Aventures de Monsieur Pickwick, Vol. I
CHAPITRE X.
Destiné à dissiper tous les doutes qui pourraient exister sur le désintéressement de M. Jingle.
Il y a dans Londres plusieurs vieilles auberges qui servaient de quartier général aux coches les plus célèbres, dans le temps où les coches accomplissaient leurs voyages d'une manière grave et solennelle; mais ces auberges ont dégénéré peu à peu, et n'abritent plus guère que des voitures de roulage. Le lecteur chercherait en vain quelqu'une de ces anciennes hôtelleries parmi les Bouches d'or, les Croix d'or, les Taureaux d'or qui lèvent leur front superbe dans les belles rues de Londres. S'il veut en étudier les restes, il fera bien de diriger ses pas vers les quartiers les plus obscurs de la ville, et là, dans quelque coin retiré, il en trouvera un certain nombre qui restent encore debout, avec une sombre obstination, au milieu des innovations modernes.
Dans le Borough12 surtout, il reste encore une demi-douzaine de ces anciennes maisons, qui ont conservé sans changement leur singulière physionomie, et qui ont également échappé à la rage des améliorations publiques et des spéculations privées. Ce sont d'étranges bâtiments, avec des galeries, des corridors, des escaliers sans nombre, et assez antiques, assez vastes pour fournir des matériaux à mille histoires de revenants, si nous sommes jamais réduits à la lamentable nécessité d'en inventer quelques-unes, et si le monde dure assez longtemps pour épuiser les innombrables et véridiques légendes qui se rattachent au vieux pont de Londres et à ses environs.
Dans la cour du Blanc-Cerf, l'une des plus célèbres entre ces auberges gothiques, et de bonne heure dans la matinée qui suivit les événements funestes racontés dans le précédent chapitre, un homme s'occupait activement à enlever la boue d'une paire de bottes. Cet homme avait un gilet rayé, orné de manches de calicot noir et de boutons de verre bleu, une culotte de gros drap et des guêtres. Autour de son cou s'enroulait négligemment un mouchoir d'un rouge éclatant; un vieux chapeau blanc était posé sans façon sur le côté gauche de sa tête. Il y avait devant ce personnage deux rangées de bottes, les unes propres, les autres crottées, et, à chaque addition qu'il faisait aux bottes nettoyées, il s'arrêtait un instant pour contempler son ouvrage avec une satisfaction évidente.
La cour n'offrait aucun indice de ce tapage, de ce mouvement qui caractérisent les hôtels où s'arrêtent les diligences. Deux ou trois cabriolets, deux ou trois chaises de poste s'abritaient sous différents petits toits en appentis. Trois ou quatre voitures de roulage, chargées d'une montagne de marchandises aussi élevée que le second étage d'une maison ordinaire, restaient immobiles à l'ombre d'un énorme hangar suspendu sur un des côtés de la cour, tandis qu'un autre camion, qui probablement devait commencer son voyage dans la matinée, était tiré dans la partie découverte. Les bâtiments qui bordaient deux côtés du parallélogramme étaient garnis d'une double rangée de galeries, ornées d'énormes garde-fous en bois, et sur lesquelles deux files de chambres à coucher venaient s'ouvrir. Deux lignes de sonnettes, qui leur correspondaient, se dandinaient au-dessus de la porte d'entrée, recouverte par un petit toit en ardoise. Enfin, de temps en temps, le piétinement pesant d'un cheval de charge, ou le cliquetis d'une chaîne, annonçait, à ceux qui s'en inquiétaient, que les écuries étaient au bout de la cour. Si nous ajoutons à ce tableau quelques hommes en blouse, dormant sur des ballots; quelques sacs de laine et autres articles de ce genre, répandus sur des monceaux de foin, nous aurons décrit, autant qu'il est nécessaire, l'apparence que présentait, dans la matinée dont il s'agit, la cour du Blanc-Cerf, grande rue du Borough.
Le carillon d'une des sonnettes fut suivi de l'apparition d'une servante coquette, dans l'une des galeries du second étage. Elle frappa à l'une des portes, et, ayant reçu une requête de l'intérieur, elle cria par-dessus la balustrade: Sam!»
«Voilà! répliqua l'homme au chapeau blanc.
—Le n°22 demande ses bottes sur-le-champ.
—Eh bien! demandes-y s'il veut les avoir de suite, ou bien attendre qu'on les lui porte cirées.
—Allons, Sam! pas de bêtises! reprit la jeune fille d'un air engageant; le gentleman a besoin de ses bottes sur-le-champ.
—Parole d'honneur! vous êtes bonne là! repartit le décrotteur. Regardez-moi un peu ces bottes. Onze paires de bottes, et un soulier qui appartient au n° 6, avec une jambe de bois. Les bottes doivent être livrées à huit heures et demie, et le soulier à neuf. Qu'est-ce que c'est que le n° 22, pour monter sur le dos à tous les autres? Non! non! chacun son tour! comme disait Jack Ketch à des particuliers qu'il avait à pendre. Fâché de vous faire attendre, monsieur; mais je ferai vot' affaire tout à l'heure.»
Parlant ainsi, l'homme au chapeau blanc se remit à travailler sur une botte à revers, avec une vitesse accélérée.
On entendit un autre carillon, et la vieille aubergiste du Blanc-Cerf parut d'un air affairé dans la galerie opposée.
«Sam! cria l'hôtesse. Où est-il, ce paresseux, ce fainéant, ce.... Oh! vous voilà donc, Sam! Pourquoi ne répondiez-vous pas?
—Ça serait-y gentil de répondre avant que vous eussiez fini de parler? répliqua Sam un peu brusquement.
—Tenez, cirez ces souliers pour le n° 17, sur-le-champ, et portez-les à la salle à manger particulière, n° 5, au rez-de-chaussée. Ayant ainsi parlé, l'aubergiste jeta dans la cour des souliers de femme, et s'éloigna en trottinant.
—N° 5, dit Sam en ramassant les souliers et tirant un morceau de craie de sa poche, pour noter leur destination sous la semelle: Souliers de femme et salle à manger particulière, je parie bien qu'elle n'est pas venue en charrette, celle-là!
—Elle est venue de bonne heure ce matin, cria la servante, qui était encore appuyée sur la balustrade de la galerie, dans un fiacre, avec un gentleman, et c'est lui qui demande ses bottes, que vous feriez mieux de lui donner: voilà l'histoire.
—Pourquoi ne m'avez-vous pas dit ça d'abord? s'écria Sam avec une grande indignation, en choisissant les bottes en question parmi toutes celles qui étaient devant lui. Je croyais que c'était une de nos pratiques à trois pence. Salle à manger particulière! et une lady encore! S'il y a dans sa peau un peu du véritable gentleman, il me vaudra au moins un shilling par jour, sans compter les commissions.»
Stimulé par cette réflexion consolante, M. Samuel brossa avec tant de bonne volonté, qu'au bout de peu de minutes, il avait donné aux souliers et aux bottes un luisant qui aurait rempli de jalousie l'âme de l'aimable M. Warenn; car, au Blanc-Cerf, on employait le cirage de MM. Day et Martin.
Arrivé à la porte du n° 5, Sam frappa respectueusement.
«Entrez!» répondit une voix d'homme.
Sam fit son plus beau salut, et parut en présence d'une dame et d'un gentleman qui étaient en train de déjeuner. Ayant officieusement déposé les bottes de droite et de gauche aux pieds respectifs du gentleman, et les souliers de droite et de gauche à ceux de la dame, il se retira vers la porte.
«Garçon! dit le gentleman.
—Monsieur! répondit Sam en fermant la porte et tenant la main sur le bouton de la serrure.
—Connaissez-vous... comment cela s'appelle-t-il? Doctors Commons?
—Oui, monsieur.
—Où est-ce?
—Paul's church-yards, monsieur. Une arcade basse; un libraire d'un côté, un hôtel de l'autre, et deux commissionnaires qui se chargent d'obtenir des permis de mariage pour ceux qui en ont besoin.
—Des permis de mariage? répéta le gentleman.
—Oui, des permis de mariage! répéta Sam. Deux individus en tablier blanc touchent leurs chapeaux quand vous entrez: «Un permis, monsieur, un permis?» Drôles de gens, et leurs maîtres aussi! Ils ne valent pas mieux que les procureurs que consultent les plaideurs de la Cour d'assises.
—Et que font-ils? demanda le gentleman.
—Ce qu'ils font? Ils vous mettent dedans, monsieur! Et ce n'est pas tout: ils fourrent dans la tête des vieilles gens des choses comme ils n'en auraient jamais rêvé. Mon père, monsieur, était un cocher, un cocher veuf, monsieur, et assez gros pour être capable de tout; étonnamment gros, mon père. Sa chère épouse décède, et lui laisse quatre cents guinées. Bien! Il s'en va aux Commons pour voir l'homme de loi, et toucher le quibus. Fameuse tournure, mon père! Bottes à revers, bouquet à la boutonnière, chapeau à grands bords, châle vert, gentleman fini! Il passe sous l'arcade, pensant où il placerait son argent. Bon! arrive le commissionnaire. Il touche son chapeau: «Un permis, monsieur?—Quoi qu'c'est? dit mon père.—Permis de mariage, dit-il.—Dieu me damne! dit mon père, je n'y avais jamais pensé.—J'imagine qu'il vous en faut un, monsieur,» dit le commissionnaire. Mon père s'arrête et réfléchit un brin. «Non! dit-il, diable m'emporte! Je suis trop vieux. D'ailleurs, je suis beaucoup trop gros, dit-il.—Allons donc, monsieur! dit l'autre.—Vous croyez? dit mon père.—J'en suis sûr, qu'il dit. Nous avons marié un gentleman deux fois vot' corporence lundi passé.—Vrai? dit mon père.—Bien vrai! dit l'autre; vous n'êtes qu'un gringalet auprès. Par ici, monsieur, par ici.» Et ne voilà-t-il pas mon père qui marche après lui, comme un singe apprivoisé derrière un orgue, dans un petit bureau noir, oùs qu'il y avait un gaillard avec des papiers crasseux et des boîtes d'étain, qui travaillait à faire croire qu'il était bien occupé. «Asseyez-vous, monsieur, pendant que je vas faire le certificat, dit l'homme de loi.—Merci, monsieur!» dit mon père; et il s'assoit et il examine de tous ses yeux, et avec sa bouche ouverte les noms qu'il y avait sur les boîtes. «Comment vous appelez-vous, monsieur? dit l'homme de loi.—Tony Weller, dit mon père. —Votre paroisse? dit l'autre.—La Belle-Sauvage, dit mon père, car il s'arrêtait à cet hôtel-là quand il conduisait, et il ne connaissait rien aux paroisses.—Et comment s'appelle la dame?» dit l'homme de loi. Voilà mon père qui n'y est plus du tout. «Diable m'emporte si j'en sais rien! qu'il dit.—Vous n'en savez rien? dit l'autre.—Pas plus que vous, dit mon père. Pourrais-je pas ajouter le nom plus tard? dit-il.—Impossible! dit l'autre.—Très-bien, dit mon père, après avoir réfléchi un instant. Mettez Mme Clarke.—Clarke quoi? dit l'homme de loi en trempant sa plume dans l'encrier.—Suzanne Clarke, à l'enseigne du Marquis de Granby, Dorking, dit mon père. Je crois bien qu'elle me prendra, si je la demande. Je n'y en ai jamais touché un mot; mais elle me prendra, je le sais.» Comme ça, le permis fut enregistré. Et bien sûr qu'elle l'a pris; et ce qu'il y a de pire, c'est qu'elle le tient encore au jour d'aujourd'hui, et moi je n'ai pas seulement vu la couleur des quatre cents guinées. Pas de chance! Je vous demande excuse, monsieur, ajouta Sam, à la fin de son récit; mais quand je commence sur c'te doléance-là, je ne peux pas plus m'arrêter qu'une brouette neuve qui a une roue bien graissée.» Ayant tout dit, et ayant attendu un instant pour voir si l'on n'avait pas besoin de lui, il sortit de la chambre.
«Neuf heures et demie! C'est l'heure; en route! dit alors le gentleman que nous pouvons nous dispenser d'introduire comme étant M. Jingle.
—L'heure de quoi? demanda la tante demoiselle avec coquetterie.
—Du permis, ange chéri; après, il faudra avertir à l'église. Demain matin, vous serez à moi, répondit M. Jingle en serrant la main de la tante demoiselle.
—Le permis! soupira Rachel en rougissant.
—Le permis, répéta M. Jingle:
Au galop! et flonflon! je reviens près de vous!
—Comme vous allez vite! dit Rachel.
—Vite! Vous verrez comme iront les heures, jours, semaines, mois, années, quand nous serons unis. Vite! Tonnerre, éclairs, locomotive, force de mille chevaux, rien n'ira si vite!
—Ne pourrions-nous pas... ne pourrions-nous pas être mariés avant demain matin? demanda Rachel.
—Impossible! Ne se peut pas! Il faut avertir l'église, laisser le permis aujourd'hui, cérémonie demain!
—J'ai une si grande frayeur que mon frère ne nous découvre!
—Nous découvre! Folie! Trop secoué par sa culbute! D'ailleurs, extrême précaution: quitté la chaise de poste, marché, pris une voiture, venus ici, la dernière place où il nous cherchera. Eh! eh! fameuse idée!
—Ne soyez pas longtemps, dit la tante demoiselle avec affection, lorsqu'elle vit M. Jingle enfoncer son chapeau râpé sur sa tête.
—Longtemps loin de vous! beauté cruelle! Et M. Jingle s'avança d'un air enjoué vers Rachel, imprima un chaste baiser sur ses lèvres, et sortit en dansant de la chambre.
—Cher amant! dit la demoiselle, tandis qu'il fermait la porte.
—Drôle de vieille folle!» pensa Jingle en arpentant les corridors.
Il est pénible de s'appesantir sur la perfidie de notre espèce, et nous ne suivrons pas le fil des méditations de M. Jingle pendant son trajet aux Doctors' Commons. Il suffira de dire qu'il échappa aux embûches des gens en tablier blanc qui gardent la porte de cette région enchantée, et qu'il atteignit en sûreté le bureau du vicaire général. Là, il se procura une gracieuse épître de l'archevêque de Cantorbéry: «A ses amés et féaux Alfred Jingle et Rachel Wardle, salut.» Il déposa soigneusement dans sa poche le document mystique, et retourna au Borough, en triomphe.
Il était encore en chemin, lorsque deux gentlemen puissants et un gentleman maigre entrèrent dans la cour du Blanc-Cerf, et cherchèrent des yeux quelque personne à laquelle ils pussent adresser un certain nombre de questions. M. Samuel Weller, décrotteur attitré du Blanc-Cerf, était en ce moment occupé à brunir une paire de bottes. Ce fut vers lui que se dirigea le gentleman maigre.
«Mon ami! dit-il.
—Il paraît que celui-là aime les consultations gratuites; autrement, il ne serait pas si amoureux de moi du premier coup, pensa le sagace garçon; mais il se contenta de dire: «Eh bien! monsieur?»
—Mon ami! répéta le maigre gentleman avec un hem! conciliateur, avez-vous beaucoup de voyageurs en ce moment? hein? Bien occupé, n'est-ce pas?»
Sam examina l'interrogateur. C'était un petit homme, à l'air affairé, au visage brun et anguleux, dont les deux petits yeux toujours clignotants et scintillants de chaque côté d'un nez mince et inquisitif, semblaient faire une perpétuelle partie de cache-cache au moyen de cet organe. Son habit noir faisait ressortir la blancheur de sa chemise et de son étroite cravate; sur son pantalon noir se détachait une chaîne avec des breloques d'or, et ses bottes étaient aussi luisantes que ses yeux. Il tenait à la main ses gants de chevreau noir; et en parlant il fourrait ses poignets sous les pans de son habit, de l'air d'un homme qui est habitué à poser des questions légales.
«Bien occupé, hein? dit le petit homme.
—Pas mal comme ça, monsieur, répliqua Sam. Nous ne ferons pas banqueroute, ni fortune non plus. Nous mangeons not' mouton bouilli sans câpres, et nous nous battons l'œil du raifort, quand nous pouvons attraper du bœuf.
—Ah! dit le petit homme, vous êtes un farceur, n'est-ce pas?...
—Mon frère aîné était affligé de cette maladie-là, répondit Sam. Nous couchions ensemble, et ça s'attrape peut-être....
—Oh! la drôle de vieille maison que voilà! reprit le petit homme en regardant autour de lui.
—Fallait faire prévenir de votre arrivée, on lui aurait fait des réparations, rétorqua le décrotteur imperturbable.»
Son interlocuteur parut un peu déconcerté de ces rebuffades successives. Une courte consultation eut lieu entre lui et les deux gros gentlemen; ensuite il prit une prise de tabac dans une étroite tabatière d'argent, et il paraissait se disposer à renouveler la conversation, quand l'un de ses compagnons, qui, outre une contenance bienveillante, était porteur d'une paire de lunettes et d'une paire de guêtres noires, s'avança et dit en montrant l'autre gros gentleman.
«Le fait est que mon ami vous donnera une demi-guinée, si vous voulez répondre à une ou deux....»
—Eh! mon cher monsieur! mon cher monsieur! interrompit le petit homme. Permettez, je vous prie, mon cher monsieur. Le premier principe à observer dans des cas semblables, est celui-ci: Si vous mettez la chose entre les mains d'un homme d'affaires, vous ne devez plus vous en mêler aucunement. Vous devez reposer en lui une entière confiance. Réellement, monsieur...» Il se tourna vers l'autre gros gentleman en lui disant: «J'ai oublié le nom de votre ami.
—Pickwick, répondit M. Wardle, car c'était ce joyeux personnage lui-même.
