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Aventures de Monsieur Pickwick, Vol. I

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CHAPITRE V.

Faisant voir entre autres choses comment M. Pickwick entreprit de conduire une voiture, et M. Winkle de monter un cheval; et comment l'un et l'autre en vinrent à bout.


Le ciel était brillant et calme; l'air semblait embaumé; tous les objets de la création étaient remplis d'un charme inexprimable, et M. Pickwick, appuyé sur le parapet du pont de Rochester, contemplait la nature, et attendait l'heure du déjeuner.

La scène qui se déroulait à ses regards aurait pu charmer un esprit bien moins admirateur des beautés champêtres. A sa gauche s'étendait une antique muraille, éboulée dans beaucoup d'endroits, mais qui, dans d'autres, dominait de sa masse sombre, les rives verdoyantes de la Medway. Des touffes de lierre couronnaient tristement les noirs créneaux, tandis que des festons de plantes marines, suspendues aux pierres dentelées, tremblaient au souffle du vent. Derrière ces ruines s'élevait le vieux château, dont les tours sans toiture, dont les murailles croulantes attestaient encore l'ancienne grandeur, lorsque le bruit des armes ou les chants de fête retentissaient sous ses voûtes splendides. De chaque côté, aussi loin que la vue pouvait s'étendre, on apercevait les bords de la rivière couverts de prairies et de champs de blé, au milieu desquels se détachaient çà et là des moulins et des églises; paysage riche et varié, que rendaient plus admirable encore les ombres errantes des légers nuages qui flottaient dans la lumière du soleil matinal. La Medway, réfléchissant l'azur argenté du ciel, coulait silencieusement en nappes brillantes; et parfois, avec un léger murmure, elle étincelait sous les rames des pêcheurs, qui suivaient lentement le courant, dans leurs bateaux lourds mais pittoresques.

La vue de ce riant tableau avait plongé M. Pickwick dans une agréable rêverie. Il en fut tiré par un profond soupir qu'il entendit auprès de lui, et par un léger coup frappé sur son épaule. Il se retourna et reconnut l'homme lugubre.

«Vous contempliez cette scène? lui dit celui-ci d'une voix grave.

—Oui, monsieur, répliqua M. Pickwick.

—Et vous vous félicitiez d'être levé de si bonne heure?»

M. Pickwick fit un signe d'assentiment.

«Ah! il faut se lever de bonne heure en effet, pour voir le soleil dans sa splendeur, car son éclat dure rarement pendant toute la journée. Le commencement du jour et le matin de la vie ne sont, hélas! que trop semblables!

—Vous avez raison, monsieur.

—On dit souvent, continua l'homme lugubre, on dit souvent: le temps est trop beau ce matin, cela ne durera pas. Avec quelle justesse cette réflexion s'applique à notre existence! Que ne donnerais-je pas pour revoir les jours de mon enfance, ou pour les oublier à jamais!

—Vous avez eu beaucoup de chagrins? demanda M. Pickwick avec compassion.

—Oui certes, répliqua l'homme lugubre d'une voix saccadée; plus qu'on ne pourrait le croire en me voyant aujourd'hui. Il s'arrêta une minute et reprit brusquement: Avez-vous jamais pensé, par une matinée comme celle-ci, que ce serait une chose douce et délicieuse de se noyer?

—Non! que Dieu me protège! s'écria M. Pickwick, en se reculant un peu, dans la crainte que l'étranger n'eût envie de le pousser par-dessus le parapet pour faire une expérience.

—Moi, je l'ai souvent pensé, poursuivit l'homme lugubre sans avoir l'air de remarquer ce mouvement: cette eau froide et tranquille semble m'inviter, en murmurant, à y chercher le repos et l'oubli. On saute... pouf!... on se débat un instant... l'onde s'élève par-dessus votre tête... le tourbillon s'efface... l'eau redevient claire... et vos douleurs sont à jamais terminées!»

L'œil caverneux de l'homme lugubre lançait des flammes tandis qu'il parlait ainsi. Mais cette excitation momentanée s'apaisa bientôt; il se détourna d'un air calme, et dit:

«En voilà assez sur ce sujet: je voulais vous parler d'autre chose. Vous m'avez invité hier soir à vous lire une anecdote, et vous l'avez écoutée attentivement....

—Oui certainement, dit M. Pickwick, et je pensais....

—Je ne vous ai pas demandé votre opinion, interrompit l'homme lugubre, et je n'en ai pas besoin. Vous voyagez pour vous amuser et pour vous instruire; supposez que je vous adresse un manuscrit curieux.... Faites attention;—non pas improbable ni extraordinaire, mais curieux comme une page du roman de la vie réelle;—le communiqueriez-vous au club dont vous m'avez parlé si souvent?

—Certainement, si vous le désirez; et nous le ferons insérer dans les mémoires du club.

—Vous l'aurez donc, répliqua l'homme lugubre. Votre adresse?»

M. Pickwick lui ayant communiqué son itinéraire probable, l'homme lugubre le nota soigneusement dans un portefeuille assez gros, ramena le savant gentleman à son hôtel, et refusant le déjeuner qu'il lui offrait, s'éloigna d'un pas lent et sombre.

Les trois compagnons de M. Pickwick l'attendaient pour attaquer le déjeuner qui était déjà disposé sur la table d'une façon fort séduisante. Ils s'assirent avec lui, et le jambon grillé, les œufs, le café, le thé et le reste, commencèrent à disparaître avec une rapidité qui témoignait, à la fois, en faveur de la bonne chère et de l'appétit des voyageurs.

«Maintenant, dit M. Pickwick, il s'agit de savoir comment nous irons à Manoir-ferme.

—Nous ferions peut-être bien de consulter le garçon, suggéra M. Tupman; et ce judicieux conseil ayant été accueilli comme il le méritait, le garçon fut appelé et consulté.

—Dingley-Dell, monsieur? Quinze milles, monsieur; chemin de traverse, mauvaise route.... Une chaise de poste, monsieur?

—Une chaise de poste ne tient que deux, répondit M. Pickwick.

—C'est vrai, monsieur, cependant je vous demande pardon, monsieur: nous avons une très-jolie chaise à quatre roues: deux places au fond, un siége pour le gentleman qui conduit.... Oh! je vous demande pardon, monsieur, elle ne peut tenir que trois.

—Comment donc ferons-nous? dit M. Snodgrass.

—Peut-être qu'un de ces messieurs aimerait à faire la route à cheval, dit le garçon en regardant M. Winkle. Nous avons de très-bons chevaux de selle, monsieur. Les gens de M. Wardle, en venant à Rochester, pourraient les ramener, monsieur.

—Voilà notre affaire, s'écria M. Pickwick, Winkle, voulez-vous faire la route à cheval?»

M. Winkle éprouvait, dans les plus secrets replis de son cœur, des doutes accablants sur sa science équestre; mais, comme il n'aurait voulu les laisser soupçonner à aucun prix, il répondit sur-le-champ avec une noble hardiesse: «Certainement, j'en serai charmé!» Il s'était précipité lui-même au-devant de sa destinée: il n'y avait plus à reculer.

«Amenez-les à onze heures, dit alors M. Pickwick au garçon.

—Très-bien, monsieur,» répliqua celui-ci, et il sortit.

Le déjeuner achevé, les voyageurs montèrent dans leurs chambres pour préparer les effets qu'ils voulaient emporter avec eux.

M. Pickwick avait terminé ses arrangements préliminaires, et regardait dans la rue par-dessus les stores du café, lorsque le garçon entra, et annonça que la chaise était prête, ce qui fut confirmé par l'apparition de ladite chaise derrière les susdits stores.

C'était une petite boîte verte, posée sur quatre roues; sur le devant s'élevait une espèce de perchoir pour le cocher; sur le derrière se trouvait un banc rétréci, pour deux patients. Cette curieuse machine était mise en mouvement par un immense cheval brun, sur lequel on pouvait étudier l'ostéologie avec beaucoup de facilité. Un valet d'écurie tenait par la bride, pour M. Winkle, un autre cheval immense, apparemment parent très-proche de l'animal du cabriolet.

«Dieu nous protège! dit M. Pickwick, tandis qu'on mettait leurs paquets dans la voiture; Dieu nous protège! Qui est-ce qui va conduire? Je n'y avais point songé.

—Vous naturellement, repartit M. Tupman.

—Naturellement, ajouta M. Snodgrass.

—Moi! s'écria M. Pickwick.

—Il n'y a pas le plus petit danger, monsieur, insinua le valet d'écurie. Je vous le garantis pour la douceur: un enfant au maillot le conduirait.

—Il n'est pas ombrageux, hein?

—Ombrageux? il ne broncherait pas quand il verrait passer une charretée de singes, avec la queue en feu.»

Cette dernière recommandation était convaincante. M. Tupman et M. Snodgrass furent précieusement enfermés dans la caisse. M. Pickwick monta sur son perchoir, et appuya ses pieds sur une planche revêtue d'un tapis de toile cirée qu'il supposa être destinée à cet usage.

«Maintenant, brillant William, dit le valet d'écurie à son adjoint; donne les rubans au gentleman.»

Brillant William, ainsi dénommé sans doute à cause de ses cheveux gras et de sa figure huileuse, plaça les guides dans la main gauche de M. Pickwick, tandis que son supérieur insinuait le fouet dans la main droite du philosophe.

«Tout beau! cria M. Pickwick, car le grand quadrupède témoignait une inclination décidée à reculer dans la fenêtre du café.

—Tout beau! répétèrent MM. Tupman et Snodgrass, de leur caisse.

—Il s'amuse un peu, messieurs, voilà tout, dit le premier garçon d'écurie d'un ton encourageant. Tenez-le un instant, William.»

Le substitut restreignit l'impétuosité de l'animal, et l'écuyer en chef courut aider M. Winkle à monter en selle.

«De l'autre côté, monsieur, s'il vous plaît.

—J'veux et' pendu, si le gentleman n'allait pas monter à l'envers!» dit un postillon grimaçant, au garçon de l'hôtel, qui paraissait goûter une satisfaction indicible.

M. Winkle ayant reçu cet avis se hissa sur sa selle, avec autant de difficultés, à peu près, qu'il en aurait éprouvé pour monter sur un vaisseau de guerre.

«Tout va-t-il bien? demanda M. Pickwick, tourmenté par un sentiment intuitif que tout allait mal.

—Tout va bien, répondit faiblement M. Winkle.

—En route! cria le valet d'écurie. Tenez-le bien, monsieur.»

Et parmi les éclats de rire de tous les assistants, la voiture et le cheval de selle décampèrent, M. Pickwick sur le siége de l'un, et M. Winkle sur le dos de l'autre.

«Pourquoi donc va-t-il ainsi de travers? demanda M. Snodgrass, de dedans sa boîte, à M. Winkle sur sa selle.

—Je n'y comprends rien du tout,» répliqua le pauvre cavalier, dont le cheval, en effet, s'avançait d'une manière excentrique, un de ses flancs en avant, la tête d'un côté de la rue, la queue de l'autre.

M. Pickwick n'avait point le loisir d'observer ce qui se passait derrière lui, car il était obligé de concentrer toutes ses facultés ratiocinantes sur la conduite de l'animal attaché à la voiture. Celui-ci déployait des singularités, fort amusantes pour un spectateur désintéressé, mais fort peu rassurantes pour ceux qui se trouvaient entraînés à sa suite. Secouant sans cesse sa tête d'une manière aussi déplaisante qu'incommode, il pesait sur les guides avec tant de force que M. Pickwick avait beaucoup de peine à le soutenir, et pour comble d'infortune il éprouvait un étrange plaisir à se jeter tout d'un coup sur un côté de la route. Là il s'arrêtait court; puis il repartait pendant quelques minutes avec une vélocité qu'il était physiquement impossible de modérer.

Il venait d'exécuter cette manœuvre pour la vingtième fois, lorsque M. Snodgrass dit à son compagnon:

«Qu'a donc ce cheval?

—Je n'en sais rien, répondit M. Tupman. N'est-ce pas qu'il serait ombrageux? Cela m'en a bien l'air.»

M. Snodgrass allait répliquer, quand il fut interrompu par un cri de M. Pickwick.

«Oh! disait-il. J'ai laissé tomber mon fouet!»

Dans ce moment, M. Winkle, avec son chapeau enfoncé sur ses oreilles, arrivait en trottant sur l'énorme cheval, qui le secouait avec tant de violence qu'il semblait devoir le mettre en pièces.

«Winkle, lui cria M. Snodgrass. Vous qui êtes un bon garçon, ramassez donc le fouet.»

M. Winkle, se penchant en arrière, tira la bride avec tant d'efforts que son visage en devint tout noir. Lorsqu'il fut parvenu à arrêter son grand coursier, il descendit, tendit le fouet à M. Pickwick, et, saisissant les rênes, se prépara à remonter.

Nous ne saurions dire, et on le comprendra facilement, si le grand cheval, dans l'innocente gaieté de son cœur, voulut s'amuser un peu avec M. Winkle; on s'il s'imagina qu'il trouverait plus de plaisir à faire la route sans cavalier; mais, quels que fussent ses motifs déterminants, le fait est que M. Winkle avait à peine touché les rênes, lorsque l'animal, baissant la tête, les fit glisser par-dessus, et s'élança en arrière de toute leur longueur.

«Bonne bête, dit M. Winkle d'une voix insinuante; bon vieux cheval!»

Mais la bonne bête était à l'épreuve de la flatterie, et plus M. Winkle s'efforçait de l'approcher, plus elle avait soin de se tenir à distance: tellement qu'au bout de dix minutes, et malgré toutes sortes de cajoleries et de ruses, M. Winkle et le grand cheval, après avoir continuellement tourné l'un autour de l'autre se retrouvaient exactement dans la même position. C'était une situation fort désagréable en toutes circonstances, et principalement sur une route déserte, où l'on ne pouvait se procurer aucun secours.

Ce manège s'étant prolongé encore quelque temps, M. Winkle cria à ses compagnons:

«Comment vais-je faire? Je ne puis pas monter dessus?

—Vous ferez bien de le conduire ainsi jusqu'à ce que nous arrivions à une barrière; répliqua M. Pickwick de son siége.

—Mais il ne veut pas avancer! s'écria M. Winkle, venez, je vous en prie, me le tenir un peu.

M. Pickwick était la personnification de l'obligeance et de l'humanité. Il jeta les guides sur le dos de son cheval, descendit du siége, conduisit soigneusement la voiture le long de la haie, afin de ne point embarrasser la route, et retourna vers son compagnon pour soulager sa détresse, laissant dans la voiture M. Tupman et M. Snodgrass.

Aussitôt que le cheval vit M. Pickwick s'avancer vers lui avec son grand fouet dans sa main, il fit succéder au mouvement de rotation dont il s'était amusé jusqu'alors un mouvement rétrograde si décidé, qu'il força M. Winkle, qui ne voulait pas lâcher le bout de la bride, à marcher d'une vitesse extrême du côté de Rochester. M. Pickwick courut à son secours; mais plus M. Pickwick courait en avant, plus le cheval courait en arrière. Ses pieds sonnaient sur la route; la poussière volait autour de lui, et, à la fin, M. Winkle, dont les bras étaient presque démantibulés, fut obligé de laisser aller la bride. Le cheval s'arrêta, regarda autour de lui d'un air étonné, se retourna, et se mit à trotter tranquillement vers son écurie, laissant là M. Winkle et M. Pickwick, qui échangèrent entre eux des regards de désappointement. Tout à coup le roulement d'une voiture à peu de distance attira leur attention; ils tournèrent la tête: «Il ne manquait plus que cela! s'écria M. Pickwick avec désespoir; voilà l'autre cheval qui s'en va aussi!»

Cela n'était que trop vrai. Le bucéphale de la chaise avait été effrayé par le bruit que faisait son compagnon; il avait la bride sur le cou, et l'on peut sans peine imaginer le résultat!

Il s'échappa, entraînant avec rapidité MM. Tupman et Snodgrass. Hélas! leur carrière ne fut pas longue. M. Tupman, hors de lui-même, se jeta dans la haie, et M. Snodgrass suivit instinctivement son exemple. Le cheval brisa la voiture contre un pont de bois, sépara les roues du brancard, le brancard de la caisse, et, finalement, resta immobile à contempler les ruines qu'il avait faites.

Le premier soin des deux amis intacts fut d'extraire les deux amis naufragés de leur lit d'épines. Quand ils y furent parvenus, ils s'aperçurent avec une satisfaction inexprimable que ceux-ci n'avaient pas souffert de dommage sérieux, et qu'ils en étaient quittes pour de nombreuses déchirures dans leurs vêtements et dans leur peau. Tous ensemble, ils s'occupèrent alors à débarrasser le cheval des débris de la chaise; et lorsque cette opération compliquée fut terminée, ils le placèrent au milieu d'eux, et poursuivirent lentement leur chemin, abandonnant les restes de la voiture à leur triste destinée.

Une heure de marche amena nos voyageurs auprès d'une petite auberge plantée entre deux ormes sur le bord de la route. On voyait par-devant une grande auge et une énorme enseigne; par derrière, une ou deux meules déformées; sur le côté, un jardin potager; et tout autour, entassés dans une étrange confusion, des hangars ruinés et des appentis couverts de mousse. Un paysan, porteur d'une tête rousse, travaillait dans le jardin. M. Pickwick l'aperçut et lui cria: «Ohé, là bas!» Le paysan se releva lentement, abrita ses yeux avec ses mains, et examina froidement M. Pickwick et ses compagnons.

«Ohé, là bas! répéta M. Pickwick.

—Ohé, répondit la tête rousse.

—Combien y a-t-il d'ici à Dingley-Dell?

—Sept bons milles.

—La route est-elle bonne?

—Non!» rétorqua brièvement le paysan. Puis, ayant fait subir à nos voyageurs un nouvel examen, il se remit à travailler, sans s'occuper d'eux davantage.

«Nous voudrions laisser ce cheval ici, reprit M. Pickwick.

—Laisser le cheval ici? répéta l'homme en s'appuyant sur sa bêche.

—Précisément, répondit M. Pickwick, qui s'était avancé avec son coursier jusqu'à la porte de la palissade du jardin.

—Maîtresse! beugla l'homme à la tête rousse, en sortant du potager et en regardant le cheval d'un air soupçonneux; maîtresse!»

Une grande femme osseuse et toute droite du haut en bas répondit à cet appel. Elle était couverte d'un gros sarrau bleu, et sa taille se trouvait à un pouce ou deux de ses aisselles.

«Ma bonne femme, dit M. Pickwick en s'approchant et en faisant usage de sa voix la plus insinuante, pouvons-nous laisser ce cheval ici?»

