Aventures de Monsieur Pickwick, Vol. I
CHAPITRE XIV.
Contenant une courte description de la compagnie assemblée au Paon d'argent, et de plus une histoire racontée par un commis-voyageur.
C'est avec un plaisir toujours nouveau, qu'après avoir contemplé les tourments et les combats de la vie politique, on ramène son attention sur la tranquillité de la vie privée. Quoique en réalité, M. Pickwick ne tint pas beaucoup à l'un ou à l'autre parti, il avait été assez enflammé par l'enthousiasme de Pott, pour appliquer ses immenses facultés intellectuelles aux opérations que nous venons de raconter, d'après son mémorandum. Pendant qu'il était ainsi occupé, M. Winkle ne restait pas oisif, mais il dévouait tout son temps à d'agréables promenades, à de petites excursions romantiques avec Mme Pott; car, lorsque l'occasion s'en présentait, cette aimable dame ne manquait jamais de chercher quelque soulagement à l'ennuyeuse monotonie dont elle se plaignait avec tant d'amertume. M. Pickwick et M. Winkle, étant ainsi complétement acclimatés dans la maison de l'éditeur, M. Tupman et M. Snodgrass, se trouvèrent en grande partie réduits à leurs propres ressources. Prenant peu d'intérêt aux affaires publiques, ils eurent recours, pour charmer leurs loisirs, aux amusements que pouvait offrir le Paon d'argent. Ces amusements se composaient d'un jeu de bagatelle, au premier étage, et d'un solitaire jeu de quilles, dans l'arrière-cour. Grâce au dévouement de Sam, nos voyageurs furent graduellement initiés dans les mystères de ces passe-temps, beaucoup plus abstraits que ne le supposent les hommes ordinaires. C'est ainsi qu'ils parvinrent à charmer la lenteur des heures paresseuses, quoiqu'ils fussent en grande partie deshérités de la société de M. Pickwick.
C'était principalement le soir que le Paon d'argent offrait, aux deux amis, des attractions qui leur permettaient de résister aux invitations pressantes de l'éloquent, quoique verbeux, journaliste. C'était le soir que le café de l'hôtel se remplissait d'un cercle d'originaux, dont les caractères et les manières présentaient à M. Tupman des observations délicieuses et dont les discours et les actions étaient habituellement notés par M. Snodgrass.
On sait ce que sont ordinairement les cafés où se rassemblent messieurs les commis voyageurs. Celui du Paon d'argent ne sortait point de la règle commune. C'était une vaste pièce toute nue, dont le maigre ameublement avait, sans aucun doute, été meilleur lorsqu'il était plus neuf. Une curieuse collection de chaises, aux formes grotesques et variées, était distribuée autour d'une grande table placée au centre de la salle, et d'une infinité de petites tables rondes, carrées ou triangulaires, qui en occupaient tous les coins. Un vieux tapis de Turquie faisait, sur le plancher, l'effet d'un petit mouchoir de femme sur le plancher d'une guérite. Les murs étaient garnis de deux ou trois grandes cartes géographiques, et de plusieurs grosses houppelandes, qui pendaient à une rangée de champignons. On voyait, sur la cheminée, un livre de poste; une histoire du Comté, moins la couverture; les restes mortels d'une truite, contenus dans un cercueil de verre; un encrier de bois, contenant un tronçon de plume, avec la moitié d'un pain à cacheter. Le buffet s'honorait de porter une quantité d'objets divers, parmi lesquels se faisaient remarquer principalement, une burette fort nuageuse; deux ou trois fouets; autant de châles de voyage; un assortiment de couteaux et de fourchettes, et surtout la moutarde. Enfin, l'atmosphère, épaissie par la fumée de tabac, avait communiqué une teinte de bistre à tous les objets, et principalement à des rideaux rouges et poussiéreux, qui pendaient tristement aux croisées.
C'est là que MM. Tupman et Snodgrass buvaient et fumaient, dans la soirée qui suivit l'élection, avec plusieurs autres habitants temporaires de l'hôtel.
«Allons! messieurs, dit ex abrupto, un grand et vigoureux personnage, qui ne possédait qu'un seul œil, mais un petit œil noir étincelant, comme quatre, de malice et de bonne humeur. Allons! messieurs, à nos nobles santés! Je propose toujours ce toast-là à la compagnie, mais dans mon for intérieur je bois à la santé de Mary. Pas vrai, Mary?...
—Laissez-moi, monstre! répondit la servante, qui, toutefois, était évidemment flattée du compliment.
—Ne vous en allez pas, Mary, reprit l'homme à l'œil noir.
—Laissez-moi tranquille, impertinent!
—Ne pleurez pas d'être obligée de me quitter, Mary, poursuivit le personnage à l'œil unique, tandis que la jeune fille quittait la chambre; j'irai vous retrouver tout à l'heure, ne vous chagrinez pas, ma chère! En disant ces mots il cligna son œil solitaire du côté de la compagnie, à la grande satisfaction d'un personnage assez figé, qui avait une pipe de terre et un visage également culottés.
—Les femmes, c'est des drôles de créatures, dit l'homme au visage culotté, après une pause.
—Ah! c'est fameusement vrai!» s'écria, derrière son cigare, un second monsieur au visage couperosé.
Après ce petit bout de philosophie, il y eut une autre pause.
«Malgré cela, voyez-vous, il y a dans ce monde des choses plus drôles que les femmes, reprit l'homme à l'œil noir, en remplissant gravement une pipe hollandaise d'une énorme dimension.
—Êtes-vous marié? demanda le visage culotté.
—Pas que je sache.
—Je m'en avais douté.»
En parlant ainsi, l'homme au visage culotté tomba dans une extase de joie, occasionnée par sa propre répartie; ce en quoi il fut imité par un individu à la voix douce, au visage pacifique, qui avait pour principe d'être toujours d'accord avec tout le monde.
«Après tout, gentlemen, dit l'enthousiaste M. Snodgrass, les femmes sont le charme et la consolation de notre existence.
—Cela est vrai, répliqua le personnage à l'air doucereux.
—Quand elles sont de bonne humeur, ajouta le visage culotté.
—Oh! cela est très-vrai, dit le gentleman pacifique.
—Je repousse cette restriction! reprit M. Snodgrass dont la pensée retournait rapidement vers Émily Wardle. Je la repousse avec dédain. Montrez-moi l'homme qui profère quelque chose contre les femmes, en tant que femmes, et je déclare hardiment qu'il n'est pas un homme. En prononçant ces mots, M. Snodgrass ôta son cigare de sa bouche, et frappa violemment sur la table avec son poing fermé.
—Voilà un bon argument, dit l'homme pacifique.
—Contenant une assertion que je nie, interrompit le visage culotté.
—Et il y a certainement aussi beaucoup de vérité dans ce que vous observez, monsieur, répliqua le pacifique.
—Votre santé, monsieur, reprit le commis voyageur, à l'œil unique, en le dirigeant amicalement vers M. Snodgrass.
Le pickwickien répondit à cette politesse comme il convenait.
«J'aime toujours à entendre un bon argument, continua le commis voyageur; un argument frappant comme celui-ci. C'est fort instructif. Mais cette petite discussion sur les femmes m'a fait souvenir d'une histoire que j'ai entendu raconter à mon oncle. C'est ce qui m'a fait dire tout à l'heure qu'il y a des choses plus drôles que les femmes.
—Je voudrais bien entendre cette histoire-là, dit l'homme au cigare et au visage rouge.
—Votre parole d'honneur? répliqua laconiquement le commis voyageur; et il continua à fumer avec grande véhémence.
—Et moi aussi, ajouta M. Tupman, qui parlait pour la première fois, et qui était toujours désireux d'augmenter son bagage d'expérience.
—Et vous aussi? Eh bien! je vais vous la raconter. Pourtant ce n'est pas trop la peine; je suis sûr que vous ne la croirez pas.»
Et pendant que le commis voyageur parlait ainsi, son œil solitaire clignait d'une façon singulièrement malicieuse.
«Si vous m'assurez que l'histoire est vraie, je la croirai certainement, dit M. Tupman.
—Moyennant cette condition, je vais vous la raconter. Avez-vous
entendu
parler de la maison Bilson et Slum? Au reste, que vous en ayez entendu
parler ou non, cela ne fait pas grand'chose, puisqu'ils sont
retirés du
commerce depuis longtemps. Il y a quatre-vingts ans que l'histoire en
question arriva à un commis voyageur de cette maison; il
était ami
intime avec mon oncle, et mon oncle m'a raconté l'histoire
à peu près
comme vous allez l'entendre. Il l'appelait
L'HISTOIRE DE TOM SMART, LE COMMIS VOYAGEUR.
Par une soirée d'hiver, au moment où l'obscurité commençait à tomber, on aurait pu voir sur la route qui traverse le plateau de Marlborough, une carriole, et dans cette carriole un homme qui pressait son cheval fatigué. Je dis qu'on aurait pu voir, et je n'ai pas le moindre doute qu'on aurait vu, s'il était passé par là quelque personne qui n'eût pas été aveugle. Mais la saison était si froide et la nuit si pluvieuse, qu'excepté l'eau qui tombait il n'y avait pas un chat dehors. Si un commis voyageur de cette époque avait rencontré ce casse-cou de petite carriole, avec sa caisse grise, ses roues écarlates, et sa jument baie à l'allure allongée, un caractère capricieux, qui avait l'air de descendre d'un cheval de boucher et d'une rosse de la petite poste, il aurait conclu du premier coup, que le conducteur de la carriole était nécessairement Tom Smart, de la grande maison Bilson et Slum, de Cateaton-Street, dans la Cité; mais comme il ne se trouvait là aucun commis voyageur, personne ne se doutait de l'affaire, et Tom Smart, sa carriole grise, ses roues écarlates et sa jument capricieuse, gardaient mutuellement leur secret, en cheminant de compagnie.
Même dans ce triste monde, il y a bien des endroits plus agréables que la plaine de Marlborough, quand le vent souffle violemment. Si vous y joignez une sombre soirée d'hiver, une route défoncée et fangeuse, une pluie froide et battante, et que vous en fassiez l'expérience sur votre propre individu, vous comprendrez toute la force de cette observation.
Le vent ne soufflait pas en face, ni par derrière, quoique ce soit assez mauvais, mais il venait en travers de la route, poussait la pluie obliquement, comme les lignes qu'on traçait dans nos cahiers d'écriture pour nous apprendre à bien pencher nos lettres: il s'apaisait par instants, et le voyageur commençait à se flatter qu'épuisé par sa furie, il s'était enfin endormi. Mais pfffouh! il recommençait à hurler et à siffler au loin; il arrivait en roulant par-dessus les collines; il balayait la plaine, et s'approchant avec une violence toujours croissante, il tourbillonnait autour de l'homme et du cheval; il fouettait dans leurs yeux, dans leurs oreilles, des bouffées d'une pluie froide et piquante; il soufflait son haleine humide et glacée jusque dans la moelle de leurs os; puis, quand il les avait dépassés il tempêtait au loin avec des mugissements étourdissants, comme s'il avait voulu se moquer de leur faiblesse, et se glorifier de sa puissance.
La jument baie pataugeait dans la boue, les oreilles pendantes, et de temps en temps secouait la tête, comme pour exprimer le dégoût que lui inspirait la conduite inconvenante des éléments. Cependant elle allait toujours d'un bon pas, quand tout à coup, entendant venir un tourbillon, plus furieux que tous les autres, elle s'arrêta court, écarta ses quatre pieds, et les planta solidement sur la terre. Ce fut par une grâce spéciale de la Providence qu'elle agit ainsi, car la carriole était si légère, Tom-Smart si mince, et la jument capricieuse si efflanquée, qu'une fois enlevée par l'ouragan, tous les trois auraient infailliblement roulé, l'un par-dessus l'autre, jusqu'à ce qu'ils eussent atteint les bornes de la terre, où jusqu'à ce que le vent se fût apaisé. Or, dans l'une comme dans l'autre hypothèse, il est probable que ni la jument capricieuse, ni Tom Smart, ni la carriole grise aux roues écarlates, n'auraient jamais pu être remis en état de service.
«Par mes sous-pieds et mes favoris! s'écria Tom Smart (Il avait parfois la mauvaise habitude de jurer); par mes sous-pieds et mes favoris! s'écria Tom, voilà un temps gracieux, que le diable m'évente!»
On me demandera probablement pourquoi Tom Smart exprimait le vœu d'être éventé sur nouveaux frais, lorsqu'il était soumis à ce genre de traitement depuis si longtemps. Je n'en sais rien: seulement je sais que Tom Smart parla de la sorte, ou du moins raconta à mon oncle, qu'il avait ainsi parlé; ce qui revient au même.
«Que le diable m'évente!» dit Tom Smart; et la jument renifla comme si elle avait été précisément du même avis.
«Allons! ma vieille fille, reprit Tom, en lui caressant le cou avec le bout de son fouet; il n'y a pas moyen d'avancer cette nuit. Nous resterons à la première auberge. Ainsi plus tu iras vite, plus vite ça sera fini. Oh! oh! bellement! bellement!»
La jument capricieuse était-elle assez habituée à la voix de son maître pour comprendre sa pensée, ou trouvait-elle qu'il faisait plus froid à rester en place qu'à marcher, c'est ce que je ne saurais dire; mais ce qu'il y a de sûr, c'est que Tom avait à peine cessé de parler, qu'elle releva ses oreilles et recommença à trotter. Elle allait grand train et secouait si bien la carriole grise, que Tom s'attendait à chaque instant à voir les rayons rouges de ses roues voler à droite et à gauche, et s'enfoncer dans le sol humide. Tout bon conducteur qu'il était, Tom ne put ralentir sa course jusqu'au moment où la courageuse bête s'arrêta d'elle-même devant une auberge, à main droite de la route, à environ deux milles des collines de Marlborough.
Le voyageur déposa son fouet, et jeta les rênes au valet d'écurie, tout en examinant la maison. C'était un drôle de vieux bâtiment, construit avec une sorte de cailloutage et des poutres entre-croisées. Les fenêtres, surmontées d'un petit toit pointu, s'avançaient sur la route; la porte était basse, et pour entrer dans la maison, il fallait descendre deux marches assez raides, sous un porche obscur, au lieu de monter au perron extérieur, comme c'est l'usage moderne. Cependant l'auberge avait l'air confortable; il s'échappait de la fenêtre de la salle commune une lumière réjouissante, qui rayonnait sur la route et jusque sur la haie opposée. Une seconde clarté, tantôt vacillante et faible, tantôt vive et ardente, perçait à travers les rideaux fermés d'une croisée de la même salle, indice flatteur de l'excellent feu qui flambait dans l'intérieur. Remarquant ces petits symptômes avec l'œil d'un voyageur expérimenté, Tom descendit aussi agilement que le lui permirent ses membres à moitié gelés, et s'empressa d'entrer dans la maison.
En moins de cinq minutes, il était établi dans la salle (c'était bien celle qu'il avait rêvée), en face du comptoir, et non loin d'un feu substantiel, composé d'à peu près un boisseau de charbon de terre et d'assez de broussailles pour former une douzaine de buissons fort décents. Ces combustibles étaient empilés jusqu'à la moitié de la cheminée, et ronflaient, en pétillant, avec un bruit qui aurait suffi pour réchauffer le cœur de tout homme raisonnable. Cela était confortable, mais ce n'était pas tout; car une piquante jeune fille, à l'œil brillant, au pied fin, à la mise coquette, mettait sur la table une nappe parfaitement blanche. De plus, Tom, ses pieds dans ses pantoufles et ses pantoufles sur le garde-feu, le dos tourné à la porte ouverte, voyait, par réflexion dans la glace de la cheminée, la charmante perspective du comptoir, avec ses délicieuses rangées de fromages, de jambons bouillis, de bœuf fumé, de bouteilles portant des inscriptions d'or, de pots de marinades et de conserves; le tout disposé sur des tablettes d'une manière séduisante. Eh bien! cela était confortable; mais cela n'était pas encore tout, car dans le comptoir une veuve appétissante était assise pour prendre le thé, à la plus jolie petite table possible, près du plus brillant petit feu imaginable, et cette veuve, qui avait à peine quarante-huit ans et dont le visage était aussi confortable que le comptoir, était évidemment la dame et maîtresse de l'auberge, l'autocrate suprême de toutes ces agréables possessions. Malheureusement il y avait une vilaine ombre à ce charmant tableau: c'était un grand homme, un homme très-grand, en habit brun à énormes boutons de métal, avec des moustaches noires et des cheveux noirs bouclés. Il prenait le thé à côté de la veuve, et, comme on pouvait le deviner sans grande pénétration, il était en beau chemin de prendre la veuve elle-même, en lui persuadant de confier à Sa Grandeur le privilège de s'asseoir dans ce comptoir, à perpétuité.
Le caractère de Tom Smart n'était nullement irritable ni envieux, et pourtant, d'une manière ou d'une autre, le grand homme à l'habit brun fit fermenter le peu d'humeur qui entrait dans sa composition. Ce qui le vexait surtout, c'était d'observer de temps en temps dans la glace certaines petites familiarités innocentes, mais affectueuses, qui s'échangeaient entre la veuve et le grand homme, et qui le posaient évidemment comme le favori de la dame. Tom aimait le grog chaud—je puis même dire qu'il l'aimait beaucoup;—aussi, après s'être assuré que sa jument avait de bonne avoine et de bonne litière, après avoir savouré, sans en laisser une bouchée, l'excellent petit dîner que la veuve avait apprêté pour lui de ses propres mains, Tom demanda un verre de grog, par manière d'essai. Or, s'il y avait une chose que la veuve sut fabriquer mieux qu'une autre, parmi toutes les branches de l'art culinaire, c'était précisément cet article-là. Le premier verre se trouva donc adapté si heureusement au goût de Tom, qu'il ne tarda pas à en ordonner un second. Le punch chaud est une chose fort agréable, gentlemen, une chose fort agréable dans toutes les circonstances; mais dans ce vieux parloir si propre, devant ce feu si pétillant, au bruit du vent qui rugissait en dehors à faire craquer tous les ais de la vieille maison, Tom trouva son punch absolument délicieux. Il en demanda un troisième verre, puis un quatrième, puis un cinquième; je ne sais pas trop s'il n'en ordonna pas encore un autre après celui-là. Quoi qu'il en soit, plus il buvait de punch, plus il s'irritait contre le grand homme.
