interprétées avec une rigueur absolue, poussées à leur extrême limite, elles ne soient hérétiques, du moins par certaines de leurs conséquences. Mais nous affirmons, en pleine connaissance de cause, qu'elles n'ont en général dans ses livres ni la gravité ni le caractère qu'elles présentent comme citations isolées et dans la forme arrêtée d'une rédaction sommaire. Elles sont, chez leur auteur, tempérées par des déclarations positives, modifiées par des développements ou des restrictions, qui permettent ou de les absoudre, ou de les excuser, ou de les réduire à des inexactitudes de langage. Les modernes censeurs d'Abélard ne nient même pas qu'elles puissent être ramenées à un sens catholique; et aucun n'affirme qu'il ait voulu innover an fond ni sciemment sortir de l'unité288. Cela suffit pour que le jugement qui le frappa soit condamné. Vainement le concile prétend-il avoir épargné la personne, pour ne juger que les doctrines; c'est la personne, bien plus que les doctrines, qu'il a poursuivie. Dans un autre temps, chez un autre homme, il les aurait tolérées. Ce n'est pas la pensée abstraite d'Abélard, c'est sa pensée vivante et remuante; ce n'est pas son système, c'est son influence que ses juges ont voulu anéantir289. Ce n'est pas la vérité éternelle, mais la situation accidentelle de l'Église qu'ils ont défendue. La puissance d'un génie inquiétant et réfractaire, dans le passé d'humiliantes victoires, dans l'avenir une tendance dangereuse, dans le présent une émotion générale des esprits impatients du joug, tels sont les graves motifs qui s'unirent aux inévitables passions humaines, pour déterminer la politique religieuse de saint Bernard et du concile qui lui servit d'instrument.

Note 287: (retour) Voyez la troisième partie de cet ouvrage.*
Note 288: (retour) Voyez Martène et Durand. (Thes. nov. anecd., t. V, praefat.) Les propositions d'Abélard, disent-ils, ne peuvent qu'à grand'peine être ramenées à un sens catholique, et devaient être condamnées du moment qu'il refusait de les expliquer. Mabillon, l'éditeur et l'apologiste de saint Bernard, ne veut pas qu'on classe Abélard parmi les hérétiques, mais seulement parmi les errants, «inter errantes» et plus loin: «Nolumus Abaelardum haereticum; sufficit pro Bernardi causa cum fuisse in quibusdam errantem; quod Abaelardus non diffitetur.» (S. Bern. Op., praefat. chap. 5, 51, 55, et vol. I, t. II, Admon. in opusc. XI.) Mais ce que Mabillon accorde suffit aussi pour que l'on condamne la violence de saint Bernard. Tout ces bénédictins paraissent au fond réduire les torts d'Abélard à de mauvaises expressions. L'auteur de son article dans l'Histoire littéraire, si malveillant pour lui, ne lui impute pas comme hérésies intentionnelles les erreurs qu'on peut tirer de ses expressions (t. XII, p. 139); et M. l'abbé Ratisbonne, plus équitable encore, lui reconnaît «un respect sincère pour l'Église et une foi vive et docile.» (Hist. de saint Bern,, t. II, c. XXVIII, p. 24.) Les questions d'hérésie me paraissent discutées avec soin et modération par le père Alexandre Noël qui conclut ainsi: «Non est censendus haereticus; nusquam errores suos pertinaciter propugnavit.» (Natal. Alex. Hist. Eccl., t. VI, Dissert. VII, p. 787-803.) Toutes ces opinions, et je n'ai cité que des autorités qui ne prennent point parti pour Abélard, contiennent ainsi une censure indirecte de la décision du concile.
Note 289: (retour) «Quia homo ille multitudinem trahit post se et populum qui sibi credat habet, necesse est ut huic contagio celeri remedio occurratis.» (Lett. des évêq. au pape. S. Bern., ep. CLXXXI.)

La politique religieuse, en effet, n'agit pas seule. Il faut, dans ce jugement, faire une grande part à la vieille haine qui avait poursuivi Abélard dès le début de sa carrière et que ses premiers ennemis, en disparaissant de la scène, avaient transmise à leurs successeurs. La jalousie qui s'acharna contre lui est historiquement établie. La modération même des peines prononcées prouve bien qu'on ne pensait pas de lui tout le mal qu'on en disait; car dès cette époque, le sacrilège et le blasphème encouraient de plus rudes châtiments. On ne voulait évidemment que deux choses, son impuissance et son humiliation. Il faut remarquer, au reste, que le temps n'était pas venu encore où l'on vit l'Église déployer systématiquement la dernière rigueur contre l'erreur purement spéculative, et commander ou permettre les crimes qui ont plus tard souillé sa cause. Le XIIe siècle était un temps de liberté de penser relative, quand on le compare aux temps qui l'ont suivi.

