Aventures de Monsieur Pickwick, Vol. I
CHAPITRE XXVI.
Contenant un récit abrégé des progrès de l'action Bardell contre Pickwick.
Ayant accompli le principal objet de son voyage en démasquant l'infamie de Jingle, M. Pickwick résolut de retourner immédiatement à Londres, afin de savoir quelles mesures Dodson et Fogg avaient prises contre lui. Exécutant cette résolution avec toute l'énergie de son caractère, il monta à l'extérieur de la première voiture qui quitta Ipswich, le lendemain du jour où se passèrent les mémorables événements que nous venons de rapporter, et arriva dans la métropole le même soir, en parfaite santé, accompagné de ses trois disciples et de Sam.
Là, nos amis se séparèrent pour quelque temps. MM. Tupman, Winkle et Snodgrass se rendirent à leurs domiciles, afin de faire les préparatifs nécessaires pour leur voyage prochain à Dingley-Dell: M. Pickwick et Sam s'établirent dans un hôtel fort bon quoique fort antique, le George et Vautour, George Yard, Lombard-street.
M. Pickwick avait dîné et fini sa seconde pinte d'excellent porto; il avait enfoncé son mouchoir de soie sur sa tête, et posé ses pieds sur le garde-feu; enfin il s'était renversé dans sa bergère, lorsque l'entrée de Sam avec son sac de nuit le tira de sa tranquille méditation.
«Sam, dit-il.
—Monsieur?
—Je pensais justement que j'ai laissé beaucoup de choses chez mistress Bardell, rue Goswell, et qu'il faudra que je les fasse prendre avant de repartir.
—Très-bien, monsieur.
—Je pourrais les envoyer pour le moment chez M. Tupman. Mais avant de les faire enlever, il faudrait les mettre en ordre. Je désirerais que vous allassiez jusqu'à la rue Goswell et que vous arrangeassiez tout cela, Sam.
—Tout de suite, monsieur?
—Tout de suite. Et... attendez, Sam, ajouta M. Pickwick en tirant sa bourse. Il faut payer le loyer. Le terme n'est dû qu'à Noël, mais vous le payerez pour que tout soit fini. Je puis donner congé en prévenant un mois d'avance. Voici le congé. Donnez-le à Mme Bardell. Elle mettra écriteau quand elle voudra.
—Très-bien, monsieur. Rien de plus?
—Rien de plus, Sam.»
Sam se dirigea à petits pas vers l'escalier, comme s'il eût attendu encore quelque chose. Il ouvrit lentement la porte, et étant sorti lentement, l'avait doucement refermée, à deux pouces près, lorsque M. Pickwick cria:
«Sam!
—Oui, monsieur, répondit Sam, en revenant vivement et fermant la porte après soi.
—Je ne m'oppose pas à ce que vous tâchiez de savoir comment Mme Bardell semble personnellement disposée envers moi, et s'il est réellement probable que ce procès infâme et sans base soit poussé à toute extrémité. Je dis que je ne m'oppose pas à ce que vous essayiez de découvrir cela, si vous le désirez, Sam.»
Sam fit un léger signe d'intelligence et quitta la chambre. M. Pickwick enfonça de nouveau le mouchoir de soie sur sa tête et s'arrangea pour faire un somme.
Il était près de neuf heures lorsque Sam atteignit la rue Goswell. Une paire de chandelles brûlaient dans le parloir, et l'ombre d'une couple de chapeaux se distinguait sur la jalousie. Mistress Bardell avait du monde.
Sam frappa à la porte. Après un assez long intervalle, pendant lequel mistress Bardell tâchait de persuader une chandelle réfractaire de se laisser allumer, de petites bottes se firent entendre sur le tapis et master Bardell se présenta.
«Eh bien! jeune homme, dit Sam, comment va c'te mère?
—Elle ne va pas mal, ni moi non plus.
—Eh bien! j'en suis charmé. Dites-lui que j'ai à lui parler, mon jeune phénomène.»
Master Bardell, ainsi conjuré, posa la chandelle réfractaire sur la première marche de l'escalier, et disparut, avec son message, derrière la porte du parloir.
Les deux chapeaux dessinés sur les carreaux étaient ceux des deux amies les plus intimes de mistress Bardell. Elles venaient d'arriver pour prendre une paisible tasse de thé et un petit souper chaud de pommes de terre et de fromage rôti; et tandis que le fromage bruissait et friait devant le feu, tandis que les pommes de terre cuisaient délicieusement dans un poêlon, mistress Bardell et ses deux amies se régalaient d'une petite conversation critique concernant toutes leurs connaissances réciproques. Master Bardell interrompit cette intéressante revue en rapportant le message qui lui avait été confié par Sam.
«Le domestique de M. Pickwick! s'écria mistress Bardell en pâlissant.
—Bonté divine! fit mistress Cluppins.
—Eh bien! réellement je n'aurais pas cru ça, si je n'y avais pas t'été,» déclara mistress Sanders.
Mistress Cluppins était une petite femme vive et affairée; mistress Sanders une personne grosse, grasse et pesante. Toutes les deux formaient la compagnie.
Mistress Bardell trouva convenable d'être agitée, et comme aucune des trois amies ne savait s'il était bon d'avoir des communications avec le domestique de M. Pickwick, autrement que par la ministère de Dodson et Fogg, elles se trouvaient prises au dépourvu. Dans cet état d'indécision, la première chose à faire était évidemment de taper le petit garçon pour avoir trouvé M. Weller à la porte. La tendre mère n'y manqua pas, et il se mit à crier fort mélodieusement.
«Ne m'étourdissez pas les oreilles, méchante créature! lui dit mistress Bardell.
—Ne tourmentez pas votre pauvre chère mère! cria mistress Cluppins.
—Elle en a assez des tourments, ajouta mistress Sanders avec une résignation sympathisante.
—Ah! oui, l'est-elle malheureuse! pauvre agneau!» reprit mistress Cluppins.
Pendant ces réflexions morales, master Bardell hurlait de plus en plus fort.
«Qu'allons-nous faire maintenant? demanda mistress Bardell à mistress Cluppins.
—Je pense que vous devriez le voir, devant un témoin, s'entend.
—Deux témoins, serait plus légal, fit observer mistress Sanders, qui, ainsi que son amie, crevait de curiosité.
—Peut-être qu'il vaudrait mieux le faire venir ici,» reprit mistress Bardell.
Mistress Cluppins adopta avidement cette idée. «Bien sûr! s'écria-t-elle. Entrez, jeune homme, et fermez d'abord la porte, s'il vous plaît.»
Sam saisit l'occasion aux cheveux, et se présentant dans le parloir, exposa, ainsi qu'il suit, sa commission à mistress Bardell:
«Très-fâché de vous déranger, madame, comme disait le chauffeur à la vieille dame en la mettant sur le gril; mais comme je viens justement d'arriver avec mon gouverneur et que nous nous en allons incessamment, il n'y a pas moyen d'empêcher ça, comme vous voyez.
—Effectivement le jeune homme ne peut pas empêcher les fautes de son maître, fit observer mistress Cluppins, sur laquelle l'apparence et la conversation de Sam avaient fait beaucoup d'impression.
—Non certainement, répondit mistress Sanders, en jetant un regard attendri sur le petit poêlon, et en calculant mentalement la distribution probable des pommes de terre, au cas où Sam serait invité à souper.
—Ainsi donc, poursuivit l'ambassadeur, sans remarquer l'interruption, voilà pourquoi je suis venu ici: primo, d'abord, pour vous donner congé: le voilà ici; secondo, pour payer le loyer: le voilà ici; troiso, pour dire que vous mettiez toutes nos histoires en ordre, pour donner à la personne que nous enverrons pour les prendre; quatro, que vous pouvez mettre l'écriteau aussitôt que vous voudrez. Et voilà tout.
—Malgré ce qui est arrivé, soupira mistress Bardell, je dirai toujours et j'ai toujours dit que, sous tous les rapports, excepté un, M. Pickwick s'est toujours conduit comme un gentleman parfait; son argent était toujours aussi solide que la banque, toujours.»
En disant ceci, mistress Bardell appliqua son mouchoir à ses yeux... et sortit de la chambre pour faire la quittance.
Sam savait bien qu'il n'avait qu'à rester tranquille et que les deux invitées ne manqueraient point de parler; aussi se contenta-t-il de regarder alternativement le poêlon, le fromage, le mur et le plancher, en gardant le plus profond silence.
«Pauvre chère femme! s'écria mistress Cluppins.
—Pauvre criature!» rétorqua mistress Sanders.
Sam ne dit rien; il vit qu'elles arrivaient au sujet.
«Riellement je ne puis pas me contenir, dit mistress Cluppins, quand je pense à une trahison comme ça. Je ne veux rien dire pour vous vexer, jeune homme, mais votre maître est une vieille brute, et je désire que je l'eusse ici pour lui dire à lui-même.
—Je désire que vous l'eussiez, répondit Sam.
—C'est terrible de voir comme elle dépérit et qu'elle ne prend plaisir à rien, excepté quand ses amies viennent, par pure charité, pour causer avec elle et la rendre confortable, reprit mistress Cluppins en jetant un coup d'œil au poêlon et au fromage. C'est choquant.
—Barbaresque! ajouta mistress Sanders.
—Et votre maître, qu'est un homme d'argent, qui ne s'apercevrait tant seulement pas de la dépense d'une femme. Il n'a pas l'ombre d'une excuse. Pourquoi ne l'épouse-t-il pas?
—Ah! dit Sam. Bien sûr, voilà la question.
—Certainement, qu'elle lui demanderait la question, si elle avait autant de courage que moi, poursuivit mistress Cluppins avec grande volubilité. Quoi qu'il en soit, il y a une loi pour nous autres femmes, malgré que les hommes voudraient nous rendre comme des esclaves. Et votre maître saura ça à ses dépens, jeune homme, avant qu'il soit plus vieux de six mois.»
A cette consolante réflexion, mistress Cluppins se redressa, et sourit à mistress Sanders, qui lui renvoya son sourire.
«L'affaire marche toujours,» pensa Sam, tandis que mistress Bardell rentrait avec le reçu.
—Voilà le reçu, monsieur Weller, dit l'aimable veuve, et voilà votre reste. J'espère que vous prendrez quelque chose pour vous tenir l'estomac chaud, quand ça ne serait qu'à cause de la vieille connaissance....»
Sam vit l'avantage qu'il pouvait gagner, et accepta sur-le-champ. Aussitôt mistress Bardell tira d'une petite armoire une bouteille avec un verre; et sa profonde affliction la préoccupait tellement qu'après avoir rempli le verre de Sam, elle aveignit encore trois autres verres et les remplit également.
«Ah ça! mistress Bardell, s'écria mistress Cluppins, voyez ce que vous avez fait!
—Eh bien! en voilà une bonne! éjacula mistress Sanders.
—Ah! ma pauvre tête?» fit mistress Bardell, avec un faible sourire.
Sam, comme on s'en doute bien, comprit tout cela. Aussi s'empressa-t-il de dire qu'il ne buvait jamais, avant souper, à moins qu'une dame ne bût avec lui. Il s'ensuivit beaucoup d'éclats de rire, et enfin mistress Sanders s'engagea à le satisfaire et but une petite goutte. Alors Sam déclara qu'il fallait faire la ronde, et toutes ces dames burent une petite goutte. Ensuite la vive mistress Cluppins proposa pour toast: Bonne chance à Bardell contre Pickwick; et les dames vidèrent leurs verres en honneur de ce vœu: après quoi elles devinrent très-parlantes.
«Je suppose, dit mistress Bardell, je suppose que vous avez appris ce qui se passe, monsieur Weller?
—Un petit brin, répondit Sam.
—C'est une terrible chose, monsieur Weller, que d'être traînée comme cela devant le public; mais je vois maintenant que c'est la seule ressource qui me reste, et mon avoué, M. Dodson et Fogg, me dit que nous devons réussir, avec les témoins que nous appellerons. Si je ne réussissais pas, je ne sais pas ce que je ferais!»
La seule idée de voir mistress Bardell perdre son procès affecta si profondément mistress Sanders qu'elle fut obligée de remplir et de vider son verre immédiatement, sentant, comme elle le dit ensuite, que si elle n'avait pas eu la présence d'esprit d'agir ainsi, elle se serait infailliblement trouvée mal.
«Quand pensez-vous que ça viendra? demanda Sam.
—Au mois de février ou de mai, répliqua mistress Bardell.
—Quelle quantité de témoins il y aura! dit mistress Cluppins.
—Ah! oui! fit mistress Sanders.
—Et si la plaignante ne gagne pas, MM. Dodson et Fogg seront-ils furieux, eux qui font tout cela par spéculation, à leurs risques! continua mistress Cluppins.
—Ah! oui.
—Mais la plaignante doit gagner, ajouta mistress Cluppins.
—Je l'espère, dit mistress Bardell.
—Il n'y a pas le moindre doute, répliqua mistress Sanders.
—Eh bien! dit Sam en se levant et en posant son verre sur la table, tout ce que je peux dire c'est que je vous le souhaite.
—Merci, monsieur Weller! s'écria mistress Bardell avec ferveur.
—Et tant qu'à ce Dodson et Fogg, qui fait ces sortes de choses par spéculation, poursuivit Sam, et tant qu'aux bons et généreux individus de la même profession qui mettent les gens par les oreilles gratis, pour rien, et qui occupent leurs clercs à trouver des petites disputes chez leurs voisins et connaissances pour les accorder avec des procès, tout ce que je peux dire d'eux, c'est que je leur souhaite la récompense que je leur donnerais.
—Ah! s'écria mistress Bardell, attendrie, je leur souhaite la récompense que tous les cœurs généreux et compatissants seraient disposés à leur accorder.
—Amen! répondit Sam. Et ils gagneraient joliment de quoi mener joyeuse vie et s'engraisser, s'ils avaient ce que je leur souhaite!—Je vous offre le bonsoir, mesdames.»
Au grand soulagement de mistress Sanders, leur hôtesse permit à Sam de partir, sans faire aucune allusion aux pommes de terre ni au fromage rôti, et peu après, avec l'assistance juvénile qu'on pouvait attendre de master Bardell, les trois dames rendirent la plus ample justice à ces mets délicieux, qui s'évanouirent complétement sous leurs courageux efforts.
Sam, arrivé à l'auberge le George et Vautour,
rapporta fidèlement à
son maître les indices qu'il avait recueillis des manœuvres de
Dodson et
Fogg; et son récit fut complétement confirmé le
lendemain par M. Perker,
avec qui notre philosophe eut une entrevue. Il fut donc obligé
de se
préparer pour sa visite de Noël à Dingley-Dell, avec
l'agréable
perspective d'être actionné publiquement, deux ou trois
mois plus tard,
par la cour des Common Pleas, pour violation d'une promesse de
mariage; la plaignante ayant tout l'avantage inhérent à
ce genre
d'action, et résultant de l'excessive habileté de Dodson
et Fogg.
CHAPITRE XXVII.
Samuel Weller fait un pèlerinage à Dorking, et voit sa belle-mère.