«Le diable confonde son impudence! pensa Tom Smart en lui-même; qu'a-t-il à faire dans ce charmant comptoir, ce vilain museau? Si la veuve avait un peu de goût, elle pourrait assurément ramasser un gaillard mieux tourné que cela.» Ici les yeux de Tom quittèrent la glace et tombèrent sur son verre de punch. Il le vida, car il devenait sentimental, et il en ordonna encore un.
Tom Smart, gentlemen, avait toujours ressenti le noble désir de servir le public. Il avait longtemps ambitionné d'être établi dans un comptoir qui lui appartînt, avec une grande redingote verte, en culottes de velours à côtes et des bottes à revers. Il se faisait une haute idée de présider à des repas de corps; il s'imaginait qu'il parlerait joliment dans une salle à manger qui serait à lui, et qu'il donnerait de fameux exemples à ses pratiques, en buvant avec intrépidité. Toutes ces choses passèrent rapidement dans l'esprit de Tom, pendant qu'il sirotait son punch, auprès du feu jovial, et il se sentit justement indigné contre le grand homme, qui paraissait sur le point d'acquérir cette excellente maison, tandis que lui, Tom Smart, en était aussi éloigné que jamais. En conséquence, après s'être demandé, pendant ses deux derniers verres, s'il n'avait pas le droit de chercher querelle au grand homme pour s'être insinué dans les bonnes grâces de l'appétissante veuve, Tom Smart arriva finalement à cette conclusion peu satisfaisante, qu'il était un pauvre homme fort maltraité, fort persécuté, et qu'il ferait mieux de s'aller jeter sur son lit.
La jolie fille précéda Tom dans un large et vieil escalier: elle abritait sa chandelle avec sa main, pour la protéger contre les courants d'air qui, dans un vieux bâtiment aussi peu régulier que celui-là, auraient certainement pu trouver mille recoins pour prendre leurs ébats, sans venir précisément souffler la lumière. Ils la soufflèrent cependant, et donnèrent ainsi aux ennemis de Tom une occasion d'assurer que c'était lui, et non pas le vent, qui avait éteint la chandelle, et que, tandis qu'il prétendait souffler dessus pour la rallumer, il embrassait effectivement la servante. Quoi qu'il en soit, la chandelle fut rallumée, et Tom fut conduit, à travers un labyrinthe de corridors, dans l'appartement qui avait été préparé pour sa réception. La jeune fille lui souhaita une bonne nuit, et le laissa seul.
Il se trouvait dans une grande chambre, accompagnée de placards énormes; le lit aurait pu servir pour un bataillon tout entier; les deux armoires, en chêne bruni par le temps, auraient contenu le bagage d'une petite armée: mais ce qui frappa le plus l'attention de Tom, ce fut un étrange fauteuil, au dos élevé, à l'air refrogné, sculpté de la manière la plus bizarre, couvert d'un damas à grands ramages, et dont les pieds étaient soigneusement enveloppés dans de petits sacs rouges, comme s'ils avaient eu la goutte dans les talons. De tout autre fauteuil singulier, Tom aurait pensé simplement que c'était un singulier fauteuil; mais il y avait dans ce fauteuil-là quelque chose,—il lui aurait été impossible de dire quoi,—quelque chose qu'il n'avait jamais remarqué dans aucune autre pièce d'ameublement, quelque chose qui semblait le fasciner. Il s'assit auprès du feu et il regarda de tous ses yeux le vieux fauteuil, pendant plus d'une demi-heure. Damnation sur ce fauteuil! C'était une vieillerie si étrange, qu'il n'en pouvait pas détacher ses regards.
«Sur ma foi! dit Tom en se déshabillant lentement et en considérant toujours le vieux fauteuil, qui se tenait d'un air mystérieux auprès du lit, je n'ai jamais vu rien de si drôle de ma vie ni de mes jours; farcement drôle! dit Tom, qui, grâce au punch, était devenu singulièrement penseur. Farcement drôle!» Il secoua la tête avec un air de profonde sagesse et regarda le fauteuil sur nouveaux frais; mais il eut beau regarder, il n'y pouvait rien comprendre. Ainsi, il se fourra dans son lit, se couvrit chaudement, et s'endormit.
Au bout d'une demi-heure, Tom s'éveilla en sursaut au milieu d'un rêve confus de grands hommes et de verres de punch. Le premier objet qui s'offrit à son imagination engourdie, ce fut l'étrange fauteuil.
«Je ne veux plus le regarder,» se dit Tom à lui-même, en fermant solidement ses paupières; et il tâcha de se persuader qu'il allait se rendormir. Impossible! une quantité de fauteuils bizarres dansaient devant ses yeux, battaient des entrechats avec leurs pieds, jouaient à saute-mouton et faisaient toutes sortes de bamboches.
«Autant voir un fauteuil réel que deux ou trois douzaines de fauteuils imaginaires,» pensa Tom, en sortant sa tête de dessous la couverture.
L'objet de son étonnement était toujours là, fantastiquement éclairé par la lumière vacillante du feu.
Tom le contemplait fixement, lorsque soudain il le vit changer de figure. Les sculptures du dossier prirent graduellement les traits et l'expression d'une face humaine, vieillotte et ridée; le damas à ramages devint un antique gilet flamboyant; les pieds s'allongèrent, enfoncés dans des pantoufles rouges; et le fauteuil, enfin, offrit l'apparence d'un très-vieux et très-vilain bourgeois du siècle précédent, qui se serait campé là, les poings sur les hanches. Tom s'assit sur son lit et se frotta les yeux, pour chasser cette illusion. Mais non! le fauteuil était bien réellement un vieux gentleman; et qui plus est, il commença à cligner de l'œil en regardant Tom Smart.
Tom était naturellement un gaillard audacieux, et par-dessus le marché il avait dans l'estomac cinq verres de punch. Quoiqu'il eût été d'abord un peu démoralisé, il sentit que sa bile s'échauffait en voyant l'antique gentleman le lorgner ainsi d'un air impudent. A la fin, il résolut de ne pas le souffrir et comme la vieille face continuait à cligner de l'œil aussi vite qu'un œil peut cligner, Tom lui dit d'un ton courroucé:
«Pourquoi diantre me faites-vous toutes ces grimaces-là?
—Parce que cela me plaît, Tom Smart,» répondit le fauteuil, ou le vieux gentleman, comme vous voudrez l'appeler. Cependant il cessa de cligner de l'œil, mais il se mit à ricaner en montrant ses dents, comme un vieux singe décrépit.
«Comment savez-vous mon nom, vieille face de casse-noisettes? demanda Tom un peu ébranlé, quoiqu'il voulût avoir l'air de faire bonne contenance.
—Allons! allons! Tom, ce n'est pas comme cela qu'on doit parler à de l'acajou massif. Dieu me damne! on ne traiterait pas ainsi le plus mince plaqué.» En disant ces mots, le vieux gentleman avait l'air si féroce, que Tom commença à s'effrayer.
«Je n'avais pas l'intention de vous manquer de respect, monsieur, répondit-il d'un ton beaucoup plus humble.
—Bien! bien! reprit le bonhomme; je le crois, je le crois. Tom?
—Monsieur?
—Je sais toute votre histoire, Tom; toute votre histoire. Vous n'êtes pas riche, Tom.
—C'est vrai; mais comment savez-vous...?
—Cela n'y fait rien. Écoutez-moi, Tom: Vous aimez trop le punch.»
Tom était sur le point de protester qu'il n'en avait pas tâté une goutte depuis le dernier anniversaire de sa fête, lorsque ses yeux rencontrèrent ceux du fauteuil. Il avait l'air si malin, que Tom rougit, et garda le silence.
«Tom! la veuve est une belle femme: une femme bien appétissante! eh! Tom?» En parlant ainsi, le vieil amateur tourna la prunelle, fit claquer ses lèvres, et releva une de ses petites jambes grêles d'un air si roué, que Tom prit en dégoût la légèreté de ses manières, à son âge surtout.
«Tom! reprit le vieux gentleman, je suis son tuteur.
—Vraiment?
—J'ai connu sa mère, Tom, et sa grand'mère aussi. Elle était folle de moi. C'est elle qui m'a fait ce gilet-là, Tom.
—Oui-da!
—Et ces pantoufles-là, continua le vieux camarade en levant un de ses échalas. Mais n'en parlez pas, Tom; je ne voudrais pas qu'on sût combien elle m'était attachée; cela pourrait occasionner quelques désagréments dans sa famille.» En disant ces mots, le vieux débauché avait l'air si impertinent, que Tom a déclaré depuis qu'il aurait pu s'asseoir dessus sans le moindre remords.
«J'étais la coqueluche des femmes dans mon temps. J'ai tenu bien des jolies femmes sur mes genoux pendant des heures entières! Eh! Tom, qu'en dites-vous?» Le vieux farceur allait poursuivre et raconter sans doute quelque exploit de sa jeunesse, lorsqu'il lui prit un si violent accès de craquements qu'il lui fut impossible de continuer.
«C'est bien fait, vieux libertin! pensa Tom. Mais il ne dit rien.
—Ah! reprit son étrange interlocuteur, cette maladie m'incommode beaucoup maintenant. Je deviens vieux, Tom, et j'ai perdu presque tous mes bâtons. On m'a fait dernièrement une vilaine opération: on m'a mis dans le dos une petite pièce. C'était une épreuve terrible, Tom.
—Je le crois, monsieur.
—Mais il ne s'agit point de cela, Tom; je veux vous marier à la veuve.
—Moi! monsieur?
—Vous.
—Que Dieu bénisse vos cheveux blancs! (le fauteuil conservait encore une partie de ses crins). Elle ne voudrait pas de moi! Et Tom soupira involontairement, car il songeait au comptoir.
—Allons donc! dit le vieux gentleman avec fermeté.
—Non, non. Il y a un autre vent qui souffle: un damné coquin, d'une taille superbe, avec des favoris noirs!
—Tom! reprit le vieillard solennellement, il ne l'épousera jamais!
—Ah! si vous aviez été dans le comptoir, vieux gentleman, vous conteriez un autre conte.
—Bah! bah! je sais toute cette histoire-là....
—Quelle histoire?
—Les baisers dérobés derrière la porte, et caetera,» dit le vieillard avec un regard impudent qui fit bouillonner le sang de Tom; car, je vous le demande, messieurs, y a-t-il rien de plus vexant que d'entendre parler de la sorte un homme de cet âge, qui devrait s'occuper de choses plus convenables.
«Je sais tout cela, Tom; j'en ai vu faire autant à bien d'autres, que je ne veux pas nommer; mais, après tout, il n'en est rien résulté.
—Vous devez avoir vu de drôles de choses dans votre temps?»
—Vous pouvez en jurer, Tom, répondit le vieillard avec une grimace fort compliquée. Puis il ajouta en poussant un profond soupir: hélas! je suis le dernier de ma famille.
—Était-elle nombreuse?
—Nous étions douze gaillards solidement bâtis, nous tenant droits comme des i. Quelle différence avec vos avortons modernes! Et nous avions reçu un si beau poli (quoique je ne dusse peut-être pas le dire moi-même), un si beau poli, qu'il vous aurait réjoui le cœur.
—Et que sont devenus les autres, monsieur?»
Le vieux gentleman appliqua son coude à son œil, et répondit tristement: «Défunts! Tom, défunts! Nous avons fait un rude service, et ils n'avaient pas tous ma constitution. Ils ont attrapé des rhumatismes dans les pieds et dans les bras, si bien qu'on les a relégués à la cuisine et dans d'autres hôpitaux. L'un d'eux, par suite de longs services et de mauvais traitements, devint si disloqué, si branlant, qu'on prit le parti de le mettre au feu. Une fin bien rude, Tom!
—Épouvantable!»
Le pauvre vieux bonhomme fit une pause. Il luttait contre la violence de ses émotions. Enfin, il continua en ces termes:
«Il ne s'agit point de cela, Tom. Ce grand homme est un coquin d'aventurier. Aussitôt qu'il aurait épousé la veuve, il vendrait tout le mobilier, et il s'en irait. Qu'arriverait-il ensuite? Elle serait abandonnée, ruinée, et moi je mourrais de froid dans la boutique de quelque brocanteur.
—Oui, mais....
—Ne m'interrompez pas, Tom. J'ai de vous une opinion bien différente. Je sais que si une fois vous étiez établi dans une taverne vous ne la quitteriez jamais, tant qu'il y resterait quelque chose à boire.
—Je vous suis très-obligé de votre bonne opinion, monsieur.
—C'est pourquoi, reprit le vieux gentleman d'un ton doctoral, c'est pourquoi vous l'épouserez et il ne l'épousera point.
—Et qui l'en empêchera? demanda Tom avec vivacité.
—Une petite circonstance: il est déjà marié.
—Comment pourrai-je le prouver? s'écria Tom, en sautant à moitié de son lit.
—Il ne se doute guère qu'il a laissé dans le gousset droit d'un pantalon enfermé dans cette armoire, une lettre de sa malheureuse femme, qui le supplie de revenir pour donner du pain à ses six,... remarquez bien, Tom, à ses six enfants, tous en bas âge.»
Lorsque le vieux gentleman eut prononcé ces mots avec solennité, ses traits devinrent de moins en moins distincts et sa personne plus vaporeuse; un voile semblait s'étendre sur les yeux de Tom; l'antique gilet du vieillard se résolut en un coussin de damas; ses pantoufles rouges devinrent de petites enveloppes: toute sa personne, enfin, reprit l'apparence d'un vieux fauteuil. Alors la lumière du feu s'éteignit, et Tom Smart, retombant sur son oreiller, s'endormit profondément.
Le matin le tira du sommeil léthargique qui s'était emparé de lui, après la disparition du vieil homme. Il s'assit sur son lit, et, pendant quelques minutes, il s'efforça vainement de se rappeler les événements de la soirée précédente. Tout d'un coup ils lui revinrent à la mémoire. Il regarda le fauteuil; c'était certainement un meuble gothique, sombre, fantastique, mais il aurait fallu une imagination plus ingénieuse que celle de Tom pour y découvrir quelque ressemblance avec un vieillard.
«Comment ça va-t-il, vieux garçon?» dit Tom, car il se trouvait plus brave à la lumière, comme il arrive à la plupart des hommes.
Le fauteuil resta immobile et ne répondit pas un seul mot.
«Vilaine matinée!» continua Tom.
Motus. Le fauteuil ne voulait pas se laisser entraîner à causer.
«Quelle armoire m'avez-vous montrée? poursuivit Tom. Vous pouvez bien me dire cela?»
Même rengaine, le fauteuil ne consentait pas à souffler un seul mot.
«Quoi qu'il en soit, il n'est pas bien difficile de l'ouvrir», pensa Tom. Il sortit du lit résolument et s'approcha d'une des armoires. La clef était à la serrure; il la tourna et ouvrit la porte. Il y avait dans l'armoire un pantalon; Tom fourra sa main dans la poche et en tira la lettre même, dont le vieux gentleman avait parlé.
«Drôle d'histoire, dit Tom en regardant d'abord le fauteuil, ensuite l'armoire, puis la lettre, et en revenant enfin au fauteuil. Drôle d'histoire!» Mais il avait beau regarder, cela n'en devenait pas plus clair et il pensa qu'il ferait aussi bien de s'habiller et de terminer l'affaire du grand homme, simplement pour ne pas le laisser en suspens.
En descendant au parloir il examina les localités avec l'œil scrutateur du maître, pensant qu'il n'était pas impossible que toutes ces chambres, avec leur contenu, devinssent avant peu sa propriété. Le grand homme était debout dans le séduisant comptoir, ses mains derrière son dos, comme chez lui. Il sourit à Tom, d'un air distrait. Un observateur superficiel aurait pu supposer qu'il n'agissait ainsi que pour montrer ses dents blanches, mais Tom pensa qu'un sentiment de triomphe remuait l'endroit où aurait dû être l'esprit du grand homme, si toutefois il en avait. Tom lui rit au nez et appela l'hôtesse.
«Bonjour, madame, dit Tom Smart, en fermant la porte du petit parloir, après que la veuve fut entrée.
—Bonjour, monsieur, répondit la veuve, que voulez-vous prendre pour déjeuner, monsieur?»
Tom ne répondit point, car il cherchait de quelle manière il devait entamer l'affaire.
«Il y a un excellent jambon, reprit la veuve, et une excellente volaille froide. Vous les enverrai-je, monsieur?»
Ces mots firent cesser les réflexions de Tom, et son admiration pour la veuve s'en augmenta. Soigneuse créature! prévoyante! confortable!
«Madame, demanda-t-il, qui est ce monsieur dans le comptoir?
—Il s'appelle Jinkins, monsieur, répondit la veuve en rougissant un peu.
—C'est un grand homme.
—C'est un très-bel homme, monsieur, et un gentleman fort distingué.
—Hum! fit le voyageur.
—Désirez-vous quelque chose, monsieur, reprit la veuve un peu embarrassée par les manières de son interlocuteur.
—Mais oui, vraiment, répliqua-t-il. Ma chère dame voulez-vous avoir la bonté de vous asseoir un instant?»
La veuve parut fort étonnée, mais elle s'assit, et Tom s'assit auprès d'elle. Je ne sais pas comment cela se fit, gentlemen, et mon oncle avait coutume de dire que Tom Smart ne savait pas lui-même comment cela s'était fait; mais d'une manière ou d'une autre, la paume de sa main tomba sur le dos de la main de la veuve et y resta tout le temps de la conférence.
«Ma chère dame, dit Tom, car il savait fort bien se rendre aimable; ma chère dame, vous méritez un excellent mari, en vérité.
—Seigneur! monsieur! s'écria la veuve; et elle n'avait pas tort: cette manière d'entamer la conversation était assez inusitée, pour ne pas dire plus, surtout si l'on considère qu'elle n'avait jamais vu Tom avant la soirée précédente. Seigneur! monsieur!
