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Aventures de Monsieur Pickwick, Vol. I

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CHAPITRE XVIII.

Qui prouve brièvement deux points: savoir, le pouvoir des attaques de nerfs et la force des circonstances.


Pendant deux jours, après le déjeuner de mistress Chasselion et le départ précipité de M. Pickwick, les trois disciples de ce savant homme restèrent à Eatanswill, attendant avec anxiété quelque nouvelle de leur respectable ami. M. Tupman et M. Snodgrass étaient de nouveau abandonnés à leurs propres ressources, car M. Winkle, cédant aux invitations les plus pressantes, continuait de résider chez M. Pott, et de dévouer tout son temps à la société de son aimable épouse. M. Pott lui-même, pour compléter leur félicité, se joignait de temps en temps à la conversation. Habituellement absorbé par la profondeur de ses spéculations pour le bien public et pour la destruction de l'Indépendant, ce grand homme n'était pas accoutumé à s'abaisser des hauteurs de l'intelligence dans les humbles vallées qu'habitent les esprits ordinaires. Toutefois, dans cette occasion et comme pour honorer un disciple de M. Pickwick, il se dérida, il se courba, il descendit de son piédestal, il consentit à marcher sur la terre, adaptant avec bénignité ses remarques à la compréhension du vulgaire et se confondant, du moins quant aux formes extérieures, avec le troupeau des humains.

Telle ayant été la conduite de cet illustre publiciste vis-à-vis de M. Winkle, on comprendra facilement la surprise de celui-ci, lorsqu'un matin où il se trouvait seul, assis dans la salle à manger, il entendit la porte s'ouvrir avec violence et se refermer de même, et vit M. Pott s'avancer majestueusement, repousser la main qu'il lui tendait avec amitié, grincer des dents comme pour rendre ses paroles plus incisives, et dire avec une voix semblable au cri aigu d'une scie:

«Serpent!

—Monsieur! s'écria M. Winkle en tressaillant et en se levant de sa chaise.

—Serpent, monsieur!» répéta Pott en élevant la voix. Puis, en l'abaissant tout à coup, il ajouta: «J'ai dit serpent, monsieur. Vous me comprenez, j'espère?»

Or, quand on a quitté un homme à deux heures du matin, avec des expressions d'intérêt, de bienveillance et d'amitié réciproques, et quand on le revoit à neuf heures et demie et qu'il vous traite de serpent, il n'est point déraisonnable de conclure qu'il doit être arrivé dans l'intervalle quelque chose d'une nature déplaisante. C'est aussi ce que pensa M. Winkle. Il renvoya à M. Pott son regard glacial, et, conformément à l'espoir exprimé par ce gentleman, il fit tous ses efforts pour comprendre le serpent, mais il n'en put venir à bout, et après un profond silence, qui dura plusieurs minutes, il dit:

«Serpent, monsieur? Serpent, M. Pott? Qu'est-ce que vous entendez par là, monsieur? c'est une plaisanterie apparemment?

—Une plaisanterie, monsieur! s'écria l'éditeur avec un mouvement de la main qui indiquait un violent désir de jeter à la tête de son hôte la théière de métal anglais; une plaisanterie, monsieur!... Mais, non; je serai calme; je veux être calme, monsieur!... Et pour prouver qu'il était calme, M. Pott se jeta dans un fauteuil en écumant de la bouche.

—Mon cher monsieur... lui représenta M. Winkle.

—Cher monsieur! Comment osez-vous m'appeler cher monsieur, monsieur? Comment osez-vous me regarder en face, en m'appelant ainsi?

—Ma foi, monsieur, si nous en venons-là, comment osez-vous me regarder en face, en m'appelant serpent?

—Parce que vous en êtes un.

—Prouvez-le, s'écria M. Winkle avec chaleur. Prouvez-le!»

Un nuage sombre et menaçant passa sur le visage profond de l'éditeur. Il tira de sa poche l'Indépendant, qu'on venait de lui apporter, et le passa par-dessus la table à M. Winkle, en lui montrant du doigt un paragraphe.

Le Pickwickien étonné prit le journal et lut tout haut ce qui suit:

«Notre obscur et ignoble contemporain, dans ses observations dégoûtantes sur les dernières élections de cette cité, a eu l'infamie de violer le sanctuaire sacré de la vie privée et de faire des allusions fort claires aux affaires personnelles de notre dernier candidat; oui, et nous dirons même, malgré le honteux résultat de l'intrigue, aux affaires personnelles de notre futur représentant, M. Fizkin, qui, malgré un échec dû à d'ignobles menées, n'en sera pas moins notre représentant un jour ou l'autre. A quoi pense donc notre lâche contemporain? Que dirait-il, ce malheureux, si, méprisant comme lui les convenances de la société, nous levions le rideau qui, heureusement pour lui, dérobe les turpitudes de sa vie privée au ridicule public, pour ne pas dire à l'exécration publique? Que dirait-il si nous indiquions, si nous commentions des circonstances notoires et aperçues par tout le monde, excepté par notre aveugle contemporain? Que dirait-il, si nous imprimions l'effusion suivante, que nous avons reçue au moment de mettre sous presse et qui nous est adressée par un de nos concitoyens de cette ville, l'un de nos plus spirituels correspondants?...

VERS ADRESSÉS A UN POT DE CUIVRE.

O pot, si vous aviez prévu,
Ce qui de tout le monde est maintenant connu,
Quand les cloches pour vous dans l'église ont fait tinkle;
Vous auriez fait alors ce qui ne se peut plus,
Et, donnant à madame un bel et bon refus,
Vous l'auriez envoyée à W....

—Eh bien! dit M. Pott avec solennité; eh bien! scélérat! qu'est-ce qui rime avec tinkle?

—Ce qui rime avec tinkle? interrompit mistress Pott, qui entrait dans la chambre en ce moment et qui n'avait entendu que les derniers mots, ce qui rime avec tinkle? c'est Winkle, j'imagine.»

En prononçant ces paroles, mistress Pott sourit gracieusement au Pickwickien agité, en lui tendant la main. Dans sa confusion l'honnête jeune homme allait serrer cette main, lorsque M. Pott indigné se jeta entre eux deux.

«Arrière, madame! arrière! s'écria-t-il. Prendre sa main à mon nez, à ma barbe!

—Monsieur Pott! fit son épouse étonnée.

—Misérable femme! regardez ici! regardez ici, madame! Vers adressés à un Pot... C'est moi, madame! Vous l'auriez renvoyée à Winkle.... C'est vous, madame, vous!» Avec cette ébullition de rage, accompagnée cependant d'une sorte de tremblement, occasionné par l'expression du visage de sa femme, M. Pott lança à ses pieds le numéro de l'Indépendant.

«Eh bien, monsieur? dit mistress Pott en se baissant, tout étonnée, pour ramasser le journal; eh bien, monsieur?»

M. Pott fléchit sous le regard méprisant de sa femme. Il fit un effort désespéré pour rassembler tout son courage, mais ce fut en vain.

Lorsqu'on lit cette courte phrase: «Eh bien, monsieur?» il ne semble pas qu'elle contienne rien de bien effrayant. Mais le ton de voix dont elle fut prononcée, le regard qui l'accompagna, paraissaient annoncer quelque future vengeance, suspendue par un cheveu sur la tête de l'éditeur, et qui produisit sur lui un effet magique. L'observateur le plus inhabile aurait découvert, dans son maintien troublé, un singulier empressement à céder sa culotte à quiconque aurait consenti à s'y tenir dans ce moment.

Mme Pott lut le paragraphe, poussa un cri déchirant, et se jeta tout de son long sur le tapis du foyer; là, étendue sur le dos, elle frappa le plancher de ses talons avec une assiduité et une violence qui ne laissaient aucun doute sur la délicatesse de ses sentiments, dans cette occasion.

«Ma chère, balbutia M. Pott, dans sa terreur, ma chère, je n'ai pas dit que je croyais cela. Je... je n'ai pas....» Mais la voix du malheureux mari était couverte par les hurlements de sa gracieuse moitié.

«Madame Pott, reprit M. Winkle, ma chère dame, permettez-moi de vous supplier de vous tranquilliser un peu.» Inutile! les cris et les coups de talons étaient plus violents et plus fréquents que jamais.

«Ma chère, recommença l'éditeur, je suis bien fâché.... Si ce n'est pas pour votre santé, que ce soit pour moi.... Vous allez attirer toute la populace autour de notre maison....» Mais plus M. Pott mettait de chaleur dans ses supplications, plus son épouse mettait de vigueur dans ses cris.

Très-heureusement cependant, Mme Pott avait attaché à sa personne une sorte de garde du corps, dans la personne d'une jeune lady dont l'emploi ostensible était de présider à la toilette de sa maîtresse, mais qui se rendait utile d'une infinité d'autres manières, et principalement en aidant cette aimable femme à contrecarrer chaque désir, chaque inclination du malheureux journaliste. Les hurlements hystériques de Mme Pott atteignirent bientôt les oreilles de ladite garde du corps, et l'amenèrent dans le parloir, avec une rapidité qui menaçait de déranger matériellement l'harmonie exquise de son bonnet et de sa chevelure.

«O ma chère maîtresse! ma chère maîtresse! s'écria la jeune personne, en s'agenouillant d'un air égaré à côté de la gisante Mme Pott; ô ma chère maîtresse! qu'est-ce que vous avez?

—Votre maître!... votre brutal de maître....» balbutia la malade.

Pott faiblissait évidemment.

«C'est une honte! dit la jeune fille d'un ton de reproche. Je suis sûre qu'il vous fera mourir, madame. Pauvre cher ange!»

Pott faiblit encore plus: l'autre parti continua ses attaques.

«Oh! ne m'abandonnez pas! Ne m'abandonnez pas, Goodwin! murmura Mme Pott, en s'attachant avec une force convulsive au poignet de la jeune demoiselle. Vous êtes la seule personne qui m'aimiez, Goodwin!»

A cette apostrophe touchante, miss Goodwin monta, de son côté, une petite tragédie, et versa des larmes en abondance.

«Jamais! madame, soupira-t-elle. Ah! monsieur, vous devriez prendre garde.... Vous devriez être prudent! vous ne savez pas quel mal vous pouvez faire à ma maîtresse. Vous en seriez fâché un jour.... Je le sais bien... je l'ai toujours dit!»

Le malheureux Pott regarda sa moitié d'un air timide, mais il ne dit rien.

«Goodwin.... dit Mme Pott, d'une voix douce.

—Madame?

—Si vous saviez combien j'ai aimé cet homme-là!

—Ne vous tourmentez pas en vous rappelant ça, madame.»

Pott laissa voir qu'il était effrayé; c'était le moment de frapper un coup décisif.

«Et maintenant! sanglota Mme Pott, maintenant! Après tant d'amour, être traitée comme cela! Être méconnue! être insultée! en présence d'un tiers, d'un étranger! Mais je ne me soumettrai pas à cela, Goodwin, continua Mme Pott en se soulevant, dans les bras de sa suivante. Mon frère le lieutenant me protégera.... Je veux une séparation, Goodwin.

—Certainement, madame. Il le mériterait bien.»

Quelles que fussent les pensées qu'une menace de séparation pût exciter dans l'esprit de l'éditeur, il ne les exprima pas; mais il se contenta de dire avec grande humilité: «Ma chère âme, voulez-vous m'entendre?»

Une nouvelle décharge de sanglots fut la seule réponse, et Mme Pott, devenue encore plus nerveuse, demanda, d'une voix entrecoupée, pourquoi elle avait été mise au monde, pourquoi elle s'était mariée, et voulut être informée d'une foule d'autres secrets de ce genre.

«Ma chère, lui remontra M. Pott, ne vous abandonnez pas à ces sentiments exaltés. Je n'ai jamais cru que ce paragraphe eût aucun fondement; aucun, ma chère! Impossible! J'étais seulement irrité, je puis dire furieux, ma chère, contre les éditeurs de l'Indépendant qui ont eu l'insolence de l'insérer. Voilà tout.» En parlant ainsi, M. Pott jeta un regard suppliant à le cause innocente du grabuge, pour l'engager à ne point parler du serpent.

«Et quelles démarches ferez-vous, monsieur, pour obtenir satisfaction? demanda M. Winkle, qui reprenait du courage, en voyant que M. Pott perdait le sien.

—O Goodwin, murmura Mme Pott; va-t-il cravacher l'éditeur de l'Indépendant? le fera-t-il, Goodwin?

—Chut! chut! madame. Calmez-vous, je vous en prie! Certainement, il le cravachera si vous le désirez, madame.

—Assurément, reprit Pott, en voyant que sa moitié était sur le point de retomber en faiblesse. Nécessairement, je le cravacherai....

—Quand? Goodwin, quand? poursuivit Mme Pott, ne sachant pas encore si elle devait retomber.

—Sans délai, naturellement, répondit l'éditeur: avant que le jour soit terminé.

—O Goodwin! reprit la dame, c'est le seul moyen d'apaiser le scandale, et de me remettre sur un bon pied dans le monde.

—Certainement, madame; aucun homme, s'il est un homme, ne peut se refuser à faire cela.»

Cependant les attaques de nerfs planaient toujours sur l'horizon. M. Pott répéta de nouveau qu'il cravacherait, mais Mme Pott était si accablée par la seule idée d'avoir été soupçonnée, qu'elle fut une douzaine de fois sur le point de retomber; et probablement une rechute serait arrivée, sans les efforts infatigables de l'attentive Goodwin, et sans les supplications repentantes du parti vaincu. A la fin, quand le malheureux Pott fut convenablement maté et complétement remis à sa place, Mme Pott se trouva mieux, et nos trois personnages commencèrent à déjeuner.

«J'espère, dit Mme Pott avec un sourire qui brillait à travers les traces de ses larmes, j'espère, monsieur Winkle, que les basses calomnies de ce journal n'accourciront pas votre séjour avec nous.

—J'espère que non, ajouta M. Pott, qui dans son cœur souhaitait ardemment que son hôte s'étouffât avec le morceau de rôtie qu'il portait dans ce moment à sa bouche, et terminât ainsi ses visites. J'espère que non.

—Vous êtes bien bon, répondit M. Winkle; mais, ce matin, j'ai trouvé à la porte de ma chambre à coucher une note de M. Tupman, pour m'annoncer que M. Pickwick nous écrit de le rejoindre aujourd'hui à Bury. Nous devons partir par la voiture de midi....

—Mais vous reviendrez? dit mistress Pott.

—Oh! certainement.

—En êtes-vous bien sûr? continua la dame en jetant à la dérobée un tendre regard à son hôte.

—Certainement, répondit M. Winkle.»

Le déjeuner se termina en silence, car chacun des assistants ruminait sur ses chagrins: mistress Pott regrettait la perte de son cavalier; M. Pott, son imprudente promesse de cravacher l'Indépendant; M. Winkle, les galanteries qui l'avaient placé dans une si embarrassante situation. L'heure de midi approchait, et après beaucoup d'adieux et de promesses de retour, M. Winkle s'arracha de cette famille, où il avait été si bien reçu.

«S'il revient jamais, je l'empoisonne! pensa M. Pott en se retirant dans le petit bureau où il préparait les foudres de son éloquence.

—Si jamais je reviens m'empêtrer parmi ces gens-là, pensa M. Winkle en se rendant au Paon d'argent, je mérite d'être cravaché moi-même; voilà tout.»

Ses amis étaient prêts, la voiture arriva bientôt, et au bout d'une demi-heure les trois pickwickiens accomplissaient leur voyage, par la même route que M. Pickwick avait si heureusement parcourue avec Sam. Comme nous en avons déjà parlé, nous ne croyons pas devoir extraire la belle et poétique description qu'en donne M. Snodgrass.

Sam Weller les attendait à la porte de l'Ange et les introduisit dans l'appartement de M. Pickwick. Là, à la grande surprise de M. Winkle et de M. Snodgrass, et à l'immense confusion de M. Tupman, ils trouvèrent le vieux Wardle avec M. Trundle.

«Comment ça va-t-il? dit le vieillard en serrant la main de M. Tupman. Allons! allons! ne prenez pas un air sentimental. Il n'y a pas de remède à cela, vieux camarade. Pour l'amour d'elle je voudrais qu'elle vous eût épousé, mais dans votre intérêt je suis bien aise qu'elle ne l'ait pas fait. Un jeune gaillard comme vous réussira mieux un de ces jours, eh!» Tout en proférant ces consolations, le vieux Wardle tapait sur le dos de M. Tupman, et riait de tout son cœur.

«Et vous, mes joyeux compagnons, comment ça va-t-il? poursuivit le vieux gentleman, en secouant à la fois la main de M. Winkle, et celle de M. Snodgrass. Je viens de dire à Pickwick que je voulais vous avoir tous à Noël. Nous aurons une noce; une noce réelle, cette fois-ci.

—Une noce! s'écria M. Snodgrass en pâlissant.

—Oui, une noce. Mais ne vous effrayez pas, répliqua le bienveillant vieillard; c'est seulement Trundle que voici, et Bella.

—Oh! est-ce là tout? reprit M. Snodgrass, soulagé d'un doute pénible qui avait étreint son cœur comme une main de fer. Je vous fais mon compliment, monsieur. Comment va Joe?

—Lui? très-bien. Toujours endormi.

—Et madame votre mère? et le vicaire? et tout le monde?

—Parfaitement bien.

—Monsieur, dit M. Tupman avec effort; où est... où est-elle?» En parlant ainsi il détourna la tête et couvrit ses yeux de ses mains.

«Elle? répliqua le vieux gentleman, en secouant la tête d'un air malin. Voulez-vous dire ma sœur, eh?»

M. Tupman indiqua par un signe que sa question se rapportait à la demoiselle abandonnée.

«Oh! elle est partie; elle demeure chez une parente, assez loin. Elle ne pouvait plus soutenir la vue de mes filles, si bien que je l'ai laissée aller. Mais voici le dîner; vous devez être affamé après votre voyage, et moi je le suis sans cela. Ainsi donc, à l'œuvre!»

Ample justice fut faite au repas, et lorsque les restes en eurent été enlevés, lorsque nos amis furent établis commodément autour de la table, M. Pickwick raconta les mésaventures qu'il avait subies, et le succès qui avait couronné la ruse infâme du diabolique Jingle. Ses disciples étaient pétrifiés d'indignation et d'horreur.