Cependant, ni saint Bernard ni les pères du concile n'étaient tranquilles sur les suites de leur décision. Que devait en penser Rome? cette question les inquiétait. D'abord il ne paraît pas que plusieurs des pères jouissent de ce côté-là d'une grande faveur, car, des deux archevêques de Sens et de Reims, l'un avait encouru déjà une fois la disgrâce du saint-siège; l'autre était destiné à se voir plus tard privé du pallium, par jugement du pape Eugène III290. Puis, bien qu'on eût admis que l'appel à la cour de Rome couvrait la personne d'Abélard, on n'était pas sûr d'être approuvé par le souverain pontife pour avoir passé outre au jugement des doctrines. L'abus de ces sortes d'appels, fortement dénoncé par le clergé gallican, était constamment accueilli ou encouragé par le saint-siège. Grégoire VII avait attiré à lui presque toute la juridiction ecclésiastique, et le célèbre archevêque de Tours, Hildebert, comme plus tard saint Bernard lui-même dans son traité de la Considération, avait en vain réclamé contre cette compétence directe et illimitée qui transformait la cour de Rome en tribunal unique de la chrétienté291. Il est vrai qu'on alléguait contre l'appel interjeté par Abélard que lui-même avait choisi ses juges, et qu'un concile provincial demeure en tout état de cause juge de la doctrine d'un théologien de son ressort. Mais ces raisons pouvaient n'être pas goûtées à Rome, et les évêques ne doutaient pas qu'Abélard et ses amis n'y missent tout en oeuvre pour faire condamner le clergé de France au tribunal de saint Pierre. La modération a toujours été le caractère et de la politique et de la religion de Rome, sauf dans quelques circonstances extrêmes où l'autorité apostolique s'est vue directement en péril. Sa conduite est connue; ardente, quand les églises nationales sont tièdes, elle se montre sage et clémente quand celles-ci paraissent passionnées; elle s'étudie à garder les formes d'une paternelle protection. On a déjà vu qu'au sein du sacré collége Abélard comptait des appuis et même des disciples. A leur tête était le cardinal Gui de Castello292, distingué par l'élévation de son esprit, sa douceur, sa justice, et dont le crédit était grand; car c'est lui qui, quatre ans après, fut pape sous le nom de Célestin II, trop tard pour le repos d'Abélard, trop peu de temps peut-être pour l'Église et pour l'humanité.

Note 290: (retour) Gall. Christ., t. IX, p. 86, et t. XII, p. 46.
Note 291: (retour) Cf. Gervaise, Vie d'Ab., t. II, l. V, p. 229.—Rec. des Hist. des Gaules, t. XIV; i praefat., p. XVI.—S. Bern. De Considerat. l. I, c. III.—Neander, S. Bern. et son siècle, l. II.—Bergier, Dict. de Théol., art. Papauté; Not. XVI.
Note 292: (retour) Guido de Castello dans les lettres de saint Bernard; Guy de Castellis, du Chatel, de Castel ou de Château, dans les historiens français; son nom vient de la ville de Città di Castello dans la légation de Pérouse. Nommé par Honorius II, cardinal-diacre au titre de Sainte-Marie, in via lata, et par Innocent II, cardinal-prêtre au titre de Saint-Marc, il s'éleva au souverain pontificat en 1143 et mourut au bout de six mois. Les manuscrits des lettres de saint Bernard portent qu'il était disciple d'Abélard, et Duboulai le désigne ainsi: «Magister Guido de Castellis P. Abaelardi quondam discipulus, ejusque defensor acerrimus.» (S. Bern. Op., ep. CXCII, p. 185 in not.Hist. Univ., t. II, p. 212.)

