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Aventures de Monsieur Pickwick, Vol. I

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CHAPITRE XXII.

M. Pickwick se rend à Ipswich, et rencontre une aventure romantique, sous la figure d'une dame d'un certain âge, en papillotes de papier brouillard.


«C'est ça le matériel de ton gouverneur, Sammy? demanda M. Weller senior à son affectionné fils, comme celui-ci entrait, avec un sac de voyage et un petit portemanteau, dans la cour de l'hôtel du Taureau, à Whitechapel.

—Vous avez mis votre nez rouge dessus, vieux, répliqua Sam, en s'asseyant sur son fardeau, qu'il avait déposé à terre. Le gouverneur va arriver recta.

—Il est cabriolant, je suppose.

—Oui; il s'administre deux milles de danger pour huit pence. Comment va la belle-mère, ce matin?

—Drôlement, Sammy, drôlement, répliqua M. Weller avec une gravité imposante. Elle s'est enfoncée dans les méthodistes dernièrement et elle est diablement pieuse, c'est sûr. C'est une trop bonne créature pour moi, Sammy. Je sens que je ne la mérite pas.

—Hé! dit Sam, c'est bien de l'abnégation de votre part.

—Juste! repartit le père avec un soupir. Elle s'est embourbée dans une nouvelle invention pour la renaissance morale des gens. La vie nouvelle, qu'ils appellent ça, j'crois. J'aimerais ben à voir marcher c'te invention-là, Sammy. J'aimerais ben à voir ta belle-mère renaître. Comme je la mettrais vite en nourrice!—Sais-tu ce qu'elles ont fait l'autre jour, poursuivit M. Weller après une pause, durant laquelle il avait frappé une demi-douzaine de fois le côté de son nez avec son index, d'une manière très-significative.

—Sais pas. Qu'est-ce que c'est?

—Elles ont arrangé une grande boisson de thé pour un gaillard qu'elles appellent leur berger. J'm'étais arrêté devant l'auberge à regarder not' enseigne, vlà qu' j'aperçois à la croisée un p'tit écriteau. Billets, deux shillings. Les demandes doivent être faites au comité. Secrétaire, madame Weller. J'entre à la maison. Le comité siégeait dans l'arrière-parloir. Quatorze femmes! Je voudrais que tu les eusses entendues, Sammy! Elles passaient des résolutions, elles votaient des contributions; toutes sortes de farces. Bien. V'là ta belle-mère qui m' travaille pour que j'y aille, et pis que j' croyais que j'verrais quelle chose de drôle si j'y allais. Je souscris mon nom pour un billet. Le vendredi soir, à six heures, je m'habille très-galamment, j' m'emballe avec la vieille femme, et nous arrivons à un premier étage oùs qu'il y avait des tasses à thé et le reste pour une trentaine, avec une pacotille de femmes qui commencent à chuchoter respectivement en me regardant, et comme si elles n'avaient jamais vu auparavant un gentleman de cinquante-huit ans, un peu puissant. Comme ça v'là qu' j'entends un grand remue-ménage sur l'escalier, et vl'à un grand maigre, avec un nez rouge et une cravate blanche, qui caracole dans la chambre et qui chante: «V'là l' berger qui vient visiter son fidèle troupeau!» et v'là un gros gras qui vient, avec une grande face blanche, tout en souriant autour de lui, comme un séducteur. Polisson de séducteur, Sammy!—«Le baiser de paix,» dit le berger, et alors i' baise les femmes à la ronde, et quand il a fini v'là le nez rouge qui recommence; et alors j'étais juste à ruminer si je ne ferais pas bien de commencer aussi, espécialement comme il y avait une petite lady ben gentille à coté de moi, quand v'là le thé qu'arrivé avec ta belle-mère qu'avait resté en bas à faire bouillir la marmite. Pendant que le thé trempait, quelle fameuse hymne qu'ils ont braillée! quelles grâces! et comme i' mangeaient! comme i' buvaient. Je voudrais que tu eusses vu l' berger travailler dans le jambon et les tartines, Sammy; j'n'ai jamais vu un môme com' ça pour manger et pour boire, jamais! Le nez rouge n'était pas non plus l'individu qu' vous aimeriez à nourrir à tant par an, mais i' n'était rien auprès du berger. Bien. Après que le thé est enfoncé i' cornent une autre hymne, et puis le berger commence à prêcher; et fameusement bien encore, qu'i prêchait, considérant les tartines qui devaient y être lourdes sur l'estomac. Tout d'un coup i' s'arrête court et v'là qu'i' braille: «Oùs qu'est le pécheur? oùs qu'est le misérable pécheur!» Sur quoi v'là toutes les femmes qui me regardent et qui commencent à exprimer des gémissements, comme si elles avaient été pour mourir là. Je pensais que c'était peut-être un peu singulier, mais malgré ça je ne disais rien. Tout d'un coup v'là qu'i' s'arrête court encore, et qu'i' me regarde fisquement, et qu'i dit: «Oùs qu'est le pécheur? où qu'est le misérable pécheur?» Et v'là toutes les femmes qui gémissent dix fois pus fort qu'auparavant. Moi j'deviens un peu sauvage, là-dessus; ainsi j'fais un pas ou deux en avant et j'lui dis: «Mon ami, que j'dis, n'est-il à moi que vous avez appliqué c'te observation-là?» Au lieu de me demander excuse, comme on doit faire entre gen'l'm'n, v'là qu'i' devient pus outrageux que jamais. I' m'appelle un vase, Sammy, un vase de perdition, et toutes sortes de quolibets, si bien que mon sang me bouillait, et je lui donne deux ou trois giffles pour lui, et deux ou trois autres pour repasser au nez rouge, et puis j' m'en vas. J'aurais voulu que tu eusses entendu les femelles crier, Sammy, quand elles ont ramassé le berger de dessous la table....—Ohé! v'là l'gouverneur, grandeur naturelle....»

En effet, M. Pickwick descendait de cabriolet et entrait dans la cour, pendant que M. Weller prononçait ces mots.

«Une belle matinée, mossieu, dit-il au philosophe.

—Très-belle, en vérité, répondit celui-ci.

—Très-belle, en vérité, répéta un homme orné de cheveux roux, d'un nez inquisitif, de lunettes bleues, et qui avait débarqué d'un autre cabriolet en même temps que M. Pickwick.

«Vous allez à Ipswich, monsieur? demanda-t-il à notre héros.

—Oui, monsieur.

—Coïncidence extraordinaire! j'y vais aussi.»

M. Pickwick le salua.

«Vous voyagez en dehors? demanda encore l'homme aux cheveux rouges.»

M. Pickwick salua de nouveau.

«Dieu de Dieu! comme c'est remarquable! Je vais en dehors aussi. Nous allons positivement voyager ensemble!» En prononçant ces mots, d'un air mystérieux et important, l'homme aux cheveux rouges se prit à sourire, avec la même complaisance que s'il avait fait l'une des découvertes les plus étranges qui aient jamais récompensé la sagacité humaine.

«Monsieur, lui dit M. Pickwick, je suis heureux d'avoir votre compagnie.

—Ah! reprit le nouveau venu, qui avait un nez effilé et l'habitude de secouer la tête, comme un oiseau, à chaque parole; ah! c'est une bonne chose pour tous les deux, n'est-ce pas? La compagnie, voyez-vous, la compagnie est... est une chose fort différente de la solitude, n'est-ce pas?

—C'est ça une vérité qu'on ne peut pas nier, dit Sam en se mêlant à la conversation avec un sourire affable. C'est ce que j'appelle une proposition naturellement évidente; comme le marchand de mou de veau le disait à la cuisinière, quand elle lui soutenait qu'il n'était pas un gentleman.

—Ah! fit l'homme aux cheveux rouges, en regardant Sam du haut en bas; un de vos amis, monsieur?

—Pas exactement, monsieur, repartit M. Pickwick à voix basse. Le fait est que c'est mon domestique; mais je lui permets beaucoup de libertés, car, entre nous, je me flatte que c'est un original, et j'en suis assez orgueilleux.

—Ha! reprit l'homme aux cheveux roux, cela, c'est une affaire de goût. Moi, je n'aime rien de ce qui est original. Ça ne me convient pas: je n'en vois pas la nécessité. Quel est votre nom, monsieur?

—Voici ma carte, monsieur, répondit M. Pickwick, fort amusé par la brusquerie de la question et par les singulières manières de l'étranger.

—Ha! dit l'homme aux cheveux rouges en plaçant la carte dans son portefeuille, Pickwick? Très-bien. J'aime à savoir le nom des gens, cela est fort utile. Voici ma carte: Magnus, comme vous voyez, monsieur. Magnus est mon nom. C'est un assez beau nom, je pense, monsieur?

—Un très-beau nom, en vérité, répliqua M. Pickwick sans pouvoir réprimer un sourire.

—Oui, je le crois. Il y a un beau nom aussi devant, comme vous verrez.... Permettez, monsieur.... En tenant la carte un peu inclinée, comme ceci, le nom devient visible; voilà: Peter Magnus. Cela sonne bien, je pense, monsieur.

—Très-bien.

—Curieuse circonstance sur ces initiales, monsieur, comme vous voyez. P.M., post meridiem. Dans les petits billets avec mes intimes, je signe quelquefois Après-midi. Cela amuse beaucoup mes amis, monsieur Pickwick.

—En effet, je m'imagine que cela doit leur procurer la plus vive satisfaction, répliqua M. Pickwick, qui enviait en lui-même la facilité avec laquelle s'amusaient les amis de M. Magnus.»

Un valet d'écurie vint interrompre leur conversation. «Gentlemen, leur dit-il, la voiture est prête, s'il vous plaît.

—Tout mon bagage est-il dedans? demanda M. Magnus.

—Tout est bien, monsieur.

—Le sac rouge est-il dedans?

—Tout est bien, monsieur.

—Et le sac rayé?

—Dans le coffre de devant, monsieur.

—Et le paquet de papier gris?

—Sous le siége, monsieur.

—Et le carton à chapeau de cuir?

—Tout est dedans, monsieur.

—Maintenant, voulez-vous monter? demanda M. Pickwick.

—Excusez-moi, répondit M. Magnus en restant immobile sur la roue. Excusez, M. Pickwick. Je ne puis pas consentir à monter dans cet état d'incertitude. D'après les manières de cet homme, je suis convaincu que le carton à chapeau n'est pas dans la voiture.»

Les solennelles protestations du valet d'écurie n'ayant pu tranquilliser M. Magnus, il fallut, pour le satisfaire, tirer des plus profondes cavités du coffre le carton à chapeau de cuir; mais lorsque M. Magnus eut été rassuré sur son feutre, il ressentit d'infaillibles pressentiments, d'abord que le sac rouge était égaré, ensuite que le sac rayé avait été volé, puis que le paquet de papier gris s'était dénoué. A la fin, après avoir reçu des démonstrations oculaires du peu de fondement de chacun de ses soupçons, il consentit à monter sur l'impériale de la voiture, déclarant que son esprit était soulagé de toute inquiétude, et qu'il se trouvait maintenant confortable et heureux.

«Vous avez vos nerfs susceptibles, mossieu? dit M. Weller, en regardant l'étranger de travers, tout en montant sur son siége.

—Oui, je suis assez susceptible pour toutes ces petites choses; mais me voilà rassuré, maintenant, tout à fait rassuré.

—Eh ben! c'est une bénédiction, cela.—Sammy, aide ton maître à monter. L'autre jambe, mossieu. C'est cela. Donnez-moi votre main, mossieu. Allons, haut! Vous étiez pus léger quand vous étiez en nourrice, mossieu.

—C'est assez probable, monsieur Weller, répondit M. Pickwick avec bonne humeur, quoique tout essoufflé.»

Lorsqu'il eut pris place auprès du corpulent cocher, celui-ci poursuivit:

«Grimpe ici, Sammy.—Maintenant, Villam, faites-les sortir. Prenez garde à l'arcade, gent'l'm'n. Gare les têtes! comme disait le marchand de pâtés en jouant à pile ou face.