«Enfin, dit en concluant M. Pickwick, le rhumatisme que j'ai attrapé dans ce jardin me rend encore boiteux.

—Moi aussi, j'ai eu une espèce d'aventure, dit M. Winkle, avec un sourire; et à la requête de M. Pickwick il rapporta le malicieux libelle de l'Indépendant d'Eatanswill, et l'irritation subséquente de leur ami, l'éditeur de la Gazette.

Le front de M. Pickwick s'obscurcit pendant ce récit; ses amis s'en aperçurent et, lorsque M. Winkle se tut, gardèrent un profond silence. M. Pickwick frappa emphatiquement la table avec son poing fermé, et parla ainsi qu'il suit:

«N'est-ce pas une circonstance étonnante, que nous semblions destinés à ne pouvoir entrer sous le toit d'un homme que pour y porter le trouble avec nous. Je vous le demande, ne dois-je pas croire à l'indiscrétion, ou, bien pis encore, à l'immoralité de mes disciples, lorsque je les vois, dans chaque maison où ils pénètrent, détruire la paix du cœur, le bonheur domestique de quelque femme confiante. N'est-ce pas, je le dis....»

Suivant toutes les probabilités, M. Pickwick aurait continué sur ce ton pendant un certain temps, si l'entrée de Sam avec une lettre n'avait pas interrompu son éloquent discours. Il passa son mouchoir sur son front, ôta ses lunettes, les essuya et les remit sur son nez: c'était assez; sa voix avait recouvré sa douceur habituelle lorsqu'il demanda: «Qu'est-ce que vous m'apportez là, Sam?

—Je viens de la poste, monsieur, et j'y ai trouvé cette lettre ici: elle y a attendu deux jours; elle est cachetée avec un pain enchanté et l'adresse est figurée en ronde.

—Je ne connais pas cette écriture-là, dit M. Pickwick en ouvrant la lettre. Le ciel aie pitié de nous! qu'est-ce que ceci? Il faut que ce soit un songe! Cela... cela ne peut pas être vrai!

—Qu'est-ce que c'est donc? demandèrent tous les convives.

—Personne de mort! j'espère?» dit M. Wardle, alarmé par l'expression d'horreur qui contractait le visage de M. Pickwick.

Le philosophe ne fit pas de réponse, mais passant la lettre par-dessus la table, il pria M. Tupman de la lire tout haut, et se laissa retomber sur sa chaise avec un air d'étonnement et d'égarement, qui faisait peine à voir.

M. Tupman, d'une voix tremblante, lut la lettre ci-dessous rapportée.

«Freeman's-Court, Cornhill, August, 28e, 1831.

«BARDELL CONTRE PICKWICK.

«Monsieur,

«Ayant été chargés par Mme Martha Bardell de commencer une action contre vous pour violation d'une promesse de mariage, pour laquelle la plaignante fixe ses dommages à quinze cents guinées, nous prenons la liberté de vous informer qu'une citation a été lancée contre vous devant la cour de Common pleas; et désirons savoir, courrier pour courrier, le nom de votre avoué à Londres, qui sera chargé de suivre cette affaire.

«Nous sommes, monsieur, vos obéissants serviteurs.

«DODSON et FOGG.

«M. Samuel Pickwick,»

Le muet étonnement avec lequel cette lecture fut accueillie avait quelque chose de tellement solennel, que chacun des assistants paraissait craindre de rompre le silence, et regardait tour à tour ses voisins et M. Pickwick. A la fin M. Tupman répéta machinalement: «Dodson et Fogg!

—Bardell contre Pickwick, chuchota M. Snodgrass d'un air distrait.

—La paix du cœur, le bonheur domestique de quelque femme confiante! murmura M. Winkle avec abstraction.

—C'est un complot! s'écria M. Pickwick, recouvrant enfin le pouvoir de parler. C'est un infâme complot de ces deux avoués rapaces. Mme Bardell n'aurait jamais fait cela. Elle n'aurait pas le cœur de le faire; elle n'en aurait pas le droit. Ridicule! ridicule!

—Quant à son cœur, reprit M. Wardle avec un sourire, vous en êtes certainement le meilleur juge; mais pour son droit je vous dirai, sans vouloir vous décourager, que Dodson et Fogg en sont meilleurs juges qu'aucun de nous ne peut l'être.

—C'est une basse tentative pour m'escroquer de l'argent.

—Je l'espère, répliqua M. Wardle avec une toux sèche et courte.

—Qui m'a jamais entendu lui parler autrement qu'un locataire doit parler à sa propriétaire? continua M. Pickwick avec grande véhémence. Qui m'a jamais vu avec elle? Non! pas même mes amis ici présents.

—Excepté une seule fois, interrompit M. Tupman.

M. Pickwick changea de couleur.

«Ah! reprit M. Wardle, ceci est important. Il n'y avait rien de suspect cette fois-là, je suppose?»

M. Tupman lança un coup d'œil timide à son mentor. «Vraiment, dit-il, il n'y avait rien de suspect, mais... je ne sais comment cela était arrivé.... Il la tenait certainement dans ses bras.

—Juste ciel! s'écria M. Pickwick, le souvenir de la scène en question se retraçant avec vivacité à son esprit. Cela est vrai! cela est vrai! Quelle affreuse preuve du pouvoir des circonstances!

—Et notre ami tâchait de la consoler, ajouta M. Winkle avec un grain de malice.

—Cela est vrai, dit M. Pickwick. Je ne le nierai point, cela est vrai!

—Ho! ho! cria M. Wardle, pour une affaire dans laquelle il n'y a rien de suspect, cela a l'air assez drôle. Eh! Pickwick, ah! ah! rusé garnement! rusé garnement!» Et il éclata de rire avec tant de force que les verres en retentirent sur le buffet.

«Quelle épouvantable réunion d'apparences! s'écria M. Pickwick en appuyant son menton sur ses deux mains. Winkle! Tupman! je vous prie de me pardonner les observations que je viens de faire à l'instant. Nous sommes tous les victimes des circonstances, et moi la plus grande des trois!»

Ayant fait cette apologie, M. Pickwick ensevelit sa tête dans ses mains et se mit à réfléchir, tandis que M. Wardle adressait aux autres membres de la compagnie une collection de clignements d'œil et de signes de tête.

«Quoi qu'il en soit, dit M. Pickwick en relevant son front indigné, et en frappant sur la table, je veux que tout cela s'explique. Je verrai ce Dodson et ce Fogg. J'irai à Londres, demain.

—Non, pas demain, reprit M. Wardle, vous êtes trop boiteux.

—Eh bien! alors, après-demain.

—Après-demain est le premier septembre, et vous avez promis de venir avec nous jusqu'au manoir de sir Geoffrey Manning, pour nous tenir tête au déjeuner, si vous ne nous accompagnez pas à la chasse.

—Eh bien! alors, le jour suivant, jeudi. Sam!

—Monsieur?

—Retenez deux places d'impériale pour Londres, pour jeudi matin.

—Très-bien, monsieur.»

Sam Weller partit donc pour exécuter sa commission. Il avait ses mains dans ses poches, ses yeux fixés sur la terre et il marchait lentement, en se parlant à lui-même.

«Drôle de corps que mon empereur! Faire la cour à cette Mme Bardell, une femme qui a un petit moutard! Toujours comme ça qu'ils sont ces vieux garçons qui ont l'air si sage. Quoique ça, je n'aurais pas cru ça de lui, je n'aurais pas cru ça de lui!» Tout en moralisant de la sorte, M. Weller était arrivé au bureau des voitures.



CHAPITRE XIX.

Un jour heureux, terminé malheureusement.


Les oiseaux saluèrent la matinée du 1er septembre 1831 comme l'une des plus agréables de la saison, car ils ignoraient, heureusement pour la paix de leur cœur, les immenses préparatifs qu'on faisait pour les exterminer. Plus d'une jeune perdrix, qui trottait complaisamment dans les prés, avec toute la gracieuse coquetterie de la jeunesse; et plus d'une mère perdrix, qui, de son petit œil rond, considérait cette légèreté avec l'air dédaigneux d'un oiseau plein d'expérience et de sagesse, ignorant également le destin qui les attendait, se baignaient dans l'air frais du matin, avec un sentiment de bonheur et de gaieté. Quelques heures plus tard, leurs cadavres devaient être étendus sur la terre! Mais silence! il est temps de terminer cette tirade, car nous devenons trop sentimental.

Donc, pour parler d'une manière simple et pratique, c'était une belle matinée, si belle qu'on aurait eu peine à croire que les mois rapides d'un été anglais étaient déjà presque écoulés. Les haies, les champs, les arbres, les coteaux, les marais, se paraient de mille teintes variées. A peine une feuille tombée, à peine une nuance de jaune mêlée aux couleurs du printemps, vous avertissaient que l'automne allait commencer. Le ciel était sans nuage; le soleil s'était levé, chaud et brillant; l'air retentissait du chant des oiseaux et du bourdonnement des insectes; les jardins étaient remplis de fleurs odorantes, qui étincelaient sous la rosée comme des lits de joyaux éblouissants; toutes choses enfin portaient la marque de l'été, et pas une de ses beautés ne s'était encore effacée.

Malgré le charme de la saison, M. Snodgrass ayant préféré demeurer au logis, les trois autres pickwickiens montèrent dans une voiture découverte avec M. Wardle et M. Trundle, tandis que Sam Weller se plaçait sur le siége à côté du cocher.

Au bout d'une couple d'heures leur carrosse s'arrêta devant une vieille maison, sur le bord de la route. Ils étaient attendus, et trouvèrent à la porte, outre deux chiens d'arrêt, un garde-chasse, grand et sec, avec un enfant, dont les jambes étaient couvertes de guêtres de cuir. L'un et l'autre portaient une carnassière d'une vaste dimension.

«Dites-moi donc, murmura M. Winkle à M. Wardle, pendant qu'on abaissait le marchepied. Est-ce qu'ils supposent que nous allons tuer du gibier plein ces deux sacs-là.

—Plein ces deux sacs! s'écria le vieux Wardle. Que Dieu vous bénisse! vous en remplirez un et moi l'autre, et quand ils seront pleins, les poches de nos vestes en tiendront encore autant.»

M. Winkle descendit sans rien répondre; mais il ne put s'empêcher de penser que s'ils devaient tous rester en plein air jusqu'à ce qu'il eût rempli un de ces sacs, ses amis et lui couraient un danger assez considérable d'attraper des fraîcheurs et des rhumatismes.

«Hi! Junon, hi! vieille fille! A bas, Deph! à bas! dit M. Wardle en caressant les chiens. Sir Geoffrey est encore en Écosse, Martin?»

Le grand garde-chasse répondit affirmativement, en promenant des regards surpris de M. Winkle, qui tenait son fusil comme s'il avait voulu que sa veste lui épargnât la peine de tirer la gâchette, à M. Tupman, qui portait le sien comme s'il en avait été effrayé; et il y a tout lieu de croire qu'il l'était effectivement.

M. Wardle remarqua l'air inquiet du grand garde-chasse, «Mes amis, lui dit-il, n'ont pas beaucoup l'habitude de ces sortes de choses. Vous savez... ce n'est qu'en forgeant qu'on devient forgeron.... Ils seront bons tireurs un de ces jours.... Je demande pardon à mon ami Winkle, il a déjà quelque habitude, cependant.»

Pour reconnaître ce compliment, M. Winkle sourit faiblement par-dessus sa cravate bleue, et dans sa modeste confusion il se trouva si mystérieusement emmêlé avec son fusil, que si celui-ci avait été chargé, il se serait infailliblement tué sur la place.

«Il ne faut pas manier votre fusil dans cette imagination ici monsieur, quand vous aurez de la charge dedans, dit le grand garde-chasse d'un air rechigné; ou je veux être damné si vous ne faites pas de la viande froide avec quelqu'un de nous.»

Ainsi admonesté, M. Winkle changea brusquement de position, et dans son empressement il amena le canon de son fusil en contact assez intime avec la tête de Sam.

«Holà! cria Sam en ramassant son chapeau et en frottant les tempes. Holà! monsieur, si vous y allez comme ça, vous remplirez grandement un de ces sacs ici, et du premier coup, encore.»

A ces mots le petit garçon aux guêtres de cuir laissa échapper un éclat de rire, et s'efforça au même instant de reprendre un air grave, comme si ce n'avait pas été lui. M. Winkle fronça le sourcil majestueusement.

«Martin, demanda M. Wardle, où avez-vous dit au garçon de nous retrouver avec le goûter?

—Sur le coteau du chêne, monsieur, à midi.

—Est-ce que c'est sur la terre de sir Geoffrey?

—Non, monsieur, c'est tout à côté. C'est sur la terre du capitaine Boldwig, mais il ne s'y trouvera personne pour nous déranger, et il y a là un joli brin de gazon.

—Très-bien, dit le vieux Wardle. Maintenant, plus tôt nous partirons, mieux cela vaudra. Vous nous rejoindrez à midi, Pickwick.»

M. Pickwick désirait voir la chasse, principalement parce qu'il avait quelques inquiétudes pour la vie et l'intégrité des membres de M. Winkle. D'ailleurs, par une si belle matinée, il était cruel de voir partir ses amis et de rester en arrière. C'est donc avec un air fort piteux qu'il répondit: «Il le faut bien, je suppose....

—Est-ce que le gentleman ne tire point? demanda le long garde-chasse.

—Non, répondit M. Wardle, et de plus il est boiteux.

—J'aimerais beaucoup à aller avec vous, dit M. Pickwick, beaucoup.»

Il y eut un court silence de commisération. Le petit garçon le rompit en disant: «Il y a là, de l'aut' côté de la haie, une brouette. Si le domestique du gentleman voulait le brouetter dans le sentier, il pourrait venir avec nous, et nous le ferions passer par-dessus les barrières, et tout ça.

—Voilà la chose, s'empressa de dire Sam Weller, qui était partie intéressée, car il désirait ardemment voir la chasse. Voilà la chose. Bien dit, p'tit môme. Je vas l'avoir dans un instant.»

Mais ici une autre difficulté s'éleva. Le grand garde-chasse protesta résolument contre l'introduction d'un gentleman brouetté dans une partie de chasse, soutenant que c'était une violation flagrante de toutes les règles établies et de tous les précédents.

L'objection était forte, mais elle n'était pas insurmontable. On cajola le garde-chasse, on lui graissa la patte; lui-même se soulagea le cœur en ramollissant la tête inventive du jeune garçon qui avait suggéré l'usage de la machine, et enfin la caravane se mit en route. M. Wardle et le garde-chasse ouvraient la marche; M. Pickwick, dans sa brouette poussée par Sam, formait l'arrière-garde.

«Arrêtez, Sam! cria M. Pickwick lorsqu'ils eurent traversé le premier champ.

—Qu'est-ce qu'il y a maintenant? demanda M. Wardle.

—Je ne souffrirai pas que cette brouette avance un pas de plus, déclara M. Pickwick d'un air résolu, à moins que Winkle ne porte son fusil d'une autre manière.

—Et comment dois-je le porter? dit le misérable Winkle.

—Portez-le avec le canon en bas.

—Cela a l'air si peu chasseur, représenta M. Winkle.

—Je ne me soucie pas si cela a l'air chasseur ou non; mais je n'ai pas envie d'être fusillé dans une brouette pour l'amour des apparences.

—Sûr que le gentleman mettra cette charge ici dans le corps de quelqu'un, grommela le grand homme.

—Bien! bien! reprit le malheureux Winkle en renversant son fusil; cela m'est égal; voilà....

—C'est les concessions mutuelles qui fait le charme de la vie,» fit observer Sam, et la caravane se remit en marche.

Elle n'avait point fait cent pas lorsque M. Pickwick cria de nouveau: «Arrêtez!

—Qu'est-ce qu'il y a encore? demanda M. Wardle.

—Le fusil de Tupman est aussi dangereux que l'autre; j'en suis sûr.

—Eh quoi? dangereux! s'écria M. Tupman, fort alarmé.

—Dangereux si vous le portez comme cela. Je suis très-fâché de faire de nouvelles objections, mais je ne puis consentir à continuer si vous ne l'abaissez point comme Winkle.

—J'imagine que vous feriez mieux, monsieur, ajouta le grand garde-chasse, autrement vous pourriez mettre votre bourre dans votre gilet aussi bien que dans celui des autres.»

M. Tupman, avec l'empressement le plus obligeant, plaça son fusil dans la position requise, et le convoi repartit encore, les deux amateurs marchant avec leur fusil renversé comme une couple de soldats à des funérailles.

Tout d'un coup les chiens s'arrêtèrent, et leurs maîtres en firent autant.

«Qu'est-ce qu'ils ont donc dans les jambes? demanda M. Winkle. Comme ils ont l'air drôle.

—Chut! répliqua M. Wardle doucement. Ne voyez-vous pas qu'ils arrêtent!

—Ils s'arrêtent! répéta M. Winkle en regardant tout autour de lui, comme pour chercher la cause qui avait interrompu leur progrès. Pourquoi s'arrêtent-ils?

—Attention! murmura M. Wardle, qui, dans l'intérêt du moment, n'avait pas entendu cette question. Allons maintenant.»

Un violent battement d'ailes se fit entendre si soudainement que M. Winkle en recula comme si lui-même avait été tiré. Pan! pan! deux coups de fusil retentirent, et la fumée s'éleva tranquillement dans l'air en décrivant des courbes gracieuses.

«Où sont-elles? s'écria M. Winkle dans le plus grand enthousiasme et se retournant dans toutes les directions. Où sont elles? Dites-moi quand il faudra faire feu! Où sont-elles? où sont-elles?

—Ma foi! les voilà, dit M. Wardle en ramassant deux perdrix que les chiens avaient déposées à ses pieds.

—Non! non! je veux dire les autres! reprit M. Winkle encore tout effaré.

—Assez loin, à présent, si elles courent toujours, répliqua froidement M. Wardle en rechargeant son fusil.

—J'imagine que nous en trouverons une autre compagnie dans cinq minutes, observa le grand garde-chasse. Si le gentleman commence à tirer maintenant, son plomb sortira peut-être du canon quand nous les ferons lever.

