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Abélard, Tome I

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CHAPITRE V.

SUITE DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD.—Dialectica, TROISIÈME PARTIE, OU LES TOPIQUES.—DE LA SUBSTANCE ET DE LA CAUSE.

Dans sa Logique, Aristote passe des Premiers Analytiques aux seconds, ou du syllogisme à la démonstration. Nous ne trouvons point dans Abélard le sujet des Seconds Analytiques traité d'une manière complète. Tout annonce qu'ici l'autorité lui manquait. Aussi la partie de son ouvrage à laquelle il donne ce nom, est-elle la quatrième; il la fait précéder par les Topiques, titre de la cinquième partie de l'Organon; et ses topiques ne répondent pas tout à fait à ceux d'Aristote, qu'il n'avait pas.

Les Topiques d'Aristote traitent des lieux de la dialectique. Le syllogisme dialectique est celui qui s'appuie sur des propositions probables ou convenues entre les interlocuteurs. L'art de discuter ou d'employer le syllogisme dialectique est l'objet des Topiques. L'ouvrage que Cicéron a intitulé de même, concerne le même sujet considéré du point de vue de l'orateur. La dialectique est nécessaire à la rhétorique; mais la discussion oratoire diffère de la discussion purement logique. La topique, depuis Cicéron, est toutefois devenue une science du ressort des rhéteurs plutôt que des philosophes. Boèce a traduit les Topiques d'Aristote et commenté ceux de Cicéron; puis il a composé, d'après ce dernier et d'après Thémiste, un ouvrage intitulé des Différences topiques qui a servi de thème à celui d'Abélard.492

Note 492: (retour) Boeth., In Topic. Arist., 1. VIII, p. 662.—In Top. Cic., 1. VI, p. 767.—De Diff. top., 1. IV, p. 867.

Le sujet d'un ouvrage sur les topiques est de sa nature presque illimité. Il s'agit en effet de toutes les formes que peut prendre la discussion, de toutes les sources où elle peut puiser ses arguments. Une classification est difficile à introduire entre les lieux de la dialectique. Cicéron a proposé une division, Thémiste une autre, et c'est à celle-ci que Boèce a ramené la première. Abélard suit Boèce; mais tout ce travail a pour nous peu de prix, et la topique a presque disparu de la science. Ce n'est que dans le détail qu'il est possible de rencontrer çà et là des vues intéressantes ou des idées qui méritent d'être recueillies.

Nous nous bornerons à deux exemples. Il n'y a rien de plus important en métaphysique que ces deux idées, la substance et la cause. Les scolastiques ont amplement disserté sur la substance, et au milieu de beaucoup de subtilités, d'équivoques, d'erreurs, ils ont vu ou du moins entrevu tout; sons le voile de leur diction, les questions se retrouvent à la même profondeur où le génie moderne a pu pénétrer. Mais il n'en est pas de même de la cause. Cette notion a été à peu près méconnue, et constamment négligée jusqu'à la renaissance de la philosophie, et je ne crois même pas qu'avant Leibnitz on lui ait assigné son véritable rang. Lorsque dans l'énumération des lieux dialectiques, Abélard rencontrera la substance et la cause, notre attention devra donc s'éveiller, et nous nous arrêterons à cette page.

La substance, considérée au point de vue des topiques, ou le lieu de la substance, c'est la recherche de la manière dont la substance doit être établie (elle l'est par la description on la définition), et dont peut être attaquée la définition ou la description qui l'établit. Aussi Aristote n'a-t-il pas distingué un lieu de la substance, lui qui a distingué un lieu de l'accident, du genre, du propre, etc.; mais il a amplement traité des lieux des définitions, et c'est là qu'il faut chercher l'équivalent de ce qu'Abélard a, d'après Thémiste et Boèce, nommé le lieu de la substance, locus a substantia493. Il n'y a dans tout cela que des règles pratiques de dialectique; mais c'est en développant complaisamment ces règles, qu'Abélard, selon son usage, vient à rencontrer des difficultés de logique qui le forcent à regarder au fond d'une question, et à rentrer par une digression dans la sphère de la philosophie réelle. C'est ainsi qu'en donnant les règles de l'opposition, il rencontre les contraires, et qu'il est conduit à se demander quelle sorte d'opposition est la contrariété, et voici comment cet examen le mène sur le terrain de la question des universaux.

Note 493: (retour) Dial., p. 368—Boeth., de Different. topic., t. III, p. 876.

Il rappelle que tous les contraires, suivant Aristote, sont dans les mêmes genres ou dans des genres contraires, à moins qu'ils ne soient genres eux-mêmes. Ainsi le noir et le blanc sont dans le même genre, la couleur; la justice et l'injustice sont de deux genres contraires, la vertu et le vice; enfin le bien et le mal sont eux-mêmes des genres. Sur ce dernier exemple, il faut remarquer que le bien et le mal appartiennent au même prédicament, la qualité, et l'on peut généraliser cette remarque en disant que les contraires ne sont pas contenus dans des prédicaments différents. «Si des contraires l'un est de la qualité, les autres en seront aussi494

Note 494: (retour) Aristot. Categ., VIII et XI, et Boeth., In Praed., I. IV, p. 185 et 200.

On pourrait trouver des espèces contraires qui ne sont ni dans le même genre, ni dans des genres contraires. Ainsi certaines actions sont contraires à certaines passions, sans appartenir à des genres contraires, comme se réjouir et s'attrister, qu'Aristote lui-même regarde comme deux contraires du genre agir. Ce qu'il en faut conclure, c'est que bien que la tristesse soit en général passive, s'attrister peut être pris activement, s'apaiser et s'irriter sont bien actifs. Alors s'attrister devient une action comme se réjouir, et la contrariété n'est plus admise qu'entre actions ou entre passions.

«Ne négligeons pas de remarquer sous quels prédicaments tombent les contraires, et quels sont les prédicaments qui excluent la contrariété. D'abord, il est certain, de l'autorité d'Aristote, que rien de contraire ne peut se trouver dans la substance, ni dans la quantité, ni dans la relation.... Il nous enseigne que trois autres admettent les contraires, savoir: la qualité, l'action et la passion. Dans le texte des Catégories que nous avons, il n'a rien décidé touchant la contrariété par rapport aux quatre prédicaments, le temps, le lieu, la situation, l'avoir. Et nous, ce que l'autorité a laissé indécis, nous n'osons le décider, de peur de nous trouver par aventure opposés à d'autres de ses ouvrages que n'a pas connus la langue latine, quae latina non novit eloquentia. Cependant le lieu et le temps, ces prédicaments qui naissent de la quantité, paraissent comme elle inaccessibles aux contraires.

«Quoi qu'il en soit, remarquez que les contraires sont éminemment adverses l'un à l'autre; et ceci porte atteinte à la doctrine qui met dans toutes les espèces une matière générique d'essence identique, en sorte que la même matière générique, l'animal, soit en essence dans l'âne et dans l'homme, mais diversifiée dans l'un et l'autre par la forme. Il faut, dans cette hypothèse, que le blanc et le noir, et les autres contraires qui sont des espèces du même genre, aient la même matière essentielle. Or, alors ... comment le blanc et le noir pourront-ils être adverses l'un à l'autre, de même que les choses qui diffèrent en matière aussi bien qu'en forme, et qui appartiennent à des prédicaments différents, comme, par exemple, la blancheur et l'homme? S'il est, en effet, des formes réelles qui constituent la substance de la blancheur, elles ne peuvent faire la substance de l'homme, puisque les espèces, quand les genres sont divers et non subordonnés les uns aux autres, sont diverses aussi bien que les différences (Aristote). Ma doctrine est donc que les espèces seules de la substance sont constituées par les différences, et que les autres espèces ne subsistent que par la matière495. Mais si la matière est la même, quelle diversité leur reste-t-il? celle qui peut se concilier avec la ressemblance substantielle, celle de l'essence, dès qu'elle cesse d'être indéterminée. Car la qualité qui est essence du blanc n'est pas l'essence du noir, ou bien le blanc serait le noir; mais elles sont semblables en ce qui concerne la nature du genre supérieur qui leur est commun. La ressemblance de substance ou de forme n'exclut pas la contrariété496

Note 495: (retour) Il ajoute ici: «Comme nous l'avons montré dans le Liber Partium.» On suppose que c'est sa paraphrase de l'Introduction de Porphyre. Voyez ci-dessus, c. 1.
Note 496: (retour) Dial., p. 397-400.

Cette doctrine est ici sommairement énoncée. Il paraît qu'elle était établie dans une portion de la première partie qui nous manque; mais elle est dirigée contre la doctrine réaliste, qui plaçait dans toutes les espèces le genre à titre de matière essentielle et identique, uniquement diversifiée par les formes accidentelles. Abélard n'admet quelque chose de tel que pour les espèces de la substance. Celles-ci seules, identiques dans leur matière, sont constituées espèces par les différences; mais les autres espèces, celles de la quantité, de la relation, etc., ne subsistent que par leur matière, et conséquemment, elles n'ont point une matière essentielle et identique, quoiqu'elles puissent être contenues dans un genre semblable. En un mot, dans les espèces de la substance, la substance ne peut jamais être autre que la substance, et il lui faut la forme pour la différencier. Dans les autres espèces, il peut y avoir ressemblance et communauté de genre; mais quoique le blanc et le noir soient de même genre, le blanc et le noir n'ont pas en eux-mêmes une essence identique; il n'existe pas une même matière essentielle qui soit la couleur; une simple similitude de genre unit le blanc et le noir.

Ceci, rendu et clarifié en langage moderne, signifierait que l'idée de substance est l'idée de quelque chose de stable, d'immuable en soi, et qui ne peut être diversifié que par les attributs qui lui déterminent une essence, tandis que dans ces attributs mêmes la substance est nulle; il n'y a que communauté ou ressemblance dans la conception générique que nous en formons; d'où il suit que des attributs sont du même genre, mais sont, en eux-mêmes et en tout ce qu'ils sont, réellement des choses différentes. Il n'y a pas de couleur, en un mot; il y a le noir, il y a le blanc.

Ce qu'Abélard dit de la cause touche de bien moins près encore à ce que nous voudrions apprendre de lui. Il y a en dialectique des lieux communs des causes; ils sont classés parmi les lieux des conséquents de la substance, ex consequentibus substantiam, et pour savoir comment peut se discuter tout raisonnement qui roule sur les causes, il faut connaître quelles sont les causes497. Abélard établit une division des causes que Boèce donne assez confusément, en suivant la Métaphysique ou la Physique plutôt que la Logique d'Aristote498, et il commente cette division avec développement. Il est remarquable que chez lui et même chez Aristote, la cause est étudiée dans ses modes plus que dans son principe. La causalité n'a été bien comprise que des modernes, et peut-être encore reste-t-il à faire de nouvelles découvertes dans le sein de cette idée primitive et nécessaire.

Note 497: (retour) Dial., part. III. p. 410-414.
Note 498: (retour) Arist. Analyt. prior., II, XI.—Met., IV, II, et Phys., II, III.—Boeth., De Interp., ed. sec., p.453.—In Top. Cic., l. II, p. 778 et 784; l. V, p. 834.—De Differ. topic., l. II, p. 809.

Il y a, dit Abélard, quatre sortes de causes, la cause efficiente, la cause matérielle, la cause formelle, la cause finale. Dans l'ordre, la première est celle qui meut, celle qui opère, celle enfin qui produit l'effet, comme le forgeron fabrique l'épée, en causant le mouvement qui change le fer en lame; mais l'action et la nature de cette cause seront mieux comprises après que nous aurons parlé des trois autres.

La cause matérielle est ce dont la chose est faite, non ce qui sert à la faire; c'est le fer, et non l'enclume ni le marteau. La matière est l'élément immédiat de la substance. Ainsi la farine ne doit pas être appelée la matière du pain, puisqu'elle ne s'y trouve point à l'état de farine; la matière du pain, c'est la pâte, ou plutôt même les mies de pain (micae). Seulement, parmi les composés, les uns ont eu une matière préexistante, comme le vaisseau ou le toit, qui ont été bois avant d'être vaisseau ou toit; les autres sont nés avec leur matière, comme les quatre éléments, créés les premiers pour devenir la matière des corps. Les composés de cette nature, aucune matière préexistante ne les a précédés; tels les accidents naissent avec la matière à laquelle ils appartiennent. Mais soit que la matière ait ou non précédé le matériel, proprement le materié499, elle le crée matériellement, elle le fait être; elle constitue l'essence matérielle. Ainsi l'animal qui constitue matériellement l'homme, ou ce qui reçoit la forme de rationnalité et de mortalité, n'est pas une chose autre que l'homme même; les pierres et les bois qui sont constitués sous forme de maison ne sont pas une chose autre que la maison même. Les parties de l'essence, prises ensemble, sont la même chose que le tout.

Note 499: (retour) Materiatum. Dans la terminologie de la science, le matérié est une combinaison de la forme unie à la matière ou une forme matérialisée, c'est-à-dire une réalisation produite par l'union de la matière et de la forme.

La forme n'est pas proprement composante dans l'essence, mais, en survenant à la substance, elle complète l'effet, elle achève la production, et c'est là la cause formelle. Aucune substance ne peut être composée sans matière ni se constituer sans forme. Cependant on ne doit admettre au titre de cause que la forme nécessaire à la création d'une nouvelle substance, et sans laquelle il n'y a point d'effet accompli, point de chose effective produite. Ainsi les formes accidentelles, comme la blancheur dans Socrate, ne peuvent être appelées causes; elles dépendent du sujet, elles lui sont postérieures, elles n'existent que par lui; c'est le caractère de tout accident.

La cause finale est le but; percer est la cause finale de l'épée. Postérieure dans le temps, cette cause précède en tant que cause; car elle est la fin à laquelle tend l'opération. La victoire est la cause de la guerre; et cependant la guerre doit précéder la victoire.

Revenons à la cause efficiente, C'est celle qui, opérant sur une matière donnée, imprime par cette opération sa forme à la chose à former, comme le forgeron à l'épée et la nature à l'homme. Car le père n'est pas, à proprement parler, la cause efficiente de l'homme, la mère le serait autant que lui; c'est le créateur. Le soleil n'est pas non plus la cause efficiente du jour, car il n'y a pas une matière sur laquelle il opère pour faire le jour. L'opération créatrice n'appartient rigoureusement qu'à Dieu. Créer, c'est faire la substance, ce qui ne convient qu'à l'artisan suprême. Quant aux créations des hommes, ce ne sont que des combinaisons de substances déjà créées. C'est dans cette limite que les hommes sont efficients; c'est une création improprement dite. Plus exactement, Dieu crée, l'homme joint. L'homme ne crée pas même la forme, il adapte la matière pour la recevoir, et il n'opère qu'en adaptant. C'est Dieu qui crée par l'intermédiaire de l'opération humaine, et qui produit ce que l'homme a préparé. Cependant l'un et l'autre étant cause efficiente, seulement dans une mesure différente, l'un et l'autre meut, c'est-à-dire fournit le mouvement nécessaire à l'effet. De Dieu vient le mouvement de génération; de l'homme le mouvement d'altération. Ceci conduit à l'examen des diverses espèces de mouvements, parmi lesquelles il faut distinguer seulement le mouvement de substance et le mouvement de quantité500.

Note 500: (retour) Dial., p. 414-422.

Le premier s'opère tontes les fois qu'une chose est engendrée ou corrompue, ou plutôt produite ou dissoute substantiellement. Elle est engendrée, lorsqu'elle prend l'être substantiel; par exemple, lorsqu'un corps devient vivant, ou prend la substance de corps animé, soit animal, soit homme. Elle se corrompt, lorsqu'elle quitte cette même nature substantielle, comme lorsque le corps vivant meurt ou devient inanimé. Ainsi le mouvement de substance se partage en génération et en corruption, l'une l'entrée en substance, l'autre la sortie de la substance. Le premier mouvement ne dépend que du créateur; le second paraît dépendre de nous, puisque nous pouvons mettre un homme à mort, réduire le bois en cendre ou le foin en verre. Mais, à ce point de vue, la génération nous serait également soumise; car, en dissolvant une substance, nous en produisons une autre, et toute corruption engendre; la mort est la création de l'inanimé. Ainsi nous semblons à la fois corrompre et engendrer, détruire et produire. Peut-être cela n'est-il pas contestable en ce qui touche les générations qui ne sont pas premières. Car pour les créations premières des choses, dans lesquelles non-seulement les formes, mais les substances ont été créées de Dieu, comme, par exemple, lorsque l'être a été donné pour la première fois aux corps eux-mêmes, elles ne peuvent être attribuées qu'au Tout-Puissant, ainsi que les dissolutions correspondantes. Aucun acte humain ne peut en effet anéantir la substance d'un corps.

Les créations sont celles par lesquelles les matières des choses ont commencé d'exister sans matière préexistante. C'est dans ce sens que la Genèse dit: Dieu créa le ciel et la terre. Il y enferma la matière de tous les corps, ou mieux les éléments qui sont la matière de tous les corps. Car il ne créa point les éléments purs et distincts; il ne posa point chacun à part le feu, la terre, l'air et l'eau, mais il mêla tout dans chaque chose, et les éléments distincts tirèrent leur nom des principes élémentaires qui dominèrent en chacun d'eux; ainsi l'air vint de la légèreté et de l'humidité de l'élément aérien, le feu de la légèreté et de la sécheresse de l'élément igné, l'eau de l'humidité et de la mollesse de l'élément aquatique, et la terre de la pesanteur, de la dureté de l'élément terrestre.

Les créations secondes ont lieu, lorsque Dieu, par l'addition d'une forme substantielle, fait passer dans un nouvel être une matière déjà créée, comme lorsqu'il créa l'homme avec le limon de la terre. Ici point de matière nouvelle; il n'apparaît qu'une différence de forme, et ce n'est que dans la forme substantielle que semble changer la nature de la substance; ces créations postérieures paraissent soumises à la génération et à la corruption. Moïse dit avec raison: «le Seigneur forma l'homme,» et non pas créa, pour montrer clairement qu'il s'agit d'une création par la forme et non d'une création première501. Dans cette seconde création, la matière de la terre, déjà existante, pouvait avoir le mouvement de génération, en ce que Dieu lui donnait les formes de l'animation, de la sensibilité, de la rationnalité, et le reste, ou le mouvement de l'altération (corruption), en ce qu'elle quittait l'inanimé. Mais les créations même du second ordre ne sont pas en notre pouvoir, et doivent, comme toutes les autres, être attribuées à Dieu. Lorsque la cendre du foin est placée dans la fournaise pour être convertie en verre, notre action n'est pour rien dans la création du verre; c'est Dieu même qui agit secrètement sur la nature des choses par nous préparées, et pendant que nous ignorons la physique, il fait une nouvelle substance. Mais dès que le verre a été divinement créé, c'est par notre opération qu'il est formé en vases divers; de même que nous construisons une maison avec des pierres et des bois déjà créés, ne créant jamais, mais unissant des choses créées. Aucune création ne nous est donc permise; un père lui-même n'est le créateur de son fils, qu'en ce sens qu'une partie de sa substance est, par l'opération divine, amenée à produire une nature humaine. La corruption seule ou altération peut paraître dépendre de nous, car il est en tout plus facile de détruire que de composer, nous pouvons plus aisément nuire que servir, et nous sommes plus prompts à faire le mal que le bien. Ainsi ne pouvant former un homme, nous le pouvons détruire, et sous ce rapport, la génération de l'inanimation semble dépendre de nous. Cependant il n'y a là qu'un retranchement, ce qui est du ressort de la corruption; rien n'est donné en substance, ce qui serait oeuvre de génération. Nous faisons le non-animé, mais l'inanimation, Dieu seul la crée. Autre en effet est le non-animé, autre l'inanimé. La négation n'est pas là privation. La négation résulte de la corruption; la forme de la privation résulte de la génération, et celle-ci ne peut venir que de Dieu. Car lors même que nous ne ferions rien à la substance, Dieu ne l'en convertirait pas moins un jour à l'animation où à l'inanimation; seulement, il est possible que ce que nous faisons l'y amène un peu plus vite.