—C'est ben comme ça, Villam; laissez-les aller.»

William lâcha la tête des chevaux, et en route! Voilà la voiture lancée à travers Whitechapel, à la grande admiration de toute la populace de ce quartier, qui n'est pas désert.

«Un voisinage pas trop beau, dit Sam, avec le mouvement de chapeau qui précédait toujours son entrée en conversation avec son maître.

—Cela est vrai, Sam, répliqua M. Pickwick en examinant les rues malpropres et encombrées que traversait la voiture.

—Monsieur, poursuivit Sam, n'est-ce pas une chose bien extra que la pauvreté et les huîtres marchent toujours ensemble?

—Je ne vous comprends pas, Sam.

—Voilà ce que je veux dire, monsieur: c'est que plus un endroit est misérable, plus on y mange des huîtres. Regardez ici, monsieur, il y a des coquilles d'huîtres à presque toutes les portes. Dieu me pardonne si je ne crois pas que les gens très-pauvres sortent de leur appartement pour manger des huîtres, par pur désespoir.

—C'est sûr ça, observa M. Weller, et c'est juste tout d'même pour le saumon salé.

—Voilà deux faits très-remarquables qui ne m'avaient jamais frappé, dit alors M. Pickwick; je les noterai certainement à la première place où nous arrêterons.»

Tout en causant ainsi, ils avaient atteint la barrière de péage de Mile-End. Un profond silence régnait sur l'impériale; mais deux ou trois milles plus loin, M. Weller, se tournant tout à coup vers M. Pickwick, lui dit:

«Drôle de vie, mossieu, que celle de ces gens-là.

—Quelles gens? s'écria le philosophe.

—Un gardien de pike!

—Qu'est-ce que vous entendez par un gardien de piques? demanda M. Peter Magnus.

—L'ancien veut dire un gardien de turnpike, gentlemen, fit observer Sam en manière d'explication.

—Oh! dit M. Pickwick, je comprends. Oui, une vie très-curieuse, très-peu confortable....

—C'est tous des hommes qu'a eu des désagréments dans la vie, poursuivit M. Weller.

—Ah! ah! fit M. Pickwick.

—Oui. En conséquence d'quoi, i'se retirent du monde et i' s'enferment dans des pikes, partie pour être solitude, partie pour se revancher du genre humain en faisant payer les droits.

—Vraiment! dit M. Pickwick, je ne savais pas cela non plus.

—C'est un fait, mossieu. Si i's étaient des gen'l'men, vous les appelleriez misencroupes; mais ces gens-là, ça se nomme simplement des gabeloux.»

C'est par de semblables discours, réunissant à la fois l'agréable et l'utile, que M. Weller charmait les ennuis du voyage. Les sujets de conversation ne manquaient point; et lorsque, par hasard, la loquacité de l'honorable cocher semblait diminuer un instant, M. Peter Magnus remplissait abondamment l'intervalle par des enquêtes sur l'histoire personnelle de ses compagnons de voyage, et par l'anxiété qu'il exprimait hautement, à chaque relai, concernant la sûreté et le bien-être des deux sacs, du carton à chapeau de cuir et du paquet de papier gris.

A gauche, dans la grande rue d'Ipswich, à peu de distance après l'hôtel de ville, se trouve l'auberge au loin connue sous le nom du Grand Cheval blanc. Au-dessus de la principale porte, on remarque une énorme statue de pierre, représentant un animal bondissant, avec une queue et une crinière ondoyantes, et qui ressemble à peu près à un cheval de brasseur qui aurait perdu l'esprit. L'auberge du Grand Cheval blanc est fameuse dans le voisinage, au même titre qu'un bœuf gras, qu'un verrat monstrueux, qu'un navet enregistré dans la feuille de l'endroit, c'est à savoir pour sa taille gigantesque. Jamais, sous aucun toit, on ne vit de tels labyrinthes de couloirs sans tapis, un tel amas de chambres humides et mal éclairées, enfin un aussi grand nombre de petites tanières pour manger ou pour dormir.

C'est à la porte de cette hydropique taverne que la voiture de Londres s'arrête à la même heure tous les soirs, et c'est de ladite voiture de Londres que descendirent M. Pickwick, Sam Weller et M. Peter Magnus, dans la soirée à laquelle se rapporte ce chapitre de notre histoire.

«Restez-vous ici, monsieur?» demanda M. Peter Magnus lorsque le sac rayé, le sac rouge, le carton à chapeau de cuir et le paquet de papier gris, eurent été déposés l'un après l'autre dans le passage.

«Oui, monsieur, répliqua H. Pickwick.

—Dieu de Dieu! s'écria M. Magnus, je n'ai jamais rien vu d'aussi remarquable que cette coïncidence. Eh bien! moi aussi, je reste ici! J'espère que nous dînerons ensemble?

—Avec plaisir, répondit le philosophe. Cependant il serait possible que je trouvasse ici quelques amis. Garçon, y a-t-il dans l'hôtel un gentleman nommé Tupman?»

Un homme corpulent, qui avait sous son bras une serviette âgée d'une quinzaine de jours, et sur ses jambes des bas contemporains de la serviette, daigna cesser de regarder dans la rue lorsqu'il entendit cette question de M. Pickwick; et, après avoir soigneusement examiné l'apparence du savant homme, depuis son chapeau jusqu'à ses guêtres, lui répondit avec emphase: «Non!

—Ni un gentleman nommé Snodgrass? poursuivit M. Pickwick.

—Non.

—Ni un gentleman nommé Winkle?

—Non.

—Mes amis ne sont pas arrivés aujourd'hui, et par conséquent, monsieur, nous dînerons seuls. Garçon! conduisez-nous dans une salle à manger particulière.»

En vertu de cette requête, l'homme corpulent voulut bien ordonner au commissionnaire d'apporter les bagages des gentlemen; puis il leur fit traverser un passage long et sombre, et les introduisit dans une grande chambre, à peine meublée, où fumait, sur une grille malpropre, un petit feu de charbon de terre qui s'efforçait en vain de paraître joyeux, et qui noircissait misérablement sous l'influence attristante du local. Au bout d'une heure, un plat de poisson et des côtelettes furent servis aux voyageurs, et enfin, lorsque ce dîner eut été remporté, M. Pickwick et M. Peter Magnus, tirant leurs chaises plus près du feu, demandèrent une bouteille de vin de Porto, le plus mauvais possible, au prix le plus élevé possible, pour le bénéfice de la maison, et burent, pour le leur, de l'eau-de-vie et de l'eau chaude.

M. Peter Magnus était naturellement d'une disposition très-communicative, et le grog opéra d'une manière surprenante pour faire écouler les secrets les plus cachés de son cœur. Après avoir donné de nombreux renseignements sur lui-même, sur sa famille, sur ses alliances, sur ses amis, sur ses plaisanteries, sur ses affaires et sur ses frères (la plupart des bavards ont beaucoup de choses à dire sur leurs frères), M. Peter Magnus contempla M. Pickwick pendant plusieurs minutes, à travers ses lunettes bleues, et dit ensuite avec un air de modestie:

—Et maintenant, monsieur Pickwick, que pensez-vous que je sois venu faire ici?

—Sur ma parole, répondit la philosophe, il m'est tout à fait impossible de le deviner. Pour affaire, peut-être?

—Vous avez moitié raison, moitié tort en même temps. Essayez encore, monsieur Pickwick.

—Réellement j'implore votre merci, et vous me l'apprendrez ou non, à votre choix; car je ne pourrai jamais deviner, quand j'essayerais toute la nuit.

—Eh bien! alors, hi! hi! hi! reprit M. Peter Magnus avec un ricanement timide: que penseriez-vous, monsieur Pickwick, si je vous disais que je suis venu ici pour faire une déclaration et une demande de mariage? Eh! monsieur? hi! hi! hi!

—Je penserais qu'il est fort probable que vous réussirez, répondit notre aimable ami avec un de ses sourires les plus radieux.

—Ah! monsieur Pickwick, le pensez-vous vraiment? Le pensez-vous?

—Certainement.

—Non! vous plaisantez; j'en suis sûr.

—Je ne plaisante pas, en vérité!

—Eh bien! alors, pour vous dire un petit secret, je le pense aussi, moi. Je vous dirai même, monsieur Pickwick, quoique je sois jaloux comme un tigre, de mon naturel, je vous dirai que la dame est dans cette maison-ci. En prononçant ces dernières paroles, M. Magnus ôta ses lunettes bleues pour cligner de l'œil, et les remit ensuite d'un air décidé.

—C'est donc pour cela, demanda M. Pickwick avec malice, c'est donc pour cela que vous sortiez de la chambre à chaque instant, avant le dîner.

—Chut! vous avez raison; c'était pour cela. Cependant je n'étais pas assez fou pour l'aller voir.

—Pourquoi donc?

—Cela ne vaudrait rien, voyez-vous, juste après un voyage. Il vaut mieux attendre jusqu'à demain matin; j'aurai bien plus de chances alors. Monsieur Pickwick, il y a dans ce sac un habit, et dans cette botte un chapeau, qui sont inestimables pour moi, d'après l'effet que j'en attends.

—En vérité!

—Oui, monsieur. Vous devez avoir observé mon anxiété à leur sujet aujourd'hui. Je ne crois pas, monsieur Pickwick, qu'on puisse avoir, pour de l'argent, un autre habit et un autre chapeau comme ceux-là.»

Notre philosophe félicita, sur son bonheur, le possesseur du vêtement irrésistible, et M. Peter Magnus demeura pendant quelque temps absorbé dans la contemplation intellectuelle de ses trésors.

«C'est une belle créature! s'écria-t-il enfin.

—Vraiment?

—Charmante! charmante! Elle habite à dix-huit milles d'ici, monsieur Pickwick. J'ai appris qu'elle serait ici ce soir et toute la matinée de demain, et je suis accouru pour saisir l'occasion. Je pense qu'une auberge doit être un endroit très favorable pour faire des propositions à une femme seule; car, lorsqu'elle voyage, elle doit sentir sa solitude bien plus que dans sa maison. Qu'en pensez-vous, monsieur Pickwick?

—Cela me paraît en effet fort probable.

—Je vous demande pardon, monsieur Pickwick; mais je suis naturellement assez curieux. Pour quelle cause êtes-vous ici?»

Le rouge monta au visage de M. Pickwick au souvenir du sujet de son voyage. «Le motif qui m'amène, répondit-il, n'est nullement agréable. Je viens ici, monsieur, pour dévoiler la perfidie et la fausseté d'une personne dans l'honneur de laquelle j'avais mis une entière confiance.

—Dieu de Dieu! cela est bien désagréable! C'est une dame, je présume? Eh! eh! fripon de M. Pickwick! petit fripon! Bien, bien, monsieur Pickwick!... Monsieur, je ne voudrais pas blesser votre délicatesse pour le monde entier. Pénible sujet, monsieur, très-pénible. Que je ne vous gêne pas, monsieur Pickwick, si vous voulez donner cours à votre chagrin. Je sais ce que c'est que d'être trahi, monsieur; j'ai enduré cette sorte de chose trois ou quatre fois.

—Je vous suis fort obligé pour votre sympathie sur ce que vous supposez être mon cas mélancolique, repartit M. Pickwick en montant sa montre et en la posant sur la table, mais....

—Non! non! interrompit M. Peter Magnus; pas un mot de plus. C'est un sujet pénible; je le vois; je le vois. Quelle heure est-il, monsieur Pickwick?

—Minuit passé.

—Dieu de Dieu! il est bien temps de s'aller coucher! quelle sottise de rester debout si tard! Je serai pâle demain matin, monsieur Pickwick.»

Contristé par l'idée d'une telle calamité, M. Peter Magnus tira la sonnette. Une servante apparut, et le sac rayé, le sac rouge, le carton à chapeau en cuir, et le paquet de papier gris ayant été transportés dans sa chambre à coucher, il se retira, avec un chandelier vernissé, dans une des ailes de la maison, tandis que M. Pickwick, avec un autre chandelier vernissé, était conduit dans une autre aile, à travers une multitude de passages tortueux.