Le paysan dit quelque chose à l'oreille de la grande femme. Celle-ci regarda toute la caravane du haut en bas, et, après un instant de réflexion, répondit: «Non, je n'en avons pas le cœur!

—Le cœur! répéta M. Pickwick; qu'est-ce qu'elle parle de son cœur?

—J'avons été inquiétée pour ça l'autre fois, dit la femme, en rentrant dans la maison, et je ne voulons pu rien y voir.

—Voilà la chose la plus extraordinaire qui me soit jamais arrivée dans tous mes voyages, s'écria M. Pickwick, rempli d'étonnement.

—Je crois.... je crois réellement, murmura M. Winkle à ses amis, je crois qu'ils nous soupçonnent d'avoir dérobé ce cheval.

—Comment! s'écria M. Pickwick, avec une explosion d'indignation. M. Winkle répéta modestement l'opinion qu'il venait d'émettre.

—Ohé! l'homme! cria M. Pickwick, irrité, pensez-vous donc que nous avons volé ce cheval?

—Je ne le crois pas, j'en suis sûr! répondit l'homme à la tête rouge, avec une espèce de sourire qui agita toute sa physionomie de l'une à l'autre oreille; et en parlant ainsi, il entra dans la maison, dont il ferma soigneusement la porte.

—C'est comme un rêve! s'écria M. Pickwick, un hideux cauchemar! O ciel! imaginez-vous un homme marchant toute une journée, poursuivi par un cheval épouvantable, dont il ne peut pas se débarrasser!

Les pickwickiens abattus se remirent tristement en route, l'énorme quadrupède, pour qui ils ressentaient le plus profond dégoût, marchant lentement sur leurs talons.

L'après-midi était fort avancée lorsque nos quatre amis, toujours suivis du malencontreux animal, arrivèrent enfin dans la ruelle qui conduisait à Manoir-ferme. Mais quoiqu'ils touchassent au terme de leurs fatigues, leur satisfaction était prodigieusement amortie par l'absurde singularité de leur apparence; des habits déchirés, des visages égratignés, des souliers sales, des figures exténuées; et par-dessus tout, l'affreux cheval. Oh! combien M. Pickwick le maudissait! De temps en temps il jetait sur lui des regards où se peignaient la haine et le désir d'une épouvantable vengeance. Plus d'une fois, il avait calculé le montant probable de ce qu'il faudrait payer pour avoir la satisfaction de lui couper la gorge; et maintenant la tentation de l'assassiner ou de l'abandonner dans les champs déserts se présentait à son esprit avec dix fois plus de violence. Cependant il avançait toujours, et à l'un des détours de la ruelle, il fut distrait de ses horribles pensées par l'apparition soudaine de deux personnages. C'étaient M. Wardle et son fidèle serviteur, le gros garçon rougeaud.

«Eh bien! où donc avez-vous été? demanda le gentleman hospitalier. Je vous ai attendu toute la journée. Vous avez l'air fatigués. Quoi! des égratignures! pas de blessures, j'espère?... Non... j'en suis bien aise. Vous avez versé? N'y pensez plus, c'est un accident commun dans ce pays-ci.—Joe, damné garçon, il est encore à dormir! Joe, prenez ce cheval et conduisez-le dans l'écurie.»

Le gros joufflu tenant en bride le fatal coursier, se traîna d'un pas paresseux derrière la compagnie, tandis que le vieux gentleman s'efforçait de consoler ses hôtes de la partie de leurs aventures qu'ils jugèrent à propos de lui communiquer.

Arrivés à Manoir-ferme, il commença par les faire entrer dans la cuisine en leur disant: «Nous allons tout réparer ici, et ensuite je vous introduirai dans le salon.—Emma, apportez l'eau-de-vie de cerises.—Maintenant, Jane, une aiguille et du fil.—Mary, des serviettes et de l'eau. Allons vite, mes filles, dépêchons.»

Trois ou quatre grosses réjouies se dispersèrent rapidement pour aller chercher les articles demandés, tandis qu'un couple de domestiques mâles, aux têtes rondes et aux larges visages, se levèrent des siéges qu'ils occupaient auprès de la cheminée comme s'ils avaient été à Noël, se plongèrent dans l'obscurité de divers recoins, et en ressortirent bientôt, armés d'une bouteille de cirage et d'une demi-douzaine de brosses.

«Allons, vite!» répéta le vieux gentleman. Mais c'était une exhortation tout à fait inutile, car l'une des servantes versait l'eau-de-vie, l'autre apportait les serviettes, et l'un des hommes saisissant soudainement M. Pickwick par la jambe, au hasard imminent de lui faire perdre l'équilibre, brossait ses bottes avec tant d'ardeur que ses cors en rougirent au blanc. Dans le même temps, un second domestique frottait M. Winkle avec une énorme brosse, tout en produisant avec sa bouche cette espèce de sifflement que les garçons d'écurie ont l'habitude de faire entendre quand ils étrillent un cheval.

Quant à M. Snodgrass, après avoir terminé ses ablutions, il tourna son dos au feu, et savourant avec délices son eau-de-vie, il se mit à examiner la pièce où il se trouvait.

D'après la description qu'il en a faite, c'était une vaste chambre pavée de briques rouges. La cheminée paraissait immense; le plafond s'honorait d'une garniture de bottes d'oignons, de jambons et de lard; les murs étaient décorés de plusieurs cravaches, de deux ou trois brides, d'une selle et d'une vieille espingole rouillée. Au-dessous de celle-ci, on lisait en gros caractère: CHARGÉE, et elle devait l'être depuis plus d'un demi-siècle, s'il fallait en croire son apparence et celle de l'inscription. Un vieux coucou, au mouvement tranquille et solennel, tictaquait gravement dans un coin, tandis qu'une montre d'argent, d'une égale antiquité, se dandinait à l'un des nombreux crochets dont la muraille était semée.

«Êtes-vous prêts? demanda le vieux gentleman à ses hôtes, quand il les vit bien lavés, bien recousus, bien brossés, bien restaurés.

—Tout à fait, répondit M. Pickwick.

—Alors, venez avec moi.» Trois des voyageurs le suivirent à travers plusieurs corridors sombres, ils furent rejoints à la porte du salon par M. Tupman, qui était resté derrière pour dérober un baiser à Emma, mais qui n'avait obtenu, pour toute récompense, qu'un certain nombre de bourrades et d'égratignures. Cependant le vieillard les introduisit en disant: «Gentlemen, soyez les bienvenus à Manoir-ferme.»



CHAPITRE VI.

Une soirée d'autrefois. Histoire racontée par un ecclésiastique.


Plusieurs visites réunies dans le salon se levèrent pour recevoir les nouveaux venus, et pendant qu'on accomplissait les formalités cérémonieuses des introductions, M. Pickwick eut le loisir d'examiner la figure des assistants et de spéculer sur leur caractère et sur leurs occupations. C'était un genre d'amusement auquel il se livrait volontiers, ainsi que beaucoup d'autres grands hommes.

Une très-vieille dame, avec un énorme bonnet et une robe de soie fanée, occupait le poste d'honneur à l'angle droit de la cheminée. Ce n'était pas un moindre personnage que la mère de M. Wardle. Plusieurs certificats, prouvant qu'elle avait été bien élevée et n'avait pas quitté la bonne route en vieillissant, étaient appendus aux murailles, sous la forme d'antiques paysages en tapisserie, d'alphabets en point de marque, non moins antiques, et de poignées à bouilloires en soie cramoisie, d'une plus récente période. La tante demoiselle, les deux jeunes filles et M. Wardle, groupés autour de la vieille dame, semblaient disputer à qui lui témoignerait les attentions les plus infatigables. L'une tenait son cornet acoustique, l'autre une orange, la troisième un flacon d'odeurs, tandis que M. Wardle tamponnait soigneusement les coussins qui la supportaient. De l'autre côté de la cheminée était assis un vieux gentleman, doué d'une contenance bienveillante et d'une tête chauve c'était le vicaire de Dingley-Dell; auprès de lui se trouvait sa femme, bonne vieille dame dont la physionomie robuste et le teint animé semblaient annoncer que, si elle était savante dans la confection de tous les cordiaux fabriqués par une bonne ménagère, elle savait aussi se les administrer à propos. Un petit homme, porteur d'une tête semblable à une pomme de reinette, causait dans un coin avec un gentleman vieux et gros, tandis que deux ou trois autres vieillards et tout autant de vieilles ladies étaient assis, roides et immobiles sur leurs chaises, considérant impitoyablement M. Pickwick et ses compagnons de voyage.

«Ma mère!» dit M. Wardle, de toute l'étendue de sa voix, M. Pickwick!

—Oh! fit la vieille lady, en secouant la tête, je ne vous entends pas.

—M. Pickwick! grand'maman! crièrent ensemble les deux jeunes demoiselles.

—Ah! reprit la vieille dame, c'est bon; cela ne fait pas grand'chose. Il ne se soucie guère d'une vieille femme comme moi, j'en suis certaine.

—Je vous assure, madame, dit M. Pickwick, en saisissant la main de la vieille lady, et en parlant tellement fort, que sa bienveillante figure en devint écarlate, je vous assure, madame, que rien ne me charme autant que de voir, à la tête d'une si belle famille, une personne de votre âge, paraissant aussi jeune et aussi bien portante.

—Ah! reprit la vieille dame, après une courte pose, tout cela est fort joli, j'en suis sûre; mais je ne peux pas l'entendre.

—Grand'maman est mal disposée maintenant, dit doucement miss Isabella Wardle, mais elle vous parlera tout à l'heure.»

M. Pickwick exprima par un signe son empressement à se prêter aux infirmités de l'âge; et, se retournant, il prit part à la conversation générale.

«Charmante habitation! situation délicieuse! dit-il.

—Délicieuse! répétèrent MM. Snodgrass, Tupman et Winkle.

—Oui, je m'en flatte, repondit M. Wardle.

—Monsieur, dit l'homme à la tête de pomme de reinette, il n'y a pas un meilleur morceau de terre dans tout le comté de Kent; il n'y en a pas, en vérité, monsieur. Je suis sûr qu'il n'y en a pas!» Et il regarda autour de lui d'un air triomphant, comme s'il avait été violemment contredit par quelqu'un, et qu'il fût parvenu à lui imposer silence.

«Il n'y a pas un meilleur morceau de terre dans tout le comté de Kent, répéta l'homme à la tête de pomme de reinette, après une pause.

—Excepté le pré de Mullins, articula solennellement le gros gentleman.

—Le pré de Mullins! s'écria l'autre avec un profond mépris.

—C'est une excellente terre, insinua un second gros homme.

—Oui, assurément, dit un troisième gros homme.

—Tout le monde sait cela,» poursuivit l'hôte corpulent.

L'homme à tête de pomme de reinette regarda dubitativement autour de lui; mais, se trouvant décidément en minorité, il prit un air de supériorité compatissante, et n'ajouta plus rien.

«De quoi parle-t-on? demanda la vieille dame à l'une de ses petites-filles d'un son de voix très-élevé; car, suivant l'usage des sourds, elle ne semblait pas imaginer que d'autres pussent entendre ce qu'elle-même disait.

—On parle de la terre, grand'maman.

—Qu'est-ce qu'on dit de la terre? Est-ce qu'il est arrivé quelque chose?

—Non, non. M. Miller disait que notre terre est meilleure que le pré de Mullins.

—Qu'est-ce qu'il en sait? demanda la vieille dame avec indignation. Miller est un fat impertinent, et vous pouvez le lui dire de ma part.» Ayant proféré cette sentence, la vieille dame se redressa, et regarda le délinquant d'un air sévère, sans se douter un seul instant qu'elle avait parlé de manière à être entendue de tout le monde.

—Allons! allons! fit M. Wardle en s'empressant avec une anxiété naturelle de changer la conversation; que dites-vous d'un whist, monsieur Pickwick?

—Je l'aimerais par-dessus toute chose; mais, je vous prie, ne le faites pas à cause de moi.

—Oh! je vous assure que ma mère aime beaucoup à faire son whist. N'est-ce pas vrai, ma mère?»

La vieille dame, qui était beaucoup moins sourde sur ce sujet que sur tout autre, répondit affirmativement.

«Joe! Joe! cria le vieux gentleman, Joe! damné garçon.... Ah! le voilà! Dressez les tables de jeu.»

Le léthargique jeune homme vint à bout de dresser, sans autre stimulant, deux tables de jeu: l'une pour faire le whist, l'autre pour jouer à la papesse Jeanne. Les joueurs de whist étaient: M. Pickwick et la vieille lady, M. Miller et le gros gentleman. L'autre jeu comprenait le reste de la société.

Le whist fut conduit avec tout le sérieux, avec toute la gravité qu'exige cet acte solennel, auquel, suivant nous, on a mal à propos et avec irrévérence donné le nom de jeu. Mais, à la table ronde, on faisait éclater une gaieté si bruyante, qu'elle nuisait notablement aux réflexions de M. Miller. Ce malheureux personnage n'étant pas aussi absorbé par son jeu qu'il aurait dû l'être, tombait dans des fautes, dans des crimes impardonnables, qui excitaient au plus haut degré la rage du gros gentleman, et éveillaient proportionnellement la bonne humeur de la vieille lady.

«Ah! ah! fit le criminel Miller d'un ton victorieux en prenant la septième levée. Je ne pouvais pas mieux jouer, j'espère; il était impossible de faire un trick de plus.»

La vieille dame ne le laissa pas longtemps dans cette heureuse situation d'esprit. «Miller aurait dû couper le carreau, dit-elle; n'est-il pas vrai, monsieur?»

M. Pickwick salua affirmativement.

Le joueur infortuné fit un appel à la générosité de son partner en disant d'un ton dubitatif: «Devais-je réellement le couper?

—Certainement, monsieur, répondit sèchement le gros gentleman.

—J'en suis désolé, répliqua Miller avec abattement.

—Il est bien temps! grommela son partner.

—Deux d'honneurs. Cela nous fait huit,» dit M. Pickwick.

On redonna des cartes.

«Pouvez-vous en faire encore une? demanda la vieille dame.

—Oui, répondit M. Pickwick. Double, simple; et le rob.

—On n'a jamais vu une pareille chance! fit observer M. Miller.

—Ni d'aussi vilaines cartes!» ajouta le gros gentleman.

Un silence solennel s'ensuivit. M. Pickwick était enjoué, la vieille dame attentive, le gros gentleman querelleur, et M. Miller craintif.

«Encore une partie double! s'écria la vieille dame triomphante, en plaçant sous le flambeau une pièce de six pence et un demi-penny, sans empreinte, comme mémorandum du fait.

—Encore une partie double, monsieur, dit M. Pickwick.

—Je le sais bien, monsieur,» répliqua le gros gentleman avec aigreur.

Dans le courant d'une autre partie, dont le résultat fut le même, M. Miller eut le malheur de faire une renonce. Aussi, le gros gentleman ne fut plus maître de contenir son irritation. La vieille dame, au contraire, entendait de mieux en mieux, tandis que l'infortuné Miller paraissait aussi peu dans son élément qu'un dauphin dans une guérite. Quand le whist fut terminé, le gros gentleman se retint dans un coin et resta parfaitement muet durant une heure vingt-sept minutes: alors seulement, sortant de sa retraite, il offrit à M. Pickwick une prise de tabac, avec l'air généreux d'un homme que la charité chrétienne engage à pardonner les injures qu'il a reçues.

Pendant ces événements, le jeu de la table ronde continuait avec gaieté. Isabelle Wardle s'était associée avec M. Trundle, Émily Wardle avec M. Snodgrass, et qui plus est, M. Tupman et la tante demoiselle avaient aussi formé une société de fiches et de galanteries. Le vieux M. Wardle était au comble de la joie; il conduisait une banque avec tant d'astuce, les dames montraient tant d'âpreté au gain, qu'un tonnerre d'éclats de rire retentissait continuellement autour de la table. Il y avait une vieille lady qui était toujours obligée de payer pour une demi-douzaine de cartes. Tout le monde en riait régulièrement à chaque tour, et quand la vieille lady avait l'air vexé de payer, on riait encore plus fort: alors son visage s'épanouissait par degrés, et elle finissait par faire chorus avec les autres. Quand la tante demoiselle faisait un mariage, les jeunes personnes éclataient de nouveau et la tante demoiselle devenait de très-mauvaise humeur; mais elle sentait la main de M. Tupman qui saisissait la sienne par-dessous la table, et son visage s'épanouissait aussi, puis elle prenait un air à peu près malin, comme si le mariage n'avait pas été aussi loin de la question qu'on le supposait. Alors tout le monde recommençait à rire, surtout le vieux Wardle qui s'amusait d'une plaisanterie au moins autant que les plus jeunes. Cependant, M. Snodgrass murmurait continuellement dans l'oreille de sa partner des sentiments poétiques, qui faisaient faire à un vieux gentleman sur les associations pour les cartes et sur les associations pour la vie, des remarques facétieuses et malignes, accompagnées de coups d'œil, de coups de coude et de sourires. L'hilarité de la compagnie en était redoublée, et spécialement celle de l'épouse du susdit vieux gentleman. De temps en temps M. Winkle éditait des bons mots, fort connus dans la ville, mais qui ne l'étaient pas encore dans la province; et comme tout le monde en riait de très-bon cœur et les trouvait excellente, M. Winkle était resplendissant d'honneur et de gloire. Quant au bienveillant ecclésiastique, il regardait cette scène d'un air satisfait, car le bon vieillard était heureux de voir des visages heureux autour de lui; et, quoique la joie fût assez bruyante, elle venait du cœur, non des lèvres, c'est-à-dire que c'était la véritable joie, après tout.

La soirée s'écoula rapidement au sein de ces récréations. Après un souper simple et substantiel, un cercle sociable fut formé autour du feu, et M. Pickwick déclara que jamais de sa vie il n'avait ressenti plus de vrai bonheur et n'avait été mieux disposé à jouir du présent hélas! trop fugitif.

Le vieillard hospitalier était assis en cérémonie auprès du fauteuil de sa mère, et tenait une de ses mains dans les siennes: «Voilà précisément ce que j'aime, disait-il. Les plus heureux instants de mon existence se sont passés auprès de ce vieux foyer, et je trouve du plaisir à y faire flamber du feu jusqu'à ce que la chaleur devienne insupportable. Voyez-vous... ma pauvre vieille mère que voilà, s'asseyait dans cette cheminée sur ce petit tabouret, quand elle était enfant. N'est-il pas vrai, ma mère?»

La vieille lady secoua la tête avec un sourire mélancolique, et l'on vit couler lentement sur ses joues ces larmes involontaires qui s'éveillent au souvenir des anciens temps et du bonheur écoulé depuis de longues années.