—Ah! Pickwick. Réellement, monsieur Pickwick, mon cher monsieur, excusez-moi: Je serai heureux de recevoir vos avis en particulier, comme amicus curiae: mais vous devez voir l'inconvenance de votre intervention en ce moment, surtout par un argument ad captandum, tel que l'offre d'une demi-guinée. Réellement, mon cher monsieur, réellement... et le petit homme prit un air profond et une prise de tabac argumentative.
—Mon seul désir, monsieur, répondit M. Pickwick, était d'amener à fin, aussi vite que possible, cette désagréable affaire.
—Très-bien, très-bien, dit le petit homme.
—C'est pourquoi, continua M. Pickwick, j'ai fait usage de l'argument que mon expérience des hommes m'a fait reconnaître comme le meilleur dans tous les cas.
—Oui, oui, dit le petit homme: très-bon! très-bon! c'est vrai. Mais vous auriez dû me suggérer cela à moi. Vous savez, j'en suis sûr, quelle confiance sans bornes on doit placer dans son homme d'affaires. S'il était besoin d'une autorité à ce sujet, permettez-moi, mon cher monsieur, de vous référer à un cas bien connu dans Barnwell....
—Ne vous alambiquez pas de George Barnevelt, interrompit Sam, qui était resté fort étonné de ce dialogue. Tout le monde connaît son histoire, et, voyez-vous, j'ai toujours imaginé que la jeune femme méritait beaucoup mieux que lui d'être pendue13. Mais c'est égal; ça n'a rien à voir ici. Vous voulez que j'accepte une demi-guinée. Très-bien, ça me va; je ne puis pas parler mieux que ça. Pas vrai, monsieur? (M. Pickwick sourit.) Alors il ne s'agit plus que de savoir ce que diable vous me voulez, comme dit c't autre quand il vit le revenant.
—Nous voulons savoir.... dit M. Wardle.
—Eh! mon cher monsieur! mon cher monsieur! interrompit le petit homme à l'air affairé.»
M. Wardle leva les épaules, et se tut.
«Nous voulons savoir, reprit solennellement le petit homme, et nous vous adressons cette question pour ne pas éveiller d'inutiles appréhensions dans l'auberge; nous voulons savoir ce qui s'y trouve actuellement.
—Qu'est-ce qu'il y a dans la maison? Il y a une paire de bottes hongroises, au n° 13, répondit Sam, dans l'esprit duquel les logeurs étaient représentés par la partie de leur costume qui se trouvait sous sa direction immédiate. Il y a une jambe de bois au n° 6; deux paires de demi-bottes dans la salle du commerce. Il y a ces bottes à revers ici, au rez-de-chaussée, et cinq autres paires dans le café.
—Pas davantage? dit le petit homme.
—Attendez un brin, reprit Sam, en cherchant à se rappeler; oui, il y a une paire de bottes à la Wellington, pas mal usées, et des souliers de dame, au n° 5.
—Quelle sorte de souliers? demanda avec empressement M. Wardle, qui, ainsi que M. Pickwick, s'était perdu dans ce singulier catalogue de chalands.
—Souliers de province.
—Y a-t-il le nom du cordonnier?
—Brown.
—D'où cela?
—Muggleton.
—Ce sont eux! s'écria Wardle. Par le ciel nous les avons trouvés.
—Chut! dit Sam: Les Wellington sont allés aux Doctors' Commons.
—Bah! fit le petit homme.
—Oui, pour un permis.
—Nous arrivons à temps, s'écria Wardle. Montrez-nous la chambre; il n'y a pas un moment à perdre.
—Je vous en prie, mon cher monsieur, je vous en prie, dit le petit homme. De la prudence; de la prudence!»
En parlant ainsi, il tira de sa poche une bourse de soie rouge, dont il aveignit un souverain, en regardant fixement Sam. Celui-ci sourit d'une manière expressive.
«Montrez-nous la chambre, tout d'un coup, sans nous annoncer, dit le petit homme; et il est à vous.»
Sam jeta la botte à revers dans un coin, et conduisit nos gens à travers un corridor sombre et un large escalier. Arrivé dans un second corridor, il fit halte et tendit la main.
«Le voilà,» dit tout bas l'avoué en déposant le souverain dans la main de leur guide.
Sam fit encore quelques pas, et s'arrêta devant une porte.
«C'est ici? demanda le petit homme.»
Sam fit signe que oui.
Le vieux Wardle ouvrit la porte, et tous les trois pénétrèrent dans la chambre, juste au moment où M. Jingle, qui venait de rentrer, montrait le permis à la tante demoiselle.
Rachel jeta un grand cri, et se renversant sur une chaise, se couvrit le visage avec les mains. M. Jingle chiffonna le permis, et le fourra dans sa poche. Les visiteurs intempestifs s'avancèrent au milieu de la chambre.
«Vous êtes un joli coquin! s'écria le vieux Wardle, haletant de colère. Vous êtes...
—Mon cher monsieur! mon cher monsieur! interrompit le petit homme, en posant son chapeau sur la table. Je vous en prie, faites attention. Scandalum magnatum... diffamation... action pour dommages... Calmez-vous, mon cher monsieur, je vous en prie.
—Comment osez-vous enlever ma sœur de ma maison? reprit M. Wardle.
—Oui, très-bien, dit le petit gentleman. Vous pouvez lui demander cela. Comment osez-vous enlever sa sœur, eh! monsieur?
—Qui diable êtes-vous! s'écria M. Jingle d'un ton si violent que le petit homme en recula involontairement un pas ou deux.
—Qui il est? coquin! C'est mon avoué, M. Perker. Perker, je veux poursuivre ce gueux-là! je veux le faire empoigner! Je veux... Je veux... Dieu me damne! je veux le ruiner.—Et vous, continua M. Wardle en se tournant brusquement vers sa sœur; vous Rachel, à votre âge! quand vous devriez connaître le monde! A quoi pensez-vous de vous enfuir avec un vagabond? de déshonorer votre famille, de vous rendre vous-même misérable! Mettez votre chapeau, et venez avec moi.—Faites venir une voiture et apportez la note de cette dame. Entendez-vous? entendez-vous?
—Voilà, monsieur, répliqua Sam, en répondant au violent coup de sonnette de M. Wardle avec une célérité merveilleuse, pour quiconque ne savait pas que son œil avait été appliqué au trou de la serrure, pendant toute l'entrevue.
—Mettez votre chapeau! reprit Wardle.
—N'en faites rien, s'écria Jingle. Quittez cette chambre, monsieur! Pas d'affaires ici. Dame libre et maîtresse de ses actions. Plus de vingt et un ans.
—Plus de vingt et un ans! répéta M. Wardle avec mépris. Plus de quarante et un ans!
—Ce n'est pas vrai! s'écria la tante demoiselle, son indignation l'emportant sur son désir de se trouver mal.
—C'est vrai, répliqua M. Wardle. Vous avez cinquante ans, comme un jour!»
La tante demoiselle poussa un cri aigre, et perdit connaissance.
M. Pickwick, avec son aménité accoutumée appela l'hôtesse, et lui demanda un verre d'eau.
«Un verre d'eau! repartit le colérique vieillard; apportez-en un baquet et jetez-le sur elle. Cela lui fera du bien, et elle le mérite richement.
—Fi! brute que vous êtes!» s'écria la compatissante hôtesse. Puis, avec diverses exclamations de: «pauvre chère dame! Allons, allons, pauvre chérie! buvez un peu de ça; ça vous fera du bien; ne vous laissez pas abattre comme ça; pauvre amour!» etc., etc. L'hôtesse, assistée par une servante commença à humecter le front, à frapper dans les mains, à chatouiller le nez, à délacer le corset de la tante demoiselle, et à lui administrer enfin tous les calmants appliqués ordinairement par les sensibles matrones aux dames qui s'efforcent de se donner des attaques de nerfs.
«La voiture est prête, monsieur, dit Sam, en paraissant à la porte.
—Allons! venez, reprit M. Wardle. Je vais la porter dans la voiture.»
A cette proposition les attaques de nerfs recommencèrent avec une nouvelle fureur.
L'hôtesse était sur le point de protester violemment contre ce procédé, et avait déjà demandé avec indignation si M. Wardle se croyait seigneur de la création, lorsque M. Jingle s'interposa.
«Garçon, dit-il, amenez-moi un constable.
—Attendez! attendez! dit le petit Perker. Considérez, monsieur, considérez.
—Je ne veux rien considérer, répliqua Jingle. Elle est sa maîtresse. Voyons qui osera l'emmener, sans son consentement.
—Je ne veux pas être emmenée, murmura la dame évanouie. Je n'y consens pas. (Ici il y eut une rechute effrayante.)
—Mon cher monsieur, dit le petit avoué, en prenant à part M. Wardle et M. Pickwick; mon cher monsieur, nous sommes dans une situation bien embarrassante. C'est un cas désolant; je n'en ai jamais connu de plus désolant, mais, réellement, mon cher monsieur, nous n'avons aucun pouvoir pour contrôler les actions de cette dame. Je vous ai prévenu avant de venir, mon cher monsieur, qu'il n'y avait pas d'autre remède qu'un accommodement.
—Quelle espèce d'accommodement voudriez-vous faire? demanda M. Pickwick.
—Voyez-vous, mon cher monsieur, votre ami est dans une position très-déplaisante, excessivement déplaisante. Il faut qu'il consente à subir quelques pertes pécuniaires.
—Je dépenserai tout ce qu'il faudra plutôt que de supporter ce déshonneur, plutôt que de souffrir, toute folle qu'elle est, qu'elle se rende misérable pour sa vie entière.
—Je suppose que cela pourra s'arranger, dit le petit homme affairé. M. Jingle, voulez-vous venir avec nous, pour un instant, dans la chambre à côté?»
M. Jingle y consentit et le quatuor passa dans une pièce voisine.
«Maintenant, monsieur, dit le petit homme en fermant soigneusement la porte, n'y a-t-il aucun moyen d'accommoder cette affaire? Venez par ici, monsieur, dans cette embrasure de croisée, où nous serons en tête-à-tête. Là, monsieur, là! Asseyez-vous s'il vous plaît, monsieur. Maintenant, mon cher monsieur, entre vous et moi, nous savons très-bien, mon cher monsieur, que vous avez enlevé cette dame pour l'amour de son argent. Ne froncez pas le sourcil, monsieur, c'est inutile: je vous dis, entre vous et moi, que nous savons cela. Nous sommes tous les deux des hommes du monde, et nous savons très-bien que nos amis ici n'en sont pas. N'est-ce pas, monsieur?»
Le visage de M. Jingle s'éclaircit graduellement pendant ce discours, et quelque chose qui ressemblait à un clignement d'œil trembla, pendant un instant, dans sa paupière gauche.
«Très-bien! très-bien! poursuivit M. Perker, observant l'impression qu'il avait faite. Maintenant, le fait est que la dame n'a rien, ou peu de chose, jusqu'à la mort de sa mère.... Une personne bien constituée, mon cher monsieur.
—Vieille! dit M. Jingle laconiquement, mais avec énergie.
—Oui, c'est vrai, reprit l'avoué avec une légère toux; vous avez raison, mon cher monsieur, elle est assez vieille. Mais elle vient d'une vieille famille, mon cher monsieur; vieille dans toutes les acceptions du mot. Le fondateur de cette famille arriva dans le comté de Kent, lors de l'invasion de Jules-César, et depuis ce temps-là il n'y a qu'un seul de ses membres qui n'ait pas vécu jusqu'à quatre-vingt-cinq ans, encore a-t-il été décapité par ordre d'un des Henry. La vieille dame n'a pas soixante-treize ans, mon cher monsieur.»
Le petit homme s'arrêta et prit une prise de tabac.
«Eh bien? fit M. Jingle.
—Eh bien! mon cher monsieur.... Vous ne prenez pas de tabac? Vous avez raison, c'est une habitude coûteuse. Eh bien! mon cher monsieur, vous êtes un joli garçon, un homme du monde, capable de pousser votre fortune, si vous aviez un capital, hein?
—Eh bien! répéta M. Jingle.
—Vous ne me comprenez pas?
—Pas tout à fait.
—Ne pensez-vous pas... Je viens au fait, mon cher monsieur. Ne pensez-vous pas que cinquante guinées et la liberté seraient plus agréables que miss Wardle et des espérances?
—Impossible! dit M. Jingle en se levant. Pas assez, de moitié!
—Non! non! mon cher monsieur, reprit le petit avoué en l'arrêtant par un bouton. Bonne somme ronde. Un homme comme vous pourrait la tripler en un rien de temps. On peut faire bien des choses avec cinquante gainées, mon cher monsieur.
—Bien plus avec cent cinquante, répliqua Jingle froidement.
—Allons, mon cher monsieur, nous ne perdrons pas notre temps à couper un cheveu en quatre. Disons... disons quatre-vingts....
—Impossible!
—Restez, mon cher monsieur. Dites-moi ce que vous voulez.
—Affaire coûteuse, déboursés, chevaux de poste, neuf guinées; licence, trois guinées, douze guinées; compensation, cent guinées, cent douze. Perte d'honneur et perte de la dame....
—Allons! mon cher monsieur, allons! interrompit l'homme d'affaires d'un air malin. Ne parlons pas des deux derniers articles. Cela fait cent douze guinées. Mettons cent, allons!
—Cent vingt14.
—Allons! allons! je vais vous écrire un mandat, reprit le petit homme en s'asseyant près d'une table, et commençant à écrire. Je le ferai payable pour après demain et nous pouvons emmener la dame d'ici là?» ajouta-t-il en interrogeant M. Wardle du regard.
Celui-ci fit un sombre signe d'assentiment.
«Cent, dit le petit homme.
—Et vingt, ajouta Jingle.
—Mon cher monsieur! reprit l'avoué.
—Donnez-les lui, interrompit M. Wardle. Et qu'il s'en aille au diable avec!»
Le mandat fut donc écrit par le petit gentleman, et empoché par M. Jingle.
«Maintenant quittez cette maison sur-le-champ! dit M. Wardle, en se levant.
—Mon cher monsieur... observa l'homme d'affaires.
—Et sachez, continua M. Wardle sans s'occuper de l'interrupteur, sachez que rien au monde, pas même l'honneur de ma famille, n'aurait pu me faire consentir à cet arrangement, si je n'étais pas convaincu que vous deviendrez la proie du diable d'autant plus vite que vous aurez plus d'argent.
—Mon cher monsieur, représenta de nouveau le petit homme.
—Tenez-vous tranquille, Perker, lui répondit son colère client. Quittez cette chambre, monsieur!
—En route sur-le-champ, répliqua l'impassible Jingle. Adieu Pickwick.»
Si quelque spectateur désintéressé avait pu contempler, pendant la fin de cette conversation, la contenance de l'homme illustre dont le nom décore notre titre, il aurait été étonné que le feu de l'indignation qui jaillissait de ses yeux ne fit pas fondre les verres de ses lunettes. Ses narines s'enflèrent, ses poings se fermèrent involontairement, quand il s'entendit nommer familièrement par le misérable. Mais il se contint; il ne le pulvérisa point.
«Tenez, continua le scélérat endurci, en jetant la licence aux pieds de M. Pickwick. Changez les noms, emmenez la dame,—fera l'affaire de Tuppy.»
M. Pickwick était un philosophe. Mais, après tout, les philosophes ne sont que des hommes revêtus d'une armure de sagesse. Le trait mordant pénétra à travers le harnais philosophique de notre héros et déchira profondément son cœur. Dans un accès de rage il lança, au hasard, l'encrier qui avait servi à M. Perker, et se précipita dans la même direction. Mais son adversaire était disparu et il se trouva arrêté dans les bras de Sam.
«Ohé! dit cet excentrique fonctionnaire. Le mobilier n'est pas cher dans vot' pays, vieux gentleman. Voilà une encre qui écrit toute seule, hein? Elle vient d'écrire vot' nom sur ce mur. Laissez donc monsieur; à quoi bon courir après un homme qui est, à présent, à l'autre bout du Borough?»
L'esprit de M. Pickwick, comme celui de tous les hommes vraiment grands, était ouvert à la persuasion, et comme il raisonnait puissamment et rapidement, un seul instant de réflexion suffit pour le convaincre de l'inutilité de son courroux. Il s'apaisa aussi vite qu'il s'était enlevé, respira fortement, et jeta un regard bénin sur ses amis.
Rapporterons-nous les lamentations de miss Wardle quand elle apprit de quelle manière son infidèle amant l'abandonnait? Imprimerons-nous les détails de cette scène déchirante, si admirablement décrite par M. Pickwick? Son livre de notes est ouvert devant nous; une légère moisissure indique encore combien de larmes lui arracha l'humanité sympathisante. Un seul mot, et ces notes seront entre les mains de l'imprimeur. Mais non! nous résisterons à cette pensée! nous ne désolerons pas le cœur du publie par la peinture de ces affreuses souffrances.
Le lendemain, la lourde voiture de Muggleton ramena, lentement et
tristement, les deux amis avec la dame délaissée. Les
ombres de la nuit
étaient tombées depuis bien longtemps sur toute la
nature, quand ils
arrivèrent à la porte de Manoir-ferme.
CHAPITRE XI.
Contenant un autre voyage et une découverte d'antiquité: annonçant la résolution de M. Pickwick d'assister à une élection, et renfermant un manuscrit donné par le vieil ecclésiastique.