«Voici votre chambre, monsieur, dit la servante.

—Très-bien,» répondit M. Pickwick en regardant autour de lui. C'était une assez grande pièce à deux lits, dans laquelle il y avait du feu, et qui paraissait plus confortable, au total, que M. Pickwick n'était disposé à l'espérer d'après sa courte expérience de l'aménagement du Grandi Cheval blanc.

«Il va sans dire que personne ne dort dans l'autre lit? fit-il observer.

—Oh! non, monsieur.

—Très-bien. Dites à mon domestique que je n'ai plus besoin de lui ce soir, et qu'il m'apporte de l'eau chaude demain à huit heures et demie.

—Oui, monsieur.» Et la servante se retira après avoir souhaité une bonne nuit à notre philosophe.

M. Pickwick, demeuré seul, s'assit dans un fauteuil auprès du feu, et se laissa aller à une longue suite de méditations. D'abord il songea à ses amis, et se demanda quand ils viendraient le rejoindre. Ensuite son esprit retourna vers mistress Martha Bardell, et de cette dame, par une transition naturelle, il se reporta au bureau malpropre de Dodson et Fogg. De là, il s'enfuit, par une tangente, au centre même de l'histoire du singulier client; puis il revint dans l'auberge du Grand Cheval blanc, à Ipswich, avec assez peu de lucidité pour convaincre M. Pickwick que le sommeil s'emparait rapidement de lui. Il se secoua donc, et commençait à se déshabiller lorsqu'il se rappela qu'il avait laissé sa montre sur la table, dans la salle d'en bas.

Or cette montre était un des biens meubles favoris de M. Pickwick, ayant été transportée de tous côtés, à l'ombre de son gilet, pendant un nombre d'années plus considérable qu'il ne nous paraît nécessaire de le déclarer actuellement au lecteur. On n'aurait pu faire pénétrer dans le cerveau du philosophe la possibilité de s'endormir sans entendre le tic-tac régulier de cette montre sous son traversin, ou dans le porte-montre accroché au chevet de son lit. En conséquence, comme il était tard et qu'il ne voulait pas faire retentir sa sonnette, à cette heure de la nuit, il remit son habit qu'il avait déjà ôté, et prenant le chandelier vernissé, il descendit tranquillement les escaliers.

Mais plus M. Pickwick descendait les escaliers, plus il semblait qu'il lui restât d'escaliers à descendre; et plusieurs fois après être parvenu dans un étroit passage et s'être félicité d'être enfin arrivé au rez-de-chaussée, M. Pickwick vit un autre escalier apparaître devant ses yeux étonnés. Au bout d'un certain temps, cependant, il atteignit une salle dallée qu'il se rappela avoir vue en entrant dans la maison. Avec un nouveau courage il explora passage après passage; il entr'ouvrit chambre après chambre, et à la fin, quand il allait abandonner ses recherches de pur désespoir, il se trouva dans la salle même où il avait passé la soirée, et il aperçut sur la table sa propriété manquante.

M. Pickwick saisit la montre d'un air triomphant, et s'occupa ensuite de retourner sur ses traces, pour regagner sa chambre à coucher; mais si le trajet pour descendre avait été environné de difficultés et d'incertitudes, le voyage pour remonter était infiniment plus embarrassant. Dans toutes les directions possibles s'embranchaient des rangées de portes, garnies de bottes et de souliers. Une douzaine de fois, M. Pickwick avait tourné doucement la clef d'une chambre à coucher, dont la porte ressemblait à la sienne, lorsqu'un cri bourru de l'intérieur: «Qui diable est cela?» ou, «Qu'est-ce que vous venez faire ici?» l'obligeait à se retirer sur la pointe du pied, avec une célérité parfaitement merveilleuse. Il se trouvait de nouveau réduit au désespoir, lorsqu'une porte entr'ouverte attira son attention. Il allongea la tête et regarda dans la chambre. Bonne chance à la fin! Les deux lits étaient là, dans la situation qu'il se rappelait parfaitement, et le feu brûlait encore. Cependant sa chandelle, qui n'était pas des plus longues lorsqu'il l'avait reçue, avait coulé dans les courants d'air qu'il venait de traverser, et s'abîma dans le chandelier, au moment où il fermait la porte derrière lui. «C'est égal, pensa M. Pickwick, je puis me déshabiller tout aussi bien à la lumière du feu.»

Les deux lits étaient placés à droite et à gauche de la porte. Entre chacun d'eux et la muraille il se trouvait une petite ruelle, terminée par une chaise de canne, et justement assez large pour permettre de monter au lit ou d'en descendre du côté de la muraille, si on le jugeait convenable. Après avoir exactement fermé les rideaux du lit du coté de la chambre, M. Pickwick s'assit dans la ruelle, sur la chaise de canne, et se débarrassa tranquillement de ses souliers et de ses guêtres. Ensuite il ôta et plia son habit, son gilet, sa cravate, et tirant lentement son bonnet de nuit de sa poche, il l'attacha solidement sur sa tête, en nouant sous son menton des cordons qui étaient toujours fixés à cette portion de son ajustement. Pendant cette opération l'absurdité de son récent embarras vint frapper plus fortement ses facultés risibles, et, se renversant sur sa chaise de canne, il se mit à rire en lui-même, de si bon cœur, que ç'aurait été un véritable délice, pour tout esprit bien constitué, de contempler le sourire qui épanouissait son aimable physionomie, sous son bonnet de coton orné d'une vaste mèche.

«C'est la plus drôle de chose, se dit M. Pickwick à lui-même en riant si démesurément qu'il en fit presque craquer les cordons de son bonnet; c'est la plus drôle de chose dont j'aie jamais entendu parler, que de me voir ainsi perdu dans cette auberge, et errant dans tous ses escaliers. Drôle! drôle! très-drôle!» M. Pickwick, souriant de nouveau, d'un sourire plus prononcé qu'auparavant, allait continuer à se déshabiller, lorsqu'il fut arrêté, tout à coup, par l'entrée inattendue d'une personne qui tenait une chandelle, et qui, après avoir fermé la porte, s'avança jusqu'auprès de la toilette et y posa sa lumière.

Le sourire qui se jouait sur les traits de M. Pickwick fut instantanément absorbé par l'expression de la surprise et de la stupeur la plus complète. La personne, quelle qu'elle fût, était arrivée si soudainement et avec si peu de bruit, que M. Pickwick n'avait pas eu le temps de crier ni de s'opposer à son entrée. Qui pouvait-ce être? un voleur? quelque individu mal intentionné, qui peut-être l'avait vu monter les escaliers, tenant à la main une belle montre. En tout cas que devait-il faire?

Le seul moyen pour M. Pickwick d'observer son mystérieux visiteur, sans danger d'être vu lui-même, était de grimper sur le lit pour lorgner dans la chambre, et d'entr'ouvrir les rideaux. Il eut donc recours à cette manœuvre, et les tenant d'une main soigneusement fermés de manière à ne laisser passer que sa tête et son bonnet de coton, il mit sur son nez ses lunettes, rassembla tout son courage, et regarda.

Mais il s'évanouit presque d'horreur et de confusion lorsqu'il vit, debout devant la glace, une dame d'un certain âge, ornée de papillotes de papier brouillard, et activement occupée à brosser ce que les dames appellent leur queue. De quelque manière qu'elle fût venue dans la chambre, il était évident, à son air tranquille et dégagé, qu'elle comptait y passer la nuit tout entière. Elle avait apporté avec elle une chandelle de jonc garnie de son écran, et avec une louable précaution contre les dangers du feu, elle l'avait placée dans une cuvette pleine d'eau, sur le plancher, où cette chandelle brillait comme un phare gigantesque dans une mer singulièrement petite.

«Dieu me protège! pensa M. Pickwick. Quelle chose épouvantable!

—Hem! fit la dame; et aussitôt la tête du philosophe rentra derrière les rideaux, avec une rapidité digne d'une marionnette.

—Je n'ai jamais ouï parler d'une aventure aussi terrible, se dit le pauvre M. Pickwick, dont le bonnet était trempé d'une sueur froide. Jamais! Cela est effroyable!»

Cependant, ne pouvant résister au désir de voir ce qui se passait, il fit de nouveau sortir sa tête entre les rideaux.

La situation s'empirait. La dame d'un certain âge ayant fini d'arranger ses cheveux, les avait soigneusement enveloppés dans un bonnet de nuit de mousseline orné d'une petite garniture plissée, et contemplait le feu d'un air mélancolique et rêveur.

«Cette affaire devient alarmante, raisonna M. Pickwick en lui-même. Je ne puis pas laisser aller les choses de cette manière. Il est clair pour moi, d'après la tranquillité de cette dame, que je serai entré dans une chambre qui n'est pas la mienne. Si je parle, elle alarmera la maison; mais si je reste ici, les conséquences en seront plus effrayantes encore.»

M. Pickwick, il est inutile de le dire, était un des mortels les plus modestes et les plus délicats qui aient jamais existé. La seule idée de se présenter devant une dame en bonnet de nuit, le remplissait de confusion. Mais il avait fait un nœud à ses maudits cordons, et malgré tous ses efforts il ne pouvait parvenir à les défaire. Il devenait indispensable de briser la glace, et il n'y avait pour cela qu'un seul moyen. Il se retira derrière les rideaux, et toussa tout haut: «Hom! hom!»

A ce bruit inattendu la dame tressaillit évidemment, car elle renversa l'écran de sa chandelle. Mais bientôt elle se persuada qu'elle s'était alarmée sans raison, et lorsque M. Pickwick, croyant qu'elle était pour le moins évanouie de terreur, s'aventura à regarder à travers les rideaux, elle s'était remise à contempler le feu avec le même air mélancolique et rêveur.

«Voilà une femme bien extraordinaire, pensa M. Pickwick en rentrant la tête. Hom! hom!»

Cette fois ces deux syllabes étaient prononcées trop distinctement pour qu'il fût encore possible de les prendre pour une imagination.

«Mon Dieu! mon Dieu! s'écria la dame; qu'est-ce que cela?

—C'est... c'est seulement un gentleman, madame, dit M. Pickwick derrière le rideau.

—Un gentleman! répéta la dame avec terreur.

—C'en est fait! pensa M. Pickwick.

—Un homme dans ma chambre! s'écria la dame, et elle se précipita vers la porte. M. Pickwick entendit le frôlement de sa robe. Un instant de plus et toute la maison allait être alarmée.

—Madame, dit-il en montrant sa tête, dans l'excès de son désespoir; madame....»

M. Pickwick, en mettant sa tête hors des rideaux, n'avait certainement point de but bien déterminé. Cependant cela produisit instantanément un bon effet. La dame, comme nous avons dit, était déjà près de la porte. Il fallait l'ouvrir pour arriver à l'escalier, et elle l'aurait fait sans aucun doute en un instant, si l'apparition soudaine du bonnet de nuit philosophique ne l'avait pas fait reculer jusqu'au fond de la chambre. Elle y resta immobile, considérant d'un air effaré M. Pickwick, qui à son tour la contemplait avec égarement.

«Misérable! dit la dame, couvrant ses yeux de ses mains; que faites-vous ici?

—Rien, madame... rien du tout, madame... répondit M. Pickwick avec feu.

—Rien! répéta la dame en levant les yeux.

—Rien, madame, sur mon honneur, reprit M. Pickwick en secouant sa tête d'une manière si énergique que la mèche de son bonnet s'agitait convulsivement. Madame, je me sens accablé de confusion en m'adressant à une lady avec mon bonnet de nuit sur ma tête (ici la dame arracha brusquement le sien); mais je ne puis l'ôter, madame. (En disant ces mots, M. Pickwick donna à son bonnet une secousse prodigieuse pour preuve de son allégation.) Maintenant, madame, il est évident pour moi que je me suis trompé de chambre à coucher, en prenant celle-ci pour la mienne. Je n'y étais pas depuis cinq minutes lorsque vous êtes entrée tout d'un coup.