Comme il restait un intervalle de deux jours avant l'époque fixée pour le départ des Pickwickiens pour Dingley-Dell, Sam, après avoir dîné de bonne heure, s'assit dans l'arrière-salle de l'auberge le George et Vautour, pour réfléchir au meilleur emploi possible de cet espace de temps. Il faisait un temps superbe, et Samuel n'avait pas ruminé pendant dix minutes, lorsqu'il sentit tout à coup naître en lui un sentiment filial et affectueux. Le besoin d'aller voir son père et de rendre ses devoirs à sa belle-mère se présenta alors si fortement à son esprit, qu'il fut frappé d'étonnement de n'avoir pas songé plus tôt à cette obligation morale. Impatient de réparer ses torts passés, dans le plus bref délai possible, il gravit les marches de l'escalier, se présenta directement devant M. Pickwick, et lui demanda un congé afin d'exécuter ce louable dessein.
«Certainement, Sam, certainement,» répondit le philosophe, dont les yeux se remplirent de larmes de joie à cette manifestation des bons sentiments de son domestique.
Sam fit une inclination de tête reconnaissante.
«Je suis charmé de voir que vous comprenez si bien vos devoirs de fils.
—Je les ai toujours compris, monsieur.
—C'est une réflexion fort consolante, dit M. Pickwick d'un air approbateur.
—Tout à fait, monsieur. Quand je voulais quelque chose de mon père, je le lui demandais d'une manière très-respectueuse et obligeante; s'il ne me le donnait pas, je le prenais, dans la crainte d'être enduit à mal faire, si je n'avais pas ce que je voulais. Je lui ai évité comme ça une foule d'embarras, monsieur.
—Ce n'est pas précisément ce que j'entendais, Sam, dit M. Pickwick en secouant la tête avec un léger sourire.
—J'ai agi dans un bon sentiment, monsieur, avec les meilleures intentions du monde, comme disait le gentleman qui avait planté là sa femme, parce qu'elle était malheureuse avec lui....
—Vous pouvez aller, Sam.
—Merci, monsieur.» Et ayant fait son plus beau salut et revêtu ses plus beaux habits, Sam se percha sur l'impériale de l'Hirondelle et se rendit à Dorking.
Le marquis de Granby, du temps de Mme Weller, pouvait servir de modèle aux meilleures auberges; assez grande pour qu'on y eût ses coudées franches, assez petite et assez commode pour qu'on s'y crût chez soi. Du côté opposé de la route, un poteau élevé supportait une vaste enseigne, où l'on voyait représentées la tête et les épaules d'un gentleman doué d'un teint apoplectique. Son habit rouge avait des revers bleus, et quelques taches de cette dernière couleur étaient placées au-dessus de son tricorne pour figurer le ciel. Plus haut encore, il y avait une paire de drapeaux, et au-dessous du dernier bouton de l'habit rouge du gentleman, une couple de canons. Le tout offrait incontestablement un portrait frappant du marquis de Granby, de glorieuse mémoire. Les fenêtres du comptoir laissaient voir une collection de géraniums et une rangée bien époussetée de bouteilles de liqueur. Les volets verts étalaient en lettres d'or force panégyriques des bons lits et des bons vins de la maison; enfin le groupe choisi de paysans et de valets qui flânaient autour des écuries, autour des auges, disait beaucoup en faveur de la bonne qualité de la bière et de l'eau-devie qui se vendaient à l'intérieur. En descendant de voiture, Sam s'arrêta pour noter, avec l'œil d'un voyageur expérimenté, toutes ces petites indications d'un commerce prospère, et, quand il entra, il était grandement satisfait du résultat de ses observations.
«Eh bien? dit une voix aigrelette lorsque la tête de Sam se montra à la porte du comptoir. Qu'est-ce que vous voulez, jeune homme?»
Sam regarda dans la direction de la voix. Elle provenait d'une dame d'une encolure assez puissante, confortablement assise auprès de la cheminée, et qui s'occupait à souffler le feu, afin de faire chauffer l'eau pour le thé. La dame n'était pas seule, car de l'autre côté de la cheminée, tout droit dans un antique fauteuil, était assis un homme dont le dos était presque aussi long et presque aussi roide que celui du fauteuil lui-même.
Cet individu, qui attira sur-le-champ l'attention spéciale de Sam, paraissait long et fluet. Son visage était couperosé, son nez rouge; ses yeux méchants et bien éveillés tenaient beaucoup de ceux d'un serpent à sonnettes. Il portait un habit noir râpé, un pantalon très-court et des bas de coton noir qui, comme le reste de son costume, avaient une teinte rouillée. Son air était empesé, mais sa cravate blanche ne l'était pas, et pendait toute chiffonnée et d'une manière fort peu pittoresque sur son gilet boutonné jusqu'au menton. Sur une chaise, à côté de lui, étaient placés une paire de gants de castor, vieux et usés; un chapeau à larges lords; un parapluie fort passé, qui laissait voir une quantité de baleines, comme pour contre-balancer l'absence d'une poignée: enfin, tous ces objets étaient arrangés avec un soin et une symétrie qui semblaient indiquer que l'homme au nez rouge, quel qu'il fût, n'avait pas l'intention de s'en aller de sitôt.
Pour lui rendre justice, il faut convenir que s'il avait eu cette intention, il eût fait preuve de bien peu d'intelligence; car, à en juger par les apparences, il aurait fallu qu'il possédât un cercle de connaissances bien désirable, pour pouvoir raisonnablement espérer s'installer ailleurs plus confortablement. Le feu flambait joyeusement sous l'influence du soufflet, et la bouilloire chantait gaiement sous l'influence de l'un et de l'autre; sur la table était disposé tout l'appareil du thé: un plat de rôties beurrées chauffait doucement devant le foyer, et l'homme au nez rouge, armé d'une longue fourchette, s'occupait activement à transformer de larges tranches de pain en cet agréable comestible. Auprès de lui était un verre d'eau et de rhum brûlant, dans lequel nageait une tranche de limon; et chaque fois qu'il se baissait pour amener les tartines de pain auprès de son œil, afin de juger comment elles rôtissaient, il sirotait une goutte ou deux de grog, et souriait en regardant la dame à la puissante encolure, qui soufflait le feu.
La contemplation de cette scène confortable avait tellement absorbé les facultés pensantes de Sam, qu'il laissa passer sans y faire attention les premières interrogations de l'hôtesse, qui fut obligée de les répéter trois fois, sur un ton de plus en plus aigre, avant qu'il s'aperçût de l'inconvenance de sa conduite.
«Le gouverneur y est-il? demanda-t-il enfin.
—Non, il n'y est pas, répondit Mme Weller, car la dame n'était autre que la ci-devant veuve et la seule et unique exécutrice testamentaire de feu M. Clarke. Non, il n'y est pas, et qui plus est je ne l'attends pas.
—Je suppose qu'il conduit aujourd'hui? reprit Sam.
—Peut-être que oui, peut-être que non, répliqua Mme Weller en beurrant la tartine que l'homme au nez rouge venait de faire rôtir. Je n'en sais rien, et de plus je ne m'en soucie guère.—Dites un Benedicite, monsieur Stiggins.»
L'homme au nez rouge fit ce qui lui était demandé, et attaqua aussitôt une rôtie avec une voracité sauvage.
Son apparence, dès le premier coup d'œil, avait induit Sam à suspecter qu'il voyait en lui le substitut du berger dont lui avait parlé son estimable père. Aussitôt qu'il le vit manger, tous ses doutes à ce sujet s'évanouirent, et il reconnut en même temps que s'il avait envie de s'installer provisoirement dans la maison, il fallait qu'il se mît sans délai sur un bon pied. Commençant donc ses opérations, il passa son bras par-dessus la demi-porte du comptoir, l'ouvrit, entra d'un pas délibéré, et dit tranquillement:
«Ma belle-mère, comment vous va?
—Eh bien! je crois que c'est un Weller! s'écria la grosse dame en regardant Sam d'un air fort peu satisfait.
—Un peu, que c'en est un! rétorqua l'imperturbable Sam, et j'espère que ce révérend gentleman m'excusera si je dis que je voudrais bien être le Weller qui vous possède, belle-mère.»
C'était là un compliment à deux tranchants. Il insinuait que Mme Weller était une femme fort agréable, et en même temps que M. Stiggins avait une apparence ecclésiastique. Effectivement, il produisit sur-le-champ un effet visible, et Sam poursuivit son avantage en embrassant sa belle-mère.
«Voulez-vous bien finir! s'écria Mme Weller en le repoussant.
—Fi! jeune homme, fi! dit le gentleman au nez rouge.
—Sans offense, monsieur, sans offense, répliqua Sam. Mais malgré ça vous avez raison. Ces sortes de choses-là sont défendues quand la belle-mère est jeune et jolie, n'est-ce pas, monsieur?
—Tout ça n'est que vanité, observa M. Stiggins.
—Oh! c'est bien vrai,» dit mistress Weller en rajustant son bonnet.
Sam pensa la même chose, mais il retint sa langue.
Le substitut du berger ne paraissait nullement satisfait de l'arrivée de Sam, et quand la première effervescence des compliments fut passée, Mme Weller elle-même prit un air qui semblait dire qu'elle se serait très-volontiers passée de sa visite. Quoi qu'il en soit, Sam était là, et comme on ne pouvait décemment le mettre dehors, on l'invita à s'asseoir et à prendre le thé.
«Comment va le père?» demanda-t-il au bout de quelques instants.
A cette question, Mme Weller leva les mains et tourna les yeux vers le plafond, comme si c'était un sujet trop pénible pour qu'on osât en parler.
M. Stiggins fit entendre un gémissement.
—Qu'est-ce qu'il a donc, ce monsieur? demanda Sam.
—Il est choqué de la manière dont votre père se conduit.
—Comment! C'est à ce point là?
—Et avec trop de raison,» répondit Mme Weller gravement.
M. Stiggins prit une nouvelle rôtie et soupira bruyamment.
«C'est un terrible réprouvé, poursuivit Mme Weller.
—Un vase de perdition!» s'écria M. Stiggins, et il fit dans sa rôtie un large segment de cercle et poussa un gémissement sourd.
Sam se sentit violemment enclin à donner au révérend personnage une volée qui permit à ce saint homme de gémir avec plus de raison, mais il réprima ce désir et demanda simplement:
«Le vieux fait donc des siennes, hein?
—Hélas! oui, répliqua Mme Weller. Il a un cœur de rocher. Tous les soirs, cet excellent homme... ne froncez pas le sourcil, monsieur Stiggins, je soutiens que vous êtes un excellent homme.... Tous les soirs, cet excellent homme passe ici des heures entières, et cela ne produit point le moindre effet sur votre réprouvé de père.
—Eh bien! voilà qui est drôle! rétorqua Sam. Ça en produirait un prodigieux sur moi, si j'étais à sa place. Je vous en réponds!
—Mon jeune ami, dit solennellement M. Stiggins, le fait est qu'il a un esprit endurci. Oh! mon jeune ami, quel autre aurait pu résister aux exhortations de seize de nos plus aimables sœurs, et refuser de souscrire à notre humble société pour procurer aux enfants nègres, dans les Indes occidentales, des gilets de flanelle et des mouchoirs de poche moraux.
—Qu'est-ce que c'est qu'un mouchoir moral? demanda Sam. Je n'ai jamais vu ce meuble-là.
—C'est un mouchoir qui combine l'amusement et l'instruction, mon jeune ami; où l'on voit des histoires choisies, illustrées de gravures sur bois.
—Bon, je sais; j'ai vu ça aux étalages des merciers, avec des pièces de vers et tout le reste, n'est-ce pas?»
M. Stiggins fit un signe affirmatif et commença une troisième rôtie.
«Et il n'a pas voulu se laisser persuader par les dames?
—Il s'est assis, répondit Mme Weller, il a allumé sa pipe, et il a dit que les enfants nègres étaient.... Qu'est-ce qu'il a dit que les enfants nègres étaient, monsieur Stiggins?
—Une blague, soupira le révérend, profondément affecté.
—Il a dit que les enfants nègres étaient une blague!» répéta tristement Mme Weller; après quoi, la dame et le révérend recommencèrent à gémir sur l'atroce conduite de M. Weller.
Beaucoup d'autres iniquités de la même nature auraient pu être racontées, mais toutes les rôties étant mangées, le thé étant devenu très-faible, et Sam ne montrant aucune inclination à partir, M. Stiggins se rappela soudainement qu'il avait un rendez-vous très-pressant avec le berger, et se retira en conséquence.
Le plateau était à peine enlevé, le foyer à peine balayé, lorsque la voiture de Londres déposa M. Weller à la porte. Peu après ses jambes le déposèrent dans le comptoir, et ses yeux lui révélèrent la présence de son fils.
«Ha! ha! Sammy! s'écria le père.
—Ho! ho! vieux farceur!» cria le fils; et ils se donnèrent une poignée de main vigoureuse.
«Charmé de te voir, Sammy, dit l'aîné des Weller. Comment diantre as-tu pu venir à bout de ta belle-mère? Ça me passe. Tu devrais me passer ta recette. Je ne te dis que ça!
—Chut! fit Sam. Elle est dans la maison, mon vieux gaillard.
—Elle n'est pas à portée d'oreille. Elle reste toujours en bas, à tracasser le monde pendant une heure ou deux après le thé. Ainsi donc, nous pouvons nous humecter l'intérieur, Sammy.»
En parlant ainsi, M. Weller mêla deux verres de grog et aveignit une couple de pipes. Le père et le fils s'assirent en face l'un de l'autre, Sam d'un côté du feu, dans le fauteuil au dos élevé, M. Weller de l'autre côté, dans une bergère, et ils commencèrent à goûter le double plaisir de leur pipe et de leur réunion inattendue, avec toute la gravité convenable.
«Venu quelqu'un, Sammy?» demanda laconiquement M. Weller, après un long silence.
Sam fit un signe exprimant l'affirmation.
«Un gaillard au nez rouge?»
Sam répéta le même signe.
«Un bien aimable homme que ce gaillard-là! Sammy, fit observer M. Weller en fumant avec précipitation.
—Il en a tout l'air.
—Et joliment fort sur le calcul!
—Vraiment!
—Le lundi, il emprunte dix-huit pence; le mardi, il demande un shilling pour compléter la demi-couronne; le vendredi, il remprunte une autre demi-couronne pour faire un compte rond de cinq shillings, et il va comme ça, en doublant, jusqu'à ce qu'il arrive, en un rien de temps, à empocher une banknote de cinq livres. Ça ressemble à ce calcul du livre d'arusmétique où l'on arrive à des sommes folles en doublant les clous d'un fer à cheval.»
Sam indiqua par un geste qu'il se rappelait le problème auquel son père faisait allusion.
«Comme ça, vous n'avez pas voulu souscrire pour les gilets de flanelle, demanda Sam après avoir lancé de nouveau quelques bouffées de tabac silencieuses.
—Non certainement. A quoi des gilets de flanelle peuvent-ils servir à ces négrillons? Mais vois-tu, Sammy, ajouta M. Weller en baissant la voix et en se penchant vers son compagnon, je souscrirais bien volontiers une jolie somme s'il s'agissait d'offrir des camisoles de force à certains particuliers que nous connaissons.»
Ayant exprimé cette opinion, M. Weller reprit lentement sa position première, et cligna de l'œil d'un air très-sagace.
«C'est une drôle d'idée, tout de même, de vouloir envoyer des mouchoirs à des gens qui ne connaissent pas la manière de s'en servir, fit remarquer Sam.
—I' sont toujours à faire quelque bêtise de ce genre, Sammy. L'autre dimanche, je flânais sur la route, qu'est-ce que j'aperçois debout à la porte d'une chapelle? Ta belle-mère avec un plat de faïence bleue à la main, oùs que les patards tombaient comme la grêle.... Tu n'aurais jamais cru qu'un plat mortel aurait pu y tenir. Et pour quoi penses-tu que c'était, Sammy?