Une nuit de repos et de tranquillité dans le profond silence de Dingley-Dell, et, le lendemain matin, une heure d'immersion dans l'air frais et parfumé de la campagne, effacèrent complétement, chez M. Pickwick, les traces de la fatigue que son corps avait supportée et de l'anxiété qui avait agité son esprit. Depuis deux jours cet homme illustre était séparé de ses amis, de ses sectateurs, et lorsqu'au retour de sa promenade matinale il rencontra M. Winkle et M. Snodgrass, ce fut avec un sentiment de délices qui peut à peine être compris par une imagination vulgaire, qu'il s'avança au-devant d'eux pour leur dire bonjour. Le plaisir fut mutuel. Qui pourrait, en effet, contempler, sans en éprouver, le visage rayonnant de M. Pickwick? Et cependant un nuage semblait obscurcir le front de ses disciples. Ils avaient un air mystérieux, aussi alarmant qu'extraordinaire. Le grand homme s'en aperçut et ne put en deviner la cause.
Après avoir serré les mains des deux jeunes gens, et proféré de chaudes expressions de bienvenue, M. Pickwick leur dit: «Comment va Tupman?»
M. Winkle, à qui cette question était plus particulièrement adressée, ne fit point de réponse. Il détourna la tête et parut absorbé dans de mélancoliques réflexions.
«Snodgrass, reprit M. Pickwick avec vivacité, comment va notre ami? Est-il malade?
—Non! répliqua M. Snodgrass; et une larme trembla sur sa paupière sentimentale, comme une goutte de pluie sur le bord d'une croisée. Non! il n'est pas malade!»
M. Pickwick contempla tour à tour chacun de ses amis.
«Winkle! Snodgrass! leur dit-il quand il les eut suffisamment contemplés, que signifie cela? Où est notre ami? Qu'est-il arrivé? Parlez, je vous en supplie, je vous en conjure! Que dis-je? je vous le commande, parlez!»
Il y avait dans le maintien et dans l'accent de M. Pickwick une dignité, une solennité à laquelle il était impossible de résister. «Il nous a quittés, répondit M. Snodgrass.
—Quittés! s'écria M. Pickwick.
—Quittés, répéta M. Snodgrass.
—Où est-il? demanda M. Pickwick.
—Nous pouvons seulement le soupçonner d'après cet écrit, répliqua M. Snodgrass en tirant une lettre de sa poche et la plaçant entre les mains de son ami. Hier matin, quand nous avons reçu une lettre de M. Wardle, qui nous annonçait pour la nuit le retour de sa sœur, nous avons remarqué que la mélancolie qui assombrissait l'âme de notre ami, semblait s'accroître encore. Peu de temps après il disparut. Nous le cherchâmes vainement durant tout le jour; et, dans la soirée, cette lettre nous fut apportée par le palefrenier de la Couronne, à Muggleton. Notre ami la lui avait laissée dès le matin, en lui recommandant bien de ne nous la remettre que lorsque les ombres de la nuit auraient obscurci la nature.»
M. Pickwick ouvrit la lettre. Elle était de l'écriture de M. Tupman, et contenait ce qui suit;
«Mon cher Pickwick,
«Vous qui êtes placés dans une région supérieure aux faiblesses humaines, vous ignorez quel coup fatal on reçoit lorsqu'on est abandonné par une charmante, par une fascinante créature; et lorsqu'on devient la victime d'un monstre qui cachait la ruse et le vice hideux sous le masque de l'amitié. Ah! puissiez-vous ne l'apprendre jamais!
«Les lettres qui me seront adressées à la Bouteille de cuir, à Cobham-Kent, me seront transmises, supposé que j'existe encore. Je m'éloigne d'une partie du monde qui m'est devenue odieuse. Si je quitte le monde tout entier, plaignez-moi, pardonnez-moi. La vie, mon cher ami, m'est devenue insupportable! La flamme qui brûle au dedans de nous est comme les crochets d'un porteur, sur lesquels repose l'énorme poids des soins et des soucis du monde; quand cette flamme nous manque, le fardeau devient trop pesant pour que nous puissions le supporter et nous tombons accablés sur la terre. Vous pouvez dire à Rachel.... Ah! ce nom!... Quel souvenir!...
«TRACY TUPMAN.»
«Nous allons partir sur-le-champ, dit M. Pickwick en refermant cette lettre. Nous n'aurions pu, dans aucune circonstance, rester décemment ici après les événements qui s'y sont passés; mais maintenant, c'est un devoir pour nous d'aller à la recherche de notre ami.» En prononçant ces nobles paroles, M. Pickwick prit le chemin de la maison.
Ses intentions furent promptement communiquées à ses hôtes. Leurs prières pour le retenir furent instantes, mais inutiles. «D'importantes affaires, leur dit-il, rendent mon départ indispensable.»
Le vieil ecclésiastique était présent.
«Vous êtes donc décidé à nous quitter?» dit-il à M. Pickwick, en le prenant à part; et sur sa réponse affirmative, il ajouta: «S'il en est ainsi, voilà un petit manuscrit que j'espérais avoir le plaisir de vous lire moi-même. Ayant perdu un de mes amis, qui était médecin de notre hôpital des fous, j'ai trouvé ce manuscrit parmi beaucoup d'autres papiers qu'il m'avait chargé de brûler ou de conserver, à mon choix. Il n'est point de la main de mon ami, et j'ai peine à croire qu'il ne soit pas apocryphe: lisez-le, mon cher monsieur, et jugez par vous-même, s'il a été réellement écrit par un maniaque, ou, ce qui me paraît plus probable, si les rêveries d'un de ces infortunés ont été recueillies par une autre personne.»
M. Pickwick reçut le manuscrit, et se sépara du bienveillant vieillard avec mille expressions d'estime et d'affection.
C'était une tâche bien plus difficile de prendre congé des habitants de Manoir-ferme, où nos voyageurs avaient été reçus avec tant d'hospitalité, avec des attentions si délicates. M. Pickwick embrassa les jeunes ladies. Nous allions dire, comme si elles avaient été ses propres filles, mais la comparaison pourrait bien n'être pas entièrement exacte, car peut-être y mit-il un peu plus de chaleur. Il embrassa la vieille lady avec une tendresse filiale, et en glissant dans la main des servantes quelques preuves substantielles de sa bienveillance, il tapota leurs joues rosées, d'une manière toute patriarcale. Ensuite, des protestations bien plus cordiales encore, bien plus prolongées, furent échangées avec leur excellent amphytrion et avec M. Trundle. Cependant M. Snodgrass était disparu; et il fallut l'appeler plusieurs fois avant de le déterminer à sortir de certains corridors sombres.
Miss Émily rentra bientôt après, et ses yeux, ordinairement si brillants, paraissaient ternes et battus. Enfin les trois amis s'arrachèrent des bras de leurs aimables hôtes, et tout en s'éloignant lentement de la ferme, ils jetèrent en arrière bien des regards attendris. On prétend même que M. Snodgrass lança d'innombrables baisers dans les airs, en reconnaissance de quelque chose de blanchâtre qui continua à s'agiter à une des croisées de la maison, jusqu'au moment où un détour du chemin leur cacha la vieille demeure: ce quelque chose ressemblait beaucoup à un mouchoir de femme.
A Muggleton nos voyageurs prirent la voiture de Rochester, et lorsqu'ils arrivèrent dans ce dernier endroit, leur douleur s'était suffisamment apaisée pour leur permettre de faire un excellent dîner. Quelque temps après, ayant pris les informations nécessaires concernant le chemin qu'ils devaient suivre, ils se dirigèrent, en se promenant, vers Cobham.
C'était par une charmante soirée du mois de juin. La route, qui serpentait à l'ombre d'un bois, était égayée par le chant des oiseaux, et rafraîchie par l'haleine du zéphir; le lierre grimpant et les mousses pendantes ornaient le tronc des vieux arbres; la terre était revêtue d'un vert gazon, aussi délicat qu'un tapis de soie. En sortant du bois, nos voyageurs se trouvèrent dans un parc ouvert, au milieu duquel s'élevait un ancien château construit dans le style pittoresque et singulier du temps d'Élisabeth. De longs points de vue s'étendaient de tous les côtés, au milieu des chênes et des ormes gigantesques; de nombreux troupeaux de daims paissaient l'herbe fraîche, et de temps en temps une biche effrayée traversait le chemin, légère comme l'ombre des nuages qui glisse rapidement sur un paysage inondé par la chaude lumière du soleil.
«Si tous ceux qui sont attaqués de la maladie de notre ami se retiraient dans cette contrée, dit M. Pickwick, en regardant autour de lui, je m'imagine que leur vieil attachement pour le monde renaîtrait bientôt.
—Je le pense aussi, dit M. Winkle.
—Et réellement, ajouta M. Pickwick, lorsqu'une demi-heure de marche les eut amenés dans le village, réellement, quoique choisi par un misanthrope, cet endroit me semble le plus joli et le plus séduisant que j'aie jamais rencontré.»
M. Winkle et M. Snodgrass s'associèrent sans restriction à ces louanges.
Bientôt après, ayant demandé la Bouteille de cuir, nos voyageurs furent dirigés vers une auberge d'assez bonne apparence, pour une auberge de village, et s'enquirent s'il s'y trouvait un gentleman nommé Tupman.
«Tom, dit l'hôtesse, menez ces messieurs, dans la salle.»
Sous la conduite d'un vigoureux paysan, les trois amis entrèrent dans une chambre longue et basse, dont les murailles étaient embellies d'une ribambelle de vieux portraits et d'images grossièrement coloriées, et dont le plancher était semé d'une multitude de chaises de cuir, d'une forme fantastique, au dos gigantesque. A l'extrémité de la salle une table se faisait remarquer par la blancheur éblouissante de sa nappe. Elle était décorée d'une volaille dodue, d'un jambon appétissant, d'un pot d'ale fraîche, etc. Et c'est à cette table séduisante qu'était assis M. Tupman, n'ayant en aucune façon l'air d'un homme qui a pris congé de ce monde.
A l'arrivée de ses amis, il posa son couteau, sa fourchette, et s'avança au-devant d'eux d'un air sombre.
«Je ne m'attendais pas à vous voir ici, dit-il en saisissant la main de M. Pickwick. C'est bien aimable.
—Ah! fit M. Pickwick, en s'asseyant et en essuyant sur son front la sueur causée par sa promenade. Finissez votre dîner et venez dehors avec moi. Je désire vous parler, à vous seul.»
M. Tupman fit comme il lui était enjoint, et M. Pickwick s'étant rafraîchi d'un copieux coup d'ale, attendit le loisir de son ami. En moins d'une heure le dîner fut dépêché, et ils sortirent ensemble.
Pendant une demi-heure on put les voir passer et repasser dans le cimetière, tandis que M. Pickwick combattait la résolution de M. Tupman. Il serait inutile de répéter ses arguments, car quel langage pourrait rendre l'énergie que leur communiquait l'action de ce grand orateur? Il n'est pas davantage nécessaire de savoir si M. Tupman était déjà fatigué de la solitude, ou s'il lui fut impossible de résister à l'éloquent appel qui lui fut adressé. En fait, il n'y résista pas.
«Il lui importait peu, dit-il, où il traînerait les misérables restes de son existence; et puisque ses amis attachaient tant d'importance à son humble coopération, il consentait à partager leurs travaux.»
M. Pickwick sourit, une poignée de main fut échangée, et ils retournèrent auprès de leurs compagnons.
C'est en ce moment que M. Pickwick fit l'immortelle découverte qui sera à jamais un sujet d'orgueil pour ses amis, un sujet d'envie pour tous les antiquaires des quatre parties du monde. Ils avaient dépassé la porte de leur auberge, et ne se rappelant pas où elle était située, ils avaient été un peu plus loin dans le village. Comme ils revenaient sur leurs pas, les yeux de M. Pickwick tombèrent sur une petite pierre brisée et à moitié ensevelie dans la terre, sur le devant d'une chaumine.
M. Pickwick s'arrêta.
«Ceci est fort étrange! dit-il.
—Qu'y a-t-il d'étrange? demanda M. Tupman, en regardant avec empressement tous les objets qui l'entouraient, excepté celui dont il était question. Eh! mais de quoi s'agit-il donc?»
Cette dernière exclamation lui était arrachée par la vue de M. Pickwick qui, dans son enthousiasme pour sa découverte, se jetait à genoux devant la petite pierre, et en balayait la poussière avec son mouchoir.
«Il y a une inscription ici! s'écria M. Pickwick.
—Est-il possible? dit H. Tupman.
—Je puis distinguer, continua M. Pickwick, en frottant de toutes ses forces, et en regardant attentivement à travers ses lunettes, je puis distinguer, une croix, et un B, et ensuite un T. Ceci est très-important! poursuivit M. Pickwick en se relevant. C'est une inscription fort ancienne, et qui existait peut-être longtemps avant les antiques Alms houses15 de cette petite ville. Il ne faut pas laisser échapper cette trouvaille.»
Ayant ainsi parlé, M. Pickwick frappa à la porte de la chaumière. Un laboureur l'ouvrit.
«Mon ami, lui demanda le philosophe d'un ton bienveillant, savez-vous comment cette pierre est venue ici?
—Nein, m'sieu, j'n'en savons rin, répondit l'homme civilement. All' était là ben du temps avant moi, et avant l'pus ancien du village itou.»
M. Pickwick regarda son compagnon avec triomphe.
«Vous... vous n'y êtes pas bien attaché, j'imagine, poursuivit-il, en tremblant d'anxiété. Vous ne seriez pas fâché de la vendre?
—Ah! ben oui! qui voudrait l'acheter? répondit l'homme avec une expression de visage qu'il s'imaginait probablement rendre très-rusée.
—Je vous en donnerai une demi-guinée sur-le-champ, reprit M. Pickwick, si vous voulez la retirer de terre.»
Lorsque la petite pierre eut été déracinée, moyennant quelques coups de bêche, M. Pickwick l'enleva de ses propres mains, à grand'peine, et au grand étonnement de tout le village. Il la porta dans l'auberge, et après l'avoir soigneusement lavée, il la déposa sur la table.
Les transports de joie des pickwickiens ne connurent plus de bornes quand ils virent couronner de succès leur patience et leur assiduité, leurs lavages et leurs grattages. La pierre était anguleuse et brisée, les lettres mal alignées et peu régulières, mais cependant on pouvait déchiffrer le fragment suivant d'inscription:
Les prunelles de M. Pickwick étincelèrent de délice lorsqu'il s'assit auprès de la table, en couvant des yeux le trésor qu'il avait déterré. Il avait atteint le plus grand objet de son ambition. Dans un comté connu pour être couvert par des restes de l'antiquité, dans un village où il existait encore quelques gages des anciens temps, lui, le président du Pickwick-Club, avait découvert une étrange et curieuse inscription, d'une antiquité incontestable, et qui avait entièrement échappé aux observations de tous les savants hommes qui l'avaient précédé. Il pouvait à peine en croire l'évidence de ses sens.
«Ceci, dit-il, ceci me détermine. Mous retournerons à la ville dès demain.
—Demain! s'écrièrent ses disciples pleins d'admiration.
—Demain, répéta M. Pickwick. Ce trésor doit être déposé sur-le-champ dans un endroit où il puisse être complétement étudié et convenablement compris. J'ai une autre raison pour cette démarche. Dans quelques jours une élection doit avoir lieu pour le bourg d'Eatanswill. Un gentleman que j'ai rencontré dernièrement, M. Perker, est l'agent d'un des candidats. Nous contemplerons, nous étudierons minutieusement une scène intéressante pour quiconque est Anglais.
—Nous vous suivrons!» s'écrièrent en même temps trois voix, qui semblaient n'en former qu'une.
M. Pickwick promena ses regards autour de lui. L'attachement, la ferveur de ses disciples allumèrent dans son sein le feu de l'enthousiasme. Il était leur maître, et il le sentit.
«Célébrons, reprit-il, célébrons cette réunion fortunée par des libations amicales.» Cette nouvelle proposition ayant été également accueillie par des applaudissements unanimes, M. Pickwick déposa l'importante pierre dans une petite boîte de sapin, qu'il eut le bonheur d'obtenir de l'hôtesse; puis il se plaça dans un fauteuil au haut bout de la table, et la soirée tout entière fut consacrée à la gaieté et à la conversation.
Il était onze heures passées, heure indue pour le petit village de Cobham, lorsque M. Pickwick se retira dans la chambre à coucher qui lui avait été préparée. Il leva la jalousie, et, posant sa lumière sur la table, il se laissa aller à de profondes méditations sur les nombreux événements des deux journées précédentes.
L'heure et l'endroit étaient favorables à la contemplation et M. Pickwick n'en fut tiré que par le bruit de l'horloge de l'église, qui frappait lentement minuit. Le premier coup de la cloche retentit à son oreille d'une manière solennelle et lugubre à la fois; mais quand elle cessa de tinter, le silence lui parut insupportable. Il lui semblait qu'il venait de perdre un compagnon chéri. Son système nerveux était excité et dérangé; il le sentit et, s'étant déshabillé rapidement, il plaça sa lumière dans la cheminée et entra dans son lit.
Tout le monde a éprouvé cet état désagréable dans lequel une sensation de lassitude corporelle lutte vainement contre l'insomnie: telle était la situation de M. Pickwick en ce moment. Il se tourna sur un côté, puis sur l'autre; il tint ses yeux fermés avec persévérance, comme pour s'engager à dormir: mais ce fut en vain. Soit que cela provint de la fatigue inaccoutumée qu'il avait soufferte, ou de la chaleur, ou du grog, ou du changement de lit, le sommeil s'enfuyait loin de ses paupières. Ses pensées se reportaient malgré lui et avec une obstination pénible sur les peintures effrayantes qu'il avait vues dans la salle d'en bas, sur les vieilles légendes qui avaient été racontées dans le cours de la soirée. Après s'être vainement agité pendant une demi-heure, il arriva à la triste conviction qu'il ne pourrait pas parvenir à s'endormir. Il se rhabilla donc en partie, regardant comme la pire des situations d'être étendu dans son lit à imaginer toutes sortes d'horreurs. Une fois habillé, il mit la tête à la fenêtre; le temps était affreusement sombre: il se promena dans sa chambre; elle était déplorablement solitaire.