—Si cette histoire improbable est réellement vraie, monsieur, répliqua la dame en sanglotant violemment, vous quitterez cette chambre sur-le-champ.

—Oui, madame, avec le plus grand plaisir.

—Sur-le-champ! monsieur.

—Certainement, madame, certainement. Je... je suis très-fâché, madame, poursuivit M. Pickwick en faisant son apparition au pied du lit; très-fâché d'avoir été la cause innocente de cette alarme et de cette émotion; profondément affligé, madame....»

La dame montra la porte. Dans ce moment critique, dans cette situation si embarrassante, une des excellentes qualités de M. Pickwick se déploya encore admirablement. Quoiqu'il eût placé à la hâte son chapeau sur son bonnet de coton, à la manière des patrouilles bourgeoises, quoiqu'il portât ses souliers et ses guêtres dans ses mains, et son habit et son gilet sur son bras, rien ne put diminuer sa politesse naturelle.

«Je suis excessivement fâché, madame, dit-il en saluant très-bas.

—Si vous l'êtes, monsieur, vous quitterez cette chambre sur-le-champ.

—Immédiatement, madame. A l'instant même, madame, dit M. Pickwick en ouvrant la porte et en laissant tomber ses souliers avec grand fracas. Je me flatte, madame, reprit-il en ramassant ses chaussures et en se retournant pour saluer encore, je me flatte que mon caractère sans tache et le respect plein de dévotion que je professe pour votre sexe plaideront en ma faveur dans cette circonstance.» Mais avant qu'il eût pu conclure cette sentence, la dame l'avait poussé dans le passage, et avait fermé et verrouillé la porte derrière lui.

Quelque satisfaction que notre philosophe dût ressentir d'avoir terminé aussi aisément cette épouvantable aventure, sa situation présente n'était nullement agréable. Il était seul, à moitié habillé, dans un passage ouvert, dans une maison inconnue, au milieu de la nuit. Il n'était pas supposable qu'il put retrouver, dans une parfaite obscurité, la chambre qu'il n'avait pu découvrir lorsqu'il était armé d'une lumière, et s'il faisait le plus petit bruit, dans ses inutiles recherches, il courait la chance de recevoir un coup de pistolet et peut-être d'être tué par quelque voyageur réveillé en sursaut. Il n'avait donc pas d'autre ressource que de rester où il était, jusqu'à la pointe du jour. Ainsi, après avoir fait encore quelques pas dans le corridor, en trébuchant, à sa grande alarme, sur plusieurs paires de bottes, il s'accroupit dans un angle du mur, pour attendre le matin aussi philosophiquement qu'il le pourrait.

Cependant il n'était point destiné à subir cette nouvelle épreuve de patience, car il n'y avait pas longtemps qu'il était retiré dans son coin, lorsqu'à son horreur inexprimable un homme, portant une lumière, apparut au bout du corridor. Mais cette horreur fut soudainement convertie en transports de joie lorsqu'il reconnut son fidèle serviteur. C'était en effet M. Samuel Weller qui regagnait son domicile, après être resté jusqu'alors en grande conversation avec le garçon qui attendait la diligence.

«Sam! dit M. Pickwick, en paraissant tout à coup devant lui; où est ma chambre à coucher?»

Sam considéra son maître avec la surprise la plus expressive, et celui-ci avait déjà répété trois fois la même question, lorsque son domestique tourna sur son talon et le conduisit à la chambre si longtemps cherchée.

«Sam, dit M. Pickwick en se mettant dans son lit; j'ai fait cette nuit un des quiproquos les plus extraordinaires qu'il soit possible de faire.

—Ça ne m'étonne pas, monsieur, répliqua sèchement le valet.

—Mais je suis bien déterminé, Sam, quand je devrais rester six mois dans cette maison, à ne plus jamais me risquer tout seul hors de ma chambre.

—C'est la résolution la plus prudente que vous pourriez prendre, monsieur. Vous avez besoin de quelqu'un pour vous surveiller quand votre raison s'en va en visite.

—Qu'est-ce que vous entendez par là? Sam, demanda M. Pickwick, qui, se levant sur son séant, étendit la main comme s'il allait faire un discours; mais tout à coup il parut se raviser, se recoucha et dit à son domestique: Bonsoir.

—Bonsoir, monsieur,» répliqua Sam, et il sortit de la chambre. Arrivé dans le corridor, il s'arrêta, secoua la tête, fit quelques pas, s'arrêta encore, moucha sa chandelle, secoua la tête de nouveau, et finalement se dirigea lentement vers sa chambre, enseveli, en apparence, dans les plus profondes méditations.



CHAPITRE XXIII.

Dans lequel Samuel Weller s'occupe énergiquement de prendre la revanche de M. Trotter.


A une heure un peu plus avancée de cette même matinée dont le commencement avait été signalé par l'aventure de M. Pickwick avec la dame aux papillotes jaunes, dans la petite chambre située auprès des écuries, M. Weller aîné faisait les préparatifs de son retour à Londres. Il était parfaitement posé pour se faire peindre, et, profitant de l'occasion, nous allons esquisser son portrait.

Son profil avait pu présenter dans sa jeunesse des lignes hardies et fortement accentuées, mais grâce à la bonne chère, grâce à un caractère qui se pliait aux circonstances avec une extrême facilité, les courbes charnues de ses joues s'étaient étendues bien au-delà des limites qui leur avaient été originairement assignées par la nature; si bien qu'à moins de le regarder en face, il était difficile de distinguer dans son visage autre chose que le bout d'un nez rubicond. La même cause avait fait acquérir à son menton la forme grave et imposante que l'on décrit communément, en faisant précéder de l'épithète double le nom de ce trait expressif de la physionomie humaine. Enfin, son teint présentait cette combinaison de couleurs qui ne se rencontrent guère que chez les gentlemen de sa profession, ou sur un filet de bœuf mal rôti. Autour de son cou il portait un châle de voyage écarlate, qui s'adaptait si parfaitement à son menton qu'il était difficile de distinguer les plis de l'un d'avec les plis de l'autre; par-dessus ce châle il mit un long gilet d'une grosse étoffe rouge à larges raies roses, et par-dessus ce gilet un immense habit vert, orné de gros boutons de cuivre; et parmi ces boutons ceux qui garnissaient la taille étaient si éloignés l'un de l'autre, que nul mortel ne les avait jamais vus tous les deux à la fois. Les cheveux de M. Weller étaient courts, lisses, noirs, et s'apercevaient à peine sous les bords gigantesques d'un chapeau brun à forme basse. Ses jambes étaient encaissées dans une culotte de velours à côtes et dans des bottes à revers; enfin, une grande chaîne de cuivre, terminée par une clef et un cachet du même métal, se dandinait gracieusement à sa vaste ceinture.

Nous avons dit que M. Weller faisait les préparatifs de son retour à Londres. Pour être plus explicite, il s'occupait de la question des vivres. Sur la table, devant lui, se trouvait un pot d'ale, un plat de bœuf froid et un pain d'une dimension fort respectable, à chacun desquels il distribuait tour à tour ses faveurs, avec la plus rigide impartialité. Il venait de couper une bonne tranche de pain lorsqu'un bruit de pas dans la chambre lui fit lever les yeux. L'espoir de sa vieillesse était devant lui.

«'Jour! Sammy,» dit le père.

Le fils s'approcha du pot d'ale et prit, en guise de réponse, une longue gorgée de liquide.

«Tu aspires les liquides avec facilité, Sammy, dit M. Weller en regardant l'intérieur du pot, lorsque son premier-né l'eut reposé, à moitié vide, sur la table; tu aurais fait une fameuse sangsure si tu étais né dans cette profession-là, Sammy.

—Oui, je me figure que ce talent-là m'aurait permis de vivre à mon aise, répliqua Sam en s'attaquant au bœuf froid avec une vigueur considérable.

—Je suis très-vexé, Sammy, reprit M. Weller en décrivant de petits cercles avec le pot pour secouer son ale avant de la boire, je suis très-vexé, Sammy, de voir que tu t'es laissé enfoncer par cet homme violet. J'avais toujours pensé, jusqu'à l'autre jour, que les mots de Weller et enfoncé ne viendraient jamais en contract, Sammy.... Jamais.

—Excepté, sans doute, le cas où il serait question d'une veuve, reprit Sam.

—Les veuves, Sammy, répliqua M. Weller en changeant un peu de couleur, les veuves sont des exceptions à toutes les règles. J'ai entendu dire combien une veuve vaut de femmes ordinaires, pour vous mettre dedans. Je crois que c'est 25, Sammy; mais ça pourrait bien être davantage.

—Eh mais, c'est déjà assez gentil.

—D'ailleurs, poursuivit M. Weller, sans faire attention à l'interruption, c'est ben différent. Tu sais ce que disait l'avocat de ce gen'lm'n qui battait sa femme à coups de pincettes quand il était en ribotte. «Après tout, m'sieu le président, qu'i' dit, «c'n est qu'une aimable faiblesse.» J'en dis autant par rapport aux veuves, Sammy; et tu en diras autant quand tu auras mon âge.

—Je sais bien, confessa Sam, je sais bien que j'aurais dû en savoir plus long.

—En savoir plus long! répéta M. Weller, en frappant la table avec son poing; en savoir plus long! Mais je connais un jeune moutard, qui n'a pas eu le quart de ton inducation, qui n'a pas seulement fréquenté les marchés pendant... non pas six mois, et qui aurait rougi de se laisser enfoncer comme ça, rougi jusqu'au blanc des yeux, Sammy!» L'angoisse que réveilla cette amère réflexion obligea M. Weller à tirer la sonnette et à demander une nouvelle pinte d'ale.

«Allons! à quoi bon parler de ça maintenant, fit observer Sam. Ce qui est fait est fait, il n'y a plus de remède, et cette pensée doit nous consoler, comme disent les Turcs, quand ils ont coupé la tête d'un individu par erreur. Mais chacun son tour, gouverneur, et si je rattrape ce Trotter, il aura affaire à moi.

—Je l'espère, Sammy, je l'espère, répondit gravement M. Weller. A ta santé, Sammy, et puisses-tu effacer bientôt la tache dont tu as soulié notre nom de famille.» En l'honneur de ce toast, le corpulent cocher absorba, d'un seul trait, les deux tiers au moins de la pinte nouvellement arrivée: puis il tendit le reste à son fils, qui en disposa instantanément.

«Et maintenant, Sammy, reprit M. Weller en consultant l'énorme montre d'argent que soutenait sa chaîne de cuivre; maintenant il est temps que j'aille au bureau pour prendre ma feuille de route et pour faire charger la voiture; car les voitures, Sammy, c'est comme les canons, i' faut les charger avec beaucoup de soin avant qu'i' partent.»

Sam Weller accueillit avec un sourire filial ce bon mot paternel et professionnel. Son respectable père continua d'un ton grave et ému: «Je vas te quitter, Sammy, mon garçon, et on ne sait pas quand est-ce que nous nous reverrons. Ta belle-mère peut avoir fait mon affaire, il peut arriver un tas d'accidents avant que tu reçoives de nouvelles nouvelles du célèbre monsieur Weller de la Belle Sauvage. L'honneur de la famille est dans tes mains, Samivel, et j'espère que tu feras ton devoir. Quant au reste, je sais que je peux me fier à toi comme à moi-même. Aussi je n'ai qu'un petit conseil à te donner. Si tu dépasses la cinquantaine et que l'idée te vienne d'épouser quelqu'un, n'importe qui, vite enferme-toi dans ta chambre, si tu en as une, et empoisonne-toi sur-le-champ. C'est commun de se pendre; ainsi pas de ces bêtises-là. Empoisonne-toi, Sammy, mon garçon, empoisonne-toi et plus tard tu seras bien aise de m'avoir écouté.»

M. Weller gardait fixement son fils en prononçant ces touchantes paroles. Lorsqu'il eut terminé il tourna lentement sur le talon et disparut.