—Pour donner un autre thé, peut-être!
—Tu n'y es pas, c'était pour la rente d'eau du berger
—La rente d'eau du berger!
—Ni plus ni moins. I' y avait trois trimestres que le berger n'avait pas payé un liard, pas un liard. Au fait il n'a guère besoin d'eau, i' ne boit que très-peu de c'te liqueur-là, très-peu, Sammy.... pas si chose! Comme ça, la rente n'était pas payée et le receveur avait arrêté son filet. V'là donc le berger qui s'en va à la chapelle. Il dit qu'il est un saint martyrisé, qu'il désire que le tourne-robinet qu'a coupé son filet obtienne son pardon du ciel, mais qu'il a bien peur qu'on ne lui ait déjà retenu dans l'autre monde une place où il ne sera pas à son aise. Là-dessus les femelles font un meeting, chantent des hymnes, nomment ta belle-mère présidente, votent une quête pour le dimanche suivant, et repassent tout le quibus au berger. Et si il n'a pas eu de quoi payer sa rente d'eau, sa vie durant, dit M. Weller en terminant, je ne suis qu'un Hollandais et tu en es un autre, voilà tout.»
M. Weller fuma en silence pendant quelques minutes, puis il ajouta:
«Le pire de ces bergers, mon garçon, c'est qu'i' tournent la tête à toutes les jeunes filles. Dieu bénisse leurs petits cœurs! elles s'imaginent que c'est tout miel, et elles n'en savent pas plus long. Elles donnent toutes dans la charge, Sammy, elles y donnent toutes.
—Ça me fait cet effet-là, dit Sam.
—Ni pus ni moins, poursuivit M. Weller en secouant gravement la tête; et ce qui m'agace le plus, Samivel, c'est de leur voir perdre leur temps et leur belle jeunesse à faire des habits pour des gens cuivrés qui n'en ont pas besoin, sans jamais s'occuper des chrétiens qui ont des couleurs naturelles et qui savent mettre un pantalon. Si j'étais le maître, Sammy, j'attèlerais quelques-uns de ces faignants de bergers à une brouette bien chargée et je la leur ferais monter et descendre, pendant vingt-quatre heures de suite, le long d'une planche de dix-huit pouces de large. Ça leur ôterait un peu de leur bêtise, ou rien n'y réussira.»
M. Weller, ayant débité cette aimable recette, avec beaucoup d'emphase et une multitude de gestes et de contorsions, vida son verre d'un seul trait, et fit tomber les cendres de sa pipe avec une dignité naturelle.
Il n'avait pas encore terminé cette dernière opération, lorsqu'une voix aigre se fit entendre dans le passage.
«Voici ta chère belle-mère, Sammy,» dit-il à son fils, et au même instant Mme Weller entra, d'un pas affairé, dans la chambre.
«Oh! vous voilà donc revenu! s'écria-t-elle.
—Oui, ma chère, répliqua M. Weller en bourrant de nouveau sa pipe.
—M. Stiggins est-il de retour? demanda mistress Weller.
—Non, ma chère, répondit M. Weller en allumant ingénieusement sa pipe au moyen d'un charbon embrasé qu'il prit avec les pincettes; et qui plus est, ma chère, je tâcherais de ne pas mourir de chagrin s'il ne remettait plus les pieds ici.
—Ouh! le réprouvé! s'écrie Mme Weller.
—Merci, mon amour, dit son époux.
—Allons! allons! père, observa Sam; pas de ces petites tendresses devant des étrangers. Voilà le révérend gentleman qui revient.»
A cette annonce, Mme Weller essuya précipitamment les larmes qu'elle s'était efforcée de verser, et M. Weller tira, d'un air chagrin, son fauteuil dans le coin de la cheminée.
M. Stiggins ne se fit pas beaucoup prier pour prendre un autre verre de grog; puis il en accepta un second, puis un troisième, puis il consentit à accepter sa part d'un léger souper, afin de recommencer sur nouveaux frais. Il était assis du même côté que M. Weller aîné; et lorsque celui-ci supposait que sa femme ne pouvait pas le voir, il indiquait à son fils les émotions intimes dont son âme était agitée, en secouant son poing sur la tête du berger. Cette plaisanterie procurait à son respectueux enfant une satisfaction d'autant plus pure, que M. Stiggins continuait à siroter paisiblement son rhum, dans une heureuse ignorance de cette pantomime animée.
La conversation fut soutenue, en grande partie, par Mme Weller et le révérend M. Stiggins, et les principaux sujets qu'on entama furent les vertus du berger, les mérites de son troupeau, et les crimes affreux, les détestables péchés de tout le reste du monde. Seulement, M. Weller interrompait parfois ces dissertations par des remarques et des allusions indirectes à un certain vieux farceur généralement désigné sous le nom de Walker29, et se permit çà et là divers commentaires non moins ironiques et voilés.
Enfin, M. Stiggins, qui, à en juger par divers symptômes indubitables, avait emmagasiné autant de grog qu'il en pouvait ingurgiter sans trop s'incommoder, prit son chapeau et son congé, immédiatement après, Sam fut conduit par son père dans une chambre à coucher. Le respectable gentleman, en lui donnant une chaleureuse poignée de main, paraissait se disposer à lui adresser quelques observations; mais il entendit monter Mme Weller, et changeant aussitôt d'intention, il lui dit brusquement bonsoir.
Le lendemain, Sam se leva de bonne heure. Ayant déjeuné à la hâte, il s'apprêta à retourner à Londres, et il sortait de la maison, lorsque son père se présenta devant lui.
—Tu pars, Sam?
—Tout de gô.
—Je voudrais bien te voir museler ce Stiggins, et l'emmener avec toi.
—Vraiment? répondit Sam d'un ton de reproche; je rougis de vous avoir pour auteur, vieux capon. Pourquoi lui laissez-vous montrer son nez cramoisi chez le Marquis de Granby?»
M. Weller attacha sur son fils un regard sérieux, et répondit:
«Parce que je suis un homme marié, Sammy, parce que je suis un homme marié. Quand tu seras marié, Sammy, tu comprendras bien des choses que tu ne comprends pas maintenant. Mais ça vaut-il la peine de passer tant de vilains quarts d'heure pour apprendre si peu de chose, comme disait cet écolier quand il a-t-été arrivé à savoir son alphabet, voilà la question? C'est une affaire de goût. Mais, pour ma part, je suis très-disposé à répondre: Non!
—Dans tous les cas, dit Sam, adieu.
—Bonjour, Sammy, bonjour.
—Je n'ai plus qu'un mot à vous dire, reprit Sam en s'arrêtant court: Si j'étais le propriétaire du Marquis de Granby, et si cet animal de Stiggins venait faire des roties dans mon comptoir, je le....
—Que ferais-tu? interrompit M. Weller avec grande anxiété, que ferais-tu?
—J'empoisonnerais son grog.
—Bah! s'écria Weller en donnant à son fils une poignée de main reconnaissante, tu ferais cela réellement, Sammy? tu ferais cela?
—Parole! Je ne voudrais pas me montrer trop cruel envers lui tout d'abord. Je commencerais par le plonger dans la fontaine, et je remettrais le couvercle pour l'empêcher de s'enrhumer; mais si je voyais qu'il n'y avait pas moyen d'en venir à bout par la douceur, j'emploierais une autre méthode de persuasion.»
M. Weller aîné lança à son fils un regard d'admiration inexprimable, et, lui ayant de nouveau serré la main, s'éloigna lentement en roulant dans son esprit les réflexions nombreuses auxquelles cet avis avait donné lieu.
Sam le suivit des yeux jusqu'au détour de la route et
s'achemina ensuite
vers Londres. Il médita d'abord sur les conséquences
probables de son
conseil, et sur la vraisemblance ou l'invraisemblance qu'il y avait de
voir adopter cet avis par son père; mais bientôt il
écarta toute
inquiétude de son esprit par cette réflexion consolante,
qu'il en
saurait le résultat avec le temps. C'est un avantage que le
lecteur
aura, aussi bien que lui.
CHAPITRE XXVIII.
Un joyeux chapitre des fêtes de Noël, contenant le récit d'une noce et de quelques autres passe-temps qui sont, dans leur genre, d'aussi bonnes coutumes que le mariage, mais qu'on ne maintient pas aussi religieusement, dans ce siècle dégénéré.
Aussi diligents que des abeilles, et presque aussi légers que des papillons, les quatre Pickwickiens se rassemblèrent, au matin du 22 décembre de l'an de grâce 1831. Noël s'approchait rapidement, dans toute sa joyeuse et cordiale hospitalité. La vieille année se préparait, comme un gymnosophiste indien, à réunir ses amis autour de soi, et à mourir doucement et tranquillement au milieu des festins et des bombances. C'était une époque de jubilation, et parmi les nombreux mortels que réjouissait la même cause, nos quatre héros étaient remarquablement enjoués et heureux.
Car ils sont nombreux les mortels à qui Noël apporte un court intervalle de gaieté et de bonheur! Combien de familles dispersées au loin par les soins, par les luttes incessantes de la vie, se réunissent alors dans cet heureux état de familiarité et de bonne volonté mutuelle, qui est la source de tant de pures délices; douce et paisible communion d'esprit qui semble si incompatible avec les soucis de l'existence, si au dessus des plaisirs de ce monde, que les nations les plus civilisées, comme les peuplades les plus sauvages, en font également une des premières jouissances réservées aux élus, dans le séjour du bonheur éternel. Combien de vieilles sympathies, combien de souvenirs assoupis se réveillent au temps de Noël!
Nous écrivons ces lignes à bien des lieues de l'heureux endroit où, pendant de longues années, nous avons rencontré, la veille de Noël, un cercle amical et joyeux. La plupart des cœurs qui palpitaient alors avec ivresse, ont cessé de battre; les mains que nous aimions à serrer, sont devenues froides; les visages gracieux qui nous charmaient, sont décharnés; les regards que nous cherchions, ont perdu leur éclat; et cependant la vieille maison, la grande salle, les plaisanteries, les rires, les voix joyeuses et les visages souriants, les circonstances les plus frivoles de ces heureuses réunions, se pressent en foule dans notre esprit, à chaque retour de cette fête. Il semble que nous n'ayons cessé de nous voir que d'hier. Heureux, heureux le jour de Noël, qui redonne au vieillard les illusions de sa jeunesse, et qui transporte le marin, le voyageur, éloigné de plusieurs milliers de lieues, parmi les joies tranquilles de la maison paternelle.
Nous nous sommes laissé entraîner par les bonnes qualités de Noël, qui, pour le dire en passant, est tout à fait un gentilhomme campagnard de la vieille école, et nous faisons attendre, au froid, M. Pickwick et ses amis. Ils viennent d'arriver à la voiture de Muggleton, soigneusement enveloppés de châles et de grandes redingotes. Les portemanteaux, les sacs de nuit sont placés, et Sam s'efforce avec le garde30 d'insinuer dans le coffre de devant une énorme morue, soigneusement empaquetée dans un long panier brun garni de paille, et qui doit reposer sur une demi-douzaine de barils d'huîtres, appartenant, comme elle, à M. Pickwick. La physionomie de celui-ci exprime le plus vif intérêt, tandis que Sam et le garde font tout ce qu'ils peuvent pour fourrer la morue dans le réceptacle, quoiqu'elle soit deux ou trois fois trop grande pour y entrer. D'abord ils veulent la mettre la tête la première, ensuite la queue la première, puis le fond du panier en haut, puis l'ouverture en haut, puis sur le côté, puis diagonalement. Mais l'implacable morue résiste opiniâtrement à tous ces artifices. Enfin, cependant, le garde, frappant par hasard sur le milieu du panier, le poisson disparaît soudainement, et cette condescendance inattendue, faisant perdre l'équilibre au garde lui-même, sa tête et ses épaules s'enfoncent en même temps dans le coffre, à la satisfaction inexprimable de tous les porteurs et assistants. M. Pickwick sourit avec bonne humeur, tire un shilling de son gilet, et lorsque le garde sort de sa boîte, le prie de boire à sa santé un verre d'eau-de-vie et d'eau chaude. Sur cela, le garde sourit aussi, et MM. Snodgrass, Winkle et Tupman sourient tous de compagnie. Le garde et Sam Weller disparaissent pendant cinq minutes, probablement pour avaler le grog, car ils sentent l'eau-de-vie en revenant. Le cocher monte sur son siége, Sam saute derrière, les Pickwickiens tirent leurs redingotes sur leurs jambes et leurs châles sur leur nez, les valets d'écurie ôtent les couvertures des chevaux, le cocher crie: «En route!» et les voilà partis.
Ils ont circulé à travers les rues, ils ont été cahotés sur le pavé, et, à la fin, ils atteignent la campagne. Les roues glissent sur le terrain dur et gelé. Au claquement aigu du fouet, les chevaux partent au petit galop et entraînent à leurs talons voiture, voyageurs, morue, barils d'huîtres, et le reste, comme si ce n'était qu'une plume légère. Ils ont descendu une pente douce et se trouvent sur une chaussée horizontale, de deux milles de long, aussi sèche, aussi compacte qu'un bloc de granit. Un autre claquement de fouet, et ils s'élancent au grand galop, secouant leur tête et leur harnais, sous l'influence excitante de leur mouvement rapide. Cependant le cocher, tenant le fouet et les guides d'une main, ôte son chapeau avec l'autre, le pose sur ses genoux, tire son mouchoir et essuie son front; partie parce qu'il a l'habitude d'agir ainsi, et partie pour montrer aux voyageurs comme il est à son aise, et combien c'est une chose facile de conduire quatre chevaux, quand on a autant de pratique que lui. Ayant fait cela fort tranquillement (car autrement l'effet en serait notablement diminué), il replace son mouchoir, remet son chapeau, ajuste ses gants, équarrit ses coudes, fait claquer son fouet de nouveau, et au galop! plus gaiement que jamais!
Quelques maisons, éparpillées des deux cotés de la route, annoncent l'entrée d'un village. Le cornet du garde fait vibrer dans l'air pur et frais des notes animées, qui réveillent le vieux gentleman de l'intérieur. Il abaisse la glace à moitié, regarde un instant au dehors, et relevant soigneusement la glace, informe l'autre habitant de l'intérieur que l'on va relayer dans quelques minutes. D'après cet avis, celui-ci se secoue, et se détermine à remettre son premier somme jusqu'à ce qu'on soit reparti. Le cornet résonne encore vigoureusement, et, à ce bruit, les femmes et les enfants du village viennent regarder à la porte de leur chaumière, et suivent des yeux la voiture jusqu'à ce qu'elle tourne le coin, puis ils rentrent s'étendre autour d'un feu brillant et y jettent un autre morceau de bois pour quand le père reviendra. Cependant le père lui-même, à un mille de là, vient d'échanger un signe de tête amical avec le cocher, et s'est retourné pour examiner longuement la voiture qui s'enfuit loin de lui.