«Monsieur Pickwick, continua leur hôte après un court silence, vous m'excuserez si je parle souvent de cet endroit, car je l'aime passionnément, et je n'en connais pas d'autre. La vieille maison et les champs mêmes semblent être pour moi d'anciens amis. J'en dis autant de notre petite église garnie d'une épaisse tenture de lierre, sur lequel, par parenthèse, notre excellent ami que voilà a fait une chanson à son arrivée ici. Monsieur Snodgrass, il me semble que votre verre est vide.

—Je vous demande pardon, répliqua ce gentleman, dont la curiosité poétique avait été grandement excitée par la dernière phrase de son hôte. Vous parliez ce me semble d'une chanson sur le lierre?

—C'est à notre ami qu'il faut vous adresser à ce sujet, dit M. Wardle en indiquant l'ecclésiastique par un signe.

—Oserais-je vous prier, monsieur, de nous faire connaître cette composition? dit alors M. Snodgrass.

—Véritablement, répondit le vénérable ecclésiastique, c'est fort peu de chose et ma seule excuse pour m'en être rendu coupable, c'est que j'étais très-jeune dans ce temps-là. Telle qu'elle est, toutefois, vous allez l'entendre, si vous le désirez.»

Un murmure de curiosité fut naturellement la réplique, et le vieil ecclésiastique, soufflé de temps en temps par sa femme, commença à réciter la pièce de vers en question. «Je l'appelle,» dit-il:

LE LIERRE.
Oh! quelle plante singulière
Que ce vieux gourmand de lierre,
Qui rampe sur d'anciens débris!
Il lui faut l'antique poussière
Que les siècles seuls ont pu faire,
Pour contenter ses appétits.
Oh! quelle plante singulière
Que ce vieux gourmand de lierre!
Dans son domaine solitaire,
Tantôt il s'étend sur la terre,
Rongeant la pierre des tombeaux;
Et tantôt, relevant la tête,
Il grimpe, d'un air de conquête,
Au sommet des plus grands ormeaux.
Oh! quelle plante singulière
Que ce vieux gourmand de lierre!
Par le cours fatal des années,
Les nations sont ruinées,
Mais lui, rien ne peut le flétrir.
Les plus grands monuments de l'homme,
A quoi donc servent-ils, en somme?
A l'abriter, à le nourrir.
Oh! quelle plante singulière
Que ce vieux gourmand de lierre!

Tandis que le bienveillant ecclésiastique répétait ses vers une seconde fois pour permettre à M. Snodgrass d'en prendre note, M. Pickwick étudiait avec un grand intérêt l'expression de sa physionomie. Il prit ensuite la parole et dit au vicaire:

«Voulez-vous me permettre, monsieur, malgré la nouveauté de notre connaissance, de vous demander si, dans le cours de votre carrière, comme ministre de l'évangile, vous n'avez pas observé beaucoup d'événements dignes d'être conservés dans la mémoire des hommes?

—Effectivement, monsieur, répliqua le ministre; j'ai observé beaucoup d'événements, mais dans une sphère étroite; et ils ont toujours été d'une nature simple et ordinaire.

—Vous avez réuni, je pense, quelques notes sur John Edmunds?» reprit M. Wardle, qui désirait mettre son ami en évidence, pour l'édification de ses nouveaux hôtes.

La vicaire fit un léger signe d'assentiment et se préparait à changer le sujet de la conversation, lorsque M. Pickwick lui dit: «Pardonnez-moi, monsieur; mais je vous serais obligé de m'apprendre qui était ce John Edmunds?

—C'est précisément ce que j'allais demander; ajouta M. Snodgrass avec vivacité.

—Vous êtes pris, s'écria le joyeux hôte. Il faudra, tôt ou tard, que vous satisfassiez la curiosité de ces messieurs; ainsi, vous feriez mieux de profiter de l'occasion et d'en finir sur-le-champ.»

Le vieux ministre sourit avec bonhomie et rapprocha sa chaise de la cheminée. Les autres membres se serrèrent aussi, principalement M. Tupman et la tante demoiselle, qui avaient peut-être l'ouïe un peu dure. Le cornet de la vieille lady fut ajusté soigneusement; M. Miller, qui s'était endormi, fut réveillé par son ex-partner, au moyen d'un pinçon monitoire, administré par-dessous la table, et le ministre, sans autre préface, commença le récit suivant, auquel nous avons pris la liberté de donner pour titre:


LE RETOUR DU CONVICT.

«Lorsque je fus nommé vicaire de ce village, il y a juste vingt-cinq ans, j'y trouvai, parmi mes paroissiens, un certain Edmunds qui tenait à bail une petite ferme du voisinage. C'était un méchant homme, paresseux et dissolu par habitude, morose et féroce par disposition. Excepté quelques vagabonds abandonnés qui flânaient avec lui dans les champs ou qui s'abrutissaient à la taverne, il n'avait pas un seul ami, pas même une connaissance. En général on l'évitait, car personne ne se souciait de parler à un individu redouté par plusieurs, détesté par tous.

Cet homme avait une femme et un fils âgé d'environ douze ans. Je vous attristerais sans nécessité en vous dépeignant les souffrances qu'avait endurées sa femme, et tout ce que je pourrais vous dire ne suffirait pas pour apprécier suffisamment la douceur et la résignation qu'elle déployait dans les circonstances les plus délicates, ni la sollicitude pleine de tendresse et de douleur avec laquelle elle élevait son enfant. Que Dieu me pardonne ce que je vais dire, si c'est un soupçon peu charitable, mais, dans mon âme et conscience, je crois que son mari essaya systématiquement, pendant plusieurs années, de la faire mourir de chagrin. Elle supporta tout, cependant, pour l'amour de son fils; et même, quoique cela puisse paraître étrange à bien des gens, pour l'amour de son mari. Elle l'avait aimé autrefois, et malgré ses brutalités, malgré la cruauté qu'il lui témoignait, le souvenir de ce qu'il avait été pour elle éveillait encore dans son sein des sentiments de douce indulgence, auxquels, excepté la femme, toutes les autres créatures de Dieu sont étrangères.

Ils étaient pauvres: la conduite du mari ne permettait pas qu'il en fût autrement; mais le travail obstiné, incessant de la femme, les maintenait au-dessus du besoin. Cependant ses efforts étaient bien mal récompensés. Les gens qui passaient auprès de leur maison, le soir, entendaient souvent les pleurs, les gémissements de la malheureuse femme, et le bruit des coups qu'elle recevait. Plus d'une fois, après minuit, l'enfant vint frapper doucement à la porte de quelque maison voisine, où il était envoyé par sa mère, pour échapper à l'ivresse furieuse du père dénaturé.

Pendant tout ce temps, et quoique la pauvre créature portât souvent des marques de mauvais traitements, qu'elle ne pouvait pas entièrement cacher, elle assistait régulièrement au service divin. Chaque dimanche, matin et soir, elle occupait avec son fils le même banc dans notre petite église; et quoique la mère et l'enfant fussent tous deux pauvrement habillés (plus pauvrement même que beaucoup de leurs voisins qui se trouvaient dans une position encore plus précaire), leur toilette était toujours décente et propre. Chacun avait un signe amical et une parole bienveillante pour cette pauvre madame Edmunds, et parfois quand, au sortir de l'église, elle s'arrêtait sous les ormes qui conduisaient au porche, pour échanger quelques mots avec un voisin; ou quand elle ralentissait le pas pour regarder, avec l'orgueil et la tendresse d'une mère, son enfant, rose et bien portant, qui jouait devant elle avec quelques petits camarades, sa figure fatiguée s'éclairait d'une expression de gratitude profondément ressentie, et elle paraissait être sinon heureuse ou gaie, du moins résignée et tranquille.

Cinq ou six ans s'écoulèrent: l'enfant était devenu un jeune homme robuste et bien bâti, mais le temps, qui avait renforcé ses membres délicats, avait courbé la taille de sa mère et affaibli sa démarche; et cependant le bras qui aurait dû la supporter n'était plus enchaîné sous le sien, le visage qui aurait dû la réjouir ne la regardait plus en souriant. Elle occupait toujours le même banc, mais il y avait une place vacante à côté d'elle; sa bible était toujours tenue avec autant de soin, elle y faisait des signets pour l'ouvrir aux différentes lectures; mais il n'y avait plus personne pour la lire avec elle, et ses larmes coulaient sur son livre, et dérobaient à ses yeux le texte sacré. Ses voisins étaient encore aussi bienveillants qu'autrefois, mais maintenant elle détournait la tête pour éviter leur salut; elle ne s'arrêtait plus sous les vieux ormes, et elle n'enfermait plus dans son cœur des trésors de bonheur et d'espérance. Dans sa désolation elle enfonçait sa coiffe sur son visage et elle s'éloignait d'un pas précipité. Faut-il vous le dire? Ce jeune homme qui aurait dû conserver pieusement dans sa mémoire le souvenir des privations volontaires, des mauvais traitements que sa mère avait endurés pour lui; oubliant au contraire tout ce qu'il lui devait, et méprisant cruellement les angoisses de son cœur brisé, s'était lié avec les hommes les plus dépravés, les plus abandonnés de Dieu, et suivait une carrière de vices et de crimes, qui devait aboutir à la mort pour lui, à la honte pour elle. Hélas! pauvre nature humaine! Vous avez déjà deviné cela depuis longtemps.

La malheureuse femme était sur le point de voir compléter la mesure de ses infortunes. Des délits nombreux avaient été commis dans le voisinage. Les coupables étaient restés impunis, et leur audace s'en augmentait. Un vol nocturne, accompagné de circonstances aggravantes, occasionna des poursuites actives, des recherches sévères, auxquelles il était impossible d'échapper. Le jeune Edmunds fut soupçonné, ainsi que trois de ses compagnons; il fut arrêté, jugé et condamné à mort.

Le cri perçant et égaré, le cri maternel qui effraya l'audience quand le jugement solennel fut prononcé, retentit encore à mon oreille. Ce cri frappa de terreur le cœur du coupable, que le jugement, la condamnation, l'approche de la mort même n'avaient pu ébranler. Ses lèvres, jusqu'alors comprimées avec une sombre obstination, tremblèrent et se séparèrent involontairement. Son visage devint pâle, une sueur froide mouilla son front, ses membres vigoureux frissonnèrent, et il chancela sur son banc.

Dans le premier transport de ses angoisses, la mère désolée se jeta à genoux, et supplia douloureusement l'Être infini, qui l'avait soutenue jusqu'alors dans ses épreuves, de la délivrer de ce monde de misère, et d'épargner la vie de son unique enfant. A cette prière succéda une explosion de pleurs, une agonie de désespoir, telles que j'espère bien n'en revoir jamais de semblables. Dès cet instant, je fus convaincu que la douleur abrégerait sa vie, mais je n'entendis plus une seule plainte, un seul murmure s'échapper de ses lèvres.

C'était un déchirant spectacle de voir de jour en jour, dans la cour de la prison, cette malheureuse mère qui s'efforçait avec ferveur de toucher par l'affection, par les prières, le cœur pétrifié de son fils. Ce fut en vain: il resta sombre, farouche, impénitent. La commutation inespérée de sa peine, en celle de la transportation pour quatorze ans, ne put pas même adoucir pour un seul instant son endurcissement obstiné.

L'esprit de résignation qui avait si longtemps soutenu sa mère ne pouvait plus lutter contre la faiblesse et la maladie. Pourtant elle voulut revoir son fils encore une fois. Elle déroba à son lit de souffrances ses membres chancelants; mais ses forces la trahirent, et elle tomba presque inanimée sur le carreau.

C'est alors que l'indifférence et le stoïcisme tant vantés du coupable furent mis à une rude épreuve. Un jour se passa sans qu'il vît sa mère. Un second jour s'écoula, et elle ne vint pas. Un troisième soir arriva, et sa mère n'avait pas paru. Et dans vingt-quatre heures il devait être séparé d'elle peut-être pour toujours!

Ce nouveau châtiment, qui tombait si pesamment sur lui, le rendit presque fou. Oh! comme les pensées longtemps oubliées de son enfance revinrent en foule dans son esprit, tandis qu'il arpentait l'étroite cour d'un pas rapide, comme si la rapidité de sa course eût pu hâter l'arrivée des nouvelles attendues; comme le sentiment de sa misère et de son abandon s'empara amèrement de lui, lorsqu'il apprit la vérité fatale! Sa mère, la seule personne qui l'eût jamais aimé, sa mère était malade, peut-être mourante, à une demi-lieue de lui; quelques minutes auraient pu le porter près de son lit, s'il avait été libre, mais il ne devait plus la revoir. Il se précipita sur la grille, et saisissant les barreaux de fer avec l'énergie du désespoir, il la secoua et la fit trembler; il s'élança contre les murailles épaisses comme s'il avait voulu les briser. Mais la prison solide bravait ses efforts insensés, et il se mit à pleurer comme un faible enfant, en se tordant les mains.

Je portai au fils emprisonné les paroles de pardon et les bénédictions de sa mère, mais sans lui dire jusqu'à quel point son état était grave: je rapportai au lit de la mourante ses solennelles assurances de repentir et ses supplications ferventes pour obtenir ce pardon. J'écoutai avec une triste compassion les mille projets que le coupable repentant faisait déjà pour soutenir sa mère, pour la rendre heureuse quand il reviendrait de son exil. Et je savais que longtemps avant qu'il eût atteint le but de son voyage elle ne serait plus de ce monde!

Il fut emmené pendant la nuit. Peu de semaines après, l'âme de la pauvre femme prit son vol, et, comme je le crois avec confiance, pour une région de paix et de bonheur éternel. J'accomplis moi-même le service funèbre sur ses restes, qui reposent maintenant dans notre petit cimetière: il n'y a point de pierre à la tête de sa tombe, à quoi bon? Ses chagrins étaient connus aux hommes et ses vertus à Dieu.

Il avait été convenu, avant le départ du condamné, qu'il écrirait à sa mère aussitôt qu'il en pourrait obtenir la permission, et que ses lettres me seraient adressées, car son père avait positivement refusé de le voir, depuis le moment de son arrestation, et se souciait peu qu'il fût mort ou vivant. Nombre d'années s'écoulèrent sans que je reçusse de ses nouvelles; et lorsque la moitié de son temps fut passée, j'en conclus qu'il n'existait plus, et en vérité, je le souhaitais presque.

Je me trompais cependant. A son arrivée à Botany-Bay9, il avait été envoyé dans l'intérieur des terres, et ce fut apparemment pour cela qu'aucune de ses lettres ne me parvint. Il resta au même endroit pendant quatorze années, persévérant constamment dans ses bonnes résolutions, et fidèle aux promesses qu'il avait faites à sa mère. Quand son temps fut fini, il surmonta d'énormes difficultés pour regagner l'Angleterre, et revint à pied au lieu de sa naissance.

Par une belle soirée du mois d'août, John Edmunds rentra dans le village dont il avait été honteusement emmené dix-sept années auparavant. Le chemin qu'il suivait passait au milieu du cimetière, et son cœur se gonfla en le traversant, les rayons du soleil couchant se jouaient à travers les branches gigantesques des vieux ormes qui réveillaient dans l'esprit du libéré les souvenirs de son jeune âge; il se rappelait le temps où, s'attachant à la main de sa mère, il se rendait gaiement à l'église avec elle; il croyait voir encore son pâle visage; il croyait sentir les larmes brûlantes qui tombaient sur son front lorsqu'elle se baissait pour l'embrasser, et qui le faisaient pleurer aussi, quoiqu'il ne sût guère alors combien ces larmes étaient remplies d'amertume. Il se rappelait encore combien de fois il avait couru joyeusement dans ce même sentier avec quelques-uns de ses petits camarades, se retournant de temps en temps pour apercevoir le sourire de sa mère, ou pour entendre sa douce voix; et alors il lui sembla qu'un rideau se tirait dans sa mémoire; et mille souvenirs de tendresse méconnue et d'avertissements méprisés, de promesses oubliées, vinrent se presser dans son cerveau et déchirer son cœur.

Il entra dans l'église, car c'était un dimanche, et quoique le service du soir fût fini et que les assistants fussent dispersés, la vieille porte de chêne, aux larges clous, n'était point encore fermée. Les pas du convict retentirent sous la voûte, et dans le calme religieux qui régnait autour de lui, il se trouva si isolé qu'il eut presque peur. Il regarda les objets qui l'entouraient: rien n'était changé. L'église lui paraissait plus petite que dans son enfance, mais elle renfermait toujours les vieux monuments qu'il avait contemplés mille fois avec une crainte enfantine. Là se trouvait la petite chaire, ornée du coussin fané où le ministre posait sa bible, et où il avait entendu prêcher la parole de Dieu; ici la table de communion, devant laquelle il avait si souvent répété, dans son enfance, les commandements qu'il avait oubliés quand il était devenu homme. Il s'approcha de l'ancien banc de sa mère; le coussin avait été retiré, la bible n'y était point. Il pensa que peut-être Mme Edmunds occupait maintenant un siége plus pauvre, ou que peut-être elle était devenue infirme et ne pouvait plus aller seule jusqu'à l'église. Il n'osait pas arrêter son esprit sur une autre supposition. Une sensation de froid s'empara de lui, et il tremblait de tous ses membres en se détournant pour sortir.

Comme il arrivait sous le porche, il y vit entrer un homme vieux et cassé. Il tressaillit, car il le reconnaissait: souvent il l'avait vu creuser des fosses dans le cimetière derrière l'église: et maintenant qu'est-ce que l'honnête sacristain allait dire au convict libéré? Le vieillard leva les yeux, le regarda un instant, lui souhaita le bonsoir, et s'éloigna avec lenteur. Il ne l'avait pas reconnu.

Edmunds descendit la colline et traversa le village. La saison était chaude, et les habitants, assis à leur porte ou se promenant dans leur petit jardin, jouissaient de la fraîcheur du soir et des douceurs du repos, après les fatigues de la journée. Beaucoup de regards se dirigèrent vers l'étranger, et il jeta à droite et à gauche bien des coups d'œil inquiets, pour voir si on se souvenait de lui et si on l'évitait. Il y avait des figures nouvelles dans presque toutes les maisons; à la porte de quelques-unes il reconnaissait la physionomie d'un camarade d'école, un bambin lorsqu'il l'avait quitté, et maintenant environné de ses joyeux enfants: devant d'autres chaumières il voyait, assis dans un fauteuil, un vieillard faible et infirme, qu'il se rappelait avoir connu encore jeune et vigoureux. Tous l'avaient oublié et il passa sans que personne lui adressât une parole.