Mais saint Bernard avait encore plus d'amis auprès du saint-siége. Sa réputation de sainteté, sa haute position et son influence active dans le clergé, ses grands et récents services dans l'affaire du schisme, lui assuraient en Italie une autorité qu'il s'occupa d'augmenter. D'abord deux lettres synodiques furent adressées au saint-père, l'une par l'archevêque de Sens et ses suffragants; l'autre au nom de l'archevêque de Reims et des siens. Ces deux lettres sont évidemment écrites par saint Bernard. La première surtout est importante; elle était connue au Vatican sous le nom de la lettre des évêques de France293; c'est un compte rendu de toute l'affaire. Après avoir déclaré qu'il n'y a de ferme et de stable que ce qui est établi par l'autorité du siége apostolique, on y rappelle les leçons et les compositions d'Abélard, et l'impression qu'il avait produite, soit sur le public des écoles, soit sur celui des villes, des bourgs et des châteaux, et le bruit qui en était parvenu jusqu'à l'abbé de Clairvaux, et ses premières démarches pleines de charité, de discrétion, et les bravades du novateur et de ses disciples, forçant par un défi le synode à se réunir et Bernard à y paraître. Puis, en termes fort succincts, les pères du concile exposent ce qui s'y est passé; comment le seigneur abbé a produit dans l'assemblée le livre de théologie du maître Pierre, et les articles dudit livre, notés comme absurdes et pleinement hérétiques, pour que l'inculpé niât les avoir écrits, ou, s'il les avouait, les justifiât ou les amendât; comment le maître Pierre Abélard parut alors se défier, chercher un moyen d'évasion, et refusa de répondre; si bien qu'enfin et quoique libre audience lui fût accordée, et qu'il fût en lieu sûr et devant d'équitables juges, il en appela au saint-père en sa présence, et sortit de l'assemblée avec les siens. Encore que cet appel, ajoute-t-on, parût peu canonique, par déférence pour le siége apostolique, on n'a point voulu prononcer de sentence contre l'homme lui-même. Mais, pour mettre un terme à la propagation de l'erreur, on a statué sur les doctrines, lues et relues souvent en des cours publics; elles étaient notoires; elles étaient manifestement fausses et hérétiques; on les a donc condamnées en elles-mêmes, et cela un jour avant l'appel fait au saint-siége. Cette dernière circonstance n'est affirmée que dans cet endroit et elle n'est guère conciliable avec les autres relations, même avec celle de saint Bernard, même avec celle que contient cette lettre294. Pour qu'elle soit exacte, en effet, il faut ou qu'Abélard ait quitté la séance sans mot dire, ce que nul ne prétend, ou qu'on eût par provision statué à huis-clos sur ses doctrines, avant de l'entendre en personne, ou qu'enfin l'appel au pape n'ait paru consommé qu'après avoir été régularisé par une déclaration écrite, admise comme valable par le concile295. Quoi qu'il en soit, l'archevêque de Sens et son clergé transmettent au pape, en finissant, les articles condamnés, et «le supplient unanimement de confirmer leur sentence, de frapper d'un juste châtiment ceux qui s'obstineraient par esprit de contention à les défendre296; et quant au susdit Pierre, de lui imposer silence en lui interdisant d'enseigner et d'écrire, et en supprimant ses livres.»

Note 293: (retour) S. Bern. Op., ep. CCCXXXVII, ad Innocent. pontif. in persona Franciae episcop., Not. d.
Note 294: (retour) «Pridie ante factam ad vos appellationem damnavimus.» Cette circonstance est en effet peu conciliable avec ces mots de la portion antérieure du récit: «Respondere noluit ... ad vestram tamen, sanctissisme pater, appellans praesentiam, cum suis a conventu discessit.» (id. ibid. Voyez aussi les lettres CLXXXIX et CXCI.)
Note 295: (retour) Le père Longueval, Hist. de l'Égl. gall., t. IX, l. XXV, p. 29.
Note 296: (retour) «Sententias eas perpetua damnatione notari et omnes qui pervicaciter et contentiese illas defenderent justa poena muletari.» (Ep. CCCXXXVII.)

