Apologie pour les nouveaux-riches
CONSIDÉRATIONS DERNIÈRES
— Aimez-vous les vieux bouquins? Je ne parle, bien entendu, ni des premières éditions de Corneille, ni de tel Cabinet satyrique relié par Trautz-Bauzonnet : ce sont merveilles dont tout le monde aurait plaisir à peupler sa bibliothèque. Mais il en est de moins rares et de moins précieux qui ont leur charme aussi : ce sont les plus modestes des vieux bouquins, ceux qu'on trouve, encore à des prix abordables, parfois sur les quais, ceux que l'amateur ne recherche pas, les ordinaires, les courants, les anonymes, ceux qu'on méprise, ceux qu'on ne lit jamais, ceux qui font partie du prolétariat de la bouquinerie en quelque sorte : recueils de pièces non signées, ouvrages du XVIIIe siècle pour la plupart, choix de maximes, tableaux de mœurs, lettres supposées, récits de voyages, dissertations galantes ou politiques. J'ai pour ceux-là une tendresse particulière. Je n'en ai pas ouvert un seul sans y découvrir des pages amusantes, ou curieuses, et même belles.
Nous nous occupions des Nouveaux riches? Je tiens d'un ami un bouquin où il est question d'eux.
— Un vieux bouquin?
— Il est daté : An VII de la République. Il traite de maintes choses, de l'Opéra par exemple, puis du meilleur gouvernement ; et, en passant, des Nouveaux-riches issus de la Révolution Française.
— De qui est-il?
— Je ne vous le dirai pas. Il est bon de laisser un peu de champ libre aux professionnels de la critique. Songez que le Nil n'a tenu longtemps son prestige que de l'ignorance où étaient les hommes, touchant ses sources. Permettez-moi donc, en réservant les miennes, de vous mettre un passage de ce livre sous les yeux. Vous ne vous en plaindrez pas.
C'est à l'endroit où l'auteur déplore le triste état des mœurs de l'an VII. Vous jureriez que cela fut écrit hier. Par une habitude chère à tous les moralistes, celui-ci compare son temps aux temps antérieurs, pour mieux fustiger ses contemporains, comme juste. Écoutez-le :
* *
— « … On n'était point un grand homme ; mais on était aimable. Au fond, même vide, même absence de caractère et de pensée, mais en général on y retrouvait de l'atticisme, de l'urbanité. Le goût, l'esprit, la grâce, une certaine fleur de politesse, une élégance exquise de manières, une délicatesse recherchée, l'art de plaire, l'art de vivre, y composaient une foule de jouissances fines et fugitives, dont le charme indicible échappe à celui qui veut les décrire, comme le parfum s'évapore sous la main qui cherche à le fixer. Les mœurs n'étaient point meilleures, mais les manières valaient mieux.
» Les esprits ont-ils gagné en profondeur? Je ne sais ; mais ils ont perdu en superficie. On a bien toute la corruption que donnent les richesses ; mais on n'a plus cette facilité de ton, cette aménité de caractère, cette attention des bienséances (la bienséance est la sensitive), cet oubli de soi-même, enfin, ces égards pour les autres, qui caractérisent l'individu bien élevé, et qui obtenaient, pour l'homme opulent ou supérieur, l'indulgence qu'en bonne morale il est obligé de solliciter.
» Dans tous les arts, et surtout dans celui de vivre, c'est d'une foule de riens inappréciables, et de minuties importantes, que résulte la perfection des jouissances.
» Je vous proteste qu'il y a tel homme, pour lequel sa manière de cracher ou de tousser m'a donné une violente antipathie. Que dirai-je de celui qui n'écoute point lorsque vous lui parliez ; qui adresse la parole à un autre, ou vous interrompt pour conter une histoire qu'il interrompt encore ; qui rit d'un sot rire ; qui, devant des femmes ou de jeunes demoiselles, mêlera, à une conversation intéressante, un jurement grossier, une expression cynique ; qui, tout à coup, quittera le cercle pour se jeter, ou plutôt pour se rouler sur un sopha, dont il écrase pesamment tous les carreaux, et sur lequel il s'endort et ronfle en votre présence. Celui-ci ne sait ni entrer, ni sortir, ni marcher, ni s'asseoir, ni regarder ; chacun de ses gestes est une gaucherie, chacune de ses paroles est une sottise. Cependant, il bourdonne, il importune, il domine, il écrase. C'est un parvenu.
» Du moins, sous l'ancien régime, on sifflait le maltôtier et les Turcarets ; le mépris balayait cette écume, cette ordure brillante. Aujourd'hui, les Turcarets sont les hommes les plus importants de la société. »
* *
Me voici bien embarrassé pour crier à présent contre nos Nouveaux-riches. Tout a été dit, même sur eux.
Si les mœurs étaient déplorables à ce point en l'an VII de la première République, dans quels termes déplorerions-nous ce que nous savons qu'elles sont en l'an L de la troisième République?
Mieux vaut y renoncer tout de suite et chercher là-même une consolation. Ce mal dont nous souffrons aujourd'hui, les Nouveaux-riches, il n'est pas si nouveau qu'un nom, trop vite forgé, pourrait le laisser croire. Il n'a fait qu'empirer. En le multipliant par le carré de la vitesse, nous le mesurerions exactement. Mais nous n'en étions pas morts. Nous n'en mourrons sans doute pas davantage.
* *
J'ai condamné le terme de Nouveaux-riches. J'ai eu tort. Il est fort habilement composé. Il a l'air de vouloir perpétuer un instant. Quelle jolie audace! Car, dans le temps même que nous disons d'une chose qu'elle est nouvelle, elle ne l'est déjà plus. Les philosophes en ont sophistiqué dans toutes les langues. Fions-nous donc à leur sagesse, puisqu'aussi bien nous n'avons pas d'autre ressource.
Les Nouveaux-riches ne seront pas toujours des nouveaux riches.
Les Nouveaux-riches sont provisoires.
Respirons.
Dans dix ans, il n'y aura plus de Nouveaux-riches. Il y en aura peut-être de nouveaux. Ce ne seront pas les mêmes. Les nôtres déjà ne seront plus. Les uns auront perdu leur fortune en quelque débâcle, les autres auront donné leurs filles à de joyeux galapiats qui ne respecteront pas cet argent mal acquis de la dot ; certains seront ministres ; beaucoup seront morts, d'indigestion ; quelques-uns enfin, vous ne les reconnaîtrez plus : ils seront devenus honnêtes.
* *
Tout sera, dans dix ans, rentré dans l'ordre.
Les saisons se poussent en s'emboîtant l'une dans l'autre, tels ces gobelets magiques d'un prestidigitateur. De loin on ne distingue qu'un gobelet. S'il y en avait de truqués, qui s'en apercevra?
Le moraliste peut se morfondre, et le pamphlétaire s'enflammer. Que nous reste-t-il, après le mépris, qui ne durera pas plus? Le souvenir d'avoir dit à ces drôles qu'ils sont des saligauds? Mais nous l'avons dit du bout des lèvres, comme si nous avions peur de nous empoisonner en ouvrant la bouche pour le leur clamer à la face.
Un sage a écrit :
— « N'envions point à une sorte de gens leurs grandes richesses : ils les ont à titre onéreux, et qui ne nous accommoderait point. Ils ont mis leur repos, leur santé, leur honneur, et leur conscience pour les avoir : cela est trop cher ; et il n'y a rien à gagner à un tel marché. »
En attendant, ils ont le sourire.
[Οὕτω τὸ πλουτεῖν ἐστιν ἡδὺ πρᾶγμα δή.]
Aristophane.
Paris ; 29 septembre 1920.