—Ah! ah! ah! fit M. Weller.

—Sam! dit M. Pickwick, touché de la confusion de son disciple.

—Monsieur?

—Ne riez pas.

—Très-bien, monsieur,» répondit Sam. Mais en guise d'indemnité il se mit à contourner ses traits, derrière la brouette, pour l'amusement exclusif du jeune Bas de cuir. L'innocent jeune homme laissa éclater un bruyant ricanement, et fut sommairement calotté par le grand garde-chasse, qui avait besoin d'un prétexte pour se détourner et cacher sa propre envie de rire.

Peu de temps après M. Wardle dit à M. Tupman: «Bravo! camarade. Vous avez au moins tiré à temps cette fois-là.

—Oui, répliqua M. Tupman avec un sentiment d'orgueil, j'ai lâché mon coup.

—A merveille! vous abattrez quelque chose la première fois, si vous regardez bien. C'est très-aisé, n'est-ce pas?

—Oui, c'est très-aisé. Mais malgré cela, comme ça vous abîme l'épaule! J'ai presque cru que j'en tomberais à la renverse. Je n'imaginais pas que des petites armes à feu comme cela repoussaient tant.

—Oh! dit le vieux gentleman en souriant, vous vous y habituerez avec le temps. Maintenant, sommes-nous prêts? Tout va-t-il bien là-bas, dans la brouette?

—Tout va bien, monsieur, répliqua Sam.

—En route donc.

—Tenez ferme, monsieur, dit Sam en levant la brouette.

—Oui, oui, repartit M. Pickwick;» et ils cheminèrent aussi vite que besoin était.

«Maintenant, dit M. Wardle, après que la brouette eût été passée par-dessus une barrière, et lorsque M. Pickwick y fut déposé de nouveau. Maintenant, tenez cette brouette en arrière.

—Bien, monsieur, répondit Sam en s'arrêtant.

—A présent, Winkle, continua le vieux gentleman, suivez-moi doucement et ne soyez pas en retard, cette fois-ci.

—N'ayez pas peur, dit M. Winkle. Arrêtent-ils?

—Non! non! pas encore. Du silence, maintenant, du silence!»

Et en effet ils s'avançaient silencieusement, lorsque M. Winkle, voulant exécuter une évolution fort délicate avec son fusil, le fit partir par accident, au moment critique, et envoya sa charge juste au-dessus de la tête du petit garçon, et à l'endroit précis où aurait été la cervelle du grand homme s'il s'était trouvé là au lieu de son jeune substitut.

«Au nom du ciel, pourquoi avez-vous fait feu? demanda M. Wardle, pendant que les oiseaux s'envolaient en toute sûreté.

—Je n'ai jamais vu un fusil comme cela dans toute ma vie, répondit le pauvre Winkle en regardant la batterie, comme si cela avait pu remédier à quelque chose. Il part de lui-même, il veut partir bon gré mal gré.

—Ah! il veut partir! répéta M. Wardle avec un peu d'irritation. Plût au ciel qu'il voulût aussi tuer quelque chose!

—Il le fera avant peu, monsieur, dit le grand garde-chasse.

—Qu'est-ce que vous entendez par cette observation, monsieur? demanda aigrement M. Winkle.

—Rien du tout, monsieur, rien du tout. Moi, je n'ai pas de famille, et la mère de ce garçon ici aura quelque chose de sir Geoffrey, si le moutard est tué sur ses terres. Rechargez, monsieur, rechargez votre arme.

—Otez-lui son fusil! s'écria de sa brouette M. Pickwick, frappé d'horreur par les sombres insinuations du grand homme. Otez-lui son fusil! M'entendez-vous, quelqu'un!»

Personne cependant ne s'offrit pour exécuter ce commandement, et M. Winkle, après avoir lancé un regard de rébellion au philosophe, rechargea son fusil et marcha en avant avec les autres chasseurs.

Nous sommes obligé de dire, d'après l'autorité de M. Pickwick, que la manière de procéder de M. Tupman paraissait beaucoup plus prudente et plus rationnelle que celle adoptée par M. Winkle. Cependant ceci ne doit en aucune manière diminuer la grande autorité de ce dernier dans tous les exercices corporels; car, depuis un temps immémorial, comme l'observe admirablement M. Pickwick, beaucoup de philosophes, et des meilleurs, qui ont été de parfaites lumières pour les sciences, en matière de théorie, n'ont jamais pu parvenir à faire quelque chose dans la pratique.

Comme la plupart des plus sublimes découvertes, la manière d'agir de M. Tupman paraissait extrêmement simple. Avec la pénétration intuitive d'un homme de génie, il avait remarqué, du premier coup, que les deux grands points à obtenir étaient: 1° de décharger son fusil sans se nuire; 2° de le décharger sans endommager les assistants. Donc et évidemment, lorsqu'on était parvenu à surmonter la difficulté de faire feu, la meilleure chose était de fermer les yeux solidement et de tirer en l'air. Q.E.D.

Une fois, après avoir exécuté ce tour de force, M. Tupman, en rouvrant les yeux, vit une grosse perdrix qui tombait blessée sur la terre. Il allait congratuler M. Wardle sur ses invariables succès, quand celui-ci s'avança vers lui et lui serrant chaudement la main:

«Tupman, vous avez choisi cette perdrix-là parmi les autres?

—Non! non!

—Si, je l'ai remarqué. Je vous ai vu la choisir. J'ai observé comment vous leviez votre fusil pour l'ajuster; et je dirai ceci: que le meilleur tireur du monde n'aurait pas pu l'abattre plus admirablement. Vous êtes moins novice que je ne le croyais, Tupman: vous avez déjà chassé?»

Vainement M. Tupman protesta, avec un sourire de modestie, que cela ne lui était jamais arrivé. Son sourire même fut regardé comme une preuve du contraire, et depuis cette époque sa réputation fut établie. Ce n'est pas la seule réputation qui ait été acquise aussi aisément, et l'on peut admirer les effets heureux du hasard ailleurs que dans la chasse aux perdrix.

Pendant ce temps, M. Winkle s'environnait de feu, de bruit et de fumée, sans produire aucun résultat positif digne d'être noté. Quelquefois il envoyait sa charge au milieu des airs; quelquefois il lui faisait raser la surface du globe, de manière à rendre excessivement précaire l'existence des deux chiens. Sa manière de tirer, considérée comme une œuvre d'imagination et de fantaisie, était extrêmement curieuse et variée; mais matériellement et quant au produit réel, c'était peut-être, au total, un non-succès. C'est un axiome établi que chaque boulet a son adresse; si on peut l'appliquer également à des grains de petit plomb, ceux de M. Winkle étaient de malheureux bâtards, privés de leurs droits naturels, jetés au hasard dans le monde, et qui n'étaient adressés nulle part.

«Eh bien! dit M. Wardle en s'approchant de la brouette et en essuyant la sueur de son visage joyeux et rougeaud; une journée un peu chaude, hein?

—C'est vrai, répondit M. Pickwick. Le soleil est effroyablement brûlant, même pour moi. Je ne sais pas comment vous devez le trouver.

—Ma foi! pas mal chaud, mais c'est égal. Il est midi passé; voyez-vous ce coteau vert, là?

—Certainement.

—C'est l'endroit où nous devons déjeuner. De par Jupiter! le gamin y est déjà avec son panier. Exact comme une horloge!

—Je le vois, dit M. Pickwick, dont le visage devint rayonnant. Un bon garçon! je lui donnerai un shilling pour sa peine. Allons! Sam, roulez-moi.

—Tenez-vous ferme, monsieur, répliqua Sam, ravigoté par l'apparition du déjeuner. Gare de là, jeune cuirassier! Si vous appréciez ma précieuse vie, ne me versez pas, comme dit le gentleman au charretier qui le conduisait à la potence.» Avec cette heureuse citation, Sam partit au pas de charge, brouetta habilement son maître jusqu'au sommet du coteau vert, et le déchargea, avec adresse, à côté du panier de provision, qu'il se mit à dépaqueter sans perdre une minute.

—Pâté de veau, disait Sam, tout en arrangeant les comestibles sur le gazon. Très-bonne chose, le pâté de veau, quand vous connaissez la lady qui l'a fait et que vous êtes sûr que ce n'est pas du minet. Et après tout, qu'est-ce que ça fait encore, puisqu'il ressemble si bien au veau que les pâtissiers eux-mêmes n'en font pas la différence?

—Ils n'en font pas la différence, Sam?

—Non, monsieur, repartit Sam en touchant son chapeau. J'ai logé dans la même maison avec un vendeur de pâtés, une fois, et un homme bien agréable, monsieur, et pas bête du tout. Il savait faire des pâtés, n'importe avec quoi. Voilà que je lui dis, quand j'ai été amical avec lui: Quel troupeau de chats que vous avez-là! monsieur Brook.—Ah! dit-il, c'est vrai, j'en ai beaucoup, qu'il dit.—Faut que vous aimiez bien les chats, que je dis.—Oui, dit-il, en clignant de l'œil, y a des gens qui les aiment. Malgré ça, qu'il me dit, c'est pas encore leur saison, faut attendre l'hiver.—C'est pas leur saison?—Non, dit-il. Quand le fruit mûrit, le chat maigrit.—Qu'est-ce que vous me chantez-là? J'y entends rien, que je dis.—Voyez-vous, dit-il, je ne veux pas entrer dans la coalition des bouchers pour augmenter la viande au pauvre monde. Mossieu Weller, qu'il me dit, en me serrant la main gentiment et en me soufflant dans l'oreille; mossieu Weller, qu'il me dit, ne répétez pas ça; mais c'est l'assaisonnement qui fait tout: ils sont tous faits avec ces nobles animaux ici, dit-il, en m'indiquant un joli petit minet. Et je les assaisonne en beefteak, en veau, en rognon, au goût de la pratique. Et mieux que ça, qu'il dit, je peux faire du beefteak avec du veau ou du rognon avec du beefteak, ou du mouton avec les deux, en prévenant trois minutes d'avance, selon les besoins du marché ou l'appétit public, qu'il me dit.

—Ce devait être un jeune homme fort ingénieux, dit M. Pickwick avec un léger frisson.

—Je crois bien, monsieur, et ses pâtés étaient superbes, répliqua Sam en continuant de vider le panier. Langue; bien ça. C'est une très-bonne chose, quand c'est pas une langue de femme. Pain, jambon, frais comme une peinture. Bœuf froid en tranches. Très-bon. Qu'est-ce qu'il y a dans ces cruches-là, jeune évaporé?

—De la bière dans stelle-ci et du punch froid dans stelle-là, répondit le jeune paysan en ôtant de dessus ses épaules deux vastes bouteilles de grès, attachées ensemble par une courroie.

—Et v'là un petit goûter bien organisé, reprit Sam en examinant avec grande satisfaction les préparatifs. Et maintenant, gentlemen, commencez, comme les Anglais dirent aux Français, en mettant leurs baïonnettes.»

Il ne fallut pas une seconde invitation pour engager la société à rendre pleine justice au repas, et il ne fallut pas plus d'instances pour décider Sam, le grand garde-chasse et les deux gamins à s'asseoir sur l'herbe, à une petite distance, et à battre en brèche une proportion décente de la victuaille. Un vieux chêne accordait son agréable ombrage aux deux groupes de convives, tandis que devant eux se déroulait un superbe paysage, entrecoupé de haies verdoyantes et richement orné de bois.

«Ceci est délicieux! tout à fait délicieux! s'écria M. Pickwick, avec un visage rayonnant, dont la peau pelait rapidement sous l'influence brûlante du soleil.

—Oui vraiment, vieux camarade, répliqua M. Wardle, allons, un verre de punch?

—Avec grand plaisir, répondit M. Pickwick; et l'expression radieuse de sa physionomie, après qu'il eût bu, témoigna de la sincérité de ses paroles.

—Bon! dit le philosophe en faisant claquer ses lèvres; très-bon! J'en vais prendre un autre verre. Frais! très-frais!... Allons! messieurs, poursuivit-il sans lâcher la bouteille, un toast! Nos amis de Dingley-Dell!»

Le toast fut bu avec de bruyantes acclamations.

«Je vais vous apprendre comment je m'y prendrai pour retrouver mon adresse à la chasse, dit alors M. Winkle, qui mangeait du pain et du jambon avec un couteau de poche. Je mettrai une perdrix empaillée sur un poteau, et je m'exercerai à tirer dessus, en commençant à une petite distance, et en reculant par degrés. C'est un excellent moyen.

—Monsieur, dit Sam, je connais un gentleman qui a fait ça et qui a commencé à quatre pieds; mais il n'a jamais continué, car du premier coup il avait si bien ajusté son oiseau que le diable m'emporte si on en a jamais revu une plume depuis.

—Sam! dit M. Pickwick.

—Monsieur?

—Ayez la bonté de garder vos anecdotes jusqu'à ce qu'on vous les demande.

—Certainement, monsieur.»

Sam se tut, mais il cligna si facétieusement l'œil qui n'était point caché par le pot de bière dont il humectait ses lèvres, que les deux petits paysans tombèrent dans des convulsions spontanées, et que le grand garde-chasse, lui-même, condescendit à sourire.

«Voilà, ma foi, d'excellent punch froid, dit M. Pickwick en regardant avec tendresse la bouteille de grès; et le jour est extrêmement chaud, et... Tupman, mon cher ami, un verre de punch?

—Très-volontiers,» répliqua M. Tupman.

Après avoir bu ce verre, M. Pickwick en prit un autre, seulement pour voir s'il n'y avait pas de pelure d'orange dans le punch, parce que la pelure d'orange lui faisait toujours mal. S'étant convaincu qu'il n'y en avait point, M. Pickwick but un autre verre à la santé de M. Snodgrass; puis il se crut obligé, en conscience, de proposer un toast en l'honneur du fabricant de punch anonyme.

Cette constante succession de verres de punch produisit un effet remarquable sur notre sage. Sa physionomie resplendissait de la plus douce gaieté; le sourire se jouait sur ses lèvres; la bonne humeur la plus franche étincelait dans ses yeux. Cédant, par degrés, à l'influence combinée de ce liquide excitant et de la chaleur, il exprima un violent désir de se rappeler une chanson qu'il avait entendue dans son enfance; mais ses efforts furent inutiles. Il voulut stimuler sa mémoire par un autre verre de punch, qui malheureusement parut produire sur lui un effet entièrement opposé; car, non content d'avoir oublié la chanson, il finit par ne plus pouvoir articuler une seule parole. Ce fut donc en vain qu'il se leva sur ses jambes pour adresser à la compagnie un éloquent discours, il retomba dans la brouette et s'endormit presque au même instant.

Le panier fut rempaqueté, mais on trouva qu'il était tout à fait impossible de réveiller M. Pickwick de sa torpeur. On discuta s'il fallait que Sam recommençât à le brouetter ou s'il valait mieux le laisser où il était, jusqu'au retour de ses amis. Ce dernier parti fut adopté à la fin, et comme leur expédition ne devait pas durer plus d'une heure, comme Sam demandait avec instance à les accompagner, ils se décidèrent à abandonner M. Pickwick endormi dans sa brouette et à le prendre au retour. La compagnie s'éloigna donc, laissant notre philosophe ronfler harmonieusement et paisiblement, à l'ombre antique du vieux chêne.

On peut affirmer avec certitude que M. Pickwick eût continué de ronfler à l'ombre du vieux chêne jusqu'au retour de ses amis, ou, à leur défaut, jusqu'au subséquent lever de soleil, s'il lui avait été permis de rester en paix dans sa brouette; mais cela ne lui fut pas permis, et voici pourquoi.

Le capitaine Boldwig était un petit homme violent, vêtu d'une redingote bleue soigneusement boutonnée jusqu'au menton et surmontée d'un col noir bien roide. Lorsqu'il daignait se promener sur sa propriété, il le faisait en compagnie d'un gros rotin plombé, d'un jardinier et d'un aide-jardinier, qui luttaient d'humilité en recevant les ordres qu'il leur donnait avec toute la grandeur et toute la sévérité convenables: car la sœur de la femme du capitaine avait épousé un marquis; et la maison du capitaine était une villa, et sa propriété une terre; et tout était chez lui très-haut, très-puissant et très-noble.

M. Pickwick avait à peine dormi une demi-heure lorsque le petit capitaine, suivi de son escorte, arriva en faisant des enjambées aussi grandes que le lui permettaient sa taille et son importance. Quand il fut auprès du vieux chêne, il s'arrêta, il enfla ses joues et en chassa l'air avec noblesse; il regarda le paysage comme s'il eût pensé que le paysage devait être singulièrement flatté d'être regardé par lui; et enfin, ayant emphatiquement frappé la terre de son rotin, il convoqua le chef jardinier.

—Hunt! dit le capitaine Boldwig.

—Oui, monsieur, répondit le jardinier.

—Cylindrez le gazon de cet endroit demain matin. Entendez-vous, Hunt?

—Oui, monsieur.

—Et prenez soin de me tenir cet endroit proprement. Entendez-vous, Hunt?

—Oui, monsieur.

—Et faites-moi penser à faire mettre un écriteau menaçant de pièges à loup, de chausse-trapes et tout cela, pour les petites gens qui se permettront de se promener sur mes terres. Entendez-vous, Hunt? entendez-vous?

—Je ne l'oublierai pas, monsieur.

—Pardon, excuse, monsieur, dit l'autre jardinier en s'avançant avec son chapeau à la main.

—Eh bien! Wilkins, qu'est-ce qui vous prend?

—Pardon, excuse, monsieur, mais je pense qu'il y a des gens qui sont entrés ici aujourd'hui.

—Ha! fit le capitaine en jetant autour de lui un regard farouche.

—Oui, monsieur, ils ont dîné ici, comme je pense.

—Damnation! c'est vrai, dit le capitaine en voyant les croûtes de pain étendues sur le gazon; ils ont véritablement dévoré leur nourriture sur ma terre. Ha! les vagabonds! si je les tenais ici!... dit le capitaine en serrant son gros rotin.

—Pardon, excuse, monsieur, mais....

—Mais quoi, eh? vociféra le capitaine; et suivant le timide regard de Wilkins, ses yeux rencontrèrent la brouette et M. Pickwick.