—Je ne suis point un flatteur, ma chère dame. Vous méritez un mari parfait et ce sera un homme bien heureux.»
Tandis que Tom parlait ainsi, ses yeux s'égaraient involontairement du visage de la veuve sur les objets confortables qui l'environnaient.
La veuve eut l'air plus embarrassé que jamais; elle fit un mouvement pour se lever; mais Tom pressa doucement sa main comme pour la retenir et elle resta sur son siége. Les veuves, messieurs, sont rarement craintives, comme disait mon oncle.
«Vraiment, monsieur, je vous suis bien obligée, de votre bonne opinion, dit-elle en riant à moitié; et si jamais je me marie....
—Si? interrompit Tom en la regardant très-malignement du coin droit de son œil gauche.
—Eh bien! quand je me marierai, j'espère que j'aurai un aussi bon mari que vous le dites.
—C'est-à-dire Jinkins?
—Seigneur! monsieur!
—Allons! ne m'en parlez point, je le connais....
—Je suis sûre que ceux qui le connaissent ne connaissent pas de mal de lui, reprit la dame un peu piquée par l'air mystérieux du voyageur.
—Hum!» fit Tom.
La veuve commença à croire qu'il était temps de pleurer. Elle tira donc son mouchoir et elle demanda si Tom voulait l'insulter; s'il croyait que c'était l'action d'un gentleman de dire du mal d'un autre gentleman, en arrière; pourquoi, s'il avait quelque chose à dire, il ne l'avait pas dit à son homme, comme un homme, au lieu d'effrayer une pauvre faible femme de cette manière, etc., etc.
«Je ne tarderai pas à lui dire deux mots à lui-même, répondit Tom. Seulement je désire que vous m'entendiez auparavant.
—Eh bien! dites, demanda la veuve en le regardant avec attention.
—Je vais vous étonner, répliqua-t-il, en mettant la main dans sa poche.
—Si c'est qu'il n'a pas d'argent, je sais cela déjà et ce n'est pas la peine de vous déranger.
—Pouh! cela n'est rien. Moi non plus, je n'ai point d'argent! Ce n'est pas ça.
—Oh! mon Dieu! qu'est-ce que c'est donc? s'écria la pauvre femme.
—Ne vous effrayez pas, reprit Tom en tirant la lettre. Et ne criez pas: poursuivit-il en dépliant lentement le papier.
—Non! non! laissez-moi voir.
—Vous n'allez pas vous trouver mal ni vous livrer à d'autres démonstrations de ce genre?
—Non, je vous le promets.
—Ni vous précipiter vers la salle commune pour lui dire son affaire? ajouta Tom; car, voyez-vous, je ferai tout ça pour vous: ce n'est donc pas la peine de vous agiter.
—Allons, allons, fit la veuve, laissez-moi lire.
—Voilà,» répliqua Tom Smart, qui plaça la lettre dans les mains de la veuve.
Les lamentations de la pauvre femme, quand elle en eut pris lecture, auraient percé un cœur de pierre. Tom avait toujours eu le cœur très-tendre, aussi fut-il percé de part en part. La veuve se roulait sur sa chaise en se tordant les mains.
«Oh! la trahison! oh! la scélératesse des hommes! s'écriait-elle.
—Effroyables, ma chère dame; mais calmez-vous.
—Non! Je ne veux pas me calmer! sanglotait la veuve. Je ne trouverai jamais personne que je puisse aimer comme lui.
—Si, si, oh! si, ma chère dame!» s'écria Tom Smart en laissant tomber une pluie d'énormes larmes sur les infortunes de la veuve. Il avait passé un bras autour de sa taille, dans l'énergie de sa compassion; et la veuve, dans son transport de chagrin, avait serré la main de Tom. Elle regarda le visage du voyageur et elle sourit à travers ses larmes: Tom se pencha vers elle, il contempla ses traits, et il sourit aussi à travers ses pleurs.
Je n'ai jamais pu découvrir si Tom embrassa la veuve dans ce moment-là. Il disait souvent à mon oncle qu'il n'en avait rien fait, mais j'ai des doutes là-dessus. Entre nous, messieurs, je m'imagine qu'il l'embrassa.
Quoi qu'il en soit, Tom jeta le grand homme à la porte, et il épousa la veuve dans le mois. On le voyait souvent se promener aux environs avec sa jument capricieuse, qui traînait lestement la carriole grise aux roues écarlates. Après beaucoup d'années il se retira des affaires et s'en alla en France avec sa femme. L'antique maison fut alors abattue.
Un vieux gentleman curieux prit la parole après le commis voyageur.
«Voulez-vous me permettre, lui dit-il, de vous demander ce que devint le fauteuil?
—On remarqua qu'il craquait beaucoup le jour de la noce, mais Tom Smart ne pouvait pas dire positivement si c'était de plaisir ou par suite de souffrances corporelles. Cependant il pensait plutôt que c'était pour la dernière cause, car il ne l'entendit plus parler depuis.
—Et tout le monde crut cette histoire-là, hein? demanda le visage culotté en remplissant sa pipe.
—Tout le monde, excepté les ennemis de Tom. Ceux-ci disaient que c'était une blague. D'autres prétendirent qu'il était gris, qu'il avait rêvé tout cela et qu'il s'était trompé de culotte. Mais personne ne s'arrêta à ce qu'ils disaient.
—Tom Smart soutint que tout était vrai?
—Chaque mot.
—Et votre oncle?
—Chaque lettre.
—Ça devait faire deux jolis gaillards tous les deux.
—Oui, deux fameux gaillards, répondit le commis voyageur.
Deux fameux
gaillards, véritablement.»
CHAPITRE XV.
Dans lequel se trouva un portrait fidèle de deux personnes distinguées, et une description exacte d'un grand déjeuner qui eut lieu dans leur maison et domaine. Ledit déjeuner amène la rencontre d'une vieille connaissance, et le commencement d'un autre chapitre.
La conscience de M. Pickwick lui reprochait d'avoir un peu négligé ses amis du Paon d'argent, et dans la matinée du troisième jour après l'élection, il allait sortir pour les visiter, lorsque son fidèle domestique remit entre ses mains une carte de visite, sur laquelle était gravée l'inscription suivante, en lettres gothiques:
MADAME CHASSE-LION.
—La personne attend, dit Sam.
—C'est bien moi qu'elle demande?
—C'est vous particulièrement et sans remplacement, comme dit le secrétaire privé du diable quand il vint emporter le docteur Faust. C'est bien vous qu'il demande.
—Il? c'est donc un gentleman?
—Si ça n'en est pas un, c'en est une imitation soignée.
—Mais c'est la carte d'une dame.
—Je l'ai reçue d'un monsieur, malgré ça. Il attend dans le salon et il dit qu'il attendra toute la journée plutôt que de ne pas vous voir.»
Ayant appris cette détermination, M. Pickwick descendit au parloir. Un homme grave y était assis. Il se leva promptement en voyant entrer notre philosophe, et dit avec un air de profond respect:
«Monsieur Pickwick? je présume.
—Oui, monsieur.
—Permettez-moi, monsieur, d'avoir l'honneur de presser votre main. Permettez-moi de la secouer.
—Avec plaisir,» répondit M. Pickwick.
L'étranger secoua la main qui lui était offerte, et continua ainsi.
«Monsieur la renommée nous a parlé de vous comme d'un savant antiquaire. Le bruit de vos découvertes a frappé l'oreille de Mme Chasselion, ma femme, monsieur; moi, je suis M. Chasselion.»
Ici l'homme grave s'arrêta, comme s'il avait cru que M. Pickwick devait être étourdi par cette communication; mais voyant que le philosophe demeurait parfaitement calme, il poursuivit en ces termes:
—Ma femme, monsieur, mistress Chasselion, est fière de compter parmi ses connaissances tous ceux qui se sont illustrés par leurs ouvrages et par leurs talents. Permettez-moi, monsieur, de placer dans cette liste le nom de M. Pickwick, et celui de ses confrères du club qu'il a fondé.
—Je serai très-heureux, monsieur, de faire la connaissance d'une dame aussi distinguée.
—Vous la ferez, monsieur. Demain matin, nous donnons un grand déjeuner, une fête champêtre, à un nombre considérable de ceux qui se sont rendus célèbres par leurs ouvrages et par leurs talents. Accordez à Mme Chasselion la satisfaction de vous voir à la Caverne.
—Avec grand plaisir.
—Mme Chasselion donne beaucoup de ces déjeuners, monsieur; galas de la raison, effluves de l'âme21, comme l'observe avec un sentiment plein d'originalité quelqu'un qui a adressé un sonnet à Mme Chasselion, sur ces déjeuners.
—Était-il célèbre par ses ouvrages et par ses talents? demanda M. Pickwick.
—Certainement, monsieur. Toutes les connaissances de Mme Chasselion sont célèbres: c'est son ambition, monsieur, de n'avoir pas d'autres connaissances.
—C'est une très-noble ambition.
—Quand j'informerai Mme Chasselion que cette remarque est tombée de vos lèvres, monsieur, elle en sera fière, en vérité. Vous avez avec vous, monsieur, un gentleman qui, je crois, a produit quelques petits poëmes d'une grande beauté?
—Mon ami, M. Snodgrass, a beaucoup de goût pour la poésie.
—C'est comme Mme Chasselion, monsieur. Elle adore la poésie, monsieur; elle en est folle. Je puis dire que toute son âme et tout son esprit sont pétris de poésie. Elle-même a produit quelques pièces délicieuses, monsieur. Vous pouvez avoir rencontré son ode A une grenouille expirante.
—Je ne le crois pas.
—Vous m'étonnez. Elle a fait une immense sensation. Elle a paru originairement dans le Magasin des dames, et était signée d'un C et de neuf étoiles. Elle commençait ainsi:
Sur ton ventre, sans soupirer?
Puis-je sans pleurs te contempler mourante,
Sur un rocher,
Grenouille expirante?
—Charmant! s'écria M. Pickwick.
—Beau, dit l'homme grave. Si simple!
—Sublime!
—La strophe suivante est plus touchante encore. Voulez-vous que je la répète?
—S'il vous plaît.
--- La voici, continua l'homme grave, d'un ton encore plus grave.
Sous la figure de gamins,
Loin des marais t'auraient chassée, errante,
Avec des chiens,
Grenouille expirante!
—Joliment exprimé, dit M. Pickwick.
—C'est un diamant, monsieur. Mais vous entendrez Mme Chasselion vous réciter cette ode. Elle seule peut la faire valoir. Demain matin, monsieur, elle la récitera en costume.
—En costume!
—Sous la figure de Minerve.... Mais j'oubliais... c'est un déjeuner costumé.
—Eh! mais, eh mais! s'écria M. Pickwick, en jetant un coup d'œil sur sa personne: Je ne puis vraiment pas me travestir.
—Pourquoi pas, monsieur? pourquoi pas? Salomon Lucas, le juif, dans la grande rue, a mille habillements de fantaisie. Voyez, monsieur, combien de caractères convenables vous pouvez choisir: Platon, Zénon, Epicure, Pythagore, tous fondateurs de clubs.
—Je le sais bien, mais comme je ne puis me comparer à ces grands hommes, je ne saurais me permettre de porter leur habit.»
L'homme grave médita profondément, pendant quelques minutes, et dit ensuite.
«En y réfléchissant, monsieur, je ne sais pas si Mme Chasselion ne sera pas charmée de faire voir à ses hôtes une personne de votre célébrité, dans le costume qui lui est habituel, plutôt que sous une enveloppe étrangère. Je crois pouvoir prendre sur moi de vous promettre, au nom de mistress Chasselion, qu'elle fera une exception en votre faveur. Oui, monsieur, je suis tout à fait certain que je puis me le permettre.
—En ce cas, répondit M. Pickwick, j'aurai grand plaisir à me rendre à votre invitation.
—Mais je vous fais perdre votre temps, monsieur, dit soudainement l'homme grave, d'un ton pénétré. J'en connais la valeur, monsieur, et je ne veux pas vous retenir plus longtemps. Je dirai donc à Mme Chasselion qu'elle peut vous attendre avec confiance, ainsi que vos illustres amis. Adieu monsieur. Je suis fier d'avoir vu un personnage aussi éminent. Pas un pas, monsieur; pas une parole.» Et sans donner à M. Pickwick le temps de lui répondre, M. Chasselion s'éloigna gravement.
Le philosophe prit son chapeau et se rendit au Paon d'argent. M. Winkle y avait déjà parlé du bal déguisé.
«Mme Pott y va, furent les premières paroles dont il salua son mentor.
—Ah! ah! fit M. Pickwick.
—Sous la figure d'Apollon. Seulement Pott s'oppose à la tunique.
—Il a raison! il a parfaitement raison! dit le savant homme avec emphase.
—Oui; aussi elle portera une robe de satin blanc, avec des paillettes d'or.
—N'aura-t-on pas de la peine à reconnaître son personnage? demanda M. Snodgrass.
—Par exemple! riposta M. Winkle avec indignation. Est-ce qu'on ne verra pas sa lyre?
—C'est vrai: je n'avais pas pensé à la lyre.
—Et moi, dit alors M. Tupman, j'irai en bandit.
—Quoi? s'écria M. Pickwick en faisant un soubresaut.
—En bandit, répéta M. Tupman avec douceur.
—Vous ne prétendez pas, répliqua M. Pickwick, en examinant son ami avec une sévérité solennelle, vous ne prétendez pas, monsieur Tupman, que c'est votre intention de porter une veste de velours vert avec des pans longs de deux doigts?
—C'est pourtant mon intention, monsieur, répondit avec chaleur M. Tupman; et pourquoi pas s'il vous plaît?
—Parce que, dit M. Pickwick, considérablement excité, parce que vous êtes trop vieux, monsieur!
—Trop vieux! s'écria M. Tupman.
—Et s'il est besoin d'une autre raison, parce que vous êtes trop gras, monsieur!...»
La figure de M. Tupman devint pourpre.
«Monsieur! cria-t-il, ceci est une insulte....
—Monsieur! répliqua M. Pickwick, sur le même ton, si vous paraissiez devant moi avec une veste de velours vert et des pans longs de deux doigts, ce serait pour moi une insulte beaucoup plus grave.
—Monsieur! vous êtes un impertinent!
—Monsieur! vous en êtes un autre!»
M. Tupman s'avança d'un pas ou deux et jeta à M. Pickwick un regard de défi. M. Pickwick lui renvoya un regard semblable, concentré en un foyer dévorant par le moyen de ses lunettes. M. Snodgrass et M. Winkle demeuraient immobiles, pétrifiés de voir une telle scène entre de tels hommes.
Après une courte pause, M. Tupman reprit sur un ton plus bas, mais profondément accentué: «Vous m'avez appelé vieux monsieur!
—Oui.
—Et gras.
—Je le répète.
—Et impertinent.
—C'est vrai.»
Il y eut un instant de silence épouvantable.
«Mon attachement à votre personne, monsieur, repartit M. Tupman, en parlant d'une voix tremblante d'émotion, et en relevant en même temps ses manchettes; mon attachement à votre personne est grand, très-grand; mais il faut que je prenne sur cette même personne une vengeance sommaire.
—Avancez, monsieur,» répliqua M. Pickwick.
Stimulé par la nature excitante de ce dialogue, l'homme immortel prit immédiatement une attitude de paralytique, persuadé sans aucun doute, comme le supposèrent les deux témoins de cette scène, que c'était une posture défensive.
Heureusement que M. Snodgrass se précipita entre les deux combattants, au hasard imminent de recevoir sur les tempes un coup de poing de chacun d'eux.
«Quoi! s'écria-t-il, recouvrant tout à coup le don de la parole, que l'excès de son étonnement lui avait ravi jusqu'alors. Quoi! monsieur Pickwick, vous! sur qui les yeux de l'univers sont attachés! Monsieur Tupman! vous qui êtes illuminé, comme nous tous, par l'éclat divin de son nom! Quelle honte, messieurs, quelle honte!»
De même que les traces de la mine de plomb cèdent à la douce influence de la gomme élastique, de même les sillons inaccoutumés imprimés par une colère passagère sur le front lisse et ouvert de M. Pickwick, s'effacèrent graduellement pendant le discours de son jeune ami. Celui-ci parlait encore, et déjà la physionomie du philosophe avait repris son expression habituelle de bénignité.
«J'ai été trop vif, dit M. Pickwick: beaucoup trop vif. Tupman, votre main.»
Un nuage sombre qui couvrait la figure de M. Tupman se dissipa à ces mots, et il pressa chaleureusement la main de son ami en répondant: J'ai été trop vif aussi.»
—Non, non, reprit précipitamment M. Pickwick, c'est moi qui ai tort: vous mettrez la veste de velours vert.
—Pas du tout, pas du tout.
—Pour m'obliger, vous la mettrez....
—Eh! bien, eh! bien, je la mettrai donc.»
Il fut en conséquence décidé que M. Tupman, M. Winkle et M. Snodgrass porteraient des costumes de fantaisie, et c'est ainsi que M. Pickwick fut entraîné, par la chaleur de ses sentiments, à approuver une conduite dont son excellent jugement l'eût détourné. On ne pourrait trouver une preuve plus frappante de son aimable caractère, quand même les événements racontés dans ce volume seraient entièrement le produit de l'imagination.
M. Chasselion n'avait pas exagéré les ressources de M. Salomon Lucas. Ses costumes étaient nombreux, innombrables: non pas strictement classiques, peut-être; pas entièrement neufs, et ne représentant précisément les modes d'aucun âge ni d'aucun pays; mais ils étaient tous plus ou moins pailletés; et qu'y a-t-il de plus joli que des paillettes? On peut objecter qu'elles ne font point d'effet à la clarté du soleil; mais tout le monde sait qu'elles étincelleraient s'il y avait des bougies; or, quand on veut donner des bals déguisés pendant le jour, si les costumes ne brillent pas comme ils auraient brillé à la lumière, la faute n'en est nullement au paillettes, elle est entièrement aux gens qui donnent des bals dans la matinée. Tels furent les raisonnements convaincants de M. Salomon Lucas, et sous leur influence, MM. Tupman, Winkle et Snodgrass s'engagèrent à porter les déguisements que son goût et son expérience lui firent recommander comme admirablement appropriés à l'occasion.
