Apologie pour les nouveaux-riches
A LA RECHERCHE DES RESPONSABILITÉS
La Bruyère a dit :
« II n'y a au monde que deux manières de s'élever : ou par sa propre industrie, ou par l'imbécillité des autres. »
Du fait de la guerre, pour les Nouveaux-riches, la question d'industrie ne se pose pas. Nul n'ignore que les plus fameux industriels n'étaient pas obligatoirement des aigles d'industrie. C'étaient des épiciers ou des notaires.
Le mot, qu'on le remarque, se prête à merveille à toutes les combinaisons, jusqu'à celles de chevalier d'industrie, beau titre qui ne se porte plus, la marchandise étant vendue sous une étiquette nouvelle. Et combinaisons satisfait à l'étymologie. Mais en cet endroit il serait plus juste de parler de combines.
* *
Pendant la guerre, la richesse est venue aux industriels et aux commerçants comme le galimatias vient dans la prose de M. Stéphane Lauzanne : sans rime ni raison. Il n'y avait rien à faire pour l'empêcher.
Veut-on des preuves? Le Cri de Paris nous a rapporté cette histoire édifiante :
Un bourgeois, d'une cinquantaine d'années, avait un immeuble. L'État en eut besoin. On en fit la réquisition. L'immeuble était d'un assez beau revenu : mais quoi! c'était la guerre ; tout le monde se sacrifiait ; le bourgeois n'avait que sa maison, il la sacrifia. Autrement dit, il n'en demanda qu'un loyer de dix mille francs.
— « Trop cher », répondit l'État, économe. « Nous vous accordons huit mille francs. »
— « J'accepte », conclut le bourgeois.
Il espérait avoir assez pour vivre de ces huit mille francs par an. Il signa le marché sans le lire.
Le premier mois écoulé, il reçut huit mille francs.
— « Tiens! » pensa-t-il, « on paye d'avance. »
Trente jours plus tard, il reçut huit mille francs.
— « C'est une erreur », pensa-t-il.
Il alla, pauvre homme, la signaler au fonctionnaire compétent. Il fut presque injurié. Il ne savait donc pas lire? — Qu'il se reportât aux termes du marché! Il avait loué sa maison pour huit mille francs par mois. Que réclamait-il? — Il crut défaillir, et protesta.
— « C'est une erreur », fit-il.
— « Encore! » s'écria l'État.
— « Mais non. J'avais demandé huit mille francs par an. On m'en donne quatre-vingt-seize mille. Il faut déchirer le contrat. »
— « Déchirer le contrat? Vous êtes fou. »
Et on le poussa dehors.
Le pauvre homme devint riche malgré lui.
* *
Tous les fournisseurs de l'État n'eurent pas la délicatesse de ce bourgeois. Presque tous réalisèrent des bénéfices aussi saugrenus.
Alors?
Alors, si les commerçants ne se sont pas toujours élevés par leur propre industrie, il faut bien admettre que c'est par l'imbécillité des autres.
Quels sont ces autres?
Il ne me plaît pas beaucoup d'avouer que je suis un imbécile.
Nous devons tous pourtant en faire l'aveu, loyalement. L'État, c'est nous. Le suffrage universel a parfois de terribles retours. Nul ne commande et tous sont maîtres? Beaux principes, dont les conséquences pour la foule ne sont pas drôles, pendant que les malins barbotent.
Or nous voici diablement penauds. Nous avons fait les Nouveaux-riches. Avons-nous le droit de les condamner?
Si nous ne les avons pas faits, nous n'avons du moins rien fait pour qu'ils ne se fissent point. Nous les regardions comme si notre intérêt n'était pas en jeu. Nous les avons souvent regardés par jeu. Telle est l'abnégation de notre idéalisme national. De quoi nous plaignons-nous?
Ils dansent aujourd'hui, comme des crapauds, je le concède, mais ils dansent. Et nous n'avons pas encore fini de payer les musiciens de ce délicieux orchestre.
* *
Des mécontents ont proposé de présenter la note des frais aux danseurs. Ils disaient :
— « Ces gens-là se sont enrichis honteusement. Il faut reviser les marchés de guerre. Il faut imposer les bénéfices de guerre. »
Nobles ardeurs! Flammes éternelles des carabiniers d'Offenbach! Comme si nous vivions dans un théâtre! Comme si l'on pouvait exiger du directeur qu'on nous rendît l'argent! Mais que sont devenus tant de directeurs retirés des affaires?
Le ministre des Finances, M. Marsal en personne, prit un jour la parole à la Chambre des députés. Avec d'infinies précautions, il essaya de faire entendre aux implacables justiciers tout ce qu'avait de chimérique une aventure si généreuse. Il n'osa pas leur dire en face qu'ils étaient rudement bêtes. S'il ne s'était pas retenu, il leur aurait démontré que pratiquement les Nouveaux-riches, profiteurs, et autres mercantis, n'existaient pas. Il mâchouilla des promesses vagues. Les députés furent contents. Les Nouveaux-riches aussi. Et les ministres. Ce fut une belle journée parlementaire.
Et voilà pour nous.