—Qui es-tu, coquin? cria le capitaine en donnant plusieurs coups de son rotin dans les côtes de M. Pickwick. Comment t'appelles-tu?

—Punch! murmura l'homme immortel, et il se rendormit immédiatement.

—Quoi?» demanda le capitaine Boldwig.

Pas de réponse.

«Comment a-t-il dit qu'il s'appelait?

—Punch23, monsieur, comme je pense.

—C'est un impudent, un misérable impudent. Il fait semblant de dormir à présent, dit le capitaine plein de fureur. Il est soûl, c'est un ivrogne plébéien. Emmenez-le, Wilkins, emmenez-le sur-le-champ.

—Où faut-il que je le roule, monsieur, demanda Wilkins avec grande timidité.

—Roulez-le à tous les diables.

—Très-bien, monsieur.

—Arrêtez, dit le capitaine.»

Wilkins s'arrêta brusquement.

«Roulez-le dans la fourrière24, et voyons s'il s'appellera encore Punch, quand il se réveillera.... Il ne se rira pas de moi! Il ne se rira pas de moi, emmenez-le!»

M. Pickwick fut emmené en conséquence de cet impérieux mandat, et le grand capitaine Boldwig, enflé d'indignation, continua sa promenade.

L'étonnement de nos chasseurs fut inexprimable quand ils s'aperçurent, à leur retour, que M. Pickwick était disparu et qu'il avait emmené la brouette avec lui. C'était la chose la plus mystérieuse et la plus inexplicable. Qu'un boiteux se fût tout d'un coup remis sur ses jambes et s'en fût allé, c'était déjà passablement extraordinaire: mais qu'en manière d'amusement il eût roulé devant lui une pesante brouette, cela devenait tout à fait miraculeux. Ses amis cherchèrent aux environs, dans tous les coins, sous tous les buissons, en compagnie et séparément; ils crièrent, ils sifflèrent, ils rirent, ils appelèrent, et tout cela sans aucun résultat: impossible de trouver M. Pickwick. Enfin, après plusieurs heures de recherches inutiles, ils arrivèrent à la pénible conclusion qu'il fallait s'en retourner sans lui.

Cependant notre philosophe, profondément endormi dans sa brouette, avait été roulé et soigneusement déposé dans la fourrière du village, en compagnie de divers animaux immondes. Tous les gamins et les trois quarts des autres habitants s'étaient rassemblés autour de lui, pour attendre qu'il s'éveillât. Si leur satisfaction avait été immense en le voyant rouler, elle fut infinie quand, après avoir poussé quelques cris indistincts pour appeler Sam, il s'assit dans sa brouette et contempla, avec un inexprimable étonnement, les visages joyeux qui l'entouraient.

Des huées générales furent, comme on l'imagine, le signal de son réveil; et lorsqu'il demanda machinalement: «Qu'est-ce qu'il y a?» elles recommencèrent avec plus de violence, s'il est possible.

«En voilà, une bonne histoire! hurlait la populace.

—Où suis-je? demanda M. Pickwick.

—Dans la fourrière! beugla la canaille.

—Comment sais-je venu ici? Où étais-je? Qu'est-ce que je faisais?

—Boldwig! capitaine Boldwig! vociféra-t-on de toutes parts; et ce fut la seule explication.

—Tirez-moi d'ici! cria M, Pickwick. Où est mon domestique? Où sont mes amis?

—Vous n'en avez pas des amis! hurrah!» et comme corroboration de ce fait, M. Pickwick reçut dans sa brouette un navet, puis une pomme de terre, puis un œuf et quelques autres légers gages de la disposition enjouée de la multitude.

Personne ne saurait dire combien cette scène aurait duré, ni combien M. Pickwick aurait pu souffrir, si tout à coup un carrosse, qui roulait rapidement sur la route, ne s'était pas arrêté en face du parc. Le vieux Wardle et Sam Weller en sortirent. En moins de temps qu'il n'en faut pour écrire ces mots et peut-être même pour les lire, le premier avait dégagé M. Pickwick et l'avait placé dans sa voiture, tandis que le second terminait la troisième reprise d'un combat singulier avec le bedeau de l'endroit.

«Courez chez le magistrat, crièrent une douzaine de voix.

—Ah! oui, courez-y, dit Sam en sautant sur le siége de la voiture, faites-lui mes compliments, les compliments de M. Weller. Dites-lui que j'ai gâté son bedeau et que s'il veut en faire un nouveau je reviendrai demain matin pour le lui gâter encore. En route, mon vieux!»

Lorsque la voiture fut sortie du village, M. Pickwick respira fortement et dit: «Aussitôt que je serai arrivé à Londres j'actionnerai le capitaine Boldwig pour détention illégale.

—Il paraît que nous étions en contravention, fit observer M. Wardle.

—Cela m'est égal, je l'attaquerai.

—Non, vous ne l'attaquerez pas.

—Si, je l'attaquerai, sur mon....» M. Pickwick s'interrompit en remarquant l'expression goguenarde de la physionomie du vieux Wardle. «Et pourquoi ne le ferais-je pas? reprit-il.

—Parce que, dit le vieux Wardle, en éclatant de rire, parce qu'il pourrait se retourner sur quelqu'un de nous et dire que nous avions pris trop de punch froid.»

M. Pickwick eut beau faire, il ne put s'empêcher de sourire; par degrés, son sourire s'agrandit et devint un éclat de rire; enfin cet éclat de rire contagieux fut répété par toute la compagnie. Afin de fomenter cette bonne humeur, nos amis s'arrêtèrent à la première taverne qu'ils rencontrèrent sur la route; chacun d'eux se fit servir un verre d'eau et d'eau de vie, mais ils eurent soin de faire administrer à M. Samuel Weller une dose d'une force extra.



CHAPITRE XX.

Où l'on voit que Dodson et Fogg étaient des hommes d'affaires, et leurs clercs des hommes de plaisir; qu'une entrevue touchante eut lieu entre M. Samuel Weller et le père qu'il avait perdu depuis longtemps; où l'on voit, enfin, quels esprits supérieurs s'assemblaient à la Souche et la Pie, et quel excellent chapitre sera le suivant.


Dans une pièce située au rez-de-chaussée d'une sombre maison, tout au fond de Freeman's-Court, quartier de Cornhill, étaient assis les quatre clercs de MM. Dodson et Fogg, solliciteurs près la haute cour de chancellerie et procureurs de Sa Majesté près la cour du banc du roi et la cour des communs-plaids, à Westminster; les susdits clercs, dans le cours de leurs travaux journaliers, ayant à peu près autant de chances d'apercevoir les rayons du soleil que pourrait en avoir un homme placé au fond d'un puits, mais sans jouir des avantages de cette situation retirée, où l'on peut, du moins, découvrir des étoiles en plein jour.

La chambre où ils se trouvaient renfermés, était obscure, humide, et sentait la moisissure; une séparation de bois les abritait des regards du vulgaire, et les clients qui attendaient le loisir de MM. Dodson et Fogg n'apercevaient ainsi, pour toute distraction, qu'une couple de vieilles chaises, une horloge au bruyant tic-tac, un almanach, un porte-parapluie, une rangée de pupitres, et plusieurs tablettes chargées de liasses de papiers étiquetés et malpropres, de vieilles boîtes de sapin et de grosses bouteilles d'encre. Une porte vitrée ouvrait sur le passage qui donnait dans la cour, et c'est en dehors de cette porte vitrée que se présenta M. Pickwick, deux jours après les événements rapportés dans le précédent chapitre.

«Est-ce que vous ne pouvez pas entrer? dit une voix criarde en réponse au coup modeste frappé par M. Pickwick à la susdite porte.

Le philosophe entra, suivi de Sam.

«M. Dodson ou M. Fogg sont-ils chez eux, monsieur? demanda gracieusement M. Pickwick, en s'approchant de la cloison, avec son chapeau à la main.

—M. Dodson n'est pas chez lui, et M. Fogg est en affaire,» répliqua la voix; et en même temps la tête à qui la voix appartenait, se montra par-dessus la cloison, avec une plume derrière l'oreille, et examina M. Pickwick.

C'était une tête malpropre; ses cheveux roux, scrupuleusement séparés sur le côté et aplatis avec du cosmétique, étaient tortillés en accroche-cœurs et garnissaient une face plate ornée en outre d'une paire de petits yeux, d'un col de chemise fort crasseux et d'une vieille cravate noire usée.

«M. Dodson n'est pas chez lui, et M. Fogg est en affaire, dit l'homme à qui appartenait cette tête.

—Quand M. Dodson reviendra-t-il, monsieur?

—Sais pas.

—M. Fogg sera-t-il longtemps occupé, monsieur?

—Sais pas.»

Ayant ainsi parlé, le jeune homme se mit fort tranquillement à tailler sa plume, tandis qu'un autre clerc riait d'une manière approbative, tout en mêlant de la poudre de Sedlitz dans un verre d'eau.

«Puisqu'il en est ainsi, je vais attendre, dit M. Pickwick, et il s'assit, sans y avoir été invité, écoutant le tic-tac bruyant de l'horloge et le chuchotement des clercs.

—C'était là une bonne farce, hein? dit l'un de ceux-ci, pour conclure la relation d'une aventure nocturne qu'il avait racontée à voix basse.

—Diablement bonne, diablement bonne, répondit l'homme à la poudre de Sedlitz.

—Tom Cummins était au fauteuil, reprit le premier clerc, qui avait un habit brun, avec des boutons de cuivre. Il était quatre heures et demie quand je suis arrivé à Somers-Town, et j'étais si joliment dedans que je n'ai pas pu trouver le trou de la serrure et que j'ai été obligé de réveiller la vieille femme. Je voudrais bien savoir ce que le vieux Fogg dirait s'il savait cela. J'aurais mon paquet, je suppose, eh?»

A cette idée plaisante, tous les clercs éclatèrent de rire; l'homme à l'habit brun poursuivit:

«Il y a eu une fameuse farce avec Fogg ici ce matin, pendant que Jack était en haut à arranger les papiers et que vous deux vous étiez allés au timbre. Fogg était en bas à ouvrir ses lettres quand voilà venir le gaillard de Comberwell contre lequel nous avons un mandat. Vous savez bien.... comment s'appelle-t-il déjà?

—Ramsey, dit le clerc qui avait parlé à M. Pickwick.

—Ah! Ramsey.... en voilà une pratique qui a l'air râpé!.

—Eh bien, monsieur, dit le vieux Fogg, en le regardant d'un air sauvage. Vous savez, sa manière....—Eh bien, monsieur, êtes-vous venu pour terminer?—Oui, monsieur, dit Ramsey, en mettant sa main dans sa poche, et en tirant son argent. La dette est de deux livres sterling et dix shillings, et les frais de trois livres sterling et cinq shillings; les voici ici, monsieur, et il soupira comme un soufflet de forge, en tendant sa monnaie dans un petit morceau de papier brouillard. Le vieux Fogg regarda d'abord l'argent et ensuite l'homme, et ensuite il toussa de sa drôle de toux, si bien que je me doutais qu'il allait arriver quelque chose.—Vous ne savez pas, dit-il, qu'il y a une déclaration enregistrée qui augmente notablement les frais.—Qu'est-ce que vous dites là, monsieur, cria Ramsey, en tressaillant; le délai n'est expiré qu'hier au soir, monsieur. Cela n'empêche pas, reprit Fogg. Mon clerc est justement parti pour la faire enregistrer. M. Jackson n'est-il pas allé pour faire enregistrer cette déclaration dans Bullman et Ramsey, monsieur Wicks?—Naturellement je réponds que oui, et alors Fogg tousse encore et regarde Ramsey.—Mon Dieu! disait Ramsey, je me suis rendu presque fou pour ramasser cet argent, et tout cela pour rien!—Pour rien du tout, reprit Fogg, froidement; ainsi vous ferez bien mieux de vous en retourner, d'en ramasser un peu plus et de l'apporter ici à temps.—Je n'en pourrai pas trouver, sur mon âme! s'écria Ramsey en frappant le bureau avec son poing.—Ne me menacez pas, monsieur, dit Fogg, en se mettant en colère à froid.—Je n'ai pas eu l'intention de vous menacer, monsieur, répondit Ramsey.—Si, monsieur, repartit Fogg; sortez d'ici, monsieur! sortez de ce bureau, monsieur, et ne revenez que quand vous aurez appris à vous conduire, monsieur!—Alors Ramsey a fait tout ce qu'il a pu pour se défendre, mais comme Fogg lui coupait la parole, il a été obligé de remettre son argent dans sa poche et de filer. A peine la porte était-elle fermée, que voilà le vieux Fogg qui se retourne vers moi, avec on sourire agréable, et qui tire la déclaration de sa poche.—Monsieur Wicks, dit-il, prenez un cabriolet et allez au Temple, aussi vite que vous le pourrez, pour faire enregistrer cela. Les frais sont sûrs, car c'est un homme laborieux, avec une famille nombreuse, et qui gagne vingt-cinq shillings par semaine. S'il nous signe une procuration (et il faudra bien qu'il en vienne là), je suis sûr que ses maîtres payeront. Ainsi, monsieur Wicks, il faut tirer de lui tout ce que nous pourrons. C'est un acte de bon chrétien, monsieur Wicks, car avec une grande famille et un petit revenu, il sera heureux de recevoir une bonne leçon, qui lui apprenne à ne plus faire de dettes. N'est-il pas vrai? n'est-il pas vrai?—Et en s'en allant son sourire était si bienveillant que cela vous réjouissait le cœur.—C'est un fier homme pour les affaires, ajouta Wicks du ton de l'admiration la plus profonde, un fier homme, hein?»

Les trois autres clercs s'unirent cordialement à cette admiration et parurent charmés de l'anecdote.

«Jolis gars, ici, monsieur, murmura Sam à son maître. Bonne idée qu'ils ont sur les farces, monsieur.»

M. Pickwick fit un signe d'assentiment et toussa, pour attirer l'attention des jeunes gentlemen qui étaient derrière la cloison. Ayant raffraîchi leurs esprits par cette petite conversation entre eux, ils eurent la condescendance de s'occuper de l'étranger.

«M. Fogg est peut-être libre maintenant, dit Jackson.

—Je vais voir, reprit Wicks en se levant avec nonchalance. Quel nom dirai-je à M. Fogg?

—Pickwick,» répliqua l'illustre sujet de ces mémoires.

M. Jackson disparut par l'escalier et revint bientôt annoncer que maître Fogg recevrait M. Pickwick dans cinq minutes. Ayant fait ce message, il retourna derrière son bureau.

«Quel nom a-t-il dit? demanda tout bas M. Wicks.

—Pickwick, répliqua Jackson. C'est le défendeur dans Bardell et Pickwick.»

Un soudain frottement de pieds, mêlé d'éclats de rires étouffés, se fit entendre derrière la cloison.

«Monsieur, murmura Sam à son maître, voilà qu'ils vous mécanisent.

—Ils me mécanisent, Sam! Qu'est-ce que vous entendez par me mécaniser

Pour toute réplique, Sam passa son pouce par-dessus son épaule, et M. Pickwick, levant la tête, reconnut la vérité de ce fait, à savoir: que les quatre clercs avaient allongé par-dessus la cloison des figures pleines d'hilarité, et examinaient minutieusement la tournure et la physionomie de ce Lovelace présumé, de ce grand destructeur du repos des cœurs féminins. Au mouvement qu'il fit, la rangée de têtes disparut comme par enchantement, et l'on entendit à l'instant même le bruit de quatre plumes voyageant sur le papier avec une furieuse vitesse.

Le tintement d'une sonnette suspendue dans le bureau appela M. Jackson dans l'appartement de Me Fogg. Il en revint bientôt, et annonça à M. Pickwick que son patron était prêt à le recevoir.

En conséquence, M. Pickwick monta l'escalier. Au premier étage, l'une des portes étalait, en caractères lisibles, ces mots imposants: M. FOGG. Ayant frappé à cette porte et ayant été invité à entrer, M. Jackson introduisit M. Pickwick en présence de l'avoué.

«M. Dodson est-il revenu? demanda Me Fogg.

—A l'instant, monsieur.

—Priez-le de passer ici.

—Oui, monsieur. (Jackson sort.)

—Prenez un siége, monsieur, dit Me Fogg. Voici le journal, monsieur. Mon partner va être ici dans un moment, et nous pourrons causer sur cette affaire, monsieur.»

M. Pickwick prit un siége et un journal; mais au lieu de lire ce dernier, il dirigea son rayon visuel par-dessus, afin d'examiner l'homme d'affaires. C'était un personnage d'un certain âge, dont le corps long et fluet était engaîné dans un étroit habit noir, dans une culotte sombre, dans de petites guêtres noires. Il semblait être partie essentielle de son bureau et paraissait avoir à peu près autant d'esprit et de sensibilité que lui.

Au bout de quelques minutes arriva Me Dodson, homme gros et gras, à l'air sévère, à la voix bruyante. La conversation commença immédiatement.

«Monsieur est M. Pickwick, dit Me Fogg.

—Ha! ha! monsieur, vous êtes le défendeur dans Bardell et Pickwick?

—Oui, monsieur, répondit le philosophe.

—Eh bien, monsieur, reprit Me Dodson, que nous proposez-vous?

—Ah! dit Me Fogg en fourrant ses mains dans les poches de sa culotte et s'appuyant sur le dos de sa chaise; qu'est-ce que vous nous proposez, monsieur Pickwick?

—Silence, Fogg! reprit Dodson. Laissez-moi entendre ce que M. Pickwick veut dire.

—Je sais venu, messieurs, répliqua notre sage, en regardant avec douceur les deux partners, je suis venu ici, messieurs, pour vous exprimer la surprise avec laquelle j'ai reçu votre lettre de l'autre jour et pour vous demander quels sujets d'action vous pouvez avoir contre moi?

—Quels sujets!... s'écriait Me Fogg, lorsqu'il fut arrêté par Me Dodson.

—Monsieur Fogg, dit celui-ci, je vais parler.

—Je vous demande pardon, monsieur Dodson, répondit Fogg.