En même temps, Bernard écrit pour son compte au pape. Il se jette dans ses bras avec tous les épanchements d'une âme navrée de douleur et d'un chrétien au désespoir. Il est dégoûté de vivre, il ne sait s'il lui serait utile de mourir297. Insensé! il croyait, après la mort de Pierre de Léon, l'antipape, que l'Église était enfin tranquille et qu'il allait vivre en repos; il ignorait qu'il habitait une vallée de larmes, une terre d'oubli. La douleur est revenue, ses pleurs ont coulé à flots comme les maux qu'il a soufferts. Un Goliath s'est levé, d'autant plus hardi qu'il sentait bien qu'il n'y avait point de David: Goliath, c'est Abélard, toujours avec son compagnon d'armes, Arnauld de Bresce. Puis vient le récit des circonstances que l'on sait, et enfin une adjuration véhémente adressée au successeur de Pierre: qu'il voie s'il est possible que l'ennemi de la foi de Pierre trouve un refuge auprès du siége de Pierre; qu'il se souvienne de ce qu'il doit à l'Église; qu'il écrase la fureur des schismatiques; qu'il ne fasse pas moins que les grands évêques, ses prédécesseurs, et saisisse, pendant qu'ils sont encore petits, les renards qui dévorent la vigne du Seigneur.

Note 297: (retour) «Taedet vivere et an mori expediat nescio.» (Ep. CLXXXIX.)

Un moine de Montier-Ramey, admis plus tard à Clairvaux, Nicolas, secrétaire de l'abbé, son messager de prédilection pour les négociations délicates, et qui avait alors toute sa confiance, quoiqu'il l'ait trahie plus tard298, fut chargé de porter ces lettres au pape, et d'y ajouter de vive voix les commentaires convenables.

Note 298: (retour) Montier-Ramey était une abbaye à quatre lieues de Troyes. Nicolas était un homme instruit, lettré, habile, fort employé dans les affaires de Rome, mais hypocrite, et que saint Bernard accusa plus tard de vol et de faux. On a de lui des lettres assez intéressantes.» (S. Bern. Op., ep. CLXXXIX et praefat., in t. III, vol. I, p. 711.—Hist. litt., t. XIII, p. 553.)

Ces lettres n'étaient pas les seules; il en est d'autres où le saint s'exprime d'un ton différent, suivant la différence des correspondants. Ainsi il s'adresse avec autorité au cardinal Grégoire Tarquin, comme s'il n'avait pour le faire agir qu'à lui donner le signal, et qu'il le pût traiter comme un religieux de son ordre, toujours prêt à lui obéir. «Suivant votre coutume,» lui dit-il, «quand j'entre dans la cour (la cour de Rome), vous devez vous lever pour moi. Levez-vous donc pour ma cause ou plutôt pour la cause du Christ299.» Quand il écrit au cardinal Haimeric, qui était des Gaules, son ami, et de plus chancelier de l'Église romaine300, il lui parle gravement, presque politiquement, et lui fait sentir en peu de mots ce qu'on doit en pareille occurrence attendre du saint-siége. Il est moins à l'aise avec le cardinal Gui de Castello: il l'appelle son vénérable seigneur et son père chéri, et d'un ton mêlé de flatterie et de fermeté il lui témoigne l'espérance de ne pas le voir aimer un homme au point d'aimer ses erreurs. Ce serait injure que de le soupçonner d'une telle amitié, elle serait terrestre, charnelle et diabolique; et il ajoute: «Ce n'est pas moi qui accuse Abélard auprès du saint-père; c'est son livre qui l'accuse.... Un homme qui ne voit rien en énigme, rien dans le miroir, mais qui regarde tout face à face301!.... J'estimerais moins votre équité, si je vous priais longtemps, dans la cause du Christ, de ne mettre personne avant le Christ. Sachez-le seulement, parce qu'il vous est utile de le savoir, vous à qui Dieu a donné la puissance: il importe à l'Église, il importe à cet homme lui-même, qu'il lui soit imposé silence.»

Note 299: (retour) Ep. CCCXXXIII, ad G. cardinalem.
Note 300: (retour) Haimeric, Bourguignon, de la ville de Châtillon, et qu'on dit de la famille de Castries, cardinal-diacre du titre de Sainte-Marie-Nouvelle. (S. Bern., ep. XV et CCCXXXVIII.)
Note 301: (retour) «Nihil videt per speculum et in aenigmate, sed facie ad faciem omnia intuetur.» (Ep. CXCII, ad magistrum Guidonem de Castello.)