Note 501: (retour) Je crois cette distinction peu solide. J'ignore la valeur des mots hébreux du commencement de la Genèse. Mais s'il y a dans le texte latin au titre: «De creatione mundi et hominis formatione,» il y a au verset 26: «Faciamus hominem,» et au verset 27: «Creavit Deus hominem.» C'est pour la femme que le mot de création n'est pas employé. Au reste, tout ce qui est dit ici de la création peut se comparer au tableau tracé dans l'Hexameron. Voy. au l. III du présent ouvrage.

«Ainsi donc le mouvement de substance que nous appelons génération, ne doit être attribué qu'à Dieu, tant dans les créations premières que dans les créations dernières. Dans les créations de la nature se placent les substances générales et spéciales. Ce n'est pas un changement de la forme, c'est une création de substance nouvelle qui fait la diversité de genre et d'espèce. De quelque façon que varient les formes, si l'identité demeure, l'essence générale ou spéciale n'en est point touchée. Mais là où il n'y a point diversité de formes, il peut y avoir diversité de genres; c'est ce qui arrive aux genres les plus généraux, à ce qu'il y a de plus général, aux prédicaments pris en eux-mêmes, et peut-être aussi à certaines espèces, comme nous l'accordons pour les espèces des accidents, afin d'éviter une multiplication à l'infini. Mais aussi longtemps que l'essence matérielle ou la nature de la chose sera diverse, il y aura diversité de genres ou d'espèces; c'est donc la diversité de substance, non le changement de la forme, qui fait la diversité des genres et des espèces. Car, bien que dans les espèces de la substance, la cause de la diversité des espèces soit la différence, celle-ci vient de la diversité de substance des choses elles-mêmes. Aussi a-t-on nommé ces sortes de différences, différences substantielles. Ainsi nous ne devons comprendre au rang des genres et des espèces que les choses que l'opération divine a composées en nature de substance502

Note 502: (retour) Dial., p. 418.

Le mouvement de quantité est de deux sortes, mouvement d'augmentation, mouvement de diminution. L'augmentation et la diminution résultent d'une jonction de parties, et la comparaison seule manifeste l'une ou l'autre. Or l'accident est seul sujet à la comparaison, et celle-ci porte sur la longueur, la largeur, l'épaisseur et le nombre. Ce n'est que par rapport au nombre que le mouvement de quantité dépend de l'action de l'homme. En effet l'opération humaine n'unit jamais les corps au point qu'il n'y ait entre eux aucune distance. La longueur de la ligne, la largeur de la surface, l'épaisseur du solide, qui sont autant de continus, ne sont donc pas soumises à notre action, et nous ne pouvons rien que multiplier le nombre par l'accumulation dans le même lieu; ainsi nous ajoutons une pierre à des pierres, des bois à des bois pour une construction. Notre création n'est jamais que de la composition. Les choses ainsi composées sont dites unes ou plutôt unies par notre oeuvre, non par création naturelle. Cependant il ne faut pas considérer les noms de ces sortes d'assemblages ou d'unités factices, comme des noms collectifs, tels que ceux de peuple, de troupeau, etc. En effet il faut l'union des parties de la maison pour qu'il y ait maison ou vaisseau; tandis que, même séparées, les unités des collections conservent leur propriété de former une collection. L'unité d'un homme qui réside à Paris et celle d'un homme qui demeure à Rome forment un binaire. La pluralité des unités suffit pour faire un nombre, une réunion d'hommes, pour faire un peuple, sans qu'il y ait besoin de l'union de combinaison. Celle-ci, au contraire, est nécessaire pour former la maison et le navire, et même cette combinaison n'est pas indifférente; il n'y en a qu'une qui constitue le navire ou la maison.

Ces extraits nous ont fait sortir de la dialectique pour entrer dans l'ontologie et même dans la physique. Abélard ne se contente plus de discuter logiquement des idées; il s'efforce de retracer la génération des choses. Pour le fond; il emprunte encore à son maître. Il suit la Physique d'Aristote, qu'il ne connaissait pas, mais dont les principes se trouvent rappelés çà et là dans la Logique et dans les commentaires de Boèce. Seulement, il porte dans son exposition une clarté et une méthode qui sont bien à lui, et c'est avec des citations éparses qu'il a recomposé le système. Ce qui donne à ces passages un intérêt particulier, c'est qu'ils sont en contradiction avec les opinions communément attribuées à notre auteur touchant les universaux. Il nous y donne la génération réelle des genres et des espèces. Ici point de trace de conceptualisme, ni de nominalisme. Les genres et les espèces ne sont admis que pour les choses qui, ayant une substance naturelle, procèdent de l'opération divine: ainsi les animaux, les métaux, les arbres, et non pas les armées, les tribunaux, les nobles, etc. La distinction des genres et des espèces repose ainsi sur des causes physiques. Elle est produite par ce mouvement de la substance qui interrompt l'identité et fait succéder une nature essentielle à une autre. Du genre à l'espèce, ce mouvement se résout dans la survenance de la différence; mais la différence est substantielle, et dans toutes les transitions d'un degré ontologique à un autre, c'est une forme substantielle qui survient et qui agit comme cause altérante et productrice. Il me semble que nous avons ici la physique des genres et des espèces; c'est, je crois, là du réalisme. On pourrait dire que tout ce réalisme provient d'une seule idée qu'Abélard ajoute à la théorie de la cause et du mouvement, dont il prend le fond dans Aristote: c'est l'idée de la création.

CHAPITRE VI.

SUITE DE LA LOGIQUE D'ABÉLARD.—Dialectica, QUATRIÈME ET CINQUIÈME PARTIES, OU LES SECONDS ANALYTIQUES ET LE LIVRE DE LA DIVISION ET DE LA DÉFINITION.

Nous avons dit qu'Abélard ne connaissait pas les Seconds Analytiques d'Aristote. Lors donc que pour copier en tout son maître, il a voulu donner le même titre à la quatrième partie de sa Dialectique, il n'a pu traiter le même sujet, et au lieu d'écrire sur la démonstration, il s'est surtout occupé des matières comprises dans le livre de Boèce sur le syllogisme hypothétique503. Rien de bien essentiel n'est à remarquer dans cette partie; passons immédiatement à la cinquième, ou au Livre des divisions et des définitions. Ce livre correspond aux deux ouvrages de Boèce sur les mêmes matières, et dans la Dialectique d'Abélard il tient la place des Arguments sophistiques, cette dernière partie de l'Organon504.

Note 503: (retour) Dial., pars IV, De Propos. et Syll. hypoth. seu Anal. post., p. 434-449.—Boeth. Op., De Syll. hyp., lib. II, p. 606.
Note 504: (retour) Dial., pars V, liber Divisionum et Definitionum, p. 450-497.—Boeth., De Divis., p. 638. De Diffin., p. 648.

«Le talent de diviser ou définir est non-seulement recommandé par la nécessité même de la science, mais encore enseigné soigneusement par plus d'une autorité. Émule reconnaissant de nos maîtres, suivons religieusement leurs traces; nous sommes excité à travailler sur le même sujet, pour ton intérêt, frère, ou plutôt pour l'utilité commune. La perfection des écrits antiques n'a pas été si grande en effet que la science n'ait nul besoin de notre travail. La science ne peut s'accroître chez nous autres mortels au point de n'avoir plus de progrès à faire. Or comme les divisions viennent naturellement avant les définitions, puisque celles-ci tirent de celles-là leur origine constitutive, les divisions auront la première place dans ce traité, les définitions la seconde505.» Ainsi la division est une analyse dont la définition est comme la synthèse. C'est une idée de Boèce, qui se sépare en cela d'Aristote, peu favorable à la division, peut-être parce que Platon l'employait volontiers506. Aristote ne trouve rien de syllogistique, ni par conséquent de démonstratif, dans cette énumération des parties, des modes, des espèces ou des cas, qu'on appelle la division, et qui lui paraît se réduire souvent à l'assertion gratuite. Mais si la division est bonne, la définition est valable, et réciproquement, et elles peuvent se servir mutuellement de moyen de contrôle et de garantie.

Note 505: (retour) Dial., p. 450.
Note 506: (retour) Analyt. prior., I, XXXI.—Analyt. post., II, V.

On entend donc ici par la division celle dont Boèce a prouvé que les termes sont les mêmes que ceux de la définition507. «Nous entreprenons de traiter des divisions telles que l'autorité de Boèce les a déjà caractérisées, et si nous donnons du nôtre dans ces leçons, qu'on ne le regrette pas (non pigeat).»

Note 507: (retour) _De Div._, p. 643.

La division substantielle, ou secundum se, est la division du genre en espèces, du mot en significations, ou du tout en parties. La division selon l'accident est celle du sujet en ses accidents, de l'accident en ses sujets, ou la division de l'accident par le coaccident.

La première division substantielle, celle du genre en espèces, est comme celles-ci: La substance est ou corps, ou esprit; le corps est ou le corps animé ou le corps inanimé.

La division du mot est celle qui découvre les diverses significations d'un mot, ou qui montre qu'un mot signifiant une même chose a diverses applications. Dans le premier cas, elle explique l'équivoque d'un nom: Le chien est le nom d'un animal qui aboie, d'une bête marine (chien de mer), et d'un signe céleste. Dans le second, on divise un mot selon ses modes ou ses applications modales: Infini se dit ou du temps, ou du nombre, ou de la mesure.

La division du tout a lieu, quand le tout est divisé en ses propres parties soit constitutives, soit divisives. Que nous disions: La maison est en partie murs, en partie toit, en partie fondation, ou bien: L'homme est ou Socrate, ou Platon, ou etc., nous faisons une division du tout ou par le tout (totius ou a toto); mais l'une est celle de l'entier, l'autre celle de l'universel; l'une se fait en parties constitutives, l'autre en parties divisives.

Commençons par la division du genre en ses espèces les plus prochaines508. Celle-ci peut être aisément confondue avec la division par différence; mais dans la division en espèces par les différences, il ne s'agit pas des espèces elles-mêmes, mais des formes des espèces. Ainsi l'animal est ou homme, ou quadrupède, ou oiseau, etc., est une division du genre en espèces; l'animal est ou homme ou non-homme, est une division par opposition; l'animal est ou rationnel ou non rationnel, une définition par différence.

Note 508: (retour) Dial., p. 464.

Abélard n'ajoute ici à Boèce qu'un seul point. Par différences faut-il entendre les formes des espèces, ou seulement de simples noms de différences, qui, suivant quelques-uns, suppléeraient les noms spéciaux pour désigner les espèces, en sorte que rationnel équivaudrait à animal rationnel, animé à corps animé? Les noms des différences contiendraient ainsi, non-seulement la forme, mais la matière, c'est-à-dire la chose tout entière: «Opinion,» dit Abélard, «qui a paru préférable à mon maître Guillaume. Celui-ci voulait en effet, je m'en souviens, pousser à ce point l'abus des mots, que lorsque le nom de la différence tenait lieu de l'espèce dans une division du genre, il ne fût pas le nom abstrait de la différence, mais fût posé comme le nom substantif de l'espèce. Autrement, suivant lui, on aurait pu appeler cela division du sujet en accidents, les différences ne lui paraissant plus alors appartenir au genre qu'à titre d'accidents. C'est pourquoi il voulait, par le nom de la différence, entendre l'espèce elle-même, fondé sur ce mot de Porphyre: Par les différences nous divisons le genre en espèces509

Note 509: (retour) Porphyr. Isag., III.—Boeth., In Porph. a se transl., l. IV, p. 81.

Par un plus grand abus, il employait le nom infini (indéterminé) pour désigner l'espèce opposée. Ainsi, il disait: La substance est ou le corps ou le non-corps. Non-corps pour lui ne désignait que l'espèce opposée à corps; ce terme infini par signification n'était plus qu'un nom substantif et spécial510. Mais si, par une nouveauté de langage, on prend les noms des différences ou les noms infinis pour ceux même des espèces, «la lettre n'a plus aucun poids,» c'est-à-dire les textes sont sans autorité. Que devient le soin particulier et le rôle à part que Boèce accorde aux différences? Il ne voulait pas non plus que la simple négation contînt l'idée de l'espèce, lorsqu'il disait: «La négation par elle-même ne constitue point une véritable espèce.» Le non-homme, le non-corps n'est pas une espèce. Les noms négatifs ne remplacent les noms d'espèces que lorsque ceux-ci manquent. Quant aux noms des différences, ils ne sont pas substantifs au sens des noms de substances, mais ce sont des noms pris des différences, c'est-à-dire les différences prises substantivement; car ce que la scolastique appelle des noms pris revient aux noms abstraits des modernes, quand ces noms ne sont pas des noms de genres ou d'espèces. Aussi, de la division du genre par différence, Boèce tire-t-il la définition des espèces, par la jonction du nom divisant de la différence au nom divisé du genre511. Cela veut dire que si l'on divise le genre animal en rationnel et irrationnel, ce qui est le diviser par différence, la jonction du genre animal et de la différence rationnel, ou l'expression l'animal rationnel, sera la définition de l'espèce homme; en sorte que c'est un axiome dialectique, que ce qui convient à la division du genre convient à la définition de l'espèce. Or, cela ne se peut dire que de la division du genre par les différences. Si différence équivalait à espèce, cela signifierait que la division du genre en espèces définit l'espèce, ce qui n'a aucun sens. C'est pour cela que Porphyre, d'accord avec Boèce, dit que les différences qui divisent le genre sont toutes appelées différences spécifiques512.

Note 510: (retour) Le nom infini est le nom indéfini ou indéterminé qui s'applique à des choses diverses de genre, d'espèce, ou de degré ontologique, tandis que les noms universels sont déterminés à certains genres, à certaines espèces; par exemple, le non-animal est un nom infini, car il s'applique à la substance, au métal, au fer, à l'épée, à l'épée d'Alexandre, etc.; il y a, comme on voit, du rapport entre l'infini dans ce sens et le négatif. Kant entend ainsi l'infini, lorsqu'il traite du jugement, qu'il appelle unendlich. (Crit. de la rais. pure, Analyt. trans., l. I, c. I, sect. II.)
Note 511: (retour) De Div., p. 642.
Note 512: (retour) [Grec: Eidopoioi], Porph. Isag., III.—Boeth., In Porph., l. IV, p. 86.

«La division en différences ou en espèces doit porter sur les plus prochaines; car les plus prochaines sont naturellement les plus analogues, et les plus propres à faire connaître le genre. Si la division du genre se faisait toujours par les différences ou par les espèces les plus prochaines, toute division serait à deux membres. C'est du moins une opinion de Boèce que tout genre a, dans la nature des choses, deux espèces les plus prochaines; et si nous en avions toujours les noms, toute division pourrait s'opérer en deux espèces; si cela ne se peut toujours faire, c'est disette de noms.

«Mais à cette opinion qui se rattache à la doctrine philosophique qui soutient que les genres et les espèces sont les choses mêmes et non simplement des voix, je me souviens que j'avais une objection tirée de la relation.

«Si tout genre est contenu en deux espèces les plus prochaines, la relation (ad aliquid) est dans ce cas: deux espèces les plus prochaines de relatifs en forment la division suffisante (complète). Car bien que nous n'en ayons pas les noms, elles n'en doivent pas moins subsister dans la nature des choses. Or elles no peuvent être unies de relation au genre suprême. En effet ce qui est antérieur a tous les relatifs (le genre suprême) est le genre de tous, leur genre universel. Il n'est donc pas ensemble avec eux; il ne leur est donc pas relatif; car Aristote nous enseigne dans ses Prédicaments que dans la nature tous les relatifs sont ensemble (ou simultanés)513. Par la même raison, les deux espèces prochaines qui divisent le genre de la relation ne peuvent être relatives à ce genre, parce que deux choses diverses d'un même n'y peuvent être relatives, comme un même ne peut avoir plusieurs contraires, plusieurs privations ou possessions d'un même, plusieurs affirmations propres ou négations, d'après la règle une seule négation pour une seule affirmation514.

Note 513: (retour) Arist. Categ.—Aristote ne pose pas le principe d'une manière absolue. [Grec: Dokei de ta pros ti hama tae physei einai kai epi men ton pleiston alaethis estin.] «Il paraît que les relatifs sont simultanés dans la nature; et cela est vrai de la plupart.»
Note 514: (retour) [Grec: Mia apiphasis mias kataphaseos esti.] Arist., De Int., VII.—Boeth., De Int., ed. sec., p. 352.

«Ces deux espèces ne peuvent non plus être relatives aux espèces subordonnées; car si une d'elles est en relation (et par conséquent simultanée) avec les espèces inférieures, c'est avec celle qui lui est subordonnée, ou avec celle qui est subordonnée à l'autre. Or ce ne peut être avec celle qui vient après elle, puisqu'elle est antérieure à celle-ci dans la nature, comme étant un genre. Si c'est avec celle qui est subordonnée à l'autre et si elles échangent ainsi leurs espèces subordonnées, il suit que dans la nature chacune est antérieure et postérieure à l'autre, car ce qui est antérieur ou postérieur à l'une de deux choses simultanées dans la nature est nécessairement aussi antérieur ou postérieur à l'autre. Or des deux espèces, celle-là, étant comme le genre du relatif à une espèce contemporaine515, est l'antérieur de ce relatif, et devient en même temps l'antérieur de l'espèce contemporaine. Pareillement, celle-ci est antérieure à celle-là, en sorte que chacune des deux est, dans la nature, antérieure et postérieure à l'autre et à soi-même. C'est ce qui deviendra plus clair, si nous désignons par des lettres l'ensemble du prédicament. Représentons l'ordre par celte figure:

Relation

B. C.

D. F. G. L.

Note 515: (retour) Conquaero, qui n'est ni antérieure ni postérieure.

«Si d'un côté C et D, de l'autre B et L sont réciproquement relatifs (B et C étant les deux espèces prochaines du genre le plus général relation, D et L des espèces, l'un de B, et l'autre de C), B sera antérieur à D comme à son espèce; D étant ensemble ou simultané avec C comme avec son relatif, B précédera C. Ainsi B précédera son espèce D et C le relatif de D, et par conséquent soi-même (puisqu'il est simultané avec C son codivisant). En outre, il est évident que dans cette relation, une des espèces inférieures détruite anéantit tout le prédicament; si D est détruit, tant B que C périt nécessairement, puisqu'ils comprennent le genre le plus général. Car D, étant relatif à C, le détruit par sa propre destruction; mais C, étant le genre de L, emporte L relatif de B, et ainsi B périt aussi. C'est pourquoi D une fois détruit, tant B que C est détruit, et la relation avec eux. Mais plutôt, disons B et C mutuellement relatifs, ce qui est plus vrai, et que toutes les autres espèces contemporaines sous leurs genres, soient relatives l'une a l'autre, comme D et F entre eux, comme aussi G et L, et ainsi des autres, tant qu'il y a d'espèces contemporaines. Si une seule des espèces en relation existe, toutes doivent forcément exister, de sorte que comme D existe, B son genre existe nécessairement; et B existant, C son relatif existe nécessairement aussi. Mais si B existe, il faut nécessairement que son relatif C coexiste. Or C no coexistera que par quelqu'une de ses espèces qui, étant relative à une autre, ne peut exister par soi seule, et il faut que celte autre existe nécessairement. Donc, une des espèces relatives existant, il arrivera que toutes existent; ce qui est très-évidemment faux, car une des espèces n'exige l'existence d'aucune autre espèce que de celle avec laquelle elle est ensemble ou simultanée, et à laquelle elle est relative. Le père n'exige pas l'esclave ou le disciple, mais seulement le fils.