—Quant aux sujets d'action, monsieur, reprit Me Dodson, avec un air plein d'élévation morale; quant aux sujets d'action, vous consulterez votre propre conscience et vos propres sentiments. Nous, monsieur, nous sommes entièrement guidés par les assertions de notre client. Ces assertions, monsieur, peuvent être vraies ou peuvent être fausses; elles peuvent être croyables ou incroyables; mais si elles sont croyables, je n'hésite pas à dire, monsieur, que nos sujets d'action sont forts et invincibles. Vous pouvez être un homme infortuné, monsieur, ou vous pouvez être un homme rusé; mais si j'étais appelé comme juré, monsieur, et sur mon serment, à exprimer mon opinion sur votre conduite, je vous affirme, monsieur, que je n'hésiterais pas un seul instant.» Ici Me Dodson se redressa avec l'air d'une vertu offensée et regarda Me Fogg, qui enfonça ses mains plus profondément dans ses poches, et, secouant sagement sa tête ajouta d'un ton convaincu: «Très-certainement!

—Eh bien, monsieur, repartit M. Pickwick d'un air peiné, je vous assure que je suis un homme très-malheureux, au moins dans cette affaire.

—Je désire qu'il en soit ainsi, monsieur, répliqua Me Dodson. J'aime à croire que cela peut être, monsieur. Mais si vous êtes réellement innocent de ce dont vous êtes accusé, vous êtes plus infortuné que je ne croyais possible de l'être. Qu'en dites-vous monsieur Fogg?

—Je dis absolument comme vous, répondit Me Fogg avec un sourire d'incrédulité.

—L'assignation qui commence l'action, monsieur, continua Me Dodson, a été délivrée régulièrement. Monsieur Fogg, où est notre registre?

—Le voici, dit Me Fogg en lui passant un volume carré recouvert en parchemin.

—Voici l'enregistrement, continua Dodson. Middlesex, mandat: Veuve Martha Bardell versus Samuel Pickwick. Dommages-intérêts, 1500 guinées. Dodson et Fogg pour le demandeur, aug. 28, 1831. Tout est régulier, monsieur, parfaitement régulier.»

Ayant articulé ces mots, Me Dodson toussa et regarda Me Fogg. Me Fogg répéta: «Parfaitement,» et tous les deux regardèrent M. Pickwick.

Celui-ci dit alors: «Vous voulez donc me faire entendre que c'est réellement votre intention de poursuivre ce procès?

—Vous faire entendre! monsieur. Oui, apparemment, répondit Me Dodson, avec quelque chose qui ressemblait à un sourire autant que le lui permettait sa dignité.

—Et que les dommages-intérêts demandés sont réellement de quinze cents guinées?

—Vous pouvez ajouter que si notre cliente avait suivi nos conseils, elle aurait réclamé le triple de cette somme.

—Je crois cependant, fit observer Me Fogg, en jetant un coup d'œil à Me Dodson, je crois que Mme Bardell a déclaré positivement qu'elle n'accepterait pas un liard de moins.

—Sans aucun doute, répliqua Me Dodson d'un ton sec;» car le procès ne faisait que de commencer, et il ne convenait pas aux avoués de le terminer par un compromis, quand même M. Pickwick y aurait été disposé.

«Comme vous ne nous faites point de propositions, monsieur, continua Me Dodson, en déployant de sa main droite un morceau de parchemin, et tendant gracieusement, de sa gauche, un papier à M. Pickwick; comme vous ne nous faites pas de propositions, monsieur, je vais vous offrir une copie de cet acte, dont voici l'original.

—Très-bien! monsieur; très-bien! dit en se levant notre philosophe, dont la bile commençait à s'échauffer. Vous aurez de mes nouvelles par mon homme d'affaires.

—Nous en serons charmés, répondit Me Fogg en se frottant les mains.

—Tout à fait, ajouta Dodson, en ouvrant la porte.

—Et avant de vous quitter, messieurs, reprit M. Pickwick en se retournant sur le palier, permettez-moi de vous dire que de toutes les manœuvres honteuses et dégoûtantes....

—Attendez, monsieur, attendez, interrompit Me Dodson avec grande politesse. Monsieur Jackson! monsieur Wicks!

—Monsieur? répondirent les deux clercs, apparaissant au bas de l'escalier.

—Faites-moi le plaisir d'écouter ce que ce gentleman va dire. Allons! monsieur, je vous en prie. Vous parliez, je crois, de manœuvres honteuses et dégoûtantes?

—Oui, monsieur, s'écria M. Pickwick entièrement excité, je disais que de toutes les manœuvres honteuses et dégoûtantes auxquelles se livrent les fripons, celle-ci est la plus dégoûtante et la plus honteuse. Je le répète, monsieur.

—Vous entendez cela, monsieur Wicks? cria Me Dodson.

—Vous n'oublierez pas ces expressions, monsieur Jackson? ajouta Me Fogg.

—Peut-être, monsieur, reprit Dodson, peut-être que vous aimeriez à nous appeler escrocs? Allons, monsieur, si cela vous fait plaisir, dites-le.

—Oui, s'écria M. Pickwick. Oui, vous êtes des escrocs!

—Très-bien, observa Dodson. J'espère que vous pouvez entendre de là-bas, monsieur Wicks?

—Oh oui! monsieur.

—Vous devriez monter quelques marches, ajouta Fogg.

—Poursuivez, monsieur, poursuivez. Vous feriez bien de nous appeler voleurs, monsieur. Ou peut-être que vous auriez du plaisir à nous maltraiter? Vous le pouvez, monsieur, si cela vous fait plaisir. Nous ne vous opposerons pas la plus petite résistance. Allons, monsieur!»

Comme M. Fogg se plaçait d'une manière fort tentante à proximité du poing fermé de M. Pickwick, il est fort probable que notre sage aurait cédé à ses sollicitations pressantes, s'il n'en avait pas été empêché. Mais Sam, en entendant la dispute, était sorti du bureau, avait escaladé l'escalier et saisi son maître par le bras.

«Allons, monsieur! lui dit-il, donnez-vous la peine de venir par ici. C'est très-amusant de jouer au volant, mais pas quand les deux raquettes sont des hommes de loi et qu'ils jouent avec vous. C'est trop excitant pour être agréable. Si vous voulez vous soulager le cœur en bousculant quelqu'un, venez dans la cour et bousculez-moi. Avec ceux-là c'est une besogne un petit peu trop dépensière.»

Disant ces mots et sans plus de cérémonie, Sam emporta son maître à travers l'escalier, à travers la cour, et l'ayant déposé en sûreté dans Cornhill, se retira modestement derrière lui, prêt à le suivre en quelque lieu qu'il lui plût d'aller.

M. Pickwick marcha tout droit devant lui d'un air d'abstraction, traversa en face de Mansion-house et dirigea ses pas vers Cheapside. Sam commençait à s'émerveiller du chemin que prenait son maître, quand celui-ci se retourna et lui dit:

«Sam, je vais aller immédiatement chez M. Perker.

—C'est juste l'endroit où vous auriez dû aller d'abord, monsieur.

—Je le crois, Sam.

—Et moi j'en suis sûr et certain, monsieur.

—Bien! bien! Sam, j'irai tout à l'heure. Mais d'abord, comme j'ai été mis un peu hors de moi-même, j'aimerais à prendre un verre d'eau-de-vie et d'eau chaude. Où pourrai-je en avoir, Sam?»

Sam connaissait parfaitement Londres, aussi répondit-il sans réfléchir un instant:

«La seconde cour à main droite, monsieur; l'avant-dernière maison du même côté. Prenez la stalle qui est à côté du poêle, parce qu'il n'y a pas de pied au milieu de la table, comme il y en a à toutes les autres, ce qui est très-inconvénient.»

M. Pickwick observa scrupuleusement les indications de son domestique et entra bientôt dans la taverne qu'il lui avait indiquée. De l'eau-de-vie et de l'eau chaude furent promptement placées devant lui, et Sam, s'asseyant à une distance respectueuse de son maître, quoique à la même table, fut accommodé d'une pinte de porter.

La pièce où ils se trouvaient était fort simple et semblait sous le patronage spécial des cochers de diligence, car plusieurs gentlemen qui paraissaient appartenir à cette savante profession, fumaient et buvaient dans leurs stalles respectives. Parmi eux se trouvait un gros homme rougeaud, d'un certain âge, assis en face de M. Pickwick, et qui attira son attention. Le gros homme fumait avec grande véhémence, mais, à chaque demi-douzaine de bouffées, il ôtait sa pipe de sa bouche et examinait d'abord Sam, puis M. Pickwick. Ensuite il exécutait encore une demi-douzaine de bouffées, d'un air de méditation profonde, et recommençait à considérer notre philosophe et son acolyte. Enfin le gros homme, mettant ses jambes sur une chaise et appuyant son dos contre le mur, s'occupa d'achever sa pipe sans interruption, et tout en contemplant, au travers de sa fumée, les deux nouveaux venus, comme s'il avait été décidé à les étudier le plus possible.

Les évolutions du gros homme avaient d'abord échappé à Sam, mais voyant les yeux de M. Pickwick se diriger de temps en temps vers lui, il commença à regarder dans la même direction, puis il abrita ses yeux avec sa main comme si, ayant partiellement reconnu l'objet placé devant lui, il désirait s'assurer de son identité. Mais ses doutes furent promptement résolus, car le gros homme, ayant chassé un nuage épais de sa pipe, fit sortir de dessous le châle volumineux qui enveloppait sa gorge et sa poitrine une voix enrouée, semblable à quelque étrange essai de ventriloquisme, et prononça lentement ces mots:

«Eh bien! Sammy?

—Qu'est-ce que c'est que cela, Sam? demanda M. Pickwick.

—Hé bien! je ne l'aurais pas cru, monsieur, répondit Sam en ouvrant des yeux étonnés. C'est le vieux.

—Le vieux! reprit M. Pickwick, quel vieux?

—Mon père, monsieur. Comment ça va-t-il, mon ancien?»

Et avec cette touchante ébullition d'affection filiale, Sam fit une place sur le siége à côté de lui pour le gros homme, qui venait le congratuler, pipe en bouche et pot en main.

«Hé ben! Sammy? dit le père, je ne t'ai pas vu depuis deux ans et mieux.

—C'est vrai ça, vieux farceur. Comment va la belle-mère?

—Hé ben! je vas te dire quoi, Sammy, reprit M. Weller senior d'une voix très-solennelle. I' n'y a jamais évu une pus belle veuve que ma seconde. Une douce criature que c'était, Sammy, et tout ce que je peux dire à présent, c'est ça: pisqu'elle faisait une si extra-superfine veuve, c'est ben dommage qu'elle ait changé de condition. Elle ne réussit pas pour une femme, Sammy.

—Bah! vraiment?» demanda M. Weller junior.

M. Weller senior secoua la tête en répondant avec un soupir:

«J'ai fait la chose une fois de trop, Sammy, j'ai fait la chose une fois de trop. Prenez exemple sur vot' père, mon garçon, et prenez ben garde aux veuves toute vot' vie, espécialement si elles tiennent une auberge, Sammy.»

Ayant expectoré cet avis paternel, avec grand pathos, M. Weller senior tira de sa poche une boîte d'étain, remplit sa pipe, l'alluma avec les cendres de la précédente et recommença à fumer d'un grand train.

Après une pause considérable il s'adressa à M. Pickwick, en continuant le même sujet:

«Demande vot' excuse, mossieu; rien de personnel, j'espère, mossieu? Vous n'avez pas empaumé une veuve?

—Non, pas encore, répondit M. Pickwick en riant;» et tandis que M. Pickwick riait, Sam informa son père à l'oreille des rapports qui existaient entre lui et ce gentleman.

«Demande vot' excuse, mossieu, dit M. Weller en ôtant son chapeau; j'espère que vous n'avez pas de reproches à faire à Sammy, mossieu?

—Pas le moindre, répliqua M. Pickwick.

—Fort heureux d'apprendre ça, mossieu. J'ai pris beaucoup de peine pour son éducation, mossieu. J'y ai laissé rouler les rues tout petiot pour qu'il sache se tirer d'affaire tout seul, mossieu: la véritable méthode pour rendre un jeune homme malin.

—J'imaginerais que c'est une méthode un peu dangereuse, observa M. Pickwick avec un sourire.

—Et qui n'est pas pleine de certitude non plus, objecta Sam; j'ai été régulièrement enfoncé l'autre jour.

—Non? dit le père.

—Si,» reprit le fils; et il raconta aussi brièvement que possible comment il avait été dupe des stratagèmes de Job Trotter.

M. Weller écouta ce récit avec l'attention la plus profonde, et lorsqu'il fut terminé:

«L'un de ces bijoux, dit-il, n'était-ce pas un grand efflanqué avec des cheveux noirs comme des chandelles et le don de l'oratoire très-galopant?»

M. Pickwick n'entendait pas parfaitement le dernier item de cette description, mais comprenant le premier, il répondit: «Oui,» à tous hasards.

«Et l'aut' gaillard, un toupet noir, en livrée violette, avec une très-grosse boule?

—Oui, oui, c'est lui! s'écrièrent vivement le maître et le valet.

—Alors je sais où qu'i' sont remisés; i' sont à Ipswich, en bon état tous les deux.

—Impossible! dit M. Pickwick.

—C'est un fait, répliqua M. Weller, et je vas vous dire comment je sais ça. Je travaille une voiture d'Ipswich de temps en temps, pour un camarade. Je l'ai menée juste le jour d'après la nuit oùs que vous avez attrapé le rhumatique, et je les ai ramenés juste au négrillon, à Chelmsford, et je les ai disposés droit à Ipswich oùs que le domestique, celui qu'est en violet, m'a dit qu'ils allaient rester pour longtemps.

—Je le suivrai, dit M. Pickwick. Nous pouvons visiter Ipswich aussi bien qu'un autre endroit. Je le suivrai.

—Vous êtes sûr et certain que c'était eux, gouverneur? demanda Sam.

—Tout à fait, Sammy, tout à fait, car leur apparition est fort singulière. Outre ça, je me confondais de voir un gen'l'm'n si familier avec son valet. Pus qu' ça; comme i's étaient assis derrière mon siége, je leu's y ai entendu dire qu'ils avaient enfoncé le vieux Bouffe-la-balle.

—Le vieux quoi? demanda M. Pickwick.

—Le vieux Bouffe-la-balle, mossieu, par quoi, ma coloquinte à couper, qu'ils parlaient de vous, mossieu.»

Il n'y a rien de positivement vil ni atroce dans l'appellation de vieux Bouffe-la-balle, mais cependant c'est une désignation qui n'est nullement respectueuse ni agréable. Le souvenir de tous les torts qu'il avait soufferts de Jingle s'était amassé dans l'esprit de M. Pickwick, du moment où M. Weller avait commencé à parler. Il ne fallait qu'une plume pour faire pencher la balance, et Bouffe-la-balle le fit.

«Je le suivrai, s'écria le philosophe en donnant sur la table un coup de poing emphatique.

—Je conduirai après-demain à Ipswich, mossieu: la voiture part du Taureau, dans White-Chapel; si vous avez réellement envie d'y descendre, vous feriez mieux d'y descendre avec moi.

—C'est vrai, dit M. Pickwick. Très-bien. Je puis écrire à Bury et dire à ces messieurs de venir me retrouver à Ipswich. Nous irons avec vous. Mais ne vous en allez pas si vite, M. Weller, voulez-vous prendre quelque chose?

—Vous êtes bien bon, mossieu, répondit M. Weller en s'arrêtant court. Peut-être qu'un petit verre d'eau-de-vie pour boire à vot' santé et à la bonne chance de Sammy, ça ne ferait pas de mal.»

L'eau-de-vie fut apportée, et M. Weller, après avoir tiré son poil à M. Pickwick et adressé un signe gracieux à Sam, la fit descendre dans son large gosier comme s'il y en avait eu plein un dé.

«Bien exécuté, papa. Mais il faut prendre garde, vieux gaillard, ou bien vous vous ferez pincer par la goutte.

—J'ai trouvé pour ça un remède souverain, répliqua M. Weller en reposant son verre.

—Un remède souverain pour la goutte, s'écria M. Pickwick en tirant promptement son mémorandum, qu'est-ce que c'est?

—La goutte, mossieu, la goutte est une maladie qu'elle est naquise de trop d'aises et de conforts. Si vous êtes jamais attaqué par la goutte, mossieu, vite épousez une veuve qu'a une bonne voix forte avec une idée décente de s'en faire usage, vous n'aurez pus jamais la goutte. C'est une proscription capitale, mossieu. Je la consomme régulièrement et je vous réponds qu'elle chasse toutes les maladies qu'est causée par trop de joyeuseté.»

Ayant communiqué ce secret inestimable, M. Weller vida son verre de nouveau, cligna de l'œil d'une manière prétentieuse, soupira profondément, et se retira avec lenteur.

«Eh bien! Sam, que pensez-vous de ce qu'a dit votre père? demanda M. Pickwick en souriant.

—Ce que j'en pense? monsieur; je pense qu'il est victime du matrimonial, comme disait le chapelain de la Barbe-Bleue, en l'enterrant avec une larme de pitié.»

Il n'y avait pas de réplique possible à l'à-propos de cette conclusion; c'est pourquoi M. Pickwick, après avoir payé leur écot, reprit son chemin vers Grey's Inn. Lorsqu'il atteignit ses grottes retirées, huit heures avaient sonné, et le flot incessant de gentlemen en pantalons crottés, en chapeaux gris déformés, en habits râpés, qui se précipitait par toutes les issues, l'avertit que la majorité des études était fermée pour ce jour-là.

Après avoir grimpé deux étages rapides et malpropres, M. Pickwick vit réaliser ses prévisions: la porte de M. Perker était close, et le morne silence qui suivit les coups répétés frappés par Sam, leur annonça suffisamment que les gens d'affaires s'étaient retirés pour la nuit.

«Voilà qui est bien contrariant, Sam. Je ne voudrais pourtant pas perdre un moment pour le voir. Je suis sûr que je ne pourrai pas fermer l'œil avant d'avoir confié cette affaire à un homme du métier.

—Voici une vieille qui monte les escaliers, monsieur, répliqua Sam. Peut-être qu'elle sait où nous pourrons trouver quelqu'un. Ohé! vieille lady, où est les gens de M. Perker?