Les derniers et doux rayons du soleil avaient jeté sur la terre une riche teinte de pourpre, donnant un éclat doré aux épis jaunis et allongeant l'ombre des arbres, lorsqu'il arriva devant la vieille maison, la maison de son enfance, après laquelle son cœur avait soupiré si souvent, si ardemment, durant de longues et pénibles années de captivité et de douleur. La palissade était basse, quoiqu'il se rappelât le temps où elle lui paraissait gigantesque; il regarda par-dessus dans le jardin. Il y vit beaucoup plus de fleurs qu'il n'y en avait autrefois, mais les vieux arbres y étaient encore. Il reconnut celui sous lequel il s'était couché mille fois lorsqu'il était fatigué de jouer au soleil, laissant doucement aller ses sens au léger sommeil d'une enfance heureuse. Il entendit des voix dans l'intérieur de la maison, mais elles affectèrent péniblement son oreille, car il ne les connaissait point, et elles exprimaient la gaieté. Or il savait bien que sa pauvre vieille mère ne pouvait pas être gaie, lui absent. La porte s'ouvrit et il en vit sortir une troupe de petits enfante riant et gambadant.

Le père, avec un marmot dans ses bras, parut sur le seuil et les enfants se pressèrent autour de lui, frappant joyeusement des mains, et le tirant de toutes leurs forces pour lui faire prendre part à leurs jeux. Le convict se rappela combien de fois, à la même place, il s'était dérobé aux regards de son père; il se rappela combien de fois il avait caché sous ses draps sa tête tremblante, en entendant les sanglote étouffés de sa malheureuse mère quand elle avait été injuriée et battue par son mari furieux. Il se détourna, et ses poings étaient crispés, ses dents étaient serrées avec rage, lorsqu'il s'éloigna de la maison paternelle.

Tel était donc le retour qui avait occupé son esprit pendant un si grand nombre d'années pénibles, et pour lequel il avait supporté tant de souffrances! Pas un visage ami, pas un regard de pardon, pas une main pour l'aider, pas une maison pour l'accueillir; et cela dans le village où il était né! Quel abandon! quelle solitude! plus amère mille fois que celle des contrées sauvages où il avait été exilé!

Il reconnut alors que, sur la terre lointaine de l'infamie et de la servitude, il s'était représenté les lieux de sa naissance tels qu'il les avait laissés, non pas tels qu'il devait les retrouver. La triste réalité se dévoila tout d'un coup à son esprit, et abattit son courage. Il n'eut pas la force de prendre des informations ni de se présenter à la seule personne qui devait le recevoir avec compassion. Il marcha lentement devant lui, évitant la grande route, comme un coupable, entra dans une prairie qu'il avait parcourue jadis dans tous les sens, couvrit son visage de ses mains, et se laissa tomber sur l'herbe.

Un homme, qu'Edmunds n'avait point aperçu, était assis tout auprès de lui sur la terre. Il se retourna pour regarder le nouveau venu, et Edmunds entendant le frôlement de ses habits releva la tête.

Cet homme portait le costume du Work-House; son corps était courbé, sa face jaune et ridée. Il paraissait très-vieux, mais plutôt par l'effet destructeur de l'intempérance et des maladies que par le résultat graduel des années. Ses yeux étaient lourds et ternes, mais quand ils eurent contemplé Edmunds pendant quelques instants, ils s'animèrent d'une étrange expression d'alarme, et s'ouvrirent si horriblement qu'ils semblaient près de sortir de leur orbite.

Le convict, se levant peu à peu sur ses genoux, examinait avec une anxiété toujours croissante le visage du vieillard. Ils s'observèrent ainsi en silence durant assez longtemps.

Tout à coup le vieillard tressaillit, devint affreusement pâle, se leva en chancelant et recula quelques pas, en voyant qu'Edmunds se levait aussi.

«Parlez-moi! que j'entende le son de votre voix! s'écria le libéré palpitant d'émotion.

—N'avance pas!» s'écria le vieillard en blasphémant.

Mais Edmunds ne l'écoutait point et continuait à s'approcher de lui.

«N'avance pas! répéta-t-il en frémissant de rage et de terreur; et en même temps, levant son bâton, il en frappa violemment le libéré au visage.

—Mon père!... Misérable!...» murmura celui-ci entre ses dents serrées; puis, s'élançant avec fureur, il saisit le vieillard à la gorge; mais il se souvint que c'était son père, et ses mains retombèrent sans force à ses côtés.

Le vieillard jeta un cri perçant, qui retentit à travers les champs déserts comme les hurlements d'un mauvais esprit. Sa face devint livide, le sang jaillit de sa bouche et de son nez, il chancela et tomba en arrière. Il s'était rompu un vaisseau, et lorsque son fils le releva de la mare de sang noir et épais qu'il avait vomie, il était mort.

Dans un coin de notre cimetière, repose un homme que j'ai employé à mon service pendant trois années, après cet événement. Il était réellement repentant et corrigé. Personne n'a su durant sa vie qui il était, ni d'où il venait. C'était Edmunds le convict libéré.»



CHAPITRE VII.

Comment M. Winkle, au lieu de tirer le pigeon et de tuer la corneille, tira la corneille et blessa le pigeon. Comment le club de la Crosse de Dingley-Dell lutta contre celui de Muggleton, et comment Muggleton dîna aux dépens de Dingley-Dell. Avec diverses autres matières également instructives et intéressantes.


Les fatigantes aventures de la journée, ou peut-être l'influence somnifère de l'histoire racontée par le ministre, opérèrent si fortement sur les nerfs de M. Pickwick qu'il était à peine au lit depuis cinq minutes, lorsqu'il s'endormit d'un sommeil profond. Il n'en fut tiré que le lendemain matin par les brillants rayons du soleil levant, qui pénétraient dans sa chambre, et qui semblaient lui adresser des reproches.

M. Pickwick n'était pas paresseux: comme un vaillant guerrier, il s'élança hors de sa tente... je veux dire à bas de son lit.

«Quel délicieux pays! s'écria-t-il avec enthousiasme en ouvrant sa jalousie. Ah! lorsqu'on a senti l'influence d'un semblable paysage, pourrait-on consentir à vivre pour n'apercevoir chaque jour que des briques et des ardoises? Pourrait-on continuer d'exister dans un lieu où l'on ne voit pas de foin, excepté dans les écuries; pas de plantes fleuries excepté des joubarbes sur les toits; pas de vaches, excepté celles de l'impériale des voitures? Rien qui rappelle le dieu Pan, excepté des pans de muraille. Pourrait-on consentir à traîner sa vie dans un tel séjour? je le demande, pourrait-on endurer une semblable existence?»

Après avoir ainsi, durant longtemps, interrogé la solitude, suivant l'usage des plus grands poëtes, M. Pickwick allongea la tête hors de la croisée, et regarda autour de lui.

La douce et pénétrante odeur des foins qu'on venait de faucher montait jusqu'à lui. Les mille parfums des petites fleurs au jardin embaumaient l'air d'alentour; la verte prairie brillait sous la rosée matinale, et chaque brin d'herbe étincelait agité par un doux zéphyr. Enfin les oiseaux chantaient, comme si chacune des larmes de l'aurore avait été pour eux une source d'inspiration. En contemplant ce spectacle, M. Pickwick tomba dans une douce et mystérieuse rêverie.

«Ohé!» tels furent les sons qui le rappelèrent à la vie réelle.

Sa vue se porta rapidement sur la droite; mais il ne découvrit personne. Ses yeux s'égarèrent vers la gauche et percèrent en vain l'étendue. Il mesura d'un regard audacieux le firmament; mais ce n'était point de là qu'on l'appelait; enfin il fit ce qu'un esprit vulgaire aurait fait du premier coup, il regarda dans le jardin et y vit M. Wardle.

«Comment ça va-t-il? lui demanda son joyeux hôte. Belle matinée, n'est-ce pas? Charmé de vous voir levé de si bonne heure. Dépêchez-vous de descendre, je vous attendrai ici.»

M. Pickwick n'eut pas besoin d'une seconde invitation. Dix minutes lui suffirent pour compléter sa toilette, et à l'expiration de ce terme, il était à côté du vieux gentleman.

«Qu'est-ce qu'il y a? demanda M. Pickwick en voyant que son hôte était armé d'un fusil et qu'il y en avait un second près de lui, sur le gazon.

—Votre ami et moi, répliqua M. Wardle, nous allons tirer des corneilles avant déjeuner. Il est très-bon tireur, n'est-il pas vrai?

—Je le lui ai entendu dire, mais je ne lui ai jamais vu ajuster la moindre chose.

—Je voudrais bien qu'il se dépêchât, murmura M. Wardle; et il appela: Joe! Joe!»

Peu de temps après on vit sortir de la maison le gros joufflu, qui, grâce à l'influence excitante de la matinée, n'était guère assoupi qu'aux trois quarts.

«Allez appeler le gentleman, lui dit son maître, et prévenez-le qu'il me trouvera avec M. Pickwick, dans le bois. Vous lui montrerez le chemin, entendez-vous?»

Joe s'éloigna pour exécuter cette commission, et M. Wardle, portant les deux fusils, conduisit M. Pickwick hors du jardin.

«Voici la place,» dit-il au bout de quelques minutes en s'arrêtant dans une avenue d'arbres. C'était un avertissement inutile, car le croassement continuel des pauvres corneilles indiquait suffisamment leur domicile.

Le vieux gentleman posa l'un des fusils sur la terre et chargea l'autre.

«Voilà nos gens, dit M. Pickwick. Et en effet on aperçut au loin M. Tupman, M. Snodgrass et M. Winkle, car Joe ne sachant pas, au juste, lequel de ces messieurs il devait amener, avait jugé, dans sa sagacité profonde, que pour prévenir toute erreur, le meilleur moyen était de les convoquer tous les trois.

«Arrivez! arrivez! cria le vieux gentleman à M. Winkle. Un fameux tireur comme vous aurait dû être prêt depuis longtemps, même pour si peu de chose.»

M. Winkle répondit par un sourire contraint, et ramassa le fusil qui lui était destiné, avec l'expression de physionomie qui aurait pu convenir à une corneille métaphysicienne, tourmentée par le pressentiment d'une mort prochaine et violente. C'était peut-être de l'indifférence, mais cela ressemblait prodigieusement à de l'abattement.

Le vieux gentleman fit un signe, et deux gamins déguenillés commencèrent à grimper lestement sur deux arbres.

«Pourquoi faire ces enfants?» demanda brusquement M. Pickwick.

Son bon cœur s'était alarmé, car il avait tant entendu parler de la détresse des laboureurs, qu'il n'était pas éloigné de croire que leurs enfants pussent être forcés par la misère, à s'offrir eux-mêmes pour but aux chasseurs, afin d'assurer ainsi à leurs parents une chétive subsistance.

«Seulement pour faire lever le gibier, répondit en riant M. Wardle.

—Pour faire quoi?

—Pour effrayer les corneilles.

—Ah! voilà tout?

—Oui. Vous voilà entièrement tranquille?

—Tout à fait.

—Très-bien! Commencerai-je? ajouta le vieux gentleman en s'adressant à M. Winkle.

—Oui, s'il vous plaît, répondit celui-ci, enchanté d'avoir un moment de répit.

—Reculez-vous un peu. Allons! voilà le moment!»

L'un des enfants cria en secouant une branche, sur laquelle était un nid, et aussitôt une douzaine de jeunes corneilles, interrompues au milieu d'une très-bruyante conversation, s'élancèrent au dehors pour demander de quoi il s'agissait. Le vieux gentleman fit feu, par manière de réplique. L'un des oiseaux tomba et les autres s'envolèrent.

—Ramassez-le Joe,» dit le vieux gentleman.

Le corpulent jeune homme s'avança, et ses traits s'épanouirent en guise de sourire: des visions indistinctes de pâtés de corneilles flottaient devant son imagination. En emportant l'oiseau, il riait, car la victime était grasse et tendre.

«Maintenant, à votre tour, monsieur Winkle, dit le vieux gentleman en rechargeant son fusil. Allons! tirez!»

M. Winkle s'avança, et épaula son fusil. M. Pickwick et ses compagnons se reculèrent involontairement, pour éviter la pluie de corneilles qu'ils étaient sûrs de voir tomber sous le plomb dévastateur de leur ami. Il y eut une pose solennelle, un grand cri, un battement d'ailes, un léger clic....

«Oh! oh! fit le vieux gentleman.

—Il ne veut pas partir? demanda M. Pickwick.

—Il a raté, répondit M. Winkle, qui était fort pâle, probablement de désappointement.

—C'est étrange, dit le vieux gentleman en prenant le fusil. Cela ne lui est jamais arrivé.

—Comment? je ne vois aucun reste de la capsule.

—En vérité? répartit M. Winkle: j'aurai complétement oublié la capsule.»

Cette légère omission fut réparée; M. Pickwick s'abrita de nouveau, et M. Tupman se mit derrière un arbre. M. Winkle fit un pas en avant, d'un air déterminé, en tenant son fusil à deux mains. L'enfant cria; quatre oiseaux s'envolèrent; M. Winkle leva son arme; on entendit une explosion, puis un cri d'angoisse; mais ce n'était pas le cri d'une corneille. M. Tupman avait sauvé la vie à beaucoup d'innocents oiseaux, en recevant dans son bras gauche une partie de la charge.

Il serait impossible d'exprimer la confusion qui s'en suivit; de dire comment M. Pickwick, dans les premiers transports de son émotion, appela M. Winkle, misérable! comment M. Tupman était étendu sur le gazon; comment M. Winkle, frappé d'horreur, s'était agenouillé auprès de lui; comment M. Tupman, dans le délire, invoquait plusieurs noms de baptême féminins, puis ouvrait un œil, puis l'autre, et retombait en arrière, en les fermant tous les deux. Une telle scène serait aussi difficile à décrire, qu'il le serait de peindre le malheureux blessé revenant graduellement à lui-même, voyant bander ses plaies avec des mouchoirs, et regagnant lentement la maison, appuyé sur ses amis inquiets.

Les dames étaient sur le seuil de la porte, attendant le retour de ces messieurs pour déjeuner. La tante demoiselle brillait entre toutes; elle sourit et leur fit signe de venir plus vite. Il était évident qu'elle ne savait point l'accident arrivé. Pauvre créature! Il y a des moments où l'ignorance est véritablement un bienfait.

On approchait de plus en plus.

«Qu'est-il donc arrivé au vieux petit monsieur? dit à demi-voix miss Isabella Wardle. La tante demoiselle ne fit pas attention à cette remarque. Elle crut qu'il s'agissait de M. Pickwick; car à ses yeux, Tracy Tupman était un jeune homme: elle voyait ses années à travers un verre rapetissant.

—Ne vous effrayez point! cria M. Wardle à ses filles; et la petite troupe était tellement pressée autour de M. Tupman, qu'on ne pouvait pas encore distinguer clairement la nature de l'événement.

—Ne vous effrayez point, répéta M. Wardle quelques pas plus loin.

—Qu'y a-t-il donc! s'écrièrent les dames horriblement alarmées par cette précaution.

—IL est arrivé un petit accident à M. Tupman; voilà tout.»

La tante demoiselle poussa un cri perçant, ferma les yeux et se laissa tomber à la renverse dans les bras des deux jeunes personnes.

«Jetez-lui de l'eau froide au visage, s'écria le vieux gentleman.

—Non! Non! murmura la tante demoiselle. Je suis mieux maintenant, Bella.... Émily.... Un chirurgien.... Est-il blessé? est-il mort? est-il.... Ah! ah! ah!...» Et la tante demoiselle, poussant de nouveaux cris, eut une attaque de nerfs n° 2.

«Calmez-vous, dit M. Tupman affecté presque jusqu'aux larmes de cette expression de sympathie pour ses souffrances. Chère demoiselle, calmez-vous!

—C'est sa voix! s'écria la tante demoiselle; et de violents symptômes d'une attaque n° 3 se manifestèrent aussitôt.

—Ne vous tourmentez pas, je vous en supplie, très-chère demoiselle, reprit M. Tupman d'une voix consolante. Je suis fort peu blessé, je vous assure.

—Vous n'êtes donc pas mort? s'écria la nerveuse personne. Oh! dites que vous n'êtes pas mort.

—Ne faites pas la folle, Rachel, interrompit M. Wardle, d'une manière plus brusque que ne semblait le comporter la nature poétique de cette scène. Quelle diable de nécessité y a-t-il, qu'il vous dise lui-même qu'il n'est pas mort?

—Non! je ne le suis pas, reprit M. Tupman; je n'ai pas besoin d'autres secours que les vôtres. Laissez-moi m'appuyer sur votre bras....» Et il ajouta à son oreille: «O miss Rachel!» Pleine d'agitation, la dame de ses pensées s'avança et lui offrit son bras. Ils entrèrent ensemble dans le salon. M. Tracy Tupman pressa doucement sur ses lèvres une main qu'on lui abandonna, et se laissa tomber ensuite sur un canapé.

«Vous trouvez-vous mal? demanda Rachel avec anxiété.

—Non, ce n'est rien; je serai mieux dans un instant, répondit M. Tupman en fermant les yeux.

—Il dort! murmura la tante demoiselle (il avait clos ses paupières depuis près de vingt secondes). Il dort! cher M. Tupman!»

M. Tupman sauta sur ses pieds. Oh! répétez ces paroles! s'écria-t-il.

La dame tressaillit. «Sûrement vous ne les avez pas entendues, dit-elle avec pudeur.

—Oh! si, je les ai entendues, répliqua chaleureusement M. Tupman. Répétez ces paroles, si vous voulez que je guérisse! répétez-les.

—Silence! dit la dame! voilà mon frère!»

M. Tracy Tupman reprit sa première position, et M. Wardle entra dans la chambre, accompagné d'un chirurgien.

Le bras fut examiné; la blessure pansée, et déclarée fort légère; et l'esprit des assistants se trouvant ainsi rassuré ils procédèrent à satisfaire leur appétit. La gaieté brillait de nouveau sur leurs visages. M. Pickwick seul restait silencieux et réservé; la doute et la méfiance se peignaient sur sa physionomie expressive, car sa confiance en M. Winkle avait été ébranlée, grandement ébranlée par les aventures du matin.

«Jouez-vous à la crosse? demanda M. Wardle au chasseur.

Dans tout autre temps M. Winkle aurait répondu d'une manière affirmative, mais il sentit la délicatesse de sa position, et répliqua modestement: «Non monsieur.

—Et vous, monsieur? demanda M. Snodgrass au joyeux vieillard.

—J'y jouais autrefois, répliqua celui-ci; mais j'y ai renoncé désormais. Cependant je souscris au club, quoique je ne joue plus.

—N'est-ce pas aujourd'hui qu'a lieu la grande partie entre les camps opposés de Muggleton et de Dingley-Dell? demanda M. Pickwick.

—Oui, répliqua leur hôte: vous y viendrez, n'est-ce pas?