«Si, en descendant des espèces prochaines de relatifs, par les genres secondaires et les sous-espèces, aux individus, nous trouvons que les espèces, contemporaines d'un même genre, ne sont pas relatives entre elles, mais que ce sont les espèces de l'un des genres divisant qui sont relatives aux espèces d'un autre, sous le même genre suprême (comme le sont les espèces de l'animé et de l'inanimé entre elles), deux espèces existant entraînent nécessairement l'existence de toutes les autres. Si au contraire les espèces d'une espèce la plus prochaine sont relatives ans espèces d'une autre espèce la plus prochaine (comme les espèces du corps aux espèces de l'esprit), cette nécessité n'existe pas. Notez bien que le genre le plus général du prédicament où cette condition se réalise est contenu dans deux espèces; mais aussi, ou nous sommes en ceci plus subtil qu'il ne faut, ou, pour conserver l'autorité sauve, il faut dire qu'elle n'a pas regardé aux genres de tous les prédicaments. C'est ainsi qu'il516 soutient dans beaucoup de ses ouvrages que toute espèce est constituée de la matière du genre par la forme de la différence; ce qui ne peut, à cause de l'infinité des espèces, être maintenu pour toutes; cette règle ne doit donc être rapportée qu'au prédicament de la substance. Il en est de même peut-être de l'autre règle517

Note 517: (retour) Dial., p. 458-460.

On aura remarqué cette argumentation qui peut être prise comme un spécimen du raisonnement scolastique. La singularité en sera plus frappante si nous empruntons un langage plus familier aux lecteurs de notre temps.

La division est l'origine et comme le fond de la définition. Soit par exemple cette définition de l'homme, l'homme est un animal raisonnable, elle suppose cette division, l'animal est ou raisonnable ou non raisonnable. C'est une division, c'est-à-dire une proposition dans laquelle le sujet est divisé en deux classes par deux attributs; et c'est une division par différences, en ce que ces attributs sont différentiels, c'est-à-dire constitutifs d'espèces proprement dites, non de simples distinctions modales, mais des différences spécifiques: c'est l'expression de la science.

La division par différences doit se faire par les différences les plus prochaines. Admettez plusieurs espèces d'hommes, les uns ayant douze sens, et les autres cinq; le genre animal ne devrait pas être divisé par ces différences; car elles sont éloignées, elles constituent des sous-espèces, et non les espèces du genre animal; la différence prochaine ou la plus prochaine, ici c'est la raison.

La différence prochaine, celle qui divise immédiatement le genre, est celle qui le fait le mieux connaître, celle qui touche de plus près la nature; c'est donc la plus réelle. Boèce dit que tout genre a deux espèces prochaines518, parce qu'il veut que toute division soit à deux membres, toute division triple ou quadruple pouvant se ramener à la division par deux. Si la division ne paraît pas toujours pouvoir se faire en deux membres, c'est que les langues n'offrent pas toujours les deux noms des divisants et surtout des deux différences spécifiques d'un même genre. Dans l'exemple, la raison est une des différences spécifiques; nous serions embarrassés pour nommer l'autre en français. Le latin assez barbare des scolastiques dit rationale, irrationale; le substantif abstrait répondant à irrationale ce serait la non-raison. Il serait facile de trouver des exemples pour lesquels la langue nous ferait encore plus défaut; mais si la division du genre en deux espèces prochaines est toujours possible, sans toujours être exprimable, il suit que les espèces existent indépendamment d'un nom qui les désigne. Elles existent sans les mots qui les nomment. Que devient alors la doctrine qui veut que les espèces ne soient que des mots? Voilà l'argument qu'Abélard dirige en passant contre Roscelin.

Note 518: (retour) De Div., p. 643.

Les modernes répondraient que les espèces peuvent exister dans l'esprit sans être nommées, que toutes les idées n'ont pas nécessairement leurs noms, et qu'ainsi le principe de Boèce peut être vrai comme principe idéologique, sans qu'il en résulte aucun préjugé en faveur de la réalité objective des espèces. Que dit en effet le nominalisme raisonnable? Les individus seuls sont réels. Ces individus semblables ou dissemblables, séparés ou rapprochés par des différences ou ressemblances essentielles ou accidentelles, sont comparés et classés par l'intelligence, en sorte que les genres et les espèces sont des vues de l'esprit fondées seulement sur les différences et les ressemblances des individus, seules réalités. Toute classe, genre ou espèce, se résout réellement en individus. Il n'y a point de réalité autre qui corresponde au nom ou à l'idée de la classe; il n'y a point l'homme, l'animal; il y a des animaux, des hommes. Les genres et les espèces ne sont donc que des idées, et comme les idées en général ne se constatent et ne se fixent que par leurs signes, comme la langue s'unit indissolublement à l'intelligence, on peut regarder les espèces comme des noms, ne correspondant à aucune réalité substantielle qui soit l'espèce, si elle n'est la réunion des individus; et en ce sens on peut aller jusqu'à dire que les espèces ne sont que des noms. Tel est le nominalisme soutenable, ou le conceptualisme éclairé.

A ce compte, le principe de Boèce pourrait rester vrai, tout genre se diviserait en deux espèces, ne fussent-elles désignées par aucun nom spécial, sans que le réalisme fût justifié, c'est-à-dire sans qu'il en fallût conclure que les espèces hors des individus soient autre chose que des abstractions. Mais Abélard ne procède pas ainsi; il attaque le principe de Boèce dans sa généralité, et sans s'inquiéter de l'induction que ce principe fournit en faveur du réalisme; voici par quel argument de métier il pense le détruire.

Si deux espèces prochaines épuisent la division de tout genre, la règle est applicable au genre relation. La relation est un genre supérieur, de ceux qu'Aristote appelle generalissima, car c'est le troisième prédicament. Or, quelles sont les deux différences prochaines qui divisent le genre relation? La difficulté de le dire peut prouver seulement que les noms des deux espèces prochaines du genre relation manquent, et ne prouve pas qu'elles n'existent point dans les choses, faute d'exister dans les noms; elles peuvent être dans la nature et manquer dans le langage. Mais c'est une règle de logique que tous les relatifs sont ensemble dans la nature, tous les ad aliquid sont simul, [Grec: pros ti hama tae physei einai], ce qui signifie qu'ils coexistent naturellement, en ce sens que si une chose est relative à une autre, il faut bien que celle-ci le soit à la première. Elles sont donc nécessairement corrélatives et simultanées. L'un des relatifs ne peut disparaître que la relation ne disparaisse et n'entraîne avec elle la disparition de l'autre. Cette règle admise, il faut bien que les deux espèces prochaines qui divisent complètement le genre relation, étant les deux espèces fondamentales de relatifs, soient simultanées. Or le seront-elles avec la relation, leur genre suprême? Mais c'est un principe que le genre suprême est antérieur aux espèces, qu'il a la priorité sur elles; et si la relation, genre suprême des deux espèces prochaines de relatifs, leur est antérieure, comment ceux-ci pourraient-ils être simultanés avec elle? Cela répugne. Maintenant les deux espèces prochaines de relatifs peuvent-elles être simultanées avec celles qui ne sont pas prochaines? Non, car ou celles-ci leur sont subordonnées, ou elles ne le sont pas. Si elles leur sont subordonnées, elles viennent après les premières, qui ne peuvent être simultanées avec celles qui leur sont postérieures. S'il s'agit d'espèces qui ne leur sont pas subordonnées; si, par exemple, l'espèce prochaine A est simultanée avec l'espèce D subordonnée à l'espèce prochaine B, tandis que celle-ci est simultanée avec l'espèce C subordonnée à l'espèce prochaine A, il arrive que A simultané avec B antérieur à D, est simultané avec D postérieur à B, et par conséquent A est antérieur à D comme B, et postérieur à B comme D. Et de même, B est tout à la fois antérieur à C comme A et postérieur à A comme C. Sans plus de développement, la contradiction apparaît.

Enfin, les deux espèces prochaines du genre suprême relation sont-elles simultanées l'une avec l'autre? Soit; mais alors il en est de même forcément des deux genres qui divisent chacune d'elles, et des espèces subordonnées qui divisent chacun de ces genres; car toutes ces divisions sont des divisions en deux relatifs. Et comme il y a solidarité entre eux à tous les degrés, et qu'en outre les deux divisants supposent le divisé, un seul relatif à un degré quelconque de l'échelle, suppose tous les autres; et conséquemment, il pourrait arriver, par exemple, que l'existence de la relation de roi à sujet entraînât nécessairement l'existence de la relation de maître à disciple, ou de cause à effet; ce qui est évidemment absurde519.

Note 519: (retour) Supposez que le prédicament relation ait pour espèces les plus prochaines une X et une Y, dont la première sera un relatif que nous nommerons celui de qui on dépend, et la seconde, celui qui dépend. Elles seront corrélatives et simultanées; soit. Mais la première aura, je suppose, pour genres qui la divisent la cause et le supérieur, la seconde, l'effet et l'inférieur. Cause et supérieur ne sont pas relatifs entre eux, mais ils ont le même genre qu'ils divisent. Effet et inférieur ne le sont pas davantage; mais ils divisent un même genre. Ces espèces se sous-divisent à leur tour; par exemple supérieur en père et en maître, inférieur en fils et en esclave. Or supérieur, quoique de genre différent, sera relatif à inférieur et simultané avec lui, et réciproquement. Père, espèce appartenant à un autre genre que fils, sera relatif et simultané avec fils, comme maître avec esclave, bien qu'appartenant à des espèces de genres divers. Or, si père est relatif à fils, ils sont nécessaires l'un à l'autre, et ces deux sous-espèces existant rendent nécessaire l'existence de toutes les autres. Car fils étant rendu nécessaire par père, rend nécessaire inférieur, l'espèce de laquelle il dépend, et celle-ci, son autre sous-espèce esclave, puisque (c'est la supposition) ces deux sous-espèces fils et esclave divisent exactement leur espèce inférieur. J'en dis autant de père et de maître par rapport à supérieur. Mais supérieur et inférieur à leur tour appartiennent à deux genres différents, dont l'un est divisé par supérieur et par cause, l'autre par inférieur et par effet, et comme inférieur et supérieur sont nécessaires l'un à l'autre, l'existence de l'un et de l'autre entraîne celle des deux autres espèces avec chacune desquelles chacun d'eux divise exactement son genre respectif; et ces genres respectifs, tous deux réunis et opposés, corrélatifs simultanés, sont les espèces les plus prochaines du genre le plus général, la relation. Ainsi les rapports dialectiques de toutes ces branches de la relation établissent une liaison ou solidarité entre des choses qui en réalité n'en ont aucune, puisque l'existence du fils ne fait rien à celle de l'esclave, celle du père rien à celle du maître, celle du supérieur rien à celle de la cause.

Que faut-il donc penser de l'autorité? Que devient la règle de Boèce? Il faut croire, dit Abélard, qu'il n'a pas entendu parler des genres de tous les prédicaments; et la règle ne doit être appliquée qu'au prédicament de la substance; c'est ainsi que son autre règle: «toute espèce est constituée de la matière du genre par la forme de la différence,» n'est vraie que des espèces de la substance.

On peut ici juger Abélard et la scolastique. Il s'agit d'un argument qui, au fond, atteint le réalisme. Quelle en est la difficulté? c'est qu'il est dirigé contre l'autorité, contre une règle de Boèce. Quelle en est la force? c'est qu'il est appuyé sur l'autorité, sur une règle d'Aristote. Il se réduit à ceci: la règle tout genre se divise en deux espèces prochaines est inconciliable avec cette autre règle les relatifs sont simultanés. Voilà comme le raisonnement scolastique se fonde toujours sur l'autorité, même quand il attaque l'autorité.

En admettant que le genre substance se divise en deux espèces prochaines, Abélard examine s'il en est de même du genre relation; il traite hypothétiquement la relation comme la substance; et attendu que la maxime de Boèce, au cas où elle serait vraie, suppose que les espèces sont des choses et non des mots, puisqu'elle les admet comme existantes, encore même qu'il n'y ait pas de mots pour les nommer, il suit que, si elle est vraie pour la relation comme pour la substance, les espèces de la relation sont des choses comme celles de la substance. Mais, en vérité, comment des espèces de relations peuvent-elles être des choses? Quelle valeur peut avoir un argument qui donne aux relations la même réalité qu'aux substances? N'y a-t-il pas là une tendance à réaliser indûment des abstractions? On voit comment la scolastique, si peu ontologique dans ses bases, en ce sens qu'elle s'appuie si peu sur l'observation de la réalité, tombe facilement dans une ontologie artificielle et gratuite qui remplit et abuse l'intelligence.

Il serait facile d'attaquer l'argumentation d'Abélard en elle-même. Attaquons-la jusque dans ses principes. Le premier est d'Aristote: «les relatifs sont ensemble dans la nature;» c'est-à-dire, comme il l'explique, simultanés et solidaires dans la réalité. Ce principe est-il donc si clair et si juste? Sans doute il y a moitié, s'il y a double; s'il y a disciple, il y a maître; mais la science est relative à son objet, et l'objet de la science peut exister sans qu'effectivement la science existe. De même, l'objet senti est antérieur à la sensation. Le principe n'est vrai tout au plus que si on l'applique à la relation en acte, non à la relation en puissance. La relation actuelle exige la simultanéité des relatifs. Mais quelle espèce de relatifs sont les deux espèces prochaines du genre relation? Le rapport des espèces prochaines aux genres, des espèces entre elles, des espèces à d'autres espèces, est-il la relation proprement dite, aristotélique, catégorique? cela ne conduirait-il pas à cette idée outrée que tout rapport est un rapport nécessaire? La catégorie de relation est le rapport nécessaire; mais le rapport nécessaire n'est pas nécessairement le rapport de simultanéité. De A à B il peut y avoir un rapport nécessaire, dès que B existe; mais avant que B existe, il peut n'y avoir de A à B qu'un rapport possible; si A est naturellement antérieur à B, on ne peut pas dire que A et B soient ensemble ou simultanés, quoique A étant donné, il en résulte nécessairement un rapport possible avec B, au cas que B devienne réel; et quoique B étant donné, il en résulte nécessairement un rapport nécessaire et actuel avec A, qui ne peut pas exister, dès que B existe. Ainsi A et B sont relatifs et ne sont pas simultanés.

Mais si tous les relatifs ne sont pas simultanés, est-il vrai que cette règle vraie ou fausse doive s'appliquer aux choses unies par le rapport d'espèces à genre, ou d'espèces du même genre entre elles, ou de celles-ci avec d'autres espèces? Nullement; la définition de la relation ne s'applique pas à ces relations-là. Le genre est logiquement antérieur aux espèces, et, bien que les espèces le supposent, il ne les suppose pas, il ne suppose que des espèces possibles. Il n'y aurait pas d'hommes qu'il y aurait encore des animaux. De même, point de relation nécessaire entre l'espèce homme et les espèces des plantes, ou les sous-espèces des oiseaux ou des poissons, ou même les sous-espèces des nègres ou des blancs. L'une ne suppose pas les autres. Ce qui est vrai, c'est que si un genre est complètement divisé par deux espèces prochaines, poser l'une comme espèce, c'est supposer l'autre. On ne peut dire: Il y a dans le genre animal une espèce raisonnable, sans dire implicitement qu'il y a une espèce non raisonnable. S'il n'y avait que l'espèce raisonnable, il n'y aurait pas de différence entre le genre animal et l'espèce homme. L'un se confondrait dans l'autre, l'animal ne serait qu'un genre sans espèce. Bien plus, si l'homme a été créé après les autres animaux, le genre animal, avant la naissance d'Adam, n'était ni genre ni espèce qu'en puissance, et non pas en acte; et quoique la race humaine ne pût naître sans que la division possible du genre devînt nécessairement actuelle entre elle et les autres races, c'est-à-dire sans qu'aussitôt le genre et les deux espèces fussent réalisés, il n'y avait pas eu simultanéité entre l'espèce humaine et le reste des animaux, en dépit du rapport nécessaire entre les deux espèces. Tous les animaux ne coexistent pas nécessairement dans la nature.

Il faut donc modifier le principe d'Aristote, ou ne pas regarder les deux espèces prochaines d'un genre comme de véritables relatifs. Au reste, la question n'est pas si un genre se divise en deux relatifs, mais s'il se divise nécessairement en deux espèces.

Nous touchons ici à la seconde règle et à l'autre autorité. Le genre se divise-t-il exactement en deux espèces prochaines, oui ou non? Si l'on parle d'une division verbale, soit. Posez une espèce du genre, vous aurez certainement en regard de cette espèce tout ce qui, dans le même genre, n'offre pas la différence spécifique. On peut toujours dire que le genre se divise en ce qui a telle différence et ce qui ne l'a pas; mais le second membre de la division n'est pas nécessairement une espèce proprement dite. Ce peut être la collection formée momentanément par l'esprit de tous les êtres qui n'ont pas la différence; ce n'est alors que la négation en regard de l'affirmation. Par exemple, les animaux sans raison constituent-ils nécessairement une espèce proprement dite, et ne pourraient-ils pas offrir d'ailleurs de telles diversités, qu'ils ne formeraient une classe une et spéciale que par opposition à l'espèce raisonnable? Toute importante qu'est la division par l'affirmation et la négation, elle n'est pas assez instructive, assez significative; c'est plutôt une élimination, une abstraction, comme parle la logique moderne, qu'une division scientifique. Par exemple, si l'on disait: Tout être est créateur, incréé ou créé, on ferait une division à trois membres et qui pourrait avoir une véritable valeur. Sans doute on peut toujours réduire une division par espèces à deux membres; il suffit pour cela d'affirmer une différence, et puis de la nier. Mais il ne suit pas que l'on constituera toujours par là deux espèces réelles. Si l'on divise l'être en créateur et créé, on aura d'un côté Dieu, et de l'autre la matière, l'âme, l'ange, l'homme, la brute; le créé ne sera pas une espèce proprement dite. On aura cependant une division à deux membres, et qui comprendra tout le genre.

J'avoue toutefois que si l'on veut restreindre la division aux espèces proprement dites, aux différences proprement dites, et non l'appliquer à toutes les espèces transitoires et successives qu'enfante l'esprit humain, la règle de Boèce reprendra plus de valeur. Admettez qu'il y ait en effet des espèces et différences proprement dites, c'est-à-dire qu'à tel degré déterminé de l'échelle de l'être soit le genre, et au degré qui suit immédiatement, l'espèce, il sera vrai que vous ne passerez jamais de l'un à l'autre que par la division à deux membres. L'animal étant le genre, l'espèce humaine est bien certainement animal par la différence raison; et l'autre portion du genre animal moins la raison, peut être dite constituée du genre animal par la différence non-raison, ce qui donne forcément une seconde espèce. Mais on conviendra qu'il y a un peu de symétrie artificielle dans tout cela, et qu'il est difficile d'admettre réellement la non-raison comme une forme essentielle. De cette manière de procéder, il peut résulter une création illimitée d'êtres de raison érigés tôt ou tard en être réels. Ainsi, les nominalistes eux-mêmes sont tôt ou tard ontologistes.

Je n'ai raisonné que sur le genre substance; que serait-ce si je m'occupais des genres des autres prédicaments! c'est alors que tout paraîtrait fictif, et l'abus de l'ontologie dialectique éclaterait. Il est tel qu'on ne peut supposer que les scolastiques habiles en fussent les dupes, et certainement au fond Abélard savait bien que ce ne pouvait être que par une assimilation fictive que l'on traitât la relation ou la situation comme la substance; il laisse entrevoir, quoique trop rarement, qu'il n'ignore pas que la nature, c'est ainsi qu'il nomme la réalité, est autre chose que l'art, c'est ainsi qu'il nomme la dialectique. Mais d'abord pourquoi ne le pas dire mieux? puis, pourquoi ne pas étudier, pour la décrire et la circonscrire, cette disposition ou cette faculté qui est en nous de convertir tout en être, et de raisonner des rapports et des modes comme si c'étaient des substances? Il est vrai que c'eût été là de la psychologie.