—Les gens de M. Perker, dit une vieille femme maigre et misérable, en s'arrêtant pour respirer après avoir monté l'escalier; les gens de M. Perker est parti et moi je vas pour faire le bureau.

—Êtes-vous servante de M. Perker? demanda M. Pickwick.

—Je suis sa blanchisseuse.

—Ah! dit M. Pickwick, pour l'édification exclusive de son domestique, c'est une curieuse circonstance, Sam, que, dans ces inns25, ils appellent les femmes de ménage des blanchisseuses. Je ne comprends pas pourquoi.

—Je me figure, monsieur, que c'est parce qu'elles ont une aversion mortelle à laver quelque chose.

—Cela ne m'étonnerait pas,» répondit M. Pickwick en regardant la vieille femme. En effet, son apparence, comme la tenue du bureau, qu'elle venait d'ouvrir, indiquait une antipathie enracinée contre l'emploi du savon et de l'eau.

«Ma bonne femme, reprit M. Pickwick, savez-vous où je puis trouver M. Perker?

—Non, je n'en sais rien, répliqua-t-elle d'une voix aigre; il est hors de la ville, maintenant.

—Cela est bien malheureux! Et où est son clerc, savez-vous?

—Oui, je le sais, mais i' me remercierait drôlement de vous le dire.

—J'ai des affaires très-particulières avec lui.

—Ça ne peut pas se faire demain matin?

—Pas aussi bien.

—Eh bien, si c'est quelque chose de très-particulier, je puis dire où il est. Ainsi je suppose qu'il n'y a pas de mal à le dire. Si vous allez à la Souche et la Pie et que vous demandiez au comptoir M. Lowten. Ils vous introduiront, et c'est le clerc de M. Perker.»

Avec ces instructions, et ayant appris de plus que l'hôtellerie en question était au fond d'une cour, heureusement située entre Clare-Market et New Inn, M. Pickwick et Sam descendirent en sûreté l'escalier raboteux et se mirent en quête de la Souche et la pie.

Cette taverne favorite, consacrée aux orgies nocturnes de M. Lowten et de ses compagnons, était ce que des gens ordinaires appellent un bouchon. Une petite échoppe adossée à la muraille et sous-louée à un cordonnier en vieux, marquait suffisamment que le propriétaire de la Pie était un homme disposé à gagner de l'argent; en même temps que la protection par lui accordée a un vendeur de petits pâtés, qui débitait ses chatteries sans crainte d'interruption sur le pas même de la porte, démontrait évidemment que ledit propriétaire possédait un esprit philanthropique. Deux ou trois pancartes imprimées, faisant allusion à du cidre de Devonshire et à de l'eau-de-vie de Dantzig, pendaient aux carreaux inférieurs des fenêtres, décorées de rideaux safran, tandis qu'un large écriteau noir annonçait, en lettres blanches, au public savant, qu'il y avait cinq cent mille barils de double bière dans les celliers de la maison, laissant l'esprit dans un état de doute fort agréable quant à la direction précise dans laquelle on pouvait supposer que cette immense caverne s'étendait dans les entrailles de la terre. Nous aurons décrit autant qu'il est nécessaire l'extérieur de l'édifice, lorsque nous aurons ajouté que l'enseigne antique étalait la figure à moitié effacée d'une pie contemplant attentivement une ligne tortueuse de couleur brune, que les voisins avaient été habitués dès l'enfance à reconnaître pour la souche.

Lorsque M. Pickwick se présenta au comptoir, il fut reçu par une femme d'un certain âge qui sortit de derrière un paravent.

«M. Lowten est-il ici, madame?

—Oui, monsieur, il y est. Charley, introduisez le gentleman auprès de M. Lowten.

—Le gen'l'm'n peut pas entrer à c't' heure, répondit un jeune Ganymède à la tête rousse. M'sieu Lowten i' chante une chanson farce, et ça l'interloquerait. Ça ne sera pas bien long, m'sieu.»

Le Ganymède roux avait à peine cessé de parler, lorsque le cliquetis des verres et le tonnerre des coups frappés sur la table annoncèrent que la chanson était terminée. M. Pickwick engagea Sam à se délasser dans la buvette, et suivit son introducteur.

Sur cette annonce: «Un gen'l'm'n pour vous parler, m'sieu.»

Un jeune homme bouffi, qui remplissait le fauteuil au sommet de la table, leva la tête, regarda avec quelque surprise dans la direction d'où portait la voix, et sa surprise ne fut aucunement diminuée lorsqu'il reconnut qu'il ne connaissait nullement l'individu sur lequel se reposaient ses yeux.

«Je vous demande pardon, monsieur, dit M. Pickwick, et je suis aussi très-fâché de déranger ces messieurs, mais je viens pour une affaire pressante. Si vous voulez me permettre de vous entretenir au bout de cette chambre pendant cinq minutes, je vous serai fort obligé.»

Le jeune homme bouffi se leva, et, tirant une chaise dans un coin obscur de la salle, écouta attentivement le récit des infortunes de M. Pickwick. Lorsqu'il fut terminé: «Ah! dit-il, Dodson et Fogg! habiles dans la pratique! hommes d'affaires, bien malins, monsieur!»

M. Pickwick admit la malice de Dodson et Fogg, et M. Lowten poursuivit:

«Perker n'est pas dans la ville et n'y reviendra pas avant la fin de la semaine prochaine; mais si vous voulez faire défendre à l'action, vous n'avez qu'à me laisser cette copie, je pourrai faire tout ce qui est nécessaire jusqu'à son retour.

—C'est précisément pour cela que je suis venu ici, répliqua M. Pickwick en tendant le document. S'il arrive quelque chose de nouveau vous pouvez m'écrire, poste restante, à Ipswich.

—C'est fort bien,» répondit le clerc de Me Perker; et, voyant les regards de M. Pickwick se diriger curieusement vers la table, il ajouta: «Voulez-vous rester avec nous pour une demi-heure? Nous avons fameuse compagnie ce soir. Il y a Samkin, et le premier clerc de Green, et Smithers, et la chancellerie de Price, et Pimkins, et Thomas... il chante à ravir; et Jack Bamber, et beaucoup d'autres. Vous arrivez de la campagne, je suppose: voulez-vous vous joindre à nous?»

M. Pickwick ne pouvait laisser échapper une occasion si séduisante d'étudier la nature humaine: il se laissa mener vers la table, fut présenté formellement à la compagnie, prit un siége auprès du président et fit venir un verre de son breuvage favori.

Un profond silence s'ensuivit, contrairement à l'attente de M. Pickwick. Enfin son voisin de droite, gentleman qui étalait des boutons de mosaïque sur une chemise rayée, lui dit en ôtant avec deux doigts son cigare de sa bouche:

«J'espère que cela ne vous incommode pas, monsieur?

—Pas le moins du monde, répliqua M. Pickwick. J'en aime beaucoup l'odeur, quoique je ne fume pas moi-même.

—Je serais bien fâché d'en dire autant, observa un autre gentleman du côté opposé de la table. Ma pipe, c'est pour moi la table et le logement.»

M. Pickwick examina celui qui parlait ainsi et ne put s'empêcher de penser que tout aurait été pour le mieux, si sa pipe avait aussi été pour lui la blanchissage.

Il y eut une autre pause. M. Pickwick était un étranger, et son arrivée avait évidemment refroidi les assistants.

«M. Grundy va régaler la compagnie d'une chanson, dit le président.

—Non, il ne la régalera pas, répliqua M. Grundy.

—Pourquoi? demanda le président.

—Parce que je ne peux pas.

—Vous feriez mieux de dire que vous ne voulez pas.

—Eh bien! alors, parce que je ne veux pas.»

Un autre silence fut occasionné par ce refus positif de régaler la compagnie.

«Personne ne nous mettra-t-il en train? dit le président d'un ton dubitatif.

—Pourquoi ne nous mettez-vous pas en train vous-même, monsieur le président,» fit observer du bout de la table un jeune gentleman avec des moustaches, un œil louche et un col de chemise rabattu.

«Écoutez! écoutez!» cria le fumeur aux joyaux de clinquant.

Le président répliqua: «Parce que je viens de chanter la seule chanson que je sache, et que celui qui chante deux fois la même chanson dans une soirée est à l'amende d'une tournée.»

C'était une raison sans réplique, aussi fut-elle suivie d'un nouveau silence.

M. Pickwick, désirant susciter un sujet qui pût être discuté par tout le monde, éleva la voix et parla en ces termes:

«J'ai été ce soir, gentlemen, dans un endroit que vous tous connaissez parfaitement sans aucun doute, mais où je n'avais pas mis le pied depuis bien des années et que je connais fort peu. Je veux parler de Gray's Inn. Ces vieux hôtels sont de curieux recoins, dans une grande ville comme Londres.

—Par Jupiter, murmura le président à M. Pickwick, vous êtes tombé sur un sujet qui fera causer l'un de nous, du moins. Vous allez tirer de sa coquille le vieux Jack Bamber. On ne l'a jamais entendu parler sur autre chose que sur les inns». Il y a vécu si longtemps tout seul qu'il en est devenu à moitié fou.»

L'individu dont parlait M. Lowten était un vieux petit homme, aux épaules élevées, qui avait l'habitude de se pencher en avant quand il était silencieux, et qui, pour cette raison, n'avait pas été remarqué de M. Pickwick. Mais lorsque le vieux homme leva sa face jaune et décharnée, et fixa sur lui ses yeux gris pleins de finesse et de pénétration, notre illustre observateur s'étonna que des traits aussi singuliers eussent pu échapper un seul instant à son attention. Un sourire chagrin contractait perpétuellement la figure du vieillard; il appuyait son menton sur une grande main maigre, dont les ongles étaient d'une longueur extraordinaire; son regard pénétrant et fixe luisait sous d'épais sourcils grisonnants; enfin il y avait dans toute l'expression de sa physionomie quelque chose d'étrange, de sauvage, de rusé, qui rendaient son aspect tout à fait repoussant.

Telle était la figure qui se redressa tout à coup et d'où jaillit un torrent de paroles brûlantes. Cependant comme ce chapitre est déjà bien long, et comme le vieux homme est un personnage notable, il sera plus respectueux pour lui et plus commode pour nous, de le laisser parler dans un nouveau chapitre.



CHAPITRE XXI.

Dans lequel le vieux homme se lance sur son thème favori, et raconte l'histoire d'un drôle de client.


«Ha! ha! dit le vieux homme dont nous avons donné une courte description dans le précédent chapitre, ha! ha! qui parle des Inns?

—C'est moi, monsieur, répondit M. Pickwick. Je remarquais que ce sont de vieux endroits bien singuliers.

Vous! repartit le vieux homme d'un ton méprisant. Que pouvez-vous savoir du temps où les jeunes gens s'enfermaient dans ces chambras solitaires, et lisaient, et lisaient, heure après heure, nuit après nuit, jusqu'à ce que leur raison fût altérée par leurs études nocturnes, jusqu'à ce que les forces de leur esprit fussent épuisées, jusqu'à ce que la lumière du matin ne leur apportât plus ni fraîcheur ni santé; si bien qu'ils finissaient par périr après avoir dévoué inutilement leurs jeunes énergies à de vieux bouquins desséchés. Vous, qui êtes venu plus tard, à une époque toute différente, que savez-vous de cet affaissement graduel par une lente consomption, ou de ces ravages rapides de la fièvre, résultat de la débauche et de la dissipation, pour les habitants de ces chambres sombres? Savez-vous combien de plaideurs, après avoir vainement imploré la merci des hommes de loi, s'en sont allés, le cœur brisé, chercher du repos dans la Tamise ou un refuge dans la prison? Il n'y a pas un panneau, dans les vieilles boiseries, qui ne pût faire un récit plein d'horreur sur le roman de la vie, de la vie réelle, monsieur! Tout prosaïques que ces hôtels puissent vous sembler maintenant, je vous dis qu'ils sont remplis d'affreux mystères; et j'aimerais mieux entendre, à minuit, bien des légendes ornées d'un titre terrible, que la véritable histoire d'une de ces chambres antiques.»

Il y avait quelque chose de si singulier dans l'énergie soudaine du vieillard et dans le sujet qui l'avait réveillé, que M. Pickwick ne trouva point de paroles prêtes pour lui répondre. Cependant le vieillard, réprimant son impétuosité et reprenant l'air goguenard que l'excitation du moment lui avait fait perdre, poursuivit en ces termes:

«Regardez-les sous un autre aspect moins romantique. Quels admirables instruments de lente torture! Pensez au pauvre homme qui a dépensé tout ce qu'il possédait, qui s'est réduit à la mendicité, qui a rançonné ses amis pour entrer dans une profession où il ne gagnera jamais un morceau de pain. L'attente, l'espoir, le désappointement, la crainte, le malheur, la pauvreté, les espérances anéanties, la carrière perdue, le suicide, peut-être, ou mieux encore, l'ivrognerie en guenilles, en savates! voilà ce que l'on trouve dans ces sombres demeures. Ne sont-ce pas là de drôles d'hôtels, hein?»

Le vieillard se frottait les mains en ricanant, enchanté d'avoir placé son sujet favori sous un nouveau point de vue; M. Pickwick le considérait avec curiosité, et le reste de la compagnie souriait et regardait en silence.

«Vous parlez de vos universités allemandes, poursuivit le petit vieillard, pouh! pouh! Il y a assez de poésie ici, à côté de nous, sous nos yeux; seulement personne n'y pense.

—Certainement, dit en riant M. Pickwick, je n'ai jamais pensé à la poésie de ces endroits-là.

—Sans doute, vous n'y avez pas pensé: naturellement. C'est comme un de mes amis qui me disait souvent: «Qu'est-ce qu'il y a de particulier dans ces vieilles maisons?—Drôles de vieux endroits, répondais-je.—Pas du tout, disait-il.—Solitaires, reprenais-je.—Pas le moins du monde,» disait-il. Un matin, comme il allait ouvrir sa porte pour sortir, il tomba frappé d'apoplexie foudroyante. Il est tombé la tête dans sa propre boîte à lettres. Il resta là pendant dix-huit mois. Tout le monde le crut parti de la ville.

—Et comment fut-il trouvé, à la fin? demanda M. Pickwick.

—Comme il n'avait pas payé son loyer depuis deux ans, on se détermina à entrer d'autorité. En effet, la serrure fut forcée, et un cadavre desséché, en habit bleu, en culotte noire, en bas de soie, tomba dans les bras du portier qui ouvrait la porte. C'est drôle, ça? assez drôle peut-être? assez drôle, eh?» Et le petit vieillard pencha sa tête encore plus sur son épaule, en frottant ses mains avec un indicible plaisir.

«Je sais une autre aventure du même genre, reprit-il, quand sa joie fut un peu calmée. Elle arriva dans Clifford's Inn. Un locataire, sous les toits, mauvaise réputation, s'enferme dans le cabinet de sa chambre à coucher et prend une dose d'arsenic. L'intendant croit qu'il est décampé, ouvre sa porte et met écriteau. Un autre homme arrive, loue la chambre, la meuble et vient l'habiter. Mais, d'une manière ou d'une autre, il ne peut pas dormir. Toujours agité, inconfortable: C'est bien drôle! se dit-il. Je ferai ma chambre à coucher dans l'autre pièce, et celle-ci sera mon cabinet. Il fait l'échange et dort très-bien la nuit, mais soudainement il devient incapable de lire le soir; il se trouve nerveux, inquiet, et ne peut rien faire que de moucher sa chandelle ou de regarder autour de soi. «Je n'y comprends rien,» se dit-il un soir qu'il revenait de la comédie et buvait un verre de grog froid, le dos appuyé sur le mur, pour ne pas pouvoir s'imaginer qu'il y eût quelqu'un derrière lui. «Je n'y comprends rien,» se dit-il, et justement ses yeux s'arrêtent sur le petit cabinet qui était toujours resté fermé en dedans. Un frisson le saisit des pieds à la tête. «J'ai déjà éprouvé cette étrange sensation, pense-t-il. Je ne puis pas m'empêcher d'imaginer qu'il y a quelque mystère dans ce cabinet....» En même temps, il fait un effort, rassemble tout son courage, brise la serrure avec le fourgon, ouvre la porte, et là, ma foi! il découvre, debout dans un coin, le dernier locataire, tenant une petite bouteille dans sa main crispée, et dont le visage portait les traces affreuses d'une mort violente.»

Ayant ainsi parlé, le vieux homme recommença à ricaner, en promenant ses regards refrognés sur les visages étonnés et attentifs de ses auditeurs.

«Quelles choses étranges vous nous dites là, monsieur! s'écria M. Pickwick en observant minutieusement les traits du vieillard, au moyen de ses lunettes.

—Étranges? reprit celui-ci, nullement. Vous les trouvez étranges parce qu'elles sont nouvelles pour vous. Elles sont farces, mais ordinaires.

—Farces! s'écria M. Pickwick involontairement.