Mais quand il parle au cardinal-prêtre Ives, son ami, qui ayant été chanoine régulier de Saint-Victor de Paris pouvait comprendre et partager ses sentiments, il épanche toutes ses colères contre Abélard; là encore, c'est un moine sans règle, un supérieur sans soin, qui ne sait ni imposer l'ordre ni s'y soumettre, un homme différent de lui-même, Hérode au dedans, Jean-Baptiste au dehors, qui veut souiller la chasteté de l'Église, fabricateur de mensonges, fauteur de dogmes pervers, plus hérétique enfin par son opiniâtreté que par ses erreurs302.

Note 302: (retour) Ep. CXCIII, ad magistrum Ivonem cardinalem.

Mais en multipliant ces lettres habilement calculées pour intéresser à sa cause tout ce que Rome avait de plus considérable, saint Bernard ne voulait point se montrer étranger à la question de doctrine. Indépendamment de la relation qu'il écrit pour le pape, il lui adresse une épître, ou plutôt un traité où il examine et discute quelques-unes des opinions d'Abélard303. Cette composition a été justement placée parmi les meilleures de son auteur. Quoiqu'il n'y considère pas dans leur ensemble, ni d'un point de vue fort élevé, les doctrines de son adversaire, il prend sur lui à divers moments une supériorité véritable; et dégagée des violences d'un langage injurieux qui altère et déshonore la vérité même, sa pensée est souvent juste et quelquefois profonde. Dans la discussion sur la Trinité, on peut l'accuser de n'avoir pas équitablement pris l'opinion qu'il réfute. S'il ne la défigure pas, du moins il l'exagère; et en isolant les expressions, il les rend exclusives et plus suspectes qu'elles ne doivent l'être pour un esprit de bonne foi. Mais dans l'examen de la nouvelle théorie de la Rédemption il paraît avoir raison contre son rival; et l'esprit moderne qui peut préférer l'idée d'Abélard ne saurait faire qu'elle fût l'idée traditionnelle et partant orthodoxe de l'Église catholique. La Trinité et la Rédemption sont les seuls dogmes spéciaux dont le saint s'occupe avec étendue. Il glisse sur le reste, et se borne à caractériser d'une manière générale l'esprit du rationalisme qui respire dans toute la théologie d'Abélard. Là encore, il montre une vraie sagacité, et il attaque l'intervention de la raison dans les choses de la foi avec une force et une clairvoyance qui feraient envie à plusieurs des apologistes de notre siècle, avec une rhétorique passionnée qui rappelle l'auteur de l'Essai sur l'indifférence en matière de religion; c'est la même éloquence, plus animée peut-être, quoique moins naturelle encore; c'est la même vigueur sophistique; c'est, avec les idées que M. de la Mennais n'a plus, le talent qu'il a toujours.

Note 303: (retour) S. Bern. Op., ep. CXC, seu tractatus contra quaedam capitula errorum Abaelardi, vol. I, t II, op. XI, p. 636.—Ab. Op., p. 276. Voyez dans la suite de cet ouvrage le c. IV de la troisième partie.

Jamais plus active et plus soigneuse habileté n'a été déployée pour perdre un homme, coupable seulement de dissidence et convaincu d'être un contradicteur. A voir tant d'efforts empreints de tant de haine, de ressentiment et d'orgueil, on se dit qu'il est heureux pour saint Bernard d'avoir été un saint. Quiconque penserait et agirait ainsi pour un intérêt quelconque de ce monde, même pour celui d'une politique équitable et légitime, serait accusé de méchanceté dans la tyrannie; la sainteté seule atténue, si elle ne les justifie, ces excès de l'âme. On a grand tort d'attaquer les austérités que le christianisme prescrit. Ces austérités héroïques sont seules capables de racheter devant Dieu les vives passions que, ne pouvant les supprimer, le christianisme détourne à son profit, et qu'il dévoue à sa cause. Saint Bernard consacrait à Dieu ses passions, comme autrefois les templiers leur épée.

L'intérieur du parti qui poursuivait Abélard nous est mieux connu que le parti d'Abélard lui-même, et que sa propre conduite, dans ces difficiles circonstances. Peut-être le Vatican, qui nous a rendu le texte des propositions déférées par le concile de Sens, contient-il encore, dans ses mystérieuses archives, les lettres d'Abélard suppliant, et les plaintes de ceux qui, croyant la vérité persécutée dans sa personne, invoquaient la protection du chef de la chrétienté; mais tout cela nous est inconnu. Nous ne possédons que les actes publics, deux confessions de foi et une apologie qu'un de ses amis écrivit avec plus de chaleur que de prudence. Encore ne sait-on pas bien la date de ces écrits, et les auteurs ne sont pas d'accord. Racontons les faits dans l'ordre le plus simple.