—Oui, monsieur, répondit M. Pickwick: j'ai grand plaisir à voir des exercices auxquels on peut se livrer sans danger, et dans lesquels la maladresse des gens ne met pas en péril la vie de leurs semblables.» En prononçant ces mots M. Pickwick fit une pause expressive, et regarda fixement M. Winkle, qui ne put soutenir sans frémir le coup d'œil pénétrant de son mentor. Celui-ci ajouta alors: «Ne serait-il pas convenable de confier notre ami blessé aux soins de ces dames?

—Vous ne pouvez pas me placer dans de meilleures mains, murmura M Tupman.

—Ce serait impossible,» ajouta M. Snodgrass.

Il fut donc convenu que M. Tupman resterait à la maison sous la surveillance des dames, et que la portion masculine de la société, conduite par M. Wardle, irait juger des coups dans ce combat d'habileté qui avait tiré Muggleton de sa torpeur, et inoculé à Dingley-Dell une excitation fébrile.

Il n'y avait guère qu'une demi-lieue de distance à parcourir, et le sentier couvert de mousse passait par des allées ombragées. La conversation roula principalement sur les délicieux paysages qui se découvraient tour à tour, et M. Pickwick regretta presque d'avoir été si vite, lorsqu'il se trouva dans la grande rue de Muggleton.

Toutes les personnes dont le génie est doué de la moindre propension géographique savent, nécessairement, que la ville de Muggleton jouit d'une corporation, qu'elle possède un maire, des bourgeois, des électeurs: et quiconque consultera les Adresses du maire aux freemen, ou celles des freemen au maire, ou celles du maire et des freemen à la corporation, ou celles du maire, des freemen et de la corporation au Parlement, apprendra par là ce qu'il aurait dû connaître auparavant: à savoir, que Muggleton est un bourg ancien et loyal, unissant une ferveur zélée pour les principes du christianisme à un attachement solide aux droits commerciaux. En preuve de quoi, le maire, la corporation et divers habitants, ont présenté à différentes reprises soixante-huit pétitions pour qu'on permit la vente des bénéfices dans l'église, quatre-vingt-six pétitions pour qu'on défendît la vente dans les rues le dimanche, mille quatre cent vingt pétitions contre la traite des noirs en Amérique, avec un nombre égal de pétitions contre toute espèce d'intervention législative, au sujet du travail exagéré des enfants, dans les manufactures anglaises.

Lorsque M. Pickwick se trouva dans la grande rue de cet illustre bourg, il contempla la scène qui s'offrit à ses yeux avec une curiosité mélangée d'intérêt.

La place du marché avait la forme d'un carré au centre duquel s'était érigée une vaste auberge. Son enseigne énorme étalait un objet fort commun dans les arts, mais qu'on rencontre rarement dans la nature, c'est-à-dire un lion bleu, ayant trois pattes en l'air et se balançant sur l'extrémité de l'ongle central de la quatrième. On voyait aux environs un bureau d'assurance contre l'incendie et celui d'un commissaire-priseur, les magasins d'un marchand de blé et d'un marchand de toile, les boutiques d'un sellier, d'un distillateur, d'un épicier et d'un cordonnier, lequel cordonnier faisait également servir son local à la diffusion des chapeaux, des bonnets, des hardes de toute espèce, des parapluies et des connaissances utiles. Il y avait en outre une petite maison de briques rouges, précédée d'une sorte de cour pavée, et que tout le monde, à la première vue, reconnaissait pour appartenir à un avoué. Il y avait encore une autre maison en briques rouges sur la porte de laquelle s'étalait une large plaque de cuivre annonçant, en caractères très-lisibles, que cette maison appartenait à un chirurgien. Quelques jeunes gens se dirigeaient vers le jeu de crosse, et deux ou trois boutiquiers, se tenant debout sur le pavé de leur porte, avaient l'air fort désireux de se rendre au même endroit, comme ils auraient pu le faire, selon toutes les apparences, sans perdre un grand nombre de chalands.

M. Pickwick s'était déjà arrêté pour faire ces observations qu'il se proposait de noter à son aise, mais comme ses amis avaient quitté la grande rue, il se hâta de les rejoindre et les retrouva en vue du champ de bataille.

Les barres que les joueurs doivent conquérir ou défendre étaient déjà placées, aussi bien qu'une couple de tentes pour servir au repos et au rafraîchissement des parties belligérantes. Mais le jeu n'était pas encore commencé. Deux ou trois Dingley-Dellois ou Muggletoniens s'amusaient d'un air majestueux à jeter négligemment leur balle d'une main dans l'autre. Ils avaient des chapeaux de paille, des jaquettes de flanelle et des pantalons blancs, ce qui leur donnait tout à fait la tournure d'amateurs tailleurs de pierre. Quelques autres gentlemen, vêtus de la même manière, étaient éparpillés autour des tentes, vers l'une desquelles M. Wardle conduisit sa société.

Plusieurs douzaines de «Comment vous portez-vous?» saluèrent l'arrivée du vieux gentleman, et il y eut un soulèvement général de chapeaux de paille, avec une inclinaison contagieuse de gilets de flanelle, lorsqu'il introduisit ses hôtes comme des gentlemen de Londres, qui désiraient vivement assister aux agréables divertissements de la journée.

«Je crois, monsieur, que vous feriez mieux d'entrer dans la marquise, dit un très-volumineux gentleman, dont le corps paraissait être la moitié d'une gigantesque pièce de flanelle, perchée sur une couple de traversins.

—Vous y seriez beaucoup mieux, monsieur, ajouta un autre gentleman aussi volumineux que le précédent, et qui ressemblait à l'autre moitié de la susdite pièce de flanelle.

—Vous êtes bien bon, répondit M. Pickwick.

—Par ici, reprit le premier gentleman; c'est ici que l'on marque, c'est la place la meilleure;» et il les précéda en soufflant comme un cheval poussif.

Jeu superbe,—noble occupation,—bel exercice,—charmant! Telles furent les paroles qui frappèrent les oreilles de M. Pickwick en entrant dans la tente, et le premier objet qui s'offrit à ses regards fut son ami de la voiture de Rochester. Il était en train de pérorer, à la grande satisfaction d'un cercle choisi des joueurs élus par la ville de Muggleton. Son costume s'était légèrement amélioré. Il avait des bottes neuves, mais il était impossible de le méconnaître.

L'étranger reconnut immédiatement ses amis. Avec son impétuosité ordinaire et en parlant continuellement, il se précipita vers M. Pickwick, le saisit par la main et le tira vers un siége, comme si tous les arrangements du jeu avaient été spécialement sous sa direction.

«Par ici!—par ici!—ça sera fièrement amusant,—muids de bière,—monceaux de bœuf,—tonneaux de moutarde,—glorieuse journée,—asseyez-vous,—mettez-vous à votre aise,—charmé de vous voir, très-charmé.»

M. Pickwick s'assit comme on le lui disait, et MM. Winkle et Snodgrass suivirent également les indications de leur mystérieux ami. M. Wardle l'examinait avec un étonnement silencieux.

—M. Wardle, un de mes amis, dit M. Pickwick à l'étranger.

—Un de vos amis? s'écria celui-ci. Mon cher monsieur, comment vous portez-vous?—Les amis de nos amis sont....—Votre main, monsieur.»

En enfilant ces phrases, l'étranger saisit la main de M. Wardle avec toute la chaleur d'une vieille intimité, puis se recula de deux ou trois pas, comme pour mieux voir son visage et sa tournure, puis secoua sa main de nouveau plus chaudement encore que la première fois, s'il est possible.

«Et comment êtes-vous venu ici? demanda M. Pickwick avec un sourire où la bienveillance luttait contre la surprise.

—Venu?—Je loge à l'auberge de la Couronne, à Muggleton.—Rencontré une société.—Jaquettes de flanelle,—pantalons blancs,—sandwiches aux anchois,—rognons braisés,—fameux gaillards,—charmant!»

M. Pickwick connaissait assez le système sténographique de l'étranger pour conclure de cette communication rapide et disloquée que, d'une manière ou d'une autre, il avait fait connaissance avec les Muggletoniens, et que, par un procédé qui lui était particulier, il était parvenu à en extraire une invitation générale. La curiosité de M. Pickwick ainsi satisfaite, il ajusta ses lunettes et se prépara à considérer le jeu qui venait de commencer.

Les deux joueurs les plus renommés du fameux club de Muggleton, M. Dumkins et M. Podder, tenant leurs crosses à la main, se portèrent solennellement vers leurs guichets respectifs. M. Luffey, le plus noble ornement de Dingley-Dell, fut choisi pour bouler contre le redoutable Dumkins, et M. Struggles fut élu pour rendre le même office à l'invincible Podder. Plusieurs joueurs furent placés pour guetter les balles en différents endroits de la plaine, et chacun d'eux se mit dans l'attitude convenable, en appuyant une main sur chaque genou et en se courbant, comme s'il avait voulu offrir un dos favorable à quelque apprenti saute-mouton. Tous les joueurs classiques se posent ainsi, et même on pense généralement qu'il serait impossible de bien voir venir une balle dans une autre attitude.

Les arbitres se placèrent derrière les guichets et les compteurs se préparèrent à noter les points. Il se fit alors un profond silence. M. Luffey se retira quelques pas en arrière du guichet de l'immuable Podder, et, durant quelques secondes, il appliqua sa balle à son œil droit. Dumkins, les yeux fixés sur chaque mouvement de Luffey, attendait l'arrivée de la balle avec une noble confiance.

«Attention, s'écria soudain le bouleur, et en même temps la balle s'échappe de sa main, rapide comme l'éclair, et se dirige vers le centre du guichet. Le prudent Dumkins était sur ses gardes; il reçut la balle sur le bout de sa crosse et la fit voler au loin par-dessus les éclaireurs, qui s'étaient baissés justement assez pour la laisser passer au-dessus de leur tête.

—Courez! courez!—Une autre balle!—Maintenant! —Allons!—Jetez-la!—Allons!—Arrêtez-la!—Une autre! —Non!—Oui!—Non!—Jetez-la!—Jetez-la.» Telles furent les acclamations qui suivirent ce coup, à la conclusion duquel Muggleton avait gagné deux points.

Cependant Podder n'était pas moins actif à se couvrir de lauriers, dont l'éclat rejaillissait également sur Muggleton. Il bloquait les balles douteuses, laissait passer les mauvaises, prenait les bonnes et les faisait voler dans tous les coins de la plaine. Les coureurs étaient sur les dents. Les bouleurs furent changés et d'autres boulèrent jusqu'à ce que leur bras en devinssent roides; mais Dumkins et Podder restèrent invaincus. Vainement la balle était lancée droit au centre du guichet, ils y arrivaient avant elle et la repoussaient au loin. Un gentleman d'un certain âge s'efforçait-il d'arrêter son mouvement, elle roulait entre ses jambes ou glissait entre ses doigts; un mince gentleman essayait-il de l'attraper, elle lui choquait le nez et rebondissait plaisamment avec une nouvelle force, pendant que les yeux du joueur maladroit se remplissaient de larmes et que son corps se tordait par la violence de ses angoisses. Enfin, quand on fit le compte de Dumkins et de Podder, Muggleton avait marqué cinquante-quatre points, tandis que la marque des Dingley-Dellois était aussi blanche que leurs visages. L'avantage était trop grand pour être reconquis. Vainement l'impétueux Luffey, vainement l'enthousiaste Struggles firent-ils tout ce que l'expérience et le savoir pouvaient leur suggérer pour regagner le terrain perdu par Dingley-Dell, tout fut inutile, et bientôt Dingley-Dell fut obligé de reconnaître Muggleton pour son vainqueur.

Cependant l'étranger à l'habit vert n'avait fait que boire, manger et parler à la fois et sans interruption. A chaque coup bien joué, il exprimait son approbation d'une manière pleine de condescendance et qui ne pouvait manquer d'être singulièrement flatteuse pour les joueurs qui la méritaient. Mais aussi, chaque fois qu'un joueur ne pouvait saisir la balle ou l'arrêter, il fulminait contre le maladroit. Ah! stupide!—Allons, maladroit!—Imbécile!—Cruche! etc. Exclamations au moyen desquelles il se posait aux yeux des assistants, comme un juge excellent, infaillible dans tous les mystères du noble jeu de la crosse.

«Fameuse partie! bien jouée! Certains coups admirables! dit l'étranger à la fin du jeu, au moment où les deux partis se pressaient dans la tente.

—Vous y jouez, monsieur? demanda M. Wardle qui avait été amusé par sa loquacité.

—Joué? parbleu! Mille fois. Pas ici; aux Indes occidentales. Jeu entraînant! chaude besogne, très-chaude!

—Ce jeu doit être bien échauffant dans un pareil climat! fit observer M. Pickwick.

—Échauffant? Dites brûlant! grillant! dévorant! Un jour, je jouais un seul guichet contre mon ami le colonel sir Thomas Blazo, à qui ferait le plus de points. Jouant à pile ou face qui commencera, je gagne: sept heures du matin: six indigènes pour ramasser les balles. Je commence. Je renvoie toutes les balles du colonel. Chaleur intense! Les indigènes se trouvent mal. On les emporte. Une autre demi-douzaine les remplace; ils se trouvent mal de même. Blazo joue, soutenu par deux indigènes. Moi, infatigable, je lui renvoie toujours ses balles. Blazo se trouve mal aussi. Enfoncé le colonel! Moi, je ne veut pas cesser. Quanko Samba restait seul. Le soleil était rouge, les crosses brûlaient comme des charbons ardents, les balles avaient des boutons de chaleur. Cinq cent soixante-dix points! Je n'en pouvais plus. Quanko recueille un reste de force. Sa balle renverse mon guichet; mais je prends un bain, et vais dîner.

—Et que devint ce monsieur... Chose? demanda un vieux gentleman.

—Qui? Le colonel Blazo?

—Non, l'autre gentleman.

—Quanko Samba?

—Oui, monsieur.

—Pauvre Quanko! n'en releva jamais, quitta le jeu, quitta la vie, mourut, monsieur!» En prononçant ces mots, l'étranger ensevelit son visage dans un pot d'ale. Mais était-ce pour en savourer le contenu, ou pour cacher son émotion? C'est ce que nous n'avons jamais pu éclaircir. Nous savons seulement qu'il s'arrêta tout à coup, qu'il poussa un long et profond soupir, et qu'il regarda avec anxiété deux des principaux membres du club de Dingley-Dell qui s'approchaient de M. Pickwick, et qui lui disaient:

«Nous allons faire un modeste repas au Lion bleu. Nous espérons, monsieur, que vous voudrez bien y prendre part, avec vos amis.

—Et naturellement, dit M. Wardle, parmi nos amis nous comptons monsieur..., et il se tourna vers l'étranger.

—Jingle, répondit cet universel personnage. Alfred Jingle, esquire, de Sansterre.

—J'accepte avec grand plaisir, dit M. Pickwick.

—Et moi aussi, cria M. Alfred Jingle en prenant d'un côté le bras de M. Wardle, et, de l'autre, celui de M. Pickwick, et en murmurant à l'oreille de celui-ci:

—Fameux dîner! froid, mais bon. J'ai lorgné dans la chambre, ce matin: volailles et pâtés, et le reste. Charmantes gens, et polis par-dessus le marché, très-polis.»

Comme il n'y avait point d'autres préliminaires à arranger, la compagnie traversa le bourg en petits groupes, et un quart d'heure après elle était tout entière assise dans la grande salle du Lion bleu de Muggleton.

M. Dumkins remplit les fonctions de président, et M. Luffey celles de vice-président.

Il y eut un grand cliquetis de paroles et d'assiettes, de fourchettes et de couteaux. Trois garçons couraient de tous côtés, et les mets substantiels disparaissaient rapidement. Le facétieux M. Jingle contribuait, au moins comme une demi-douzaine d'hommes ordinaires, à chacune de ces causes de confusion. Lorsque tous les convives eurent mangé autant qu'ils purent, la nappe fut enlevée; des bouteilles, des verres et le dessert furent placés sur la table, et les garçons se retirèrent pour débarrasser, en d'autres termes pour s'approprier tous les restes mangeables ou buvables sur lesquels il leur fut possible de mettre la main.

Bientôt on n'entendit plus dans la salle qu'un vaste murmure de conversations et d'éclats de rire. Il se trouvait là un petit homme bouffi, qui avait un air de «ne-me-dites-rien, ou-je-vous-contredirai,» et qui jusqu'alors était demeuré fort tranquille. Seulement, lorsque, par accident, la conversation se ralentissait, il regardait autour de lui, comme s'il avait eu envie de dire quelque chose de remarquable, et de temps en temps il faisait entendre une sorte de toux sèche d'une inexprimable dignité. A la fin, pendant un instant de silence comparatif, le petit homme s'écria d'une voix haute et solennelle: «Monsieur Luffey!»

Tout le monde se tut, et l'individu interpellé répliqua, au milieu d'un profond silence: «Monsieur?»

«Je désire vous adresser quelques paroles, monsieur, si vous voulez engager ces messieurs à remplir leurs verres.»

M. Jingle, d'un ton protecteur, s'écria: «Écoutez! écoutez!» et ces paroles furent répétées en chœur par toute la compagnie. Le vice-président prit un air de gravité attentive et dit: «Monsieur Staple?»

«Monsieur! dit le petit homme en se levant, je désire adresser ce que j'ai à dire à vous et non pas à notre digne président, parce que notre digne président est en quelque sorte, et je puis dire en grande partie, le sujet de ce que j'ai à dire, et je puis dire à... à...

—A démontrer, suggéra M. Jingle.