—Oui, farces! n'est-il pas vrai?» répliqua le petit vieillard avec un ricanement diabolique; et alors sans attendre une réponse, il continua:

«Il y a une quarantaine d'années, je connaissais un autre individu qui loua, dans un des plus anciens Inns, un appartement vieux, humide, moisi, demeuré vacant et fermé depuis des années, des siècles. Il courait une quantité d'histoires de vieilles femmes sur ce logement-là, et certainement il était loin d'être gai; mais la pauvreté rongeait notre homme, et quand ces chambres auraient été dix fois pires, leur bon marché l'aurait décidé. Il fut obligé de racheter quelques vieux meubles qui étaient scellés à la muraille, et entre autres une grande armoire à papiers, avec de grandes portes vitrées, garnies en dedans de rideaux verts. C'était un meuble fort inutile pour lui, car il n'avait pas de papiers à y mettre, et quant à ses vêtements il les portait toujours sur son dos, sans se fatiguer, encore. C'est bien. Il fait donc porter tous ses meubles, et il n'en avait pas la charge d'un brancard; il éparpille ses quatre chaises dans la chambre pour leur faire faire, autant que possible, la figure d'une douzaine, et, le soir venu, il se met à boire auprès du feu le premier verre d'un gallon d'eau-de-vie qu'il avait acheté à crédit. Tout en buvant, il se demandait à lui-même si l'eau-de-vie serait jamais payée, et dans ce cas, au bout de combien d'années, lorsque ses yeux vinrent à tomber sur les portes vitrées de l'armoire de chêne. «Ah! se dit-il, si je n'avais pas été obligé de prendre ce vilain bahut à l'estimation du vieux brocanteur, j'aurais pu avoir pour mon argent quelque chose de plus confortable. Je vous dirai ce qui en est, vieille ganache, ajouta-t-il en parlant tout haut à l'armoire, seulement parce qu'il n'avait personne autre à qui parler; s'il ne fallait pas plus de peine pour briser votre vilaine carcasse qu'elle ne me ferait de profit, vous allumeriez mon feu en moins de rien.» Il avait à peine prononcé ces paroles qu'un son, ressemblant à un faible gémissement, parut sortir de l'armoire. Notre homme en fut effrayé d'abord, mais réfléchissant ensuite que ce bruit devait être produit par quelque voisin qui rentrait chez lui de bonne humeur, il mit ses pieds sur le garde-feu et leva le poker pour remuer le charbon de terre. En ce moment le même son fut répété, l'une des portes vitrées s'ouvrit lentement et laissa voir, debout dans l'armoire, la figure d'un grand homme, couvert de vêtements sales et déchirés. Son visage pâle et maigre semblait rongé de chagrin, et il y avait dans la couleur de sa peau, dans ses formes de squelette, dans toute sa contenance, enfin, quelque chose qui n'appartenait pas à un habitant de ce monde. «Qui êtes-vous? balbutia le nouveau locataire devenu plus blanc que sa chemise, et balançant toutefois dans sa main le poker, de manière à ajuster assez décemment la figure surnaturelle. Qui êtes-vous?—Ne me jetez pas ce poker, répliqua le revenant. Vous auriez beau me viser en plein, il passerait au travers de moi sans résistance et ne frapperait que le fond de l'armoire. Je suis un esprit.—Et que me voulez-vous, s'il vous plaît? repartit le locataire d'une voix tremblante.—Dans cette chambre, répliqua l'apparition, s'est consommée ma ruine terrestre. Dans cette chambre, j'ai été réduit à la mendicité, ainsi que mes enfants. Dans cette armoire s'accumulèrent chaque année les papiers d'un long, d'un éternel procès. Dans cette chambre, lorsque je mourus de chagrin, de désespoir, deux rusés vampires se partagèrent les richesses pour lesquelles j'avais empoisonné mon existence, et dont ils ne laissèrent pas un liard à mes pauvres enfants. Je les ai si bien épouvantés que je les ai fait déguerpir de ces lieux; et depuis, afin de revoir le théâtre de mes longues misères, j'y reviens toutes les nuits, seule époque où je puisse encore visiter votre planète. Cet appartement est à moi. Laissez-le-moi.—Si vous insistez pour revenir dans cette chambre, répondit le locataire, qui avait eu le temps de se recueillir pendant le prolixe récit du revenant, je vous en quitterai la possession avec le plus grand plaisir; mais, si vous me le permettez, je désirerais vous adresser une question.—Parlez, dit l'esprit d'une voix sévère.—Eh bien! reprit notre homme, je ne veux pas vous appliquer personnellement mon observation, puisqu'elle est commune à tous les esprits dont j'ai entendu parler, mais il me semble un peu... inconséquent, que vous reveniez toujours exactement aux lieux où vous avez été le plus malheureux, lorsque vous avez la facilité de visiter les plus beaux pays de la terre, puisque l'espace ne doit rien être pour vous.—Ma foi! cela est vrai! je n'y avais jamais pensé, répliqua le revenant.—Vous voyez, monsieur, poursuivit le locataire, que cette chambre est bien misérable. D'après l'apparence de cette armoire, j'oserais dire qu'il n'y manque point de punaises; et réellement j'imagine que vous pourriez trouver un domicile beaucoup plus confortable, sans parler du climat de Londres, qui est extrêmement peu flatteur.—Vous avez tout à fait raison, monsieur, répondit l'esprit avec politesse. Je n'avais jamais pensé à cela. Je vais essayer immédiatement du changement d'air.» En effet, tout en parlant, il commença à s'évanouir; ses jambes étaient déjà entièrement disparues, lorsque le locataire le rappela. «Monsieur, lui cria-t-il, vous rendriez un bien grand service à la société si vous vouliez avoir la bonté de suggérer aux autres ladies et gentlemen qui s'occupent à hanter les vieilles maisons, qu'ils pourraient être beaucoup plus confortablement ailleurs.—Je n'y manquerai pas, répondit le revenant. Il faut en vérité que nous soyons bien bêtes, nous autres esprits, pour n'avoir point trouvé cela. Je ne me pardonne point d'avoir été si stupide!» En disant ces mots, le revenant disparut, et ce qui est remarquable, ajouta le vieux homme en jetant un regard malin autour de la table, il ne revint jamais.

«Ce n'est pas mauvais, si c'est vrai, dit l'homme aux boutons de mosaïque en allumant un nouveau cigare.

—Si! s'écria le vieillard d'un air excessivement méprisant. Voyez-vous, continua-t-il en se tournant vers Lowten, je ne serais pas bien étonné qu'il finit par dire que l'histoire du singulier client que nous avions, quand j'étais chez l'avoué, n'est pas vraie non plus.

—Oh! cette histoire-là, je n'en dirai rien du tout, car je ne l'ai jamais entendue, répondit l'homme aux bijoux de clinquant.

—Monsieur, dit M. Pickwick, je souhaiterais fort que vous voulussiez bien nous la raconter.

—Oh! oui, ajouta Lowten, racontez-la. Personne ici ne l'a entendue, excepté moi, et je l'ai presque oubliée.»

Le vieux homme regarda autour de la table et ricana plus horriblement que jamais, en remarquant l'attention peinte sur tous les visages. Ensuite, frottant son menton avec sa main et contemplant le plafond, comme pour rafraîchir sa mémoire, il commença ainsi qu'il suit:

HISTOIRE D'UN SINGULIER CLIENT.

Il n'importe guère où ni comment j'ai appris cette courte histoire; si je vous la racontais dans l'ordre où je l'ai sue, je commencerais par le milieu, et quand je serais arrivé à la conclusion, je retournerais en arrière chercher un commencement. Il suffira de vous dire que quelques-uns des événements se sont passés devant mes yeux. Quant aux autres, je sais qu'ils sont arrivés, et plusieurs personnes encore vivantes ne se les rappellent que trop bien.

Dans la grande rue du faubourg de Londres, près de l'église Saint-George, et du même côté de la rue, se trouve, comme presque tout le monde le sait, une petite prison pour dettes, nommée Marshalsea. Quoiqu'elle ne ressemble plus guère à l'infâme cloaque d'autrefois, cependant, dans son état amélioré, elle offre encore peu de tentation pour les extravagants, peu de consolation pour les imprévoyants. L'assassin condamné jouit, dans Newgate, d'une cour plus vaste et plus aérée qu'il n'y en a dans la prison de Marshalsea, pour le débiteur insolvable.

Que ce soit une idée, que ce soit à cause des vieux souvenirs que me rappelle cette partie de Londres, je ne puis la supporter. La rue est large; les boutiques sont spacieuses; le bruit des voitures, des passants, des industries actives, y résonne depuis le matin jusqu'à minuit; mais les rues d'alentour sont étroites et sales; la pauvreté, la débauche suppurent de toutes les allées; l'infortune et le besoin sont renfermés dans la sombre prison; un air de tristesse, de désolation, semble, à mes yeux du moins, être répandu sur les alentours et leur communiquer une teinte maladive et dégoûtante.

Bien des gens dont les yeux se sont depuis fermés dans la tombe, ont commencé par contempler assez légèrement cette scène, en entrant pour la première fois dans la vieille prison de la Marshalsea; car le désespoir vient rarement avec les premières atteintes de l'infortune. Le nouveau prisonnier se confie aux amis qu'il n'a pas éprouvés encore; il se rappelle les nombreuses offres de services qui lui ont été faites, lorsqu'il n'en avait pas besoin; dans son inexpérience heureuse, il conserve l'espérance, fleur salutaire, que le premier vent de l'adversité fait courber à peine, qui se redresse et fleurit de nouveau pendant quelque temps, et qui peu à peu se fane et se dessèche sous l'influence des désappointements et de l'oubli. Alors les yeux se creusent et deviennent hagards; les joues pâles et maigres se collent sur les os; le manque d'air et d'exercice, la faim plus terrible encore, détruisent le prisonnier. A l'époque dont nous parlons, on pouvait dire, sans aucune métaphore, que les pauvres débiteurs pourrissaient dans la prison, sans aucun espoir d'en sortir vivants. De semblables atrocités n'existent plus au même degré, mais il en reste encore suffisamment pour enfanter des misères qui font saigner le cœur.

Il y a trente ans environ, une jeune femme, avec son enfant, se présentait de jour en jour à la porte de la prison, dès que le soleil paraissait et avec autant de régularité que lui. Elle venait pour voir son mari, emprisonné pour dettes; souvent, après une nuit inquiète et sans sommeil, elle arrivait à cette porte une heure trop tôt, et alors, s'en retournant d'un air doux et résigné, elle menait son enfant sur le vieux pont, l'élevait dans ses bras sur le parapet, et lui montrait, pour le distraire, la Tamise étincelante sous les rayons du soleil levant, et déjà animée par mille préparatifs de travail et de plaisir. Mais bientôt elle remettait l'enfant par terre et se prenait à pleurer amèrement, car nulle expression d'amusement ou d'intérêt n'était venu éclairer le visage pâle et amaigri qu'elle aimait tant à contempler. Hélas! ce pauvre enfant ne comptait que des souvenirs d'une seule espèce, souvenirs qui se rattachaient à la pauvreté, aux malheurs de ses parents. Durant de longues heures, il restait assis sur les genoux de sa mère, et considérait avec une sympathie enfantine les larmes qui coulaient le long de ses joues; puis il se traînait silencieusement dans un coin sombre, où il s'endormait en pleurant. Les pénibles réalités du monde, avec ses plus dures privations, la faim, la soif, le froid, tous les besoins, étaient à demeure dans sa maison, depuis les premières lueurs de son intelligence; et quoiqu'il eût encore les formes de l'enfance, il n'en avait plus ni le cœur léger, ni le rire joyeux, ni les yeux brillants.

Son père et sa mère étudiaient la pâleur de son visage, et leurs regards se rencontraient ensuite avec des pensées de désespoir, qu'ils n'osaient exprimer par des paroles. L'homme vigoureux, bien portant, qui aurait pu supporter toutes les fatigues d'une vie active, se consumait dans la longue inaction, dans l'atmosphère malsaine d'une prison populeuse. La femme délicate et fragile s'affaissait sous les maux combinés de l'esprit et du corps. Quant au jeune enfant, son cœur était déjà brisé.

L'hiver arriva, et avec l'hiver des semaines entières de pluies froides et tristes. La pauvre femme était venue demeurer dans une misérable chambre, près de la prison de son mari, et quoique leur pauvreté croissante fût la cause de ce changement, elle se trouvait plus heureuse alors, car elle était plus près de lui. Pendant deux mois elle vint comme à l'ordinaire attendre, avec son enfant, l'ouverture de la porte. Un matin, elle ne vint pas: c'était la première fois. Un autre matin, elle vint seule: l'enfant était mort.

Ils savent peu, ceux qui parlent légèrement des pertes du pauvre comme d'une heureuse cessation de douleurs pour celui qui n'est plus, comme d'une économie providentielle pour le survivant; ils savent peu quelle agonie causent ces pertes. Un regard silencieux d'affection, quand tous les autres regards se détournent froidement; la conscience que nous possédons la sympathie d'un être humain, lorsque tous les autres nous ont abandonnés: c'est là une consolation, un soutien, un appui, que nulle richesse ne peut payer, que ne peut donner nul pouvoir. L'enfant était resté, pendant des heures entières, assis aux pieds de ses parents, avec ses petites mains pressées dans les leurs; avec son visage maigre et pâle levé vers leur visage. Ils l'avaient vu s'étioler de jour en jour; mais quoique sa courte existence eût été privée de toute joie, quoiqu'il reposât maintenant dans cette paix qu'il n'avait jamais connue sur la terre, cependant ils étaient ses parents, et sa perte pénétra profondément dans leur cœur.

Il était clair pour ceux qui regardaient la figure épuisée de la jeune mère, qu'elle n'avait plus de longues épreuves à subir. Les camarades de prison de son mari craignaient de troubler tant de douleurs et de misères, et lui laissaient à lui seul la petite chambre qu'il avait d'abord partagée avec deux compagnons. La jeune femme l'occupait avec lui; elle languissait sans souffrances, mais sans espoir, et sa vie s'éteignait doucement.

Un soir elle s'était évanouie dans les bras de son mari, et il l'avait portée à la fenêtre ouverte, pour la ranimer par la sensation de l'air. La lumière de la lune, en tombant sur son pâle visage, lui montra tant d'altération dans ses traits qu'il chancela, comme un faible enfant, sous le fardeau qui lui était si cher.

«Asseyez-moi, George,» dit-elle d'une voix faible. Il obéit, et s'asseyant auprès d'elle, il couvrit son front de ses mains et fondit en larmes.

«Il est bien dur de vous quitter, George; mais c'est la volonté de Dieu, et vous devez supporter cela pour l'amour de moi. Oh! combien je le remercie de nous avoir pris d'abord notre enfant! Il est heureux; il est dans le ciel maintenant. Que serait-il devenu ici, sans sa mère?

—Vous ne mourrez pas, Mary! non, vous ne mourrez pas!» s'écria le mari en se levant. Il fit le tour de la chambre, avec violence, en se frappant le front de ses poings fermés; puis, se rasseyant auprès de sa femme et la supportant dans ses bras, il ajouta avec plus de calme: «Remettez-vous, je vous en prie, ma chère enfant. Reprenez courage; vous vivrez encore.

—Non, George, non, je le sens bien. Faites-moi mettre près de mon pauvre enfant, maintenant; mais promettez-moi que si jamais vous quittez cette affreuse demeure, si vous devenez riche, vous nous ferez transporter dans quelque paisible cimetière de village, loin, bien loin d'ici, pour que nous puissions nous y reposer en paix. Cher George, me le promettez-vous?

—Oui, oui, dit le pauvre homme en se jetant à genoux devant elle. Répondez-moi, Mary! encore un mot! un regard! un seul!»

Il cessa de parler, car le bras qui serrait son cou était roide et pesant. Un profond soupir s'échappa de la poitrine desséchée de la jeune femme, ses lèvres remuèrent, un sourire se joua sur son visage, mais les lèvres étaient blanches, le sourire devint fixe et glacé: George Heyling était seul dans le monde!

Cette nuit, dans le silence et la désolation de sa chambre lugubre le misérable époux s'agenouilla auprès de ce qui n'était plus qu'un cadavre, et appela Dieu à témoin du serment effroyable qu'il faisait de venger la mort de sa femme et de son enfant; de dévouer le reste de son existence à ce seul but; d'obtenir une vengeance prolongée et terrible; de nourrir une haine éternelle, inextinguible, et d'en poursuivre l'objet à travers le monde entier.

Un désespoir surnaturel, une rage démoniaque avaient fait de si affreux ravages sur sa figure, dans cette seule nuit, que le lendemain matin ses compagnons se reculaient avec effroi lorsqu'il passait auprès d'eux. Ses yeux étaient lourds et sanglants, son visage cadavéreux, son corps voûté comme par l'âge. Dans la violence de ses angoisses mentales, il avait mordu sa lèvre inférieure, et le sang, coulant de la blessure, avait souillé son menton, sa cravate, sa chemise. Pas une larme, pas un soupir, pas une plainte ne lui échappait; mais l'égarement de ses regards, l'irrégularité de ses pas, tandis qu'il arpentait la cour, toute sa contenance, enfin, révélait la fièvre qui le dévorait intérieurement.

Il était nécessaire que le corps de sa femme fût enlevé sans délai de la prison. Il en reçut l'avis avec calme et en reconnut la convenance. Presque tous les prisonniers s'étaient assemblés pour voir cet enlèvement. Ils se rangèrent des deux côtés lorsque George Heyling parut. Il s'avança d'un pas précipité; il se plaça dans un petit espace grillé, auprès de la porte d'entrée: la foule s'en retira par un sentiment instinctif de délicatesse. Bientôt le cercueil grossier descendit, porté lentement sur les épaules de quatre hommes. Un silence de mort l'accueillit, rompu seulement par les lamentations des femmes et par le bruit des pieds des porteurs sur le pavé. Quand ils atteignirent le lieu où se tenait l'époux délaissé, ils s'arrêtèrent. Il étendit sa main sur la bière, et arrangeant machinalement le drap qui la couvrait, il leur fit signe de continuer. Les guichetiers, sous le portique, ôtèrent leurs chapeaux; le cercueil passa; la porte pesante se referma par derrière. Heyling regarda d'un air distrait la foule dont il était entouré, et se laissa tomber lourdement sur la terre.

Pendant plusieurs semaines, on fut obligé de le veiller nuit et jour; mais dans les plus violentes rêveries de la fièvre, il ne perdit pas la conscience de ses malheurs, ni le souvenir du vœu qu'il avait fait. Des lieux, des scènes, des événements divers, se succédaient devant ses yeux avec la rapidité confuse du délire; et pourtant tous ses rêves étaient liés, en quelque manière, au sujet terrible qui remplissait son esprit. Il naviguait sur une mer sans bornes. Le ciel brûlant paraissait ensanglanté; les vagues furieuses bondissaient, tourbillonnaient de toutes parts. Un autre vaisseau labourait péniblement les flots agités: ses voiles déchirées flottaient comme des rubans sur ses mâts; son pont était encombré de créatures humaines, sur lesquelles, à chaque instant, crevaient des vagues monstrueuses qui les balayaient dans la mer écumante. Cependant le vaisseau que montait Heyling s'avançait au milieu de la masse mugissante des eaux, avec une force et une vitesse irrésistibles. Frappant l'autre navire sur le flanc, il l'écrasa sous sa quille. Un cri terrible, le cri de mort de cent misérables, s'éleva; si affreux qu'il retentit par-dessus les clameurs des éléments; si aigu qu'il semblait percer l'air et l'Océan et les cieux.—Mais qu'est-ce que cela? Quelle est cette vieille tête grise, qui s'élève au-dessus des vagues, qui lutte contre la mort, et dont les cris, le regard plein d'agonie, appellent du secours? Un seul coup d'œil, et George Heyling s'est élancé dans la mer; il nage vigoureusement vers le vieillard; il s'en approche: oui! ce sont bien ses traits! Le vieillard le voit venir et s'efforce vainement de lui échapper. Heyling le saisit, l'étreint, l'entraîne avec lui sous les flots, au fond! au fond! sous des masses d'eau ténébreuses. Les efforts du vieillard deviennent de plus en plus faibles et bientôt cessent entièrement: il est mort; Heyling l'a tué; il a tenu son serment!