Il avait fait quelques promenades de la porte à la
fenêtre et de la
fenêtre à la porte, lorsque le manuscrit du vieux ministre
lui revint à
la mémoire. C'était une bonne pensée. Si ce
manuscrit ne l'intéressait
pas, il pourrait toujours l'endormir. Notre philosophe le tira donc de
la poche de sa redingote, approcha une petite table de son lit, moucha
la chandelle, mit ses lunettes et s'arrangea pour lire.
L'écriture était
étrange; le papier froissé et taché. Le titre du
manuscrit fit courir un
frisson dans tous les membres de M. Pickwick, et il ne put
s'empêcher de
jeter un regard inquiet autour de sa chambre. Cependant,
réfléchissant à
l'absurdité de céder à de semblables idées,
il moucha de nouveau sa
chandelle, et lut ce qui suit:
MANUSCRIT D'UN FOU.
«Oui, d'un fou!—Comme ces mots m'auraient glacé jusqu'au fond du cœur, il y a quelques années! Comme ils auraient réveillé cet effroi qui faisait bourdonner et bouillonner mon sang dans mes veines, jusqu'à ce que mon front se couvrît de larges gouttes d'une sueur froide, jusqu'à ce que mes genoux s'entre-choquassent d'épouvante! Et pourtant j'aime ce nom maintenant, c'est un beau nom! Montrez-moi le monarque dont le front courroucé ait jamais causé autant de peur que le regard brillant d'un fou; dont la hache et la corde aient fait la besogne aussi sûrement que les serres d'un fou. Oh! oh! c'est une grande chose d'être fou, d'être regardé comme un lion sauvage à travers des barreaux, de grincer des dents et de hurler pendant les longues nuits silencieuses, et de se rouler sur la paille, aux sons joyeux d'une lourde chaîne. Hourra pour la maison des fous! C'est un charmant endroit.
«Je me rappelle le temps où j'avais peur de devenir fou; où je m'éveillais en sursaut, pour tomber sur mes genoux, et demander au ciel de me délivrer du fléau de toute ma race; où je fuyais la vue de la gaieté et du bonheur pour me cacher dans un coin solitaire, et consumer les heures pesantes à guetter les progrès de la fièvre qui devait dévorer mon cerveau. Je savais que la folie était mêlée dans mon sang même, et jusque dans la moelle de mes os; qu'une génération avait passé sans qu'elle reparût dans ma famille, et que j'étais le premier chez qui elle devait revivre. Je savais que cela devait être ainsi, que cela avait toujours été et devait toujours être de même; et quand je m'isolais dans l'angle d'un salon plein de monde, quand je voyais les invités parler bas et tourner les yeux vers moi, je savais qu'ils s'entretenaient du fou prédestiné. Je m'enfuyais alors et j'allais me nourrir de mes tristes pensées dans la solitude.
«J'ai fait cela pendant des années, de longues, de pénibles années. Les nuits sont longues ici quelquefois, très-longues; mais ce n'est rien auprès des nuits sans repos, des rêves épouvantables, qui me tourmentaient dans ce temps-là. J'ai froid quand j'y pense. De grandes figures sombres rampaient dans tous les coins de ma chambre; et pendant la nuit leurs visages grimaçants et moqueurs se penchaient sur ma couche, pour me faire perdre l'esprit. Ils me disaient, en murmurant tout bas, que le plancher de notre vieille maison était souillé du sang de mon grand père, versé par ses propres mains, dans un accès de fureur. J'enfonçais mes doigts dans mes oreilles, de peur de les entendre, mais leurs voix s'élevaient comme la tempête, et elles me criaient que la folie avait sommeillé pendant une génération avant mon grand-père, et que son grand-père, à lui, avait vécu pendant des années, avec ses mains enchaînées à la terre, pour l'empêcher de se déchirer lui-même. Je savais que c'était la vérité; je le savais bien, je l'avais découvert nombre d'années auparavant, quoiqu'on s'efforçât de me le cacher. Ah! ah! j'étais trop malin pour eux, quoiqu'ils me crussent fou.
«A la fin la folie vint sur moi, et je m'étonnai de l'avoir jamais redoutée. Je pouvais aller dans le monde, et rire, et plaisanter, avec les plus brillants d'entre eux. Je savais que j'étais fou, mais eux ils ne s'en doutaient pas. Comme je jouissais, en moi-même, du tour que je leur jouais, après tous leurs chuchotements et tous leurs airs effrayés, lorsque je n'étais pas fou, lorsque je craignais seulement de le devenir! Comme je riais, quand j'étais seul, en pensant que je gardais si bien mon secret; en pensant à la terreur de mes bons amis, s'ils avaient seulement soupçonné la vérité! Lorsque je dînais en tête-à-tête avec quelque beau garçon tapageur, j'aurais pu hurler de délice, en songeant comme il serait devenu pâle et comme il se serait enfui, s'il avait su que ce cher ami, assis près de lui et qui aiguisait un couteau effilé, était un fou, avec la puissance et presque la volonté de lui plonger sa lame dans le cœur. Oh! c'était une joyeuse vie.
«D'immenses richesses devinrent mon partage, et je m'enivrai de plaisirs qui étaient rehaussés mille fois par la conscience du secret que je gardais si bien. J'héritai d'un château; la loi aux yeux de lynx, la loi elle-même fut déçue; elle remit entre les mains d'un fou une fortune prodigieuse et contestée. Où donc était l'esprit des hommes sages et clairvoyants? Où était la dextérité des hommes de loi, si habiles à découvrir le moindre vice de forme? La malice d'un fou les avait tous abusés.
«J'avais de l'argent: comme j'étais courtisé! Je le dépensais largement: comme j'étais loué! comme ces trois frères orgueilleux s'humiliaient devant moi! Le vieux père aussi, avec sa tête blanche! Tant de déférence, tant de respect, tant d'amitié dévouée! Véritablement ils m'idolâtraient. Le vieux homme avait une fille; les jeunes gens avaient une sœur; et tous les cinq étaient pauvres, et j'étais riche, et quand j'épousai la jeune fille, je vis un sourire de triomphe sur le visage de ses avides parents. Ils pensaient à leur plan, si bien conduit, à la bonne prise qu'ils avaient faite: c'était à moi de sourire... de sourire?... De rire aux éclats, et de me rouler sur la terre, en m'arrachant les cheveux avec des cris de joie! Ils ne se doutaient guère qu'ils l'avaient mariée à un fou.
«Un moment.... S'ils l'avaient su, aurait-elle été sauvé? La bonheur d'une sœur contre l'or de son mari? Le plus léger duvet qui vole dans l'air contre la superbe chaîne qui orne mon corps!
«Sur un point, cependant, je fus trompé, malgré toute ma malice. Si je n'avais pas été fou... car, nous autres fous, quoique nous soyons assez rusés, nous nous embrouillons quelquefois... si je n'avais pas été fou, je me serais aperçu que la jeune fille aurait mieux aimé être placée, roide et froide, dans un cercueil de plomb, que d'être amenée, riche et noble mariée, dans ma maison fastueuse. J'aurais su que son cœur était avec le jeune homme aux yeux noirs, dont je lui ai entendu murmurer le nom pendant son sommeil agité; j'aurais su qu'elle m'était sacrifiée pour secourir la pauvreté de son père aux cheveux blancs, et de ses frères orgueilleux.
«Je ne me rappelle plus les visages maintenant, mais je sais que la jeune fille était belle. Je le sais, car pendant les nuits où la lune brille, quand je me réveille en sursaut et que tout est tranquille autour de moi, je vois dans un coin de cette cellule une figure maigre et blanche, qui se tient immobile et silencieuse. Ses longs cheveux noirs, épars sur ses épaules, ne sont jamais agités par le vent. Ses yeux, qui fixent sur moi leur regard brûlant, ne clignent jamais, et ne se ferment jamais.... Silence! mon sang se gèle dans mon cœur, en écrivant ceci. Cette figure, c'est elle!... Son visage est très-pâle et ses prunelles sont vitreuses; mais je la connais bien.... Cette figure ne bouge jamais, elle ne fronce point ses sourcils, elle ne grince pas des dents comme les autres fantômes qui peuplent souvent ma cellule; et cependant elle est bien plus affreuse pour moi que tous les autres; elle est plus affreuse que les esprits qui me tentaient jadis; elle sort de sa tombe, et la mort est sur son visage.
«Pendant près d'un an je vis les couleurs de ses joues se ternir de jour en jour; pendant près d'un an je vis des larmes silencieuses couler de ses yeux battus. Je n'en savais pas la cause, mais je la découvris à la fin. Ils ne purent pas me la cacher plus longtemps. Elle ne m'avait jamais aimé; je n'avais pas pensé qu'elle m'aimât. Elle méprisait mes richesses, et détestait la splendeur où elle vivait; je ne m'étais pas attendu à cela. Elle en aimait un autre; cette idée ne m'était pas entrée dans la tête. D'étranges sentiments s'emparèrent de moi; des pensées inspirées par quelque pouvoir secret bouleversèrent ma cervelle. Je ne la haïssais pas, quoique je haïsse le jeune homme qu'elle pleurait encore. J'avais pitié... oui, j'avais pitié de la vie misérable à laquelle ses égoïstes parents l'avaient condamnée. Je savais qu'elle ne vivrait pas longtemps, mais la pensée qu'avant sa mort elle pouvait donner naissance à un être infortuné destiné à transmettre la folie à ses enfants.... Cette pensée me détermina.... Je résolus de la tuer.
«Pendant plusieurs semaines je voulus la noyer; puis je songeai au poison, puis au feu. Quel beau spectacle, de voir la grande maison tout en flammes, et la femme du fou réduite en cendres! Quelle bonne charge de promettre, pour la sauver, une grande récompense, et ensuite de faire pendre, comme incendiaire, quelque homme sage et innocent! et tout cela par la malice d'un fou. J'y rêvais souvent, mais j'y renonçai à la fin. Oh! quel plaisir de repasser tous les jours le rasoir, d'essayer comme il était bien affilé et de penser à l'entaille que pourrait faire un seul coup de cette lame brillante!
«A la fin les esprits qui avaient été si souvent avec moi auparavant, chuchotèrent dans mon oreille que le temps était venu. Ils me mirent un rasoir tout ouvert dans la main; je le serrai avec force; je me levai doucement du lit et me penchai sur ma femme endormie. Son visage était caché dans ses mains; je les écartai doucement, et elles tombèrent nonchalamment sur son sein. Elle avait pleuré, les traces de ses larmes étaient encore visibles sur ses joues pâles; cependant son visage était calme et heureux, et tandis que je la regardais, un tranquille sourire éclairait ses traits amaigris. Je posai doucement ma main sur son épaule; elle tressaillit, mais sans entr'ouvrir ses longues paupières. Je la touchai de nouveau: elle poussa un cri et s'éveilla.
«Un mouvement de ma main, et elle n'aurait jamais fait entendre un autre son; mais je fus surpris, et je reculai. Ses yeux étaient fixés sur les miens. Je ne sais pas comment cela se fit, ils m'intimidèrent, j'étais dompté par ce regard. Elle se leva de son lit, en me regardant fixement et continuellement. Je tremblai, le rasoir était dans ma main, mais je ne pouvais faire aucun mouvement. Elle se dirigea vers la porte. Quand elle en fut proche elle se détourna, et retira ses yeux de dessus moi. Le charme était brisé: je fis un bond et je la saisis par le bras; elle tomba par terre en poussant des cris désespérés.
«Alors j'aurais pu la tuer sans résistance, mais la maison était alarmée, j'entendais des pas sur l'escalier; je remis le rasoir à sa place, j'ouvris la porte et j'appelai moi-même du secours.
«On vint, on la releva, on la plaça sur le lit. Elle resta sans connaissance pendant plusieurs heures, et quand elle recouvra la vie et la parole, elle avait perdu l'esprit, elle délirait avec des transports furieux.
«Des médecins furent appelés, de savants hommes qui roulaient jusqu'à ma porte dans d'excellents carrosses, avec des domestiques revêtus d'une livrée brillante. Ils restèrent près de son lit pendant des semaines. Il y eut une grande consultation, et ils conférèrent ensemble d'une voix solennelle. J'étais dans la pièce voisine; l'un des plus célèbres, parmi eux, vint m'y trouver, me prit à part, et, me disant de me préparer à la plus funeste nouvelle, m'apprit à moi, le fou! que ma femme était folle. Le docteur était seul avec moi, tout auprès d'une fenêtre ouverte, ses yeux fixés sur mon visage, sa main posée sur mon bras. D'un seul effort j'aurais pu le précipiter dans la rue, ç'aurait été une fameuse farce! mais mon secret était en jeu et je le laissai partir. Quelques jours après, on me dit que je devrais la faire surveiller, lui choisir un gardien, moi! Je m'en allai dans la campagne où personne ne pouvait m'entendre, et je poussai des éclats de rire, qui retentissaient au loin.
«Elle mourut le lendemain. Le vieillard aux cheveux blancs suivit son cercueil, et les frères orgueilleux laissèrent tomber des larmes sur le corps insensible de celle dont ils avaient contemplé la souffrance avec des muscles d'airain. Tout cela nourrissait ma gaieté secrète et, en retournant à la maison, je riais derrière le mouchoir blanc que je tenais sur mon visage, je riais tant que les larmes m'en venaient aux yeux.
«Mais quoique j'eusse atteint mon but en la tuant, j'étais inquiet et agité; je sentais que mon secret devait m'échapper avant longtemps. Je ne pouvais cacher la joie sauvage qui bouillonnait dans mon sang; et qui, lorsque j'étais seul à la maison, me faisait sauter et battre des mains, et danser, et tourner, et rugir comme un lion. Quand je sortais et que je voyais la foule affairée se presser dans les rues ou au théâtre, quand j'entendais les sons de la musique, quand je regardais les danseurs, je ressentais des transports si joyeux, que j'étais tenté de me précipiter au milieu d'eux et d'arracher leurs membres pièce à pièce, et de hurler avec les instruments. Mais alors, je grinçais des dents, je frappais du pied sur le plancher, j'enfonçais mes ongles aigus dans mes mains, je maîtrisais la folie et personne ne se doutait encore que j'étais un fou.
«Je me rappelle... quoique ce soit une des dernières choses que je puisse me rappeler... car maintenant je mêle mes rêves avec les faits réels, et j'ai tant de choses à faire ici et je sais si pressé que je n'ai pas le temps de mettre un peu d'ordre dans cette étrange confusion... je me rappelle comment cela éclata à la fin. Ha! ha! il me semble que je vois encore leurs regards effrayés! Avec quelle facilité je les rejetai loin de moi; comme je meurtrissais leur visage avec mes poings fermés, et comme je m'enfuis avec la vitesse du vent, les laissant huer et crier bien loin derrière moi. La force d'un géant renaît en moi, lorsque j'y pense. Là! voyez comme cette barre de fer ploie sous mon étreinte furieuse! Je pourrais la briser comme un roseau; mais il y a ici de longues galeries, avec beaucoup de portes, je crois que je ne pourrais pas y trouver mon chemin, et même si je pouvais le trouver, il y a en bas des grilles de fer qu'ils tiennent soigneusement fermées, car ils savent quel fou malin j'ai été, et ils sont fiers de m'avoir pour me montrer aux visiteurs.
«Voyons... oui c'est cela... j'étais allé dehors; la nuit était avancée quand je rentrai à la maison, et je trouvai le plus orgueilleux des trois orgueilleux frères, qui m'attendait pour me voir. Affaire pressante disait-il: je me le rappelle bien. Je haïssais cet homme avec toute la haine d'un fou; souvent, bien souvent, mes mains avaient brûlé de le mettre en pièces. On m'apprit qu'il était là; je montai rapidement l'escalier. Il avait un mot à me dire; je renvoyai les domestiques.
«Il était tard et nous étions seuls ensemble, pour la première fois!
«D'abord je détournai soigneusement les yeux de dessus lui, car je savais, ce qu'il n'imaginait guère, et je me glorifiais de le savoir... que le feu de la folie brillait dans mes yeux comme une fournaise.—Nous restâmes assis en silence pendant quelques minutes. Il parla à la fin. Mes dissipations récentes et d'étranges remarques, faites aussitôt après la mort de sa sœur, étaient une insulte à sa mémoire. Rassemblant beaucoup de circonstances qui avaient d'abord échappé à ses observations, il pensait que je n'avais pas bien traité la défunte, il désirait savoir s'il devait en conclura que je voulais jeter quelques reproches sur elle, et manquer de respect dû à sa famille. Il devait à l'uniforme qu'il portait de me demander cette explication.
«Cet homme avait une commission dans l'armée; une commission achetée avec mon argent, avec la misère de sa sœur! C'était lui qui avait été le plus acharné dans le complot pour m'enlacer et pour s'approprier ma fortune. C'était pour lui surtout, et par lui, que sa sœur avait été forcée de m'épouser, quoiqu'il sut bien qu'elle avait donné son cœur à ce jeune homme sentimental.—Il devait à son uniforme!—Son uniforme! La livrée de sa dégradation! Je tournai mes yeux vers lui, je ne pus pas m'en empêcher, mais je ne dis pas un mot.
«Je vis le changement soudain que mon regard produisit dans sa contenance. C'était un homme hardi, et pourtant son visage devint blafard. Il recula sa chaise, je rapprochai la mienne plus près de lui, et comme je me mis à rire (j'étais très-gai alors), je le vis tressaillir. Je sentis que la folie s'emparait de moi: lui, il avait peur.