—Oui, à démontrer, reprit le petit homme; je remercie mon honorable ami, s'il veut me permettre de l'appeler ainsi (quatre écoutez! et un certainement de M. Jingle) pour la suggestion. Monsieur, je suis un Dellois, un Dingley-Dellois. (Applaudissements.) Je ne puis réclamer l'honneur d'ajouter une unité au chiffre de la population de Muggleton. Et je l'avouerai franchement, monsieur, je ne désire point cet honneur. Je vous dirai pourquoi, monsieur. (Écoutez!) Je reconnaîtrai volontiers à Muggleton toutes les distinctions, tous les honneurs qu'il peut réclamer; ils sont trop nombreux et trop bien connus pour qu'il soit nécessaire que je les récapitule. Mais, monsieur, tandis que nous nous rappelons que Muggleton a donné naissance à un Dumkins, à un Podder, n'oublions jamais que Dingley-Dell peut se vanter d'avoir produit un Luffey et un Struggles! (Applaudissements tumultueux.) Qu'on ne me croie pas désireux d'obscurcir la gloire des gentlemen que j'ai nommés en premier lieu, monsieur, je leur envie les jouissances qu'ils ont dû ressentir dans cette mémorable journée. (Applaudissements.) Vous connaissez tous, messieurs, la réplique faite à l'empereur Alexandre par un individu qui, pour me servir d'une expression vulgaire, faisait sa tête dans un tonneau: Si je n'étais pas Diogène, je voudrais être Alexandre. Je m'imagine que ces messieurs doivent dire: Si je n'étais pas Dumkins, je voudrais être Luffey; si je n'étais pas Podder, je voudrais être Struggles! (Enthousiasme.) Mais, gentlemen de Muggleton, est-ce seulement à la crosse que vos compatriotes sont remarquables? N'avez-vous jamais entendu citer Dumkins comme un exemple de persévérance? N'avez-vous jamais appris à associer Podder et la propriété? (Grands applaudissements.) En luttant pour vos droits, pour votre liberté, pour vos privilèges, n'avez-vous jamais été réduits, ne fût-ce que pour un instant, au doute et au désespoir? et, quand vous étiez ainsi découragés, le nom de Dumkins n'a-t-il pas ranimé dans votre cœur le feu de l'espérance? Une seule parole de cet homme colossal ne l'a-t-elle pas fait briller avec plus d'éclat que s'il ne s'était jamais éteint? (Grands applaudissements.) Gentlemen, je vous prie d'entourer d'une riche auréole d'applaudissements frénétiques les noms unis de Dumkins et de Podder!»

Ici le petit homme se tut, et la compagnie commença un tapage de cris, de coups frappés sur la table, qui dura, avec peu d'interruptions, pendant le reste de la soirée. D'autres toasts furent portés. M. Luffey et M. Struggles, M. Pickwick et M. Jingle, furent, chacun à son tour, le sujet d'éloges sans mélange; et chacun à son tour exprima ses remercîments pour cet honneur.

Enthousiaste comme nous le sommes pour la noble entreprise à laquelle nous nous sommes dévoué, nous aurions éprouvé une inexprimable sensation d'orgueil, nous nous serions cru certain de l'immortalité dont nous sommes privé actuellement, si nous avions pu mettre sous les yeux de nos ardents lecteurs le plus faible compte rendu de ces discours. Comme à l'ordinaire, M. Snodgrass prit une grande quantité de notes, et sans doute nous y aurions puisé les renseignements les plus importants, si l'éloquence brûlante des orateurs ou l'influence fébrile du vin n'avait point fait trembler la main du gentleman, au point de rendre son écriture presque inintelligible et son style complétement obscur. A force de patience, nous sommes parvenu à reconnaître quelques caractères qui ont une faible ressemblance avec les noms des orateurs. Nous avons pu distinguer aussi le squelette d'une chanson (probablement chantée par M. Jingle), dans laquelle les mots vin et divin, rubis et ravis, sont répétés à de courts intervalles. Nous nous imaginons aussi pouvoir déchiffrer à la fin de ces notes quelques allusions à des restes de gigot ou de volaille braisée. Puis ensuite nous distinguons les mots de grog froid et d'ale; mais comme les hypothèses que nous pourrions bâtir sur ces indices n'auraient jamais d'autre fondement que nos conjectures, nous ne voulons nous permettre d'exprimer aucune des suppositions nombreuses qui se présentent à notre esprit.

C'est pourquoi nous allons retourner à M. Tupman, nous contentant d'ajouter que, peu de minutes avant minuit, les sommités réunies de Dingley-Dell et de Muggleton furent entendues, chantant avec enthousiasme cet air si poétique et si national:

CHAPITRE VIII.

Faisant voir clairement que la route du véritable amour n'est aussi unie qu'un chemin de fer.


La tranquille solitude de Dingley-Dell, la présence de tant de personnes du beau sexe, la sollicitude et l'anxiété qu'elles témoignaient à M. Tupman, étaient autant de circonstances favorables à la germination et à la croissance des doux sentiments que la nature avait semés dans son sein, et qui paraissaient maintenant se concentrer sur un aimable objet. Les jeunes demoiselles étaient jolies, leurs manières engageantes, leur caractère aussi aimable que possible, mais à leur âge elles ne pouvaient prétendre à la dignité de la démarche, au noli me tangere (ne me touchez pas) du maintien, à la majesté du regard, qui, aux yeux de M. Tupman, distinguaient la tante demoiselle de toutes les femmes qu'il avait jamais lorgnées. Il était évident que leurs âmes étaient parentes, qu'il y avait un je ne sais quoi sympathique dans leur nature, une mystérieuse ressemblance dans leurs sentiments. Son nom fut le premier qui s'échappa des lèvres de M. Tupman, lorsqu'il était étendu blessé sur la terre; le cri déchirant de miss Wardle fut le premier qui frappa l'oreille de M. Tupman, lorsqu'il fut rapporté à la maison. Mais cette agitation avait-elle été causée par une sensibilité aimable et féminine, qui se serait également manifestée pour tout autre; ou bien avait-elle été enfantée par un sentiment plus passionné, plus ardent, que lui seul, parmi tous les mortels, pouvait éveiller dans son cœur? Tels étaient les doutes qui tourmentaient l'esprit de M. Tupman, tandis qu'il gisait étendu sur le sofa; tels étaient les doutes qu'il se décida à résoudre sur-le-champ et pour toujours.

Le soleil venait de terminer sa carrière: MM. Pickwick, Winkle et Snodgrass étaient allés avec leur joyeux hôte assister à la fête voisine de Muggleton; Isabella et Émily se promenaient avec M. Trundle; la vieille dame sourde s'était endormie dans sa bergère; le ronflement du gros joufflu arrivait, lent et monotone, de la cuisine lointaine. Les servantes réjouies, flânant sur le pas de la porte, jouissaient des charmes de la brune, et du plaisir de coqueter, d'une façon toute primitive, avec certains animaux lourds et gauches attachés à la ferme. Le couple intéressant était assis dans le salon, négligés de tout le monde, ne se souciant de personne, et rêvant seulement d'eux-mêmes. Ils ressemblaient, en un mot, à une paire de gants d'agneau, repliés l'un dans l'autre et soigneusement serrés.

«J'ai oublié mes pauvres fleurs, murmura la tante demoiselle.

—Arrosez-les maintenant, répliqua M. Tupman avec l'accent de la persuasion.

—L'air du soir vous refroidirait peut-être, chuchota tendrement miss Rachel.

—Non, non, s'écria M. Tupman en se levant, cela me fera du bien au contraire. Laissez-moi vous accompagner.»

L'intéressante lady ajusta soigneusement l'écharpe qui soutenait le bras gauche du jouvenceau, et, prenant son bras droit, elle le conduisit dans le jardin.

A l'une des extrémités, on voyait un berceau de chèvrefeuille, de jasmin et d'autres plantes odoriférantes; une de ces douces retraites que les propriétaires compatissants élèvent pour la satisfaction des araignées.

La tante demoiselle y prit, dans un coin, un grand arrosoir de cuivre rouge, et se disposa à quitter le berceau. M. Tupman la retint et l'attira sur un siége à côté de lui.

«Miss Wardle,» soupira-t-il.

La tante demoiselle fut saisie d'un tremblement si fort que les cailloux, qui se trouvaient par hasard dans l'arrosoir, se heurtèrent contre les parois de zinc, et produisirent un bruit semblable à celui que ferait entendre le hochet d'un enfant.

«Miss Wardle, répéta M. Tupman, vous êtes un ange.

—Monsieur Tupman? s'écria Rachel en devenant aussi rouge que son arrosoir.

—Oui, poursuivit l'éloquent pickwickien. Je le sais trop... pour mon malheur!

—Toutes les dames sont des anges, à ce que disent les messieurs, rétorqua Rachel d'un ton enjoué.

—Qu'est-ce donc que vous pouvez être alors; à quoi puis-je vous comparer? Où serait-il possible de rencontrer une femme qui vous ressemblât? Où pourrais-je trouver une aussi rare combinaison d'excellence et de beauté? Où pourrais-je aller chercher.... Oh!» Ici M. Tupman s'arrêta et serra la blanche main qui tenait l'anse de l'heureux arrosoir.

La timide héroïne détourna un peu la tête. «Les hommes sont de si grands trompeurs, objecta-t-elle faiblement.

—Oui, vous avez raison, exclama M. Tupman; mais ils ne le sont pas tous.... Il existe au moins un être qui ne changera jamais! Un être qui serait heureux de dévouer toute son existence à votre bonheur! Un être qui ne vit que dans vos yeux, qui ne respire que dans votre sourire! Un être qui ne supporte que pour vous seule le pesant fardeau de la vie!

—Si l'on pouvait trouver un être semblable....

—Mais il est trouvé! interrompit l'ardent Tupman. Il est trouvé! Il est ici, miss Wardle! Et avant que la dame pût deviner ses intentions, il se prosterna à ses pieds.

—Monsieur Tupman, levez-vous! s'écria Rachel.

—Jamais! répliqua-t-il bravement. Oh! Rachel! Il saisit sa main complaisante, qui laissa tomber l'arrosoir, et il la pressa sur ses lèvres. Oh! Rachel! dites que vous m'aimez!

—Monsieur Tupman, murmura la ci-devant jeune personne en tournant la tête, j'ose à peine vous répondre.... mais.... vous ne m'êtes pas tout à fait indifférent.»

Aussitôt que M. Tupman eut entendu ce doux aveu, il s'empressa de faire ce que lui inspirait son émotion enthousiaste, et ce que tout le monde fait dans les mêmes circonstances (à ce que nous croyons du moins, car nous sommes peu familiarisé avec ces sortes de choses), il se leva précipitamment, jeta ses bras autour du cou de la tendre demoiselle, et imprima sur ses lèvres de nombreux baisers. Après une résistance convenable, elle se soumit à les recevoir si passivement qu'on ne saurait dire combien M. Tupman lui en aurait donné, si elle n'avait pas tressailli tout d'un coup, sans aucune affectation, cette fois, et ne s'était pas écriée d'une voix effrayée: «Monsieur Tupman! on nous voit! Nous sommes perdus!»

M. Tupman se retourna. Le gros joufflu était derrière lui, parfaitement immobile, braquant sur le berceau ses gros yeux circulaires, nais avec un visage si dénué d'expression, que le plus habile physionomiste n'aurait pu y découvrir de traces d'étonnement, de curiosité, ni d'aucune des passions connues qui agitent le cœur humain. M. Tupman regarda le gros joufflu, et le gros joufflu regarda M. Tupman; et plus M. Tupman étudiait la complète torpeur de sa physionomie, plus il demeurait convaincu que le somnolent jeune homme n'avait pas vu ou n'avait pas compris ce qui s'était passé. Dans cette persuasion il lui dit avec une grande fermeté: «Que venez-vous faire ici?

—Le souper est prêt, monsieur, répliqua Joe sans hésiter.

—Arrivez-vous à l'instant? lui demanda M. Tupman, en le transperçant du regard.

—A l'instant,» répondit-il.

M. Tupman le considéra de nouveau très-fixement, mais ses yeux ne clignèrent pas; il n'y avait pas un pli sur son visage.

M. Tupman prit le bras de la tante demoiselle, et marcha avec elle vers la maison; le jeune homme les suivit par derrière.

«Il ne sait rien de ce qui vient de se passer, dit tout bas l'heureux pickwickien.

—Rien,» répliqua la dame.

Un bruit se fit entendre derrière eux, semblable à un ricanement étouffé. M. Tupman se retourna vivement. Non... ce ne pouvait pas être le gros joufflu: on ne distinguait pas sur son visage le moindre rayon de gaieté; on n'y voyait que de la gloutonnerie.

«Il dormait sans doute tout en marchant, chuchota M. Tupman.

—Je n'en ai pas le moindre doute,» répartit la tante demoiselle; et alors ils se mirent à rire tous les deux.

Ils se trompaient, cependant. Une fois en sa vie le léthargique jeune homme n'était pas endormi. Il était éveillé, bien éveillé, et il avait tout remarqué.

Le souper se passa sans que personne fit aucun effort pour rendre la conversation générale. La vieille lady était allée se coucher; Isabella Wardle se dévouait exclusivement à M. Trundle; les attentions de sa tante étaient réservées pour M. Tupman, et les pensées d'Émily paraissaient occupées de quelque objet lointain; peut-être étaient-elles errantes autour de M. Snodgrass.

Onze heures, minuit, une heure avaient sonné successivement, et les gentlemen n'étaient pas revenus de Muggleton. La consternation était peinte sur tous les visages. Avaient-ils été attaqués et volés? Fallait-il envoyer des hommes et des lanternes sur tous les chemins qu'ils avaient pu prendre? Fallait-il.... Écoutez.... Les voilà!—Qui peut les avoir tant attardés?—Une voix étrangère? à qui peut-elle appartenir? Tout le monde se précipita dans la cuisine où les truands étaient débarqués, et l'on reconnut au premier coup d'œil le véritable état des choses.

M. Pickwick, avec ses mains dans ses poches et son chapeau complétement enfoncé sur un œil, était appuyé contre le buffet, et, balançant sa tête de droite à gauche, produisait une constante succession de sourires, les plus doux, les plus bienveillants du monde, mais sans aucune cause ou prétexte appréciable. Le vieux M. Wardle, dont le visage était prodigieusement enflammé, serrait les mains d'un visiteur étranger en bégayant des protestations d'amitié éternelle. M. Winkle, se soutenant à la boîte d'une horloge à poids, appelait, d'une voix faible, les vengeances du ciel sur tout membre de la famille qui lui conseillerait d'aller se coucher. Enfin M. Snodgrass s'était affaissé sur une chaise, et chaque trait de son visage expressif portait l'empreinte de la misère la plus abjecte et la plus profonde que se puisse figurer l'esprit humain.

«Est-il arrivé quelque chose? demandèrent les trois dames.

—Rien du tout, répondit M. Pickwick. Nous... sommes... tous... en bon état.... Dites donc.... Wardle.... nous sommes... tous... en bon état.... N'est-ce pas?

—Un peu, répliqua le joyeux hôte. Mes chéries... voici mon ami, M. Jingle... l'ami de M. Pickwick.... M. Jingle... venu... pour une petite visite....

—Monsieur, demanda Émily avec anxiété, est-il arrivé quelque chose à M. Snodgrass?

—Rien du tout, madame, répliqua l'étranger. Dîner de Club,—joyeuse compagnie,—chansons admirables,—vieux porto,—vin de Bordeaux,—bon,—très-bon.—C'est le vin, madame, le vin.

—Ce n'est pas le vin, bégaya M. Snodgrass d'un ton grave. C'est le saumon. (Remarquez qu'en pareille circonstance ce n'est jamais le vin.)

—Ne feraient-ils pas mieux d'aller se coucher, madame? demanda Emma. Deux des gens pourraient porter ces messieurs dans leur chambre.

—Je n'irai pas me coucher! s'écria M. Winkle avec fermeté.

—Aucun homme vivant ne me portera! dit intrépidement M. Pickwick; et il continua de sourire comme auparavant.

—Hourra! balbutia faiblement M. Winkle.

—Hourra! répéta M. Pickwick, et prenant son chapeau il l'aplatit sur la terre, saisit ses lunettes et les fit voler à travers la cuisine; puis, ayant accompli cette heureuse plaisanterie, il recommença à rire comme un insensé.

—Apportez-nous une... une autre... bouteille! cria M. Winkle en commençant sur un ton très-élevé et finissant sur un ton très-bas. Mais peu après sa tête tomba sur sa poitrine; il murmura encore son invincible détermination de ne pas s'aller coucher, bégaya un regret sanguinaire de n'avoir pas, dans la matinée, fait l'affaire du vieux Tupman, puis il s'endormit profondément. En cet état il fut transporté dans sa chambre par deux jeunes géants, sous la surveillance immédiate du gros joufflu. Bientôt après M. Snodgrass confia sa personne aux soins protecteurs du jeune somnambule. M. Pickwick accepta le bras de M. Tupman et disparut tranquillement, en souriant plus que jamais. M. Wardle fit ses adieux à toute sa famille d'une manière aussi tendre, aussi pathétique, que s'il l'avait quittée pour monter sur l'échafaud, accorda à M. Trundle l'honneur de lui faire gravir les escaliers, et s'éloigna en faisant d'inutiles efforts pour prendre un air digne et solennel.

«Quelle scène choquante! s'écria la tante demoiselle.

—Dégoûtante! répondirent les deux jeunes ladies.

—Terrible! terrible! dit M. Jingle d'un air très-grave. (Il était en avance sur tous ses compagnons d'au moins une bouteille et demie.) Horrible spectacle! Très-horrible.

—Quel aimable homme! dit tout bas la tante demoiselle à M. Tupman.

—Et joli garçon par-dessus le marché, murmura Émily Wardle.

—Oh! tout à fait, observa la tante demoiselle.»

M. Tupman pensa à la petite veuve de Rochester, et son esprit fut troublé. La demi-heure de conversation qui suivit n'était pas de nature à le rassurer. Le nouveau visiteur parla beaucoup, et le nombre de ses anecdotes fut pourtant moins grand que celui de ses politesses. M. Tupman sentit que sa faveur décroissait à mesure que celle de M. Jingle devenait plus grande. Son rire était forcé, sa gaieté était feinte, et lorsqu'à la fin il posa sur son oreiller ses tempes brûlantes, il pensa, avec une horrible satisfaction, au plaisir qu'il aurait à tenir en ce moment la tête de M. Jingle entre son lit de plumes et son matelas.

L'infatigable étranger se leva le lendemain de bonne heure, et tandis que ses compagnons demeuraient dans leur lit, accablés par les débauches de la nuit précédente, il s'employa avec succès à égayer le déjeuner. Ses efforts, à cet égard, furent tellement heureux que la vieille dame sourde se fit répéter, à travers son cornet, deux ou trois de ses meilleures plaisanteries, et poussa même la condescendance jusqu'à dire tout haut à la tante demoiselle que c'était un charmant mauvais sujet. Les autres membres présents de la famille partageaient complétement cette opinion.

Dans les belles matinées d'été, la vieille dame avait l'habitude de se rendre sous le berceau où M. Tupman s'était si bien signalé. Les choses se passaient ainsi: d'abord le gros joufflu prenait sur un champignon, dans la chambre à coucher de la vieille lady, un chapeau ou plutôt un capuchon de satin noir, un châle de coton bien chaud, puis une solide canne, ornée d'une poignée commode. Ensuite, la vieille dame ayant mis posément le capuchon et le châle, s'appuyait d'une main sur la canne, de l'autre sur l'épaule de son page bouffi, et marchait lentement jusqu'au berceau, où Joe la laissait jouir de la fraîcheur de l'air pendant une demi-heure: après quoi il retournait la chercher et la ramenait à la maison.