Remarquons cependant une distinction importante et qui prouve que ce rare esprit ne méconnaissait pas la différence profonde qui doit séparer l'ontologie naturelle de l'ontologie dialectique. Il revient ici à l'idée qu'il a déjà exprimée, c'est que les règles qui sont bonnes pour la catégorie de la substance ne sont pas absolument et de plein droit vraies des autres catégories. Suivant lui, la division du genre s'opère exactement par deux espèces prochaines, mais seulement quand ce genre est de la catégorie de la substance. La division du genre par les différences équivaut à la division par les espèces, mais seulement quand il s'agit du genre de la substance. Tout cela n'est qu'une suite d'un principe antérieurement posé; c'est que toute espèce est constituée de la matière du genre par la forme de la différence, seulement quand il s'agit de genres ou d'espèces du ressort de la substance.

Je ne vois pas que cette distinction fondamentale ait été jusqu'ici remarquée; elle fait honneur à celui qui l'a aperçue et répond d'avance à plus d'une censure dirigée contre lui520; mais passons à la seconde espèce de division substantielle.

Note 520: (retour) Voyez Dial., pars III, p. 400; et ci-dessus c. V, et ci-après c. VI, VII et IX.

«Après la division du genre en espèces vient celle du tout en parties521. Le tout est quant à la substance, ou quant à la forme, ou quant à l'une et à l'autre. Le tout quant à la substance est tel quant à la compréhension de la quantité, c'est l'entier, ou quant à la distribution de l'essence commune, c'est l'universel. Telle est par exemple l'espèce distribuée entre tous ses individus. L'espèce peut bien être appelée le tout quant à la substance des individus, puisqu'elle est la substance totale des individus. Mais il n'en est pas de même des genres; car il y a, outre le genre, la différence dans la substance de l'espèce, tandis qu'au delà de l'espèce rien de nouveau n'entre dans la substance de l'individu. Les individus sont des parties de l'espèce, non des espèces (Porphyre); ce tout est un universel, parce qu'il se dit de toutes les parties individuelles, mais il n'est pas un entier, c'est-à-dire un tout qui résulte de l'assemblage de toutes les parties combinées, comme la maison, qui est composée du toit, des murs, etc. L'entier ne peut être l'universel, parce que l'universalité n'a point ses parties dans sa quantité, mais en distribution dans la diffusion de la communauté, c'est-à-dire divisées entre plusieurs à qui elle est commune. L'entier a une prédication (attribution) qui lui est particulière; Socrate est composé des membres que voici.

Note 521: (retour) Dial., pars V, P. 460-470.

«Quand Platon a dit, au rapport de Porphyre522, que la division doit s'arrêter aux dernières espèces pour ne pas s'étendre jusqu'aux individus, il a considéré non la nature des choses, mais la multiplicité et le changement des individus. Leur existence est soumise à la génération et à la corruption, elle n'a pas la permanence que possèdent les universels, dont l'existence est nécessaire, dès qu'il existe un quelconque des individus en lesquels ils sont distribués. Cette infinité523, qui n'est point l'oeuvre de la nature, mais de notre ignorance et de la mobilité de l'existence, laquelle ne saurait longtemps persister dans ces individus comme dans les premiers sujets des animaux, ou dans des individus à accidents immobiles, empêche la division actuelle, mais n'empêche pas qu'elle existe dans la nature: la nature pourrait très-bien souffrir que les individus dont l'existence aurait été permise, attendissent notre division et tombassent sous notre connaissance....

Note 522: (retour) Porphyr. Isag., II.—Boeth., In Porph., l. III, p. 75.
Note 523: (retour) L'impossibilité de déterminer le nombre des individus.

«De ces touts qu'on appelle entiers ou constitutifs, les uns sont continus, comme la ligne, qui a ses parties continues, et les autres non, comme le peuple, dont les parties sont désagrégées. La division de ces touts ne s'énonce pas au même cas que celle de l'universel, c'est-à-dire au nominatif, elle se fait au génitif.... De cette ligne, une partie est cette petite ligne, une autre partie, cette autre petite ligne; de ce peuple, une partie est cet homme, une autre partie, cet autre homme..., tandis qu'on ne dit pas que Caton, Virgile ... sont des parties de l'homme (espèce), mais Caton, Virgile est homme.... Mais il faut regarder au sens plutôt qu'aux paroles....

«Comme la division régulière du genre ne se fait point par ses espèces quelconques, mais par ses espèces les plus prochaines, de même, la division du tout ne doit pas se faire par les parties qu'on voudra, mais par les parties principales. On blâmerait celui qui diviserait l'oraison par syllabes ou par lettres, qui sont les parties des parties; l'ordre naturel est que la division se fasse en ces parties, dont l'union constitue immédiatement le tout, et que l'on décompose l'oraison en expressions et celles-ci en syllabes.»

Mais quelles parties convient-il d'appeler principales, et quelles, secondaires? Regardez-vous comment le tout se constitue, les principales sont parties, non des parties, mais du tout, comme dans l'homme l'âme et le corps. Regardez-vous comment le tout se détruit, les parties principales sont celles dont la suppression détruit la substance du tout, comme la tête dans l'homme.

La première classification est arbitraire. Elle veut, par exemple, que les parties principales de la maison soient les murs, le toit et les fondements. Mais s'il convient de diviser la maison en deux, mettant d'un côté les murs avec leurs fondements, et de l'autre le toit, les fondements ne seront plus partie principale, mais partie de partie. On peut à volonté dans un composé quelconque rendre secondaire une partie principale, et réciproquement. Dans l'autre opinion, on n'hésite pas à admettre comme principales des parties de parties, dans l'homme, par exemple, la tête, laquelle est une partie du corps qui est une partie de l'homme, dont l'autre partie est l'âme; on regarde seulement quelles sont les parties qui, en se détruisant, détruisent la substance du tout. Mais si vous détruisez une petite pierre de la muraille d'une maison, comme cette pierre est un des éléments de sa substance, cette substance est atteinte, le tout cesse d'exister, la maison est détruite; ou ce qui reste est un autre tout, une autre maison; ce n'est qu'une partie de la première. En vain diriez-vous que la petite pierre de la maison existe séparément, la maison existait comme composé, et il ne suffit pas pour son existence que sa matière subsiste. Autrement, comme elle se compose de bois et de pierres, on dirait que lorsqu'on a le bois et les pierres, on a la maison. Donc, du point de vue de la destruction, toutes les parties sont principales.

A cette argumentation, qu'Abélard dit toute neuve, novissimae, voici comme on a tenté de répondre. Vous dites que si cette petite pierre cesse d'être, le tout dont elle fait partie n'est plus; soit, pourvu que la pierre soit vraiment partie principale, comme dans un tout de deux pierres. Mais pour appliquer cette conclusion à un tout qui est le tout des parties, mais qui est autre chose que ses parties, il faut ajouter au raisonnement cette constante: Les parties étant parties et parties principales. En effet, dans le conséquent, elles sont prises comme tout, dans l'antécédent comme parties. Or une partie n'est pas le tout, ou la substance se multiplierait à l'infini. Il faut donc rétablir l'unité du raisonnement qui manque d'une condition essentielle en logique, la constance, d'après la règle: «Où la constance n'est pas conservée dans l'enchaînement, la conjonction des extrêmes ne suit pas524.»—Mais alors comment accordez-vous que dans ces conséquences fort connues: Si l'homme existe, l'animal existe, et si l'animal, la substance, la conjonction des extrêmes s'accomplisse? Car dans la première conséquence, animal suit comme genre, et dans la seconde, il précède comme espèce. Faut-il donc, pour rétablir la constance, faire l'insertion suivante: Si l'homme existe, l'animal existe; et, si l'animal existe, comme animal est l'espèce de la substance, la substance existe. En vérité, cela est inutile, le moyen terme peut également être conséquent pour le premier membre et antécédent pour le second. Il est donc vrai qu'une partie quelconque détruite détruit nécessairement le tout, et que, du point de vue de la destruction de la substance, toutes les parties sont principales.

Note 524: (retour) «Ubi constantia non interseritur, conjunctio non procedit.» C'est ainsi qu'Abélard donne cette règle du syllogisme: Les extrêmes et les moyens doivent nécessairement être homogènes. (Analyt. post., 1, vii.) Il n'avait pat sous les yeux le texte des Seconds Analytiques.

Mais si vous enlevez un ongle à Socrate, est-ce que toute la substance de Socrate périt? non, parce que l'homme ne consiste pas dans ses parties. Autrement, en des temps divers, le même homme vivant ne subsisterait pas; car sa substance augmente ou diminue sans cesse. Il faut donc chercher quelle est la partie, faute de laquelle l'homme ne se retrouve plus; les uns diront que c'est la main, les autres que c'est la langue; mais la destruction de l'une ni de l'autre n'est l'homicide; et nous tenons pour principales les parties qui sont telles, que leur mutuelle conjonction produise immédiatement la perfection du tout. La conjonction du toit, des murs et des fondements, et non pas la composition de leurs parties entre elles, produit la maison.

Il est des touts dont la nature paraît contraire, quoique ce soient aussi des entiers: tels sont les touts temporels, comme le jour composé de douze heures, et qui est pour elles un tout constitutif. Ces touts n'ayant point de parties permanentes, la simultanéité ne leur est pas applicable; leurs parties sont successives, comme celles du temps, celles de l'oraison, et l'existence actuelle de ces parties est la seule mesure de l'être de ces touts. A prendre rigoureusement la signification du jour ou de l'oraison, jamais l'oraison ou le jour n'existe, puisque jamais ni les douze heures, ni les mois dont se compose l'oraison, ne coexistent. Aristote admet dans le temps la continuation sans la permanence525, mais ni l'une ni l'autre dans l'oraison. Il faudrait plutôt dire que les parties du temps ont la permanence et non la continuation; car les sujets étant discontinus, les accidents doivent l'être aussi. On trouverait également une sorte de permanence dans les parties de l'oraison, en faisant prononcer en même temps par divers les lettres qui en sonnant ensemble composeraient les mots et l'oraison avec les mots. Mais à dire le vrai, ni le temps, ni l'oraison, ne sont des composés de parties. Un composé ne peut être contenu dans une seule partie, et ce n'est pas une partie que ce que la quantité du tout ne surpasse point. Là où il n'y a qu'une partie, elle est le tout. Or les parties dans le temps ne sont jamais plusieurs, puisque la simultanéité leur est interdite; il n'en existe jamais qu'une. Co n'est donc que par figure qu'on peut dire que le jour existe, et ce qui en existe et qu'on appelle partie n'en est pas une, elle est réellement un tout.

Note 525: (retour) Arist. Categ., VI.

«Je me souviens, ajoute Abélard526, que mon maître Roscelin avait cette idée insensée de prétendre qu'aucune chose ne résultât de parties, et, comme les espèces, il réduisait les parties à des mots. Si on lui disait que cette chose, qui est une maison, résulte d'autres choses, savoir, le mur, le toit et le fondement, voici par quelle argumentation il attaquait cela.

Note 526: (retour) Dial., p. 471.

«Si cette chose qui est la muraille est une partie de cette chose qui est la maison, comme la maison elle-même n'est pas autre chose que le mur, le toit et le fondement, le mur est partie de lui-même et du reste. Mais comment sera-t-il partie de lui-même? Toute partie est naturellement antérieure au tout; or, comment le mur serait-il antérieur à soi et aux autres, lorsque l'antériorité à soi-même est impossible?

«La faiblesse de cette argumentation consiste en ceci, que quand on parle du mur, et qu'on accorde qu'il est partie de lui-même et du reste, on entend de lui-même et du reste pris et joints ensemble, ou d'un composé dans lequel il est avec le toit et le fondement, en sorte que la maison est comme trois choses, mais non prises séparément, combinées au contraire, et ainsi il n'est plus vrai qu'elle soit le mur ni le reste, mais elle est les trois ensemble. De la sorte, le mur n'est partie que de lui-même et du reste combinés, ou de toute la maison, et non pas de lui-même pris en soi: il est antérieur, non à soi-même pris en soi, mais a la combinaison de soi-même et du reste. En effet, le mur a existé avant que toutes ces choses eussent été jointes, et chacune des parties doit exister naturellement avant de produire l'assemblage dans lequel elles sont comprises.»

Ce long examen de la division du tout vient de nous conduire au milieu de la grande question du réalisme et du nominalisme. Abélard y a touché en s'occupant de la différence; il y est revenu en traitant de la division de la substance par les espèces. Il la retrouve ici sous deux formes, en étudiant la division du tout universel et du tout intégral.

Le tout universel est un des universaux; il est la collection soit des genres, soit des espèces, soit des individus, qui en sont comme les parties; en tant que collection des individus, le tout espèce peut être appelé leur substance, puisqu'il est la totalité de la substance répartie en eux; mais le genre n'est pas la substance totale des espèces, puisqu'il y a dans l'espèce un élément qui n'est pas dans le genre, la différence. Cette doctrine, qui admet bien une certaine réalité dans les éléments des espèces et des genres, les présente cependant comme des touts de convention; et il est vrai qu'en tant qu'on les considère comme des touts, ce ne sont pas des touts naturels, si la condition du tout naturel est l'unité numérique de substance; mais ils sont des touts naturels, lorsqu'ils sont la totalité de genres et d'espèces véritables, ou formés à raison de ressemblances et de différences essentielles et permanentes. Les genres et les espèces de convention, oeuvres d'une classification arbitraire et momentanée, sont les seuls qui ne donnent naissance qu'à des touts conventionnels.

Quant à la division du tout intégral ou constitutif en ses parties, elle serait indifférente à la question du réalisme, si Roscelin n'avait eu la hardiesse de l'y rattacher. N'admettant de réalité que la réalité individuelle, il se croyait obligé de nier la réalité des éléments de l'individu, et comme l'individu est un tout, de nier les parties du tout. Par quel subtil argument, on l'a vu. La réponse d'Abélard est bonne, et résout la difficulté de dialectique que Roscelin avait inventée. Le bon sens n'en pouvait être embarrassé un moment; mais le bon sens n'est pas la logique.

«La division du tout selon la forme est, par exemple, celle qui partage l'âme en trois puissances ou facultés, celle de végéter, celle de sentir, celle de juger527. L'âme en exerce une dans les plantes, deux dans les animaux; dans l'homme, elle les contient tontes trois: elle a le conseil ou le jugement avec la végétabililé et la sensibilité, c'est ce qu'on appelle la rationnanté ou la raison.

Note 527: (retour) Dial., p. 411-476.

«Voici donc une division régulière: la puissance de l'âme est ou de végéter, ou de sentir, ou de juger. Mais cette division est-elle applicable à l'âme universelle ou âme du monde, que Platon croit unique et singulière528, que d'autres appellent une espèce contenue dans un seul individu, comme le phénix? Boèce paraît avoir appliqué cette division à l'âme en général, quand il dit: L'âme se composant de ces sortes de parties, en ce sens non pas que toute âme soit composée de toutes, mais une âme des unes, une autre âme des autres, c'est une chose qu'il faut rapporter à la nature du tout. Ces mots indiquent qu'il croit que le nom d'âme, tel qu'il est défini par la division, convient à toutes les âmes, ou, ce qui revient an même, qu'il désigne un universel.... On donne donc aussi le nom de tout à ce qui consiste en de certaines vertus ou facultés, comme l'âme en ses trois puissances529.

Note 528: (retour) Cette division triple de l'âme est comme dans toute l'antiquité. Abélard l'avait rencontrée dans Boèce. (In Porph., p. 46.) Quant à la question de savoir si cette triplicité s'appliquait a l'âme du monde, il aurait pu s'en assurer en relisant le Timée, si, comme on le croit, il en avait une version sous les yeux. Là, Platon dit que Dieu forma l'âme du monde d'une essence divisible, d'une essence indivisible, et d'une essence intermédiaire, produit de l'union de l'une et de l'autre. Ces trois principes, le premier, qui est l'être, le second l'intelligence, le troisième qui participe des deux autres, pourraient bien répondre à la division dont il s'agit, quoique dans le Timée elle soit conçue d'une manière plus transcendante et qui a été tout autrement développée et interprétée par les alexandrins. Voyez dans les Études sur le Timée, de M. Henri Martin, le texte, p. 88, 94 et 98, et la note 22. t. 1. p. 316-383.
Note 529: (retour) Les citations, comme le fond des idées, sont prises de Boèce (De Div., p. 646), et nous voyons comment s'est introduite ou plutôt maintenue dans la philosophie du moyen âge cette ancienne division de l'âme en végétative, sensitive et intelligente (ou rationnelle).

«Seule, en effet, l'âme fait végéter le corps, et elle donne seule au corps le mouvement de croissance; seule elle discerne, c'est-à-dire a la notion du bien et du mal; mais il semble qu'elle ne sente pas seule, on croit même qu'elle ne peut sentir, car on ne dit pas les sens de l'âme, mais du corps. Aristote attribue les sens au corps530; c'est que les sens, c'est que les instruments par lesquels l'âme exerce ses sens, sont fixés dans le corps et font connaître les corps qui, par leur intermédiaire, arrivent à l'état de concepts, d'où l'on pourrait induire qu'il y a une faculté de sentir dans l'âme, une autre dans le corps. L'une et l'autre, en effet, sont dits sensibles (sensibile); mais la vraie et première faculté de sentir est dans l'âme, quoique le corps contienne les divers organes des sens....., ou plutôt quoique tous ses membres soient pourvus du tact qui paraît être le seul commun à tout animal, car il est certains animaux qui manquent de tous les autres instruments, comme les huîtres et les coquilles, qui sont sans tête, ainsi que Boèce le rappelle dans le premier Commentaire des Prédicaments531.

Note 530: (retour) Categ., VII.—Boeth., In Proedic., p 100.
Note 531: (retour) Il n'y a point ou il n'y a plus deux Commentaires des Prédicaments, ni par conséquent de premier. C'est dans le livre II de son unique commentaire sur les catégories que Boèce parle des huîtres et des coquilles (p. 101).

«Quant à cette sensibilité attribuée au corps de l'animal, comme si elle était sa différence, elle paraît descendre et naître de celle qui est dans l'âme, et l'animal ne paraît sensible qu'en tant qu'il contient une âme capable d'exercer en lui la faculté de sentir. Le corps n'est dit sensible que parce que l'âme est avec lui, que parce qu'il a une âme; l'âme, au contraire, est sensible, non par l'effet du prédicament de l'avoir, mais en vertu d'une puissance qui lui est propre. Objectera-t-on que sensible, étant la différence substantielle d'animal, est une qualité, apparemment parce que toute différence est qualité, mais qu'avoir une âme n'est pas une qualité, étant au contraire de la catégorie de l'avoir? Il faudrait alors entendre par la qualité la forme, ou par le mot sensible désigner dans le corps de l'animal une certaine faculté qui serait nécessairement du ressort de la qualité, puisque l'autorité a soumis toutes les puissances ou impuissances au genre suprême de la qualité532. Cela revient à dire que l'animal naît déjà apte à l'exercice des facultés de l'âme, grâce à une qualité des sens par lesquels l'âme, comme par des instruments, s'acquitte des fonctions de la puissance qui lui est propre.

Note 532: (retour) Arist. Categ., VIII.—Boeth., In Proed., l. III, p. 170. Toute cette psychologie d'ailleurs ne vient point d'Aristote; on trouverait plutôt quelque chose d'analogue dans Boèce (De interp., ed. sec., p. 298)

«Il faut qu'il y ait différentes sensibilités de l'âme et du corps, comme il y a différentes rationnalités, car c'est une règle que les genres qui ne sont point subordonnés entre eux, n'ont pas les mêmes espèces ou les mêmes différences; or, tels sont le corps et l'âme, dont l'on ne reçoit aucune attribution de l'autre533.