Une calèche fut louée par les pickwickiens, dans leur hôtel: un coupé, tiré du même endroit, devait transporter M. et Mme Pott sur le domaine de Mme Chasselion. Comme un remerciement délicat de l'invitation qu'il avait reçue, M. Pott avait déjà prédit avec confiance, dans la Gazette d'Eatanswill, que la Caverne offrirait une scène d'enchantement aussi variée que délicieuse, un éblouissant foyer de beautés et de talents, un spectacle touchant d'hospitalité abondante et prodigue, et surtout un degré de splendeur, adouci par le goût le plus délicieux; un luxe embelli par une parfaite harmonie et par le plus exquis bon ton, et auprès duquel les merveilles fabuleuses des Mille et une Nuits paraîtraient revêtues de couleurs aussi lugubres et aussi sombres que doit l'être l'esprit de l'être atrabilaire et grossier qui oserait souiller du venin de l'envie les préparatifs faits par l'illustre et vertueuse dame, à l'autel de laquelle est offert cet humble tribut d'admiration. Cette dernière phrase était un mordant sarcasme dirigé contre l'Indépendant, qui n'ayant pas été invité à la fête, avait affecté, dans ses quatre derniers numéros, de la tourner en ridicule; et qui avait imprimé ses plaisanteries à ce sujet avec ses plus gros caractères, en écrivant, qui pis est, tous les adjectifs en lettres majuscules.
Le matin arriva. C'était un séduisant spectacle de voir M. Tupman, en costume complet de brigand, avec une veste tellement serrée qu'elle en était plissée sur son dos et sur ses épaules. La portion supérieure de ses jambes se trouvait comprimée dans une culotte de velours, et la partie inférieure était enlacée dans les bandages compliqués, pour lesquels tous les brigands ont un attachement si inconcevable. C'était plaisir de voir ses moustaches retroussées et son col de chemise ouvert, d'où sortait un visage plus ouvert encore; c'était plaisir de contempler son chapeau en pain de sucre décoré de rubans de toutes couleurs, et que le brigand était obligé de porter sur ses genoux, car nul mortel ne saurait mettre un semblable chapeau sur sa tête, dans une voiture fermée. L'apparence de M. Snodgrass était également agréable et réjouissante: il avait des chausses de satin bleu, des souliers de satin et de soie; sa tête était ombragée d'un casque grec; et, comme tout le monde le sait, comme l'affirmait M. Salomon Lucas, il possédait ainsi le costume journalier, authentique, des troubadours, depuis les temps les plus reculés jusqu'à l'époque où ils disparurent finalement de la surface de la terre.
La calèche qui transportait le brigand et le troubadour s'arrêta derrière le coupé de M. Pott, lequel coupé lui-même s'était arrêté à la porte de M. Pott, laquelle porte s'ouvrit, et parmi les cris de la populace laissa voir le grand journaliste, accoutré comme un officier de justice russe, et tenant dans sa main un terrible knout, symbole élégant du redoutable pouvoir que possédait la Gazette d'Eatanswill, et des flagellations effrayantes qu'elle infligeait aux coupables politiques.
«Bravo! s'écrièrent M. Tupman et M. Snodgrass en voyant cette allégorie marchante.
—Bravo! répéta la voix de M. Pickwick du fond du couloir.
—Hou! hou! Pott! ohé! Pott!» beugla la populace.
Pendant ces salutations, l'éditeur montait dans le coupé, tout en souriant avec une sorte de dignité gracieuse, qui témoignait suffisamment qu'il sentait son pouvoir et savait comment l'exercer.
Après lui on vit sortir de la maison Mme Pott, qui aurait parfaitement ressemblé à Apollon, si elle n'avait pas eu de robe. Elle était conduite par M. Winkle, et celui-ci, avec son petit habit rouge, se serait fait nécessairement reconnaître pour un chasseur, s'il n'avait point également ressemblé à un facteur de Londres. Enfin parut M. Pickwick, et il fut applaudi par les gamins, aussi bruyamment que les autres, probablement parce que sa culotte et ses guêtres passaient à leurs yeux pour quelque reste de l'antiquité.
Les deux voitures se dirigèrent ensemble vers la demeure de Mme Chasselion: celle qui contenait M. Pickwick, portait aussi sur le siége Sam Weller, qui devait aider au service.
Tous les individus, hommes et femmes, garçons et filles, bambins et vieillards, qui étaient assemblés pour voir les visiteurs dans leurs costumes, se pâmèrent de délice quand ils aperçurent M. Pickwick donnant le bras d'un côté au brigand, de l'autre au troubadour: mais lorsque M. Tupman, pour faire son entrée dans le bon style, s'efforça de fixer sur sa tête son chapeau pointu, des cris tumultueux s'élevèrent, tels qu'on n'en avait jamais entendu auparavant.
Les immenses et somptueux préparatifs de la fête réalisaient complétement les prophétiques louanges de Pott, sur les merveilles fabuleuses des Mille et une Nuits, et contredisaient, du même coup, les insinuations perfides du venimeux Indépendant. Le jardin, qui avait plus d'une acre d'étendue, était rempli de monde. Jamais on n'avait vu un tel foyer de beauté, d'élégance et de littérature. La jeune lady, qui faisait la poésie dans la Gazette d'Eatanswill, s'était revêtue ou plutôt dévêtue d'un costume d'odalisque. Elle s'appuyait sur le bras du jeune gentleman, qui faisait la critique, et qui portait fort convenablement un uniforme de feld-maréchal, moins les bottes. Il y avait une armée de génies de la même force, et toute personne raisonnable aurait regardé comme un honneur suffisant de se rencontrer là avec eux; mais il y avait mieux encore, il y avait une demi-douzaine de lions de Londres,—des auteurs, des auteurs réels, qui avaient écrit des livres tout entiers, et qui les avaient fait imprimer. On pouvait les voir, marchant comme des hommes ordinaires, souriant, parlant, oui, et disant même pas mal de sottises, sans doute dans l'intention bénigne de se rendre intelligibles aux gens vulgaires qui les entouraient. Il y avait en outre une bande de musiciens en chapeaux de carton doré; quatre chanteurs, soi-disant italiens, dans leur costume national, et une douzaine de domestiques de louage, aussi dans leur costume national, costume fort mal propre, par parenthèse. Enfin, et par-dessus tout, il y avait Mme Chasselion, en Minerve, recevant la compagnie, et laissant déborder l'orgueil et le plaisir qu'elle éprouvait à voir rassemblés autour d'elle tant d'individus distingués.
«M. Pickwick, madame,» dit un domestique; et cet illustre personnage s'approcha de la divinité présidente, ayant ses deux bras passés dans ceux du brigand et du troubadour, et tenant son chapeau à sa main.
«Quoi! où? s'écria Mme Chasselion, en tressaillant avec un ravissement immense.
—Ici, madame, dit M. Pickwick d'une voix douce.
—Est-il possible que j'aie réellement la satisfaction de voir M. Pickwick lui-même!!!
—En personne, madame, répliqua le philosophe, en saluant très-bas. Permettez-moi de présenter mes amis, M. Tupman, M. Winkle, M. Snodgrass, à l'auteur de la Grenouille expirante.»
Peu de personnes, à moins de l'avoir essayé savent combien il est difficile de saluer avec d'étroites culottes de velours vert, une veste serrée et un chapeau en pain de sucre; ou bien avec un justaucorps de satin bleu et des bas de soie, où bien avec des jarretières et des bottes à la russe; surtout quand toutes ces choses n'ont point été faites pour celui qui les porte, et ont été fixées sur lui sans la plus légère attention aux dimensions respectives de l'habillement et de l'habillé. Jamais on ne vit de contorsions semblables à celles que faisait M. Tupman pour paraître à son aise et gracieux; jamais on ne vit de postures aussi ingénieuses que celles de ses compagnons de déguisement.
«Monsieur Pickwick, dit Mme Chasselion, il faut que vous me promettiez de rester auprès de moi durant toute la journée. Il y a ici des centaines de personnes que je dois absolument vous présenter.
—Vous êtes bien bonne, madame, répondit M. Pickwick.
—En premier lieu voici mes fillettes; je les avais presque oubliées,» dit Minerve, en montrant d'un air négligent deux demoiselles parfaitement développées, qui pouvaient avoir de vingt à vingt-deux ans, et qui portaient l'une et l'autre des costumes enfantins. Était-ce pour les faire paraître plus modestes, où pour faire paraître leur maman plus jeune? M. Pickwick ne nous en informe pas clairement.
«Elles sont charmantes, dit M. Pickwick, lorsque ces aimables enfants se retirèrent, après lui avoir été présentées.
—Monsieur, répliqua M. Pott avec un air de majesté, c'est qu'elles ressemblent comme deux gouttes d'eau à leur maman.
—Taisez-vous, méchant homme! s'écria gaiement Mme Chasselion, en frappant de l'éventail le bras de l'éditeur. (Minerve avec un éventail!)
—Certainement, ma chère madame Chasselion, reprit M. Pott, qui était le trompette attitré de la Caverne. Vous savez bien que l'année dernière, quand votre portrait était à l'exposition, tout le monde demandait si c'était le vôtre ou celui de votre plus jeune fille; car vous vous ressembliez tant qu'il n'y avait pas moyen de faire la différence.
—Eh bien! quand cela serait, qu'est-ce que vous avez besoin de le répéter devant des étrangers? répliqua Minerve en accordant un autre coup d'éventail au lion endormi de la Gazette d'Eatanswill.
—Comte! comte! cria tout à coup Mme Chasselion à un individu qui passait à portée de sa voix, et qui avait un uniforme étranger, surmonté d'énormes moustaches.
—Ah! fous fouloir te moi, dit le comte en se retournant.
—Je veux présenter l'un à l'autre deux hommes fort spirituels. Monsieur Pickwick, je suis heureuse de vous présenter le comte Smorltork.» Mme Chasselion ajouta à l'oreille du philosophe: «Le fameux étranger qui rassemble des matériaux pour son ouvrage sur l'Angleterre, vous savez?—Le comte Smorltork, monsieur Pickwick.»
M. Pickwick salua le comte avec toute la révérence due à un si grand homme, et le comte tira ses tablettes.
«Comment fous tire, madame Châsse-long? demanda le comte en souriant gracieusement à la dame enchantée. Monsieur Pigwig, hé? ou Bigwig... un... avocat, n'est-ce pas? Je vois, c'est ça, j'inscris monsieur Bigwig22.»
Le comte allait enregistrer M. Pickwick sur ses tablettes comme un gentleman qui se chargeait de faire les affaires des autres, et dont le nom était dérivé de sa profession, lorsque Mme Chasselion l'arrêta en disant:
«Non, non! comte. Pick-wick.
—Ha! ha! je vois. Pique, nom de baptême; Figue, nom de famille. Très-fort bien, très-fort bien. Comment portez-fous, Figue?
—Très-bien, je vous remercie, répondit M. Pickwick, avec son affabilité accoutumée. Y a-t-il longtemps que vous êtes en Angleterre?
—Long, très-fort longtemps. Quinzaine... plus....
—Resterez-vous encore longtemps?
—Ein semaine.
—Vous avez beaucoup à faire, poursuivit M. Pickwick en souriant, pour rassembler en aussi peu de temps tous les matériaux dont vous avez besoin.
—Eh! elles sont rassembler, dit le comte.
—En vérité! s'écria M. Pickwick.
—Elles sont là, ajouta le comte en se frappant le front d'un air significatif. Dans mon patrie... fort livre... comblé de notes... mousique, science, poésie, politique, tout....
—Le mot politique, monsieur, comprend en soi-même une étude difficile et d'une immense étendue.
—Ah! s'écria le comte en tirant ses tablettes; très-fort bon! Beaux paroles pour commencer une capitle. Capitle sept et quarante: Le mot politique surprend en soi-même....» Et la remarque de M. Pickwick fut notée dans les tablettes du comte Smorltork, avec les additions et variantes occasionnées par son imagination ardente et sa connaissance imparfaite de la langue.
«Comte! dit Mme Chasselion.
—Madame Châsse? répondit le comte.
—Voici M. Snodgrass, un ami de M. Pickwick, et un poëte.
—Attendez! s'écria le comte en tirant ses tablettes sur nouveaux frais. Lifre, poisie; capitle, amis littéraires; nom, l'Homme-grasse. Très-fort bien. Présenté à l'Homme-grasse, ami de Pique-Figue, par madame Châsse, qui d'autres délicats poimes a produits. Comment s'appelle? Grenouille.... Grenouille soupirante. Très-fort bien.» Et le comte referma ses tablettes, fit mille révérences, mille remercîments, et s'éloigna, persuadé qu'il venait d'ajouter à ses connaissances sur l'Angleterre, les plus importantes et les plus utiles observations.
«C'est un homme bien étonnant! s'écria Minerve.
—Un philosophe profond! ajouta Pott.
—Un esprit fort et pénétrant!» continua M. Snodgrass.
Un chœur d'invités relevèrent les louanges du comte Smorltork, en secouant gravement leur tête et en disant d'une voix unanime: «Étonnant!!!»
Comme l'enthousiasme en faveur du comte Smorltork s'allumait de plus en plus, ses louanges auraient pu être célébrées jusqu'à la fin de la fête, si les quatre soi-disant chanteurs italiens, rangés autour d'un petit pommier, pour produire un effet pittoresque, ne s'étaient pas mis à dérouler leurs chansons nationales. Il faut avouer qu'elles ne paraissaient point d'une exécution bien difficile, et tout le secret semblait consister à ce que trois des soi-disant chanteurs italiens grognaient, tandis que le quatrième miaulait. Cet intéressant morceau étant terminé, aux applaudissements de toute la compagnie, un jeune garçon commença à se faufiler entre les bâtons d'une chaise, et à sauter par-dessus, et à ramper par-dessous, et à se culbuter avec, et à en faire toutes les choses imaginables, excepté de s'asseoir dessus. Ensuite il se fit une cravate de ses jambes et les attacha autour de son cou; puis il fit voir avec quelle facilité une créature humaine peut prendre l'apparence d'un crapaud. Les nombreux spectateurs étaient transportés de jouissance et d'admiration. Bientôt après on entendit gazouiller faiblement: c'était la voix de Mme Pott, et ses auditeurs pleins de courtoisie s'imaginèrent entendre une chanson parfaitement classique, une vraie chanson de caractère, car Apollon était un compositeur, et les compositeurs chantent très-rarement leurs propres œuvres, et pas davantage celles d'autrui. Enfin Mme Chasselion s'avança et récita son ode immortelle à une Grenouille expirante. Des bravo, des brava, des bravi, des encore se firent entendre; et elle la récita une seconde fois. Elle allait la réciter une troisième, mais la majorité de ses hôtes, pensant qu'il était bien temps de manger quelque chose, s'écrièrent que c'était une honte d'abuser de la complaisance de Mme Chasselion. Vainement Mme Chasselion protesta qu'elle était tout à fait disposée à réciter son ode sur nouveaux frais; ses amis étaient trop polis, trop discrets, trop soigneux de sa santé, pour consentir à l'entendre encore, sous aucun prétexte. La salle des rafraîchissements fut donc ouverte, et tous ceux qui étaient déjà venus chez Mme Chasselion se précipitèrent en tumulte, pour y arriver les premiers. Ils savaient, en effet, que l'habitude de cette illustre dame était de faire faire un déjeuner pour cinquante et des invitations pour trois cents; ou, en d'autres termes, de nourrir les lions les plus remarquables, et de laisser les petits animaux se tirer d'affaire comme ils pouvaient.
«Où donc est monsieur Pott? demanda Mme Chasselion en s'occupant de placer les susdits lions autour d'elle.
—Me voici! s'écria l'éditeur du bout le plus reculé de la chambre, hors de toute espérance de nourriture, à moins que son hôtesse ne fit quelque chose d'extraordinaire pour lui.
—Voulez-vous venir par ici? lui cria-t-elle.
—Oh! je vous en prie, ne vous tourmentez pas pour lui, interrompit Mme Pott de sa voix la plus obligeante. Vous vous donnez beaucoup trop de peine, madame Chasselion. Il est très-bien là-bas. N'est-ce pas, mon cher, que vous êtes très-bien là-bas?
—Certainement, mon amour,» répliqua l'infortuné Pott avec un triste sourire. Hélas! à quoi lui servait son knout? Le bras nerveux qui le faisait tomber sur les hommes publics avec une vigueur gigantesque, était paralysé par un coup d'œil de l'impérieuse Mme Pott.
Mme Chasselion regarda autour d'elle avec triomphe. Le comte Smorltork était activement occupé à prendre note de ce que contenaient les plats; M. Tupman, avec plus de grâce que n'en avaient jamais déployé tous les brigands de l'Italie, faisait à diverses lionnes les honneurs d'une salade de homard; M. Snodgrass, ayant supplanté le jeune gentleman chargé des éreintements dans la Gazette d'Eatanswill, était enfoncé dans une dissertation passionnée avec la jeune lady qui faisait la poésie; et M. Pickwick, enfin, se rendait universellement agréable: rien ne semblait manquer à ce cercle choisi, lorsque M. Chasselion, dont le département, dans ces occasions, était de se tenir debout près de la porte, et de parler aux gens les moins importants, cria de toutes ses forces à Minerve:
«Ma chère, voici M. Charles Fitz-Marshall.
—Enfin! s'écria Mme Chasselion. Avec quelle anxiété je l'ai attendu! Messieurs, je vous prie, laissez passer M. Fitz-Marshall. Mon cher, dites à M. Fitz-Marshall de venir me trouver sur-le-champ, pour que je le gronde d'être arrivé si tard.
—Voilà, ma chère dame, dit une voix claire. Aussi vite que possible,—foule étonnante,—chambre comble,—fort difficile d'approcher, très-difficile.»
Le couteau et la fourchette de M. Pickwick lui tombèrent des mains. Il regarda M. Tupman, qui avait aussi laissé tomber sa fourchette et son couteau, et qui paraissait prêt à s'abîmer sous terre.