«Vous aimiez beaucoup votre sœur quand elle vivait, lui dis-je. Vous l'aimiez beaucoup?»
«Il regarda avec inquiétude autour de lui, et je vis que sa main droite serrait le dos de sa chaise; cependant il ne répondit rien.
«Misérable! m'écriai-je, je vous ai deviné! J'ai découvert votre complot infernal contre moi. Je sais que son cœur était avec un autre lorsque vous l'avez forcée de m'épouser. Je le sais, je le sais!»
«Il se leva brusquement, brandit sa chaise devant lui et me cria de reculer; car je m'étais approché de lui, tout en parlant.
«Je hurlais plutôt que je ne parlais, et je sentais bouillonner dans mes veines le tumulte des passions; j'entendais le vieux chuchotement des esprits qui me défiaient d'arracher son cœur.
«Damnation! m'écriai-je en me précipitant sur lui. J'ai tué ta sœur! Je suis fou! Mort! Mort! Du sang, du sang! J'aurai ton sang!»
«Je détournai la chaise, qu'il me lança dans sa terreur; je l'empoignai corps à corps, et nous roulâmes tous les deux sur le plancher.
«Ce fut une belle lutte, car il était grand et fort; il combattait pour sa vie, et moi j'étais un fou puissant, altéré de vengeance. Je savais qu'aucune force humaine ne pouvait égaler la mienne, et j'avais raison, raison, raison! quoique fou! Sa résistance s'affaiblit; je m'agenouillai sur sa poitrine, je serrai fortement avec mes deux mains son cou musculeux; son visage devint violet, les yeux lui sortaient de la tête, et il tirait la langue comme s'il voulait se moquer. Je serrais toujours plus fort.
«Tout à coup la porte s'ouvrit avec un grand bruit; beaucoup de gens se précipitèrent dans la chambre en criant: «Arrêtez le fou! Mon secret était découvert; il fallait lutter maintenant pour la liberté; je fus sur mes pieds avant que personne pût me saisir; je m'élançai parmi les assaillants, et je m'ouvris un passage d'un bras vigoureux. Ils tombaient tous devant moi comme si je les avais frappés avec une massue. Je gagnai la porte, je sautai par-dessus la rampe; en un instant j'étais dans la rue.
«Je courus devant moi, droit et roide, et personne n'osait m'arrêter. J'entendais le bruit des pas derrière moi, et je redoublais de vitesse. Ce bruit devenait de plus en plus faible, à mesure que je m'éloignais, et enfin il s'éteignit entièrement. Moi, je bondissais toujours par-dessus les ruisseaux et les mares, par-dessus les murs et les fossés, en poussant des cris sauvages, qui déchiraient les airs et qui étaient répétés par les êtres étranges dont j'étais entouré. Les démons m'emportaient dans leurs bras, au milieu d'un ouragan qui renversait en passant les haies et les arbres; ils m'emportaient en tourbillonnant, et je ne voyais plus rien autour de moi, tant j'étais étourdi par la fracas et la rapidité de leur course. A la fin, ils me lancèrent loin d'eux, et je tombai pesamment sur la terre.
«Quand je me réveillai, je me trouvai ici... ici dans
cette gaie
cellule, ou les rayons du soleil viennent rarement, où les
rayons de la
lune, quand ils s'y glissent, ne servent qu'à me faire mieux
voir les
ombres menaçantes qui m'entourent, et cette figure silencieuse,
toujours
debout dans ce coin. Quand je suis éveillé, je puis
entendre quelquefois
des cris étranges, des gémissements affreux, qui
retentissent dans ces
grands bâtiments antiques. Ce que c'est, je l'ignore; mais ils ne
viennent pas de cette pâle figure et n'ont aucun rapport avec
elle, car
depuis les premières ombres du crépuscule jusqu'aux
lueurs matinales de
l'aurore, elle reste immobile à la même place,
écoutant l'harmonie de
mes chaînes de fer, et contemplant mes gambades sur mon lit de
paille.»
A la fin du manuscrit la note suivante était écrite d'une autre main.
«L'infortuné dont on vient de lire les rêveries
est un triste exemple du
résultat que peuvent avoir des passions effrénées
et des excès
prolongés, jusqu'à ce que leurs conséquences
deviennent irréparables. La
dissipation, les débauches répétées de sa
jeunesse, amenèrent la fièvre
et le délire. Le premier effet de celui-ci fut, l'étrange
illusion par
laquelle il se persuada qu'une folie héréditaire existait
dans sa
famille. Cette idée, fondée sur une théorie
médicale bien connue, mais
contestée aussi vivement qu'elle est appuyée, produisit
chez lui une
humeur atrabilaire qui, avec le temps, dégénéra en
folie, et se termina
enfin par la fureur. J'ai lieu de croire que les
événements racontés par
lui sont réellement arrivés, quoiqu'ils aient
été défigurés par son
imagination malade. Ce qui doit étonner davantage ceux qui ont
eu
connaissance des vices de sa jeunesse, c'est que ses passions,
lorsqu'elles n'ont plus été contrôlées par
la raison, ne l'aient point
poussé à commettre des crimes encore plus
effroyables.»
La chandelle de M. Pickwick s'enfonçait dans la bobèche, précisément au moment où il achevait de lire le manuscrit du vieil ecclésiastique; et comme la lumière s'éteignit tout d'un coup, sans même avoir vacillé, l'obscurité soudaine fit une impression profonde sur ses nerfs déjà excités. Il tressaillit et ses dents claquèrent de terreur. Otant donc avec vivacité les vêtements qu'il avait mis pour se relever, il jeta autour de la chambre un regard craintif et se fourra promptement entre ses draps, où il ne tarda pas à s'endormir.
Lorsqu'il se réveilla, le soleil faisait resplendir tous les objets dans sa chambre et la matinée était déjà avancée. La tristesse qui l'avait accablé le soir précédant s'était dissipée avec les ombres qui obscurcissaient le paysage; toutes ses pensées, toutes ses sensations étaient aussi gaies et aussi gracieuses que le matin lui-même. Après un solide déjeuner, les quatre philosophes, suivis par un homme qui portait la pierre dans sa boîte de sapin, se dirigèrent à pied vers Gravesend, où leur bagage avait été expédié de Rochester. Ils atteignirent Gravesend vers une heure, et ayant été assez heureux pour trouver des places sur l'impériale de la voiture de Londres, ils y arrivèrent, sains et saufs, dans la soirée.
Trois ou quatre jours subséquents furent remplis par les préparatifs nécessaires pour leur voyage au bourg d'Eatanswill; mais comme cette importante entreprise exige un chapitre séparé, nous emploierons le petit nombre de lignes qui nous restent à raconter, avec une grande brièveté, l'histoire de l'antiquité rapportée par M. Pickwick.
Il résulte des mémoires du club, que M. Pickwick parla sur sa découverte, dans une réunion générale qui eut lieu le lendemain de son arrivée, et promena l'esprit charmé de ses auditeurs sur une multitude de spéculations ingénieuses et érudites, concernant le sens de l'inscription. Il paraît aussi qu'un artiste habile en exécuta le dessin, qui fut gravé sur pierre et présenté à la Société royale des antiquaires de Londres et aux autres sociétés savantes; que des jalousies et des rivalités sans nombre naquirent des opinions émises à ce sujet; que M. Pickwick lui-même écrivit un pamphlet de quatre-vingt-seize pages, en très-petits caractères, où l'on trouvait vingt-sept versions différentes de l'inscription; que trois vieux gentlemen, dont les fils ainés avaient osé mettre en doute son antiquité, les privèrent de leur succession, et qu'un individu enthousiaste fit ouvrir prématurément la sienne, par désespoir de n'en avoir pu sonder la profondeur; que M. Pickwick fut élu membre de dix-sept sociétés savantes, tant nationales qu'étrangères, pour avoir fait cette découverte; qu'aucune des dix-sept sociétés savantes ne put en tirer la moindre chose, mais que toutes les dix-sept s'accordèrent pour reconnaître que rien n'était plus curieux.
Il est vrai que M. Blotton, et son nom sera dévoué au mépris éternel de tous ceux qui cultivent le mystérieux et le sublime; M. Blotton, disons-nous, vétilleux et méfiant, comme le sont les esprits vulgaires, se permit de considérer la chose sous un point de vue aussi dégradant que ridicule. M. Blotton, dans le vil dessein de ternir le nom éclatant de Pickwick, entreprit en personne le voyage de Cobham. A son retour, il déclara ironiquement au club, qu'il avait vu l'homme dont la pierre avait été achetée; que cet individu la croyait ancienne, mais qu'il niait solennellement l'ancienneté de l'inscription, et assurait avoir gravé lui-même, dans un instant de désœuvrement, ces lettres grossières, qui signifiaient tout bonnement: Bill Stumps, sa marque. M. Blotton ajoutait que M. Stumps ayant peu l'habitude de la composition, et se laissant guider par le son des mots plutôt que par les règles sévères de l'orthographe, n'avait mis qu'un l à la fin de son prénom, et avait remplacé par un k les lettres qu et e du nom marque.
Les illustres membres du Pickwick-Club, comme on pouvait l'attendre d'une société aussi savante, reçurent cette histoire avec le mépris qu'elle méritait, chassèrent de leur sein l'ignorant et présomptueux Blotton, et votèrent à M. Pickwick une paire de besicles en or, comme un gage de leur admiration et de leur confiance. Pour reconnaître cette marque d'approbation, M. Pickwick se fit peindre en pied, et fit suspendre son portrait dans la salle de réunion du club, portrait que, par parenthèse, il n'eut aucune envie de voir disparaître lorsqu'il fut moins jeune qu'on ne l'y représentait.
M. Blotton était expulsé, mais il ne se tenait pas pour battu. Il adressa aux dix-sept sociétés savantes un pamphlet dans lequel il répétait l'histoire qu'il avait émise, et laissait apercevoir assez clairement qu'il regardait comme des gobe-mouches les membres des dix-sept sociétés susdites.
A cette proposition malsonnante, les dix-sept sociétés furent remplies d'indignation. Il parut plusieurs pamphlets nouveaux. Les sociétés savantes étrangères correspondirent avec les sociétés savantes nationales; les sociétés savantes nationales traduisirent en anglais les pamphlets des sociétés savantes étrangères; les sociétés savantes étrangères traduisirent dans toutes sortes de langages les pamphlets des sociétés savantes nationales, et ainsi, commença cette lutte scientifique, si connue de tout l'univers sous le nom de Controverse pickwickienne.
Cependant les efforts calomnieux destinés à perdre M.
Pickwick
retombèrent sur la tête de leur méprisable auteur.
Les dix-sept sociétés
savantes votèrent unanimement que le présomptueux Blotton
n'était qu'un
tatillon ignorant, et écrivirent contre lui des opuscules sans
nombre;
enfin la pierre elle-même subsiste encore aujourd'hui, monument
illisible de la grandeur de M. Pickwick et de la petitesse de ses
détracteurs.
CHAPITRE XII.
Qui contient une très-importante détermination de M. Pickwick, laquelle fait époque dans sa vie non moins que dans cette véridique histoire.
Quoique l'appartement de M. Pickwick dans la rue Goswell fût d'une étendue restreinte, il était propre et confortable, et surtout en parfaite harmonie avec son génie observateur. Son parloir était au rez-de-chaussée sur le devant, sa chambre à coucher sur le devant, au premier étage; et ainsi, soit qu'il fût assis à son bureau, soit qu'il se tînt debout devant son miroir à barbe, il pouvait également contempler toutes les phases de la nature humaine dans la rue Goswell, qui est presque aussi populeuse que populaire. Son hôtesse, Mme Bardell, veuve et seule exécutrice testamentaire d'un douanier, était une femme grassouillette, aux manières affairées, à la physionomie avenante. A ces avantages physiques, elle joignait de précieuses qualités morales: par une heureuse étude, par une longue pratique, elle avait converti en un talent exquis le don particulier qu'elle avait reçu de la nature pour tout ce qui concernait la cuisine. Il n'y avait dans la maison ni bambins, ni volatiles, ni domestiques. Un grand homme et un petit garçon en complétaient le personnel. Le premier était notre héros, le second une production de Mme Bardell. Le grand homme était rentré chaque soir précisément à dix heures, et peu de temps après il se condensait dans un petit lit français, placé dans un étroit parloir sur le derrière. Quant au jeune master Bardell, ses yeux enfantins et ses exercices gymnastiques étaient soigneusement restreints aux trottoirs et aux ruisseaux du voisinage. La propreté, la tranquillité régnaient donc dans tout l'édifice, et la volonté de M. Pickwick y faisait loi.
La veille du départ projeté pour Eatanswill, vers le milieu de la matinée, la conduite de notre philosophe devait paraître singulièrement mystérieuse et inexplicable, pour quiconque connaissait son admirable égalité d'esprit et l'économie domestique de son établissement. Il se promenait dans sa chambre d'un pas précipité. De trois minutes en trois minutes, il mettait la tête à la fenêtre, il regardait constamment à sa montre et laissait échapper divers autres symptômes d'impatience, fort extraordinaires chez lui. Il était évident qu'il y avait en l'air quelque chose d'une grande importance; mais ce que ce pouvait être, Mme Bardell elle-même n'avait pas été capable de le deviner.
«Madame Bardell? dit à la fin M. Pickwick, lorsque cette aimable dame fut sur le point de terminer l'époussetage, longtemps prolongé, de sa chambre.
—Monsieur? répondit Mme Bardell.
—Votre petit garçon est bien longtemps dehors.
—Vraiment, monsieur, c'est qu'il y a une bonne course d'ici au Borough.
—Ah! cela est juste,» repartit M. Pickwick, et il retomba dans le silence.
Mme Bardell recommença à épousseter avec le même soin.
«Madame Bardell? reprit M. Pickwick au bout de quelques minutes.
—Monsieur?
—Pensez-vous que la dépense soit beaucoup plus grande pour deux personnes que pour une seule?
—Là! monsieur Pickwick! répliqua Mme Bardell en rougissant jusqu'à la garniture de son bonnet, car elle croyait avoir aperçu dans les yeux de son locataire un certain clignotement matrimonial. Là! monsieur Pickwick, quelle question!
—Hé bien! qu'en pensez-vous?
—Cela dépend! repartit Mme Bardell en approchant son plumeau près du coude de M. Pickwick; cela dépend beaucoup de la personne, vous savez, monsieur Pickwick; et si c'est une personne soigneuse et économe.
—Cela est très-vrai; mais la personne que j'ai en vue (ici il regarda fixement Mme Bardell) possède, je pense, ces qualités. Elle a de plus une grande connaissance du monde, et beaucoup de finesse, madame Bardell. Cela me sera infiniment utile.
—Là! monsieur Pickwick! murmura Mme Bardell, en rougissant de nouveau.
—J'en suis persuadé! continua le philosophe avec une énergie toujours croissante, comme c'était son habitude quand il pariait sur un sujet intéressant; j'en suis persuadé, et pour vous dire la vérité, madame Bardell, c'est un parti pris.
—Seigneur Dieu! s'écria Mme Bardell.
—Vous trouverez peut-être étrange, poursuivit l'aimable M. Pickwick, en jetant à sa compagne un regard de bonne humeur; vous trouverez peut-être étrange que je ne vous aie pas consultée à ce sujet, et que je ne vous en aie même jamais parlé, jusqu'au moment où j'ai envoyé votre petit garçon dehors?»
Mme Bardell ne put répondre que par un regard. Elle avait longtemps adoré M. Pickwick comme une divinité dont il ne lui était pas permis d'approcher, et voilà que tout d'un coup la divinité descendait de son piédestal et la prenait dans ses bras. M. Pickwick lui faisait des propositions directement, par suite d'un plan délibéré, car il avait envoyé son petit garçon au Borough pour rester seul avec elle. Quelle délicatesse! quelle attention!
«Hé bien! dit le philosophe, qu'en pensez-vous?
—Ah! monsieur Pickwick! répondit Mme Bardell toute tremblante d'émotion, vous êtes vraiment bien bon, monsieur!
—Cela vous épargnera beaucoup de peines, n'est-il pas vrai?
—Oh! je n'ai jamais pensé à la peine, et naturellement j'en prendrai plus que jamais pour vous plaire. Mais vous êtes si bon, monsieur Pickwick, d'avoir songé à ma solitude.
—Ah! certainement. Je n'avais pas pensé à cela.... Quand je serai en ville, vous aurez toujours quelqu'un pour causer avec vous. C'est, ma foi, vrai.
—Il est sûr que je dois me regarder comme une femme bien heureuse!
—Et votre fils?
—Que Dieu bénisse le cher petit! interrompit Mme Bardell avec des transports maternels.
—Lui aussi aura un compagnon, poursuivit M. Pickwick en souriant gracieusement; un joyeux compagnon qui, j'en suis sûr, lui enseignera plus de tours, en une semaine, qu'il n'en aurait appris tout seul en un an.
—Oh! cher, excellent homme!» murmura Mme Bardell.
M. Pickwick tressaillit.
«Oh! cher et tendre ami!» Et sans plus de cérémonies, la dame se leva de sa chaise et jeta ses bras au cou de M. Pickwick, avec un déluge de pleurs et une tempête de sanglots.
«Le ciel me protège! s'écria M. Pickwick plein d'étonnement; madame Bardell! ma bonne dame! Bonté divine, quelle situation! Faites attention, je vous en prie! Laissez-moi, madame Bardell, si quelqu'un venait!
—Eh! que m'importe? répondit Mme Bardell avec égarement; je ne vous quitterai jamais! Cher homme! excellent cœur! Et en prononçant ces paroles elle s'attachait à M. Pickwick aussi fortement que la vigne à l'ormeau.