Les derniers conseils de son père ayant éveillé dans l'esprit de M. Samuel Weller mille idées contemplatives et lugubres, il sortit de l'auberge du Cheval blanc dès que le vieil automédon l'eut quitté, et dirigea ses pas vers l'église de Saint-Clément, essayant de dissiper sa mélancolie en se promenant dans les antiques dépendances de cet édifice. Il y avait déjà quelque temps qu'il flânait dans les environs, quand il se trouva dans un endroit solitaire, une espèce de cour, d'un aspect vénérable, et qui n'avait pas d'autre issue que le passage par lequel il était entré. Il allait donc retourner sur ses pas, lorsqu'il fut pétrifié sur place par une apparition que nous allons décrire ci-dessous.

M. Samuel Weller, était occupé à contempler les vieilles maisons de brique rouge, et malgré son abstraction profonde, lançait de temps en temps une œillade assassine aux fraîches servantes qui ouvraient une fenêtre ou levaient une jalousie, lorsque la porte verte d'un jardin, au fond de la cour, s'ouvrit tout à coup. Un homme en sortit, qui referma soigneusement, après lui, ladite porte et s'avança d'un pas rapide vers l'endroit où se trouvait Sam.

Or, si l'on prend ce fait isolément, et sans s'occuper des circonstances concomitantes, il n'a rien de fort extraordinaire, car, dans beaucoup de parties du monde, un homme peut sortir d'un jardin et fermer derrière lui une porte verte, il peut même s'éloigner d'un pas rapide, sans attirer pour cela l'attention publique. Il est donc clair qu'il devait y avoir, pour éveiller l'intérêt de Sam, quelque chose de particulier dans le costume de l'homme, ou dans l'homme lui-même, ou dans l'un et dans l'autre. C'est ce que le lecteur pourra facilement conclure, lorsque nous lui aurons décrit avec précision la conduite de l'individu dont il s'agit.

Il avait donc fermé derrière lui la porte verte, il s'avançait dans la cour d'un pas rapide, comme nous l'avons déjà dit deux fois; mais il n'eut pas plus tôt aperçu M. Weller qu'il hésita, s'arrêta et parut ne pas trop savoir quel parti prendre. Cependant, comme la porte verte était fermée derrière lui, et comme il n'y avait pas d'autre issue que celle qui était devant lui, il ne fut pas longtemps à remarquer que, pour sortir de là, il fallait nécessairement passer devant M. Samuel Weller. Il reprit donc son pas délibéré et s'avança en regardant droit devant lui. Ce qu'il y avait de plus extraordinaire dans cet homme, c'est la façon hideuse dont il contournait ses traits, faisant les grimaces les plus étonnantes et les plus effroyables qu'on ait jamais vues. Jamais l'œuvre de la nature n'avait été déguisée plus artistement que ne le fut en un instant le visage en question.

«Parole d'honneur, se dit Sam à lui-même, en voyant approcher le quidam, voilà qui est drôle! j'aurais juré que c'était lui!»

L'homme avançait toujours, et à mesure qu'il s'approchait, sa figure devenait de plus en plus bouleversée.

«Je pourrais prêter serment, quant à ces cheveux noirs et à cet habit violet; mais c'est bien sûr la première fois que je vois cette boule-là.»

Pendant ce soliloque, la physionomie de l'étranger avait pris un aspect surnaturel et parfaitement hideux. Cependant il fut obligé de passer très-près de Sam, et un regard scrutateur de celui-ci lui permit de découvrir, sous ce masque de contorsions effrayantes, quelque chose qui ressemblait trop aux petits yeux de M. Job Trotter pour qu'il fût possible de s'y tromper.

«Ohé! monsieur!» cria Sam d'une voix irritée.

L'étranger s'arrêta.

«Ohé!» répéta Sam d'une voix encore plus féroce.

L'homme à l'horrible visage regarda avec la plus grande surprise au fond de la cour, à l'entrée de la cour, aux fenêtres de chaque maison, partout enfin, excepté du côté de Sam Weller; puis il fit un autre pas en avant, mais il fut arrêté par un nouveau hurlement de Sam:

«Ohé! monsieur!»

Il n'y avait plus moyen de prétendre méconnaître d'où venait la voix, et l'étranger, n'ayant pas d'autre ressource, regarda Sam en face.

«Ça ne prend pas, Job Trotter, dit celui-ci. Allons! allons! pas de bêtises. Vous n'êtes pas assez beau naturellement pour vous permettre de vous gâter comme ça la physionomie. Remettez-moi vos petits yeux à leur place, ou bien je les enfoncerai dans votre tête. M'entendez-vous!»

Comme M. Weller paraissait disposé à agir suivant la lettre et l'esprit de ce discours, M. Trotter permit peu à peu à son visage de reprendre son expression habituelle, et tout à coup, tressaillant de joie, il s'écria:

«Que vois-je? monsieur Walker!

—Ha! reprit Sam, vous êtes bien content de me rencontrer, n'est-ce pas?

—Content! s'écria Job Trotter enchanté! Oh! monsieur Walker, si vous saviez combien j'ai désiré cette rencontre! Mais c'en est trop pour ma sensibilité, monsieur Walker; je ne puis pas contenir ma joie; en vérité je ne le puis pas!»

En sanglotant ces paroles, M. Trotter répandit un véritable déluge de pleurs, et, jetant ses bras autour de ceux de Sam, il l'embrassa étroitement, avec un transport d'affection.

«A bas les pattes! lui cria Sam, grandement indigné de cette conduite, et s'efforçant inutilement de se soustraire aux embrassements de son enthousiaste connaissance. A bas les pattes! vous dis-je. Pourquoi me pleurez-vous comme ça sur le dos, pompe à incendie?

—Parce que je suis si content de vous voir, répliqua Job Trotter, en relâchant Sam, à mesure que les symptômes de son courroux diminuaient. Ah! monsieur Walker, c'en est trop!

—Trop? Je le crois bien! Voyons, qu'avez-vous à me dire, eh?»

M. Trotter ne fit pas de réplique, car le petit mouchoir rouge était en pleine activité.

«Qu'avez-vous à me dire avant que je vous casse la tête? répéta Sam d'une manière menaçante.

—Hein? fit M. Trotter d'un ton de vertueuse surprise.

—Qu'est-ce que vous avez à me dire?

—Mais, monsieur Walker!...

—Ne m'appelez pas Walker; je me nomme Weller, vous le savez bien. Qu'est-ce que vous avez à me dire?

—Dieu vous bénisse, monsieur Walker,... je veux dire Weller.... Bien des choses, si vous voulez venir quelque part où nous puissions parler à notre aise. Si vous saviez comme je vous ai cherché, monsieur Weller!

—Très-soigneusement je suppose, reprit Sam, sèchement.

—Oh! oui, monsieur, en vérité! affirma M. Trotter sans qu'on vit remuer un muscle de sa physionomie. Donnez-moi une poignée de main, M. Weller.»

Sam considéra pendant quelques secondes son compagnon, et ensuite, comme poussé par un soudain mouvement, il lui tendit la main.

«Comment va votre bon cher maître, demanda Job à Sam, tout en cheminant avec lui. Oh! c'est un digne gentleman, monsieur Weller. J'espère qu'il n'a pas attrapé de fraîcheurs dans cette épouvantable nuit.»

Une expression momentanée de malice étincela dans l'œil de Job, pendant qu'il prononçait ces paroles. Sam s'en aperçut, et ressentit dans son poing fermé une violente démangeaison, mais il se contint et répondit simplement que son maître se portait très-bien.

«Oh! que j'en suis content. Est-il ici?

—Et le vôtre y est-il?

—Hélas! oui, il est ici. Et ce qui me peine à dire, monsieur Weller, c'est qu'il s'y conduit plus mal que jamais.

—Ah! ah!

—Oh! ça fait frémir! c'est terrible!

—Dans une pension de demoiselles?

—Non! non! pas dans une pension, répliqua Job avec le même regard malicieux que Sam avait déjà remarqué, pas dans une pension.

—Dans la maison avec une porte verte? demanda Sam en regardant attentivement son compagnon.

—Non! non! oh! non pas là! répondit Job avec une vivacité qui ne lui était pas habituelle. Pas là!

—Que faisiez-vous là vous-même? reprit Sam avec un regard perçant. Vous y êtes entré par accident, peut-être?

—Voyez-vous, monsieur Weller, je ne regarde pas à vous dire mes petits secrets, parce que, comme vous savez, nous avons eu tant de goût l'un pour l'autre la première fois que nous nous sommes rencontrés. Vous vous rappelez la charmante matinée que nous avons passée ensemble.

—Eh! oui, répliqua Sam, je m'en souviens. Eh bien!

—Eh bien! poursuivit Job avec grande précision et du ton peu élevé d'un homme qui communique un secret important. Dans cette maison à la porte verte, monsieur Weller, il y a beaucoup de domestiques.

—Je m'en doute bien, interrompit Sam.

—Oui, et il y a une cuisinière qui a épargné quelque chose, monsieur Weller, et qui désire ouvrir une petite boutique d'épicerie, voyez-vous.

—Oui dà?

—Oui, monsieur Weller, hé bien! monsieur, je l'ai rencontrée à une petite chapelle où je vais. Une bien jolie petite chapelle de cette ville, monsieur Weller, où on chante ce recueil d'hymnes que je porte habituellement sur moi et que vous avez peut-être vu entre mes mains, et j'ai fait connaissance avec elle, monsieur Weller; et puis il s'est établi une petite intimité, et je puis me hasarder à dire que je compte devenir l'épicier.

—Ah! et vous ferez un très-aimable épicier, répliqua Sam en examinant de côté M. Trotter avec un profond dégoût.

—Le grand avantage de ceci, monsieur Weller, continua Job, dont les yeux se remplissaient de larmes; le grand avantage de ceci c'est que je pourrai quitter le service déshonorant de ce méchant homme, et me dévouer tout entier à une vie meilleure et plus vertueuse. Une vie plus conforme à la manière dont j'ai été élevé, monsieur Weller.

—Vous devez avoir été joliment éduqué, hein?

—Oh! avec un soin! avec un soin incroyable, monsieur Weller! et en se rappelant la pureté de son enfance, M. Trotter tira de nouveau le mouchoir rose et pleura copieusement.

—Qu'on devait être heureux d'aller à l'école avec un enfant aussi pieux que vous!

—Je crois bien, monsieur, répliqua Job en poussant un profond soupir. J'étais l'idole de l'école.

—Ah! ça ne m'étonne pas. Quelle consolation vous deviez être pour votre bénite mère!»

En entendant ces mots Job inséra un bout du mouchoir rose dans le coin de chacun de ses yeux, et recommença à fondre en larmes.

«Qu'est-ce qu'il a maintenant, s'écria Sam, rempli d'indignation. La pompe à feu n'est rien auprès de lui. Qu'est-ce qui vous fait fondre en eau maintenant? La conscience de votre coquinerie, pas vrai?

—Je ne puis pas modérer ma sensibilité, monsieur Weller reprit Job après une courte pause. Quand je songe que mon maître a soupçonné la conversation que j'avais eue avec le vôtre, et qu'il m'a emmené en chaise de poste, après avoir engagé la jeune lady à dire qu'elle ne le connaissait pas et après avoir gagné la maîtresse de pension! Ah! monsieur Weller, cela me fait frissonner!

—Ah! c'est comme ça que la chose s'est passée, hein?

—Sans doute, répliqua Job.»

Tout en parlant ainsi les deux amis étaient arrivés près de l'hôtel. Sam dit alors à son compagnon: «Si ça ne vous dérangeait pas trop, Job, je voudrais bien vous voir au Grand Cheval blanc, ce soir, vers les huit heures.

—Je n'y manquerai pas.

—Et vous ferez bien, reprit Sam avec un regard expressif. Autrement je pourrais aller demander de vos nouvelles de l'autre côté de la porte verte; et alors ça pourrait vous nuire, vous voyez.