La décision de Rome demeura un temps incertaine. Mais les lettres de saint Bernard au pape furent répandues dans le public, et l'on ne tarda pas à les faire suivre du bruit de la condamnation; on l'annonçait avant de l'avoir obtenue. Abélard, imparfaitement instruit de son sort, dut redoubler de soins pour l'éviter et l'adoucir. Il comptait sur deux appuis, l'opinion de la France et la faveur de Rome.

La première était moins unie qu'il ne pensait. L'énergie avec laquelle on l'avait attaqué au nom de l'Église intimidait ceux qui n'étaient qu'impartiaux, neutralisait dans le clergé une partie de ses amis, et donnait à la querelle une gravité qui ne permettait plus de le suivre ouvertement qu'aux convictions fortes ou passionnées. Toutefois, pendant qu'il faisait sans doute jouer à Rome tous les ressorts qui le pouvaient sauver, il ne négligea pas de s'adresser au public, et de se concilier les deux sortes d'esprits qui l'avaient si souvent servi; d'une part, les esprits curieux et hardis, qui se plaisent à l'examen et goûtent la controverse, en un mot les esprits faits pour l'opposition; de l'autre, les esprits élevés et bienveillants, qui s'intéressent aisément au talent et à la sincérité persécutés, et qui placent volontiers le bon droit du côté de l'intelligence et de la faiblesse. Aux uns il adressa les réponses de la dialectique, aux autres les gémissements de la foi. Il s'étudia comme toujours à faire en lui redouter le controversiste et plaindre le chrétien.

Mais il y avait un juge qu'il devait avant tout rassurer et satisfaire, c'était Héloïse: non qu'il pût craindre un moment d'être désavoué par l'esprit le plus libre, abandonné par le coeur le plus fidèle. Eh! dans quelles extrémités Héloïse ne l'aurait-elle pas suivi? mais il avait besoin de l'armer pour sa cause, et de ranger publiquement de son parti l'abbesse et ses religieuses; car elle exerçait dans l'Église et le monde une grande autorité morale. D'ailleurs, au milieu de ces restes de passions philosophiques et de calculs ambitieux qui l'agitaient encore, le coeur d'Abélard renfermait un fond de véritable tristesse; un sentiment amer d'injustice et de malheur qui demandait à se répandre, et qui s'épanchait toujours vers celle qui comprenait toute sa pensée et sentait toute son âme. C'est pour elle qu'il écrivit cette confession de foi si noble et si touchante:

«Héloïse, ma soeur, toi jadis si chère dans le siècle, aujourd'hui plus chère encore en Jésus-Christ, la logique m'a rendu odieux au monde. Ils disent en effet; ces pervers qui pervertissent tout et dont la sagesse est perdition, que je suis éminent dans la logique, mais que j'ai failli grandement dans la science de Paul. En louant en moi la trempe de l'esprit, ils m'enlèvent la pureté de la foi. C'est, il me semble, la prévention plutôt que la sagesse qui me juge ainsi; je ne veux pas à ce prix être philosophe, s'il me faut révolter contre Paul; je ne veux pas être Aristote, si je suis séparé du Christ; car il n'est pas sous le ciel d'autre nom que le sien en qui je doive trouver mon salut. J'adore le Christ qui règne à la droite du Père; des bras de la foi, je l'embrasse, agissant divinement pour sa gloire dans sa chair virginale, prise du Paraclet304. Et pour que toute inquiète sollicitude, tout ombrage soit banni du coeur qui bat dans votre sein, tenez de moi ceci. J'ai fondé ma conscience sur la pierre où le Christ a édifié son Église. Ce qui est gravé sur cette pierre, je vous le dirai en peu de mots: Je crois dans le Père et le Fils et le Saint-Esprit, Dieu un par nature et vrai Dieu, qui contient la Trinité dans les personnes, de façon à conserver toujours l'unité dans la substance. Je crois que le Fils est en tout coégal au Père; savoir, en éternité, en puissance, en volonté, en opération. Je n'écoute point Arius qui, poussé par un génie pervers, ou même séduit par un esprit démoniaque, introduit des degrés dans la Trinité, enseignant que le Père est plus grand, le Fils moins grand, oubliant ainsi le précepte de la loi: Tu ne monteras point par des degrés à mon autel (Exod. xx, 26); car il monte par des degrés à l'autel de Dieu, celui qui introduit dans la Trinité une priorité et une postériorité (une supériorité et une infériorité). J'atteste que le Saint-Esprit, est consubstantiel et coégal en tout au Père et au Fils, quand dans mes livres je le désigne si souvent du nom de la Divine bonté. Je condamne Sabellius qui, attribuant au Père et au Fils la même personne, avança que le Père avait souffert la passion, d'où est venu le nom des patripassiens. Je crois que le Fils de Dieu est devenu le Fils de l'homme, et qu'une seule personne subsiste par et dans les deux natures. C'est lui qui après avoir souffert toutes les conditions attachées à son humanité et la mort même, est ressuscité, est monté au ciel, et viendra juger les vivants et les morts. J'affirme que tous les péchés sont remis par le baptême; que nous avons besoin de la grâce pour commencer et accomplir le bien, et que ceux qui ont failli sont régénérés par la pénitence. Quant à la résurrection de la chair, pourquoi en parlerais-je, puisque vainement je me glorifierais d'être chrétien, si je ne croyais que je dois ressusciter un jour?