—Le Seigneur ait pitié de moi! dit M. Pickwick en se débattant de toutes ses forces; j'entends du monde sur l'escalier. Laissez-moi, ma bonne dame; je vous en supplie, laissez-moi!»
Mais les prières, les remontrances étaient également inutiles, car la dame s'était évanouie dans les bras du philosophe, et avant qu'il eût eu le temps de la déposer sur une chaise, master Bardell introduisit dans la chambre MM. Tupman, Winkle et Snodgrass.
M. Pickwick demeura pétrifié. Il était debout, avec son aimable fardeau dans ses bras, et il regardait ses amis d'un air hébété, sans leur faire un signe d'amitié, sans songer à leur donner une explication. Eux, à leur tour, le considéraient avec étonnement, et master Bardell, plein d'inquiétude, examinait tout le monde, sans savoir ce que cela voulait dire.
La surprise des pickwickiens était si étourdissante, et la perplexité de M. Pickwick si terrible, qu'ils auraient pu demeurer exactement dans la même situation relative jusqu'à ce que la dame évanouie eut repris ses sens, si son tendre fils n'avait précipité le dénoûment par une belle et touchante ébullition d'affection filiale. Ce jeune enfant, vêtu d'un costume de velours rayé, orné de gros boutons de cuivre, était d'abord demeuré, incertain et confus, sur le pas de la porte; mais, par degrés, l'idée que sa mère avait souffert quelque dommage personnel s'empara de son esprit à demi-développé. Considérant M. Pickwick comme l'agresseur, il poussa un cri sauvage, et se précipitant tête baissée, il commença à assaillir cet immortel gentleman aux environs du dos et des jambes, le pinçant et le frappant aussi vigoureusement que le lui permettaient la force de son bras et la violence de son emportement.
«Otez-moi ce petit coquin! s'écria M. Pickwick dans une agonie de désespoir; il est enragé!
—Qu'est-il donc arrivé? demandèrent les trois pickwickiens stupéfaits.
—Je n'en sais rien, répondit le Mentor avec dépit; ôtez-moi cet enfant!»
M. Winkle porta à l'autre bout de l'appartement l'intéressant garçon, qui criait et se débattait de toutes ses forces.
«Maintenant, poursuivit M. Pickwick, aidez-moi à faire descendre cette femme.
—Ah! je suis mieux maintenant, soupira faiblement Mme Bardell.
—Permettez-moi de vous offrir mon bras, dit M. Tupman, toujours galant.
—Merci, monsieur, merci!» s'écria la dame d'une voix hystérique, et elle fut conduite en bas, accompagnée de son affectionné fils.
—Je ne puis concevoir, reprit M. Pickwick quand ses amis furent revenus, je ne puis concevoir ce qui est arrivé à cette femme. Je venais simplement de lui annoncer que je vais prendre un domestique, lorsqu'elle est tombée dans le singulier paroxysme où vous l'avez trouvée. C'est fort extraordinaire!
—Il est vrai, dirent ses trois amis.
—Elle m'a placé dans une situation bien embarrassante, continua le philosophe.
—Il est vrai,» répétèrent ses disciples, en toussant légèrement et en se regardant l'un l'autre d'un air dubitatif.
Cette conduite n'échappa pas à M. Pickwick. Il remarqua leur incrédulité; son innocence était évidemment soupçonnée.
Après quelques instants de silence, M. Tupman prit la parole et dit:
«Il y a un homme en bas, dans le vestibule.
—C'est celui dont je vous ai parlé, répliqua M. Pickwick; je l'ai envoyé chercher au bourg. Ayez la bonté de le faire monter, Snodgrass.»
M. Snodgrass exécuta cette commission, et M. Samuel Weller se présenta immédiatement.
«Ha! ha! vous me reconnaissez, je suppose? lui dit M. Pickwick.
—Un peu! répliqua Sam avec un clin d'œil protecteur. Drôle de gaillard, celui-là! Trop malin pour vous, hein? il vous a légèrement enfoncé, n'est-ce pas?
—Il ne s'agit point de cela maintenant, reprit vivement le philosophe; j'ai à vous parler d'autre chose. Asseyez-vous.
—Merci, monsieur, répondit Sam, et il s'assit sans autre cérémonie, ayant préalablement déposé son vieux chapeau blanc sur le carré. Ça n'est pas fameux, disait-il en parlant de son couvre-chef, et en souriant agréablement aux pickwickiens assemblés, mais c'est étonnant à l'user. Quand il avait des bords, c'était un beau bolivar; depuis qu'il n'en a plus, il est plus léger; c'est quelque chose: et puis chaque trou laisse entrer de l'air; c'est encore quelque chose. J'appelle ça un feutre ventilateur.
—Maintenant, reprit M. Pickwick, il s'agit de l'affaire pour laquelle je vous ai envoyé chercher, avec l'assentiment de ces messieurs.
—C'est ça, monsieur, accouchons, comme dit c't autre à son enfant qui avait avalé un liard.
—Nous désirons savoir, en premier lieu, si vous avez quelque raison d'être mécontent de votre condition présente.
—Avant de satisfaire cette question ici, je désirerais savoir, en premier lieu, si vous en avez une meilleure à me donner.»
Un rayon de calme bienveillance illumina les traits de M. Pickwick lorsqu'il répondit: «J'ai quelque envie de vous prendre à mon service.
—Vrai?» demanda Sam.
M. Pickwick fit un geste affirmatif.
—Gages?
—Douze guinées par an.
—Habits?
—Deux habillements.
—L'ouvrage?
—Me servir et voyager avec moi et ces gentlemen.
—Otez l'écriteau! s'écria Sam avec emphase. Je suis loué à un gentleman seul, et le terme est convenu.
—Vous acceptez ma proposition?
—Certainement. Si les habits me prennent la taille moitié aussi bien que la place, ça ira.
—Naturellement, vous pouvez fournir de bons certificats?
—Demandez à l'hôtesse du Blanc-Cerf, elle vous dira ça, monsieur.
—Pouvez-vous venir ce soir?
—Je vas endosser l'habit à l'instant même, s'il est ici, s'écria Sam avec une grande allégresse.
—Revenez ce soir, à huit heures, répondit M. Pickwick, et si les renseignements sont satisfaisants, nous verrons à vous faire habiller.»
Sauf une aimable indiscrétion, dont s'était en même temps rendue coupable une des servantes de l'hôtel, la conduite de M. Weller avait toujours été très-méritoire. M. Pickwick n'hésita donc pas à le prendre à son service, et avec la promptitude et l'énergie qui caractérisaient non seulement la conduite publique, mais toutes les actions privées de cet homme extraordinaire, il conduisit immédiatement son nouveau serviteur dans un de ces commodes emporiums, où l'on peut se procurer des habits confectionnés ou d'occasion, et où l'on se dispense de la formalité inconnue de prendre mesure. Avant la chute du jour, M. Weller était revêtu d'un habit gris avec des boutons P.C., d'un chapeau noir avec une cocarde, d'un gilet rayé, de culottes et de guêtres, et d'une quantité d'autres objets trop nombreux pour que nous prenions la peine de les récapituler.
Lorsque, le lendemain matin, cet individu, si soudainement
transformé,
prit sa place à l'extérieur de la voiture d'Eatanswill:
«Ma foi, se
dit-il, je ne sais point si je vas être un valet de pied, ou un
groom,
ou un garde-chasse; j'ai la philosomie mitoyenne entre tout ça;
mais
c'est égal, ça va me changer d'air; y'a du pays à
voir, et pas
grand'chose à faire, ça va fameusement à ma
maladie: ainsi donc vive
Pickwick, que je dis!»
CHAPITRE XIII.
Notice sur Eatanswill, sur les partis qui le divisent, et sur l'élection d'un membre du parlement par ce bourg ancien, loyal et patriote.
Nous confessons franchement que nous n'avions jamais entendu parler d'Eatanswill, jusqu'au moment où nous nous sommes plongé dans les volumineux papiers du Pickwick-Club. Nous reconnaissons, avec une égale candeur, que nous avons cherché en vain des preuves de l'existence actuelle de cet endroit. Sachant bien quelle profonde confiance on doit placer dans toutes les notes de M. Pickwick, et ne nous permettant pas d'opposer nos souvenirs aux énonciations de ce grand homme, nous avons consulté, relativement à ce sujet, toutes les autorités auxquelles il nous a été possible de recourir. Nous avons examiné tous les noms contenus dans les tables A et B16, sans trouver celui d'Eatanswill; nous avons minutieusement collationné toutes les cartes des comtés, publiées, dans l'intérêt de la science, par nos plus distingués éditeurs, et le même résultat a suivi nos investigations.
Nous avons donc été conduit à supposer que, dans la crainte obligeante de blesser quelqu'un, et par un sentiment de délicatesse dont M. Pickwick était si éminemment doué, il avait, de propos délibéré, substitué un nom fictif au nom réel de l'endroit où il avait fait ses observations. Nous sommes confirmé dans cette opinion par une circonstance qui peut sembler légère et frivole en elle-même, mais qui, considérée sous ce point de vue, n'est point indigne d'être notée. Dans le mémorandum de M. Pickwick, nous pouvons encore découvrir que sa place et celles de ses disciples furent retenues dans la voiture de Norwich; mais cette note fut ensuite rayée, apparemment pour ne point indiquer dans quelle direction est situé le bourg dont il s'agit. Nous ne hasarderons donc point de conjectures à ce sujet, et nous allons poursuivre notre histoire sans autre digression.
Il paraît que les habitants d'Eatanswill, comme ceux de beaucoup d'autres petits endroits, se croyaient d'une grande, d'une immense importance dans l'État; et chaque individu ayant la conscience du poids attaché à son exemple, se faisait une obligation de s'unir corps et âme à l'un des deux grands partis qui divisaient la cité, les bleus et les jaunes. Or, les bleus ne laissaient échapper aucune occasion de contrecarrer les jaunes, et les jaunes ne laissaient échapper aucune occasion de contrecarrer les bleus; de sorte que quand les jaunes et les bleus se trouvaient face à face dans quelque réunion publique, à l'hôtel de ville, dans une foire, dans un marché, des gros mots et des disputes s'élevaient entre eux. Il est superflu d'ajouter que dans Eatanswill toutes choses devenaient une question de parti. Si les jaunes proposaient de recouvrir la place du marché, les bleus tenaient des assemblées publiques où ils démolissaient cette mesure. Si les bleus proposaient d'ériger une nouvelle pompe dans la grande rue, les jaunes se levaient comme un seul homme et déblatéraient contre une aussi infâme motion. Il y avait des boutiques bleues et des boutiques jaunes, des auberges bleues et des auberges jaunes; il y avait une aile bleue et une aile jaune dans l'église elle-même.
Chacun de ces puissants partis devait nécessairement avoir un organe avoué, et, en effet, il paraissait deux feuilles publiques dans la ville, la Gazette d'Eatanswill et l'Indépendant d'Eatanswill. La première soutenait les principes bleus, le second se posait sur un terrain décidément jaune. C'étaient d'admirables journaux. Quels beaux articles politiques! quelle polémique spirituelle et courageuse. «La Gazette, notre ignoble antagoniste....—L'Indépendant, ce méprisable et dégoûtant journal....—La Gazette, cette feuille menteuse et ordurière....—L'Indépendant, ce vil et scandaleux calomniateur....» Telles étaient les récriminations intéressantes qui assaisonnaient les colonnes de chaque numéro, et qui excitaient dans le sein des habitants de l'endroit les sentiments les plus chaleureux de plaisir ou d'indignation.
M. Pickwick, avec sa prévoyance et sa sagacité ordinaires, avait choisi, pour visiter ce bourg, une époque singulièrement remarquable. Jamais il n'y avait eu une telle lutte. L'honorable Samuel Slumkey, de Slumkey-Hall17, était le candidat bleu; Horatio Fizkin, esquire, de Fizkin-Loge, près d'Eatanswill, avait cédé aux instances de ses amis, et s'était laissé porter pour soutenir les intérêts jaunes. La Gazette avertit les électeurs d'Eatanswill que les regards, non-seulement de l'Angleterre, mais du monde civilisé tout entier, étaient fixés sur eux. L'Indépendant demanda d'un ton péremptoire si les électeurs d'Eatanswill méritaient encore la renommée qu'ils avaient acquise d'être de grands, de généreux citoyens, ou s'ils étaient devenus de serviles instruments du despotisme, indignes également du nom d'Anglais et des bienfaits de la liberté. Jamais une commotion aussi profonde n'avait encore ébranlé la ville.
La soirée était avancée quand M. Pickwick et ses compagnons, assistés par Sam Weller, quittèrent l'impériale de la voiture d'Eatanswill. De grands drapeaux bleus flottaient aux fenêtres de l'auberge des Armes de la ville, et des écriteaux, placés derrière les vitres, indiquaient en caractères gigantesques que le comité de l'honorable Samuel Slumkey, y tenait ses séances. Un groupe de flâneurs, assemblés devant la porte de l'auberge, regardaient un homme enroué, placé sur le balcon de l'auberge, et qui paraissait parler en faveur de M. Samuel Slumkey, avec tant de chaleur que son visage en devenait tout rouge. Mais la force et la beauté de ses arguments étaient légèrement infirmées par le roulement perpétuel de quatre énormes tambours, posés au coin de la rue par le comité de M. Fizkin. Quoi qu'il en soit, un petit homme affairé, qui se tenait auprès de l'orateur, ôtait de temps en temps son chapeau et faisait signe à la foule d'applaudir. La foule applaudissait alors régulièrement et avec beaucoup d'enthousiasme; et comme l'homme enroué allait toujours parlant, quoique son visage devint de plus en plus rouge, on pouvait croire que son but était atteint, aussi bien que si l'on avait pu l'entendre.
Aussitôt que les pickwickiens furent descendus de leur voiture, ils se virent entourés par une partie de la populace, qui, sur-le-champ, poussa trois acclamations assourdissantes. Ces acclamations, répétées par le rassemblement principal (car la foule n'a nullement besoin de savoir pourquoi elle crie), s'enflèrent en un rugissement de triomphe si effroyable, que l'homme au rouge visage en resta court sur son balcon.
«Hourra! hurla le peuple pour terminer.
—Encore une acclamation! s'écria le petit homme affairé sur le balcon.» Et la multitude de rugir aussitôt, comme si elle avait eu un larynx de fonte et des poumons d'acier trempé.
«Vive Slumkey! beugla la multitude.
—Vive Slumkey! répéta M. Pickwick en ôtant son chapeau.
—A bas Fizkin! vociféra la foule.
—Oui, assurément! s'écria M. Pickwick.
—Hourra!» Et alors un autre rugissement s'éleva, semblable à celui de toute une ménagerie quand l'éléphant a sonné l'heure du repas.
«Quel est ce Slumkey? demanda tout bas M. Tupman.
—Je n'en sais rien, reprit M. Pickwick sur le même ton. Silence! ne faites point de question. Dans ces occasions, il faut faire comme la foule.
—Mais supposez qu'il y ait deux partis, fit observer M. Snodgrass.
—Criez avec les plus forts.» répliqua M. Pickwick.
Des volumes n'auraient pu en dire davantage.
Ils entrèrent dans la maison, la populace s'ouvrant à droite et à gauche pour les laisser passer et poussant des acclamations bruyantes. Ce qu'il y avait à faire, en premier lieu, c'était de s'assurer un logement pour la nuit.
«Pouvons-nous avoir des lits ici? demanda M. Pickwick au garçon.
—Je n'en sais rien, m'sieu. J'ai peur qu'ils ne soient tous pris, m'sieu. Je vais m'informer, m'sieu.»
Il s'éloigna, mais revenant aussitôt, demanda si les gentlemen étaient bleus.
Comme M. Pickwick et ses compagnons ne prenaient guère d'intérêt à la cause des candidats, la question était difficile à résoudre. Dans ce dilemme, M. Pickwick pensa à son nouvel ami, M. Perker.
—Connaissez-vous, dit-il, un gentleman nommé Perker?
—Certainement, m'sieu; l'agent de l'honorable M. Samuel Slumkey.
—Il est bleu, je pense?
—Oh! oui, m'sieu.
—Alors nous sommes bleus,» dit M. Pickwick; mais remarquant que le garçon recevait d'un air dubitatif cette profession de foi accommodante, il lui donna sa carte en lui disant de la remettre sur-le-champ à M. Perker, s'il était dans la maison. Le garçon disparut, mais il reparut bientôt, pria M. Pickwick de le suivre, et le conduisit dans une grande salle, où M. Perker était assis à une longue table, derrière un monceau de livres et de papiers.
«Ha! ha! mon cher monsieur, dit le petit homme en s'avançant pour recevoir M. Pickwick. Très-heureux de vous voir, mon cher monsieur. Asseyez-vous, je vous prie. Ainsi vous avez exécuté votre projet? Vous êtes venu pour assister à l'élection, n'est-ce pas?»
M. Pickwick répondit affirmativement.
«Une élection bien disputée, mon cher monsieur.
—J'en suis charmé, répondit M. Pickwick en se frottant les mains. J'aime à voir cette chaleur patriotique, n'importe pour quel parti: c'est donc une élection disputée?
—Oh! oui, singulièrement. Nous avons retenu toutes les auberges de l'endroit et n'avons laissé à nos adversaires que les boutiques de bière. C'est un coup de maître, mon cher monsieur, qu'en dites-vous?»
Le petit homme, en parlant ainsi, souriait complaisamment et insérait dans ses narines une large prise de tabac.
«Et quel est le résultat probable de l'élection?
—Douteux, mon cher monsieur, douteux jusqu'à présent. Les gens de Fizkin ont trente-trois votante dans les remises du Blanc-Cerf.