La vieille dame aimait la précision et la régularité, et, comme depuis trois étés successifs cette cérémonie s'était accomplie sans la plus légère infraction aux règles établies, elle ne fut pas légèrement surprise, dans la matinée en question, lorsqu'elle vit le gros joufflu, au lieu de quitter le berceau d'un pas lourd, en faire le tour avec précaution, regarder soigneusement de tous cotés, et se rapprocher d'elle sur la pointe du pied, avec l'air du plus profond mystère.

La vieille dame était poltronne;—presque toutes les vieilles dames le sont;—sa première pensée fut que l'enflé personnage allait lui faire quelque atroce violence pour s'emparer de la menue monnaie qu'elle pouvait avoir sur elle. Elle aurait voulu crier au secours, mais l'âge et l'infirmité l'avaient depuis longtemps privée de la faculté de crier. Elle se contenta donc d'épier les mouvements de son page avec une terreur profonde, qui ne fut nullement diminuée lorsqu'il s'approcha tout près d'elle, et lui cria dans l'oreille d'une voix agitée, et qui lui parut menaçante: «Maîtresse!»

Or il arriva par hasard que M. Jingle se promenait dans le jardin près du berceau, dans ce même moment. Lui aussi entendit crier «Maîtresse!» et il s'arrêta pour en entendre davantage. Il avait trois raisons pour agir ainsi. Premièrement, il était inoccupé et curieux; secondement, il n'avait aucune espèce de scrupule; troisièmement, il était caché par quelques buissons. Il s'arrêta donc, et écouta.

«Maîtresse! cria le gros joufflu.

—Eh bien, Joe! dit la vieille dame toute tremblante. Vous savez que j'ai toujours été une bien bonne maîtresse pour vous. Vous avez toujours été bien traité, Joe. Vous n'avez jamais eu grand'chose à faire, et vous avez toujours eu suffisamment à manger.»

Cet habile discours ayant fait vibrer les cordes les plus intimes du gros garçon, il répondit avec expression: «Je sais ça.

—Alors, pourquoi m'effrayer ainsi? Que voulez-vous me faire? continua la vieille dame en reprenant courage.

—Je veux vous faire frissonner!»

C'était là une cruelle manière de prouver sa gratitude, et, comme la vieille dame ne comprenait pas bien clairement comment ce résultat serait obtenu, elle sentit renaître toutes ses terreurs.

«Savez-vous ce que j'ai vu dans ce berceau, hier au soir? demanda le gros joufflu.

—Dieu nous bénisse! Quoi donc? s'écria la vieille lady, alarmée par l'air solennel du corpulent jeune homme.

—Le gentleman au bras en écharpe qui embrassait....

—Qui? Joe, qui? aucune des servantes, j'espère?

—Pire que ça!» cria le jeune homme dans l'oreille de la vieille dame.

—Aucune de mes petites-filles?

—Pire que ça!

—Pire que cela, Joe! s'écria la vieille dame, qui avait pensé que c'était là la plus grande des atrocités humaines. Qui était-ce, Joe? Je veux absolument le savoir.»

Le délateur regarda soigneusement autour de lui, et, ayant terminé son inspection, cria dans l'oreille de la vieille lady:

«Miss Rachel!

—Quoi? dit-elle d'une voix aiguë. Parlez plus haut!

—Miss Rachel! hurla le gros joufflu.

—Ma fille!»

Joe répondit par une succession de signes affirmatifs, qui imprimèrent à ses joues un mouvement ondulatoire semblable à celui d'un plat de blanc-manger.

«Et elle l'a souffert! s'écria la vieille dame.

—Elle l'a embrassé à son tour! Je l'ai vue!» répondu le gros joufflu en ricanant.

Si M. Jingle, de sa cachette, avait pu voir l'expression du visage de la vieille dame, à cette communication, il est probable qu'un soudain éclat de rire aurait trahi sa présence auprès du berceau. Mais il recueillit seulement des fragments de phrases irritées, telles que:

«Sans ma permission!... A son âge!... Misérable vieille que je suis!... Elle aurait pu attendre que je fusse morte!...»

Puis, ensuite, il entendit les pas pesants du gros garçon qui s'éloignait et laissait la vieille lady toute seule.

C'est un fait remarquable, peut-être, mais néanmoins c'est un fait, que M. Jingle, cinq minutes après son arrivée à Manoir-ferme, avait résolu, dans son for intérieur, d'assiéger sans délai le cœur de la tante demoiselle. Il était assez bon observateur pour avoir remarqué que ses manières dégagées ne déplaisaient nullement au bel objet de ses attaques, et il la soupçonnait fortement de posséder la plus désirable de toutes les perfections: une petite fortune indépendante. L'impérative nécessité de débusquer son rival d'une manière ou d'une autre s'offrit donc immédiatement à son esprit, et il résolut de prendre sans délai des mesures à cet égard. Fielding nous dit quo l'homme est de feu, que la femme est d'étoupe, et que le prince des ténèbres se plaît à les rapprocher. M. Jingle savait que les jeunes gens sont aux tantes demoiselles comme le gaz enflammé à la poudre fulminante, et il se détermina à essayer sur-le-champ l'effet d'une explosion.

Tout en réfléchissant aux moyens d'exécuter cette importante résolution, il se glissa hors de sa cachette, et, protégé par les buissons susmentionnés, regagna la maison sans être aperçu. La fortune semblait déterminée à favoriser ses desseins. Il vit de loin M. Tupman et les autres gentlemen s'enfoncer dans le jardin; il savait que les jeunes demoiselles étaient sorties ensemble après le déjeuner: la côte était donc libre.

La porte du salon se trouvant entr'ouverte, M. Jingle allongea la tête et regarda. La tante demoiselle était en train de tricoter. Il toussa, elle leva les yeux et sourit. Il n'existait aucune dose d'hésitation dans le caractère de M. Jingle; il posa mystérieusement son doigt sur sa bouche, entra dans la chambre et ferma la porte.

«Miss Wardle, dit-il avec une chaleur affectée, pardonnez cette témérité... courte connaissance... pas de temps pour la cérémonie.... Tout est découvert.

—Monsieur! s'écria la tante demoiselle fort étonnée, et doutant presque que M. Jingle fût dans son bon sens.

—Silence! dit M. Jingle d'une voix théâtrale. Gros enflé... face de poupard... les yeux ronds... canaille!...»

Ici il secoua la tête d'une manière expressive, et la tante demoiselle devint toute tremblante d'agitation.

«Je présume que vous voulez parler de Joseph, monsieur? dit-elle en faisant effort pour paraître calme.

—Oui, madame. Damnation sur votre Joe!... Chien de traître que ce Joe!... A instruit la vieille dame... la vieille dame furieuse... enragée... délirante!... Berceau... Tupman... caresses... baisers et tout le reste.... Eh! madame, eh!

—M. Jingle, s'écria la tante demoiselle, si vous êtes venu ici pour m'insulter....

—Pas du tout; pas le moins du monde. Entendu l'histoire, venu pour vous avertir du danger, offrir mes services, prévenir les cancans. Tout est dit. Vous prenez cela pour une insulte... je quitte la place....»

Et il tourna sur ses talons comme pour exécuter cette menace.

«Que dois-je faire? s'écria la pauvre demoiselle, en fondant en larmes. Mon frère sera furieux!

—Naturellement. Enragé!

—Oh! monsieur Jingle, que puis-je faire?

—Dites qu'il a rêvé, répliqua M. Jingle avec aplomb.»

Un rayon de consolation éclaira l'esprit de la tante demoiselle à cette suggestion. M. Jingle s'en aperçut et poursuivit son avantage.

«Bah! bah! rien de plus aisé: garçon mauvais sujet, femme aimable, gros garçon fustigé. Vous toujours crue; terminaison de l'affaire... tout s'arrange.»

Soit que la probabilité d'échapper aux conséquences de cette malencontreuse découverte fût délicieuse pour les sentiments de la tante demoiselle, soit que l'âcreté de son chagrin fût adoucie en s'entendant appeler femme aimable, elle tourna vers M. Jingle son visage reconnaissant et couvert d'une légère rougeur.

L'insinuant gentleman soupira profondément, attacha ses regards pendant quelques minutes sur la figure de la tante demoiselle, puis tressaillit mélodramatiquement, et détourna ses yeux avec précipitation.

«Vous paraissez malheureux, monsieur Jingle, dit la dame d'une voix plaintive. Puis-je vous témoigner ma reconnaissance en vous demandant la cause de vos chagrins, afin de tâcher de les alléger?

—Ah! s'écria M. Jingle avec un autre tressaillement, soulager! les alléger! quand votre amour s'est répandu sur un homme indigne d'une telle bénédiction! qui maintenant même a l'infâme dessein de captiver la nièce d'un ange.... Mais non! il est mon ami et je ne veux pas dévoiler ses vices. Miss Wardle, adieu!»

En terminant ce discours, le plus suivi qu'on lui eût jamais entendu proférer, M. Jingle appliqua sur ses yeux le reste du mouchoir dont nous avons déjà parlé, et se dirigea vers la porte.

«Arrêtez, monsieur Jingle, dit avec force la tante demoiselle. Vous avez fait une allusion à M. Tupman; expliquez-la.

—Jamais! s'écria M. Jingle d'un air théâtral, jamais!»

Et, pour montrer qu'il ne voulait pas être questionné davantage, il prit une chaise et s'assit tout auprès de la tante demoiselle.

«M. Jingle, reprit-elle, je vous implore, je vous supplie de me révéler l'affreux mystère qui enveloppe M. Tupman.

—Ah! repartit M. Jingle en fixant ses yeux sur le visage de la tante, puis-je voir... charmante créature... sacrifiée à l'autel? Avarice sordide!»

Il parut lutter pendant quelques secondes contre des émotions de toute nature; puis il dit d'une voix basse et profonde:

«Tupman n'aime que votre argent.

—Le misérable!» s'écria la demoiselle avec une énergique indignation.

Les doutes de M. Jingle étaient résolus: elle avait de l'argent.

«Bien plus, ajouta-t-il, il en aime une autre....

—Une autre! balbutia la tante. Et qui?

—Petite jeune fille... les yeux noirs... nièce Émily.»

Il y eut un silence; car s'il existait dans tout l'univers un individu femelle pour qui Rachel ressentit une jalousie mortelle, invétérée, c'était précisément cette nièce. Le rouge lui monta au visage et au col, et elle secoua silencieusement sa tête avec une expression d'ineffable dédain.

A la fin, mordant sa lèvre mince et se redressant un peu, elle dit d'une voix aigrelette;

«Cela ne se peut pas. Je ne veux pas le croire.

—Épiez-les, répliqua M. Jingle.

—Je le ferai.

—Épiez les regards de Tupman.

—Je le ferai.

—Ses chuchotements.

—Je le ferai!

—Il ira s'asseoir auprès d'elle à dîner.

—Nous verrons.

—Il lui fera des compliments.

—Nous verrons.

—Et il vous plantera là.

—Me planter là! cria-t-elle en tremblant de rage. Me planter là!

—Avez-vous des yeux pour vous en convaincre? reprit M. Jingle.

—Oui.

—Montrerez-vous du caractère?

—Oui.

—L'écouterez-vous ensuite?

—Jamais!

—Prendrez-vous un autre amant?

—Oui.

—Ce sera moi?»

Et M. Jingle tomba sur ses genoux et y resta pendant cinq minutes. Quand il se releva, il était l'amant accepté de la tante demoiselle, conditionnellement, toutefois, et pourvu que l'infidélité de M. Tupman fût rendue manifeste.

M. Jingle devait en fournir des preuves, et elles arrivèrent dès le dîner. Miss Rachel pouvait à peine en croire ses yeux. M. Tracy Tupman était assis à côté d'Émily, lorgnant, souriant, parlant bas, en rivalité avec M. Snodgrass. Pas un mot, pas un regard, pas un signe n'étaient dirigés vers celle qui, le soir précédent, était l'orgueil de son cœur.

«Damné garçon! pensa le vieux Wardle, qui avait appris de sa mère toute l'histoire; damné garçon! Il était endormi. C'est pure imagination!

—Scélérat! pensait la tante demoiselle. Cher monsieur Jingle, vous ne me trompiez pas. Oh! que je déteste le misérable!»

L'inexplicable changement que semblait annoncer la conduite de M. Tupman sera expliqué à nos lecteurs par la conversation suivante.

C'était le soir du même jour, et la scène se passait dans le jardin. Deux personnages marchaient dans une allée écartée. L'un était assez gros et assez court, l'autre assez long et assez grêle. L'un était M. Tupman, l'autre, M. Jingle.

Le gros personnage commença le dialogue en demandant:

«M'en suis-je bien tiré?

—Superbe! fameux! N'aurais pas mieux joué le rôle moi-même. Il faut recommencer demain, tous les jours, jusqu'à nouvel ordre.

—Rachel le désire encore?

—Cela ne l'amuse pas, naturellement; mais il le faut bien. Le frère est terrible; elle a peur. On ne peut faire autrement. Dans quelques jours, les soupçons détruits, les vieilles gens déroutés, elle couronnera votre bonheur.

—Vous n'avez pas d'autre message?

—L'amour, le plus tendre amour, les plus doux sentiments, une affection inaltérable. Puis-je dire quelque chose pour vous?

—Mon cher, répondit l'innocent M. Tupman en serrant chaleureusement la main de son ami, portez-lui mes plus vives tendresses. Dites-lui combien j'ai de peine à dissimuler. Dites tout ce qu'on peut dire d'aimable; mais ajoutez que je reconnais la nécessité du rôle qu'elle m'a imposé ce matin par votre conseil. Dites que j'applaudis à sa sagesse et que j'admire sa discrétion.

—Je le lui dirai. Est-ce tout?

—Oui. Ajoutez seulement que je soupire ardemment après l'époque où elle m'appartiendra, où toute dissimulation deviendra inutile.

—Certainement, certainement. Est-ce tout?

—Oh! mon ami! dit le pauvre M. Tupman en pressant de nouveau la main de son compagnon, oh! mon ami, recevez mes remercîments les plus sincères pour votre bonté désintéressée, et pardonnez-moi si, même en imagination, je vous ai jamais fait l'injustice de supposer que vous pourriez me nuire. Mon cher ami, pourrai-je jamais reconnaître un tel service?

—Ne parlez pas de ça, répliqua M. Jingle, ne par....»

Et il s'interrompit, comme s'il s'était rappelé tout d'un coup quelque chose.

«A propos, reprit-il, vous ne pourriez pas me prêter dix guinées, hein? Affaire très-urgente. Vous rendrai ça dans trois jours.

—Je crois que je puis vous obliger, répondit M. Tupman dans la plénitude de son cœur. Dans trois jours, dites-vous?

—Rien que trois jours; tout fini, alors, plus de difficultés.»

M. Tupman compta les dix guinées dans la main de son compagnon, et celui-ci les insinua dans son gousset, pièce par pièce, tout en regagnant la maison.

«Attention! dit M. Jingle, pas un regard.

—Pas un coup d'œil, repartit M. Tupman.

—Pas un mot!

—Pas une syllabe.

—Toutes vos cajoleries pour la nièce; plutôt brutal qu'autre chose envers la tante, seul moyen de tromper les envieux....

—Je ne m'oublierai pas, répondit tout haut M. Tupman.

—Et je ne m'oublierai pas non plus,» dit tout bas M. Jingle.

Ils entraient alors dans la maison.

La scène du dîner fut répétée le soir même et pendant trois autres dîners et trois soirées subséquentes. Le quatrième soir, le vieux Wardle paraissait fort satisfait, car il s'était convaincu que M. Tupman avait été faussement accusé; celui-ci était également joyeux, car M. Jingle lui avait dit que son affaire serait bientôt terminée; M. Pickwick se trouvait très-heureux, car c'était son état habituel; M. Snodgrass ne l'était pas, car il devenait jaloux de M. Tupman; la vieille lady était de fort bonne humeur, car elle gagnait au whist; enfin M. Jingle et miss Wardle étaient enchantés, pour des raisons tellement importantes dans cette véridiques histoire, qu'elles seront racontées dans un autre chapitre.



CHAPITRE IX.

La découverte et la poursuite.


Le souper était servi, les chaises étaient placées autour de la table; des bouteilles, des pots et des verres étaient rangés sur le buffet; tout enfin annonçait l'approche du moment le plus sociable des vingt-quatre heures, c'est-à-dire le moment du souper.

«Où est Rachel? demanda M. Wardle.

—Et Jingle, ajouta M. Pickwick.

—Tiens! reprit son hôte, comment ne nous sommes-nous pas aperçus plus tôt de son absence? Il y a au moins deux heures que je n'ai entendu sa voix. Émily, ma chère, tirez la sonnette.»

La sonnette retentit et le gros joufflu parut.

«Où est miss Rachel?»

Il n'en savait rien.

—Où est M. Jingle, alors?»

Il ne pouvait le dire.

Tout le monde parut surpris. Il était tard: onze heures passées. M. Tupman riait dans sa barbe, car ils devaient être dans quelque coin à parler de lui.

«Drôle de farce, ha! ha!

—Cela ne fait rien, dit M. Wardle après une courte pause. Je suis sûr qu'ils vont revenir à l'instant. Je n'attends jamais personne, au souper.

—Excellente règle! repartit M. Pickwick. Admirable!

—Je vous en prie, asseyez-vous, poursuivit son hôte.

—Certainement,» dit M. Pickwick.

Et ils s'assirent.

Il y avait sur la table une gigantesque pièce de bœuf froid, et M. Pickwick en avait reçu une abondante portion. Il avait porté la fourchette vers ses lèvres et était sur le point d'ouvrir la bouche pour y introduire un morceau convenable, quand un grand bruit de voix s'éleva tout à coup dans la cuisine. M. Pickwick leva la tête et abaissa sa fourchette; M. Wardle cessa de découper, et insensiblement lâcha le couteau, qui resta inséré dans la morceau de bœuf. Il regarda M. Pickwick, et M. Pickwick le regarda.

Des pas lourds retentirent dans le passage. La porte de la salle à manger s'ouvrit tout à coup, et l'homme qui avait nettoyé les bottes de M. Pickwick le jour de son arrivée, se précipita dans la chambre, suivi du gros joufflu et de tous les autres domestiques.

«Que diable cela veut-il dire? s'écria l'amphytrion.

—Est-ce que le feu est dans la cheminée de la cuisine? demanda la vieille lady.

—Non! grand'maman! crièrent les deux jeunes personnes.

—Qu'est-ce qu'il y a?» reprit le maître de la maison.

L'homme respira profondément, et dit d'une voix essoufflée:

«Ils sont partis, monsieur; partis sans tambour, ni trompette, monsieur!»

Dans ce moment, on remarqua que M. Tupman posait sa fourchette et son couteau et devenait excessivement pâle.