Note 533: (retour) C'est dire, en dialectique, que la sensibilité de l'âme ne peut être celle du corps ou que la sensation n'est pas l'affection organique; nouvelle preuve que le raisonnement, avec ses formes d'école, remplace et quelquefois vaut les notions puisées dans l'observation des faits de conscience.

«L'équivoque qui se trouve dans les noms des différences de l'âme et du corps s'étend aussi aux noms de leurs accidents. Il naît de certaines choses qui sont dans l'âme certaines propriétés pour le corps. Ainsi le fondement propre des sciences ou des vertus, c'est l'âme. Cependant l'homme est un corps, et l'on dit de lui qu'il est savant ou studieux, non qu'on entende par là une qualité de la science ou de la vertu, car elles ne sont pas en lui, mais un avoir de l'âme, qui a les sciences et les vertus. L'homme est dit dialecticien ou grammairien, joyeux ou triste, rassuré ou effrayé, et mille autres choses, à raison de toutes les qualités de l'âme, dont l'exercice ne peut apparaître ou même avoir lieu sans la présence du corps. Les corps eux-mêmes reçoivent des noms, et il leur naît des propriétés qui ont le même caractère: par exemple, Aristote dit qu'avec l'animal meurt la science534. Il parle de la science par rapport au corps, car la suppression de l'animal n'entraînerait point celle de la science, puisque l'âme, une fois dégagée de la ténébreuse prison du corps, acquiert de plus vastes connaissances; il ne veut parler que de cet exercice de la science qui se manifeste seulement grâce à la présence du corps535.

Note 534: (retour) Categ., VII.—Boeth., In Proed., p. 166.
Note 535: (retour) La division du tout par facultés a, suivant Boèce, quelque chose de commun avec celle du genre ou de l'entier. Ainsi la prédication de l'âme suit de ses facultés, ce qui signifie que l'énonciation des facultés de l'âme donne l'âme comme conséquence. Exemple; S'il y a végétalble, il y a âme. Et cela revient à la division du genre lequel suit de ses espèces: S'il y a homme, il y a animal. L'âme est composée de ses facultés autrement que l'entier l'est de ses parties. La composition de l'entier est matérielle ou relative à la quantité de son essence, tandis que la composition de l'âme résulte de l'addition d'une différence formatrice. «La qualité n'entre pas dans la quantité de la substance, et ce qui est le même en nature ne peut être matériellement composé de choses de prédicaments différents.» C'est-à-dire qu'une quantité matérielle ou une nature quantitative, comme un entier, ne peut être composée d'éléments d'une nature qualitative, comme des facultés. (Dial., p. 474-475)

«Quelques-uns appliquent celle division du tout virtuel ou du composé de puissances, non à l'âme en général, mais à cette âme singulière que Platon appelle l'âme du monde, qu'il a donnée à la nature comme issue du Noy ou de l'esprit divin, et qu'il s'imagine retrouver dans tous les corps. Cependant il n'anime pas tout par elle, mais seulement les êtres qui ont une nature plus molle et ainsi plus accessible à l'animation; car bien que cette même âme soit à la fois dans la pierre et dans l'animal, la dureté de la première l'empêche d'exercer ses facultés, et toute la vertu de l'âme est suspendue dans la pierre.

«Enfin, quelques catholiques, s'attachant trop a l'allégorie, s'efforcent d'attribuer à Platon la foi de la sainte Trinité, grâce à cette doctrine où ils voient le Noy venir du Dieu suprême, qu'on appelle Tagaton, comme le Fils engendré du Père, et l'âme du monde, procéder du Noy comme du Fils le Saint-Esprit. Ce Saint-Esprit en effet, qui, partout répandu tout entier, contient tout, verse aux coeurs de quelques chrétiens, par la grâce qui y réside, ses dons qu'il est dit vivifier en suscitant en eux les vertus536; mais dans quelques-uns, ses dons semblent absents, il ne les trouve pas dignes qu'il habite en eux, quoique sa présence ne leur manque pas, il ne leur manque que l'exercice des vertus. Mais cette foi platonique est convaincue d'être erronée en ce que cette âme du monde, comme elle l'appelle, elle ne la dit pas coéternelle à Dieu, mais originaire de Dieu à la manière des créatures. Or le Saint-Esprit est tellement essentiel à la perfection de la Trinité divine, qu'aucun fidèle n'hésite à le croire consubstantiel, égal et coéternel tant au Père qu'au Fils. Ainsi ce qui a paru à Platon assuré touchant l'âme du monde, ne peut en aucune manière être rapporté à la teneur de la foi catholique537

Note 536: (retour) «Fidelium cordibus per inhabitantem gratiam sua largitur charismata quae vivificare dicitur suscitando in eis virtutes.» (Dial., p. 475.) Cette génération de l'âme du monde emanée du Noy (pour [Grec: nous], l'intelligence) est un dogme néo-platonique qu'Abélard tenait de Macrobe plutôt que du Timée. (In Somn. Scip., I, ii. xiii, xiv, etc.)
Note 537: (retour) Abélard, comme on le verra plus bas, n'a pas toujours repoussé avec une aussi grande sévérité d'orthodoxie le dogme platonique de l'âme du monde. Mais ce passage est un de ceux que l'on cite peur prouver qu'il écrivit sa Dialectique après sa condamnation. Il est très-probable en effet qu'il aura inséré à dessein dans ce passage la rétractation d'une opinion, qui, bien que très-formellement exprimée dans sa théologie, n'en fait point une partie essentielle; tandis qu'on ne peut admettre qu'après l'avoir positivement condamnée, il l'ait reprise plus tard et développée, le théologien se montrant ainsi moins correct en sa foi que le philosophe. (Voyez l. III, c. II et III, et dans Abélard, le l. II de l'Introduction, c. xvii, et le l. I de la Théologie chrétienne, c. v.)

«Mais une fiction de ce genre paraît éloignée de toute vérité, car elle placerait deux âmes dans chaque homme. Platon imagine et veut que les âmes de chacun, créées au commencement dans les étoiles correspondantes (in camparibus stellis), viennent prendre appui en des corps humains pour la création de chaque homme en particulier, et que les corps soient animés par celles-là seules, dont la présence est partout suivie et accompagnée de l'animation, et nos par celle dont une opinion philosophique admet l'existence également, soit avant que le corps soit animé, soit après qu'il est dissous et jusque dans le cadavre538.

Note 538: (retour) Cette phrase se rapporte à la distinction établie dans le Timée entre l'âme du monde et l'âme ou les trois âmes de l'homme, l'une immortelle, qui est l'âme intelligente ou connaissante, et les deux autres mortelles, savoir: l'une mâle et l'autre femelle; l'une, celle des volontés passionnées, l'autre, cette des impressions et affections sensibles; l'une qui réside dans le coeur et l'autre dans le foie. (Voyez dans les Études sur le Timée, le t. I, pv 96 et suiv., 187 et suiv., not. 22 et le t. II, not. 136, 139 et 140.)

«Ne nous occupons point de celle âme que la foi ne réclame point, qu'aucune analogie réelle ne recommande, et revenons à l'application de la division de l'âme générale (du genre âme). Il est demeuré en question pourquoi on a admis tes facultés dans ce tout qui est âme plutôt que dans les autres touts, ou pourquoi on a séparé cette division par facultés des autres divisions des genres par différences. Pour ceux qui par l'âme générale entendent cette âme du monde inventée par les platoniciens, ils la mettent évidemment en dehors de toutes les autres divisions, puisque dans cette seule et même âme ils admettent substantiellement toutes les facultés différentielles, la substance de cette âme les contenant également partout, quoique partout elle ne les exerce pas. Ceux au contraire qui entendent par l'âme générale l'universel âme (ou l'âme en général), ce qui est plus raisonnable, ils n'ont pas de raison d'admettre au nombre des divisions par la forme cette division de l'âme, plutôt que celle des autres touts par puissances ou par impuissances, telles que rationnalité et irrationnalité, ou toute autre forme de la substance; mais peut-être la citent-ils de préférence pour exemple, parce que ses différences sont plus connues d'avance.

«La dernière division est celle par la matière et par la forme. En voici une: «L'homme est en partie substance animale, en partie forme de la rationnalité ou de la mortalité.» L'animal compose l'homme matériellement, la rationnalité et la mortalité formellement: car celles-ci étant des qualités ne pouvent se convertir en l'essence de l'homme qui est substance; mais la substance d'animal est la seule qui constitue l'homme par l'information de ses différences substantielles. Les différences substantielles sont celles qui spécifient ou changent en espèces les genre divisés put elles (Porphyre)539. La rationalité en effet et la mortalité, advenant à la substance d'animal, en font une espèce qui est l'homme. Mais en convertissant en espèce la substance du genre, elles ne passent pas elles-mêmes ensemble avec elle dans l'essence de l'espèce; ce sont les genres seuls qui deviennent espèces, sans rester toutefois séparés des différences; sans la survenance des différences, l'espèce différenciée ne serait pas produite; c'est par et non avec les différences que cette transformation a lieu. Si les différences étaient avec le genres transportées dans l'espèce, nous ne nous rendrions pas à la doctrine de ceux qui veulent quo l'homme soit un autre plus la rationnalité et la mortalité, non pas seulement un autre informé par ces deux différences, mais un animal et ces deux choses; dans le premier cas trois font un, dans le second les trois sont trois, et l'homme uni à la muraille n'est pas la même chose que l'homme et la muraille. Mais assurément nous serions forcés d'admettre que ces mêmes différences ensemble avec le genre viennent à la fois et se réunissent de même façon dans l'essence de l'espèce; d'où il résulterait qu'elles sont de la substance de la chose et qu'elles entrent comme partie dans la matière. Car rien no reçoit l'attribution de substance composée que la matière, parce que rien ne doit être pris matériellement que la matière déjà actuellement combinée a la forme; par la statua on no peut entendre que l'airain figuré, et non l'airain et la figure, puisque la composition de la forme n'est pas de l'essence de la statue. «La statue, dit Boèce540, consiste dans ses parties (c'est-à-dire dans les parties séparées d'airain qui, réunies, constituent la quantité de son essence comme matière) autrement gué dans l'airain et l'espèce (c'est-à-dire dans la composition de la forme).» Cette composition n'advient pas à la matière pour y être de l'essence de la chose, mais pour que la substance de l'airain devienne ainsi une statue. La matière actuellement jointe aux formes n'est que ce qu'on appelle le matièré, comme l'anneau d'or n'est que l'or étiré en cercle, comme la maison n'est que le bois et les pierres augmentées de la construction.

Note 539: (retour) Isag., III.—Boeth., In Porph., l. IV, p. 89.
Note 540: (retour) De Div., p. 640.

«La division dont nous traitons comprend avec la forme substantielle la forme accidentelle; car la composition de la statue ne paraît point substantielle, puisqu'elle ne crée pas une substance spécifique. La statue ne semble pas en effet une espèce, car elle n'est pas une unité naturelle, mais fabriquée par les hommes, ni un nom de substance, mais d'accident, le nom de statue étant pris de quelque fait de composition. En effet, de quelque substance que soit le simulacre, airain, fer ou bois, dès qu'il offre l'image d'un être animé, c'est une statue. Le mot de statue paraît donc appartenir plus à l'adjacence541 qu'à l'essence; mais quoique la formation de la statue ne donne pas une substance spécifique, la composition est substantiellement inhérente à la statue (elle y est comme dans son sujet d'inhérence), de la même façon que la justice au juste. Le juste ne peut être sans la justice, la statue sans sa composition; non, il est vrai, par une nature substantielle, mais par une propriété formelle, qui fait qu'on dit le juste et la statue. Boèce a dit que les différences substantielles du tyran au roi étaient de prendre l'empire sur les lois et d'opprimer le peuple sous une domination violente542; cependant roi et tyran ne désignent pas des espèces, mais des accidents; l'homme est ce qu'il y a de plus spécial; point d'espèces après lui. Le mot de Boèce signifie donc que nul ne peut être investi de la propriété de roi ou de tyran, s'il n'a fait ce qui vient d'être dit.»

Note 541: (retour) Ad adjacentiam, nous francisons ce mot, parce qu'il est expliqué par son antithèse avec essence.
Note 542: (retour) De Differ. topic., l. III, p. 873.

La troisième division est celle de la voix ou du mot. Elle divise le mot en significations ou en modes de significations543.

Note 543: (retour) Dial., p. 479-484.

Les significations des mots dépendent de la notion qu'ils produisent dans l'esprit de l'auditeur, et en général du sens qui leur a été imposé; mais ces recherches ne tiennent pas à l'essence de la philosophie. Une même signification peut avoir plusieurs modes, c'est-à-dire qu'un mot peut s'appliquer diversement. De là une division nouvelle. Le mot d'infini, par exemple, est divisé par Boèce en infini de mesure, en infini de multitude, en infini de temps544. Dans les termes vraiment équivoques, il y a pour un même mot plusieurs définitions. Ici, au contraire, où il ne s'agit que des modes de la signification, la définition ne change pas; l'infini demeure toujours ce dont le terme ne peut être trouvé, mais l'infini est un mot qui s'emploie de différentes manières. C'est la recherche et rémunération de ces manières ou modes qu'on appelle la division du mot par les modes. Abélard va plus loin, et croit que l'infini ne désigne point une seule et même propriété, commune, par exemple, au monde, au sable, à Dieu. Chacun a sa manière d'être infini, et il penche à croire qu'il faudrait ici une définition plutôt réelle que verbale. Les membres de la division que Boèce donne de l'infini, ne supposent point nécessairement une opposition, une même chose pouvant être infinie de diverses manières. Dieu est infini quant au temps et par la quantité de la substance; car il ne saurait être renfermé dans aucun lieu. Est-il sage d'ailleurs d'employer le mot d'infini pour Dieu et pour la créature? ne risque-t-on pas de tomber ainsi dans l'équivoque proprement dite, et n'y aurait-il pas lieu à des définitions différentes? On dit que l'infini est ce dont le terme ne peut être trouvé; mais Dieu est infini, en ce sens que sa nature ne permet pas que l'on trouve le terme d'un être que rien ne limite. Il est infini par essence. «Les créatures, au contraire, ne peuvent être dites infinies que relativement à notre connaissance, et non pas à leur nature. Toutes, en effet, connaissent leurs limites, quand même notre science ne les atteint pas; et admettre l'infinité, réelle ou naturelle, dans les créatures, fut une erreur chez les gentils et serait une hérésie chez les catholiques; car ce serait assimiler à son créateur la créature comme excédant toutes limites; or le créateur lui-même ne connaît pas ses limites, puisqu'elles n'ont jamais été.»

Note 544: (retour) De Div., p. 640.

Cette analyse des diverses sortes de divisions ne serait pas suffisamment instructive, si l'on ne les comparait entre elles pour faire ressortir leurs différences545.

Note 545: (retour) Dial., p. 484-489.

Si vous comparez la division du tout à la distribution du genre, vous trouvez qu'elles diffèrent en ce que la première se fait suivant la quantité, la seconde suivant la qualité. En effet, lorsqu'on distribue un universel, on n'entend point le prendre dans son intégrité, mais en montrer la diffusion entre tout ce qui y participe. S'agit-il, au contraire, d'un tout intégral, ses parties en divisent la substance, indépendamment de toutes qualités et quand même elles en seraient dépourvues.

Toujours un genre est antérieur à ses espèces, un tout postérieur à ses parties; car les parties sont la matière du tout, comme le genre est la matière des espèces. Aussi, comme la destruction du genre supprime l'espèce, quoique la destruction de l'espèce laisse subsister le genre, la destruction de la partie détruit le tout, quoique le tout en se détruisant n'entraîne pas la perte des parties, au moins comme substance, si ce n'est comme parties.

Chaque espèce reçoit le genre pour prédicat; on ne peut dire la même chose du tout pour chaque partie. Il les faut toutes prises ensemble, pour qu'elles soient le sujet du tout. L'homme est animal, mais la muraille n'est pas la maison; il y faut la muraille, le toit, etc., tout pris ensemble, il n'y a d'exception que pour les touts factices, comme une baguette d'airain, dont le tout divisé en deux donnera deux baguettes d'airain. Mais aussi, comme étant un tout factice, on devrait peut-être la classer parmi les substances universelles.

Comparez maintenant la division du mot à celle du genre. Elles diffèrent en ce que le mot se partage en significations propres, le genre en certaines créations tirées de lui-même. «Car le genre crée matériellement l'espèce; l'essence générale est transférée dans la substance de l'espèce, au lieu que la substance du mot n'est point transportée dans la constitution de la chose qu'il signifie. Le genre est plus universel dans la nature que l'espèce, son sujet; l'équivocation est dans sa signification plus compréhensive que le mot unique. C'est que le mot n'est pas un tout naturel; il n'appartient naturellement à aucune chose signifiée; c'est un nom imposé par les hommes. Car le suprême artisan des choses nous a confié l'imposition des noms, mais il a réservé la nature des choses à sa propre disposition.»

Aussi le mot est-il postérieur à la chose qu'il signifie, et le genre antérieur à l'espèce. Par suite, les choses qui sont réunies dans la nature du genre, reçoivent son nom et sa définition; tout ce qui se dit du sujet en est prédicat de nom et de définition (Aristote). Les significations, an contraire, ne se partagent que le nom de l'équivocation546.

Note 546: (retour) Categ., V.—Boeth., In Proed., l. I, p. 130. Pour bien comprendre ceci, il faut se rappeler que l'équivocation (homonymie) est la propriété des choses équivoques (homonymes), c'est-à-dire qui sous un même nom n'ont pas même substance. «Nomem commune, substantiae ratio diversa.» On peut dire d'un homme vivant et d'un portrait, c'est un homme. (Boeth., In Proed., p. 115.) Il y a dans le texte d'Abélard, à la dernière phrase, non participant, je crois que la négation doit être retranchée (p. 487).

La division du genre exprime une nature qui est la même partout, la division du mot un usage ou convention qui peut varier.

Comparez enfin la division du mot et celle du tout; le tout consiste dans ses parties, qui le divisent, mais les significations qui divisent le mot ne le constituent pas en lui-même. Aussi, pendant qu'une partie du tout en entraîne la destruction par la sienne propre, le mot qui signifie diverses choses peut perdre une de ces choses, sans que l'anéantissement de cette chose anéantisse le mot, soit en substance, soit à titre de signification.

Ces différences, ainsi résumées, ne sont paa sans intérêt; elles accusent dans celui qui les a recueillies une tendance au nominalisme; mais c'est une conséquence qu'il suffit d'indiquer547.

Note 547: (retour) Et cependant on y rencontre cette expression toute réaliste, essentia generalis (ibid.).

Il faudrait donner un traité de dialectique ou commenter tout Boèce, pour compléter l'analyse du traité d'Abélard sur la division. Il n'a pas même été publié tout entier, et après la division substantielle, le tableau des divisions accidentelles n'aurait qu'un intérêt médiocre. Cependant cette partie si importante de la dialectique resterait trop incomplète, si nous nous taisions sur ce qui fait en dernière analyse la valeur de la division, sur la définition.

On a dû voir comment la division rend possible la définition, et la définition dont le crédit a un peu baissé dans la philosophie, était au premier rang dans celle du moyen âge. Mais avant de lui assigner son rôle philosophique, disons, d'après Abélard, ce que c'est que la définition548.

Note 548: (retour) Dial., pars V, p. 490-497.