Note 304: (retour) «Amplector eum ulnis fidei in carne virginali de Paracleto sumpta gloriosa divinitus operantem.» Manière un peu recherchée, mais exacte, d'exprimer que le Fils de l'homme a été conçu dans le sein d'une vierge par l'opération du Saint-Esprit.

Telle est donc la foi dans laquelle je me repose. C'est d'elle que je tire la fermeté de mon espérance. Fort de cet appui salutaire, je ne crains pas les aboiements de Scylla, Je ris du gouffre de Charybde, je n'ai pas peur des chants mortels des sirènes. Si la tempête vient, elle ne me renverse pas; si les vents soufflent, ils ne m'agitent pas; car je suis fondé sur la pierre inébranlable305

Note 305: (retour) Ab. Op., pars II, p. 308.

Cette déclaration est chrétienne. Elle contient l'expression d'une foi correcte sur les principaux articles touchant lesquels on accusait Abélard d'hérésie. Cependant elle ne rétracte pour le fond aucune des opinions qu'il a soutenues dans ses livres, au sens du moins où il les a soutenues. I1 n'est ni le premier ni le seul qui, pour rester dans l'unité, ait profité d'une communauté de langage entre ses adversaires et lui, sans tenir compte des idées diverses que des esprits différents attachent aux mêmes mots. Peut-être si l'on obligeait tous les chrétiens à donner individuellement le sens précis et sincère qu'ils attribuent chacun aux expressions consacrées du dogme, verrait-on dans l'unité perpétuelle du catholicisme surgir les dissidences et les variations, et l'hérésie des coeurs trahir l'orthodoxie des paroles.

Ainsi Abélard parlait à Héloïse. Ainsi il essayait d'offrir aux catholiques, sans engagement ni passion, les moyens de s'intéresser à lui et de le prendre sous leur garde. En même temps, il composait une apologie plus développée, où il se défendait en discutant et réfutait ses adversaires. Cet ouvrage est inconnu. Mais Othon de Frisingen nous en a conservé le commencement, où l'on voit que les questions de dialectique avaient été mêlées par les adversaires d'Abélard aux questions de théologie, et ceux-ci ont accusé cet ouvrage d'une vivacité et d'une violence qui auraient à la fois aggravé les torts de l'auteur et empiré sa situation306. Nous doutons qu'il ait écrit avec l'emportement qu'on lui reproche. En général, sa discussion était alors plus dédaigneuse que violente; mais c'était bien assez pour offenser des adversaires très-sérieusement persuadés d'être les défenseurs de Dieu.