Et maintenant, pendant que les roues retentissent dans les rues mal pavées d'une ville provinciale, le cornet joue un air guilleret. Le cocher, défaisant la boucle qui réunit ses guides, s'apprête à les jeter au moment même où il arrêtera. M. Pickwick sort du collet de sa redingote, et regarde autour de lui avec grande curiosité; le cocher, qui s'en aperçoit, l'instruit du nom de la ville, et lui dit que c'était hier jour de marché; double information que M. Pickwick s'empresse de faire passer à ses compagnons de voyage, et qui les décide à sortir aussi de leurs collets et à regarder autour d'eux. M. Winkle, qui est assis à l'extrémité de la banquette, avec une jambe dandinante en l'air, est presque précipité dans la rue lorsque la voiture tourne brusquement pour entrer dans la place du marché; et M. Snodgrass, qui se trouve assis auprès de lui, n'est point encore remis de son effroi, lorsqu'elle arrête dans la cour de l'auberge, où les chevaux frais, avec leurs couvertures, piaffent déjà. Le cocher jette les guides et descend de son siége; les voyageurs extérieurs descendent aussi, excepté ceux qui n'ont pas grande confiance dans leur habileté pour remonter. Ceux-là restent où ils sont, frappent leurs pieds contre la voiture pour se les réchauffer, et regardent avec un œil d'envie le feu qui brille dans la salle, et le buis, orné de baies rouges, qui pare les fenêtres de l'auberge.
Cependant le garde a déposé, à la boutique du grènetier, le paquet de papier gris qu'il a tiré de la petite besace pendue sur son épaule, à un baudrier de cuir. Il a soigneusement examiné les nouveaux chevaux; il a jeté sur le pavé la selle apportée de Londres, sur l'impériale; il a assisté à la conférence tenue par le cocher et par le valet d'écurie sur la jument grise, qui s'est blessée à la jambe de devant mardi passé; il est remonté derrière la voiture avec Sam; le cocher est juché sur son siége; le vieux gentleman du dedans, qui avait tenu la glace baissée de deux doigts, durant tout ce temps, l'a relevée, et les couvertures des chevaux sont ôtées, et tout est prêt pour partir, excepté les deux gros gentlemen, dont le cocher s'enquiert avec grande impatience; puis le cocher, et le garde, et Sam, et M. Winkle, et M. Snodgrass, et tous les palefreniers, et tous les flâneurs, qui sont plus nombreux que tous les autres ensemble, se mettent à brailler à tue-tête après les voyageurs manquants. Une réponse lointaine s'entend au fond de la cour; M. Pickwick et M. Tupman la traversent en courant, tout hors d'haleine, car ils ont bu chacun un verre d'ale, et les doigts de M. Pickwick sont si froids, qu'il a été cinq grandes minutes avant de pouvoir tirer six pence pour payer. Le cocher vocifère d'un air mécontent: «Allons, gentlemen, allons!» Le garde répète le même cri; le vieux gentleman de l'intérieur trouve fort extraordinaire qu'on veuille descendre, quand on sait qu'on n'en a pas le temps; M. Pickwick s'efforce de grimper d'un côté, M. Tupman de l'autre; M. Winkle crie. Ça y est, et les voilà repartis! Les châles sont remis, les collets d'habits sont rajustés, le pavé cesse, les maisons disparaissent, et nos voyageurs s'élancent de nouveau sur la grande route, et l'air clair et piquant baigne leur visage et les réjouit jusqu'au fond du cœur.
C'est ainsi que le Télégraphe de Muggleton transportait M. Pickwick et ses amis sur le chemin de Dingley-Dell. A trois heures de l'après-midi, ils débarquaient tous, sains et saufs, sur les marches du Lion bleu, ayant pris sur la route assez d'ale et d'eau-de-vie pour défier la gelée, qui couvrait, de ses belles dentelles blanches, les arbres et les haies.
M. Pickwick était sérieusement occupé à surveiller l'exhumation de la morue, lorsqu'il se sentit tirer doucement par le pan de son habit. Il se retourna et reconnut le page favori de M. Wardle, mieux connu des lecteurs de cette véridique histoire sous le nom du gros joufflu.
«Ha! ha! fit M. Pickwick.
—Ha! ha! fit le gros joufflu en regardant amoureusement la morue et les barils d'huîtres. Il était plus gros que jamais.
—Eh bien! mon jeune ami, dit M. Pickwick, vous m'avez l'air assez rougeaud.
—J'ai dormi devant le feu de la buvette, répondit le gros joufflu, qu'une heure de somme avait monté au ton d'une brique. Maître m'a envoyé avec la charrette pour porter votre bagage à la maison. Il aurait envoyé quelques chevaux de selle; mais, comme il fait froid, il a pensé que vous aimeriez mieux marcher.
—Oui! oui! nous aimons mieux marcher, répliqua précipitamment M. Pickwick, car il se rappelait la cavalcade qu'il avait déjà faite sur la même route. Sam!
—Monsieur!
—Aidez le domestique de M. Wardle à mettre les paquets dans la charrette, et montez-y avec lui; nous allons aller en avant.»
Ayant donné ces instructions et terminé son compte avec le cocher, M. Pickwick, suivi de ses amis, prit le sentier de traverse et s'éloigna d'un pas gaillard.
Sam, qui se trouvait pour la première fois confronté avec le gros joufflu, l'examinait curieusement, mais sans rien dire: quand il l'eut bien considéré, il commença à arranger rapidement tous les paquets dans la charrette, tandis que Joe le regardait d'un air tranquille, et paraissait trouver un immense plaisir à voir avec quelle activité Sam faisait cette opération.
«Voilà, dit Sam, en jetant le dernier sac dans la charrette: ils y sont tous.
—Oui, observa Joe d'un ton satisfait: ils y sont tous....
—Savez-vous, mon petit, que vous auriez bien pu obtenir le prix au grand concours.
—Bien obligé.
—Est-ce que vous avez quelque chose dessus votre cœur qui vous affecte?
—Non, je ne crois pas.
—J'aurais pourtant imaginé, en vous regardant, que vous aviez une passion malheureuse.»
Joe secoua la tête d'une manière négative.
«Eh bien! poursuivit Sam; tant mieux! Buvez-vous?
—J'aime mieux manger.
—Ah! j'aurais imaginé ça. Mais je veux dire, voulez-vous prendre une goutte de quelque chose qui vous réchaufferait votre petit estomac? Du reste vous êtes gentiment rembourré et vous ne devez pas avoir froid souvent.
—Quelquefois, et j'aime bien à boire la goutte, quand c'est du bon.
—Ah! c'est-il vrai? Hé bien, venez par ici alors.»
Nos nouveaux amis furent bientôt transportés à la buvette du Lion bleu, et le gros joufflu avala un verre d'eau-de-vie sans sourciller, exploit qui l'avança considérablement dans la bonne opinion de Sam. Lorsque celui-ci eut opéré pour son propre compte, ils montèrent dans la charrette.
«Savez-vous conduire? demanda le page de M. Wardle.
—Un peu, mon neveu!
—Voilà alors, dit le gros joufflu en mettant les guides dans la main de Sam et en lui montrant une ruelle. Il n'y a qu'à aller tout droit, et vous ne pouvez pas vous tromper.»
Ayant prononcé ces mots, il se coucha affectueusement à côté de la morue, et plaçant un baril d'huîtres sous sa tête, en guise de traversin: il s'endormit instantanément.
«Eh bien! par exemple, fit Sam: pour un jeune homme sans gêne, voilà un jeune homme sans gêne! Allons, réveillez-vous, jeune hydropique.»
Mais comme le jeune hydropique ne montrait aucun symptôme d'animation, Sam s'assit sur le devant du char, et faisant partir le vieux cheval par une secousse des guides, le conduisit d'un trot soutenu vers Manoir-ferme.
Cependant M. Pickwick et ses amis, ayant rétabli par la marche une active circulation dans leur système veineux et artériel, poursuivaient gaiement leur chemin. La terre était durcie, le gazon blanchi par la gelée; l'air froid et sec était fortifiant, et l'approche rapide du crépuscule grisâtre (couleur d'ardoise serait une expression plus convenable dans un temps de gelée), rendait plus séduisante pour nos voyageurs l'agréable perspective des conforts qui les attendaient chez leur hôte. C'était précisément l'espèce d'après-midi, qui, dans un champ solitaire, pourrait induire un couple de barbons à ôter leurs habits et à jouer à saute-mouton, par pure légèreté d'esprit. Aussi sommes-nous fermement persuadés que si dans cet instant M. Tupman s'était courbé, en appuyant les mains sur ses genoux, M. Pickwick aurait profité, avec la plus grande avidité, de cette invitation indirecte.
Quoi qu'il en soit, M. Tupman ne s'étant pas posé de cette manière, nos amis continuèrent à marcher, en conversant joyeusement. Comme ils entraient dans une ruelle qu'ils devaient traverser, un bruit confus de voix vint frapper leurs oreilles, et avant d'avoir eu le temps de former une conjecture sur les personnes à qui ces voix appartenaient, ils se trouvèrent au milieu d'une société nombreuse qui attendait leur arrivée.
C'était le vieux Wardle, qui poussait de bruyants hourras, et qui, s'il est possible, avait l'air encore plus jovial que de coutume; c'était Bella et son fidèle Trundle; c'était Émily enfin, et huit ou dix autres jeunes demoiselles, qui étaient venues pour assister aux opérations matrimoniales du lendemain, et qui se trouvaient toutes dans cette disposition de gaieté et d'importance ordinaire aux jeunes ladies dans ces intéressantes occasions. Les champs et les ruelles retentissaient au loin des éclats de rire de cette bande joyeuse.
Les cérémonies des présentations furent bientôt terminées, ou plutôt les présentations furent bientôt parfaites, sans aucune cérémonie. Au bout de deux minutes, M. Pickwick, aussi à son aise, aussi peu contraint que s'il avait connu toute sa vie ces jeunes demoiselles, plaisantait avec celles qui ne voulaient pas passer par-dessus les barrières quand il regardait, ou qui ayant de jolis pieds et des chevilles sans reproche, avaient soin de rester debout sur la balustrade pendant cinq ou six minutes, en déclarant qu'elles avaient trop peur pour oser faire aucun mouvement. Il est digne de remarque que M. Snodgrass offrit à Émily Wardle beaucoup plus d'assistance que les terreurs de la barrière ne semblaient l'exiger, quoiqu'elle eût bien trois pieds de haut et qu'il fallût y monter sur une couple de pierres, servant de marches. Enfin l'on observa qu'une jeune demoiselle, qui avait des yeux noirs et de très-jolis petits brodequins garnis de fourrures, poussa de grands cris lorsque M. Winkle lui offrit la main pour l'aider à descendre.
Quand les difficultés des barrières furent surmontées, quand on se retrouva sur un terrain plat, M. Wardle apprit à M. Pickwick qu'on venait d'examiner, en corps, l'ameublement de la maison où le jeune couple devait habiter après les fêtes de Noël. A cette communication, Bella et Trundle devinrent tous les deux aussi rouges que le gros joufflu après son somme au coin du feu. Cependant la jeune lady aux yeux noirs et aux brodequins garnis de fourrure murmura quelque chose dans l'oreille d'Émily, en regardant malicieusement M. Snodgrass. Émily lui répondit: Vous êtes folle; mais elle rougit beaucoup malgré cela: et M. Snodgrass, qui était aussi modeste que le sont ordinairement tous les grands génies, sentit le rouge lui monter jusqu'au sommet de la tête, et souhaita dévotement, dans le fond de son cœur, que la jeune lady susdite, ses yeux noirs, sa malice et ses brodequins garnis de fourrure, fussent tous confortablement déposés à l'autre bout de l'Angleterre.
Si les Pickwickiens avaient été reçus d'une manière amicale hors de la maison, imaginez quelles furent la chaleur et la cordialité de leur réception quand on arriva à la ferme. Les domestiques eux-mêmes grimaçaient de plaisir en voyant M. Pickwick; et la femme de chambre, Emma, lança à M. Tupman un regard de reconnaissance, moitié modeste, moitié impudent, et si joli qu'il aurait suffi pour décider la statue de Bonaparte, située dans le vestibule, à ouvrir ses bras et à la presser sur son sein.
La vieille lady était assise dans le parloir, avec sa majesté accoutumée. Mais elle était d'assez mauvaise humeur, et par conséquent très-complétement sourde. Elle ne sortait jamais, et comme beaucoup d'autres vieilles dames de la même étoffe, lorsque d'autres faisaient ce qu'elle ne pouvait pas faire elle-même, elle croyait que c'était un crime de haute trahison domestique. Aussi se tenait-elle toute droite dans son grand fauteuil, et avait-elle l'air aussi sévère qu'elle le pouvait. Mais après tout, que Dieu la bénisse! c'était encore un air bénévole.
«Maman, dit M. Wardle, voilà M. Pickwick. Vous vous en souvenez.
—C'est bien! c'est bien! répliqua-t-elle avec dignité: Ne tourmentez pas M. Pickwick pour une vieille créature comme moi. Personne ne se soucie plus de moi, maintenant, et c'est fort naturel. En prononçant ces mots elle secouait sa tête, et détirait d'une main tremblante les plis de sa robe de soie.
—Allons! allons! madame, dit M. Pickwick; ne repoussez pas comme cela un vieil ami. Je suis venu exprès pour avoir une longue conversation avec vous, et pour faire un autre rob. Et puis nous montrerons à ces enfants à danser un menuet avant qu'ils soient plus vieux de quarante-huit heures.»
La vieille dame s'adoucissait rapidement, mais elle n'aimait pas avoir l'air de céder tout à coup, aussi se contenta-t-elle de dire: «Ah! je ne peux pas l'entendre.
—Allons! maman, quel enfantillage! reprit M. Wardle: ne soyez donc pas de mauvaise humeur; pensez à Bella, pauvre fille; il faut que vous l'encouragiez.»
La bonne vieille dame entendit ceci, car ses lèvres tremblèrent pendant que son fils parlait. Mais l'âge a ses petites infirmités mentales, et elle n'était point encore tout à fait apaisée. Elle recommença donc à détirer sa robe, et se tournant vers M. Pickwick, «Ah! monsieur Pickwick, lui dit-elle, les jeunes gens étaient bien différents dans mon temps.
—Sans aucun doute, madame, et c'est pour cela que j'aime tant ceux qui ont quelques traces de l'ancienne roche.» En disant ces mots notre excellent ami attira doucement Isabelle, et déposant un baiser sur son front, la fit asseoir sur le petit tabouret aux pieds de sa grand'mère. Alors, soit que l'expression de ce jeune visage, levé vers la vieille dame, lui rappelât des souvenirs d'autrefois, soit qu'elle fût touchée par la bienveillante bonhomie de M. Pickwick, quelle qu'en fût la cause enfin, elle s'amollit complétement; elle jeta ses bras au cou de Bella, et toute cette petite mauvaise humeur s'évapora en larmes silencieuses.
Ce fut une heureuse soirée. Le whist où M. Pickwick et la vieille lady jouaient ensemble, était grave et solennel, mais la joie de la table ronde était bruyante et tumultueuse. Longtemps après que les dames se furent retirées, le vin chaud bien assaisonné d'eau-de-vie et d'épices, circula à la ronde et recircula fréquemment. Le sommeil qu'il produisit fut profond, et les rêves qu'il amena furent agréables. C'est un fait remarquable que ceux de M. Snodgrass se rapportaient constamment à Émily Wardle, et que la principale figure des visions de M. Winkle était une jeune demoiselle, avec des yeux noirs, un sourire malin, et des brodequins remarquablement petits.