Ce mot aussi a plusieurs acceptions. Proprement, la définition est constituée seulement par le genre et les différences549, comme cette définition de l'homme, animal rationnel mortel, ou de l'animal, substance animée sensible, ou des corps, substance corporelle. Ainsi, comme le dit Cicéron, la définition explique ce que (quid) est le défini. Cependant on a souvent, avec Thémiste, entendu la définition dans un sens large, et compris sous ce nom toute oraison qui, par une équation entre la prédication et une voix (l'univoque), en déclare de quelque manière la signification. Dans la prédication, on dit que l'oraison fait équation au mot qu'elle définit, ou que la définition est adéquate, lorsque dans un sujet quelconque il se trouve que ni le nom n'excède l'oraison, ni l'oraison le nom. Ainsi, tout ce qui est homme est animal rationnel mortel, et réciproquement.

Note 549: (retour) Abëlard suit ici Boèce, dont les idées sur la définition ont prévalu dans l'école. La définition que donne Cicéron de la définition même est dans ses Topiques, et Boèce, âpres l'avoir commentée, la rappelle dans son «Traité de la définition» (p. 649), et c'est là qu'Abélard la reprond. Au reste, cette définition ne diffère pas de l'ideo générale qu'Aristote donne de la définition, [Grec: lomos ton ti isti], (Analyt. post., II, x); mais Boèce, Abélard et en général les scolastiques sont loin d'avoir jugé la définition avec une sévérité aussi clairvoyante que l'a fait Aristote. (Anal. post., II, III à XIII.—Topic., VI.—Met., VII, XII.)

On distingue la définition de nom et la définition de chose. La première est l'interprétation qui explique un mot d'une langue dans une autre, surtout en le décomposant, comme lorsqu'on explique que philosophie signifie amour de la sagesse. L'interprétation rentre souvent dans l'étymologie; mais l'une et l'autre, en expliquant le nom, donnent connaissance de la chose; autrement, le mot ne se comprendrait pas. La définition fait la démonstration de la chose, quand non-seulement elle en donne la substance, mais qu'elle la dépeint par quelques-unes de ses propriétés. Le mot montre la chose enveloppée, la définition la développe, en décomposant la matière ou la forme. Dans la définition de l'homme, animal indique la substance, mortel et rationnel les formes; homme signifiait tout cela confusément. Le nom de la substance générique ou spécifique détermine, assigne la qualité à la substance, en désignant la substance, en tant qu'informée par les qualités; mais il ne donne pas une pleine connaissance comme la définition qui décompose.

L'interprétation s'applique au nom; elle est nécessaire, notamment quand le doute porte sur la substance nommée, et que l'on ne sait à quelle substance le nom est imposé. Puis on y ajoute la définition, lorsque la propriété formelle est ignorée. «La définition doit toujours être convertible avec le défini; mais l'interprétation excède généralement l'interprété. Ainsi nous n'appelons pas philosophes tous ceux qui aiment la sagesse, mais seulement ceux qui ont bien saisi la doctrine de l'art (la connaissance de la dialectique), tandis qu'on interprète le mot philosophe par amateur de la sagesse, c'est la composition et le son du mot qui semblent le vouloir ainsi. Aussi cet exemple nous donne-t-il la différence de la définition de nom à celle de chose.»

La définition de chose, comme la division, est ou selon la substance, et c'est la définition propre, ou selon l'accident, et elle doit s'appeler alors description. La définition substantielle est celle qui comprend en ses parties la matière et la forme substantielle qui font la substance de la chose, comme par exemple, le genre et les différences substantielles. Les espèces seules peuvent donc être définies substantiellement, car seules elles ont le genre et les différences substantielles. Quant aux genres les plus généraux ou prédicaments, ils ne peuvent admettre la définition, car ils n'ont ni genres, ni différences constitutives, puisqu'ils ne tirent point d'ailleurs leur constitution, et qu'ils sont suprêmes principes des choses. De même les individus sont indéfinissables, parce qu'ils manquent de différences spécifiques, n'ayant point par soi les différences auxquelles ils ne participent que parce qu'ils font partie de l'espèce. Les individus d'une même espèce ne se distinguent entre eux que par les accidents de la forme, qui altèrent550 seulement la substance et ne créent point d'essence. Les accidents cesseraient d'être accidents, si l'accès et le retrait en enlevait quelque chose à la substance; c'est là l'effet des formes substantielles des espèces; d'elles dépend la génération et la corruption de la substance, c'est-à-dire que seules elles peuvent produire les substances nouvelles et en changer la composition.

Note 550: (retour) Altérer est ici pris dans le sens primitif, et signifie que les accidents font qu'un individu est autre (alter non alius) qu'un autre individu de même espèce. Ainsi, les accidents individuels altèrent la substance, sans la changer en tant que substance spécifique. Sous ce rapport, il faut se garder de confondre altération avec corruption. Les formes substantielles corrompent la substance, en changent la nature (cum rumpere, composer autrement), et ne se bornent pas à l'altérer (à l'individualiser).

Il ne peut donc tomber sous la définition que les intermédiaires entre les prédicaments et les individus, mais les uns et les autres ne se refusent pas à la description, qui est la définition selon l'accident ou improprement dite. Ainsi l'on dit que la substance est ce qui peut être sujet de tous les accidents, et que Socrate est un homme blanc, crépu, musicien, fils de Sophronisque. Ce sont des définitions incomplètes ou descriptions qui n'admettent que les seules différences, ou qui posent le genre sans les différences, ou l'espèce avec les accidents; elles diffèrent des vraies définitions, qui ne comprennent que la matière et la forme.

Parmi les noms soumis à la définition, on distingue les noms substantifs proprement dits, qui sont donnés aux choses en ce qu'elles sont, et les autres noms qu'on appelle noms pris, nomma sumpta (noms abstraits), et qui sont imposés aux choses à raison de la susception de quelque forme. D'où l'on distingue la définition quant à la substance de la chose, et la définition quant à l'adhérence de la forme. Les définitions des genres et espèces sont données quant à la substance ou substantivement; les définitions des noms pris, comme l'homme, le rationnel, le blanc, sont données adjectivement.

«A propos de ces dernières, une grande question est élevée par ceux qui placent les universaux au premier rang parmi les choses, c'est celle de savoir quelles sont les choses signifiées que les définitions de noms définissent. En effet, la signification des noms abstraits est double, la principale est relative à la forme, la secondaire relative au formé. Ainsi blanc signifie en premier lieu la blancheur qui sert à déterminer le corps sujet de la blancheur; en second lieu, le sujet même dont blanc est le nom. Or nous définissons le blanc le formé par la blancheur (ce qui a la forme de la blancheur). Maintenant on est dans l'usage de demander si c'est seulement la définition du mot ou de quelque chose que le mot signifie. Mais d'abord, comme nous définissons les mots, non selon leur essence, mais selon leur signification, cette définition paraît être en premier lieu celle de la signification; il reste donc à chercher de quelle signification. Est-ce la première, c'est-à-dire la blancheur, ou la seconde, c'est-à-dire le sujet de la blancheur? Si c'est la définition de la blancheur, elle est prédite d'elle-même (car c'est dire que la blancheur est formée du formé par la blancheur); blancheur se dit de toute chose blanche, et la définition se sert à elle-même de prédicat; or qui accorderait que blancheur ou cette blancheur fût formée de blancheur? tout ce qui est formé de blancheur ou blanc est corps.

«Mais si la définition ci-dessus est celle de la chose qu'on nomme le blanc, c'est-à-dire qui est le sujet de la blancheur, on demande si elle est la définition de chaque sujet qui reçoit la blancheur ou de tous pris ensemble. Dans le premier cas, elle est aussi celle de la perle, qui est blanche; alors, d'après la règle De quocumque diffinitio dicitur (la définition se dit de tout ce dont se dit le terme défini551), celle-ci donne le prédicat de la perle, ce qui est absolument faux. Si au contraire on veut qu'elle soit la définition de tous les sujets pris ensemble, il faudra, d'après la même règle, que tous les sujets, quelque divers qu'ils puissent être, soient définis ensemble (c'est-à-dire par le même prédicat dans la même proposition), ce qui est encore faux.

Note 551: (retour) Je crois que cette règle est celle que donne Aristote en ces termes: «Toute définition est toujours universelle.» (Anal. post., II, xiii.)

«Là-dessus, je m'en souviens, voici quelles étaient les solutions qui pouvaient lever toutes les objections précédentes.

«Supposons que l'on dise que cette définition est celle de la blancheur, entendue non selon son essence, mais selon l'adjacence (non substantivement, mais adjectivement), c'est une conséquence qu'elle soit aussi dite comme prédicat 1° de la blancheur adjectivement, en ce sens que tout blanc est formé par la blancheur; 2° et aussi de toutes les choses dont elle est le prédicat adjectif. (Ainsi toutes les choses blanches sont formées de la blancheur.)

«On peut dire aussi qu'elle convient à tout sujet quelconque de la blancheur; mais ce n'est pas une conséquence nécessaire qu'elle définisse tout ce qui a cette même définition pour prédicat; car cette règle la définition se dit d'un quelconque, ne regarde que les définitions selon la substance552; or celle dont il s'agit est assignée à la substance sujet de la blancheur, non quant à ce qu'elle est en elle-même, mais quant à une de ses formes.

Note 552: (retour) J'ai supprimé dans le texte de cette phrase deux mots, et definitum, qui me paraissaient en troubler le sens (p. 496).

«Cette solution me paraît aussi tirer d'affaire tous ceux qui veulent que la définition embrasse tous les sujets de la blancheur pris ensemble, quand même on concéderait qu'ils sont tous prédits en disjonction, c'est-à-dire que ce qui a la définition pour prédicat est ou perle, ou cygne, ou tout autre de ces sujets.

«On peut encore dire que la définition est celle de ce nom, le blanc, non quant à son essence, mais quant à sa signification, et alors elle ne risquera plus de lui servir de prédicat quant à son essence: on ne dira pas que ce mot blanc est le formé de la blancheur, mais que c'est ce qu'il signifie; c'est comme si l'on disait que la chose qui est appelée blanche, est formée de la blancheur. Définir le mot, c'est ouvrir sa signification par la définition; définir la chose, c'est montrer la chose même.

«Ainsi, que la définition fût une définition de mot ou qu'elle fût celle d'une signification quelconque, la question pouvait être résolue: on ne définit rien sans déclarer en même temps la signification d'un mot, et nous n'accordons pas qu'aucune chose réelle puisse être dite de plusieurs, c'est le nom seulement qui est dans ce cas. Comme toute définition doit éclaircir le mot qui exprime ce qu'elle définit, il faut qu'elle soit toujours composée de noms dont la signification reçue soit connue, car nous ne pouvons éclaircir l'inconnu par des inconnus. La définition est ce qui donne la plus grande démonstration possible de la chose que contient le nom défini, car il y a cette différence entre la définition et le défini que, bien que l'une et l'autre aient la même chose pour sujet, leur manière de le signifier diffère (Boèce553). La définition qui distingue en parties séparées chacune des propriétés de la chose, la montre plus expressément et plus explicitement, tandis que le mot défini ne distingue pas ces divers éléments par parties, mais pose le tout confusément. Et quoique les mots définis contiennent souvent plus de propriétés de la chose que la définition n'en énonce, là où l'on a le mot et la définition, la définition est plus démonstrative que le nom. Quant aux choses mêmes, la définition fait plus que le nom pour la signification, quand elle est substituée à la chose même qui est ignorée et qu'elle détermine distinctement dans toutes ses parties554

Note 553: (retour) De Div., p. 665.
Note 554: (retour) Dial., p. 495-497. Cette dernière partie de la discussion, donnée textuellement, aurait besoin peut-être, pour se faire comprendre, d'une paraphrase nouvelle. Mais dans les deux chapitres suivants on reviendra au sujet qu'elle traite, et tout sera peut-être éclairci.

Ici finissent les extraits que nous voulions donner de la Dialectique, et aucune de ses parties, plus que ce dernier livre, n'aura prouvé combien cette science consacrée à l'élude des procédés logiques de l'esprit, est forcément et fréquemment entraînée à l'examen des questions de métaphysique. On ne saurait trouver étrange que cette nécessité se fasse sentir surtout dans les recherches sur la définition. Qu'est-ce en effet que définir? c'est dire ce qu'est une chose. La science de la définition est donc l'art de dire ce que sont les choses, et comme l'art de le dire est celui de l'enseigner, c'est apparemment aussi celui de le savoir. Apprendre à définir, c'est donc finalement apprendre à connaître les choses; et cette partie de la logique est l'introduction à l'ontologie. S'il y a une méthode sûre pour bien définir, il y a un procédé certain pour connaître la vérité des choses.

D'où venait cette préférence pour la définition comme moyen de connaître? de l'emploi presque exclusif du raisonnement dialectique. Ce raisonnement n'est au fond que le syllogisme; or le syllogisme n'est, à le bien prendre, que le moyen de tirer de la définition d'une chose la définition d'une autre. Les propositions qui le composent sont des définitions partielles ou totales, provisoires ou finales. Quand il est général et définitif, il est (ce mot de définitif semble lui-même l'indiquer) un procédé de définition. Si l'on remonte aux syllogismes antérieurs, on arrive toujours à quelque proposition universelle qui exprime qu'une chose convient à une autre, à toute cette autre, à rien que cette autre, omni et soli. C'est donc une définition. Et, comme la scolastique recourait peu à l'observation soit interne, soit externe, il est tout simple que, suivant son procédé habituel, elle se soit attachée à rechercher et à établir plutôt les conditions logiques de la définition, que les méthodes les plus sûres de découvrir et de constater la vérité, persuadée qu'elle était qu'une fois ces conditions connues, elle n'aurait plus qu'à les appliquer, sans investigations lointaines, sans expériences prolongées, pour faire de bonnes définitions ou pour contrôler celles qui lui seraient présentées. Qu'était-ce pour elle, en effet, qu'étudier une chose? c'était en chercher la place dans les cadres de la dialectique; c'était déterminer à quelle catégorie elle appartenait, si elle était genre le plus général ou prédicament, genre, espèce, sous-genre, sous-espèce, espèce la plus spéciale ou individu, si elle était mode ou nature, propre ou accident; et cela, moins en retraçant les caractères effectifs de la chose dans la réalité, qu'en rappelant les propositions d'Aristote, de Porphyre, ou de Boèce, où elle avait figuré, pour faire concorder l'exposition logique de la chose avec les assertions antérieures de l'autorité. La recherche de la vérité dans un tel système aurait dû, pour atteindre parfaitement son but, aboutir à un tableau dialectiquement encyclopédique de tous les objets nommés par le langage; et ce tableau n'eût été qu'une collection méthodique de définitions.

Si la définition a été depuis moins pratiquée et moins prônée, c'est qu'on a reconnu combien était artificielle et hypothétique soit cette manière de la trouver, soit la science dont elle devenait le fondement. On a remarqué que la définition n'était jamais que relative à la connaissance acquise, et ne contenait de vérité qu'en proportion de ce qu'on en savait. La définition ne donne pas la science; elle la résume ou la rappelle, elle ne la produit pas. Sans donc y renoncer, il vaut mieux s'enquérir, par l'étude du raisonnement comme par l'expérience externe, par l'examen du langage comme par la recherche des citations, par l'analyse directe de tous les caractères de l'objet à connaître comme par la décomposition de toutes les idées qui en constituent la notion, s'enquérir, dis-je, par tout moyen, de la vérité des choses, sauf ensuite à régulariser et, jusqu'à un certain point, à contrôler les connaissances acquises par l'application des formes de la dialectique. Au nombre de ces formes est sans contredit la définition, qui n'est elle-même que la division retournée. La définition est la synthèse dont la division est l'analyse.

Quoi qu'il en soit, rien de moins surprenant que la variété et l'importance des objets et des questions auxquelles touche l'étude de la définition. Ce qu'on vient de dire prouve que par la nature même des choses cette étude était infinie, puisqu'elle n'était rien moins que la clef de la science universelle. Aussi, à travers beaucoup de subtilités oiseuses, avons-nous vu, sous la main d'Abélard, l'étude de la division et de la définition amener dans son cours une théorie ontologique de la nature de l'âme, une théorie psychologique de ses facultés, des vues sur la nature de Dieu, sur celle de l'homme, sur le langage en général et sur les langues, des recherches sur la vraie nature des accidents, et avant tout et sans cesse sur la substance et les modes, conséquemment sur le problème continuel et capital des universaux. Par les lumières que l'analyse de cette cinquième partie de la Dialectique a jetées sur ces diverses questions, elle peut être vraiment considérée comme la transition aux ouvrages qu'il nous reste à faire connaître. Elle nous conduit à l'examen plus direct des opinions psychologiques et ontologiques de notre auteur; et elle nous montre en même temps comment la dialectique, science purement abstraite, devient une science d'application.

CHAPITRE VII.

DE LA PSYCHOLOGIE D'ABÉLARD.—De Intellectibis.

Lorsque l'on compare la philosophie du moyen âge et la philosophie moderne, une première différence frappe les regards. L'une paraît presque étrangère à l'étude des facultés de l'âme, à laquelle l'autre semble consacrée. En d'autres termes, la psychologie passe pour une découverte des derniers siècles. C'est en effet une vérité incontestable que depuis deux cents ans l'étude de l'esprit humain est devenue la condition préalable, la base, le flambeau, le premier pas de la science; toutes ces métaphores sont justes. Mais c'est surtout cette importance, c'est ce rôle de la psychologie dans la philosophie qui peut s'appeler une découverte moderne; et l'on ne saurait prétendre d'une manière absolue qu'à aucune époque l'homme ait entièrement renoncé à s'observer lui-même, ou du moins à se faire un système quelconque sur sa nature intérieure et sur ses moyens de connaître. 11 y a donc eu toujours une certaine psychologie. Mais on en faisait peu d'usage; et l'on est resté longtemps sans deviner qu'une grande partie des vérités philosophiques ne sont accessibles que par l'observation de la conscience. Les disputes du moyen âge, ces controverses fameuses dont le bruit retentit dans l'histoire, roulaient sur des questions de dialectique ou de métaphysique, et non sur la science directe de l'esprit humain. Aussi trouvions-nous à peine dans les ouvrages déjà imprimés d'Abélard quelques vues isolées sur les facultés de l'homme, et ne pouvions-nous obtenir que par des inductions conjecturales et vagues une idée de sa psychologie, jusqu'au jour où parut un petit traité qu'il nous reste à faire connaître.

Le titre seul est singulier, Tractalus de Intellectibus555. Il ne serait pas aisé de le traduire du premier mot; car bien que l'ouvrage roule sur l'intelligence humaine, cette expression de intellectibus désigne plutôt certains produits ou certaines opérations de l'intelligence que la faculté qui les réalise. M. Cousin a raison d'appeler l'ouvrage un recueil de remarques sur l'entendement; mais il s'y agit surtout de ces actes de l'entendement désignés sous le nom de concepts, et qu'on n'eût pas, il y a un demi-siècle, hésité à nommer des idées. Nous n'intitulerons pourtant pas l'ouvrage Traité des idées; ce titre est trop moderne; on comprendra mieux notre scrupule, lorsqu'on aura lu les premiers mots de l'ouvrage. Ils seront le meilleur préambule de notre analyse.

Note 555: (retour) P. Abaelardi tractalus de Intellectibus; c'est le titre du manuscrit qui provient de la bibliothèque du Mont-Saint-Michel. M. Cousin l'a publié dans la 4'e édition de ses Frag. phil., t. III, Append., XI, p. 448 et suiv.

«Voulant traiter des spéculations, c'est-à-dire des concepts, nous nous proposons, pour en faire une étude plus exacte, d'abord de les distinguer des autres passions ou affections de l'âme, de celles du moins qui paraissent le plus se rapprocher de leur nature; puis de les distinguer les uns des autres par leurs différences propres, autant que nous le jugerons nécessaire pour la science du discours.

«Il y a cinq choses dont il convient de les isoler soigneusement: le sens, l'imagination, l'estimation, la science, la raison556.