«Ah!» s'écria la voix, tandis que son possesseur s'ouvrait un passage à travers une vingtaine de Turcs, d'officiers, de cavaliers et de Charles II, qui formaient une dernière barricade entre lui et la table.
«Voilà mes vêtements tout cylindrés,—brevet d'invention,—pas un pli dans mon habit,—joliment pressé!—Pas besoin de faire repasser mon linge, ha! ha!—la bonne idée,—drôle de chose, malgré ça, de faire cylindrer son linge sur soi,—opération fatigante, très-fatigante.»
En prononçant ces phrases brisées, un jeune homme, vêtu en officier de marine, parvint à s'approcher de la table, et présenta aux regards étonnés des pickwickiens la tournure et les traits identiques de M. Alfred Jingle.
Il avait à peine eu le temps de prendre la main que lui tendait Mme Chasselion, lorsque ses yeux rencontrèrent les orbes indignés de M. Pickwick.
«Tiens! tiens! s'écria le coupable; oublié,—pas d'ordre aux postillons,—j'y vais moi-même,—revenu dans un instant.
—Le domestique, ou bien M. Chasselion, donnera vos ordres, monsieur Fitz-Marshall, dit la maîtresse de la maison.
—Non! non!—moi-même, ne serai pas long,—revenu dans un clin d'œil,» répliqua Jingle, et il disparut dans la foule.
M. Pickwick se leva plein d'indignation.
«Madame, dit-il, permettez-moi de vous demander qui est ce jeune homme, et où il réside?
—C'est un gentleman d'une grande fortune, monsieur Pickwick, à qui je meurs d'envie de vous présenter. Le comte aussi sera enchanté de le connaître.
—Oui, oui, comptez là-dessus, dit M. Pickwick avec vivacité. Il demeure?
—A Bury, hôtel de l'Ange.
—A Bury?
—A Bury Saint-Edmunds, à quelques milles d'ici.... Mais, mon Dieu! monsieur Pickwick, vous n'allez pas nous quitter. Vous ne pouvez pas, monsieur Pickwick, songer à vous en aller sitôt.»
Longtemps avant que Mme Chasselion eut prononcé ces paroles, M. Pickwick s'était plongé dans la foule et avait atteint le jardin. Il y fut bientôt rejoint par M. Tupman, qui l'avait suivi de près et qui lui dit:
«Cela est inutile, il est parti.
—Je le sais, répondit M. Pickwick, avec chaleur, et je le suivrai!
—Vous le suivrez! Ou donc?
—A Bury, hôtel de l'Ange. Comment savons-nous s'il n'abuse point quelqu'un dans cet endroit? Il a trompé une fois un digne homme, et nous en étions la cause innocente: cela n'arrivera plus, si je puis l'empêcher! Je veux le démasquer.—Sam! où est mon domestique?
—Voilà! ici, monsieur, dit Sam, en sortant d'un endroit écarté, où il était occupé à examiner une bouteille de vin de Madère, qu'il avait enlevée sur la table une heure ou deux auparavant. Voilà vot' serviteur, monsieur, et fier du titre encore, comme disait au public l'esquelette vivant qu'on faisait voir pour trois pence.
—Suivez-moi sur-le-champ! reprit M. Pickwick.—Tupman, si je reste à Bury, vous pourrez m'y rejoindre quand je vous écrirai. Jusque-là, adieu!»
Les remontrances devenaient inutiles: M. Pickwick était animé, et sa résolution était prise. M. Tupman retourna vers ses compagnons, et, une heure après, il avait noyé tout souvenir de M. Alfred Jingle, ou de M. Charles Fitz-Marshall, au moyen d'une bouteille de vin de Champagne et d'une contredanse, également pétillantes.
Pendant ce temps, M. Pickwick et Sam Weller, perchés à
l'extérieur d'une
voiture publique, voyaient de minute en minute diminuer la distance qui
les séparait de la bonne ville de Bury Saint-Edmunds.
CHAPITRE XVI.
Trop plein d'aventures pour qu'on puisse les résumer brièvement.
Il n'y a pas, dans toute l'année, de mois où la nature ait un plus joli visage que durant le mois d'août. Le printemps a bien des charmes, et mai, certainement, est frais et joli, et son éclat est rehaussé par le contraste des frimas qui viennent de finir. Août n'a pas de semblables avantages: lorsqu'il arrive, nos sens sont accoutumés à la pureté du ciel, au verdoiement des prairies, au parfum embaumé des fleurs; le brouillard, le givre, la neige et les glaces sont effacés de notre mémoire, comme de la surface de la terre. Et cependant, quelle saison charmante! Les champs, les vergers, sont animés par la voix, par la présence des travailleurs; les arbres, chargés de fruits, inclinent leurs branches jusqu'à terre; les blés, réunis en gerbes gracieuses ou se balançant au souffle du zéphir comme pour agacer la faucille, couvrent le paysage d'une teinte dorée; une douce langueur semble répandue sur toute la nature, et l'on dirait même que la molle influence de la saison s'étend jusque sur les charrettes dont l'œil aperçoit le mouvement uniforme à travers les champs moissonnés, sans que l'oreille soit déchirée par aucun bruit inharmonieux.
Pendant que la voiture publique roule rapidement à travers les champs et les vergers qui bordent la route, des groupes de femmes et d'enfants, empilant des fruits dans des corbeilles ou recueillant les épis de blé dispersés, suspendent un instant leur travail, abritent leurs visages brunis par le soleil avec une main plus brune encore, et suivent les voyageurs d'un regard curieux; quelque vigoureux bambin, trop jeune pour travailler, mais trop turbulent pour être laissé à la maison, se hisse sur le bord du grand panier où il a été emprisonné, et gigotte et braille avec délices; le moissonneur arrête sa faucille, se redresse, croise les bras et contemple la voiture qui passe auprès de lui comme un tourbillon; les lourds chevaux de son char rustique suivent l'attelage brillant et animé d'un regard endormi, qui dit aussi clairement que le peut dire un regard de cheval: «Tout cela est fort joli à regarder, mais marcher lentement dans une terre pesante vaut encore mieux, après tout, que de galoper si chaudement sur une route pleine de poussière!» Cependant les voyageurs volent, et, profitant d'un détour, jettent un dernier coup d'œil derrière eux: les femmes et les enfants ont repris leur travail; le moissonneur s'est courbé de nouveau sur sa faucille; les chevaux de labour poursuivent leur marche mesurée; et tout se montre, comme tout à l'heure, plein de vie et de mouvement.
Une semblable scène ne pouvait manquer d'influer sur l'esprit délicat et bien réglé de M. Pickwick. Préoccupé de la résolution qu'il avait formée de démasquer le véritable caractère de Jingle, en quelque lieu qu'il pût le découvrir, il était demeuré d'abord taciturne et rêveur, réfléchissant aux moyens qu'il devait employer pour réussir dans son projet; mais peu à peu son attention fut attirée par les objets environnants, et à la fin il y prit autant de plaisir que s'il avait entrepris ce voyage pour la cause la plus agréable du monde.
«Délicieux paysage, Sam! dit-il à son domestique.
—Enfonce les toits et les cheminées, monsieur, répondit celui-ci en touchant son chapeau.
—En effet, reprit M. Pickwick avec un sourire, je suppose que vous n'avez guère vu, toute votre vie, que des toits et des cheminées, du mortier et des briques.
—Je n'ai pas toujours été valet d'auberge, monsieur, répliqua Sam en secouant la tête. J'ai été autrefois garçon de roulier.
—Quand cela?
—Quand j'ai été jeté la tête la première dans le monde pour jouer à saute-mouton avec ses soucis. Donc, pour commencer, j'ai été garçon d'un charretier, et puis ensuite d'un roulier, et puis ensuite commissionnaire, et puis ensuite valet d'auberge. A présent v'là que je suis domestique d'un gentleman. Je serai peut-être un gentleman moi-même un de ces jours, avec ma pipe dans ma bouche et un berceau dans mon jardin. Qui sait? je n'en serais pas surpris, moi.
—Vous êtes un véritable philosophe, Sam.
—Je crois que ça court dans la famille, monsieur. Mon père est dans cette profession-là maintenant. Quand ma belle-mère le tarabuste, il se met à siffler; elle s'enlève comme une soupe au lait, et elle lui casse sa pipe: il s'en va pacifiquement, et il en rapporte une autre; alors elle braille tant qu'elle peut, et elle tombe dans des attaques de nerfs: il ne bouge pas, il fume confortablement jusqu'à ce qu'elle revienne. C'est ça de la philosophie, monsieur!...
—Ou du moins un très-bon équivalent, répondit en riant M. Pickwick. Cela doit vous avoir été fort utile dans votre vie errante, Sam.
—Utile, monsieur! vous pouvez bien le dire. Après que je me suis sauvé d'avec le charretier et avant que j'aie rentré avec le roulier, j'ai couché pendant une quinzaine dans un appartement sans meubles.
—Un appartement sans meubles!
—Oui, les arches à sec du pont de Waterloo. Jolie chambre à coucher; à dix minutes du centre des affaires. Seulement s'il y a quelque chose à lui reprocher, c'est qu'elle est un peu aérée. J'ai vu là des drôles de spectacles.
—Ha! je le suppose, dit M. Pickwick d'un air plein d'intérêt.
—Des spectacles qui perceraient votre tendre cœur, monsieur, et qui ressortiraient de l'autre côté. On n'y trouve pas les mendiants réguliers; vous pouvez vous fier à ceux-là pour savoir se tirer d'affaire. De jeunes mendiants, mâles et femelles, qui n'ont pas encore fait leur chemin dans la profession, s'y logent quelquefois; mais c'est généralement les pauvres créatures sans asile, éreintées, mourant de faim, qui se roulent dans les coins sombres de ces tristes places; les pauvres créatures qui ne peuvent pas se repasser la corde de deux pence.
—Dites-moi, Sam, qu'est-ce que c'est que la corde de deux pence?
—C'est une auberge, monsieur, où les lits coûtent deux pence par nuit....
—Pourquoi donnent-ils aux lits le nom de cordes?
—Que vous êtes donc jeune, monsieur! Quand les ladies et les gentlemen qui tiennent ces hôtels-là ont ouvert leur bazar, ils faisaient les lits sur le plancher, mais ils ne faisaient pas leurs affaires. Au lieu de prendre un somme raisonnable pour deux pence, les logeurs s'y vautraient la moitié de la journée. Aussi, maintenant, ils ont deux cordes, éloignées d'à peu près six pieds, et à trois pieds du plancher, qui vont tout du long de la chambre, et les lits sont faits avec des grosses toiles tendues en travers.
—Eh bien?
—Eh bien! l'avantage du plan est visible. Tous les matins, à six heures, ils laissent aller une des cordes, et patatra, v'là tous les logeurs par terre. Ça les réveille fameusement, ils se relèvent de bonne humeur, et ils s'en vont comme des jolis garçons.... Demande pardon, monsieur, dit Sam, en interrompant tout à coup son verbeux discours, c'est-il Bury Saint-Edmunds qu'est là-bas?
—Précisément, répondit M. Pickwick.»
Bientôt après la voiture roula dans les rues propres et bien pavées d'une jolie petite ville, et s'arrêta devant une auberge située au milieu de la grande route, presque en face de l'antique abbaye.
«Voici l'Ange, dit M. Pickwick, en regardant l'enseigne. Nous descendons ici, Sam. Mais il faut prendre quelques précautions. Demandez une chambre particulière et ne mentionnez pas mon nom; vous comprenez.
—Compris! monsieur,» répondit Sam, avec un clin d'œil intelligent. Il tira le portemanteau du coffre de derrière, où il avait été jeté à Eatanswill, et disparut pour faire sa commission. Une chambre particulière fut facilement retenue, et M. Pickwick y fut introduit sans délai.
«Maintenant, Sam, dit M. Pickwick, la première chose à faire....
—C'est de commander le dîner, monsieur, suggéra Sam: il est fort tard, monsieur.
—Ah! c'est vrai, répliqua le philosophe en regardant sa montre. Vous avez raison, Sam.
—Et si c'était moi, monsieur, je voudrais prendre juste une bonne nuit de repos avant de demander des renseignements sur ce finaud. Il n'y a rien pour rafraîchir l'esprit comme un bon somme, monsieur, comme dit la servante avant d'avaler son petit verre de l'eau d'ânon.
—Je crois que vous avez raison, Sam; mais je veux d'abord m'assurer qu'il est dans cet hôtel et qu'il ne m'échappera point.
—Laissez-moi c'te affaire-là, monsieur. Je vas vous ordonner un joli petit dîner et faire une enquête en bas, pendant qu'on l'apprêtera. Je tirerai tous les secrets du décrotteur, en cinq minutes.
—A la bonne heure,» dit M. Pickwick, et Sam se retira.
Au bout d'une demi-heure M. Pickwick était assis devant un dîner très-satisfaisant, et un quart d'heure plus tard, Sam lui rapportait l'assurance que M. Charles Fitz-Marshall avait retenu, jusqu'à nouvel ordre, sa chambre particulière; il était allé passer la soirée dans une maison du voisinage, avait ordonné au garçon de l'attendre et avait emmené son domestique avec lui.
«Maintenant, monsieur, continua Sam, après avoir fait son rapport, si je puis causer un brin avec ce domestique ici, il me contera toutes les affaires de son maître.
—Comment savez-vous cela? demanda M. Pickwick.
—Que vous êtes donc jeune monsieur! Tous les domestiques en font autant.
—Oh! oh! fit le philosophe, j'avais oublié cela: c'est bon.
—Alors, vous verrez ce qu'il y a de mieux à faire, monsieur, nous agirons en conséquence.»
Comme cet arrangement paraissait le meilleur possible, il fut finalement adopté. Sam se retira, avec la permission de son maître, pour passer la soirée comme il l'entendrait. Il dirigea ses pas vers la buvette de la maison, et peu de temps après, fut élevé au fauteuil par la voix unanime de l'assemblée. Une fois parvenu à ce poste honorable, il fit éclater tant de mérite, que les éclats de rire des gentlemen habitués, et les marques bruyantes de leur satisfaction, parvinrent jusqu'à la chambre à coucher de M. Pickwick, et raccourcirent, de plus de trois heures, la durée naturelle de son sommeil.
Le lendemain, dès le matin, Sam Weller s'occupa de calmer l'agitation fiévreuse qui lui restait de la veille, par l'application d'une douche d'un penny; c'est-à-dire que, moyennant cette pièce de monnaie, il engagea un jeune gentleman du département de l'écurie à faire jouer la pompe sur sa tête et sur sa face, jusqu'à l'entière restauration de ses facultés intellectuelles. Tandis qu'il subissait ce traitement médical, son attention fut attirée par un jeune homme, assis sur un banc, dans la cour. Il était vêtu d'une livrée violette, et lisait dans un livre d'hymnes, avec un air d'abstraction profonde, qui ne l'empêchait cependant pas de jeter de temps en temps un coup d'œil vers Sam, comme s'il avait pris grand intérêt à l'opération qu'il se faisait faire.
«Voilà un drôle de corps, pensa celui-ci, la première fois que ses yeux rencontrèrent ceux de l'étranger en livrée violette. Et, en effet, avec son pâle visage, large et plat, avec ses yeux enfoncés et sa tête énorme, d'où pendaient plusieurs mèches de cheveux noirs et lisses, l'étranger pouvait passer pour un drôle de corps. «Voilà un drôle de corps,» pensa donc Sam Weller, et après avoir pensé cela, il continua de se laver, et n'y pensa pas davantage.
Cependant l'homme en livrée violette continuait à regarder Sam et son livre d'hymnes, son livre d'hymnes et Sam, comme s'il avait eu envie d'entamer la conversation. A la fin, pour lui en fournir l'occasion, Sam lui dit, avec un signe de tête familier: «Comment ça va-t-il, mon bonhomme?
—Je suis heureux de pouvoir dire que je vais assez bien, monsieur, répondit l'homme violet d'une voix mesurée et en fermant son livre avec précaution. J'espère que vous allez de même, monsieur?
—Eh! eh! je serais plus solide sur mes jambes si je ne me sentais pas comme une bouteille d'eau-de-vie ambulante; mais vous, mon vieux, restez-vous dans cette maison ici?»
L'homme violet répondit affirmativement.
«Comment se fait-il donc que vous n'étiez pas avec nous hier soir? demanda Sam, en se frottant la face avec un essuie-mains. Vous me faites l'effet d'un bon vivant, l'air aussi gaillard qu'une truite dans un panier plein de chaux, ajouta-t-il d'un ton un peu plus bas.
—J'étais sorti avec mon maître, répondit l'étranger.
—Comment s'appelle-t-il? demanda vivement Sam Weller, dont le visage devint tout rouge par l'effet combiné de la surprise et du frottement de son essuie-mains.
—Fitz-Marshall, répliqua l'homme violet.
—Donnez-moi la patte, dit Sam en s'avançant vers lui. J'ai envie de vous connaître, votre philosomie me va, mon fiston.
—Eh bien! voilà qui est très-extraordinaire, rétorqua l'homme violet, avec une grande simplicité de manières. La vôtre m'a plus si fort, que j'ai eu envie de vous parler, dès le premier moment où je vous ai vu sous la pompe.
—C'est-il vrai.
—Sur mon honneur! Cela n'est-il pas curieux, hein?
—Très-curieux, répondu Sam, en se congratulant intérieurement sur la bonhomie de l'étranger. Comment nous appelons-nous, mon patriarche?
—Job.
—Et c'est un fameux nom. Le seul nom, à ma connaissance, qui n'a pas reçu une abréviation. Et l'autre nom?
—Trotter, dit l'étranger. Et le vôtre?»
Sam se rappela les ordres de son maître et répondit: «Mon nom est Walker, le nom de mon maître est Wilkins. Voulez-vous prendre une goutte de quelque chose ce matin, M. Trotter?»
M. Trotter donna son complet assentiment à cette agréable proposition, et ayant déposé son livre dans la poche de son habit, il accompagna M. Walker à la buvette. Là, ils s'occupèrent à discuter le mérite d'un agréable mélange, contenu dans un vase d'étain et composé de l'essence parfumée du clou de girofle et d'une certaine quantité de genièvre de Hollande, fabriqué en Angleterre.