Seul et les pieds nus, il traversait les plaines brûlantes d'un immense désert. Le sable soulevé par le simoun l'étouffait, l'aveuglait. Ses grains imperceptibles pénétraient dans chaque pore de sa peau, et lui causaient une irritation qui allait jusqu'à la fureur. Des masses gigantesques de la même poussière, emportées par les vents et rougies par le soleil, marchaient autour de lui comme des piliers de feu vivant. Les ossements des voyageurs qui avaient péri, dans ces affreux déserts, blanchissaient à ses pieds; une lumière sanglante tombait sur tous les objets environnants; et aussi loin que ses regards pouvaient s'étendre, il n'apercevait que de nouveaux sujets de crainte et d'horreur. C'est en vain qu'il s'efforce de pousser un cri de détresse; sa langue brûlante est collée à son palais. Il se précipite en avant comme un désespéré. Doué d'une force surnaturelle, il fend les sables mouvants: mais à la fin, épuisé de soif et de fatigue, il tombe sans connaissance sur la terre. Quelle fraîcheur enivrante le ravive? D'où vient cet agréable murmure? De l'eau, c'est une source; le clair ruisseau coule à ses pieds. Il en boit avec ardeur, et reposant sur la rive ses membres endoloris, il tombe dans un assoupissement délicieux. Un bruit de pas le réveille. Un vieux homme à la tête grise s'avance en chancelant pour apaiser sa soif dévorante. C'est encore lui! Heyling saisit le vieillard d'un bras et l'éloigne de l'onde bienfaisante. Vainement celui-ci se débat avec d'affreuses convulsions; vainement il demande avec des cris déchirants de l'eau, une seule goutte d'eau pour sauver sa vie! Heyling le repousse d'un bras impitoyable; il contemple d'un œil avide sa longue agonie, et quand sa tête grise tombe sans vie sur son sein, il laisse aller son cadavre et le repousse du pied.

Lorsque la fièvre le quitta, lorsque la connaissance lui revint, il s'éveilla pour se trouver libre et riche; pour apprendre que son père, qui l'aurait laissé mourir dans une prison, qui avait laissé ceux qui devaient lui être plus chers que sa propre existence, périr de besoin et de cette tristesse du cœur qu'aucun médecin ne peut guérir; que son père dénaturé avait été trouvé mort dans son lit. Il aurait bien eu le courage de faire de son fils un mendiant; mais orgueilleux jusqu'au bout de sa santé et de sa force, il avait ajourné les mesures à prendre pour cela, jusqu'au moment où il était trop tard pour le faire: et maintenant il pouvait grincer des dents, dans l'autre monde, à la pensée de toutes les richesses que cette négligence avait fait passer sur la tête de son fils!

George Heyling revint à lui pour apprendre sa fortune nouvelle, pour se souvenir du serment terrible qu'il avait fait, pour se rappeler que son ennemi était le père de sa propre femme, l'homme qui l'avait plongé dans une prison, et qui, quand sa fille et son petit enfant s'étaient jetés à ses pieds, pour lui demander grâce, les avait chassés avec mépris. Oh! combien le malheureux Heyling déplorait la faiblesse qui l'empêchait de se lever et de poursuivre activement sa vengeance!

Il se fit transporter loin des lieux qui avaient été témoins de sa misère et de la double perte qu'il avait faite; il se retira sur le bord de la mer, dans une résidence paisible, non avec l'espoir de recouvrer le bonheur ou même la tranquillité, car l'un et l'autre s'étaient enfuis pour toujours, mais afin de retrouver son énergie abattue et de méditer sur le projet qu'il nourrissait avec une persistance implacable. Dans cet endroit même, quelque mauvais esprit, sans doute, lui fournit l'occasion de sa première et de sa plus horrible vengeance.

C'était l'été: plongé dans ses sombres pensées, Heyling sortait vers le soir de son logis solitaire, suivait un étroit sentier, au pied des falaises, jusqu'à un site désert et sauvage qu'il avait rencontré dans ses courses vagabondes et qui avait plu à son imagination exaltée. Là, il s'asseyait sur des débris de rochers, et, ensevelissant son visage dans ses deux mains, il y restait pendant des heures entières, jusqu'à ce que les hautes ombres des rocs effroyables qui menaçaient sa tête eussent jeté une épaisse nuit sur tous les objets environnants.

Par une calme soirée, il était assis là, dans sa posture habituelle, levant de temps en temps les yeux pour suivre le vol d'une mouette, ou pour contempler la glorieux sillon de lumière qui, commençant au bord de l'Océan, semblait conduire jusqu'au point extrême de l'horizon où le soleil commençait à se plonger, lorsque la profonde tranquillité du paysage fut troublée par un long cri de détresse. Heyling prêta l'oreille, ne sachant pas d'abord s'il avait bien entendu; puis le cri étant répété d'une manière plus déchirante, il se dressa et se hâta de courir dans la direction d'où venait le bruit.

La scène qui s'offrit à ses yeux parlait d'elle-même. Des vêtements étaient déposés sur la plage; une tête d'homme s'élevait à peine au-dessus des flots, à quelque distance du bord, tandis que, sur le rivage, un vieillard, tordant ses mains avec désespoir, courait çà et là, en appelant au secours. Heyling, dont les forces étaient alors suffisamment rétablies, arracha son habit et s'élança vers les flots, avec l'intention de s'y précipiter et de ramener l'homme qui se noyait.

«Hâtez-vous, monsieur, au nom de Dieu! sauvez-le, sauvez-le, pour l'amour du ciel! C'est mon fils, monsieur, mon seul fils! dit le vieillard en s'approchant tout tremblant d'émotion. Mon seul fils, monsieur, et qui meurt là, sous les yeux de son père!»

Aux premiers mots que le vieillard avait prononcés, celui qu'il regardait comme un sauveur s'était arrêté court, et, croisant ses bras sur sa poitrine, était demeuré complétement immobile.

«Grand Dieu! s'écria le vieillard en reculant; Heyling!»

Heyling sourit et garda le silence.

«Heyling, reprit le vieillard avec égarement; mon fils, Heyling! mon enfant chéri! Voyez... voyez....» Et pantelant d'angoisse, le misérable père montrait l'endroit où le jeune homme se débattait contre la mort.

«Écoutez! poursuivit le vieillard, il vient encore de crier! Il est encore vivant! Heyling! sauvez-le! sauvez-le!»

Heyling sourit de nouveau et ne fit aucun mouvement.

«Je vous ai maltraité, cria le vieillard en tombant à genoux et le suppliant à mains jointes. Vengez-vous! prenez tout mon bien! prenez ma vie! Jetez-moi dans l'eau à vos pieds, et si la nature peut se contenir, je mourrai sans me débattre! Par pitié, tuez-moi, Heyling, main sauvez mon fils! Il est si jeune! si jeune pour mourir!

—Écoutez, dit Heyling en saisissant fortement le poignet du vieillard, je veux avoir vie pour vie, en voici une! Mon enfant, à moi, est mort sous les yeux de son père! il est mort dans une agonie bien plus affreuse que celle de ce jeune calomniateur de sa sœur. Vous avez ri alors; vous avez fermé votre porte au visage de votre fille, où la mort avait déjà mis son empreinte! Vous avez ri de nos souffrances.... qu'en pensez-vous maintenant? Regardez là! regardez là!»

En parlant ainsi, Heyling montrait l'Océan. Un faible cri s'y fit entendre; les dernières, les terribles convulsions d'un noyé agitèrent les flots clapotants; et l'instant d'après leur surface était unie; l'œil ne pouvait plus distinguer l'endroit où le jeune homme avait disparu dans une tombe prématurée.

Trois ans s'étaient écoulés, lorsqu'un gentleman descendit de sa voiture à la porte d'un avoué de Londres, bien connu pour ne pas exagérer la délicatesse. Il demanda une entrevue pour une affaire d'importance. Le visage de l'étranger était pâle, battu, hagard, et il ne fallait pas toute la finesse de l'homme d'affaires pour reconnaître que les maladies ou le malheur avaient fait plus de ravages sur sa personne que la main du temps n'aurait pu en accomplir pendant le double de la durée de sa vie.

«Je désire, dit l'étranger, que vous veuillez bien vous charger d'une affaire qui m'intéresse beaucoup....»

L'avoué salua obséquieusement et jeta un coup d'œil au paquet que le gentleman tenait dans sa main. Celui-ci le remarqua et poursuivit:

«Ce n'est pas une affaire ordinaire, et ces papiers ne sont pas venus entre mes mains sans de longues peines et de grandes dépenses.»

L'avoué examina le paquet avec plus de curiosité encore, et son nouveau client dénouant la corde qui l'attachait, lui fit voir une quantité de billets avec quelque copies d'actes et d'autres documents.

«Comme vous le verrez, dit le client, l'homme dont voici la nom a emprunté, depuis quelques années, de vastes sommes sur ces papiers. Il était convenu tacitement avec ses premiers prêteurs, dont j'ai par degrés acheté le tout, pour le triple ou le quadruple de sa valeur; il était convenu, dis-je, que ces billets seraient renouvelés de temps en temps, jusqu'à une certaine époque; mais cette convention n'est exprimée nulle part. L'emprunteur a dernièrement subi de grandes pertes, et ces obligations, en venant sur lui tout d'un coup, le mettraient sur la paille.

—Le montant total est de quelque mille livres sterling, dit l'avoué en regardant les papiers.

—Oui, répondit le client.

—Eh bien! que ferons-nous?

—Ce que vous ferez? s'écria le client avec une véhémence soudaine. Employez, pour sa perte, toutes les ressources de la loi, toutes les subtilités de la chicane, tous les moyens, honnêtes ou non, que peuvent inventer les plus rusés praticiens. Je veux qu'il meure d'une mort prolongée, harassante! Ruinez-le! saisissez, vendez ses biens, ses terres! chassez-le de son domicile! Qu'il mendie dans sa vieillesse et qu'il expire en prison!

—Mais les frais, monsieur, les frais de tout ceci, fit observer l'avoué lorsqu'il fut revenu de sa première surprise. Si le défendant est ruiné, qui payera les frais?...

—Nommez une somme, s'écria l'étranger, dont les mains tremblaient si violemment qu'il pouvait à peine tenir la plume qu'il avait saisie; nommez une somme quelconque et elle vous sera remise. N'ayez pas peur de demander! rien ne me semblera trop cher pourvu que j'atteigne mon but.»

L'avoué nomma à tous hasards une grosse somme, plutôt pour savoir jusqu'où son client avait réellement l'intention d'aller, que dans la pensée qu'il la lui accorderait. L'étranger, sans hésiter, écrivit une traite sur son banquier, la lui remit, et s'éloigna.

La traite fut convenablement honorée, et l'avoué, voyant qu'il pouvait compter sur son étrange client, se mit sérieusement à la besogne. Pendant plus de deux années, ensuite, M. Heyling vint passer des jours entiers dans l'étude, courbé sur les papiers qui s'accumulaient, à mesure qu'on commençait poursuite après poursuite, procès après procès. Il relisait, avec des yeux étincelants de joie, les demandes de délai, les lettres de supplication, les représentations de la ruine certaine que l'autre partie devait subir. A toutes ces prières pour un peu d'indulgence, il n'y avait qu'une seule réponse: Il faut payer. Les terres, les maisons, les meubles furent vendus tour à tour, et le vieillard lui-même aurait été claquemuré dans une prison, s'il n'était parvenu à s'enfuir, en trompant la vigilance du garde chargé de sa capture.

Bien loin d'être rassasiée par le succès, l'implacable animosité de Heyling semblait s'accroître avec la ruine qu'il infligeait. Sa furie fut sans bornes lorsqu'il apprit la fuite du vieillard. Dans sa rage il grinçait des dents, il arrachait ses cheveux, et il chargeait d'imprécations horribles les hommes à qui on avait confié l'exécution de la prise de corps. Enfin on ne put lui rendre une espèce de calme que par des assurances répétées que le fugitif serait certainement découvert. On envoya des gens dans toutes les directions, on eut recours à tous les stratagèmes imaginables, pour apprendre le lieu de sa retraite; mais ce fut en vain, et six mois se passèrent sans qu'il fût possible de le retrouver.

Un soir, à une heure avancée, Heyling, dont on n'avait pas entendu parler depuis plusieurs semaines, se rendit à la résidence privée de son avoué et lui fit dire que quelqu'un demandait à lui parler sur-le-champ. L'avoué avait reconnu la voix du haut de l'escalier; mais avant qu'il eût pu donner l'ordre de l'introduire, Heyling avait franchi les degrés et était entré, pâle, palpitant, dans le salon. Après avoir fermé la porte, de peur d'être entendu, il se laissa tomber sur un siége, et dit d'une voix basse:

«Je l'ai trouvé, à la fin!

—Bah! fit l'avoué. Très-bien, monsieur, très-bien.

—Il est caché dans un misérable logement à Camden. Peut-être est-ce aussi bien que nous l'ayons perdu de vue, car il a vécu là tout seul et dans la plus abjecte misère. Il est pauvre, très-pauvre.

—Très-bien, dit l'avoué. Vous ferez faire sa capture demain, naturellement.

—Oui... attendez... non, le jour d'après. Vous êtes surpris que je désire reculer, ajouta le client avec un affreux sourire; mais j'avais oublié.... Après-demain est un anniversaire dans sa vie. Que ce soit après-demain.

—Très-bien. Voulez-vous écrire des instructions pour le garde?

—Non; qu'il me prenne ici à huit heures du soir, et je l'accompagnerai moi-même.»

Effectivement ils se réunirent à l'heure convenue, et prenant une voiture de louage, ils dirent au cocher d'arrêter à un coin de la vieille route, près du Work-house de Camden. Lorsqu'ils y arrivèrent il faisait nuit. Ils suivirent le mur de l'hôpital vétérinaire, et entrèrent dans une petite rue désolée, entourée de fossés et de champs.

Après avoir enfoncé son chapeau sur ses yeux et s'être enveloppé de son manteau, Heyling s'arrêta devant la maison la plus misérable de la rue et frappa doucement à la porte. Elle fut immédiatement ouverte par une vieille femme qui fit un salut d'intelligence. Heyling dit tout bas au garde de l'attendre, monta l'escalier, ouvrit la porte d'une chambre et y entra tout à coup.

L'objet de ses recherches implacables, vieillard décrépit maintenant, était assis près d'une vieille table de sapin, sur laquelle il n'y avait rien qu'une misérable chandelle. A l'entrée d'un étranger, il tressaillit et se leva avec peine.

«Qu'y a-t-il encore? qu'y a-t-il encore? demanda-t-il d'une voix cassée. Quelle nouvelle misère est ceci? Qu'est-ce que vous désirez?

—Un mot avec vous,» répondit Heyling. En même temps il s'assit à l'autre bout de la table, et, rejetant son manteau et son chapeau, il découvrit ses traits.

Le vieillard, frappé de surprise, retomba sur sa chaise, et, serrant ses deux mains ensemble, contempla cette apparition avec un regard mêlé d'horreur et de crainte.

—Il y a aujourd'hui six ans, dit Heyling, que j'ai réclamé de vous la vie que vous me deviez pour mon enfant. Vieillard, auprès du cadavre de votre fille, j'ai juré de vivre une vie de vengeance. Depuis ce temps, je n'ai pas regretté mon serment une seconde; mais si j'en avais été capable, le souvenir d'un seul regard de l'innocente créature, lorsqu'elle se mourait sans plainte sous mes yeux; le souvenir du visage affamé de notre malheureux enfant, m'aurait fortifié pour l'accomplissement de ma tâche. Vous vous rappelez ma première revanche: celle-ci est la dernière.»

Le vieillard frissonna; ses mains tombèrent sans force à ses côtés.

«Demain, je quitte l'Angleterre, poursuivit Heyling après une pause d'un instant. Cette nuit je vous dévoue à la mort vivante à laquelle vous m'aviez condamné, une prison sans espérance!...»

En cet endroit, jetant les yeux sur le vieillard, il cessa de parler; il approcha la lumière de son visage décharné, la remit doucement sur la table, et quitta la chambre.

«Vous feriez bien de monter vers le vieux bonhomme, je crois qu'il se trouve mal, a dit-il à la femme en ouvrant la porte de la rue et faisant signe au garde de le suivre. La femme referma la porte, monta le plus vite qu'elle put l'escalier, et trouva le vieillard... mort!

Dans l'une des vallées les plus gracieuses du jardin britannique, dans un des cimetières les plus tranquilles du comté de Kent, où les fleurs sauvages se marient au gazon, où les oiseaux chantent sans cesse, sous une pierre simple et polie, reposent en paix la mère et l'enfant. Mais les cendres du père ne sont pas mêlées avec les leurs, et depuis sa dernière expédition l'avoué n'eut plus aucune nouvelle de son singulier client.


Lorsque le vieux clerc eut terminé son récit, il se leva, s'approcha d'une des patères, et décrochant son chapeau et sa redingote, il les mit avec beaucoup de tranquillité; ensuite, sans ajouter un seul mot, il s'éloigna lentement. Le gentleman aux boutons de mosaïque s'était profondément endormi; et tandis que la majeure partie des assistants étaient gravement occupés à faire tomber des gouttes de suif dans leur grog, M. Pickwick se retira sans être remarqué. Il paya son écot, aussi bien que celui de Sam, et tous deux quittèrent les domaines de la Souche et la Pie.



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