«Qui est-ce qui est parti? demanda M. Wardle avec colère.

—M. Jingle et miss Rachel, dans une chaise de poste du Lion Bleu, à Muggleton! J'étais là, mais je n'ai pas pu les arrêter; alors, je suis accouru pour vous dire....

—J'ai payé ses frais! s'écria M. Tupman en se dressant sur ses pieds d'un air frénétique. Il m'a attrapé dix guinées! arrêtez-le! Il m'a filouté! C'est trop fort! Je me vengerai, Pickwick! Je ne le souffrirai pas!»

Et, tout en proférant mille exclamations incohérentes de cette nature, le malheureux gentleman tournait tout autour de la chambre dans un transport de fureur.

«Le seigneur nous protège! s'écria M. Pickwick en regardant avec une surprise mêlée de crainte les gestes extraordinaires de son ami. Il est devenu fou! qu'allons-nous faire?

—Ce que nous allons faire! repartit le vigoureux vieillard, qui ne prêta d'attention qu'aux derniers mots de son convive; mettez le cheval au cabriolet; je vais prendre une chaise au Lion Bleu, et les poursuivre sur-le-champ! Où est ce scélérat de Joe?

—Me voici, mais je ne suis pas un scélérat! répliqua une voix, c'était celle du gros joufflu.

—Laissez-moi l'attraper, Pickwick! cria M. Wardle en se précipitant vers le malencontreux jeune homme. Il a été payé par ce fripon de Jingle pour me faire perdre la trace en me contant des balivernes sur ma sœur et sur votre ami Tupman. (Ici M. Tupman se laissa tomber sur une chaise.) Laissez-moi l'attraper!

—Retenez-le! s'écrièrent toutes les femmes; et par-dessus leurs voix effrayées, on entendait distinctement les sanglots du gros garçon.

—Je ne veux pas qu'on me retienne! bégayait le colérique vieillard. M. Winkle, ôtez vos mains! M. Pickwick! Lâchez-moi, monsieur!»

Dans ce moment de tourmente et de confusion, c'était un beau spectacle de voir l'attitude calme et philosophique de M. Pickwick. Une tranquillité majestueuse régnait sur sa figure quoiqu'elle fût un peu enflammée par les efforts qu'il faisait pour modérer les passions impétueuses de son hôte, dont il avait fortement embrassé la vaste ceinture. Pendant ce temps, Joe était égratigné, tiré, bousculé, poussé hors de la chambre par toutes les femmes qui s'y trouvaient rassemblées. Après sa disparition, M. Wardle fut relâché, et dans le même instant, on vint annoncer que le cabriolet était prêt.

«Ne le laissez pas aller seul, crièrent les femmes, il tuera quelqu'un.

—J'irai avec lui, dit M. Pickwick.

—Vous êtes un bon garçon, Pickwick, repartit M. Wardle en lui serrant la main. Emma, donnez un châle à M. Pickwick pour attacher autour de son cou. Dépêchez! Soignez votre grand-mère, enfants, elle se trouve mal. Allons, êtes-vous prêt?»

La bouche et le menton de M. Pickwick ayant été rapidement enveloppés d'un châle, son chapeau ayant été enfoncé sur sa tête, et son pardessus jeté sur son bras, il répliqua affirmativement.

Lorsque nos deux amis furent montés dans le cabriolet:

«Lâchez-lui la bride, Tom,» cria le vieillard. Et la voiture partit à travers les ruelles étroites, tombant dans les ornières et frôlant les haies, au hasard de se briser à chaque instant.

«Ont-ils beaucoup d'avance?... cria M. Wardle en arrivant à la porte du Lion Bleu autour de laquelle, malgré l'heure avancée, il s'était formé un groupe de causeurs.

—Pas plus de trois quarts d'heure; répondirent tous les assistants à la fois.

—Une chaise et quatre chevaux! sur-le-champ. Allons! Allons! Vous rentrerez le cabriolet après.

—Allons, enfants! cria l'aubergiste, une chaise et quatre chevaux. Alerte! Alerte!»

Sans retard s'empressèrent valets et postillons. Les lanternes brillèrent, les hommes coururent çà et là, les fers des chevaux retentirent sur les pavés inégaux de la cour, le roulement de la chaise se fit entendre comme on la tirait de la remise: tout était bruit et mouvement.

«Allons donc! cette chaise viendra-t-elle cette nuit? cria M. Wardle.

—La voilà dans la cour, monsieur, répondit l'aubergiste.»

La chaise sortit en effet; les chevaux y furent attelés; les postillons montèrent sur ceux-ci, les voyageurs dans celle-là.

—Postillon! cria M. Wardle, les sept milles de ce relai en moins d'une demi-heure!

—En route!»

Les postillons appliquèrent le fouet et l'éperon; les garçons saluèrent; les palefreniers crièrent, et ils partirent d'un train furieux.

«Jolie situation! pensa M. Pickwick quand il eut le loisir de la réflexion. Jolie situation pour le président perpétuel du Pickwick-Club! Une chaise humide, des chevaux enragés, quinze milles à l'heure et minuit passé!»

Pendant les trois ou quatre premiers milles, les deux amis, ensevelis dans leurs réflexions, n'échangèrent pas une seule parole, mais lorsque les chevaux, qui s'étaient échauffés, commencèrent à dévorer le terrain, M. Pickwick devint trop animé par la rapidité du mouvement pour continuer à rester entièrement muet.

«Nous sommes sûrs de les attraper, je pense? commença-t-il.

—Je l'espère, répliqua son compagnon.

—Une belle nuit! continua M. Pickwick en regardant la lune qui brillait paisiblement.

—Tant pis, car ils ont eu l'avantage du clair de lune pour prendre l'avance, et nous allons en être privés. Elle sera couchée dans une heure.

—Il sera assez désagréable d'aller de ce train-là dans l'obscurité, n'est-il pas vrai?

—Certainement,» répliqua sèchement M. Wardle.

L'excitation temporaire de M. Pickwick commença à se calmer un peu, lorsqu'il réfléchit aux inconvénients et aux dangers de l'expédition dans laquelle il s'était embarqué si légèrement. Il fut tiré de ces pensées déplaisantes par les clameurs des postillons.

«Ohé! ohé! ohé! ohé! ohé! cria le premier postillon.

—Ohé! ohé! ohé! ohé! ohé! hurla le second postillon.

—Ohé! ohé! ohé! ohé! ohé! vociféra le vieux Wardle lui-même en mettant la moitié de son corps hors de la portière.

—Ohé! ohé! ohé! ohé! ohé!» répéta M. Pickwick, en s'unissant au refrain, sans avoir la plus légère idée de ce qu'il signifiait.

Au milieu de ces cris poussés par tous les quatre à la fois, la chaise s'arrêta.

«Qu'est-ce qui nous arrive? demanda M. Pickwick.

—Il y a une barrière ici, répondit le vieux Wardle, et nous aurons des nouvelles des fugitifs.»

Au bout de cinq minutes consommées à frapper et à crier sans relâche, un vieux bonhomme, n'ayant que sa chemise et son pantalon, sortit de la maison du Turnpike et ouvrit la barrière11.

«Combien y a-t-il qu'une chaise est passée ici? demanda M. Wardle.

—Combien y a?

—Oui.

—Ma foi je n'en sais trop rien. N'y a pas trop longtemps, ni trop peu non plus. Juste entre les deux peut-être.

—Est-il passé une chaise, seulement.

—Ah! mais oui, il est passé une chaise.

—Combien y a-t-il de temps, mon ami? dit M. Pickwick en s'interposant. Une heure?

—Ah! cela se pourrait bien, répliqua l'homme.

—Ou deux heures? demanda le premier postillon.

—Je n'en serais pas bien étonné, répondit l'homme d'un air de doute.

—En route, postillons! s'écria M. Wardle irrité; voilà assez de temps de perdu avec ce vieil idiot.

—Idiot! répéta le vieux, en contemplant avec un ricanement la chaise qui diminuait rapidement à mesure que la distance augmentait. Non! Pas si idiot que vous croyez. Vous avez perdu dix minutes ici, et vous êtes juste aussi savant qu'auparavant. Si tous les camarades sur la route reçoivent une guinée et la gagnent moitié aussi bien, vous ne rattraperez pas l'autre chaise avant la Saint-Michel, mon gros courtaud!»

Ayant fait suivre son discours d'un ricanement prolongé, le vieux bonhomme ferma la barrière, rentra dans sa maison, et barricada la porte après lui.

Cependant nos voyageurs poursuivaient leur route sans aucun ralentissement. La lune, comme M. Wardle l'avait prédit, déclinait avec rapidité; de sombres et pesants nuages, qui depuis quelques temps s'étaient graduellement étendus dans le ciel, venaient de se réunir au zénith en une masse noire et compacte. De larges gouttes de pluie fouettaient de temps en temps les glaces de la chaise, et semblaient avertir les voyageurs de l'approche rapide d'une tempête. Le vent qui soufflait directement contre eux, s'engouffrait en tourbillon furieux dans la route étroite, et gémissait tristement à travers les arbres. M. Pickwick resserra plus soigneusement sa redingote, s'établit plus commodément dans son coin, et tomba dans un profond sommeil, dont il fut tiré bientôt après par la cessation de tout mouvement, par le bruit d'une sonnette, et par ce cri répété à voix haute:

«Des chevaux sur-le-champ!»

Mais ici il arriva un autre délai. Les postillons dormaient d'un sommeil si mystérieusement profond, qu'il fallut plus de cinq minutes pour éveiller chacun d'eux. Le palefrenier avait perdu la clef de l'écurie, et quand à la fin elle fut trouvée, deux garçons endormis transposèrent les harnais des chevaux, et il fallut recommencer toute l'opération du harnachement. Si M. Pickwick avait été seul, ces obstacles multipliés auraient bientôt mis un terme à la poursuite; mais le vieux Wardle n'était pas démonté si aisément. Il s'employa avec tant de bonne volonté, poussant l'un, bousculant l'autre, prenant une chaîne par-ci, attachant une boucle par-là, que la chaise fut prête à rouler en un espace de temps beaucoup plus court qu'on n'aurait pu l'espérer raisonnablement, sous l'influence de tant de difficultés.

Ils recommencèrent donc leur voyage, et certainement avec une perspective fort peu engageante. Le relai était de 15 milles, la nuit sombre, le vent violent, la pluie battante. Il était impossible de faire beaucoup de chemin en luttant contre tant d'obstacles, aussi ne fallut-il guère moins de deux heures pour arriver au relai suivant. Mais ici, se présenta à leurs yeux un objet qui réveilla leur courage et ranima leurs esprits abattus.

«Quand cette chaise est-elle arrivée? s'écria le vieux Wardle, en sautant hors de sa voiture et montrant une autre chaise couverte d'une boue encore humide, qui était restée dans la cour.

—Il n'y a pas un quart d'heure, monsieur, répliqua le valet d'écurie à qui cette question était adressée.

—Une dame et un gentleman? demanda Wardle, pantelant d'impatience.

—Oui, monsieur.

—Grand homme en habit, longues jambes, le corps mince?

—Oui, monsieur.

—Une dame d'un certain âge, le visage maigre, rien que la peau sur les os, hein?

—Oui, monsieur.

—Pardieu! Pickwick, ce sont eux! s'écria le vieux gentleman.

—Ils auraient été ici plus tôt, poursuivit le palefrenier; mais un de leurs traits s'est cassé.

—Ce sont eux, reprit Wardle. Ce sont eux, par Jupiter! Une chaise et quatre chevaux, à l'instant! Nous les attraperons avant l'autre relai. Allons, postillons! de l'activité. Une guinée chacun, postillons! Vivement; dépêchons, mes enfants, en route!»

Tout en proférant ces exhortations, le vieux gentleman courait à droite et à gauche, et s'occupait de tous les détails avec une excitation qui se communiqua à M. Pickwick. Sous cette influence contagieuse, celui-ci s'empêtra les jambes dans les harnais, se fourra au milieu des chevaux, se fit comprimer l'abdomen par les roues de la chaise, s'imaginant et croyant fermement qu'en faisant tout cela il accélérait matériellement les préparatifs de leur départ.

«Grimpez, grimpez vite! s'écria le vieux Wardle en montant dans la chaise, relevant le marchepied, et fermant la portière après lui. Allons donc! dépêchez-vous.»

M. Pickwick était de l'autre côté de la voiture, et avant qu'il pût savoir précisément de quoi il s'agissait, il se sentit soulever par le vieux gentleman, pousser par le valet d'écurie; et en route! ils étaient partis au grand galop.

«Ah! voilà qui s'appelle marcher maintenant! dit M. Wardle avec complaisance.»

Et en effet, ils marchaient, comme le témoignaient suffisamment à M. Pickwick ses constantes collisions avec les durs panneaux de la voiture ou avec son compagnon.

«Tenez-vous ferme, dit le robuste vieillard au philosophe, qui venait de piquer une tête au beau milieu de l'immense gilet de son compagnon de voyage.

—Je n'ai jamais été aussi cahoté de ma vie; répondit-il.

—Ne faites pas attention, reprit son camarade. Ce sera bientôt fini. Ferme! ferme!»

M. Pickwick se planta dans son coin aussi solidement qu'il le put, et la chaise roula plus vite que jamais.

Ils avaient brûlé de cette manière environ trois milles, quand M. Wardle qui, depuis quelques minutes, tenait sa tête hors de la portière, la retira toute couverte d'éclaboussures, et s'écria, haletant d'impatience: «Les voilà!»

M. Pickwick mit aussitôt la tête à l'autre portière et vit, à peu de distance devant eux, une voiture qui détalait au grand galop.

«En avant! en avant!» vociféra le vieux gentleman. «Deux guinées, postillons! Rattrapez-les! rattrapez-les!»

Les chevaux de la première chaise repartirent de toute leur vitesse, et ceux de M. Wardle galoppèrent avec fureur après eux.

«Je vois sa tête!» s'écria le colérique vieillard. «Dieu me damne! je vois sa tête!

—Et moi aussi,» dit M. Pickwick. «C'est lui-même.»

M. Pickwick ne se trompait point. On apercevait clairement à la portière de la chaise la figure de M. Jingle, complétement couverte par la boue que lançaient les roues de sa voiture. Le mouvement de ses bras qu'il agitait violemment vers les postillons dénotait qu'il les encourageait à redoubler leurs efforts.

L'intérêt devint immense. Les champs, les arbres, les haies semblaient tourbillonner autour d'eux. Ils arrivèrent tout auprès de la première chaise; ils entendaient, par-dessus le bruit des roues, la voix de M. Jingle qui gourmandait ses postillons. Le vieux Wardle écumait de rage et d'excitation; il rugissait par douzaine des «coquin!» des «scélérat!» Il brandissait son poing et en menaçait l'objet de son indignation; mais M. Jingle ne répondait à ces outrages que par un sourire moqueur, puis par un cri de triomphe et de dérision, lorsque ses chevaux, obéissant à l'énergie croissante du fouet et de l'éperon, redoublèrent de vitesse et laissèrent en arrière ceux qui les poursuivaient.

M. Pickwick venait de retirer sa tête de la portière, et M. Wardle, fatigué de crier, en avait fait autant, quand une secousse terrible les jeta tous les deux sur le devant de la voiture. Un craquement violent se fit entendre, une roue se détacha, et la chaise versa sur le flanc.

Après quelques secondes de confusion où l'on ne pouvait rien discerner que le trépignement des chevaux et le brisement des glaces, M. Pickwick se sentit tirer violemment des décombres, et, aussitôt qu'il fut d'aplomb sur ses pieds et qu'il eut dégagé sa tête du collet de sa redingote, par lequel se trouvaient notablement obstruées les fonctions de ses besicles, il reconnut toute l'étendue de leur désastre. Le jour venait de paraître, et la scène était parfaitement éclairée par la grise lumière du matin.

Le vieux Wardle était debout, à côté de lui, sans chapeau, les habits déchirés. A ses pieds gisaient les débris de la voiture. Les postillons, défigurés par la boue et par une course violente étaient parvenus à couper les traits et se tenaient à la tête de leurs chevaux. A une centaine de pas en avant, on voyait l'autre chaise qui s'était arrêtée en entendant le bruit de leur naufrage. Les postillons, dont la figure était contournée par un ricanement féroce, contemplaient du haut de leur selle leurs adversaires démontés, tandis que M. Jingle, à la portière, examinait, avec une évidente satisfaction la ruine de ses persécuteurs.

—Ohé? cria l'effronté comédien; personne d'endommagé?—Gentlemen d'un certain âge,—assez lourds,—dangereux,—très-dangereux.

—Canaille! vociféra M. Wardle.

—Ah! ah! ah!» répliqua Jingle; et ensuite il ajouta, en clignant de l'œil d'un air malin, et en désignant avec son pouce l'intérieur de la chaise: «Elle va très-bien,—vous offre ses compliments,—vous prie de ne pas vous déranger. Des amitiés à Tuppy.—Ne voulez-vous pas monter derrière?—En route, postillons!»

Les postillons se remirent en selle; la chaise recommença à rouler, et M. Jingle, étendant son bras hors de la portière, agitait, par dérision, un mouchoir blanc.

Rien, dans toute cette aventure, n'avait pu troubler l'humeur égale et tranquille de M, Pickwick, pas même la culbute de sa voiture et de sa personne. Mais il ne put supporter patiemment l'infamie de celui qui, après avoir emprunté de l'argent à son fidèle disciple, se permettait d'abréger son nom en celui de Tuppy. Il devint rouge jusqu'au bord de ses lunettes, et, ayant respiré fortement, il dit d'une voix lente et emphatique: «Si jamais je rencontre cet homme, je veux....

—Oui, oui, interrompit M. Wardle, tout cela est fort bien, mais, tandis que nous restons là à parler, ils obtiendront une licence et seront mariés à Londres.»

M. Pickwick s'arrêta et renferma sa vengeance au fond de son cœur.

«Combien y a-t-il d'ici au premier relai! demanda M. Wardle à l'un des postillons.

—Six milles, n'est-ce pas, Tom?

—Un peu plus.

—Un peu plus de six milles, monsieur.

—Il n'y a pas de remède, il faut les faire à pied, Pickwick.

—Il n'y a pas de remède,» répéta cet homme vraiment grand.

Par l'ordre de M. Wardle, l'un des postillons partit devant, à cheval, pour faire atteler une nouvelle chaise, et l'autre resta en arrière pour prendre soin de celle qui était brisée. En même temps, M. Pickwick et le vieux gentleman se mettaient courageusement en marche, après avoir soigneusement attaché leurs châles autour de leur cou et avoir enfoncé leur chapeau sur leurs oreilles, pour éviter autant que possible le déluge de pluie qui recommençait à tomber.



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