M. Pickwick fut réveillé de bonne heure, le lendemain, par un murmure de voix, par un bruit confus de pas, qui auraient suffi pour tirer le gros joufflu lui-même de son pesant sommeil. Il se leva sur son séant et écouta. Les domestiques et les hôtes féminins couraient constamment de tous côtés, et il y avait tant et de si instantes demandes d'eau chaude, tant de supplications répétées pour des aiguilles et du fil, tant de: «Oh! venez m'agrafer ma robe, vous serez bien gentille!» que M. Pickwick, dans son innocence, commença à s'imaginer qu'il était arrivé quelque chose d'épouvantable. Cependant ses idées s'éclaircissant de plus en plus, il se rappela que c'était le jour des noces. L'occasion étant importante, il s'habilla avec un soin particulier, et descendit dans la chambre où l'on devait déjeuner.
Toutes les servantes de la maison, vêtues d'un uniforme de mousseline, couraient çà et là dans un état d'agitation et d'inquiétude impossible à décrire. La vieille lady était parée d'une robe de brocart, qui depuis vingt années n'avait pas vu la lumière, excepté lorsque quelque rayon vagabond s'était glissé à travers les fentes de la boîte où elle était enfermée. M. Trundle resplendissait de satisfaction, mais on voyait pourtant que ses nerfs n'étaient pas bien solides. Quant au cordial amphitryon, il échouait complétement dans ses efforts pour paraître tranquille et gai. Excepté deux ou trois favorites, demeurées en haut, et honorées d'une vue particulière de la mariée et des demoiselles d'honneur, toutes les jeunes personnes étaient en larmes et en robe de mousseline. Les pickwickiens avaient également revêtu des costumes appropriés à la circonstance. Enfin l'on entendait sur le gazon, devant la grande porte, de terribles hurlements, poussés par tous les hommes, jeunes gars et gamins, dépendant de la ferme, et portant chacun une cocarde blanche à leur boutonnière. C'était Sam qui dirigeait leurs cris, du précepte et de l'exemple; car il était déjà parvenu à se rendre fort populaire, et se trouvait là aussi à son aise que s'il avait été conçu et enfanté sur les terres de M. Wardle.
Un mariage est un sujet privilégié de plaisanteries; et cependant après tout, il n'y a pas grande plaisanterie dans l'affaire. Nous parlons simplement de la cérémonie, et demandons qu'il soit bien entendu que nous ne nous permettons aucun sarcasme caché contre la vie maritale. Aux plaisirs, aux espérances qu'apporte le mariage, est mêlé le regret d'abandonner sa maison, sa famille, de laisser derrière soi les tendres amis de la portion la plus heureuse de la vie, pour en affronter les soucis avec une personne qu'on n'a pas encore éprouvée et qu'on connaît peu. Mais en voilà assez sur ce sujet: nous ne voulons pas attrister notre chapitre par la description de ces sentiments naturels, et nous regretterions encore bien plus de les tourner en ridicule.
Nous dirons donc brièvement que le mariage fut célébré par le vieil ecclésiastique, dans l'église paroissiale de Dingley-Dell; et que le nom de M. Pickwick est inscrit sur le registre, conservé jusqu'à ce jour dans la sacristie; que la jeune demoiselle aux yeux noirs ne signa pas son nom d'une main ferme, coulante et dégagée; que la signature d'Émily et celle de l'autre demoiselle d'honneur sont presque illisibles; que d'ailleurs tout se passa très-bien et d'une manière fort agréable; que les jeunes demoiselles trouvèrent, généralement, que la cérémonie était bien moins terrible qu'elles ne se l'étaient imaginé; et que si la propriétaire des yeux noirs et du sourire malicieux jugea convenable d'informer M. Winkle, qu'assurément elle ne pourrait jamais se soumettre à une chose aussi odieuse, nous avons, d'autre part, les meilleures raisons pour supposer qu'elle se trompait. A tout cela nous pouvons ajouter que M. Pickwick fut le premier qui embrassa la mariée, et qu'en même temps il lui jeta autour du cou une riche chaîne d'or, avec une montre du même métal, qui n'avaient été vues auparavant par les yeux d'aucun mortel, excepté ceux du joaillier. Enfin les cloches de la vieille église sonnèrent aussi gaiement qu'elles le purent, et tout le monde s'en retourna déjeuner.
«Où les petits pâtés de Noël se placent-ils, jeune mangeur d'opium? demanda Sam au gros joufflu, en aidant cet intéressant fonctionnaire à mettre sur la table les articles de consommation qui n'avaient point été arrangés le soir précédent.
Joe indiqua la destination des pâtés.
«Très-bien! dit Sam: Mettez un rameau de Noël dedans. L'autre plat à l'opposite. Maintenant nous avons l'air compact et confortable, comme observait le papa en coupant la tête de son moutard pour l'empêcher de loucher.»
En faisant cette citation savante, Sam recula d'un pas ou deux pour examiner les préparatifs du festin. Il était encore plongé dans cette délicieuse contemplation, lorsque la société arriva et se mit à table.
«Wardle, dit M. Pickwick, presque aussitôt qu'on fût assis; un verre de vin en honneur de cette heureuse circonstance.
—J'en serai charmé, mon vieux camarade, répliqua M. Wardle. Joe.... damné garçon! il est allé dormir.
—Non, monsieur, je ne dors pas, répondit le gros joufflu en sortant d'un coin de la chambre, où, comme l'immortel Jack Horner, patron des gros garçons, il s'occupait à dévorer un pâté de Noël, sans toutefois s'acquitter de cette besogne avec le sang-froid qui caractérisait les opérations gastronomiques de l'illustre héros de la ballade enfantine.
—Remplissez le verre de M. Pickwick.
—Oui, monsieur.»
Le gros joufflu emplit le verre de M. Pickwick et se retira ensuite derrière la chaise de son maître, d'où il observa avec une espèce de joie sombre et inquiète, le jeu des fourchettes et des couteaux, et le trajet des morceaux choisis depuis les plats jusqu'aux assiettes, et des assiettes jusqu'aux bouches des convives.
«Que Dieu vous bénisse, mon vieil ami, dit M. Pickwick.
—Je vous en dis autant, mon garçon, répliqua Wardle, et ils se firent raison du fond du cœur.
—Mme Wardle, reprit M. Pickwick, nous autres vieilles gens nous devons boire un verre de vin ensemble en honneur de cet heureux événement.»
La vieille lady était en ce moment dans une posture pleine de grandeur, car elle était assise au haut bout de la table, dans sa robe de brocart, ayant la nouvelle mariée d'un coté et M. Pickwick de l'autre, pour découper. M. Pickwick n'avait pas parlé très-haut, mais elle l'entendit du premier coup, et but un verre de vin tout entier à sa longue vie et à son bonheur. Ensuite la bonne vieille créature se lança dans un récit circonstancié de son propre mariage, accompagné d'une dissertation sur la mode des talons hauts, et de quelques particularités concernant la vie et les aventures de la charmante lady Tollimglower, décédée. A chaque pose de son récit, la vieille dame riait de tout son cœur, et les jeunes ladies en faisaient autant; puis elles se demandaient entre elles de quoi leur grand'maman pouvait parler si longtemps. Or, quand les jeunes ladies riaient, la vieille dame éclatait dix fois plus fort, et déclarait que son histoire avait toujours été regardée comme excellente; ce qui faisait rire de nouveau tout le monde, et inspirait à la vieille dame la meilleure humeur possible.
Cependant le fameux plum-cake, le gâteau de noce, fut découpé et circula autour de la table. Les jeunes demoiselles en gardèrent des morceaux, pour mettre sous leur traversin et rêver de leur futur époux, ce qui occasionna une grande quantité de rougeurs et d'éclats de rire.
«Monsieur Miller, un verre de vin, dit M. Pickwick à sa vieille connaissance, le gentleman dont la tête ressemblait à une pomme de reinette.
—Avec grande satisfaction, monsieur, répondit celui-ci d'un air solennel.
—Vous me permettrez d'en être, dit le vieil ecclésiastique bénévole.
—Et à moi aussi, ajouta sa femme.
—Et à moi aussi, et à moi aussi,» répétèrent du bas de la table une couple de parents pauvres, qui avaient bu et mangé de tout leur cœur, et qui s'empressaient de rire à tout ce qui se disait.
M. Pickwick, dont les yeux rayonnaient de bienveillance et de plaisir, exprima son intime satisfaction à chaque addition nouvelle. Ensuite, se levant tout d'un coup:
«Ladies et gentlemen, dit-il.
—Écoutez! écoutez! écoutez! écoutez! écoutez! écoutez! cria Sam, emporté par l'exaltation du moment.
—Faites entrer tous les domestiques, dit le vieux Wardle en s'interposant pour prévenir la rebuffade publique que Sam aurait infailliblement reçue de son maître; et donnez-leur à chacun un verre de vin pour boire le toast; maintenant, Pickwick....»
Parmi le silence de la compagnie, le chuchotement des domestiques femelles, et l'embarras craintif des mâles, M. Pickwick poursuivit:
«Ladies et gentlemen... non... je ne dirai pas ladies et gentlemen, je vous appellerai mes amis, mes chers amis, si les dames veulent m'accorder une si grande liberté....» Ici M. Pickwick fut interrompu par les applaudissements frénétiques des dames, répétés par les gentlemen, et durant lesquels la propriétaire des yeux noirs fut entendue déclarer distinctement qu'elle embrasserait volontiers ce cher M. Pickwick; M. Winkle demanda galamment si cela ne pourrait pas se faire par procuration; mais la jeune lady aux yeux noirs lui répliqua; «par exemple!» en accompagnant cette réponse d'une œillade qui disait clairement: essayez!
«Mes chers amis, reprit M. Pickwick, je vais proposer la santé du marié et de la mariée, que Dieu les bénisse! (Larmes et applaudissements.) Mon jeune ami Trundle est, comme je crois, un excellent et brave jeune homme; et je sais que sa femme est une très-aimable et très-charmante fille, bien capable de transférer dans une autre sphère le bonheur qu'elle a répandu autour d'elle pendant vingt années dans la maison paternelle» (Ici le gros joufflu laissa éclater des pleurnicheries stentoriennes, et Sam, le saisissant par le collet, l'entraîna hors de la chambre.) «Je voudrais, poursuivit M. Pickwick, je voudrais être assez jeune pour devenir le mari de sa sœur. (Applaudissements.) Mais cela n'étant pas, je suis heureux de me trouver assez vieux pour être son père, afin de ne pas être soupçonné d'avoir quelques projets cachés si je dis que je les admire, que je les estime et que je les aime toutes les deux. (Applaudissements et sanglots.) Le père de la mariée, notre bon ami ici présent, est un noble caractère, et je suis orgueilleux de le connaître. (Grand tapage.) C'est un homme excellent, indépendant, affectueux, hospitalier, libéral. (Cris enthousiastes des pauvres parents à chacun de ces adjectifs, et spécialement aux deux derniers.) Puisse sa fille jouir de tout le bonheur que lui-même peut lui souhaiter, puisse-t-il trouver dans la contemplation de ce bonheur toute la satisfaction de cœur et d'esprit qu'il mérite si bien. Tels sont, j'en suis bien sûr, les voeux de chacun de nous. Buvons donc à leur santé, en leur souhaitant une longue vie et toutes sortes de prospérités.»
M. Pickwick cessa de parler au milieu d'une tempête d'applaudissements. Les poumons des auxiliaires, sous le commandement de Sam, se faisaient surtout distinguer par leur active et solide coopération. Ensuite M. Wardle proposa la santé de M. Pickwick, et M. Pickwick celle de la vieille lady. M. Snodgrass proposa M. Wardle, et M. Wardle proposa M. Snodgrass. Un des pauvres parents proposa M. Tupman, l'autre pauvre parent proposa M. Winkle, et tout fut bonheur et festoiement, jusqu'au moment où la disparition mystérieuse des deux pauvres parents sous la table, avertit la compagnie qu'il était temps de se séparer.
Sur la recommandation de M. Wardle, la partie masculine de la société entreprit une promenade de quatre ou cinq lieues, pour se débarrasser des fumées du vin et du déjeuner. Les pauvres parents seulement demeurèrent au lit, toute la journée, pour tâcher d'obtenir le même résultat; mais n'ayant pu y parvenir ils furent obligés d'en rester là. Cependant Sam entretenait les domestiques dans un état d'hilarité perpétuelle, et le gros joufflu charmait ses loisirs en mangeant et en dormant tour à tour.
Aux larmes près, le dîner fut aussi affectueux que le déjeuner, et tout aussi bruyant; ensuite vint le dessert et de nouveaux toasts, puis le thé et le café, puis enfin le bal.
Au bout d'une longue salle, garnie de sombres lambris, étaient assis, sous un berceau de houx et d'arbres verts, les deux meilleurs violons et l'unique harpe de Muggleton. Dans toutes espèces de recoins, et sur toutes sortes de supports, luisaient de vieux chandeliers d'argent massif. Le tapis était ôté, les bougies brillaient gaiement, le feu pétillait dans l'énorme cheminée, sur le chambranle de laquelle aurait pu rouler facilement un cabriolet de nos temps dégénérés. Des voix enjouées, des éclats de rires joyeux retentissaient dans toute la salle: enfin c'était justement l'endroit où les anciens yeomen anglais, devenus lutins après leur mort, auraient aimé à donner une fête.
Si quelque chose pouvait ajouter à l'intérêt de cette agréable cérémonie, c'était le fait remarquable que M. Pickwick apparut sans ses guêtres, pour la première fois de sa vie, s'il faut en croire ses plus anciens amis.
«Vous vous proposez de danser? lui demanda M. Wardle.
—Nécessairement; ne voyez-vous pas que je suis habillé pour cela, répondit-il, en faisant remarquer avec complaisance ses bas de soie chinés et ses fins escarpins.
—Vous, en bas de soie! s'écria gaiement M. Tupman.
—Et pourquoi pas, monsieur, pourquoi pas? rétorqua M. Pickwick avec chaleur, en se retournant vers son ami.
—Oh! effectivement, répondit M. Tupman. Il n'y a aucune raison pour que vous n'en portiez pas.
—Je le suppose, monsieur, je le suppose, dit M. Pickwick d'un ton péremptoire.»
M. Tupman avait voulu rire, mais il s'aperçut que c'était un sujet sérieux. Il prit donc un air grave et déclara que les bas étaient d'un joli dessin.
—Je l'espère, reprit le philosophe en regardant fixement son interlocuteur. Je me flatte, monsieur, que vous ne voyez rien d'extraordinaire dans ces bas, en tant que bas.
—Non certainement. Oh! non certainement! se hâta de répondre M. Tupman. Il s'éloigna, et la contenance de M. Pickwick reprit l'expression bénévole qui lui était habituelle.
—Nous sommes tous prêts, dit M. Pickwick, qui s'était placé avec la vieille lady à la tête de la danse, et qui avait déjà fait trois faux départs, dans son excessive impatience de commencer.
—Allons, s'écria Wardle, maintenant!»
Soudain sonnèrent les deux violons et la harpe, et vite partit M. Pickwick, les bras entrelacés avec sa danseuse; mais il fut interrompu par un battement de mains général et par des cris de «Arrêtez! arrêtez!
—Qu'est-ce qu'il y a? demanda le philosophe qui n'avait pu être ramené à sa place, que lorsque les deux violons et la harpe eurent fait silence, et qui n'aurait été retenu par aucun autre pouvoir sur la terre, quand même la maison aurait été en feu.
—Où est Arabella Allen? crièrent une douzaine de voix.
—Et Winkle? ajouta M. Tupman.
—Nous voici, s'écria M. Winkle, en sortant, avec son aimable compagne, d'une embrasure de fenêtre. Pendant qu'il disait ces mots, il aurait été difficile de décider lequel des deux était le plus rouge, lui ou la jeune lady aux yeux noirs.