—Dans les remises! s'écria M. Pickwick, singulièrement étonné par cet autre coup de maître.
—Ils les y tiennent enfermés jusqu'au moment où ils en auront besoin, afin de nous empêcher, comme vous vous en doutez bien, d'arriver jusqu'à eux. Mais quand même nous pourrions leur parler, cela ne nous servirait pas à grand'chose, car ils les maintiennent exprès constamment gris. Un habile homme, l'agent de Fizkin! Un habile homme, en vérité!»
M. Pickwick ouvrit de grands yeux, mais il ne dit rien.
«Malgré cela, poursuivit M. Perker en baissant la voix, malgré cela, nous avons bonne espérance. Nous avons donné un thé ici, la nuit dernière. Quarante-cinq femmes, mon cher monsieur, et lorsqu'elles sont parties, nous avons offert à chacune d'elles un parasol vert.
—Un parasol! s'écria M. Pickwick.
—Oui, mon cher monsieur, oui, quarante-cinq parasols verts, à sept shillings et six pence la pièce. Toutes les femmes sont coquettes: ces parasols ont produit un effet incroyable; assuré tous les maris et la moitié des frères; enfoncé les bas, la flanelle et toutes ces sortes de choses. Idée de moi, mon cher monsieur, entièrement de moi. Grêle, pluie, soleil, vous ne pouvez pas faire quinze pas dans la ville, sans rencontrer une demi-douzaine de parasols verts.»
Ici le petit avoué se laissa aller à des convulsions de gaieté qui ne furent interrompues que par l'entrée en scène d'un troisième interlocuteur.
C'était un homme long et fluet. Sa tête, d'un roux ardent, paraissait inclinée à devenir chauve; sur son visage se peignaient une importance solennelle, une profondeur incommensurable. Il était revêtu d'une longue redingote brune, d'un gilet et d'un pantalon de drap noir. Un double lorgnon se dandinait sur sa poitrine; sur sa tête il portait un chapeau dont la forme était étonnamment basse et les bords étonnamment larges. Ce nouveau venu fut présenté à M. Pickwick comme M. Pott, éditeur de la Gazette d'Eatanswill.
Après quelques remarques préliminaires, M. Pott se tourna vers M. Pickwick et lui dit avec solennité:
«Cette élection excite un grand intérêt dans la métropole, monsieur.
—Je le pense, répondit M. Pickwick.
—Auquel je puis me flatter, continua M. Pott en regardant M. Perker de manière à faire confirmer ses paroles, auquel je puis me flatter d'avoir contribué en quelque chose par mon article de samedi dernier.
—Sans aucun doute, assura le petit homme.
—Monsieur, poursuivit M. Pott, la presse est un puissant engin.»
M. Pickwick donna un assentiment complet à cette proposition.
«Mais je me flatte, monsieur, que je n'ai jamais abusé de l'énorme pouvoir que je possède. Je me flatte, monsieur, que je n'ai jamais dirigé le noble instrument placé entre mes mains par la Providence, contre le sanctuaire inviolable de la vie privée, contre la réputation des individus, cette fleur tendre et fragile. Je me flatte, monsieur, que j'ai dévoué toute mon énergie à... à des efforts... faibles peut-être, oui, j'en conviens, à de faibles efforts, pour inculquer ces principes que... dont... pour lesquels....»
L'éditeur de la Gazette d'Eatanswill paraissant s'embrouiller, M. Pickwick vint à son secours en lui disant:
«Certainement, monsieur.
—Et permettez-moi de vous demander, monsieur, de vous demander comme à un homme impartial ce que le public de Londres pense de ma polémique avec l'Indépendant?»
M. Perker s'interposa et dit avec un sourire malicieux qui n'était pas tout à fait accidentel:
«Le public de Londres s'y intéresse beaucoup, sans aucun doute.
—Cette polémique, poursuivit le journaliste, sera continuée aussi longtemps qu'il me restera un peu de santé et de force, un peu de ces talents que j'ai reçus de la nature. A cette polémique, monsieur, quoiqu'elle puisse déranger l'esprit des hommes, exaspérer leurs opinions et les rendre incapables de s'occuper des devoirs prosaïques de la vie ordinaire; à cette polémique, monsieur, je consacrerai toute mon existence, jusqu'à ce que j'aie broyé sous mon pied l'Indépendant d'Eatanswill. Je désire, monsieur, que le peuple de Londres, que le peuple de mon pays sache qu'il peut compter sur moi, que je ne l'abandonnerai point, que je suis résolu, monsieur, à demeurer son champion jusqu'à la fin.
—Votre conduite est très-noble, monsieur, s'écria M. Pickwick, et il secoua chaleureusement la main du magnanime éditeur.
—Je m'aperçois, monsieur, répondit celui-ci, tout essoufflé par la véhémence de sa déclaration patriotique; je m'aperçois que vous êtes un homme de sens et de talent. Je suis très-heureux, monsieur, de faire la connaissance d'un tel homme.
—Et moi, monsieur, rétorqua M, Pickwick, je me sens profondément honoré par cette expression de votre opinion. Permettez-moi, monsieur, de vous présenter mes compagnons de voyage, les autres membres correspondants du club que je suis orgueilleux d'avoir fondé.»
M. Pott ayant déclaré qu'il en serait enchanté, M. Pickwick alla chercher ses trois amis, et les présenta formellement à l'éditeur de la Gazette d'Eatanswill.
«Maintenant, mon cher Pott, dit le petit M. Perker, la question est de savoir ce que nous ferons de nos amis ici présents.
—Nous pouvons rester dans cette maison, je suppose? dit M. Pickwick.
—Pas un lit de reste, monsieur, pas un seul lit.
—Extrêmement embarrassant! reprit M. Pickwick.
—Extrêmement, répétèrent ses acolytes.
—J'ai à ce sujet, dit M. Pott, une idée qui, je l'espère, peut être adoptée avec beaucoup de succès. Il y a deux lits au Paon d'argent, et je puis dire hardiment, au nom de Mme Pott, qu'elle sera enchantée de donner l'hospitalité à M. Pickwick et à l'un de ses compagnons, si les deux autres gentlemen et leur domestique consentent à s'arranger de leur mieux au Paon d'argent.»
Après des instances répétées de M. Pott, et des protestations nombreuses de M. Pickwick, qu'il ne pouvait pas consentir à déranger l'aimable épouse de l'éditeur, il fut décidé que c'était là le seul arrangement exécutable; aussi fut-il exécuté. Après avoir dîné ensemble aux Armes de la ville, et être convenus de se réunir le lendemain matin dans le même lieu pour accompagner la procession de l'honorable Samuel Slumkey, nos amis se séparèrent, M. Tupman et M. Snodgrass se retirant au Paon d'argent, M. Pickwick et M. Winkle se réfugiant sous le toit hospitalier de M. Pott.
Le cercle domestique de M. Pott se composait de lui-même et de sa femme. Tous les hommes qu'un puissant génie a élevés à un poste éminent dans le monde, ont ordinairement quelque petite faiblesse, qui n'en paraît que plus remarquable par le contraste qu'elle forme avec leur caractère public. Si M. Pott avait une faiblesse, c'était apparemment d'être un peu trop soumis à la domination légèrement méprisante de son épouse. Cependant noua n'avons pas le droit d'insister sur ce fait, car, dans la circonstance actuelle, toutes les manières les plus engageantes de Mme Pott furent employées à recevoir les deux gentlemen amenés par son mari.
«Chère amie, dit M. Pott, M. Pickwick, M. Pickwick de Londres.»
Mme Pott reçut avec une douceur enchanteresse le serrement de main paternel de M. Pickwick, tandis que M. Winkle, qui n'avait pas été annoncé du tout, salua et se glissa dans un coin obscur.
«Mon cher, dit la dame.
—Chère amie, répondit l'éditeur.
—Présentez l'autre gentleman.
—Je vous demande un million de pardons, dit M. Pott. Permettez-moi.... Madame Pott, monsieur....
—Winkle, dit M. Pickwick.
—Winkle, répéta M. Pott; et la cérémonie de l'introduction fut complète.
—Nous vous devons beaucoup d'excuses, madame, reprit M. Pickwick, pour avoir ainsi troublé vos arrangements domestiques.
—Je vous prie de n'en point parler, monsieur, répliqua avec vivacité la moitié féminine de Pott. C'est, je vous assure, un grand plaisir pour moi d'apercevoir de nouveaux visages, vivant comme je le fais de jour en jour, de semaine en semaine, dans ce triste endroit, et sans voir personne.
—Personne! ma chère? s'écria M. Pott, avec finesse.
—Personne que vous, rétorqua son épouse avec aspérité.
—En effet, monsieur Pickwick, reprit leur hôte pour expliquer les lamentations de sa femme; en effet, nous sommes privés de beaucoup de plaisirs que nous devrions partager. Ma position comme éditeur de la Gazette d'Eatanswill, le rang que cette feuille occupe dans le pays, mon immersion constante dans le tourbillon de la politique....»
Mme Pott interrompit son époux. «Mon cher, dit-elle.
—Chère amie, répondit l'éditeur.
—Je désirerais que vous voulussiez bien trouver un autre sujet de conversation, afin que ces messieurs puissent y prendre quelque intérêt.
—Mais, mon amour, dit M. Pott avec humilité, M. Pickwick y prend grand intérêt.
—C'est fort heureux pour lui! Mais moi je suis lasse, à mourir, de votre politique, de vos querelles avec l'Indépendant, et de toutes ces sottises. Je suis tout à fait étonnée, Pott, que vous donniez ainsi en spectacle vos absurdités.
—Mais, chère amie, murmura le malheureux époux.
—Sottises! ne me parlez pas. Jouez-vous à l'écarté, monsieur?
—Je serai enchanté, madame, d'apprendre avec vous, répondit galamment M. Winkle.
—Eh bien! alors, tirez cette table auprès de la fenêtre, pour que je n'entende plus cette éternelle politique.
—Jane, dit M. Pott à la servante, qui apportait de la lumière, descendez dans le bureau, et montez-moi la collection des gazettes pour l'année 1830. Je vais vous lire, continua-t-il en se tournant vers M. Pickwick, je vais vous lire quelques-uns des articles de fond que j'ai écrits, à cette époque, sur la conspiration des jaunes pour faire nommer un nouveau péager à notre Turnpike. Je me flatte qu'ils vous amuseront.
—Je serai véritablement charmé de vous entendre,» répondit M. Pickwick.
Son vœu fut bientôt exaucé. La servante revint avec une collection de gazettes, et l'éditeur s'étant assis auprès de son hôte, se mit à lire immédiatement.
Nous avons feuilleté le mémorandum de M. Pickwick, dans l'espoir de retrouver au moins un sommaire de ces magnifiques compositions; mais ce fut vainement. Nous avons cependant des raisons de croire que la vigueur et la fraîcheur du style le ravirent entièrement, car M. Winkle a noté que ses yeux, comme par un excès de plaisir, restèrent fermés pendant toute la durée de la lecture.
L'annonce que le souper était servi mit un terme au jeu d'écarté et à la récapitulation des beautés de la Gazette. M. Winkle avait déjà fait des progrès considérables dans les bonnes grâces de Mme Pott. Elle était d'une humeur charmante, et n'hésita pas à l'informer confidentiellement que M. Pickwick était un vieux bonhomme tout à fait aimable. Il y a dans ces expressions une familiarité que ne se serait permise aucun de ceux qui connaissaient intimement l'esprit colossal de ce philosophe. Cependant nous les avons conservées parce qu'elles prouvent d'une manière touchante et convaincante la facilité avec laquelle il gagnait tous les cœurs, et le cas immense que faisaient de lui toutes les classes de la société.
La nuit était avancée, M. Tupman et M. Snodgrass dormaient depuis longtemps sous l'aile du Paon d'argent, lorsque nos deux amis se retirèrent dans leurs chambres. Le sommeil s'empara bientôt de leurs sens, mais, quoiqu'il eût rendu M. Winkle insensible à tous les objets terrestres, le visage et la tournure de l'agréable Mme Pott se présentèrent, pendant longtemps encore, à sa fantaisie excitée.
Le mouvement et le bruit de la matinée suivante étaient suffisants pour chasser de l'imagination la plus romantique toute autre idée que celle de l'élection. Le roulement des tambours, le son des cornes et des trompettes, les cris de la populace, le piétinement des chevaux, retentissaient dans les rues depuis le point du jour; et de temps en temps une escarmouche entre les enfants perdus des deux partis égayait et diversifiait les préparatifs de la cérémonie.
Sam parut à la porte de la chambre à coucher de M. Pickwick, justement comme il terminait sa toilette. Hé! bien, Sam, lui dit-il, tout le monde est en mouvement, aujourd'hui?
«Oh! personne ne caponne, monsieur. Nos particuliers sont rassemblés aux Armes de la ville, et ils ont tant crié déjà qu'ils en sont tout enrouillés.
—Ah! ont-ils l'air dévoué à leur parti, Sam?
—Je n'ai jamais vu de dévouement comme ça, monsieur.
—Énergique, n'est-ce pas?
—Je crois bien. Je n'ai jamais vu boire ni bâfrer si énergiquement. Il pourrait bien en crever quelques-uns, voilà tout.
—Cela vient de la générosité malentendue des bourgeois de cette ville.
—C'est fort probable, répondit Sam d'un ton bref.
—Ha! dit M. Pickwick, en regardant par la fenêtre, de beaux gaillards, bien vigoureux, bien frais.
—Très-frais, pour sûr. Les deux garçons du Paon d'argent et moi, nous avons pompé sur tous les électeurs qui y ont soupé hier.
—Pompé sur des électeurs indépendants!
—Oui, monsieur. Ils ont ronflé cette nuit oùs qu'ils étaient tombés ivres-morts hier soir. Ce matin, nous les avons insinués, l'un après l'autre, sous la pompe, et voilà! Ils sont tous en bon état maintenant. Le comité nous a donné un shilling par tête pour ce service-là!...
—Est-il possible qu'on fasse des choses semblables! s'écria M. Pickwick plein d'étonnement.
—Bah! monsieur, ça n'est rien, rien du tout.
—Rien?
—Rien du tout, monsieur. La nuit d'avant le dernier jour de la dernière élection, ici, l'autre parti a gagné la servante des Armes de la ville pour épicer le grog de quatorze électeurs qui restaient dans la maison, et qui n'avaient pas encore voté.
—Qu'est-ce que vous entendez par épicer du grog?
—Mettre de l'eau d'ânon dedans, monsieur. Que le bon Dieu m'emporte si ça ne les a pas fait roupiller douze heures après l'élection. Ils en ont porté un sur un brancard, tout endormi, pour essayer, mais bernique! le maire n'a pas voulu de son vote; ainsi ils l'ont rapporté et replanté dans son lit.
—Quel étrange expédient! murmura M. Pickwick, moitié pour lui-même, moitié pour son domestique.
—Pas si farce qu'une histoire qu'est arrivée à mon père, en temps d'élection, à ce même endroit ici, monsieur.
—Contez-moi cela, Sam.
—Voilà, monsieur. Il conduisait une mail-coach18 de Londres ici, dans ce temps-là. L'élection arrive, et il est retenu par un parti pour charrier des voteurs de Londres. La veille du jour où il allait se mettre en route, le comité de l'autre parti l'envoie chercher tout tranquillement. Il s'en va avec le commissionnaire, qui le fait entrer dans une grande chambre. Tas de gentlemen, montagnes de papiers, plumes et le reste. «Ah! monsieur Weller, dit le président, charmé de vous voir. Comment ça va-t-il? qu'il dit.—Très-bien, mossieur, merci, dit mon père. J'espère que vous ne maigrissez pas, non plus, qu'il dit.—Merci, ça ne va pas mal, dit le gentleman. Asseyez-vous, monsieur, je vous en prie.» Ainsi mon père s'asseoit, et le gentleman et lui se regardent fisquement leurs deux boules. «Vous ne me reconnaissez pas? dit l'autre.—Peux pas dire que je vous aie jamais vu, répond mon père.—Oh! moi je vous connais, dit l'autre. Je vous ai connu tout petit, dit-il.—C'est égal, je ne vous remets pas du tout, dit mon père.—C'est fort drôle, dit l'autre.—Joliment, dit mon père.—Faut qu' vous ayez une mauvaise mémoire, monsieur Weller, dit l'autre.—C'est vrai qu'a n'est pas fameuse, dit mon père.—Je m'en avais douté, dit l'autre.» Comme ça, il lui verse un verre de vin, et il le chatouille sur sa manière de conduire, et il le met dans une bonne humeur soignée, et à la fin il lui montre une banknote de vingt livres sterling19. «C'est une mauvaise route d'ici à Londres? qu'il lui dit.—Par-ci par-là y a de vilains endroits, dit mon père.—Et surtout près du canal, je crois? dit le gentleman.—Pour un vilain endroit, c'est un vilain endroit, dit mon père.—Hé bien! monsieur Weller, dit l'autre, vous êtes un excellent cocher, et vous pouvez faire tout ce que vous voulez avec vos chevaux, on sait ça. Nous avons tous bien de l'amitié pour vous, monsieur Weller. Ainsi, dans le cas qu'il vous arriverait par hasard un accident quand vous amènerez les électeurs ici, dans le cas que vous les verseriez dans le canal, sans leur faire aucun mal, ceci est pour vous, qu'il dit.—Mossieur, vous êtes extrêmement bon, dit mon père, et je vais boire à vot' santé un autre verre de vin, dit-il.» Alors il boit, empoche la monnaie, et il salue son monde. Hé bien! monsieur, continua Sam en regardant son maître avec un air d'impudence inexprimable, croiriez-vous que, justement le jour où il menait ces mêmes électeurs, sa voiture fut versée précisément dans cet endroit-là, et tous les voyageurs lancés dans le canal?