Note 556: (retour) «Sensus, Imaginatio, existimatio, scientia, ratio.» Cette distribution des principales facultés de l'esprit humain ne se trouve nulle part énoncée en termes exprès dans Boèce; du moins je ne l'y ai pas découverte. Il est impossible cependant d'en rapporter tout l'honneur à Abélard, d'autant que c'est à peu près la division de l'âme que l'on trouve exposée d'une manière si remarquable dans le l. III du de Anima d'Aristote, [Grec: Listhaesis, phantasia, doxa, epistaemae, nous]. Il serait curieux de rechercher comment et par qui cette division avait passé dans le commerce philosophique. Car tout semble prouver qu'Abélard ne connaissait point le de Anima.

1° Sens.—«L'intellect ou faculté de concevoir est lié avec le sens tant par l'origine que par le nom. Par l'origine, car dès qu'un des cinq sens atteint une chose, il nous en suggère aussitôt une certaine conception. En voyant en effet quelque chose, en flairant, entendant, goûtant ou touchant, nous concevons aussitôt ce que nous sentons; et il est si vrai que la faiblesse humaine est provoquée par le sens à s'élever à l'intelligence, que nous avons peine à donner à aucune chose la forme de la conception, si ce n'est à la ressemblance des choses corporelles que l'expérience des sens nous fait connaître.

«Quant au langage, nous abusons souvent du mot de sens pour exprimer l'intelligence; par exemple nous disons le sens des mots, au lieu de dire le concept des mots. La vision aussi est prise souvent pour l'intelligence tant par Aristote que par la plupart des autres557, peut-être parce que le sens nous paraît ressembler davantage à l'intelligence. En effet, l'esprit se représente la chose qu'il conçoit, d'une manière analogue à celle dont nous contemplons, comme placée devant nous, une chose prochaine ou éloignée.

Note 557: (retour) Je ne vois que les représentations mentales, les fantaisies des Grecs, que Boèce propose d'appeler visa. (In Porph. a Victor., Dial., I, p. 8.)

«Le sens et l'intellect étant donc réunis par l'origine et le nom, il m'a paru nécessaire d'assigner leur différence, vu qu'ils opèrent ensemble dans l'âme558

Note 558: (retour) De Intell., p. 461-462.

La différence, c'est que la perception d'une chose corporelle par le sens a besoin d'un instrument corporel, c'est-à-dire que l'âme doit être appliquée à un objet par un intermédiaire physique, comme l'oeil ou l'oreille, tandis que l'intellect qui conçoit, c'est-à-dire la pensée même de l'âme, n'a besoin ni de l'instrument corporel, ni même de l'effet d'une chose réelle à concevoir, puisque l'intelligence se pose des choses existantes ou non, corporelles ou non, soit en se rappelant le passé, soit en prévoyant l'avenir, soit même en se figurant ce qui n'exista jamais.

La seconde différence, c'est que le sens n'a aucune faculté de juger d'une chose, c'est-à-dire d'en concevoir la nature ou la propriété; aussi est-il commun aux animaux sans raison et aux animaux raisonnables. L'intelligence, au contraire, n'opère que par la conception rationnelle de la nature ou de la propriété des choses, même quand elle conçoit à faux. Aussi point d'entendement sans la raison, ou sans la faculté par laquelle un esprit capable de discernement parvient à distinguer et à juger les natures des choses.

2° Raison.—Les animaux qui ont la raison ont, en langage scolastique, la rationnalité. La science ne met entre ces deux choses qu'une différence de degré. La seconde appartient à tous les esprits, tant des hommes que des anges; la première, seulement à ceux qui sont capables de discernement (discretis, aux personnes discrètes); quiconque peut juger les propriétés des choses possède la rationnalité. Celui dont le jugement, exempt des atteintes de l'âge ou des troubles de l'organisation, s'exerce avec facilité, a seul la raison. Or la raison est en essence la même chose que l'esprit (animus). La conception, ou l'acte de l'intelligence en tant qu'elle conçoit, distincte des sens comme de la raison, descend ou provient de celle-ci dont elle est comme l'effet perpétuel; elle n'est donc pas la raison, quoiqu'il n'y ait pas conception là où manque la raison.

3° Imagination.—La conception diffère aussi de l'imagination, qui n'est qu'un souvenir du sens, ou la faculté par laquelle l'esprit retient l'affection du sens, en l'absence de la chose qui l'avait produite. Ce n'est pas qu'il ne puisse y avoir en même temps dans l'âme imagination et conception, aussi bien que conception et sens, et dans les deux cas il y a quelque jugement; mais c'est un acte de l'intelligence, et non pas de l'imagination et du sens. L'une se rapporte aux choses absentes, l'autre aux choses présentes; la conception se produit pour les choses absentes comme pour les choses présentes. Mais nous pouvons sentir les choses sans les concevoir, autrement nous penserions toujours au ciel et à la terre, que nous voyons toujours. Quand le sens agit, l'imagination ne peut agir avec lui et en lui; mais dès qu'il cesse, elle le supplée. C'est une confuse perception de l'âme aussi bien que le sens. Ce qui est capable de sens est capable d'imagination. Les bêtes elles-mêmes n'en sont pas dépourvues, suivant Boèce559. Mais n'y a-t-il imagination qu'à la condition du sens? Abélard penche pour l'affirmative; il veut que non-seulement les objets insensibles et incorporels ne soient que des concepts intellectuels, mais qu'il en soit, de même des objets corporels que l'intelligence conçoit sans les avoir présents par les sens. Si Aristote a dit que nos conceptions n'ont jamais lieu sans imagination560, cela signifie, selon lui, que lorsque nous tâchons d'atteindre et de juger la nature ou la propriété d'une chose par la seule intelligence, l'habitude du sens, d'où naît toute connaissance humaine, sensus consuetudo a quo omnis humana surgit notitia, suggère à l'esprit par l'imagination de certaines choses auxquelles nous n'entendons nullement penser. Voulons-nous, par exemple, ne concevoir dans l'homme que ce qui appartient à la nature de l'humanité, c'est-à-dire le concevoir comme animal rationnel mortel; beaucoup de choses que nous avons eu l'intention d'écarter se présentent à l'âme malgré elle par l'effet de l'imagination, comme la couleur, la longueur, la disposition des membres, et les autres formes accidentelles du corps; en sorte que par un effet singulier, quod mirabile est, lorsque je cherche à penser à quelque chose d'incorporel, l'habitude de sentir me force à l'imaginer corporel; ce que je conçois comme incolore, je l'imagine nécessairement coloré. C'est que les sens sont en nous ce qui s'éveille d'abord; leurs opérations se renouvellent sans cesse; ensuite l'esprit s'élève à l'imagination, puis à la conception de l'intelligence.

Note 559: (retour) De Consolat. phil., V, p. 944.
Note 560: (retour) Aristote dit cela dans le Traité de l'âme et dans celui de la Mémoire. (De Anim., III, VIII.—De Mem. et Remin., I.) Abélard ne les connaissait pas; mais Boèce cite textuellement un passage du de Anima, et c'est là qu'Abélard s'est instruit. (Boeth., De Interp., ed. sec., p. 298.)

Toutefois, Boèce dit «qu'il est une intelligence qui appartient à bien peu d'hommes, et à Dieu seul, laquelle dépasse tellement et le sens et l'imagination qu'elle agit sans l'un et sans l'autre561; par elle, rien ne s'offre à l'esprit que ce qui se pense et se comprend; pour elle, point de perception confuse. Évidemment Dieu ne saurait avoir ni sens ni imagination; son intelligence atteint et contient tout; car comprendre, c'est savoir. Cette intelligence-là que Boèce accorde à un petit nombre d'hommes, croyons, avec Aristote, qu'elle ne peut se rencontrer dans cette vie, si ce n'est chez l'homme que l'excès de la contemplation élève à la révélation divine. Et cet essor de l'âme, il faut l'appeler science plutôt que simple intelligence, et le rapporter à l'esprit divin plutôt qu'à l'esprit humain. L'âme qui vient de Dieu se pénètre de Dieu, pour ainsi dire, et dans l'homme qui s'évanouit et meurt en quelque sorte, Dieu paraît562

Note 561: (retour) Boeth., De Interp., ed. sec., p. 296.
Note 562: (retour) De Intell., p. 467. Ceci semble un souvenir du Timée plutôt que du de Anima. Voyez pourtant III, V.

4° Estimation.—Distinguons encore l'entendement ou l'intelligence de l'estimation et de la science. On confond quelquefois l'estimation avec l'intelligence; car on doit estimer pour comprendre, et le mot de pensée (opinio), synonyme de celui d'estimation, est quelquefois transporté à la conception. Mais estimer, c'est croire; l'estimation est la même chose que la créance ou la foi563. Comprendre, c'est apercevoir (speculari) par la raison, soit que nous croyions ou non à ce que nous apercevons. Je comprends cette proposition: l'homme est de bois, et je ne la crois pas. Ainsi tout ce qu'on estime ou croit, on le comprend; mais l'inverse n'est pas vraie. D'ailleurs il n'y a estimation que de ce dont il y a proposition, c'est-à-dire conjonction ou division.

Note 563: (retour) Ce passage serait au besoin la preuve que cet ouvrage est d'Abélard. Celle analogie de l'estimation avec la foi qu'il définit l'une par l'autre, est une opinion qu'il avait empruntée au de Anima (III, iii), et que saint Bernard lui a reprochée. Voyez dans cet ouvrage le I. III, c. iv, et Ab. Op., Introd., I. I, p. 977.

5° Science.—La science est cette certitude de l'esprit qui se soutient indépendamment de toute estimation ou conception. Aussi la science persiste-t-elle dans le sommeil, et Aristote place-t-il les sciences et les vertus, à raison de leur durée, parmi les habitudes, habitus564, plutôt que parmi les dispositions de l'esprit.

Note 564: (retour) L'habitude, n'est pas l'accoutumance, mais ce que l'on a en propre comme une faculté naturelle, une capacité, suivant la traduction de M. Barthélemy Saint-Hilaire. La disposition ou diathèse, [Grec: tiùOttni], n'est qu'une affection peu durable. (Categ. VIII.—De la Logique d'Arist., t. 1, p. 167.)

Maintenant, tout ce qui appartient proprement à l'intelligence, entendement ou faculté de concevoir, ayant été séparé de tout le reste, il faut distinguer les différents concepts entre eux. Ils sont simples ou composés, uns ou multiples, bons (sani) ou mauvais (cassi), vrais ou faux; en outre, il y a une distinction à faire entre le concept du composant et celui des composés, entre le concept du divisant et celui des divisés, ou entre la division et l'abstraction.

Les concepts sont simples, lorsque, ainsi que les actions ou les temps simples, ils ne se constituent pas de parties successives; les composés sont l'inverse. Il en est de la conception comme du discours qui la suscite, lequel est simple ou composé. Dire ou entendre: l'homme se promène, c'est passer par une suite d'énonciations significatives, celle d'homme, celle de se promener, et joindre l'une à l'autre. Il y a là des parties successives; car une énonciation, ainsi qu'une conception, peut rester simple et avoir des parties, si elles ne sont pas successives. Exemples: deux, trois, troupeau, amas, maison. La combinaison qui résulte de la matière et de la forme, ou bien de parties agrégées ensemble, n'exclut pas la simplicité. Exemple: le nom d'homme, qui désigne en même temps la matière, animal, et la forme de la rationnalité et de la mortalité.

Les mêmes choses peuvent être conçues et par une conception simple et par une conception successive. Je puis voir tantôt d'une seule et même intuition, tantôt par succession et en plusieurs regards, trois pierres placées devant moi. Ce que fait ici le sens, l'entendement le peut faire. Là est la différence des conceptions exprimées par le mot (intellectus dictionis) ou par l'oraison (intellectus orationis), qui désignent d'ailleurs la même chose. Ainsi le nom animal et sa définition corps animé sensible suggèrent la même pensée; toute la différence, c'est que l'un donne à la fois trois choses, et l'autre les donne successivement. Ainsi la conception donne les choses comme jointes, ou joint les choses pour les donner. Elle est ainsi ou simultanée ou successive.

La différence entre les concepts de mot et les concepts d'oraison s'applique aux concepts qui donnent les choses comme séparées ou qui en opèrent la séparation, et qu'Abélard appelle concept des divisés et concept divisant. Animal donne un concept de choses jointes; non-animal est un nom infini ou indéterminé; il signifie la chose qui n'est pas animal, laquelle donne un concept de choses divisées (intellectus divisorum); et comme la définition de l'animal donne un concept de jonction, la description du non-animal donne un concept de division, proprement un concept divisant (intellectus dividens)565.

Note 565: (retour) De Intell., p. 468-473.—Tout ceci concorde avec ce qui a été dit au chapitre précédent sur la division, la description, etc.

Les concepts simples ou composés sont uns, s'ils consistent dans une seule jonction, ou dans une seule division ou disjonction; autrement ils sont multiples. «La jonction, comme la division ou disjonction, est une, lorsque l'esprit marche continûment d'un seul et même élan, et n'a qu'une intention mentale, par laquelle il accomplit sans interruption le cours une fois commencé d'un premier concept.» Ce langage un peu figuré signifie qu'il y a unité dans un concept, fût-il composé de parties et de parties successives, lorsque l'esprit le forme par un seul et même acte, lorsqu'il n'y a du moins rien de successif dans l'opération intellectuelle. En effet, quand même vous prendriez des choses successives, si vous les combinez de telle sorte qu'en les parcourant discursivement (discurrendo), vous posiez une seule essence; ou bien quand, par la force d'une seule affirmation, voua assemblez et rendez réciproquement unis des éléments divers par le lien de l'attribution, par celui de la condition ou du temps, ou par tout autre mode; pourvu qu'il y ait impulsion mentale unique, il y a unité de concept. Quand je prononce continûment animal raisonnable, l'auditeur conçoit animal et rationnalité comme une seule chose, il en fait un tout; et semblablement, quand je dis animal non-raisonnable. Peu importe d'ailleurs que la chose soit réellement ou non comme elle est conçue; le concept n'en existe pas moins. Caillou raisonnable et chimère blanche sont des concepts uns, comme animal raisonnable et homme blanc. Cette unité se trouve même dans les propositions transitives, et dans celles dont les termes sont liés par le cas oblique. Dans le concept, la maison de Socrate, il y a unité comme dans celui-ci, maison socratique. Dans un seul concept peuvent se faire plusieurs jonctions, plusieurs divisions. Mais l'unité de concept disparaît avec la continuité de l'acte. Les concepts sont bons (sani), lorsque par eux nous entendons les choses comme elles sont; autrement, ils sont mauvais (cassi), et on les appelle opinions plutôt que concepts. «L'opinion, dit Aristote, est la pensée de ce qui n'est pas, plutôt que de ce qui est.566» Suivant lui, les concepts sont bons, lorsqu'ils ressemblent aux choses. Le concept d'homme serait, comme le concept de la chimère, un concept vain et mauvais, s'il n'y avait pas d'homme du tout.

Note 566: (retour) Abélard altère un peu la pensée d'Aristote et la transforme en proposition générale. Aristote dit seulement que, bien que ce qui n'est pas puisse être pensé (opinabile), il n'en faut pas conclure que ce qui n'est pas soit quelque chose, puisque cette pensée ou opination, opinatio, est, non qu'il est, mais qu'il n'est pas. Tel est le sens de la version do Boèce qu'Abélard avait apparemment sous les yeux (De Interp., ed. sec., I. V, p. 423). Dans le texte grec, il y a littéralement: «Le non-être, parce qu'il est pensable (opinabile), n'est pas pour cela dit avec vérité être quelque chose de réel, ens quiddam, puisque nous ne pensons pas qu'il soit, mais qu'il n'est pas.» (Hermen., XI.) Au reste, si l'on voulait approfondir toute cette partie de la logique d'Abélard, il faudrait se reporter à sa Dialectique; là, à l'occasion de la proposition et du prédicat, il expose sous une autre forme une partie des idées que nous retrouvons ici. (Dial., p. 237-251.)

La vérité et la fausseté né s'appliquent qu'aux concepts composés, soit qu'ils joignent, soit qu'ils divisent, c'est-à-dire soit affirmatifs, soit négatifs. Car il faut qu'il y ait possibilité de délibération ou de jugement, pour que les concepts soient vrais ou faux. On juge suivant le concept ou par le concept; et le concept par lequel on juge n'est pas la même chose que le concept suivant lequel on juge; le concept par lequel on juge, c'est-à-dire la conception du jugement, n'est que l'opération par laquelle nous concevons une jonction ou une division d'où résulte un jugement. Le concept suivant lequel (secundum quem) on juge, c'est-à-dire le concept qui est la base du jugement, est cette partie du concept total du jugement dans laquelle réside toute la force du jugement; tels sont les concepts des prédicats. Le sujet n'est posé que pour recevoir la chose que nous voulons lui assigner par jugement; mais le prédicat est posé pour dénoter l'état auquel nous voulons que la chose soit rapportée par jugement567; c'est-à-dire, en langage moins technique, pour assigner une chose à une autre en vertu d'un certain rapport. Le sujet est le terme posé en premier concept, et auquel est substituée la chose que le jugement y joint ou en sépare; le prédicat est dit du sujet, non le sujet du prédicat. La force de la proposition étant dans ce qui est dit, toute la vertu de l'acte intellectuel qui juge ou de la conception de jugement est dans le concept du terme qui est dit ou du prédicat.

Note 567: (retour) «Ad denotandum statum secundum quem eam deliberari volumus.» (p. 477.)

Le concept divisant est le concept de négation. Il sépare quelque chose de quelque chose: un homme n'est pas un cheval, celui qui est debout n'est pas assis. Le concept de disjonction est un concept d'affirmation; il ne sépare pas les choses; mais de plusieurs conceptions de l'esprit, il en constitue une: quelque chose est homme ou cheval, sain ou malade, etc. Les propositions disjonctives hypothétiques sont des concepts de disjonction.

Tout concept qui donne la chose comme elle est, est-il bon? Tout concept qui donne la chose comme elle n'est pas, est-il mauvais? L'affirmative paraît vraie; cependant tout concept obtenu par abstraction, omnis per abstractionem habitus intellectus, donne la chose autrement qu'elle n'est. A peine existe-t-il un concept d'une chose non sujette aux sens, qui ne la donne pas à quelques égards autrement qu'elle n'est.

«Les concepts par abstraction sont ceux dans lesquels une nature d'une certaine forme, est prise indépendamment de la matière qui lui sert de sujet, ou bien dans lesquels une nature quelconque est pensée indifféremment, sans distinction d'aucun des individus auxquels elle appartient. Par exemple, je prends la couleur d'un corps ou la science d'une âme dans ce qu'elle a de propre, c'est-à-dire en tant que qualité; j'abstrais en quelque sorte les formes des sujets substantiels, pour les considérer en elles-mêmes, en leur propre nature, et sans faire attention aux sujets qui leur sont unis. Si je considère ainsi indifféremment la nature humaine qui est en chaque homme, sans faire attention à la distinction personnelle d'aucun homme en particulier, je conçois simplement l'homme en tant qu'homme, c'est-à-dire comme animal rationnel mortel, et non comme tel ou tel homme, et j'abstrais l'universel des sujets individuels. L'abstraction consiste donc à isoler les supérieurs des inférieurs, les universaux des individuels, leurs sujets de prédication, et les formes des matières, leurs sujets de fondation. La soustraction (subtractio) sera le contraire. Elle a lieu, quand l'intelligence soustrait le sujet de ce qui lui est attribué, et le considère en lui-même; par exemple, lorsqu'elle s'efforce de concevoir, indépendamment d'aucune forme, la nature d'un sujet essentiel. Dans les deux cas, le concept qui abstrait ou soustrait, donne la chose autrement qu'elle n'est, puisque la chose qui n'existe que réunie y est conçue séparément.»