Note 306: (retour) Othon paraît croire que l'apologie d'Abélard fut faite à Cluni après la décision du pape. Si c'est la confession de foi qui se trouve dans les Oeuvres, elle n'était pas de nature à provoquer de vives répliques, et elle ne commence point par les mots qu'Othon nous a conservés, et qui indiquent que les imputations d'hérésie auraient été rattachées à quelque point de philosophie traité d'après Boèce. Elle n'est pas l'apologie dont un adversaire d'Abélard dit: «Per apologiam suam theologiam impejorat.» Celle-ci est donc perdue. L'existence en est attestée par Othon et par les citations curieuses que donne le censeur inconnu dans une réfutation attribuée faussement à Guillaume de Saint-Thierry. Il faut que les éditeurs de celle-ci l'aient lue avec peu d'attention pour n'avoir par aperçu qu'elle était dirigée contre une apologie tout autrement polémique que la déclaration publiée par d'Amboise et annexée par Tissier à la dissertation de Guillaume de Saint-Thierry, et à celle de l'abbé anonyme qu'on croit être Geoffroi d'Auxerre. (Ott. Fris. De Gest. Frid., l. 1, c. XLIX.—Disput anon. abb. adv. P. Abael., Biblioth. cisterc., t. IV, p. 239, 240, 242, 246.)

Leurs reproches s'adressaient avec plus de justice à une autre apologie qu'Abélard laissa publier par un de ses amis. Pierre Bérenger est l'auteur de cette défense, véritable invective contre saint Bernard307. L'ouvrage est rempli de verve et d'audace. Au milieu des longueurs, des puérilités, des plaisanteries grossières que tolérait le goût du temps, de ces citations innombrables, ornement obligé d'un ouvrage destiné aux gens instruits, on y trouve un vrai talent satirique, un esprit libre et pénétrant, quelquefois une argumentation vive et des traits d'éloquence. C'est une Provinciale du XIIe siècle. On ne saurait dire si Abélard y avait mis la main.

Note 307: (retour) Ab. Op., pars II, ep. XVII, Berengarii scholastici Apologeticus, p. 302.

Nous n'avons rien emprunté à cet ouvrage en racontant le concile de Sens. Nous ne voudrions pas juger les jésuites sur la foi de Pascal; mais il y a dans Pascal du vrai sur les jésuites, et tout ne peut-être faux dans ce que raconte Bérenger: car s'il parle comme un ennemi de saint Bernard, il ne s'exprime pas comme un ennemi de la foi.

Citons, si ce n'est comme historique, au moins comme échantillon de style, quelque chose de la peinture intérieure du concile. Après s'être assez agréablement moqué de la prétention constante de Bernard à n'être qu'un ignorant qui ne sait pas écrire faute d'études, quoiqu'il écrivît avec beaucoup d'art et de recherche, et qu'il se fût adonné aux lettres profanes au point d'avoir composé dans sa jeunesse des chansons badines dont on lui peut offrir quelques citations, l'apologiste lui rappelle avec un respect ironique sa sainteté et ses miracles, puis lui déclare brusquement qu'il a perdu son auréole et trahi son secret par sa conduite dans la dernière affaire.

«Or, voilà les évêques convoqués de toutes parts au concile de Sens. C'est là que tu as déclaré Abélard hérétique, que tu l'as arraché comme en lambeaux du sein maternel de l'Église. Il marchait dans la voie du Christ; sortant de l'ombre comme un sicaire aposté, tu l'as dépouillé de la tunique sans couture. D'abord tu haranguais le peuple, afin qu'il priât Dieu pour lui; et intérieurement tu te disposais à le proscrire du monde chrétien. Que pouvait faire la foule? Comment prier, quand elle méconnaissait celui pour qui il fallait prier? Toi, l'homme de Dieu, qui avais fait des miracles, qui étais assis avec Marie aux pieds de Jésus, qui conservais toutes ses paroles dans ton coeur, tu aurais dû brûler au ciel le plus pur encens de la prière pour obtenir la résipiscence de Pierre, ton accusé, pour obtenir qu'il se lavât de tout soupçon.... Est-ce que par hasard tu aurais mieux aimé qu'il demeurât tel que la censure trouvât où le prendre?

«Enfin, après le dîner, le livre de Pierre est apporté, et l'on ordonne à quelqu'un de faire à haute voix lecture de ses écrits. Mais le lecteur, animé par la haine, arrosé par le fruit de la vigne, non pas de cette vigne dont il est dit, je suis la vigne véritable (Jean, XV, 1), mais de celle dont le jus coucha le patriarche tout nu sur le sol, se met à crier plus fort qu'on ne lui demandait. Après quelques mots, vous eussiez vu les graves pontifes se moquer de lui, battre des pieds, rire, jouer, comme gens qui accomplissent leurs voeux, non au Christ, mais à Bacchus; en même temps on salue les coupes, on célèbre les pots, on loue les vins; les saints gosiers s'arrosent ... et c'est alors que, comme dit le satirique:

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