«Et c'est-il une bonne place que vous avez? demanda Sam, en remplissant pour la seconde fois le verre de son compagnon.
—Mauvaise, répondit Job, en se léchant les lèvres, très-mauvaise.
—Vrai?
—Oui, sûr; et pire que cela; mon maître va se marier.
—Pas possible!
—Si, et pire que cela. Il va enlever une grosse héritière dans une pension.
—Quel dragon! dit Sam, en remplissant encore le verre de son camarade. C'est quelque pension de cette ville, je suppose?»
Cette question fut faite du ton le plus indifférent qu'on puisse imaginer. Cependant M. Job Trotter montra clairement, par ses manières, qu'il remarquait avec quelle anxiété son nouvel ami attendait sa réponse. Il vida son verre, regarda mystérieusement Sam Weller, cligna l'un après l'autre chacun de ses petits yeux, et finalement fit avec sa main le geste de manier une pompe imaginaire, donnant à entendre par là qu'il considérait son compagnon comme trop désireux de pomper ses secrets.
«Non, non, observa-t-il, en conclusion. Cela ne se dit pas à tout le monde. C'est un secret; un grand secret, M. Walker.»
En prononçant ces paroles, l'homme violet retourna son verre sens dessus dessous, afin de faire remarquer ingénieusement à son compagnon qu'il n'y restait plus rien pour assouvir sa soif. Sam comprit l'apologue; il en apprécia la délicatesse, et ordonna de remplir, sur nouveaux frais, le vase d'étain. Cet ordre fit briller de plaisir les petits yeux de l'homme violet.
«Ainsi donc, c'est un secret? reprit Sam.
—Je l'imagine comme cela, répliqua l'autre en sirotant sa liqueur avec complaisance.
—Je suppose que votre maître est un richard?»
M. Trotter sourit, et, tenant son verre de la main gauche, il donna, avec sa main droite, quatre tapes distinctes sur le gousset de sa culotte violette, comme pour faire entendre que son maître aurait pu agir de même sans alarmer personne par le bruit de son argent.
«Ah! reprit Sam, voilà l'histoire?»
L'homme violet baissa la tête d'une manière significative.
«Et est-ce que vous n'imaginez pas, mon vieux, que vous seriez une fameuse canaille si vous laissiez votre maître empoigner cette jeune demoiselle?
—Je sais cela, répliqua Job Trotter, en soupirant profondément et en tournant vers son interlocuteur un visage plein de contrition. Je sais cela, et c'est ce qui pèse sur mon esprit; mais qu'est-ce que je peux faire?
—Faire? s'écria Sam, chanter à la maîtresse et enfoncer votre maître.
—Qui est-ce qui me croirait? La jeune lady est regardée comme un modèle de prudence et de discrétion; elle dirait que non, et mon maître aussi. Qui est-ce qui me croirait? Je perdrais ma place et je me verrais poursuivi comme diffamateur ou quelque chose comme ça. Voilà tout ce que j'y gagnerais.
—Il y a du vrai, dit Sam en ruminant; il y a du vrai dans ce que vous dites là.
—Si je connaissais quelque respectable gentleman qui voulût se charger de l'affaire, je pourrais espérer d'empêcher l'enlèvement. Mais il y a la même difficulté, monsieur Walker; juste la même. Je ne connais pas de gentleman respectable en ce pays, et si j'en connaissais un, il y a dix à parier contre un qu'il ne croirait pas mon récit.
—Venez par ici, cria Sam, en se levant tout d'un coup et en saisissant son compagnon par le bras. Mon maître est l'homme qu'il vous faut.»
Après une légère résistance, Job Trotter fut conduit dans l'appartement de M. Pickwick, et lui fut présenté, avec un court sommaire du dialogue que nous venons de rapporter.
«Je suis bien fâché de trahir mon maître, monsieur, dit Job Trotter, en appliquant à son œil un mouchoir rouge d'environ trois pouces carrés.
—Ce sentiment vous fait beaucoup d'honneur, répliqua M. Pickwick. Mais, cependant, c'est votre devoir....
—Je sais que c'est mon devoir, monsieur, reprit Job avec une grande émotion. Nous devons tous nous efforcer de remplir nos devoirs, monsieur, et je m'efforce humblement de remplir les miens, monsieur. Mais c'est une dure épreuve de trahir un maître, monsieur, dont vous portez les habits, dont vous mangez le pain, même quand c'est un coquin, monsieur.
—Vous êtes un brave garçon, dit M. Pickwick fort affecté, un honnête garçon.
—Allons! allons! observa Sam, qui avait vu avec beaucoup d'impatience les larmes de M. Trotter; assez d'arrosage comme ça; ça n'est bon à rien.
—Sam, reprit M. Pickwick d'un ton de reproche, je suis fâché de voir que vous ayez si peu de respect pour les sentiments de ce jeune homme.
—Ses sentiments sont très-beaux, monsieur, et mêmes si beaux que c'est une pitié qu'il les perde comme ça; et je pense qu'il ferait mieux de les garder dans son estomac que de les laisser évaporiser en eau chaude, espécialement comme ça ne sert à rien. Des larmes, ça n'a jamais servi à remonter une horloge ni à faire marcher une machine. La première fois que vous irez dans le monde, fourrez-vous ça dans la caboche, mon vieux; et pour le présent introduisez ce morceau de guingamp rouge dans votre poche. Il n'est pas assez beau pour le secouer comme ça en l'air, comme si vous étiez un danseur de corde.
—Sam a raison, remarqua M. Pickwick, en s'adressant à Job: Sam a raison, quoique sa manière de s'exprimer soit un peu commune et quelquefois incompréhensible.
—Il a tout à fait raison, monsieur, répliqua M. Trotter, et je ne céderai pas davantage à cette faiblesse.
—Très-bien, reprit notre sage; et maintenant, où est cette pension de demoiselles?
—C'est une vieille maison de briques rouges, tout juste en dehors de la ville, monsieur.
—Et quand ce perfide dessein sera-t-il exécuté? Quand est-ce que l'enlèvement doit avoir lieu?
—Cette nuit, monsieur.
—Cette nuit?
—Cette nuit même, monsieur. C'est ce qui me fâche tant.
—Il faut prendre des mesures instantanées. Je vais voir immédiatement la dame qui dirige l'établissement.
—Je vous demande pardon, monsieur, mais cela ne servira à rien.
—Pourquoi donc?
—Mon maître, monsieur, est un homme très-artificieux.
—Je le sais bien.
—Et il s'est si bien entortillé autour du cœur de la vieille dame qu'elle ne croirait rien à son préjudice, quand vous en feriez serment sur vos deux genoux. D'ailleurs vous n'avez pas d'autre preuve que la parole d'un domestique; mon maître ne manquera pas de dire qu'il m'a renvoyé pour quelque chose, et que je fais cela afin de me venger.
—Qu'est-ce que nous pourrions donc faire, alors?
—Rien ne pourra convaincre la vieille dame, monsieur, si elle ne le prend pas sur le fait de l'enlèvement.
—Ces vieilles mules-là, interposa Sam, en guise de parenthèse, ces vieilles mules-là, s'obstinent à prendre des vessies pour des lanternes.
—Mais, fit observer M. Pickwick, j'ai peur qu'il ne soit infiniment difficile de le prendre sur le fait.
—Je ne sais pas, monsieur, répondit Job après un instant de réflexion; il me semble que cela pourrait se faire très-aisément.
—Comment cela?
—Voyez-vous, mon maître a gagné les deux servantes, et elles doivent nous introduire dans la cuisine, ce soir, à dix heures. Quand toute la maison se sera retirée pour dormir, nous sortirons de la cuisine, et alors la jeune personne descendra de sa chambre; il y aura une chaise de poste, et en route!
—Eh bien? fit M. Pickwick.
—Eh bien! monsieur; je crois que si vous nous attendiez dans le jardin, tout seul....
—Tout seul! Pourquoi tout seul?
—Je pensais que la vieille demoiselle n'aimerait pas qu'une découverte aussi désagréable se fît devant beaucoup de monde; et puis la jeune lady, monsieur, considérez sa confusion!...
—Vous avez tout à fait raison. Cette réflexion montre une grande délicatesse de sentiments. Poursuivez; vous avez raison....
—Eh bien! monsieur; je pensais donc que si vous attendiez tout seul dans le jardin, je pourrais vous introduire dans la maison, à onze heures et demie précises, et qu'alors vous vous trouveriez juste à temps pour m'aider à démonter les projets de ce méchant homme, par qui j'ai eu le malheur d'être séduit.»
Ici. M. Trotter soupira profondément.
«Ne vous tourmentez pas de cela, dit M. Pickwick; s'il avait un grain de la probité qui vous distingue, malgré votre humble condition, je ne désespérerais pas de lui.»
Job salua très-bas, et, en dépit des précédentes remontrances de Sam, ses yeux se remplirent de larmes.
«Je n'ai jamais vu un pleurard comme ça, dit Sam. Dieu me pardonne, s'il n'a pas un robinet toujours ouvert dans la tête!
—Sam! dit M. Pickwick avec une grande sévérité, retenez votre langue.
—Oui, monsieur.
—Je n'aime pas ce plan, poursuivit notre philosophe après une profonde méditation. Pourquoi ne pas communiquer avec les amis de la jeune personne?
—Parce qu'ils habitent à cinquante lieues d'ici, monsieur.
—Il n'y a rien à répondre à ça, remarqua Sam, à part.
—Ensuite, ce jardin, reprit M. Pickwick, comment y entrerai-je?
—Le mur est très-bas, monsieur, et votre domestique vous fera la courte échelle.
—Mon domestique me fera la courte échelle, répéta machinalement M. Pickwick, et vous ne manquerez pas de m'ouvrir la porte de la maison?...
—Vous ne pouvez pas vous tromper, monsieur. Il n'y a qu'une porte dans le jardin; tapez-y quand vous entendrez sonner l'horloge, et je vous ouvrirai sur-le-champ.
—Je n'aime pas ce plan, redit M. Pickwick; mais il faut bien l'adopter, car je n'en vois pas d'autre, et il s'agit du bonheur de cette jeune personne, pour toute sa vie. J'y irai, soyez-en sûr.»
Ainsi, pour la seconde fois, la bonté naturelle de M. Pickwick l'entraîna dans une entreprise, dont son excellent jugement l'aurait détourné.
«Comment s'appelle la maison? demanda-t-il.
—Westgate-House, monsieur. Vous tournez un peu à droite quand vous arrivez au bout de la ville; la maison est isolée, à une petite distance de la route, et son nom est sur une plaque de cuivre, sur la porte.
—Je le sais répondit M. Pickwick; j'avais remarqué cette maison la première fois que j'ai visité cette ville. Vous pouvez compter sur moi.»
M. Trotter salua et se détourna pour partir. M. Pickwick lui mit une gainée dans la main.
«Vous êtes un brave garçon, lui dit-il, et j'admire la bonté de votre cœur. Pas de remercîments. Souvenez-vous: onze heures et demie.
—Il n'y a pas de danger que je l'oublie, monsieur, répondit Job Trotter, et il quitta la chambre.
—Camarade, lui dit Sam, qui l'avait suivi, ce n'est pas une mauvaise chose, cette pleurnicherie. Je voudrais pleurer comme une gouttière dans une averse, à ce prix-là. Comment donc que vous faites?
—Cela vient du cœur, monsieur Walker, répondit Job solennellement. Je vous souhaite le bonjour.
—Voilà un gaillard facile à émouvoir, pensa Sam Weller en le voyant s'éloigner. C'est égal, nous lui avons tiré les vers du nez, toujours.»
Nous ne pouvons pas dire précisément quelles étaient les pensées qui occupaient l'esprit de M. Trotter, attendu que nous n'en savons rien du tout.
Cependant le jour s'écoula, le soir vint, et, un peu avant dix heures, Sam rapporta à son maître que M. Jingle et Job étaient sortis ensemble, que leurs bagages étaient empaquetés, et qu'ils avaient commandé une chaise. Le complot était évidemment en voie d'exécution, comme M. Trotter l'avait prédit.
Dix heures et demie arrivèrent. C'était l'instant où M. Pickwick devait partir pour sa délicate entreprise. Afin de ne pas être embarrassé pour escalader le mur, il refusa le pardessus que lui offrait Sam, et sortit, suivi de ce fidèle serviteur.
La lune était sur l'horizon, mais cachée derrière des nuages, la nuit était belle et sèche, mais singulièrement sombre; les sentiers, les haies, les champs, les maisons et les arbres étaient enveloppés d'une ombre épaisse; l'atmosphère était lourde et brûlante; des éclairs de chaleur illuminaient de temps en temps les nuages, et c'était la seule chose qui animât un peu la triste obscurité dont la terre était couverte; aucun son ne se faisait entendre, excepté l'aboiement éloigné de quelque chien inquiet.
Nos aventuriers trouvèrent la maison, reconnurent l'inscription de cuivre, firent le tour du mur, et s'arrêtèrent vers le fond du jardin.
«Sam, dit M. Pickwick, vous retournerez à l'auberge quand vous m'aurez aidé à monter par-dessus le mur.
—Très-bien, monsieur.
—Et vous m'attendrez.
—Certainement, monsieur.
—Prenez ma jambe, et quand je dirai: haut! élevez-moi doucement.
—Me voilà prêt, monsieur....»
Ayant arrangé ces préliminaires, M. Pickwick empoigna le sommet du mur, et donna la mot haut! qui fut obéi très-littéralement; car, soit que son corps participât en quelque degré de l'élasticité de son esprit, soit que les idées de Sam sur une douce élévation ne fussent pas exactement les mêmes que celles de son maître, l'effet immédiat de son assistance fut de le jeter par-dessus le mur. Après avoir écrasé trois framboisiers et un rosier, cet immortel gentleman descendit enfin de toute sa longueur sur la terre.
«Vous ne vous êtes pas blessé, monsieur? demanda Sam, aussitôt qu'il fut revenu de la surprise que lui avait causée la mystérieuse disparition du philosophe.
—Non, certainement, je ne me suis pas blessé, répondit celui-ci, de l'autre côté du mur. Je croirais plutôt que c'est vous qui m'avez blessé, Sam.
—J'espère que non, monsieur!
—Ne vous tourmentez point, reprit notre sage en se relevant; ce n'est rien... quelques égratignures.... Allez vous-en, car nous serions entendus.
—Bonne chance, monsieur.
—Bonsoir.»
Sam s'éloigna donc doucement, laissant M. Pickwick seul dans le jardin.
Des lumières se montraient de temps en temps aux différentes fenêtres du bâtiment, ou passaient dans les escaliers, comme pour indiquer que les pensionnaires se retiraient dans leurs chambres. N'ayant nulle envie d'approcher de la porte avant l'heure fixée, M. Pickwick se blottit dans un angle du mur pour attendre qu'elle arrivât.
Il était alors dans une position qui aurait abattu l'audace de bien des héros, et cependant il ne ressentit ni inquiétude ni découragement: il savait que son dessein était honorable, et il se confiait, sans nulle hésitation, aux nobles sentiments de Job Trotter. La situation était triste certainement, pour ne pas dire accablante; mais un esprit contemplatif peut toujours se distraire par la méditation. A force de méditer, M. Pickwick était tombé dans une sorte d'assoupissement, lorsqu'il en fut tiré par l'horloge de l'église voisine, qui sonnaient onze heures et demie.
«Voici le moment,» pensa-t-il, en se mettant avec précaution sur ses pieds. Il examina la maison: les lumières avaient disparu, les volets étaient fermés; tout le monde était au lit, sans aucun doute. Il s'avança à pas de loup vers la porte, et frappa doucement. Deux ou trois minutes s'étaient passées sans réponse, il frappa un autre coup plus fort, puis un autre plus fort encore.
A la fin, un bruit de pas se fit entendre dans l'escalier; la lumière d'une chandelle brilla à travers le trou de la serrure; des barres, des verrous furent tirés, et la porte s'ouvrit lentement.
La porte s'ouvrit lentement, et à mesure qu'elle s'ouvrait de plus en plus, M. Pickwick se retirait de plus en plus derrière elle. Il allongea la tête avec précaution pour reconnaître la personne qui s'avançait; mais quel fut son étonnement lorsqu'il aperçut, au lieu de Job Trotter, une servante inconnue, qui tenait une chandelle dans sa main. M. Pickwick retira sa tête avec la vivacité déployée par Polichinelle, cet admirable comédien, quand il craint d'être découvert par le commissaire.
«Sarah, dit la servante en s'adressant à quelqu'un dans la maison, c'est apparemment le chat. Minet! minet! petit! petit! petit!»
Aucun animal n'ayant été attiré par ces incantations, la servante referma lentement la porte, et la reverrouilla, laissant M. Pickwick aplati contre le mur.
«Ceci est fort étrange, pensa-t-il avec tristesse. Elles veillent, à ce que je suppose, plus tard qu'à l'ordinaire. Il est bien malheureux qu'elles aient choisi précisément cette nuit-ci, extrêmement malheureux!» Tout en faisant ces réflexions, M. Pickwick se retirait avec précaution dans l'angle du mur, où il avait été originairement caché, résolu d'attendre là assez longtemps pour pouvoir répéter, sans danger, son signal.
Il y était à peine depuis cinq minutes, lorsque la lueur éblouissante d'un éclair fut immédiatement suivie d'un violent coup de tonnerre, qui fit retentir les cieux d'un épouvantable roulement puis vint un autre éclair plus éblouissant que le premier; puis un autre coup de tonnerre, plus épouvantable que le précédent; puis enfin arriva la pluie, plus terrible encore que les uns et les autres.
M. Pickwick savait parfaitement qu'un arbre est un très-dangereux voisin pendant un orage: or, il avait un arbre à sa droite, un autre à sa gauche, un troisième devant lui, un quatrième derrière. S'il restait où il était, il risquait d'être foudroyé; s'il se montrait au milieu du jardin, il pouvait être saisi et livré aux constables. Une ou deux fois il essaya d'escalader le mur; mais, n'ayant alors aucun aide, le seul résultat de ses efforts fut de mettre toute sa personne dans un état de transpiration abondante, et d'opérer sur ses genoux et sur les os de ses jambes une infinité d'égratignures.