Or comme personne, en voulant penser une chose, n'est capable de la penser dans toutes ses essences ou propriétés, mais seulement en quelques-unes d'entre elles, l'esprit est forcé de concevoir la chose autrement qu'elle n'est. Ainsi ce corps est corps, homme, blanc, chaud, et mille autres choses. Cependant, considéré en tant que corps, il est conçu séparément de toutes ces choses, c'est-à-dire autre qu'il n'est en effet. Le concept de corps, indépendamment de toute forme ou qualité, est celui d'une nature quelconque prise comme universelle, c'est-à-dire indifféremment ou sans application à aucun individu. Or ce corps pur n'existe nulle part ainsi; rien dans la nature n'existe indifféremment, d'une manière indéterminée. Toute chose est individuellement distincte, une numériquement. La substance corporelle dans ce corps, qu'est-elle autre chose que ce corps lui-même? La nature humaine dans cet homme, dans Socrate, qu'est-elle autre chose que Socrate même?

Quant aux choses absentes, insensibles, incorporelles, qui peut les connaître comme elles sont? Qui ne les conçoit autrement qu'elles ne sont? Représentez-vous, quand elle est absente, la chose que vous avez vue; plus tard, vous la trouverez tout autre sous plus d'un rapport que vous ne vous l'êtes représentée. Qui ne conçoit les choses incorporelles à l'image des corporelles, et qui, pensant à Dieu ou à l'esprit, n'imagine pas l'un ou l'autre avec quelque forme, ou quelque habitude corporelle, quoique Dieu ni l'esprit n'en ait aucune? Qui ne conçoit les esprits comme circonscrits localement, composés, colorés, investis de modes propres aux corps, et cela, parce que toute la connaissance humaine vient des sens?

Or, si l'expérience des sens nous pousse à figurer ainsi nos idées, et si tout concept d'une chose dans un autre état que son état réel, doit être tenu pour vain et mauvais, quelle conception humaine ne doit pas être condamnée?

Passons à l'autre partie de la question. Tout concept qui donne la chose comme elle est, doit-il être tenu pour bon? cela ne paraît pas contestable. Cependant, concevoir qu'un homme est un âne, n'est pas un concept faux, si l'on entend, par exemple, que l'homme est un animal comme l'âne. Qu'est-ce donc que ce concept faux, qui donne la chose comme elle est? Comment admettre que la vérité et la fausseté, formes contradictoires des concepts, se réunissent dans le même concept, ou soient combinées dans le même acte d'un même esprit indivisible?

En définitive, concevoir une chose autrement qu'elle n'est, peut vouloir dire—ou que le mode de conception diffère du mode d'existence, par exemple qu'on la conçoit séparée, quoiqu'elle ne le soit pas, pure, quoiqu'elle soit mixte;—ou bien que la chose est conçue comme existant dans un état, avec un mode autre que l'état ou le mode réel.—Dans le premier cas, autrement se rapporte à concevoir; dans le second, il se rapporte au verbe exprimé ou sous-entendu dans la conception. Dans le premier cas, la chose est autrement conçue qu'elle n'est dans la réalité, et la conception n'est pas vaine pour cela. Dans le second, la chose est conçue comme étant autrement qu'elle n'est, et c'est une vaine conception.

De même, cette proposition: «Le concept est juste et valable, quand la chose est conçue comme elle est,» n'est une proposition vraie, que si l'on ajoute comme elle est dans le sens où elle est conçue. Tout dépend de ce que l'esprit entend, quand il conçoit. Suivant le sens qu'il attache à ce qu'il affirme, un même concept peut être vrai et faux en même temps. C'est le cas de tout concept qui peut être ramené à la forme d'une proposition hypothétique. Par exemple, l'homme est un âne, peut être ramené à cette forme: Si l'on entend que l'homme est un animal comme l'âne, l'homme est un âne. Tel est l'exemple fameux: Si Socrate est une pierre. Socrate est une perle568.

Note 568: (retour) Toutes ces distinctions, ainsi que tout ce qui, dans le de Intellectibus, appartient plus à la logique qu'à la psychologie, ont été traitées plus complétement dans la Dialectique. (Part. II, p. 237-251.)

La conception d'une proposition n'est pas le simple acte intellectuel qu'on nomme concept, mais celui dans lequel une vue de l'esprit et une notion qui la développe et l'explique s'unissent et forment un tout. Ce qu'Abélard appelle intellectus, est proprement l'idée, selon la plupart des philosophes modernes. Seulement, il ne réduit pas l'idée à la simple perception; le concept n'est pas uniquement la chose en tant que pensée; c'est la pensée qui en donne une connaissance déterminée. Constituer un concept revient au même que signifier ou énoncer qu'une chose est. Cependant il ne faudrait pas en conclure que le fait de signifier une chose constitue un concept de la chose. Car chaque mot en particulier signifie et le concept et la chose, ce qui ne veut pas dire qu'il signifie une signification ni qu'un concept constitue un autre concept. La signification rend le concept qu'elle suppose569.

Note 569: (retour) De Intell., p. 475-497.

A part les formes de la dialectique, on doit reconnaître ici la théorie tant répétée de la formation des idées. La sensation, l'imagination, le concept (tant simple que composé, tant un que multiple), le jugement, le concept exprimé ou le terme, le jugement exprimé ou la proposition, la vérité ou la fausseté des concepts et des jugements, c'est bien là le sujet et l'ordre habituel des psychologies élémentaires. Il ne faut pas s'étonner de retrouver ici des notions si familières aux modernes; ce n'est pas qu'Abélard les ait devancés, c'est qu'il a puisé à la même source; le fond de tout cela est dans Aristote570.

Note 570: (retour) Toutefois ce n'est pas Aristote même qu'il a consulté. Il a suivi Boèce, et il l'a rendu plus rigoureux et plus méthodique. (In Porph., I, p. 54. et De Interp., ed. sec., passim.)

Quelle est la signification ou quel est le concept des mots universels? quelles choses signifient-ils, ou quelles choses sont comprises en eux? Lorsque j'entends le nom homme, nom commun à plusieurs choses auxquelles il convient également, quelle chose entend mon esprit? c'est l'homme en lui-même, doit-on répondre. Mais tout homme est celui-ci, celui-là ou tout autre. La sensation, nous dit-on, ne donne jamais que tel homme déterminé, et raisonnant de l'entendement comme du sens, on affirme que le concept d'homme ne peut être que le concept d'un homme déterminé: homme équivaut à un certain homme. Il faut répondre que concevoir l'homme, c'est concevoir la nature humaine, c'est-à-dire un animal de telle qualité. Lors donc qu'on objecte que tout homme étant celui-ci ou celui-là, concevoir l'homme, c'est concevoir celui-ci ou tel autre, le syllogisme n'est pas régulier. Il faudrait dire que tout concept de l'homme est le concept de celui-ci ou de celui-là; alors le moyen terme serait mieux maintenu, et la conjonction des extrêmes se ferait en règle; mais l'assomption serait fausse. Quand je dis une cape571 est désirée par moi, ce qui revient à dire je désire une cape; quoique toute cape soit celle-ci ou celle-là, il ne s'ensuit pas que je désire celle-ci ou celle-là. Mais si je disais: Je désire une cape, et quiconque désire une cape désire celle-ci ou celle-là, l'argumentation serait juste et la conclusion légitime. De même, on peut dire: Si j'ai la sensation d'un homme, tout homme étant tel ou tel homme, j'ai la sensation de tel ou tel homme; mais il ne s'ensuit nullement ce qu'on en veut conclure. Qu'il soit de la nature du sens de ne pouvoir s'exercer que sur une chose existante déterminée, qu'en conséquence la sensation d'homme ne puisse être que la sensation causée par cet homme-ci ou cet homme-là, accordez-le; mais l'entendement n'a pas, comme le sens, besoin pour agir d'une chose réelle, puisqu'il s'applique aux choses passées, futures, qui n'ont jamais été, qui ne seront jamais. Pour penser à l'homme, pour avoir un concept dans lequel entre l'idée de la nature humaine, il n'est donc pas nécessaire d'avoir présent à l'esprit tel ou tel homme déterminé. La nature humaine peut être l'objet de concepts innombrables, comme ce concept simple du nom spécial d'homme ou de l'homme pris comme espèce, aussi bien que de l'homme blanc, de l'homme assis, que sais-je? de l'homme cornu, qui n'existe pas; en un mot, comme toutes les conceptions dans lesquelles entre la nature humaine, soit avec la distinction d'une personne déterminée comme Socrate, soit indifféremment ou sans aucune détermination personnelle.

Note 571: (retour) Capa, espèce de capuchon, bardocucullus.

Abélard énonce ici brièvement certaines objections, mais à peine indique-t-il à quoi elles tendent, et pourquoi il est intéressant de les lever. Sous leur forme technique, leur importance échappe, et le texte de cet ouvrage ressemble à un sommaire de principes et d'arguments, applicables à des controverses usuelles, à des questions connues, et que devaient éclaircir ou développer, soit l'interprétation orale, soit au moins l'intelligence du lecteur, déjà familiarisé avec ce dont il s'agissait572. Essayons de suppléer à l'une et à l'autre.

Note 572: (retour) De Intel., p. 487-492.

Il s'agit de savoir ce que signifient les noms des universaux, ou quels sont les objets des conceptions générales ou spéciales. Abélard vient de dire que ces noms désignent des conceptions universelles, et que celles-ci, pour être valables et vraies, n'ont pas besoin de se rapporter à des objets sensibles et déterminés, parce qu'elles sont l'oeuvre de l'intelligence et non de la sensibilité. C'est la sensibilité qui veut des objets certains, réels, individuels; l'intelligence procède autrement, puisqu'elle conçoit ce qui est absent, insensible, indéterminé, ce qui n'est pas. Les conceptions générales ne sont donc pas nécessairement de purs mots, mais peuvent être de vraies conceptions, quoiqu'elles ne se rapportent pas à des objets individuels. A cela on aura trouvé une forte objection, si l'on démontre qu'il y a des mots, ressemblant à des noms de conceptions, qui ne désignent ni des conceptions réelles, ni des conceptions possibles; ce ne seront que des semblants de conceptions; ces conceptions n'en auront que le nom; il faudra bien reconnaître que tout nom ne suppose pas un concept, et le nominalisme aura gagné un premier point fort important.

Ainsi, par exemple, je dis tout homme, et cependant je ne conçois pas actuellement tout homme, car il faudrait concevoir tous les hommes, et cela est impossible; on peut donc nommer une conception sans l'avoir. Semblablement, de deux je dis que l'un court, et comme je ne sais lequel, ni peut-être même de quel être il s'agit, je n'ai point la conception de ce que je dis. A plus forte raison, ne puis-je avoir la conception de la chimère blanche ou simplement de la chimère, ni du non-intelligible ou non-concevable. Puis donc que je prononce ces mots comme des conceptions et que j'en raisonne, et qu'en réalité je ne les comprends pas, il suit que ce ne sont que des mots. Qu'est-ce que des concepts qui ne sont pas conçus, des produits de l'entendement qui ne sont pas entendus, de l'intellectuel sans intelligence? Ainsi les concepts, autres que ceux qui correspondent à des choses individuelles, ne sont pas même des idées, ce ne sont que des noms.

Abélard répond en expliquant dans quel sens on conçoit les diverses propositions opposées comme des difficultés. Concevoir tout homme, c'est, selon lui, concevoir, non-seulement l'oraison tout homme, mais un homme quelconque, ou quiconque a la nature humaine. Ce n'est pas tel ou tel homme, Socrate ou Platon, quoique tel ou tel homme, Socrate ou Platon, soit compris sous le concept de tout homme. C'est la conception de la nature humaine, sans détermination individuelle; et cette conception comprend tous les individus, quoique aucune intelligence ne suffise à les considérer tous individuellement et en même temps. Dire l'un de ces deux court, c'est concevoir l'une ou l'autre de ces deux choses vraies, savoir ou qu'il y en a un qui court, ou que c'est celui-ci et non celui-là qui court, et l'on ne peut dire que ce concept ne se rapporte à rien de réel. Quant à la chimère, elle n'est pas réelle, et elle est conçue comme n'étant pas réelle. Ce qui n'empêche pas de concevoir que, si elle était réelle et qu'elle fût blanche, elle serait blanche; et dans ce cas, il y aurait lieu à cette proposition, elle est blanche. Quant au non-intelligible, c'est un attribut général qui, en tant que général, peut être conçu, quoique une chose particulière non-intelligible fût précisément ce qui ne peut être conçu. Autre est de concevoir qu'une chose est inconcevable, autre de concevoir une chose inconcevable. Ainsi les exemples cités ne prouvent pas que certains mots, désignant des idées qui ne représentent rien de sensible ou de déterminé, ne soient que des mots, et ne signifient ni choses ni idées, c'est-à-dire ne signifient rien. Ils ne prouvent pas davantage que, pour ne représenter directement rien de déterminé ni de sensible, des idées soient vaines et fausses, et par conséquent, on ne peut conclure des exemples cités, à la vanité, à la fausseté, à la nullité des conceptions générales quelconques.

Nous avons évidemment ici l'argumentation et la réfutation du nominalisme. Abélard ne le dit pas en termes exprès, mais il le fait comprendre, et en posant les exemples ci-dessus comme des difficultés, il nous fait connaître, sans aucun doute, quelques-unes des objections de Roscelin ou de ses partisans. Nous apprenons ainsi à quel point le nominalisme différait du conceptualisme. Le premier ne niait pas seulement les essences générales, mais les conceptions générales et abstraites; il ne laissait aux genres, aux espèces, aux êtres de raison, pas même une place dans l'esprit. Il était absolu. Cela nous explique comment le conceptualisme, qu'on est souvent porté à confondre avec le nominalisme, s'élevait alors à l'importance d'une doctrine positive, distincte, déterminée. C'était un intermédiaire réel entre le réalisme et le nominalisme. Le premier disait que les universaux étaient non-seulement des idées et des mots, mais des réalités; le conceptualisme, qu'ils n'étaient pas des réalités, mais des idées et des mots; le nominalisme, qu'ils n'étaient ni des réalités, ni des idées, mais des noms. Le fond du nominalisme était donc que nous n'avons d'idées que des objets sensibles. La psychologie se réduisait donc à la sensation et à la mémoire, pour toutes facultés fondamentales. L'intelligence, purement passive, faculté à la suite de la sensation et de la mémoire, se bornait à concevoir leurs objets, c'est-à-dire à la simple représentation. Il ne lui restait en propre que je ne sais quelle activité vaine qui se produisait dans le langage, lequel débordait nécessairement la réalité et la pensée. Les langues étaient pleines de fictions gratuites. On voit comment le nominalisme se ramenait à un étroit sensualisme.

Abélard, quoiqu'il fût de l'école d'Aristote, et qu'il adoptât par conséquent quelques-uns des principes du sensualisme, entendait les choses plus largement, et s'il ne s'affranchissait pas de quelques-unes des conséquences de ces principes avec la même hardiesse que son maître, cependant il ne peut être confondu avec les sectateurs de cette étroite doctrine. Il disait bien que toute connaissance surgit des sens573. Il admettait bien qu'il n'y a dans la nature que des choses déterminées, que les réalités sont toutes individuelles; il croyait donc que les genres et les espèces ne sont pas réels en eux-mêmes. Mais si l'intelligence est instruite, excitée par les sens, si les sensations suscitent des concepts574, cependant l'intelligence est distincte des sens; elle en est profondément différente; elle l'est même de l'imagination, qui n'est que la faculté de se représenter les choses sensibles. La sensation, l'imagination, tout cela n'est que perception confuse. L'intelligence a des perceptions plus distinctes ou plutôt des conceptions (concepts, intellects, idées), qui sont de plus en plus indépendantes, de plus en plus dégagées des perceptions sensibles et imaginatives; et elle peut même arriver très-près de l'état d'une intelligence pure, qui comprend par elle-même et directement, à la manière de l'intelligence divine. Or, elle a cette puissance à deux conditions, c'est non-seulement de changer en idées les perceptions sensibles, mais de se faire des idées, dont l'objet n'a pas été senti, dont l'objet ne peut l'être, dont l'objet même n'existe pas. En d'autres termes, l'intelligence a des idées sensibles ou de représentation, et des idées purement intelligibles ou intellectuelles, savoir celles des choses invisibles, celles des choses inconnues, celles des choses universelles, celles des choses abstraites. Ainsi, l'homme est non-seulement en communication avec la nature physique, mais il l'excède; il est naturellement métaphysicien; voilà l'homme d'Abélard et d'Aristote.

Note 573: (retour) De Intell., p. 466 et 482.

On voit que le conceptualisme, quoique venu à l'occasion d'une question logique, est une psychologie. Cette psychologie est sommaire, succincte, incomplète, je le veux; elle n'est pas inattaquable, j'en conviens encore. Mais elle ne donne pas une trop mesquine idée de l'esprit humain; elle est loin de limiter trop étroitement sa portée ni ses forces. On peut la trouver hésitante, obscure, fautive sur la question ontologique; elle ne jette sur la réalité qu'un regard de passage, et peut-être ignore-t-elle les rapports mystérieux et certains qui unissent le monde des idées avec le monde des choses. Mais les philosophies qui peuvent lui en faire un reproche, ne sont pas fort nombreuses. Platon n'avait pas réussi à persuader Aristote, et le néo-platonisme n'a rien fondé. Chez les modernes, Locke et Reid n'en savent pas beaucoup plus qu'Abélard; Kant en sait plus, mais il doute davantage. Quelques mots de Descartes et de Leibnitz composent tout ce que nous avons gagné sur l'antiquité. Aucune doctrine formelle, complètement développée, définitivement reconnue, n'a encore réalisé le modèle difficile d'une ontologie philosophique. Spinoza n'a laissé qu'un exemple redouté. Peut-être Hegel n'a-t-il rien fait de plus. L'avenir jugera la tentative créatrice de Schelling. Rien de lui n'est encore assuré que la gloire de son nom.

Quoi qu'il en soit, vous venez de voir ici par l'exemple le plus éclatant, comment une simple question de dialectique contenait ou engendrait les plus hautes questions de métaphysique, et comment les scolastiques pouvaient être conduits par la spécialité de leur art aux grandes généralités de la science. L'art des scolastiques est celui de décomposer le langage et le raisonnement. L'analyse des éléments de la proposition les mène ou plutôt les oblige à rechercher quelles sont nos diverses idées, comment nous les formons, quels sont les divers rapports des êtres, leurs modes, leurs natures, leurs essences. Qu'y a-t-il au delà? où sont de plus grandes, de plus fondamentales questions? Mais la manière de les traiter est singulière; elle ne va pas droit au fond des choses; elle les aborde obliquement, d'une façon détournée, incidente, et à propos des questions logiques. La logique donne une certaine définition de la substance, une certaine énumération des catégories; comme introduction à cette double connaissance, on doit connaître la définition de certains attributs des choses, qui constituent entre autres les genres et les espèces; comment cette définition, une fois donnée, concorde-t-elle avec celles de la substance et des diverses catégories? De là plusieurs difficultés. Quelles sont ces difficultés? elles portent toutes sur l'application de certaines règles logiques à certaines propositions. Et comment cherche-t-on à les résoudre? par des distinctions destinées à mieux fixer le sens de ces règles et celui de ces propositions, en un mot, par de nouvelles recherches logiques. Et c'est ainsi, c'est indirectement, artificiellement pour ainsi dire, qu'en réussissant à éclaircir et à raccorder les différents principes de la dialectique, on aborde et l'on résout les problèmes tant de la formation des idées que de la constitution des êtres.

Ainsi se manifeste l'importance générale et la singularité particulière de la controverse des universaux. Nous en jugerons mieux en étudiant avec détail l'ouvrage qu'Abélard lui a spécialement consacré.

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