—C'est bien extraordinaire, Winkle, que vous ne puissiez pas prendre votre place! s'écria M. Pickwick avec dépit.
—Pas du tout, répondit M. Winkle.
—Oh! vous avez raison, reprit M. Pickwick, en reposant ses yeux sur Arabella, avec un sourire fort expressif. Vous avez raison; cela n'est pas extraordinaire, après tout.»
Quoi qu'il en soit, on n'eut pas le temps de penser davantage à cette petite aventure, car les violons et la harpe commencèrent pour tout de bon. M. Pickwick s'élança aussitôt: Les mains croisées, promenade jusqu'à l'extrémité de la chambre, et au retour, jusqu'au milieu de la cheminée; poussée, de tous les côtés, de bruyants frappements de pieds sur le plancher. Au tour de l'autre couple. En route sur nouveaux frais. Toute la figure se répète, les frappements de pieds recommencent pour marquer la mesure. Un autre couple, et un autre, et un autre encore! Jamais on ne vit une danse aussi animée; et enfin, lorsque la vieille lady épuisée eut été remplacée par la femme du bénévole ecclésiastique, lorsque quatorze couples eurent fait la figure, lorsque M. Pickwick et sa nouvelle partner se trouvèrent à la queue des danseurs, on vit cet illustre savant, quoiqu'il n'eût aucun motif quelconque de faire tant d'efforts, continuer de danser perpétuellement à sa place, en souriant tout le temps à sa compagne, avec une douceur angélique et qui défie toute description.
Longtemps avant que M. Pickwick fût fatigué de danser, les nouveaux mariés s'étaient éclipsés de la scène. Il y eut cependant, au rez-de-chaussée, un glorieux souper, et à la suite une longue séance autour de la table. Aussi M. Pickwick s'éveilla-t-il assez tard le lendemain. Il lui sembla alors se rappeler, d'une manière confuse, qu'il avait invité particulièrement et confidentiellement environ quarante-cinq personnes à dîner chez lui, au George et Vautour, la première fois qu'elles viendraient à Londres; ce qui, comme lui-même le pensa avec raison, indiquait d'une manière à peu près certaine, qu'il ne s'était pas contenté de danser la nuit précédente.
Cependant la journée s'écoula joyeusement, et lorsque le soir fut venu, «Eh! bien, ma chère, demanda Sam à Emma, votre famille a donc des histoires dans la cuisine, à cette heure?
—Oui, monsieur Weller, répondit Emma. C'est toujours comme cela la veille de Noël: notre maître ne négligerait pas les vieilles coutumes pour un empire.
—Votre maître a une idée fort judicieuse, ma chère. Je n'ai jamais vu un homme aussi judicieux, un si véritable gentleman.
—C'est bien vrai, dit le gros joufflu en se mêlant à la conversation. N'engraisse-t-il pas de beaux cochons?»
Tandis que l'épais jouvenceau parlait ainsi, une étincelle semi-cannibale brillait dans ses yeux, au souvenir des pieds rôtis.
«Oh! vous voilà réveillé à la fin,» lui dit Sam.
Le gros joufflu fit un signe affirmatif.
«Eh! bien, je vais vous dire, jeune boa constructeur, reprit Sam, d'un son de voix imposant: si vous ne dormez pas un petit peu moins, et si vous ne faites pas un petit peu plus d'exercice, quand vous arriverez à être un homme vous vous exposerez au même genre d'inconvénient personnel qui fut infligé sur le vieux gentleman qui portait une queue de rat.
—Qu'est-ce donc qui lui est arrivé? demanda Joe d'une voix mal assurée.
—C'est ce que je vas vous dire. Il était du plus large patron qui a jamais été inventé; un véritable homme gras, qui n'avait pas entrevu ses propres chaussures depuis quarante et cinq ans.
—Bonté divine! s'écrie Emma.
—Non, ma chère, pas une fois; et si vous aviez mis devant lui un modèle de ses propres jambes sur la table où il dînait, il ne les aurait pas reconnues. Il allait toujours à son bureau avec une très-belle chaîne d'or qui pendait, en dandinant, environ un pied et demi, et une montre d'or dans son gousset qui valait bien... j'ai peur de dire trop... mais autant qu'une montre peut valoir; une grosse montre ronde, aussi conséquente dans son espèce comme il était pour un homme. «Vous feriez mieux de ne pas porter cette montre ici, disaient les amis du gentleman, vous en serez volé.—Bah! qu'il dit.—Oui, disent-ils, vous le serez.—Bien, dit-il; j'aimerais à voir le voleur qui pourrait tirer cette montre ici, car je veux que Dieu me bénisse si je peux jamais la tirer moi-même, qu'il dit; elle est si serrée dans mon gousset que quand je veux savoir quelle heure-s-qu'il est, je suis obligé de regarder dans la boutique du boulanger, qu'il dit.—Pour lors, en disant ça il riait de si bon cœur qu'on avait peur de le voir éclater. Il sort avec sa tête poudrée et sa queue de rat, vlà qu'il roule sa bosse dans le Strand avec sa chaîne dandinant plus que jamais, et la grosse montre qui crevait presque son pantalon. Il n'y avait pas un filou dans tout Londres qui n'eût pas tiré à cette chaîne; mais la chaîne ne voulait jamais se casser et la montre ne voulait pas sortir. Ainsi ils se fatiguaient bien vite de traîner un gros homme comme ça sur le pavé, et l'autre s'en retournait chez lui, et il riait tant que sa queue de rat se trémoussait comme le pendule d'un vieux coucou. A la fin, un jour, il roulait tranquillement; vlà qu'il voit un filou qu'il connaissait de vue, bras dessus, bras dessous avec un petit moutard qui avait une très-grosse tête.—En voilà une farce, que le vieux gentleman se dit en lui-même: ils vont s'essayer encore un coup, mais ça ne prendra pas. Ainsi il commence à ricaner bien joyeusement, quand tout d'un coup le petit garçon quitte le bras du filou et se jette la tête la première droit dans l'estomac du vieux gentleman, si fort qu'il le fait doubler en deux par la douleur. Il se met à crier oh là! là! mais le filou lui dit tout bas à l'oreille: Le tour est fait, monsieur, et quand il se redresse la montre et la chaîne avaient fichu le camp, et ce qu'il y a de plus pire, la digestion du vieux gentleman a toujours été embrouillée après ça, pour tout le reste de sa vie naturelle.—Ainsi faites attention à vous, mon jeune gaillard, et prenez garde que vous ne deveniez pas trop gras.»
Lorsque Sam eut conclu ce récit moral, dont le gros joufflu parut fort affecté, nos trois personnages se rendirent dans la cuisine.
C'était une vaste pièce où se trouvait rassemblée toute la famille, suivant la coutume annuellement observée, depuis un temps immémorial, par les ancêtres de M. Wardle. Il venait de suspendre de ses propres mains, au milieu du plafond, une énorme branche de gui31, qui donna instantanément naissance à une scène délicieuse de luttes et de confusion. Au milieu du désordre, M. Pickwick, avec une galanterie qui aurait fait honneur à un descendant de lady Tollimglower elle-même, prit la vieille lady par la main, la conduisit sous l'arbuste mystique, et l'embrassa avec courtoisie et décorum. La vieille dame se soumit à cet acte de politesse avec la dignité qui convenait à une solennité si importante et si sérieuse; mais les jeunes ladies, n'étant point aussi profondément imbues d'une superstitieuse vénération pour cette coutume, ou s'imaginant que la saveur d'un baiser est singulièrement relevée quand on a un peu de peine à l'obtenir, criaient, se débattaient, couraient dans tous les coins, faisaient des menaces et des remontrances, faisaient tout, enfin, excepté de quitter la chambre, et luttaient ainsi jusqu'au moment où les gentlemen les moins aventureux paraissaient sur le point de renoncer à leur entreprise. Tout d'un coup, alors, elles s'apercevaient qu'il était inutile de résister plus longtemps, et se soumettaient de bonne grâce à être embrassées. M. Winkle embrassa la jeune demoiselle aux yeux noirs; M. Snodgrass embrassa Émily; les pauvres parents embrassaient tout le monde, sans en excepter les jeunes ladies les plus laides, qui, dans leur excessive confusion se précipitaient justement sous le gui, sans le savoir. Quant à Sam, ne croyant point à la nécessité d'être sous l'arbuste sacré, il embrassait Emma et les autres servantes quand il pouvait les attraper. Cependant M. Wardle se tenait debout prés de la cheminée, le dos au feu, considérant cette scène avec la plus grande satisfaction, tandis que le gros joufflu profitait de l'occasion pour dévorer sommairement un admirable petit pâté de Noël, qui avait été soigneusement mis de côté par quelque autre personne.
Enfin les cris s'étaient apaisés, les visages étaient couverts de rougeur, les cheveux pendaient défrisés, et M. Pickwick, après avoir embrassé la vieille dame, comme nous l'avons dit plus haut, était resté debout sous le gui, regardant avec une physionomie riante ce qui se passait autour de lui. Tout d'un coup, la jeune demoiselle aux yeux noirs, après quelques chuchotements avec les autres jeunes personnes, s'élança vers M. Pickwick, lui jeta ses bras autour du cou, et le baisa tendrement sur la joue gauche. Aussitôt toute la troupe des jeunes ladies entoura le savant philanthrope, et avant qu'il eût eu le temps de se reconnaître et de savoir de quoi il s'agissait, il fut baisé par chacune d'elles.
C'était un gracieux spectacle de voir M. Pickwick au centre de ce groupe, tantôt tiré d'un côté, tantôt de l'autre; baisé, d'abord sur le menton, puis sur le nez, puis sur ses lunettes, et d'entendre les éclats de rire qui retentissaient de toutes parts. Mais bientôt après ce fut un spectacle plus charmant encore, de voir M. Pickwick, les yeux couverts d'un mouchoir de soie, se précipiter sur les murailles, s'embarraser dans les coins, et accomplir, enfin, avec délices, tous les mystères de colin-maillard, jusqu'au moment où il attrapa l'un des pauvres parents. A son tour, alors, il s'occupa d'éviter le colin-maillard, et il s'en acquitta avec une agilité et une prestesse qui arrachèrent des applaudissements aux assistants. Les pauvres parents attrapaient précisément les gens à qui ils supposaient que cela serait agréable, et se laissaient prendre, par hasard, lorsque quelqu'un trimait trop longtemps.
Quand tout le monde fut fatigué de colin-maillard on alluma un grand snap-dragon32, et lorsqu'on se fut suffisamment brûlé les doigts, on s'assit auprès d'un énorme feu de troncs enflammés, et autour d'un souper substantiel.
«Ceci, dit M. Pickwick, en regardant autour de lui, ceci, en vérité, est du confort.
—C'est notre coutume invariable, répondit M. Wardle. Tout le monde, domestiques et travailleurs, s'assoit à notre table la veille de Noël, comme vous le voyez. Nous restons ici à conter de vieilles histoires jusqu'à ce que minuit sonne et nous annonce l'arrivée de la fête.—Trundle, mon garçon, attisez le feu.»
Des myriades d'étincelles brillantes pétillèrent dans les airs, lorsque les troncs d'arbre furent remués, et la flamme rouge qui s'en éleva répandit une chaude lumière, qui pénétra dans les coins les plus éloignés de la chambre, et illumina tous les visages.
—Allons, dit Wardle, une chanson; une chanson de Noël. Je vous en chanterai une, à défaut de meilleure.
—Bravo, s'écria M. Pickwick.
—Remplissez les verres, reprit Wardle, il se passera bien deux heures avant que vous voyiez le fond de ce bol. Remplissez à la ronde; et maintenant, la chanson.»
A ces mots le joyeux vieillard entonna, sans plus de cérémonie, d'une voix forte et franche, la chanson que voici:
NOËL.
Il apporte, il est vrai, les boutons et les fleurs,
Mais ce qu'épanouit son haleine enivrante,
Il le brûle aussitôt par ses folles rigueurs.
Sylphe capricieux, ignorant ce qu'il aime,
Il change, en un moment, d'aspect et de vouloir,
Il vous sourit, vous berce, et puis à l'instant même,
Il brise, dans sa fleur, votre naissant espoir.
Quand il darde sur nous ses rayons énervants,
Il enfante souvent la fièvre frénétique,
La rage, et de l'amour les douloureux tourments.
Je pourrais préférer le nuit calme et glacée,
Qui suit, modestement, un beau jour de moisson;
Mais la feuille qui tombe attriste ma pensée,
Et l'automne n'est point encore ma saison.
Qui ramène l'hiver et les festins joyeux;
Vidons en son honneur, dans la salle gothique,
D'innombrables flacons de nos vins les plus vieux!
Noël est le gardien des vertus domestiques,
Le plus doux souvenir de nos vieilles maisons.
Pousses donc avec moi trois hourras sympathiques,
Pour saluer le Roi de toutes les saisons!
Cette chanson fut accueillie par un tonnerre d'applaudissements. Un auditoire composé d'amis et de serviteurs est toujours si bénévole! Les parents pauvres, surtout, tombaient dans de véritables extases de ravissement.
Le feu fut garni de nouveaux troncs, et le bol accomplit une ronde nouvelle.
«Comme il neige, dit un des hommes à voix basse.
—Comment! il neige? répéta Wardle.
—Oui, monsieur, la nuit est noire et froide. Le vent vient de se lever, et il fouette la neige en tourbillons dans la plaine.
—Qu'est-ce qu'il dit donc? demanda la vieille lady; est-ce qu'il est arrivé quelque chose?
—Non, non, maman. Il dit qu'il neige et que le vent souffle fort; et il a raison, car on entend un fameux tapage dans la cheminée.
—Ha! reprit la vieille dame, il faisait un vent comme cela, et il tombait aussi de la neige, il y a bien des années.... Attendez, que je me rappelle.... juste cinq ans avant la mort de votre pauvre père. C'était la veille de Noël aussi, et je me souviens qu'il nous raconta l'histoire du vieux Gabriel Grub, qui a été enlevé par les goblins33.
—L'histoire de qui? demanda M. Pickwick avec curiosité.
—Oh! rien, répliqua M. Wardle. L'histoire d'un vieux sacristain, que les bonnes gens d'ici supposent avoir été emporté par les goblins.
—Supposent! s'écria la vieille lady. Y a-t-il quelqu'un d'assez téméraire pour en douter? Supposent! N'avez-vous pas toujours entendu dire, depuis votre enfance, qu'il a été emporté par les goblins, et ne savez-vous pas que c'est la vérité?
—Très-bien, maman, répliqua M. Wardle, en riant, il fut emporté si vous voulez.—Il fut emporté par les goblins, Pickwick, et voilà toute l'histoire.
—Non pas, non pas, je vous assure, reprit M. Pickwick. Ce n'est pas toute l'histoire, car il faut que j'apprenne comment il fut enlevé, et pourquoi, et les tenants et les aboutissants.»
M. Wardle sourit, en voyant toutes les têtes se pencher pour l'écouter. Ayant donc rempli son verre d'une main libérale, il porta une santé à M. Pickwick, par un geste familier, et commença ainsi qu'il suit....
Mais que Dieu bénisse notre cerveau d'éditeur. A quel
long chapitre nous
sommes-nous laissé entraîner! Nous le déclarons
solennellement, nous
avions complétement oublié toutes ces petites entraves
qu'on appelle
chapitres. C'est égal: nous allons donner le champ libre
aux revenants
en leur ouvrant un nouveau chapitre. Point de passe-droits à
leur
préjudice, s'il vous plaît, messieurs et mesdames.