—Je viendrai, sans faute, répéta Job, et il s'éloigna après avoir donné à Sam une chaleureuse poignée de main.

—Prends garde, Job Trotter, prends garde à toi, dit Sam en le regardant partir; car je pourrais bien t'enfoncer, cette fois.» Ayant terminé ce monologue et suivi Job des yeux jusqu'au détour de la rue, Sam rentra et monta à la chambre de son maître.

«Tout est en train, monsieur, lui dit-il.

—Qu'est-ce qui est en train, Sam?...

—Je les ai trouvés, monsieur.

—Trouvé qui?

—Votre bonne pratique, et le pleurnichard aux cheveux noirs.

—Impossible! s'écria M. Pickwick avec la plus grande énergie. Où sont-ils, Sam! où sont-ils?

—Chut! chut!» répéta le fidèle valet, et tout en aidant son maître à s'habiller, il lui détailla le plan de campagne qu'il avait dressé.

«Mais quand cela se fera-t-il, Sam?

—Au bon moment, monsieur, au bon moment.»

Le lecteur apprendra dans le subséquent chapitre, si cela fut fait au bon moment.



CHAPITRE XXIV.

Dans lequel M. Peter Magnus devient jaloux, et la dame d'un certain âge, craintive; ce qui jette les pickwickiens dans les griffes de la justice.


Quand M. Pickwick descendit dans la chambre où il avait passé la soirée précédente avec M. Peter Magnus, il le trouva en train de se promener dans un état nerveux d'agitation et d'attente, et remarqua que ce gentleman avait disposé, au plus grand avantage possible de sa personne, la majeure partie du contenu des deux sacs, du carton à chapeau, et du paquet papier gris.

«Bonjour, monsieur, dit M. Magnus. Comment trouvez-vous ceci, monsieur?

—Tout à fait meurtrier, répondit M. Pickwick en examinant avec un sourire de bonne humeur le costume du prétendant.

—Oui, je pense que cela fera l'affaire, monsieur Pickwick; monsieur, j'ai envoyé ma carte.

—Vraiment!

—Oui, et le garçon est venu me dire qu'elle me recevrait à onze heures. A onze heures, monsieur, et il ne s'en faut plus que d'un quart d'heure maintenant.»

Ah! c'est bientôt!

«Oui, c'est bientôt! Trop tôt, peut-être, pour que ce soit agréable. Eh! monsieur Pickwick, monsieur.

—La confiance en soi-même est une grande chose dans ces cas là.

—Je le crois, monsieur. J'ai beaucoup de confiance en moi-même. Réellement, monsieur Pickwick, je ne vois pas pourquoi un homme sentirait la moindre crainte dans une circonstance semblable. Quoi de plus simple en somme, monsieur? il n'y a rien là de déshonorant. C'est une affaire de convenances mutuelles, rien de plus. Mari d'un côté, femme de l'autre. C'est là mon opinion de la matière, monsieur Pickwick.

—Et c'est une opinion très-philosophique. Mais le déjeuner nous attend, monsieur Magnus, allons.»

Ils s'assirent pour déjeuner; cependant malgré les vanteries de M. Magnus, il était évident qu'il se trouvait sous l'influence d'une grande agitation, dont les principaux symptômes étaient des essais lugubres de plaisanterie, la perte de l'appétit, une propension à renverser les tasses et la théière, et une inclination irrésistible à regarder la pendule, toutes les deux secondes.

«Hi! hi! hi! balbutia-t-il en affectant de la gaieté, mais en tremblant d'agitation; il ne s'en faut plus que de deux minutes, monsieur Pickwick. Suis-je pâle, monsieur?

—Pas trop.»

Il y eut un court silence.

«Je vous demande pardon, monsieur Pickwick. Avez-vous jamais fait cette sorte de chose, dans votre temps?

—Vous voulez dire une demande en mariage?

—Oui.

—Jamais! répliqua M. Pickwick avec grande énergie, jamais!

—Alors vous n'avez pas d'idées sur la meilleure manière d'entrer en matière?

—Eh! je puis avoir quelques idées à ce sujet; mais comme je ne les ai jamais soumises à la pierre de touche de l'expérience, je serais fâché si vous vous en serviez pour régler votre conduite.

M. Magnus jeta un autre coup d'œil à la pendule: l'aiguille marquait cinq minutes après onze heures. Il se retourna vers M. Pickwick en lui disant: «Malgré cela, monsieur, je vous serai bien obligé de me donner un avis.

—Eh bien! monsieur, répondit le savant homme avec la solennité profonde qui rendait ses remarques si impressives quand il jugeait qu'elles en valaient la peine; je commencerais, monsieur, par payer un tribut à la beauté et aux excellentes qualités de la dame. De là, monsieur, je passerais à ma propre indignité.

—Très-bien, s'écria M. Magnus.

—Indignité, par rapport à elle seule, monsieur. Faites bien attention à cela; car pour montrer que je ne serais pas absolument indigne, je ferais une courte revue de ma vie passée et de ma condition présente: j'établirais, par analogie, que je serais un objet très-désirable pour toute autre personne. Ensuite je m'étendrais sur la chaleur de mon amour, et sur la profondeur de mon dévouement. Peut-être pourrais-je, alors, essayer de m'emparer de sa main.

—Oui, je vois. Cela serait un grand point.

—Ensuite, continua M. Pickwick, en s'échauffant à mesure que son sujet se présentait devant lui sous des couleurs plus brillantes; ensuite j'en viendrais à cette simple question: Voulez-vous de moi? Je crois pouvoir supposer raisonnablement que la dame détournerait la tête....

—Pensez-vous qu'on puisse prendre cela pour accordé? interrompit M. Magnus. Parce que, voyez-vous, si elle ne détournait pas la tête au moment précis, cela serait embarrassant.

—Je crois qu'elle la détournerait à ce moment-là, monsieur; et là-dessus je saisirais sa main, et je pense, je pense, monsieur Magnus, qu'après avoir fait cela, supposant qu'elle n'eût point proféré de refus, je retirerais doucement le mouchoir qu'elle aurait porté à ses yeux, si ma faible connaissance de la nature humaine ne me trompe point, et je déroberais un baiser respectueux: oui, je pense que je le déroberais; et je suis convaincu que dans cet instant même, si la dame devait m'accepter, elle murmurerait à mon oreille un pudique consentement.»

M. Magnus se leva de sa chaise, regarda pendant quelque temps M. Pickwick en silence et avec un regard intelligent, puis il lui secoua chaleureusement la main et s'élança, en désespéré, hors de la porte. L'aiguille de la pendule marquait onze heures dix minutes.

M. Pickwick fit quelques tours dans la chambre, et l'aiguille suivant son exemple, était arrivée à la figure qui indique la demi-heure, lorsque la porte s'ouvrit soudainement. M. Pickwick se retourna pour féliciter M. Magnus, mais à sa place il aperçut la joyeuse physionomie de M. Tupman, la figure guerrière de M. Winkle, et les traits intellectuels de M. Snodgrass.

Pendant que M. Pickwick les complimentait, M. Peter Magnus se précipita dans l'appartement.

«Mes bons amis, dit le philosophe, voici le gentleman dont je vous parlais, M. Magnus.

—Votre serviteur, messieurs, dit M. Magnus qui était évidemment dans un état d'exaltation. Monsieur Pickwick, permettez-moi de vous parler un moment, monsieur.»

En prononçant ces mots M. Magnus insinua son index dans une des boutonnières de M. Pickwick, et l'attirant dans l'ouverture d'une fenêtre: «Félicitez-moi, monsieur Pickwick; j'ai suivi votre avis à la lettre.

—Était-il bon?

—Oui, monsieur, il ne pouvait pas être meilleur. Elle est à moi, monsieur Pickwick.

—Je vous en félicite de tout mon cœur, répondit le philosophe, en secouant cordialement la main de sa nouvelle connaissance.

—Il faut que vous la voyiez, monsieur. Par ici, s'il vous plaît. Excusez-nous pour un instant, messieurs.» En parlant ainsi l'amant triomphant entraîna rapidement M. Pickwick hors de la chambre, s'arrêta à la porte voisine dans le corridor, et y tapa doucement.

«Entrez,» dit une voix de femme.

Ils entrèrent.

«Miss Witherfield26, dit M. Magnus, permettez-moi de vous présenter un de mes meilleurs amis, M. Pickwick.—Monsieur Pickwick, permettez-moi de vous présenter à miss Witherfield.»

La dame était à l'autre bout de la chambre. M. Pickwick la salua, et en même temps, tirant adroitement ses lunettes de sa poche, il les ajusta sur son nez; mais à peine les y avait-il posées qu'il poussa une exclamation de surprise, et recula plusieurs pas. La dame, de son côté, jetait un cri involontaire, cachait son visage dans ses mains, et se laissait tomber sur sa chaise; tandis que M. Peter Magnus, qui semblait pétrifié sur la place, les contemplait tour à tour avec une physionomie défigurée par un excès d'étonnement et d'horreur.

Un semblable coup de théâtre paraît inexplicable; mais le fait est que M. Pickwick, aussitôt qu'il avait mis ses lunettes, avait reconnu tout à coup, dans la future Mme Magnus, la dame chez laquelle il s'était si odieusement introduit la nuit précédente; et qu'à peine lesdites lunettes avaient-elles croisé le nez de M. Pickwick, lorsque la dame s'aperçut de l'identité de sa physionomie avec celle qu'elle avait vue, environnée de toutes les horreurs d'un bonnet de coton. En conséquence la dame cria et le philosophe tressaillit.

«Monsieur Pickwick, que signifie cela, monsieur? Dites-moi ce que signifie cela, monsieur? s'écria M. Magnus d'un ton de voix élevé et menaçant.

—Monsieur, je refuse de répondre à cette question, répliqua M. Pickwick, un peu échauffé par la manière soudaine dont M. Magnus l'avait interrogé, au mode impératif.

—Vous le refusez, monsieur?

—Oui, monsieur. Je ne consentirai pas, sans la permission de cette dame, à dire quelque chose qui puisse la compromettre, ou réveiller dans son sein de désagréables souvenirs.

—Miss Witherfield, reprit M. Magnus, connaissez-vous monsieur?

—Si je le connais? répondit en hésitant la dame d'un certain âge.

—Oui, si vous le connaissez! Je demande si vous le connaissez? répéta M. Magnus avec férocité.

—Je l'ai déjà vu, balbutia la dame.

—Où? demanda M. Magnus, où, madame?

—Voilà, dit la dame en se levant et détournant la tête; voilà ce que je ne révélerais pas pour un empire....

—Je vous comprends, madame, interrompit M. Pickwick, et je respecte votre délicatesse. Cela ne sera jamais divulgué par moi. Vous pouvez y compter.

—Sur ma parole, madame! reprit M. Magnus, avec un amer ricanement, sur ma parole, madame! vu la situation où je suis placé vis-à-vis de vous, vous vous conduisez, vis-à-vis de moi, avec assez de sang-froid, assez de sang-froid, madame!

—Cruel monsieur Magnus!» balbutia la dame d'un certain âge, et elle se prît à pleurer abondamment.

M. Pickwick s'interposa. «Adressez-moi vos observations, monsieur. S'il y a quelqu'un de blâmable ici, c'est moi seul.

—Ah! c'est vous seul qui êtes blâmable, monsieur! Je vois, je vois. Oui, je comprends, monsieur. Vous vous repentez de votre détermination, maintenant.

—Ma détermination! répéta M. Pickwick.

—Votre détermination, monsieur. Oh! ne me regardez pas comme cela, monsieur. Je me rappelle vos paroles d'hier au soir. Vous êtes venu ici pour démasquer la fausseté et la trahison d'une personne, dans la bonne foi de laquelle vous aviez placé une entière confiance. Eh! monsieur?» Ici M. Peter Magnus se laissa aller à un ricanement prolongé; puis ôtant ses lunettes bleues, qu'il jugea probablement superflues dans un accès de jalousie, il se mit à rouler ses petits yeux d'une manière effrayante.

