Apologie pour les nouveaux-riches
UTILITÉ DES NOUVEAUX-RICHES
Quand trois hommes se trouvent réunis, il est constant qu'il y en a deux qui se moquent du troisième. Ont-ils le bonheur d'être gens de lettres, le troisième personnage est sans exception tenu par les trois, à tour de rôle.
Dans les milieux où l'intelligence est moins professionnelle et l'esprit de dénigrement moins systématique, c'est à jamais le même individu qui sert de pantin aux autres : tel le notaire aux diplomates, le bourgeois aux artistes, le prêtre aux radicaux, et le député à tout le monde.
On se fatigue en effet sans profit, à chercher des travers en une personne qui n'en a peut-être pas. Or, dans une république ordinaire, nul ne se fatigue, s'il n'a pas l'espoir d'un profit. Pour peu, par surcroît, que le désordre du temps vienne d'une guerre conduite à la va-comme-je-te-pousse, mais bien gagnée enfin, il est naturel que, désireux de se venger de leurs misères, les riches d'autrefois et les pauvres de toujours se tiennent, au moment de dauber les Nouveaux-riches.
Il s'ensuit que, rééditant à leur dam le miracle du 2 août 1914 suscité par l'Allemagne, les Nouveaux-riches rassemblent contre eux les rancunes, et sur eux les brocards. D'eux est née une autre union sacrée, d'un genre spécial, conçue en dehors de toute crainte bolcheviste, qui n'a pas manqué de nous être salutaire, et plus d'une fois, depuis le 11 novembre 1918.
Loués soient donc les Nouveaux-riches!
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Nul n'ignore, on aime à le présumer, que le Traité de Versailles n'a pas eu pour conséquence immédiate de faire succéder l'âge d'or à l'âge du fer. J'avoue quant à moi qu'il ne me souvient pas très bien des apparences d'une pièce de vingt francs.
C'est plutôt l'âge du papier que fut le nôtre. Les billets de banque ont pullulé. Il y en eut de formats divers, et même de cinquante centimes, paraît-il ; mais les receveurs de la compagnie des omnibus les gardaient au fond de leur sacoche. Les collectionneurs en eurent des joies insoupçonnées, sans aucun doute.
Cependant, s'il ne comprit pas d'abord que le nombre croissant des billets en diminuait la valeur et que le prix des denrées alimentaires montait en raison inverse de l'une et en raison directe de l'autre, le public, gros et simple public, s'aperçut qu'à force de n'avoir que des billets, même neufs, il finissait, lui aussi, par avoir un bon billet. Comme à La Châtre, il ne lui restait qu'à sourire. Il choisit de rire, précisément de ceux qui possédaient le plus de billets.
L'argent, dit-on, est un objet de mépris pour ceux qui n'en ont guère. Pour les autres, il est autre chose. Mais on ne méprise pas les gens riches qui aiment leur richesse. La morale en souffre, il est possible ; toutefois, la morale est étrangère à ce chapitre : nous parlons de réalités. A-t-on vu quelqu'un se fâcher contre un avare? On rit d'Harpagon. On ne prend pas plus de peine. Et le rire est un merveilleux expédient, quand la fortune est mauvaise.
Qui rit, trompe sa douleur. Ce n'est point là une telle vérité de La Palice.
Dans les jours difficiles où le pain se vend vingt-six sous le kilo, et la viande entre huit et dix francs la livre, le rire sonne, cruel et préventif, comme un hiatus volontaire au huitième pied d'un alexandrin laborieux.
Nous avons ri des Nouveaux-riches. Loués donc soient-ils!
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Il y a mieux : les Nouveaux-riches nous ont préservés de la Révolution. On aurait pu croire qu'ils en seraient le prétexte. Il n'en fut rien. Ce point n'exige pas de longs commentaires.
Depuis des siècles, on le sait : un gouvernement est assuré de vivre quand il donne au peuple les jeux du cirque. Ce fut pour le nôtre une singulière habileté, de permettre la poussée insolente des Nouveaux-riches. Il offrait des distractions à nos quotidiens soucis. Je ne dis pas gratuites, car enfin, vous et moi, nous en faisions les frais ; mais réfléchit-on?
Au théâtre, songe-t-on qu'on a payé pour se divertir?
Loin de le regretter, le spectateur qui laisse au guichet son argent, s'amuse avec moins de contrainte que son voisin, qui n'a rien déboursé. Il est établi que les auteurs dramatiques ne sont jugés sévèrement que de leurs amis entrés par faveur. Le cochon de payant, comme on l'appelle aujourd'hui de si élégante façon, il trouve toujours tout parfait.
Ainsi, nous avons beau grogner contre la vie chère, et crier contre les mercantis infâmes, et menacer, trois fois par jour, de chambarder la République à cause de son inertie coupable ; nous rencontrons un couple de Nouveaux-riches : nous pouffons : la République est sauvée. Elle compte aller jusqu'à la centième. Nous avons ri. Nous avons payé. Tant mieux pour elle.
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Il semble donc assez difficile de nier l'utilité des Nouveaux-riches.
Le Nouveau-riche est un instrument de politique, au même degré que le bureau de tabac qu'on accorde à un marchand de vins, s'il est énergique en temps d'élections ; comme la cravate de la Légion d'honneur qu'on suspend au cou des vieux dramaturges israélites, pourvu qu'ils soient chauves ; autant que les promotions du Mérite Agricole, si émouvantes ; autant que les urinoirs nauséabonds qui encombrent la voie publique à Paris ; autant que les bals du Quatorze-Juillet ; autant que la survivance inexplicable du notariat tel qu'il fonctionne chez nous.
Le Nouveau-riche n'était pas prévu par la Constitution de 1875 ; il est néanmoins devenu constitutionnel, par tacite complicité des parties, dupeurs et dupes.
Comme pour tant de belles choses à propos de quoi le dernier des journalistes se croit obligé de citer la phrase fameuse, on peut affirmer, sans peur d'être banal, que, si les Nouveaux riches n'existaient pas, il faudrait les inventer. Heureusement, ils existent.
Loués soient-ils!