«Quelle épouvantable situation!» se dit-il à lui-même, en s'arrêtant après cet exercice pour essuyer son front et pour frotter ses genoux. En même temps, il regardait vers la maison, et n'y voyant plus de lumière, il se flatta que tout le monde serait couché; il résolut donc de répéter son signal.
Il marche sur la pointe du pied, dans le sable humide; il frappe à la porte; il retient son haleine; il écoute à travers le trou de la serrure. Pas de réponse. C'est singulier. Un autre coup. Il écoute de nouveau; un chuchotement se fait entendre dans l'intérieur, et une voix crie ensuite:
«Qui va là?
—Ce n'est pas Job, pensa M. Pickwick en s'aplatissant contre le mur. C'est une voix de femme.»
A peine était-il arrivé à cette conclusion, qu'une fenêtre du premier étage s'ouvrit, et trois ou quatre voix de femmes répétèrent la question: «Qui est là?»
M. Pickwick n'osa pas bouger. Il était clair que toute la maison était réveillée. Il résolut de rester où il était jusqu'à ce que l'alarme fût apaisée, et ensuite de faire un effort surnaturel, d'escalader le mur, ou de périr dans cette noble entreprise.
Comme toutes les résolutions de M. Pickwick, celle-ci était la meilleure qu'il pût prendre dans les circonstances données; mais malheureusement elle était fondée sur l'hypothèse que les habitants de la maison n'oseraient point rouvrir la porte. Quel fut donc son désappointement lorsqu'il entendit tirer barres et verrous, et lorsqu'il vit la porte s'entre-bâiller lentement, mais de plus en plus. Il fit retraite, pas à pas, jusqu'auprès des gonds; mais ce fut en vain qu'il s'effaça contre le mur: l'interposition de sa personne empêchait la porte de s'ouvrir tout à fait.
«Qui est là?» s'écria, de l'escalier, un chœur nombreux de voix de soprano. C'étaient la vieille demoiselle, maîtresse de l'établissement, trois sous-maîtresses, cinq domestiques femelles, et trente pensionnaires, toutes à demi-vêtues, toutes ombragées d'une forêt de papillotes.
Comme on s'en doute bien, M. Pickwick ne répondit point qui était là, et alors le refrain du chœur fut changé en celui-ci: «Mon Dieu! mon Dieu! comme j'ai peur!
—Cuisinière, dit la vieille demoiselle, qui avait pris soin de rester au haut de l'escalier, la dernière du groupe; cuisinière, pourquoi n'avancez-vous pas dans le jardin?
—Si vous plaît, ma'ame, je n'en avons pas envie.
—Mon Dieu! mon Dieu! que cette cuisinière est stupide! s'écrièrent les trente pensionnaires.
—Cuisinière! reprit la vieille demoiselle avec grande dignité, ne me raisonnez pas, s'il vous plaît. Je vous ordonne de regarder dans le jardin, sur-le-champ.»
Ici la cuisinière commença à pleurer: la servante dit que c'était une honte de la traiter ainsi, et pour cet acte de rébellion elle reçut son congé sur la place.
«Cuisinière! entendez-vous? cria la vieille demoiselle en frappant du pied avec colère.
—Cuisinière! entendez-vous votre maîtresse? crièrent les trois sous-maîtresses.
—Cette cuisinière est-elle impudente!» crièrent les trente pensionnaires.
L'infortunée cuisinière, ainsi poussée en avant, fit un pas ou deux en ayant soin de tenir sa chandelle de manière qu'il lui fût impossible de rien apercevoir. Elle déclara donc qu'elle ne voyait rien dans le jardin, et que ce devait être le vent.
La porte allait se refermer, en conséquence, lorsqu'une pensionnaire curieuse s'étant hasardée à regarder entre les gonds, jeta un cri effroyable qui fit rentrer en un clin d'œil la cuisinière, la servante et les plus aventureuses.
«Qu'est-ce qui est donc arrivé à miss Smithers? demanda la vieille demoiselle, tandis que ladite miss Smithers tombait dans une attaque de nerfs de la puissance de quatre jeunes ladies.
—Mon Dieu! mon Dieu! chère miss Smithers! dirent les vingt-neuf autres pensionnaires.
—Oh! l'homme! l'homme derrière la porte!» cria miss Smithers d'une voix entrecoupée.
Aussitôt que la vieille demoiselle eut entendu ces mots effrayants, elle battit en retraite jusque dans sa chambre à coucher, ferma la porta à double tour, et se trouva mal tout à son aise. Cependant les pensionnaires, les sous-maîtresses, les servantes se précipitaient sur l'escalier, les unes par-dessus les autres; et jamais on n'avait vu tant de bousculades, tant d'évanouissements, tant de cris. Au milieu du tumulte, M. Pickwick sortit de sa cachette et se présenta devant ces colombes effarouchées.
«Ladies! chères ladies! leur dit-il.
—Oh! Il nous appelle chères, cria la plus laide et la plus vieille des sous-maîtresses. Dieux! le misérable!
—Ladies! vociféra M. Pickwick, devenu désespéré par le danger de sa situation. Écoutez-moi! je ne suis point un voleur! Tout ce que je veux, c'est la maîtresse de la maison!
—Oh! quel monstre féroce! s'écria une autre sous-maîtresse. Il en veut à miss Tomkins!»
Ici les gémissements devinrent universels.
—Sonnez la cloche d'alarme! dirent une douzaine de voix.
—Non! non! cria M. Pickwick, regardez-moi! ai-je l'air d'un voleur? Mes chères dames, vous pouvez m'attacher, m'enfermer, pieds et poings liés, dans un cabinet, si cela vous fait plaisir. Seulement écoutez ce que j'ai à dire! seulement écoutez-moi!
—Comment êtes-vous entré dans notre jardin? balbutia la servante.
—Appelez la maîtresse de la maison, et je lui dirai tout, tout! continua M. Pickwick de toutes les forces de ses poumons. Appelez-la donc; seulement soyez calmes, et appelez-la: vous entendrez tout!»
Était-ce grâce à la figure de M. Pickwick, ou à son éloquence, ou à la tentation irrésistible pour des esprits féminins d'entendre quelque chose de mystérieux? nous l'ignorons; mais les femelles les plus raisonnables de l'établissement, au nombre d'environ quatre ou cinq, parvinrent enfin à recouvrer une tranquillité comparative. Elles proposèrent à M. Pickwick de se soumettre immédiatement à une contrainte personnelle, afin de prouver sa sincérité: il y consentit, et, pour obtenir de conférer avec miss Tomkins, il entra spontanément dans le cabinet où les externes pendaient leurs bonnets et leurs sacs durant les classes. Lorsqu'il y fut soigneusement renfermé, les brebis effrayées commencèrent peu à peu à reprendre courage. Miss Tomkins fut tirée de son évanouissement et de sa chambre; ses acolytes l'apportèrent au rez-de-chaussée, et la conférence commença.
«Eh bien! l'homme, dit miss Tomkins d'une voix faible, que faisiez-vous dans mon jardin?
—Je venais pour vous avertir qu'une de vos jeunes demoiselles doit s'échapper cette nuit, répondit M. Pickwick de l'intérieur du cabinet.
—S'échapper! s'écrièrent miss Tomkins, les trois sous-maîtresses et les trente pensionnaires. Et avec qui?
—Avec votre ami, M. Charles Fitz-Marshall.
—Mon ami! je ne connais personne de ce nom.
—Eh bien! M. Jingle alors.
—Je n'ai jamais entendu ce nom de ma vie.
—Alors j'ai été trompé! abusé! dit M. Pickwick; j'ai été la victime d'un complot, d'un lâche et vil complot! Envoyez à l'hôtel de l'Ange, ma chère madame, si vous ne me croyez pas. Je vous en supplie, madame, envoyez à l'hôtel de l'Ange, et faites demander le domestique de M. Pickwick.
—Il paraît que c'est un homme respectable, puisqu'il garde un domestique! dit miss Tomkins à la maîtresse d'écriture et de calcul.
—J'imagine plutôt, répondit celle-ci, que c'est son domestique qui le garde. Je pense qu'il est fou, miss Tomkins, et que l'autre est son gardien.
—Je crois que vous avez raison, miss Gwynn, répondit la vieille demoiselle. Il faut que deux des servantes aillent à l'hôtel de l'Ange, et que les autres restent ici pour nous protéger.»
Deux des servantes furent en conséquence dépêchées à l'hôtel de l'Ange, en quête de M. Samuel Weller, tandis que les trois autres restèrent pour protéger miss Tomkins, les trois sous-maîtresses et les trente pensionnaires. M. Pickwick s'assit par terre, dans le cabinet, et attendit le retour des deux messagers avec toute la philosophie, tout le courage qu'il put appeler à son aide.
Une heure et demie s'écoulèrent dans cette pénible situation, et lorsque les deux servantes revinrent enfin, M. Pickwick reconnut, outre la voix de Samuel Weller, deux autres voix dont l'accent paraissait familier à son oreille, mais dont il n'aurait pas pu deviner les propriétaires, quand il se serait agi de sa vie.
Une courte conférence s'ensuivit; la porte fut ouverte; M. Pickwick sortit du cabinet et se trouva en présence de toute la pension, de Sam Weller, du vieux M. Wardle et de son futur gendre.
«Mon cher ami! dit M. Pickwick en se précipitant vers M. Wardle et en saisissant ses mains; mon cher ami! au nom du ciel! expliquez à ces dames la malheureuse, l'horrible situation dans laquelle je me trouve placé. Vous devez l'avoir apprise de mon domestique. Dites-leur à tout hasard, mon cher camarade, que je ne suis ni un brigand, ni un fou.
—Je l'ai dit, mon cher ami, je l'ai dit, répliqua M. Wardle en secouant la main droite du philosophe, tandis que M. Trundle secouait sa main gauche.
—Et ceux qui disent, ou bien qui ont dit qu'il l'était, s'écria Sam en s'avançant au milieu de la société, ils disent quelque chose qui n'est pas vrai, mais au contraire qu'est tout à fait l'opposite. Et s'il y a ici des hommes, n'importe combien, qui disent ça, je leur y donnerai une preuve convaincante du contraire, dans cette même chambre ici, si ces très-respectables ladies veulent avoir la bonté de se retirer et de faire monter leurs hommes, un à un.» Ayant exprimé ce défi chevaleresque avec une grande volubilité, Sam Weller frappa énergiquement la paume de sa main avec son poing fermé, et regarda miss Tomkins d'un air gracieux et en clignant de l'œil. Mais la galanterie de Sam ne produisit aucun effet sur cette vertueuse personne, qui avait entendu avec une horreur indicible la supposition, implicitement exprimée, qu'il pouvait se trouver des hommes dans l'enceinte d'une pension de demoiselles.
L'apologie de M. Pickwick fut bientôt terminée, mais on ne put tirer de lui aucune parole, ni pendant son retour à l'hôtel, ni lorsqu'il fut assis, avec ses amis, entre un bon feu et le souper dont il avait tant besoin. Il semblait étourdi, stupéfié. Une fois, une fois seulement, il se tourna vers M. Wardle et lui demanda:
«Comment êtes-vous venu ici?
—J'avais arrangé, pour le premier du mois, une partie de chasse avec Trundle. Nous sommes arrivés cette nuit, et avons été fort étonnés d'apprendre que vous étiez dans ce pays. Mais je suis charmé de vous y voir, continua l'enjoué vieillard en frappant M. Pickwick sur le dos; je suis charmé de vous y voir; nous aurons une partie de chasse au premier jour, et nous donnerons à Winkle une autre chance. N'est-ce pas, vieux camarade?»
M. Pickwick ne répondit point. Il ne demanda pas même des nouvelles de ses amis de Dingley-Dell; et peu après il se retira pour la nuit, après avoir ordonné à Sam de venir prendre sa chandelle lorsqu'il sonnerait.
Au bout d'un certain temps, la sonnette retentit, et Sam Weller se présenta devant son maître.
«Sam! dit M. Pickwick en écartant un peu ses draps, pour le regarder.
—Monsieur?» répondit Sam.
M. Pickwick fit une pause, et Sam moucha la chandelle.
«Sam! répéta M. Pickwick avec un effort désespéré.
—Monsieur? répondit Sam de nouveau.
—Où est ce Trotter?
—Job, monsieur?
—Oui.
—Parti, monsieur.
—Avec son maître, je suppose.
—Son maître ou son ami, ou son je ne sais quoi. Ils sont filés ensemble. Ça fait un joli couple, monsieur.
—Jingle aura soupçonné mon projet, et vous aura détaché ce fripon-là, avec son histoire, reprit M. Pickwick, que ces paroles semblaient étouffer.
—Juste la chose, monsieur.
—Nécessairement c'était une invention.
—D'un bout à l'autre, monsieur. On nous a mis dedans. C'est adroit, tout de même!
—Je ne pense pas qu'ils nous échappent aussi aisément la première fois, Sam?
—Je ne le pense pas, monsieur.
—En quelque lieu, en quelque endroit que je rencontre ce Jingle, s'écria M. Pickwick en se levant sur son lit et en déchargeant sur son oreiller un coup terrible, je ne me contenterai point de le démasquer, comme il le mérite si richement, mais je lui infligerai un châtiment personnel. Oui, je le ferai, ou mon nom n'est pas Pickwick.
—Et quand j'attraperai une patte de ce pleurnichard-là, avec
sa
tignasse noire, si je ne lui tire pas de l'eau réelle de ses
quinquets,
mon nom n'est pas Weller!—Bonne nuit, monsieur.»
CHAPITRE XVII.
Montrant qu'une attaque de rhumatisme peut quelquefois servir de stimulant à un génie inventif.
Quoique la constitution de M. Pickwick fût capable de soutenir une somme très-considérable de travaux et de fatigues, elle n'était cependant point à l'épreuve d'une combinaison de semblables assauts. Il est aussi dangereux que peu ordinaire d'être lavé à l'air de la nuit, et d'être séché ensuite dans un cabinet fermé: M. Pickwick apprit cet aphorisme à ses dépens, et fut confiné dans son lit par une attaque de rhumatisme.
Mais si les forces corporelles de ce grand homme étaient
anéanties, il
n'en conservait pas moins toute la vigueur, toute
l'élasticité de son
esprit, toutes les grâces de sa bonne humeur. La vexation
même, causée
par sa dernière aventure, s'était entièrement
évanouie, et il se
joignait sans colère et sans embarras au rire joyeux de M.
Wardle,
chaque fois qu'on faisait une allusion à ce sujet. Pendant deux
jours
notre philosophe fut retenu dans son lit et reçut de son
domestique les
soins les plus empressés. Le premier jour, Sam s'efforça
de l'amuser en
lui racontant une foule d'anecdotes; le second jour, M. Pickwick
demanda
son écritoire et fut profondément occupé
jusqu'à la nuit. Le troisième
jour, se trouvant assez bien pour rester assis dans sa chambre, il
dépêcha son valet à M. Wardle et à M.
Trundle, pour les engager à venir
le soir prendre un verre de vin chez lui. L'invitation fut avidement
acceptée, et lorsque la société se trouva
réunie, en conséquence, autour
d'une table chargée de verres, M. Pickwick, avec une modeste
rougeur,
produisit la petite nouvelle suivante, comme ayant été éditée
par
lui-même, durant sa récente indisposition, d'après
le récit non
sophistiqué de Sam Weller.
LE CLERC DE PAROISSE,
Histoire d'un véritable amour.
Il y avait une fois, dans une toute petite ville de province, à une distance considérable de Londres, un petit homme nommé Nathaniel Pipkin. Il était clerc de la paroisse, et habitait une petite maison, dans la petite Grande-Rue, à dix minutes de chemin de la petite église. Tous les jours, depuis neuf heures jusqu'à quatre, on le trouvait en train d'enseigner à des petits enfants une petite dose d'instruction. Nathaniel Pipkin était un être doux, bienveillant, inoffensif, avec un nez retroussé, des jambes tant soit peu cagneuses, des yeux un peu louches et une allure boiteuse. Il partageait son temps entre l'église et son école, et il croyait fermement qu'il n'y avait pas dans le monde un homme aussi savant que le curé, un appartement aussi imposant que la sacristie, une institution aussi bien tenue que la sienne. Une fois, et une fois seulement dans sa vie, Nathaniel Pipkin avait vu un évêque, un évêque véritable, avec ses bras dans des manches de linon et sa tête dans une perruque. Il l'avait vu marcher, il l'avait entendu parler, lors de la confirmation; et dans cette majestueuse cérémonie, quand l'évêque avait posé les mains sur la tête de Nathaniel Pipkin, celui-ci avait été tellement saisi d'une crainte respectueuse, qu'il avait entièrement perdu connaissance et avait été emporté, hors de l'église, dans les bras du bedeau.
C'était là une ère importante, un événement terrible dans la vie de notre héros, et c'était le seul qui eût jamais troublé le cours régulier de sa paisible existence, lorsqu'une après-midi, comme il était occupé à poser sur une ardoise un effroyable problème d'addition composée qu'il voulait faire résoudre par un coupable gamin, il s'avisa de lever les yeux, dans un accès d'abstraction mentale, et aperçut à une fenêtre, de l'autre côté de la rue, le visage riant de Maria Lobbs. Maria Lobbs était la fille unique du vieux Lobbs, le grand sellier de la Grande-Rue. Bien des fois déjà, soit à l'église, soit ailleurs, les yeux de M. Pipkin s'étaient arrêtés sur la jolie figure de Maria Lobbs; mais les noires prunelles de Maria Lobbs n'avaient jamais été si brillantes, les joues de Maria Lobbs n'avaient jamais été si fleuries que dans cette occasion particulière. Il était donc naturel que le maître d'école n'eût pas la force de détacher ses regards du visage de miss Lobbs; il était naturel que miss Lobbs, en s'apercevant qu'elle était contemplée par un jeune homme, retirât sa tête, fermât la croisée et abaissât le store; il était naturel enfin que Nathaniel Pipkin, immédiatement après cela, tombât sur le coupable moutard et le gifflât de tout son cœur. Tout cela était parfaitement naturel et n'avait absolument rien d'étonnant.