CHAPITRE XXIX.
Histoire du sacristain emporté par les goblins.
Dans une vieille ville abbatiale de ce comté, vivait, il y a bien longtemps; si longtemps, que l'histoire doit être vraie, puisque tous nos pères, grand-pères et arrière-grand-pères l'ont crue pieusement, vivait, dis-je, un certain Gabriel Grub, qui remplissait les fonctions de sacristain et de fossoyeur. Parce qu'un homme est sacristain et constamment entouré d'emblèmes de mort, il ne s'ensuit pas du tout qu'il doive être morose et mélancolique. Les entrepreneurs des pompes funèbres sont les gens les plus gais du monde, et j'avais autrefois l'honneur d'être intime avec un muet34, lequel, hors de ses fonctions et dans la vie privée, était le plus comique, le plus jovial petit gaillard qui ait jamais braillé une chanson bachique, sans le moindre hoquet de mémoire, ou avalé un rude verre de grog, sans s'arrêter pour reprendre haleine. Toutefois il n'en était pas ainsi de Gabriel Grub. C'était une espèce de vieux hibou, grognon, rechigné, hargneux; ne se plaisant avec personne, si ce n'est avec une grosse bouteille d'osier, aussi vieille que lui, qu'il portait fidèlement enfoncée dans une large poche. Lorsque par hasard les yeux caverneux du sacristain apercevaient une physionomie heureuse, son regard se chargeait à l'instant même d'une expression de haine si malfaisante, qu'on ne pouvait le rencontrer sans en être tout bouleversé.
Une certaine veille de Noël, un peu avant le crépuscule, Gabriel mit sa bêche sur son épaule, alluma sa lanterne, et se dirigea vers le cimetière; il avait une fosse à finir pour le lendemain matin, et, se sentant mal disposé, il espérait se ragaillardir un peu en y travaillant. Pendant qu'il cheminait dans la rue étroite, il voyait briller, à travers la plupart des fenêtres, la lumière joyeuse d'un feu pétillant; il entendait les éclats de rire et les cris plaisants de ceux qui étaient réunis autour du foyer; il remarquait les préparatifs de bonne chère qui se faisaient pour le lendemain; enfin il sentait les succulentes odeurs qui s'exhalaient des cuisines en nuages savoureux. Tout cela était du fiel et de l'absinthe sur le cœur de Gabriel Grub; et lorsque des troupes d'enfants, s'élançant hors des maisons, bondissaient à travers les rues pour rejoindre d'autres petits coquins, aux têtes bouclées, qui chantaient en riant les plaisirs de la veille de Noël, Gabriel serrait convulsivement le manche de sa bêche, et ricanait sardoniquement, en pensant aux rougeoles, aux coqueluches, aux fièvres scarlatines, au croup, et encore à beaucoup d'autres sources de consolation.
Dans cette heureuse disposition d'esprit, Gabriel poursuivait son chemin, répondant par un grognement bref et triste au salut cordial des voisins qu'il rencontrait, jusqu'à ce qu'enfin il tourna dans la sombre ruelle qui menait au cimetière. Or, il avait attendu avec impatience l'instant d'y arriver, parce que c'était un endroit selon son cœur, toujours lugubre et funèbre, et dans lequel les gens de la ville n'aimaient pas à s'aventurer si ce n'est en plein jour, quand le soleil brillait. Gabriel ne fut donc pas légèrement indigné d'entendre une voix d'enfant, qui répétait un joyeux Noël, dans cette espèce de sanctuaire, appelé la ruelle aux bières, depuis le temps de la gothique abbaye et des moines tonsurés. Comme le sacristain continuait de marcher, et que la voix s'approchait de plus en plus, il reconnut qu'elle provenait d'un petit garçon, qui se hâtait de rejoindre les enfants de la grande rue, et qui, partie pour se donner du courage, partie pour se mettre en train, chantait à gorge déployée une vieille chanson. Gabriel attendit que le bambin fût près de lui, et le poussant dans un coin, il lui administra cinq ou six tapes avec sa lanterne, seulement pour lui apprendre à moduler en mesure. L'enfant s'enfuit avec ses mains sur sa tête, chantant sur un ton fort différent, et Gabriel Grub, en ricanant de tout son cœur, entra dans le cimetière, dont il ferma la porte derrière lui.
Il ôta son habit, posa par terre sa lanterne, descendit dans la fosse commencée, et travailla vigoureusement pendant une heure environ. Mais la terre était durcie par la gelée, et il n'était pas facile de la couper, ni de la jeter dehors. D'ailleurs, quoiqu'il y eût de la lune, c'était une lune fort jeune, et elle n'éclairait pas la fosse, qui se trouvait à l'ombre de l'abbaye. Dans tout autre temps, ces inconvénients auraient rendu Gabriel très-chagrin et très-misérable, mais il était si satisfait d'avoir interrompu la sérénade du petit garçon, qu'il ne s'inquiéta pas beaucoup du peu de progrès qu'il faisait. Lorsqu'il eut fini son travail, il examina la fosse avec une sombre satisfaction, et en ramassant ses outils, il grommelait entre ses dents:
Pour un modeste trépassé;
Quelques pieds de terrain glacé,
Avec une pierre à la tête;
Pour couverture un beau gazon,
Pour matelas la terre humide:
Quand on est là tout de son long,
On n'y sent jamais aucun vide;
On est toujours bien entouré,
Des milliers de vers vous font fête....
C'est un logement fort honnête
Surtout dans un terrain sacré.
Gabriel riait tout seul en s'asseyant sur une tombe plate, qui était son lieu de repos favori. Il tira sa bouteille d'eau-de-vie en grommelant: «Une fosse à Noël! En voilà une fête! ho! ho! ho!
—Ho! ho! ho!» répéta une voix derrière lui.
Gabriel laissa retomber le bras qui portait la bouteille à ses lèvres, et regarda alentour avec inquiétude; mais le silence et le calme de la tombe régnaient dans tout le cimetière. Aux pâles rayons de la lune, la gelée blanche argentait les pierres tumulaires et brillait, en rangées de perles, sur les arceaux sculptés de la vieille église; la neige, dure et craquante, formait sur les monticules pressés une couverture si blanche et si unie, qu'on aurait pu croire que les cadavres étaient là, enveloppés seulement dans leur blanc linceul; nul souffle de vent ne troublait le repos de cette scène solennelle; le son même paraissait gelé, tant les objets environnants étaient froids et tranquilles.
«C'était l'écho,» dit Gabriel en portant de nouveau la bouteille à ses lèvres.
Une voix creuse articula près de lui: «Ce n'était pas l'écho.»
Gabriel tressaillit et se leva; mais l'étonnement et la terreur l'enchaînèrent à sa place, son sang se figea dans ses veines, car, tout auprès de lui, se trouvait un être d'une apparence étrange, surnaturelle, et qui venait évidemment d'un autre monde. Il était assis sur une haute pierre levée, et avait croisé ses longues jambes grêles d'une manière fantasque, impossible; ses bras nus faisaient anse, et ses mains reposaient sur ses genoux. Ses souliers à la poulaine se recourbaient en longues pointes; un justaucorps tailladé étranglait son petit corps rond; à son dos pendait un court manteau, dont le collet, curieusement découpé en étroites lanières, lui servait de fraise ou, si l'on veut, de cravate; sur sa tête, il portait un chapeau pointu, à grands bords, garni d'une seule plume, et ce chapeau était si bien couvert de gelée blanche, l'être fantastique était si confortablement assis sur cette tombe, qu'il avait l'air d'y être installé depuis deux cents ans, pour le moins. Il se tenait parfaitement immobile; mais il tirait la langue d'un demi-pied pour se moquer de Gabriel, et il ricanait d'un ricanement que des goblins35 seuls peuvent exécuter.
«Ce n'était pas l'écho,» dit le lutin.
Gabriel était paralysé.
«Qu'est-ce que vous faites ici, la veille de Noël? demanda le goblin sévèrement.
—Monsieur, balbutia Gabriel, je suis venu ici pour creuser une fosse.
—Qui donc se promène parmi des tombes dans une nuit comme celle-ci? s'écria le goblin d'un ton sépulcral.
—Gabriel Grub! Gabriel Grub!» répondirent en chœur des voix aiguës et sauvages qui semblaient remplir le cimetière. Gabriel regarda avec terreur autour de lui, mais il ne vit rien.
—Qu'est-ce que vous avez dans cette bouteille? demanda le goblin.
—Du genièvre, monsieur, répliqua le sacristain en tremblant plus fort que jamais, car il l'avait acheté des contrebandiers, et il pensait que le personnage qui l'interrogeait était peut-être dans la douane des goblins.
—Qui donc boit tout seul du genièvre au milieu d'un cimetière et dans une nuit comme celle-ci? reprit le lutin solennellement.
—Gabriel Grub! Gabriel Grub!» crièrent de nouveau les voix sauvages.
Le goblin ricana malicieusement en lorgnant le sacristain épouvanté; puis, enflant sa voix comme un ouragan, il s'écria: «Qui devient ainsi notre proie légitime?»
Le chœur invisible répondit encore à cette demande, et le sacristain crut entendre une multitude d'enfants de chœur mêler leurs chants aux accords majestueux des orgues de la vieille abbaye. C'était une musique surnaturelle qui semblait portée par un doux zéphyr, et qui passait et mourait avec lui; mais le refrain de cet air mystérieux était toujours le même, et répétait encore: «Gabriel Grub! Gabriel Grub!»
Le goblin fendit sa bouche jusqu'à ses oreilles en disant: «Que pensez-vous de ceci, Gabriel?»
Gabriel ne répondit que par un soupir.
«Que pensez-vous de ceci, Gabriel?» répéta le goblin en dressant négligemment ses pieds en l'air, de chaque côté de la tombe, et en examinant la pointe relevée de sa chaussure avec autant de complaisance que si ç'avait été la paire de bottes la plus fashionable de Bond-Street.
«C'est.... c'est.... très-curieux, monsieur, répondit le sacristain, à moitié mort de peur. Très-curieux et très-joli...; mais je pense qu'il faut que j'aille finir mon ouvrage, s'il vous plaît.
—Quel ouvrage? demanda le goblin.
—Ma fosse, monsieur, la fosse que j'ai commencée, balbutia le sacristain.
—Ah! votre fosse, ah! Qui donc s'amuse à creuser des fosses dans un temps où tous les autres hommes ne songent qu'à se réjouir?»
Les voix mystérieuses répliquèrent encore: «Gabriel Grub! Gabriel Grub!
—J'ai peur que mes amis ne puissent pas se séparer de vous, Gabriel, dit le goblin en fourrant dans sa joue sa langue énorme! J'ai peur que mes amis ne puissent pas se séparer de vous, Gabriel!
—Sous votre bon plaisir, monsieur, répliqua le sacristain terrifié, je ne le pense pas, monsieur; ils ne me connaissent pas, monsieur. Je ne crois pas que ces illustres gentlemen m'aient jamais vu, monsieur.
—Oh! que si, reprit le goblin, nous le connaissons tous l'homme au visage sombre, au regard sinistre, qui traversait la rue ce soir en jetant un mauvais œil aux enfants et en serrant plus fort sa bêche de fossoyeur. Nous connaissons l'homme plein d'envie et de malice, qui a cassé la tête d'un bambin parce qu'il était heureux, et que cet homme ne pouvait pas l'être. Nous le connaissons! nous le connaissons!»
Ici le lutin fit retentir les échos d'un ricanement aigu; puis, jetant ses jambes en l'air, il se planta au bord de la pierre tumulaire, debout sur sa tête, ou plutôt sur la pointe de son chapeau; ensuite, faisant la culbute avec une incroyable agilité, il se retrouva juste aux pieds du sacristain, dans l'attitude favorite des tailleurs et des odalisques.
«Je crains.... je crains d'être obligé de vous quitter, monsieur, murmura le sacristain en faisant un effort pour se mouvoir.
—Nous quitter! s'écria le goblin, Gabriel Grub, nous quitter! oh! oh! oh!»
Tandis que le goblin riait, le sacristain vit une lumière brillante illuminer les fenêtres de la vieille église. Au bout d'un moment, cette lumière s'éteignit; les orgues modulèrent un air guilleret, et des volées de lutins, en tout semblables au premier, s'abattirent dans le cimetière et commencèrent à jouer à saute-mouton sur les pierres des tombeaux, les franchissant l'une après l'autre, avec une dextérité merveilleuse, et sans s'arrêter un seul instant pour prendre haleine. Mais le premier goblin était le sauteur le plus étonnant de tous, et pas un des nouveaux venus ne pouvait en approcher. Malgré son extrême frayeur, le sacristain ne pouvait s'empêcher de remarquer que les autres goblins se contentaient de sauter par-dessus les pierres ordinaires, mais que le premier faisait passer entre ses jambes, grilles, cyprès et caveaux de famille, avec autant d'aisance que s'il avait eu affaire à de simples bornes.
A la fin l'intérêt du jeu devint intense. L'orgue jouait de plus en plus vite; les goblins sautaient de plus en plus fort, se tordant, se roulant, faisant mille culbutes, en bondissant comme des ballons, par-dessus les tombeaux. Les jambes de Gabriel se dérobaient sous lui, la tête lui tournait rien que de voir le tourbillon de lutins qui passaient devant ses yeux; lorsque tout à coup le roi des goblins, se précipitant sur le pauvre homme, le saisit par le collet et s'enfonça avec lui dans les entrailles de la terre.
Quand Gabriel put respirer, après une descente rapide, il se trouva dans une vaste caverne, entouré de toutes parts d'une multitude de goblins horribles et grimaçants. Dans le milieu de la pièce, sur un trône élevé, était fantastiquement assis son ami du cimetière, et Gabriel Grub lui-même était placé auprès de lui, mais incapable de faire aucun mouvement.
«Il fait froid, cette nuit, dit le roi des lutins. Donnez-nous quelque chose de chaud.»
Une demi-douzaine d'officieux goblins, ayant un perpétuel sourire sur les lèvres, et que Gabriel reconnut à cela pour des courtisans, disparurent d'un air empressé et revinrent un instant après, avec un verre de feu liquide, qu'ils présentèrent au roi.
«Ah! dit le goblin dont les joues et la gorge étaient devenues tout à fait transparentes, pendant le passage de la flamme, cela réchauffe un peu. Apportez-en un verre à M. Grub.»
L'infortuné sacristain protesta vainement qu'il ne prenait jamais rien de chaud pendant la nuit; l'un des courtisans le tint par le nez et le menton, pendant qu'un autre versait dans son gosier l'ardent liquide, et toute l'assemblée se mit à rire avec des hurlements, tandis qu'il suffoquait et qu'il essuyait, avec son mouchoir, le ruisseau de larmes occasionné par cette boisson brûlante.
«Maintenant, dit le roi fantasque, en fourrant plaisamment la pointe de son chapeau dans l'œil du sacristain, de manière à lui causer une nouvelle souffrance; maintenant montrez à l'homme atrabilaire et misanthrope, quelques peintures de notre musée.»