«Eh? dit-il, sur nouveaux frais en répétant son ricanement, avec un effet redoublé. Mais vous m'en répondrez, monsieur!

—De quoi répondrai-je? demanda M, Pickwick.

—Ne vous inquiétez pas, monsieur! vociféra M. Magnus en arpentant la chambre; ne vous inquiétez pas!»

Il faut que ces quatre mots aient une signification fort étendue, car nous ne nous rappelons pas d'avoir jamais observé une querelle dans la rue, au spectacle, dans un bal public, ou ailleurs, dans laquelle cette phrase ne servit pas de réponse principale à toutes les questions belliqueuses. «Croyez-vous être un gentleman, monsieur? Ne vous inquiétez pas, monsieur!—Est-ce que j'ai dit quelque chose à la jeune femme, monsieur? Ne vous inquiétez pas, monsieur!—Avez-vous envie de vous faire casser les reins, monsieur? Ne vous inquiétez pas, monsieur!» En même temps il faut observer qu'il semble y avoir une provocation cachée dans cet universel ne vous inquiétez pas; car il éveille dans le sein des individus auxquels il s'adresse plus de courroux qu'une grave injure.

Nous ne prétendons pas cependant que l'application de cette expression à M. Pickwick remplit son âme de l'indignation qu'elle aurait infailliblement excitée dans un esprit vulgaire. Nous racontons simplement le fait. En entendant ces mots, M. Pickwick ouvrit la porte de la chambre, et cria brusquement.

«Tupman, venez ici!»

M. Tupman arriva immédiatement avec un air de considérable surprise.

«Tupman, dit M. Pickwick, un secret de quelque délicatesse et qui concerne cette dame est la cause d'un différend qui vient de s'élever entre ce gentleman et moi-même. Mais je l'assure, devant vous, que ce secret n'a aucune relation avec lui-même, ni aucun rapport avec ses affaires. Après cela je n'ai pas besoin de vous faire remarquer que s'il continuait à en douter, il douterait en même temps de ma véracité, ce que je considérerais comme une insulte personnelle.»

A ces mots, le philosophe lança à M.P. Magnus un regard qui renfermait toute une encyclopédie de menaces.

La figure honorable et assurée de M. Pickwick, jointe à la force, à l'énergie du langage qui le distinguaient si éminemment, auraient porté la conviction dans tout esprit raisonnable; mais malheureusement, dans l'instant en question, l'esprit de M. Peter Magnus n'était nullement dans un état raisonnable. Au lieu donc de recevoir, d'une manière convenable l'explication du philosophe, il procéda immédiatement à se monter sur un diapason dévorant de colère et de menaces, parlant avec rage de ce qui était dû à sa délicatesse, à sa sensibilité, et donnant de la force à ses déclamations en marchant furieusement à travers la chambre, et en arrachant ses cheveux; amusement qu'il interrompait quelquefois pour agiter son poing sous le nez philanthropique de M. Pickwick.

Cependant, fort de sa rectitude et de son innocence, contrarié d'avoir malheureusement embarrassé la dame d'un certain âge, dans une affaire aussi désagréable, M. Pickwick, à son tour, était dans une disposition moins paisible qu'à son ordinaire. En conséquence, on parla plus vivement; on se servit de plus gros mots, et à la fin, M. Magnus dit à M. Pickwick qu'il aurait bientôt de ses nouvelles. M. Pickwick, avec une politesse digne de louange, lui répondit que le plus tôt serait le mieux. A ces mots la dame d'un certain âge se précipita en pleurant hors de la chambre, et M. Tupman entraîna son savant ami, abandonnant le prétendu désappointé à ses sombres méditations.

Si la dame d'un certain âge avait vécu dans la société, ou si elle avait tant soit peu connu les coutumes et les manières de ceux qui font les lois et établissent les modes, elle aurait su que cette espèce de férocité est la chose du monde la plus innocente. Mais elle avait principalement habité la province, n'avait jamais lu les débats parlementaires, et était peu versée, par conséquent, dans le code d'honneur raffiné des nations civilisées. Aussitôt donc qu'elle eut gagné sa chambre à coucher et soigneusement verrouillé sa porte, elle commença à méditer sur les scènes dont elle venait d'être témoin. Des idées de massacre et de carnage se présentèrent à son imagination, et, dans cette fantasmagorie, le tableau le moins sanglant représentait M. Peter Magnus, enrichi d'une livre de plomb dans le côté gauche, et rapporté à l'hôtel sur un brancard. Plus la dame d'un certain âge méditait, plus elle était épouvantée, et à la fin elle se détermina à aller trouver le principal magistrat de la ville, et à le requérir de faire empoigner sans délai M. Pickwick et M. Tupman.

La dame d'un certain âge fut poussée à prendre ce parti par un grand nombre de considérations; mais la principale était la preuve incontestable qu'elle donnerait ainsi à M. Peter Magnus du dévouement qu'elle lui avait voué, de l'anxiété qu'elle ressentait pour le salut de sa personne. Elle connaissait trop bien la jalousie de son tempérament, pour s'aventurer à faire la plus légère allusion à la cause réelle de son agitation, en voyant M. Pickwick, et elle se fiait à son influence et à ses moyens de persuasion, pour apaiser le petit homme, pourvu que l'objet de ses soupçons fût éloigné, et qu'il ne s'élevât plus de nouvelles occasions de querelles. La tête remplie de ces réflexions, elle ajusta son chapeau et son châle, et se rendit en droite ligne au domicile du maire.

Or, George Nupkins, esquire, maire de la ville d'Ipswich, était un grand personnage; si grand qu'un bon marcheur pourrait à peine en rencontrer un semblable entre le lever et le coucher du soleil, même le 21 juin, jour qui lui offrirait naturellement le plus de chances pour cette recherche, puisque, suivant tous les almanachs, c'est le plus long jour de l'année. Dans la matinée en question, M. Nupkins se trouvait dans un état d'irritation extrême, car il y avait eu une rébellion dans la ville. Tous les externes de la plus grande école avaient conspiré pour briser les carreaux d'une marchande de pommes qui leur déplaisait; ils avaient hué le bedeau; ils avaient jeté des pierres à la police chargée de comprimer l'émeute, et représentée par un bonhomme en bottes à revers, qui remplissait ses fonctions depuis au moins un quart de siècle. M. Nupkins était donc assis dans sa bergère, fronçant majestueusement ses sourcils et bouillant de rage, lorsqu'une dame fut annoncée pour une affaire pressante, importante, particulière. M. Nupkins, prenant un air calme et terrible, donna ordre d'introduire la dame, et cet ordre, comme tous ceux des magistrats, des empereurs et des autres puissances de la terre, ayant été immédiatement exécuté, miss Witherfield, dont l'agitation était visible et intéressante, se présenta devant le grand homme.

«Muzzle! dit le magistrat.»

Muzzle était un domestique rabougri, dont le coffre était long, les jambes courtes.

«Muzzle!

—Oui, Votre Honneur.

—Donnez un fauteuil, et quittez la chambre.

—Oui, Votre Vénération.

—Maintenant, madame, voulez-vous exposer votre affaire.

—Elle est d'une nature très-pénible, monsieur.

—Je ne dis pas le contraire, madame. Calmez-vous madame, (Ici M. Nupkins prit un air de douceur.) Et dites-moi quelle affaire légale vous amène devant moi, madame. (Ici le magistrat reprit le dessus et M. Nupkins se donna un air sévère et grandiose.)

—Il est fort affligeant pour moi, monsieur, de vous faire cette dénonciation. Mais je crains bien qu'il n'y ait un duel ici.

—Ici, madame?—Où madame?

—Dans Ipswich.

—Dans Ipswich! madame. Un duel dans Ipswich! s'écria le magistrat parfaitement stupéfait à cette seule idée. Impossible, madame! Rien de la sorte ne peut arriver dans cette ville; j'en suis persuadé. Dieu du ciel! madame, connaissez-vous l'activité de notre magistrature locale? N'avez-vous pas entendu dire, madame, que le quatre mai passé, suivi seulement par soixante constables spéciaux, je me précipitai entre deux boxeurs, et qu'au risque d'être sacrifié aux passions furieuses d'une multitude irritée, j'empêchai une rencontre pugilastique entre le champion de Middlesex et celui de Suffolk. Un duel dans Ipswich, madame! Je ne le pense pas. Non, je ne pense pas qu'il puisse y avoir deux mortels assez audacieux pour projeter un tel attentat dans cette ville.

—Ce que j'ai l'honneur de vous dire n'est malheureusement que trop exact, reprit la dame d'un certain âge. J'étais présente à la querelle.

—C'est la chose la plus extraordinaire! s'écria le magistrat étonné. Muzzle!

—Oui, Votre Vénération.

—Envoyez-moi M. Jinks, sur-le-champ, à l'instant même.

—Oui, Votre Vénération.»

Muzzle se retira, et bientôt on vit entrer dans la chambre un clerc d'âge raisonnable, mal vêtu, et évidemment mal nourri, comme l'annonçaient son visage pâle et son nez aigu.

—Monsieur Jinks, dit le magistrat, monsieur Jinks.

—Monsieur, répliqua Jinks.

—Cette dame est venue ici pour nous informer d'un duel qui doit avoir lieu dans cette ville.»

M. Jinks, ne sachant pas exactement que dire, sourit d'un sourire d'inférieur.

«De quoi riez-vous, monsieur Jinks?» demanda le magistrat.

M. Jinks prit à l'instant un air sérieux.

«Monsieur Jinks, poursuivit le magistrat, vous êtes un sot, monsieur. (M. Jinks regarda humblement le grand homme, et mordit le haut de sa plume.) Vous pouvez voir quelque chose de très-comique dans cette information, monsieur; mais je vous dirai, monsieur Jinks, que vous avez très-peu de raisons de rire.»

Le clerc à l'air affamé soupira, comme un homme convaincu qu'il avait en effet fort peu de motifs d'être gai. Puis, ayant reçu l'ordre de noter la déposition de la dame, il se glissa jusqu'à son siége, et se mit à écrire.

«Ce Pickwick est le principal, à ce que j'entends, dit le magistrat, lorsque la déclaration fut terminée.

—Oui, monsieur, répondit la dame d'un certain âge.

—Et l'autre perturbateur? Quel est son nom, monsieur Jinks?

—Tupman, monsieur.

—Tupman est le témoin, madame?

—Oui, monsieur.

—L'autre combattant a quitté la ville, dites-vous, madame?

—Oui, répondit miss Witherfield avec une petite toux.

—Très-bien. Ce sont deux coupe-jarrets de Londres, qui sont venus ici pour détruire la population de Sa Majesté, pensant que le bras de la loi est faible et paralysé à cette distance de la capitale. Mais nous en ferons un exemple. Expédiez le mandat d'amener, monsieur Jinks. Muzzle!...

—Oui, Votre Vénération.

—Grummer est-il en bas?

—Oui, Votre Vénération.

—Envoyez-le ici.»

L'obséquieux Muzzle se retira et revint presque immédiatement avec le représentant de l'autorité, constable depuis son enfance, et qui était principalement remarquable par son nez vineux, sa voix enrouée, son habit couleur de tabac, ses bottes à revers et son regard errant.

«Grummer! dit le magistrat.

—Votre Vin-à-ration.

—La ville est-elle tranquille maintenant?

—Pas mal, Votre Vin-à-ration; la populace s'est apaisée par conséquent que les garçons s'en est allé jouer à la crosse.

—Grummer, reprit le magistrat d'un air déterminé; dans un temps comme celui-ci, il n'y a que des mesures vigoureuses qui puissent réussir. Si l'on méprise l'autorité des officiers du roi, il faut faire lire le riot-act27. Si le pouvoir civil ne peut pas protéger les fenêtres, il faut que le militaire protège le pouvoir civil et les fenêtres aussi. Je pense que c'est une maxime de la constitution, monsieur Jinks?

—Certainement, monsieur.