Mais ce qu'il y a d'étonnant, c'est qu'un homme d'un caractère timide et discret, comme Nathaniel Pipkin, un homme dont le revenu était si imperceptible, ait osé aspirer, depuis ce jour, à la main et au cœur de la fille unique de l'orgueilleux Lobbs, du grand sellier qui aurait pu acheter tout le village d'un trait de plume, sans se gêner en aucune façon; du vieux Lobbs, qui était connu pour avoir des trésors déposés à la banque de la province et qui, suivant la voix publique, avait en outre des monceaux d'argent dans un petit coffre-fort de fer, placé sur le manteau de la cheminée, dans l'arrière-parloir; de Lobbs, qui, au vu et au su de tout le village, garnissait sa table, les jours de fête, avec une théière, un pot à crème et un sucrier de véritable argent, lesquels, comme il avait coutume de s'en vanter dans l'orgueil de son cœur, devaient un jour devenir la propriété de l'homme assez heureux pour plaire à sa fille. Je le répète, on ne saurait suffisamment s'étonner, s'émerveiller, que Nathaniel Pipkin jetât ses regards dans cette direction; mais l'amour est aveugle et Nathaniel était louche: ces deux circonstances réunies l'empêchèrent apparemment de voir les choses sous leur véritable point de vue.
Or, si le vieux Lobbs avait pu soupçonner, le moins du monde, l'état des affections de Nathaniel Pipkin, il aurait fait raser l'école jusque dans ses fondements, ou il aurait exterminé le maître de la surface de la terre, ou il aurait commis quelque autre atrocité encore plus hyperbolique; car c'était un terrible vieillard que ce Lobbs, quand son orgueil était blessé, quand sa colère était excitée; il jurait alors!!!—Quelquefois, quand il maudissait la paresse de son apprenti aux jambes grêles, on entendait rouler jusque dans la rue un tonnerre retentissant de jurons, qui faisaient trembler d'horreur Nathaniel Pipkin dans ses souliers, tandis que les cheveux de ses disciples épouvantés se dressaient sur leur tête.
Cependant, chaque soirée, quand les devoirs étaient terminés, quand les élèves étaient partis, Nathaniel Pipkin s'asseyait auprès de sa fenêtre, et faisant semblant de lire, il lançait de côté des regards qui cherchaient à rencontrer les yeux brillants de Maria Lobbs. O bonheur! quelques jours à peine s'étaient écoulés, lorsque ces yeux brillants apparurent à une fenêtre du deuxième étage, occupés aussi, en apparence, à lire attentivement. Quelle délicieuse pâture pour le cœur de Nathaniel Pipkin! Quel plaisir de rester là, ensemble, pendant des heures, et de considérer ce joli visage tandis que ces yeux charmants étaient baissés. Mais lorsque Maria Lobbs commença à lever les yeux de son livre, et à darder leurs rayons dans la direction de Nathaniel Pipkin, ses transports et son admiration ne connurent plus de bornes. A la fin, un beau jour, sachant que le vieux Lobbs était dehors, le maître d'école eut la témérité d'envoyer un baiser à Maria Lobbs, et Maria Lobbs, au lieu de fermer la fenêtre et de baisser le rideau, sourit et lui renvoya son baiser. Sur cela, et quoiqu'il en pût arriver, Nathaniel Pipkin prit la résolution de développer à Maria Lobbs, sans plus de délai, l'état de ses sentiments.
Un plus joli pied, un cœur plus gai, un visage plus riant, une taille plus gracieuse, ne passèrent jamais sur la terre aussi légèrement que le pied mignon, que le cœur d'or, que le visage heureux, que la taille séduisante de Maria Lobbs, la fille du vieux sellier. Il y avait dans ses yeux brillants une étincelle de friponnerie qui aurait enflammé un cœur bien moins susceptible que celui du maître d'école. Il y avait tant de gaieté dans le son contagieux de ses éclats de rire, que le plus farouche misanthrope n'aurait pu s'empêcher de sourire en les entendant. Le vieux Lobbs lui-même, au plus haut degré de sa férocité, ne savait pas résister aux câlineries de sa jolie fille. Lorsqu'elle se mettait après lui (ce qui pour dire la vérité arrivait assez souvent), et lorsqu'elle était secondée par sa cousine Kate, petite personne à l'air agaçant, effronté, scélérat, le pauvre bonhomme était incapable d'articuler un refus, même si elles lui avaient demandé une partie des trésors inouïs entassés dans son coffre-fort.
Par une belle soirée d'été, le cœur de Nathaniel Pipkin battit violemment dans sa poitrine d'homme, lorsqu'il vit ce couple séduisant arriver dans le champ même où tant de fois il s'était promené, à la brune, en ruminant sur les beautés de Maria Lobbs. Il avait souvent pensé, alors, à l'air dégagé avec lequel il s'approcherait d'elle pour lui peindre sa passion, s'il pouvait seulement la rencontrer. Mais maintenant qu'elle se présentait inopinément devant lui, il sentait que tout son sang refluait vers son visage, au détriment manifeste de ses jambes, qui, privées de leur portion habituelle de ce fluide, tremblaient et s'entre-choquaient violemment. Quand les deux jeunes filles s'arrêtaient pour cueillir une fleur dans la haie, ou pour écouter un oiseau, le maître d'école s'arrêtait aussi, en prenant un air profondément rêveur; et il n'en avait pas l'air seulement, car il songeait avec égarement à ce qu'il allait devenir, quand les cousines reviendraient sur leurs pas, et le rencontreraient face à face, comme cela devait inévitablement arriver au bout d'un certain temps. Toutefois, quoiqu'il n'osât pas les rejoindre, il eût été désolé de les perdre de vue. Aussi, quand elles couraient, il courait; quand elles marchaient, il marchait; quand elles s'arrêtaient, il s'arrêtait; et il aurait pu continuer ce manège jusqu'à ce que la nuit les eût surpris, si la maligne Kate n'avait regardé derrière elle, et n'avait fait à Nathaniel un signe encourageant, pour le déterminer à s'approcher. Il y avait quelque chose d'irrésistible dans les manières de Kate, aussi Nathaniel obéit-il à son invitation. Puis, avec beaucoup de confusion de sa part, et tandis que la méchante petite cousine riait de tout son cœur, Nathaniel Pipkin se mit à genoux sur l'herbe humide, et déclara sa ferme résolution de rester là pour toujours, à moins qu'il ne lui fût permis de se relever comme l'amoureux accepté de Maria Lobbs. A cette déclaration, le rire joyeux de Maria Lobbs retentit à travers la calme atmosphère du soir, sans la troubler néanmoins, tant c'était un son harmonieux. La maligne petite cousine éclata de rire encore plus immodérément, et Nathaniel Pipkin rougit plus que jamais. A la fin, Maria Lobbs, violemment pressée par le petit homme rongé d'amour, détourna la tête, et murmura à sa cousine de dire, ou du moins sa cousine dit pour elle: qu'elle se sentait très-honorée de la demande de M. Pipkin; que sa main et son cœur étaient à la disposition de son père; mais que personne ne pouvait être insensible au mérite de monsieur Pipkin. Comme tout cela fut fait avec beaucoup de gravité, et comme Nathaniel Pipkin reconduisit Maria Lobbs et s'efforça de lui dérober un baiser, en partant, il se mit au lit le plus heureux des petits hommes, et rêva toute la nuit qu'il amollissait le vieux Lobbs, recevait la clef du coffre-fort, et épousait Maria.
Le lendemain, Nathaniel vit le sellier partir sur son vieux bidet gris; il vit, à la croisée, la maligne petite cousine qui lui faisait un grand nombre de signes, auxquels il ne pouvait rien comprendre; et enfin il vit venir vers lui l'apprenti aux jambes grêles. Celui-ci dit à Nathaniel que son maître ne reviendrait pas avant le lendemain, et que ces dames attendaient M. Pipkin, pour prendre le thé, à six heures précises. Comment les leçons furent récitées ce jour-là, ni Nathaniel Pipkin, ni ses élèves ne le savent mieux que vous: mais elles furent récitées bien ou mal, et lorsque les enfants furent partis, Nathaniel Pipkin s'occupa, jusqu'à six heures sonnées, de sa toilette, avant d'être habillé à son goût. Ce n'est pas qu'il lui fallut beaucoup de temps pour choisir les vêtements qu'il devait porter, attendu qu'il n'y avait aucun choix à faire dans sa garde-robe, mais c'était une tâche pleine de difficultés et d'importance que de les nettoyer et de les mettre de la manière la plus avantageuse.
Nathaniel trouva chez le sellier une petite société choisie, composée de Maria Lobbs, de sa cousine Kate et de trois ou quatre jeunes filles folâtres, réjouies, rosées. Il eut alors une preuve positive que les rumeurs relatives aux trésors du vieux Lobbs n'étaient pas exagérées; il vit, de ses yeux, la théière en véritable argent massif, et les petites cuillers en argent pour remuer le thé, et les tasses en véritable porcelaine, pour le boire, et les plats de même matière, qui contenaient les gâteaux et les rôties. Le seul revers de la médaille, c'était un frère de Kate, un cousin de Maria Lobbs, qu'elle appelait Henry, et qui semblait garder sa cousine pour lui tout seul, à un bout de la table. Il est délicieux de voir les membres d'une même famille avoir de l'affection l'un pour l'autre, mais cette affection peut être poussée trop loin, et Nathaniel Pipkin ne put s'empêcher de penser que Maria Lobbs devait aimer bien particulièrement tous ses parents, si elle avait pour chacun d'eux autant d'attentions que pour le cousin dont il s'agit. Ce n'est pas tout: après le thé, lorsque la maligne petite cousine eut proposé de jouer au colin-maillard, il arriva, d'une manière ou d'une autre, que Nathaniel Pipkin avait presque toujours les yeux bandés; et chaque fois qu'il mettait la main sur le cousin, il ne manquait pas de trouver Maria Lobbs auprès de lui. La petite cousine et les autres jeunes filles étaient sans cesse occupées à le pousser, à lui tirer les cheveux, à lui jeter des chaises dans les jambes, à lui faire toutes les misères imaginables; mais Maria Lobbs ne semblait jamais l'approcher, et une fois Nathaniel Pipkin aurait pu jurer qu'il avait entendu le bruit d'un baiser suivi d'une faible remontrance de Maria Lobbs, et des rires à demi étouffés de ses bonnes amies. Tout cela était singulier, et on ne saurait dire ce que le petit homme aurait pu faire ou ne pas faire, en conséquence, si ses pensées n'avaient pas été forcées soudainement de prendre un autre cours.
La circonstance qui força ses pensées à prendre un autre cours, c'est qu'il entendit frapper violemment à la porte de la rue, et la personne qui frappait à la porte de la rue n'était autre que le vieux Lobbs lui-même. Il était revenu inopinément, et il tapait, il tapait, comme un fabricant de cercueils, car il n'avait pas encore soupé. Aussitôt que cette nouvelle alarmante eut été communiquée par l'apprenti, les jeunes filles grimpèrent les escaliers, quatre à quatre pour se réfugier dans la chambre à coucher de Maria Lobbs, et, faute d'une meilleure cachette, le cousin et Nathaniel furent fourrés dans deux cabinets du parloir. Enfin quand la maligne petite cousine et Maria Lobbs les eurent enfermés et eurent remis la chambre en ordre, elles ouvrirent la porte de la rue au vieux Lobbs, qui n'avait pas cessé de frapper un seul instant.
Il arriva malheureusement que le vieux Lobbs avait faim, et qu'il était d'une monstrueuse mauvaise humeur. Nathaniel Pipkin l'entendait grommeler comme un vieux dogue enroué, et chaque fois que le malheureux apprenti aux jambes grêles entrait dans la chambre, le vieux Lobbs se mettait à jurer après lui comme un atroce païen, sans autre but apparent que de soulager sa poitrine par la décharge de quelques jurons surabondants. A la fin, le souper qu'on avait fait chauffer fut placé sur la table; le vieux Lobbs tomba dessus comme la misère sur le pauvre monde, et ayant fait les plats nets en un rien de temps, il baisa sa fille et demanda sa pipe.
La nature avait placé les genoux de Nathaniel Pipkin fort près l'un de l'autre, mais ils s'entre-choquèrent à se briser lorsqu'il entendit le vieux Lobbs demander sa pipe. En effet, depuis cinq ans au moins, Nathaniel avait vu le vieux sellier fumer régulièrement, tous les soirs, dans la même pipe à fourneau d'argent, et cette pipe était suspendue précisément dans le cabinet où l'infortuné maître d'école était renfermé. Les deux jeunes filles descendirent pour chercher la pipe, montèrent pour chercher la pipe, et en un mot cherchèrent la pipe partout, excepté où elles savaient fort bien qu'elle se trouvait. Pendant ce temps, le vieux Lobbs tempêtait de la manière la plus épouvantable. Tout d'un coup il pensa au cabinet et se leva pour y regarder. Il était complétement inutile qu'un petit homme, comme Nathaniel Pipkin, cherchât à retenir la porte en dedans, quand un grand et vigoureux gaillard, comme le sellier, la tirait en dehors. Elle s'ouvrit donc et découvrit Nathaniel Pipkin debout dans le cabinet et tremblant comme un voleur. Dieu nous bénisse! quel effroyable regard le vieux Lobbs lui jeta, en le saisissant par le collet, et en le tenant, pour le considérer, à l'extrémité de son bras.
«De par tous les diables! que faites-vous là?» s'écria le sellier d'une voix terrible.
Nathaniel Pipkin ne put faire de réponse, et le vieux Lobbs le secoua de toutes ses forces, pendant deux ou trois minutes, pour l'aider à mettre de l'ordre dans ses idées.
«Que faites-vous ici? Vous êtes venu pour ma fille, apparemment?»
Le vieux Lobbs ne disait cela qu'en manière de sarcasme, car il ne croyait pas que la présomption d'un mortel pût conduire Nathaniel Pipkin aussi loin. Quelle fut donc son indignation, lorsque le pauvre maître d'école répondit:
«C'est vrai, monsieur Lobbs, je suis venu pour votre fille, j'aime votre fille, monsieur Lobbs.
—Comment, misérable petit singe! balbutia le vieux Lobbs, paralysé par cette étrange confession; qu'est-ce que cela signifie? Me dire cela à ma barbe! Dieu me damne! je vais vous étrangler.»
Il n'est nullement improbable que le vieux Lobbs, dans l'excès de sa rage, eût exécuté cette menace, s'il n'en avait pas été empêché par une apparition complétement inattendue: à savoir le cousin, qui, sortant de son cabinet, lui dit en s'approchant:
«Je ne puis laisser cette innocente personne qui a été invitée ici par une plaisanterie de jeune fille, prendre sur elle, d'une manière très-noble, la faute (si faute il y a) dont je suis seul coupable, et que je suis prêt à avouer. J'aime votre fille, monsieur, et je suis venu pour la voir.»
Pendant cette déclaration imprévue, le vieux Lobbs ouvrait de grands yeux, mais pas plus grands que Nathaniel. A la fin, lorsqu'il retrouva assez de souffle pour parler:
«Ah! vous êtes venu pour voir ma fille!
—Oui, monsieur.
—Et ne vous avais-je pas défendu d'entrer ici?
—Oui, monsieur, et sans cela je ne serais pas venu en cachette.»
Je suis fâché de rapporter cela du vieux Lobbs, mais je crois qu'il aurait assommé le cousin, si sa jolie fille, dont les yeux brillants étaient noyés de larmes, ne s'était point suspendue à son bras.
«Ne le retenez pas, Maria, dit le jeune homme. S'il a envie de frapper le fils de sa sœur, laissez-le faire. Pour toutes les richesses du monde, je ne toucherais pas un de ses cheveux blancs.»
Les yeux du vieillard s'abaissèrent sous ce reproche, et rencontrèrent ceux de Maria. J'ai déjà dit plusieurs fois que c'étaient des yeux très-brillants, et quoique alors ils fussent pleins de larmes, leur influence n'en était aucunement diminuée. Le vieux Lobbs détourna la tête pour éviter d'être persuadé par les regards de sa fille, mais la fortune voulut qu'il rencontra ceux de la maligne petite cousine, qui, à moitié effrayée pour son frère, à moitié riante et moqueuse en pensant à Nathaniel Pipkin, avait une physionomie si touchante et si comique à la fois, qu'elle devait nécessairement séduire l'homme qui la regardait, jeune ou vieux. Elle passa son bras d'un air câlin dans le bras du sellier, et elle lui chuchota quelque chose à l'oreille; et il eut beau faire, le vieux Lobbs, il ne put s'empêcher de sourire, tandis qu'une larme coulait en même temps sur sa joue.
Cinq minutes après, les jeunes filles furent tirées de la chambre à coucher de Maria, avec beaucoup de ricanements et de rougeur; puis, tandis que les jeunes gens s'arrangeaient pour être parfaitement heureux, le vieux Lobbs aveignit sa pipe et la fuma: c'est une circonstance remarquable, que cette pipe de tabac fut précisément la plus douce et la plus consolante qu'il eût jamais fumée de sa vie.
Nathaniel Pipkin jugea convenable de garder son secret. Par ce moyen
il
se trouva graduellement en grande faveur auprès du riche
sellier, qui
lui apprit à fumer en mesure. Pendant un grand nombre
d'années, on put
les voir tous les deux, assis le soir dans le jardin du vieux Lobbs,
fumant et buvant en grande pompe. Nathaniel se rétablit
apparemment
bientôt de sa passion, car, dans le registre de la paroisse, nous
trouvons son nom parmi ceux des témoins du mariage de Maria
Lobbs avec
son cousin. Il paraît en outre, d'après un autre document,
que dans la
nuit des noces, il fut conduit au violon du village pour avoir, dans un
état complet d'ivresse, commis dans les rues différents
excès, dont
l'apprenti aux jambes grêles s'était rendu fauteur et
complice.