—Et retirés sur-le-champ? demanda vivement M. Pickwick.
—Pour ça, répliqua Sam très-lentement, on dit qu'il y manquait un vieux gentleman. Je sais bien qu'on a repêché son chapeau, mais je ne suis pas bien certain si sa boule était dedans, oui-z-ou non. Mais ce que je regarde, c'est la hextraordinaire coïncidence que la voiture de mon père s'est versée, juste au même endroit et le même jour, après ce que le gentleman lui avait dit.
—Sans aucun doute, c'est un hasard bien extraordinaire, répondit M. Pickwick; mais brossez mon chapeau, Sam, car j'entends M. Winkle qui m'appelle pour déjeuner.»
M. Pickwick descendit dans le parloir, où il trouva le déjeuner servi et la famille déjà rassemblée. Le repas disparut rapidement; les chapeaux des gentlemen furent décorés d'énormes cocardes bleues, faites par les belles mains de Mme Pott elle-même; et M. Winkle se chargea d'accompagner cette dame sur le toit d'une maison voisine des hustings, tandis que M. Pickwick se rendrait avec M. Pott aux Armes de la ville. Un membre du comité de M. Slumkey haranguait, d'une des fenêtres de cet hôtel, six petits garçons et une jeune fille, qu'il appelait pompeusement à tout bout de champ: hommes d'Eatanswill; sur quoi les six petits garçons susmentionnés applaudissaient prodigieusement.
La cour de l'hôtel offrait des symptômes moins équivoques de la gloire et de la puissance des bleus d'Eatanswill. Il y avait une armée entière de bannières et de drapeaux, étalant des devises appropriées à la circonstance, en caractères d'or, de quatre pieds de haut et d'une largeur proportionnée. Il y avait une bande de trompettes, de bassons et de tambours, rangés sur quatre de front et gagnant leur argent en conscience, principalement les tambours, qui étaient fort musculeux. Il y avait des troupes de constables, avec des bâtons bleus, vingt membres du comité avec des écharpes bleues, et tout un monde d'électeurs, avec des cocardes bleues. Il y avait des électeurs à cheval et des électeurs à pied. Il y avait un carrosse découvert, à quatre chevaux, pour l'honorable Samuel Slumkey. Et les drapeaux flottaient, et les musiciens jouaient, et les constables juraient, et les vingt membres du comité haranguaient, et la foule braillait, et les chevaux piaffaient et reculaient, et les postillons suaient; et toutes les choses, tous les individus réunis en cet endroit, s'y trouvaient pour l'avantage, pour l'honneur, pour la renommée, pour l'usage spécial de l'honorable Samuel Slumkey, de Slumkey-Hall, l'un des candidats pour la représentation du bourg d'Eatanswill, dans la chambre des communes du parlement du Royaume-Uni.
Longues et bruyantes furent les acclamations, et l'un des drapeaux bleus, portant ces mots: LIBERTÉ DE LA PRESSE, s'agita convulsivement quand la tête rousse de M. Pott fut aperçue par la foule à l'une des fenêtres. Mais l'enthousiasme fut épouvantable quand l'honorable Samuel Slumkey lui-même, en bottes à revers et en cravate bleue, s'avança, saisit la main dudit Pott, et témoigna à la multitude par des gestes mélodramatiques, sa reconnaissance ineffaçable des services que lui avait rendus la Gazette d'Eatanswill.
«Tom est-il prêt? demanda ensuite l'honorable Samuel Slumkey à M. Perker.
—Oui, mon cher monsieur, répliqua le petit homme.
—On n'a rien oublié, j'espère?
—Rien du tout, mon cher monsieur; pas la moindre chose. Il y a vingt hommes, bien lavés, à qui vous donnerez des poignées de main, à la porte; et six enfants, dans les bras de leurs mères, que vous caresserez sur la tête et dont vous demanderez l'âge. Surtout ne négligez pas les enfants, mon cher monsieur. Ces sortes de choses produisent toujours un bon effet.
—J'y penserai, dit l'honorable Samuel Slumkey.
—Et, peut-être, mon cher monsieur, ajouta le prévoyant petit homme, si vous pouviez... je ne dis pas que cela soit indispensable... mais si vous pouviez prendre sur vous de baiser un des bambins, cela produirait une grande impression sur la foule.
—L'effet ne serait-il pas le même si vous vous chargiez de la besogne? demanda M. Samuel Slumkey.
—J'ai peur que non, mon cher monsieur. Mais si vous le faisiez vous-même, je pense que cela vous rendrait très-populaire.
—Très-bien, dit l'honorable Samuel Slumkey d'un air résigné, il faut en passer par là, voilà tout.
—Arrangez la procession!» crièrent les vingt membres du comité.
Au milieu des acclamations de la multitude, musiciens, constables, membres du comité, électeurs, cavaliers, carrosses prirent leurs places. Chacune des voitures à deux chevaux contenait autant de gentlemen empilés et debout qu'il avait été possible d'en faire tenir. Celle qui était assignée à M. Perker renfermait M. Pickwick, M. Tupman, M. Snodgrass et une demi-douzaine de membres du comité.
Il y eut un moment de silence solennel, lorsque la procession attendit que l'honorable Samuel Slumkey montât dans son carrosse.
Tout d'un coup la foule poussa une acclamation.
«Il est sorti!» s'écria le petit Perker, d'autant plus ému que sa position ne lui permettait pas de voir ce qui se passait en avant.
Une autre acclamation, plus forte:
«Il a donné des poignées de main aux hommes!» dit le petit agent.
Une autre acclamation, beaucoup plus violente:
«Il a caressé les bambins sur la tête!» continua M. Perker tremblant d'anxiété.
Un tonnerre d'applaudissements qui déchirent les airs:
«Il en a baisé un!» s'écria le petit homme enchanté.
Un second tonnerre:
«Il en a baisé un autre!»
Un troisième tonnerre, assourdissant:
«Il les baise tous!» vociféra l'enthousiaste petit gentleman, et au même instant la procession se mit en marche, saluée par les acclamations retentissantes de la multitude.
Comment et par quelle cause les deux processions se heurtèrent, et comment la confusion qui s'ensuivit fut enfin terminée, c'est ce que nous ne pouvons entreprendre de décrire: car au commencement de la bagarre le chapeau de M. Pickwick fut enfoncé sur ses yeux, sur son nez et sur sa bouche, par l'application d'un drapeau jaune. D'après ce que cet illustre philosophe put conclure du petit nombre de rayons visuels qui passaient entre ses joues et son feutre, il se représente comme entouré de tous côtés par des physionomies irritées et féroces, par un vaste nuage de poussière et par une foule épaisse de combattants. Il raconte qu'il fut arraché de sa voiture par un pouvoir invisible, et qu'il prit part personnellement à des exercices pugilastiques; mais avec qui, ou comment, ou pourquoi, c'est ce qu'il lui est absolument impossible d'établir. Ensuite il fut poussé sur des gradins de bois par les personnes qui étaient derrière lui, et, en retirant son chapeau, il se trouva environné de ses amis, sur le premier rang du côté gauche des hustings. Le côté droit était réservé pour le parti jaune; le centre pour le maire et ses assistants. L'un de ceux-ci, le gros crieur d'Eatanswill, secouait une énorme cloche, ingénieux moyen de faire faire silence. Cependant M. Horatio Fizkin et l'honorable Samuel Slumkey, leur main droite posée sur leur cœur, s'occupaient à saluer, avec la plus grande affabilité, la mer orageuse de têtes qui inondait la place et de laquelle s'élevait une tempête de gémissements, d'acclamations, de sifflements, de hurlements, qui aurait fait honneur à un tremblement de terre.
«Voilà Winkle, dit M. Tupman à son illustre ami, en le tirant par la manche.
—Où? demanda M. Pickwick en ajustant sur son nez ses lunettes, qu'il avait heureusement gardées jusque-là dans sa poche.
—Là, répondit M. Tupman, sur le toit de cette maison.»
Et en effet, dans une large gouttière de plomb, M. Winkle et Mme Pott étaient confortablement assis sur une couple de chaises, agitant leurs mouchoirs pour se faire mieux reconnaître.
M. Pickwick rétorqua ce compliment en envoyant un baiser de sa main à la dame.
L'élection n'avait pas encore commencé, et comme une multitude inactive est généralement disposée à être facétieuse, cette innocente action fut suffisante pour faire naître mille plaisanteries.
«Ohé! là-haut! vieux renard! C'est-il beau de faire des galanteries aux filles?
—Oh! le vénérable pécheur!
—Il met ses besicles pour lorgner les femmes mariées.
—Le scélérat! Il lui fait les yeux doux, à travers ses carreaux.
—Surveillez votre femme, Pott!» Et ces lazzis furent suivis de grands éclats de rire.
Comme ces brocards étaient accompagnés d'odieuses comparaisons entre M. Pickwick et un vieux bouc, ainsi que d'autres traits d'esprit du même genre, et comme elles tendaient, en outre, à entacher l'honneur d'une innocente dame, l'indignation de notre héros fut excessive: mais le silence étant proclamé dans cet instant, il se contenta de jeter à la populace un regard de mépris et de pitié, qui la fit rire plus bruyamment que jamais.
«Silence! beuglèrent les acolytes du maire.
—Whiffin, proclamez le silence! dit le maire d'un air pompeux, qui convenait à sa position élevée. Le crieur, pour obéir à cet ordre, exécuta un autre concerto sur sa sonnette, après quoi un gentleman de la foule cria, de toutes ses forces, Fifine! ce qui occasiona d'autres éclats de rire.
—Gentlemen! dit le maire, en donnant toute l'étendue possible à sa voix. Gentlemen, frères électeurs du bourg d'Eatanswill, nous sommes assemblés aujourd'hui pour élire un représentant à la place de notre dernier....»
Ici, le maire fut interrompu car une voix qui criait dans la foule:
«Bonne chance à M. le maire! et qu'il reste toujours dans les clous et les casseroles qu'ils y ont fait sa fortune.»
Cette allusion aux entreprises commerciales de l'orateur excita un ouragan de gaieté qui, avec son accompagnement de sonnette, empêcha d'entendre un seul mot de la harangue du maire, à l'exception, cependant, de la dernière phrase, par laquelle il remerciait ses auditeurs de l'attention bienveillante qu'ils lui avaient prêtée. Cette expression de gratitude fut accueillie par une autre explosion de joie, qui dura environ un quart d'heure.
Un grand gentleman efflanqué, dont le cou était comprimé par une cravate blanche très-roide, parut alors en scène, au milieu des interruptions fréquentes de la foule, qui l'engageait à envoyer quelqu'un chez lui pour voir s'il n'avait pas oublié sa voix sous son traversin. Il demanda la permission de présenter une personne propre et convenable, pour représenter au parlement les électeurs d'Eatanswill, et quand il déclara que c'était Horatio Fizkin, Esquire, de Fizkin-Loge, près Eatanswill, les fizkiniens applaudirent et les slumkéïens grognèrent, si longtemps et si bruyamment, que le parrain du candidat, au lieu de parler, aurait pu chanter des chansons bachiques sans que personne s'en fût douté.
Les amis d'Horatio Fizkin, Esquire, ayant joui de leur primauté, un petit homme, au visage colérique et rouge comme un œillet, s'avança afin de nommer une autre personne propre et convenable, pour représenter au parlement les électeurs d'Eatanswill; mais la nature de cet individu était trop irritable pour lui permettre de cheminer tranquillement parmi les forces de la multitude. Après quelques sentences d'éloquence figurative, le gentleman colérique se mit à tonner contre les interrupteurs; puis il échangea des provocations avec les gentlemen placés sur les hustings. Alors il se leva de toutes parts un tapage qui l'obligea d'exprimer ses sentiments par une pantomime sérieuse, au bout de laquelle il céda la place à l'orateur chargé de seconder sa motion. Celui-ci, pendant une bonne demi-heure, psalmodia un discours écrit, qu'aucun tumulte ne put lui faire interrompre; car il l'avait envoyé d'avance à la Gazette d'Eatanswill, qui devait l'imprimer mot pour mot.
Enfin, Fizkin, Esquire de Fizkin-Loge, près d'Eatanswill, se présenta pour parler aux électeurs, mais aussitôt les bandes de musiciens employées par l'honorable Samuel Slumkey, commencèrent à exécuter une fanfare avec une vigueur toute nouvelle. En échange de cette attention, la multitude jaune se mit à caresser la tête et les épaules de la multitude bleue; la multitude bleue voulut se débarrasser de l'incommode voisinage de la multitude jaune, et il s'ensuivit une scène de bousculades, de luttes, de combats, que nous désespérons de pouvoir représenter. Le maire s'efforça vainement d'y mettre fin; vainement il ordonna d'un ton impératif à douze constables de saisir les principaux meneurs, qui pouvaient être au nombre de deux cent cinquante; le tumulte continua. Durant l'émeute, Horatio Fizkin, Esquire de Fiskin-Loge et ses amis devinrent de plus en plus furieux; enfin, Horatio Fiskin demanda, d'un ton péremptoire, à son adversaire l'honorable Samuel Slumkey, de Slumkey-Hall, si ces musiciens jouaient par son ordre. L'honorable Samuel Slumkey, de Slumkey-Hall, refusant de répondre à cette question, Horatio Fizkin, Esquire, de Fizkin Loge, montra le poing à l'honorable Samuel Slumkey-Hall: sur quoi, le sang de l'honorable Samuel Slumkey s'étant échauffé, il provoqua, en combat mortel, Horatio Fizkin, Esquire. Quand le maire entendit cette violation de toutes les règles connues et de tous les précédents, il ordonna une nouvelle fantaisie sur la sonnette, et déclara que son devoir l'obligeait à faire comparaître devant lui, Horatio Fizkin, Esquire, de Fizkin-Loge, et l'honorable Samuel Slumkey, de Slumkey-Hall, pour leur faire prêter serment de ne point troubler la paix de Sa Majesté. A cette menace terrible, les amis des deux candidats s'interposèrent, et lorsque les deux partis se furent querellés, deux à deux, pendant trois quarts d'heure, Horatio Fizkin, Esquire, mit la main à son chapeau, en regardant l'honorable Samuel Slumkey; l'honorable Samuel Slumkey mit la main à son chapeau en regardant Horatio Fizkin, Esquire, les musiciens furent interrompus; la multitude s'apaisa en partie, et Horatio Fizkin, Esquire, put continuer sa harangue.
Les discours des deux candidats, quoique différents sous tous les autres rapports, s'accordaient pour offrir un tribut touchant au mérite et à la noblesse d'âme des électeurs d'Eatanswill. Chacun exprima son intime conviction, qu'il n'avait jamais existé, sur la terre, une réunion d'hommes plus indépendants, plus éclairés, plus patriotes, plus vertueux, plus désintéressés que ceux qui avaient promis de voter pour lui: chacun fit entendre obscurément qu'il soupçonnait les électeurs de l'autre parti d'être influencés par de honteux motifs, d'être adonnés à d'ignobles habitudes d'ivrognerie, qui les rendaient tout à fait indignes d'exercer les importantes fonctions confiées à leur honneur pour le bonheur de la patrie. Fizkin exprima son empressement à faire tout ce qui lui serait proposé20; Slumkey, sa détermination de ne jamais rien accorder de ce qui lui serait demandé. L'un et l'autre mirent en fait, que l'agriculture, les manufactures, le commerce, la prospérité d'Eatanswill, seraient toujours plus chers à leur cœur que tous les autres objets terrestres. Chacun d'eux, enfin, était heureux de pouvoir déclarer que, grâce à sa confiance dans le discernement des électeurs, il était sûr que c'était lui qui serait nommé.
A la suite de ce discours, on procéda par main levée; le maire décida en faveur de l'honorable Samuel Slumkey, de Slumkey-Hall; Horatio Fizkin, Esquire, de Fizkin-Loge, demanda un scrutin: et en conséquence un scrutin fut décrété. Ensuite on vota des remerciements au maire, pour son admirable façon de présider, et le maire remercia l'assemblée, en souhaitant de tout son cœur que le fauteuil de la présidence n'eût pas été un vain mot, car il avait été debout pendant toute la durée de l'opération. Les processions se reformèrent; les voitures roulèrent lentement à travers la foule, et celle-ci applaudit ou siffla, suivant ce que lui dictaient ses affections ou ses caprices.
Pendant toute la durée du scrutin, la ville entière
sembla agitée d'une
fièvre d'enthousiasme. Tout se passait de la manière la
plus libérale et
la plus délicieuse. Les spiritueux étaient
remarquablement bon marché,
chez tous les débitants. Des brancards parcouraient les rues
pour la
commodité des électeurs qui se trouvaient
incommodés d'étourdissements
passagers; car, durant toute la lutte électorale, cette
espèce
d'indisposition épidémique s'étant
développée chez les votants avec une
rapidité singulière et tout à fait alarmante, on
les voyait souvent
étendus sur le pavé des rues, dans un état
d'insensibilité complète. Le
dernier jour il y avait encore un petit nombre d'électeurs qui
n'avaient
point voté. C'étaient des individus
réfléchis, calculateurs, qui
n'étaient pas suffisamment convaincus par les raisons de l'un ou
l'autre
parti, quoiqu'ils eussent eu de nombreuses conférences avec tous
les
deux. Une heure avant la fermeture du scrutin, M. Perker sollicita
l'honneur d'avoir une entrevue privée avec ces nobles, ces
intelligents
patriotes. Les arguments qu'il employa furent brefs, mais convaincants.
Les retardataires allèrent en troupe au scrutin, et quand ils en
sortirent, l'honorable Samuel Slumkey, de Slumkey-Hall, était
sorti déjà
de l'urne électorale.