Lorsque le goblin eut prononcé ces paroles, un nuage épais qui obscurcissait l'un des coins de la caverne, se dissipa graduellement, et laissa apercevoir, apparemment à une grande distance, une chambre petite et mal meublée, où régnait cependant un ordre et une propreté charmante. Auprès d'un bon feu se prélassait un fauteuil vide, tandis que sur la table était arrangé un repas frugal. Une jeune mère, entourée d'enfants allait de temps en temps à la fenêtre et en soulevait le rideau pour découvrir un peu plus tôt celui qu'elle attendait. Un coup frappé à la porte se fit entendre; la mère alla ouvrir et les enfants pleins de joie battirent des mains lorsque le père entra. Il était mouillé et fatigué. Il secoua la neige de ses vêtements, et les enfants s'empressèrent de l'entourer pour emporter, l'un son chapeau, l'autre son manteau, l'autre son bâton, l'autre ses gants. Ensuite le père s'assit, pour prendre son repas, auprès du feu; les enfants grimpèrent sur ses genoux, la mère se plaça à côté de lui: la paix et le bonheur brillaient sur leur visage.
Mais un changement se fit dans le tableau, d'une manière presque imperceptible. La scène représenta une petite chambre à coucher, où le plus jeune et le plus joli des enfants gisait sur son lit de mort. Les roses de ses joues étaient flétries, la lumière de ses yeux était éteinte, et tandis que le sacristain lui-même le considérait avec un intérêt qu'il n'avait jamais ressenti auparavant, le pauvre enfant rendit le dernier soupir. Ses jeunes frères et ses sœurs se pressèrent autour de son berceau, et saisirent sa main; mais elle était froide et roidie. Ils reculèrent et regardèrent, avec une terreur religieuse, son visage enfantin; car, quoique l'expression en fût calme et tranquille, quoique le bel enfant parût dormir en paix, ils voyaient bien que la mort était là, et ils savaient que maintenant leur petit frère était un ange dans les cieux, d'où il les contemplait et les bénissait.
Un léger nuage passa de nouveau sur la peinture et le sujet en fut changé. Le père et la mère étaient devenus vieux et infirmes, et le nombre de ceux qui les entouraient avait diminué de plus de moitié. Cependant la paix et le contentement régnaient encore sur tous les visages. La famille était réunie autour du feu et les parents racontaient, les enfants écoutaient avec délices des histoires des anciens temps et des jours écoulés. Doucement et tranquillement le vieux père descendit dans la tombe, et bientôt après, celle qui avait partagé tous ses soins et toutes ses peines, le suivit dans le séjour de l'éternel repos. Les enfants qui leur survivaient s'agenouillèrent en pleurant sur le gazon du cimetière; puis ils se relevèrent et s'éloignèrent lentement, tristement, mais sans cris amers, sans lamentations désespérées, car ils étaient sûrs de les revoir bientôt dans le royaume céleste. Ils se mêlèrent donc de nouveau aux scènes actives du monde, et la tranquillité, le contentement revinrent habiter avec eux.
Le nuage descendit alors sur le tableau et le déroba aux yeux du sacristain.
«Qu'est-ce que vous pensez de cela?» demanda le goblin à Gabriel en tournant vers lui sa large face.
Gabriel balbutia que c'était un spectacle fort amusant, mais il paraissait honteux et mal à l'aise, car le lutin fixait sur lui des yeux farouches.
«Misérable égoïste! s'écria celui-ci d'un ton plein de mépris. Misérable égoïste!» Il paraissait disposé à ajouter quelque chose, mais l'indignation l'empêchait de prononcer. Il leva une de ses jambes flexibles, et l'agitant au-dessus de sa tête afin de mieux ajuster, il la déchargea solidement sur le dos de Gabriel. Aussitôt tous les goblins qui faisaient leur cour, suivirent l'exemple du maître; car c'est l'usage invariable des courtisans, même sur la terre, de flageller ceux que le pouvoir flagelle, et de cajoler ceux qu'il cajole.
«Montrez-lui encore quelque chose,» dit ensuite le roi des lutins.
A ces mots le nuage se dissipa, comme la première fois, et laissa apercevoir un riche et beau paysage, semblable à celui que l'on découvre encore aujourd'hui, à un quart de lieue de la vieille abbaye. Le soleil resplendissait dans le bleu firmament, l'eau étincelait sous ses rayons, et grâce à son influence bienfaisante, les arbres paraissaient plus verts et les fleurs plus jolies. L'onde ruisselait avec son agréable murmure; un vent tiède agitait les feuilles; les oiseaux chantaient dans les buissons et l'alouette charmait les airs de ses hymnes matinales; car c'était le matin, le matin étincelant et embaumé d'un beau jour d'été; et les feuilles les plus menues, les plus petits brins l'herbe paraissaient remplis de vie; la fourmi diligente accomplissait son travail journalier; le papillon voltigeait sur les fleurs et se baignait dans les chauds rayons du soleil; des myriades d'insectes étendaient leurs ailes transparentes et jouissaient de leur courte mais heureuse existence: l'homme enfin se montrait, son esprit s'exaltait en voyant la grandeur de la création, et tout dans la nature était harmonie et splendeur.
Cependant Gabriel Grub ne paraissait point touché.
«Misérable égoïste!» répéta le roi des goblins d'un ton plus méprisant encore, et derechef il agita sa jambe au-dessus de sa tête, et la fit descendre vivement sur les épaules du sacristain. Les gens de sa suite ne manquèrent pas d'en faire autant.
Bien des fois le nuage s'obscurcit et se dissipa, et de nombreux tableaux donnèrent à Gabriel des leçons, qu'il considérait avec un intérêt de plus en plus vif, quoique ses épaules devinssent brûlantes, par l'application répétée des pieds des lutins. Il vit que les hommes qui travaillent péniblement et qui gagnent, à la sueur de leur front une modique subsistance, sont cependant gais et heureux. Il apprit que, même pour les plus ignorants, le doux aspect de la nature est une source toujours nouvelle de délices et de tranquillité. Il vit des femmes, nourries délicatement et tendrement élevées, supporter joyeusement des privations, surmonter des souffrances qui auraient écrasé des créatures d'une étoffe plus grossière; et cela parce qu'elles portaient dans leur sein une source inépuisable d'affection et de dévouement. Par-dessus tout, il vit que les hommes qui s'affligent du bonheur des autres, sont semblables aux plus mauvaises herbes dont la surface de la terre est infectée. Enfin balançant ensemble le bien et le mal qu'il observait, il arriva à cette conclusion que le monde, après tout, est une espèce de monde assez honnête et assez respectable.
Aussitôt qu'il en fut venu là, le nuage qui avait voilé le dernier tableau sembla s'abaisser sur ses sens et l'inviter au repos. L'un après l'autre les goblins s'effacèrent, et lorsque le dernier eut disparu, Gabriel Grub s'endormit profondément.
La jour était avancé, quand le sacristain s'éveilla. Il se trouva étendu tout de son long dans le cimetière, sur la tombe plate qu'il affectionnait. Sa bouteille d'osier, entièrement vide, gisait à ses côtés, et son habit, sa bêche, sa lanterne, tout blanchis par la gelée de la nuit, étaient éparpillés autour de lui sur la terre. La pierre sur laquelle il avait d'abord vu le goblin, se dressait là tout près de la fosse à laquelle il avait travaillé le soir précédent. Cependant, Gabriel commençait à douter de la réalité de ses aventures, mais les douleurs aiguës qu'il ressentit dans ses épaules, lorsqu'il essaya de se lever, l'assurèrent que les coups de pieds qu'il avait reçus n'étaient pas imaginaires. Il fut ébranlé de nouveau en ne voyant pas de traces de pas sur la neige où les lutins avaient joué à saute-mouton avec les tombes; mais bientôt après il s'expliqua cette circonstance en se rappelant que des esprits ne peuvent laisser derrière eux aucune impression visible.
Quoi qu'il en soit, Gabriel se mit sur ses jambes aussi bien que le lui permettait la roideur de son épine dorsale; puis ayant secoué la gelée blanche de dessus son habit, il l'endossa, et se dirigea vers la ville.
Mais son esprit était entièrement changé, et il ne pouvait supporter la pensée de retourner dans un endroit où son repentir serait mis en doute, sinon ridiculisé. Il hésita pendant quelques instants, puis il se dirigea vers la campagne pour aller gagner son pain dans un nouveau pays, quel qu'il fût.
On trouva ce jour-là dans le cimetière, sa lanterne, sa bêche et sa bouteille d'osier. On fit d'abord beaucoup de suppositions sur sa destinée, mais on décida promptement qu'il avait été enlevé par les goblins. Il se trouva même des témoins très-véridiques, qui déclarèrent l'avoir vu distinctement emporté à travers les airs, sur le dos d'un cheval brun, lequel cheval était borgne, avait la queue d'un ours, et le train de derrière d'un lion. Au bout de quelque temps, cela fut cru dévotement, et le nouveau sacristain avait coutume de montrer aux curieux, pour une bagatelle, un morceau assez considérable du coq de cuivre du clocher, détaché par un coup de pied du cheval pendant sa course aérienne, et ramassé par ledit sacristain, dans le cimetière, un an ou deux après l'événement.
Malheureusement, la véracité de ce récit fut légèrement infirmée par la réapparition inattendue de Gabriel Grub lui-même, qui revint au bout d'une dizaine d'années, vieillard pauvre et infirme, mais content. Il raconta ses aventures au pasteur et au maire, de sorte qu'après un certain temps, elles passèrent dans le domaine de l'histoire, où elles sont restées jusqu'à ce jour. Seulement ceux qui avaient cru à la brèche du coq de cuivre, s'apercevant qu'ils avaient été attrapés une fois, ne voulurent plus rien croire du tout. Ils prirent donc un air aussi malin qu'ils purent, levèrent les épaules, touchèrent leur front, et murmurèrent quelque chose sur ce que Gabriel Grub avait bu toute son eau-de-vie, et s'était endormi sur la tombe plate. Quant à ses observations dans la caverne des goblins, c'était tout simplement qu'il avait vu le monde et était devenu plus sage. Néanmoins cette opinion ne fut jamais populaire, et s'éteignit graduellement. Quelle que soit la version véritable, comme Gabriel Grub fut affecté de rhumatismes jusqu'à la fin de ses jours, son histoire a tout au moins une moralité: c'est qu'un homme atrabilaire, qui boit tout seul la veille de Noël, peut être bien sûr de ne pas s'en trouver mieux, quand même son eau-de-vie serait aussi bien rectifiée que celle du roi des goblins.
FIN DU PREMIER VOLUME.
TABLE DES MATIÈRES.
CONTENUES DANS LE PREMIER VOLUME.
I. Les pickwickiens.
II. Le premier jour de voyage et la première soirée d'aventures, avec leurs conséquences.
III. Une nouvelle connaissance. Histoire d'un clown. Une interruption désagréable et une rencontre fâcheuse.
IV. La petite guerre. De nouveaux amis. Une invitation pour la campagne.
V. Faisant voir entre autres choses comment M. Pickwick entreprit de conduire une voiture, et M. Winkle de monter un cheval; et comment l'un et l'autre en vinrent à bout.
VI. Une soirée du bon vieux temps. Histoire racontée par un ecclésiastique.
VII. Comment M. Winkle, au lieu de tirer le pigeon et de tuer la corneille, tira la corneille et blessa le pigeon. Comment le club de la Crosse de Dingley-Dell lutta contre celui de Muggleton, et comment Muggleton dîna aux dépens de Dingley-Dell. Avec diverses autres matières également instructives et intéressantes.
VIII. Faisant voir clairement que la route du véritable amour n'est pas aussi unie qu'un chemin de fer.
IX. La découverte et la poursuite.
X. Destiné à dissiper tous les doutes qui pourraient exister sur le désintéressement de M. Jingle.
XI. Contenant un autre voyage et une découverte d'antiquité: annonçant la résolution de M. Pickwick d'assister à une élection, et renfermant un manuscrit donné par le vieil ecclésiastique.
XII. Qui contient une très-importante détermination de M. Pickwick, laquelle fait époque dans sa vie non moins que dans cette véridique histoire.
XIII. Notice sur Eatanswill, sur les parties qui le divisent, et sur l'élection d'un membre du parlement par le bourg ancien, loyal et patriote.
XIV. Contenant une courte description de la compagnie assemblée au Paon d'argent, et de plus une histoire racontée par un commis-voyageur.
XV. Dans lequel se trouve un portrait fidèle de deux personnes distinguées, et une description exacte d'un grand déjeuner qui eut lieu dans leur maison et domaine. Ledit déjeuner amène la rencontre d'une vieille connaissance, et le commencement d'un autre chapitre.
XVI. Trop plein d'aventures pour qu'on puisse les résumer brièvement.
XVII. Montrant qu'une attaque de rhumatisme peut quelquefois servir de stimulant à un génie inventif.
XVIII. Qui prouve brièvement deux points, savoir: le pouvoir des attaques de nerfs et la force des circonstances.
XIX. Un jour heureux terminé malheureusement.
XX. Où l'on voit que Dodson et Fogg étaient des hommes d'affaires, et leurs clercs des hommes de plaisir; qu'une entrevue touchante eut lieu entre M. Samuel Weller et le père qu'il avait perdu depuis longtemps; où l'on voit, enfin, quels esprits supérieurs s'assemblaient à la Souche et la Pie, et quel excellent chapitre sera le suivant.
XXI. Dans lequel le vieux homme se lance sur son thème favori, et raconte l'histoire d'un drôle de client.
XXII. M. Pickwick se rend à Ipswich, et rencontre une aventure romantique, sous la figure d'une dame d'un certain âge, en papillote de papier brouillard.
XXIII. Dans lequel Samuel Weller s'occupe énergiquement de prendre la revanche de M. Trotter.
XXIV. Dans lequel M. Peter Magnus devient jaloux, et la dame d'un certain âge, craintive; ce qui jette les pickwickiens dans les griffes de la justice.
XXV. Montrant combien M. Nupkins était majestueux et impartial, et comment Sam Weller prit sa revanche de M. Joe Trotter, avec d'autres événement» qu'on trouvera à leur place.
XXVI. Contenant un récit abrégé des progrès de l'action Bardell contre Pickwick.
XXVII. Samuel Weller fait un pèlerinage à Dorking, et voit sa belle-mère.
XXVIII. Un joyeux chapitre des fêtes de Noël, contenant le récit d'une noce et de quelques autres passe-temps qui sont, dans leur genre, d'aussi bonnes coutumes que le mariage, mais qu'on ne maintient pas aussi religieusement, dans ce siècle dégénéré.
XXIX. Histoire du sacristain, emporté par les goblins.
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.
NOTES:
Écuyer, vice-président perpétuel, membre du Pickwick-Club.
Écuyer, président perpétuel, membre du Pickwick-Club.
Villages aux environs de Londres.
Hampstead, village tout près de Londres.
C'est par ce cri que les membres du parlement invitent le président à rétablir l'ordre.
Charles Ier, décapité sur un échafaud, dressé contre une des fenêtres du palais et par où il sortit.
(Note du traducteur.)
Exemple remarquable de la force prophétique de l'imagination de M. Jingle quand on pense que ce dialogue a lieu en 1827 et que la révolution est de 1830.
(Note de l'auteur.)
Allusion au proverbe: Il ne mettra pas le feu à la Tamise, qui équivaut au français: Il n'a pas inventé la poudre.
Colonie pénitentiaire.
Refrain d'une chanson bachique.
En Angleterre l'entretien des routes se fait au moyen d'un péage, qui est perçu de distance en distance.
(Note du traducteur)
Faubourg de Londres, situé au midi de la Tamise.
(Note du traducteur.)
Allusion à une cause célèbre.
3000 francs.