—Très-bien, dit le magistrat en signant le mandat d'amener. Grummer, vous ferez comparaître ces personnes devant nous cette après-midi; vous les trouverez au Grand Cheval blanc. Vous vous rappelez l'affaire des champions de Middlesex et de Suffolk, Grummer?»

M. Grummer exprima par une secousse de sa tête qu'il ne l'oublierait jamais; ce qui, en effet, n'était guère probable, aussi longtemps surtout que cette affaire continuerait à lui être citée tous les jours.

«Ceci, poursuivit le magistrat, est peut-être encore plus inconstitutionnel. C'est une plus grande violation de la paix; c'est une plus grave atteinte aux prérogatives de Sa Majesté. Je pense que le duel est un des privilèges les plus incontestables de Sa Majesté, monsieur Jinks.

—Expressément stipulé dans la magna Charta, monsieur.

—Un des plus beaux joyaux de la couronne, arraché à Sa Majesté par l'union politique des barons..., n'est-ce pas, monsieur Jinks?

—Justement, monsieur.

—Très-bien, continua le magistrat en se redressant avec orgueil. Cette prérogative royale ne sera pas violée dans cette portion des domaines de Sa Majesté. Grummer, procurez-vous du secours, et exécutez ce mandat avec le moins de délai possible. Muzzle.

—Oui, Votre Vénération....

—Reconduisez cette dame.»

Miss Witherfield se retira, profondément impressionnée par la science et par la dignité du magistrat. M. Nupkins se retira pour déjeuner. M. Jinks se retira en lui-même, car c'était le seul endroit où il pût se retirer; si l'on excepte le lit-sofa du petit parloir, qui était occupé pendant le jour par la famille de son hôtesse. Enfin M. Grummer se retira pour laver, par la manière dont il exécuterait sa présente commission, l'insulte qui était tombée dans la matinée sur lui-même et sur l'autre représentant de Sa Majesté, le bedeau.

Tandis que l'on faisait des préparatifs si formidables pour conserver la paix du roi, M. Pickwick et ses amis, tout à fait ignorants des prodigieux événements qui se machinaient, étaient tranquillement assis autour d'un excellent dîner. La bonne humeur la plus expansive régnait dans leur petite réunion. M. Pickwick était précisément en train de raconter, au grand amusement de ses sectateurs, et principalement de M. Tupman, ses aventures de la nuit précédente, lorsque la porte s'ouvrit, et laissa voir une physionomie assez rébarbative qui s'allongea dans la chambre. Les yeux de la physionomie rébarbative se fixèrent attentivement sur M. Pickwick pendant quelques secondes, et ils furent apparemment satisfaits de leur investigation, car le corps auquel appartenait la physionomie rébarbative s'introduisit lentement dans l'appartement, sous la forme d'un individu en bottes à revers. Enfin, pour ne pas tenir plus longtemps le lecteur en suspens, ces yeux étaient les yeux errants de M. Grummer, et ce corps était le corps du susdit gentleman.

M. Grummer procéda d'une manière légale, mais particulière. Son premier acte fut de verrouiller la porte à l'intérieur; le second, de polir très-soigneusement sa tête et son visage avec un mouchoir de coton; le troisième, de placer son mouchoir de coton dans son chapeau, et son chapeau sur la chaise la plus proche; et le quatrième enfin, de tirer de sa poche un gros bâton court, surmonté d'une couronne de cuivre, avec laquelle il fit signe à M. Pickwick aussi gravement que la statue du commandeur.

M. Snodgrass fut le premier à rompre le silence d'étonnement qui régnait dans la chambre. Durant quelques minutes, il regarda fixement M. Grummer et dit ensuite avec force: «Ceci est une chambre particulière, monsieur! une chambre particulière!»

M. Grummer secoua la tête et répondit: «Il n'y a point de chambres particulières pour Sa Majesté, quand une fois la porte de la rue est passée; v'là la loi. Y en a qui disent que la maison d'un Anglais, c'est sa forteresse; eh bien! ceux-là disent une bêtise.»

Les pickwickiens échangèrent entre eux des coups d'œil étonnés.

«Lequel c'est-il qu'est M. Tupman?» demanda M. Grummer. Il avait reconnu M. Pickwick du premier coup par une perception intuitive.

—Mon nom est Tupman, dit ce gentleman.

—Mon nom est la loi, reprit M. Grummer.

—Quoi? demanda M. Tupman.

—La loi, répliqua M. Grummer. La loi, le pouvoir incivil et ésécutif, c'est mon titre, et v'là mon autorité. «Tupman (nom de baptême en blanc); Pickwick (idem): contre la paix de notre seigneur le roi, vu les estatuts et ordonnances....» C'est en règle, vous voyez! je vous empoigne les susdits Pickwick et Tupman.

—Qu'est-ce que signifie cette insolence? s'écria M. Tupman en se levant. Quittez cette chambre! sortez sur-le-champ!

—Ohé! cria M. Grummer en se retirant rapidement vers la porte et en l'entre-bâillant, Dubbley!

—Voilà! dit une voix grave dans le corridor.

Au même instant, un homme qui avait près de six pieds de haut et une grosseur proportionnée se fourra dans la porte entr'ouverte, avec des efforts qui rendirent tout rouge son visage malpropre, et entra dans l'appartement.

«Dubbley, dit M. Grummer, les autres constables spécial est-il dehors?»

En homme laconique, M. Dubbley ne répondit que par un signe affirmatif.

«Faites entrer la division qu'est sous vos ordres, Dubbley.»

M. Dubbley obéit, et une demi-douzaine d'hommes, porteurs de gros bâtons courts, avec une couronne de cuivre, se précipitèrent dans la chambre. M. Grummer empocha son bâton, et regarda M. Dubbley; M. Dubbley empocha son bâton, et regarda la division; la division empocha ses bâtons, et regarda MM. Tupman et Pickwick.

Le philosophe et ses partisans se levèrent comme un seul homme.

«Que signifie cette violation atroce de mon domicile, s'écria M. Pickwick?

—Qui oserait m'arrêter? demanda M. Tupman.

—Que venez-vous faire ici, coquins? murmura M. Snodgrass.»

M. Winkle ne dit rien, mais il fixa ses yeux sur Grummer avec un regard qui lui aurait percé la cervelle et serait ressorti de l'autre côté, si le constable n'avait pas eu la tête plus dure que du fer; mais, à cause de cette circonstance, le regard de M. Winkle n'eut sur lui aucun effet visible quelconque.

Quand les exécutifs s'aperçurent que M. Pickwick et ses amis étaient disposés à résister à l'autorité de la loi, ils relevèrent les manches de leurs habits d'une manière très-significative, comme si c'était une chose toute simple, un acte purement professionnel, de jeter les délinquants par terre, pour les ramasser ensuite et les emporter. Cette démonstration ne fut pas perdue pour M. Pickwick. Il conféra à part pendant quelques instants avec M. Tupman, et déclara ensuite qu'il était prêt à se rendre à la résidence du maire, ajoutant seulement qu'il prenait à témoin tous les citoyens présents de cette monstrueuse atteinte aux privilèges d'un anglais, et de son engagement solennel de s'en faire rendre raison aussitôt qu'il serait en liberté. A cette déclaration, tous les citoyens présents éclatèrent de rire, excepté cependant M. Grummer, qui paraissait considérer comme une espèce de blasphème intolérable la moindre réflexion sur le droit divin des magistrats.

Mais lorsque M. Pickwick eut déclaré qu'il était prêt à obéir aux lois de son pays, et justement lorsque les garçons, les palefreniers, les servantes et les postillons, que sa résistance avait flattés d'un charmant spectacle, commençaient à se retirer avec désappointement, une autre difficulté s'éleva qui menaça le Grand Cheval blanc d'une confusion nouvelle. Malgré ses sentiments de vénération pour les autorités constituées, M. Pickwick refusa résolument de paraître dans la rue, entouré, comme un malfaiteur, par les officiers de la justice. Dans l'état incertain de l'opinion publique (car c'était presque fête, et les écoliers n'étaient pas encore rentrés chez eux), M. Grummer refusa tout aussi résolument de marcher avec sa suite d'un côté de la rue, et d'accepter la parole de M. Pickwick qu'il suivrait l'autre côté pour se rendre directement chez le magistrat. Enfin, M. Pickwick et M. Tupman se refusèrent vigoureusement à faire la dépense d'une chaise de poste, ce qui était le seul moyen de transport respectable qu'on pût se procurer. La dispute dura longtemps et sur une clef très-haute. Enfin, M. Pickwick, continuant de refuser de se rendre à pied chez le magistrat, les exécutifs étaient sur le point de recourir à l'expédient bien simple de l'y porter, lorsque quelqu'un se rappela qu'il y avait dans la cour une vieille chaise à porteurs, construite originairement pour un gros rentier goutteux, et qui par conséquent devait contenir les deux coupables aussi commodément, pour le moins, qu'un cabriolet moderne. La chaise fut donc louée et apportée dans la salle d'en bas; M. Pickwick et M. Tupman s'insinuèrent dans l'intérieur, et baissèrent les stores; une couple de porteurs fut facilement trouvée; enfin, la procession se mit en marche dans le plus grand ordre. Les constables spéciaux entouraient le char; M. Grummer et M. Dubbley s'avançaient triomphalement en tête; M. Snodgrass et M. Winkle marchaient bras dessus, bras dessous, par derrière, et les malpeignés d'Ipswich formaient l'arrière-garde.

Les boutiquiers de la ville, quoiqu'ils n'eussent qu'une idée fort indistincte de la nature de l'offense, ne pouvaient s'empêcher d'être tout à fait édifiés et réjouis par ce spectacle. Ils reconnaissaient le bras infatigable de la loi, qui était descendu, avec la force de vingt presses hydrauliques, sur deux coupables de la métropole elle-même. Cette puissante machine, mise en mouvement par leur propre magistrat, et dirigée par leurs propres officiers, avait comprimé les deux malfaiteurs dans l'étroite enceinte d'une chaise à porteurs. Nombreuses furent les expressions d'admiration qui saluèrent M. Grummer pendant qu'il conduisait le cortège, son bâton de commandement à la main; bruyantes et prolongées étaient les acclamations des malpeignés; et parmi ces témoignages unanimes de l'approbation publique, la procession s'avançait lentement et majestueusement.

Sam Weller, vêtu de sa jaquette du matin et avec ses manches de calicot noir, s'en revenait d'assez mauvaise humeur, car il avait inutilement examiné la mystérieuse maison à la porte verte, lorsqu'il aperçut, en levant les yeux, un flot de populaire qui s'avançait autour d'un objet ressemblant fort à une chaise à porteur. Charmé de trouver une distraction à son désappointement, il se rangea pour laisser passer les malpeignés, et voyant qu'ils applaudissaient en chemin, à leur grande satisfaction apparente, il commença immédiatement (par pur désœuvrement) à applaudir aussi de toutes ses forces et de tous ses poumons.

M. Grummer passa, et M. Dubbley passa, et la chaise à porteurs passa, et les gardes du corps spéciaux passèrent, et Sam répondait toujours aux acclamations enthousiastes de la populace, en agitant son chapeau au-dessus de sa tête, comme s'il eût été entraîné par la joie la plus vive, quoique, bien entendu, il n'eût pas la plus légère idée de ce qu'il applaudissait. Tout à coup il resta immobile, en voyant inopinément apparaître MM. Winkle et Snodgrass.

«Qu'est-ce qu'est arrivé, gentlemen? demanda Sam. Qu'est-ce qu'ils ont pincé dans cette guérite en deuil?»

Les deux amis répondirent ensemble: mais leurs paroles étaient dominées par le tumulte.

«Qu'est-ce qu'est dedans?» cria Sam de nouveau.

Une seconde réplique lui fut donnée en commun, et quoiqu'il n'en pût distinguer les paroles, il vit par le mouvement des deux paires de lèvres qu'elles avaient prononcé le mot magique: Pickwick.

C'en est assez; en une minute l'héroïque valet s'ouvre un chemin à travers la foule, arrête les porteurs, et vient affronter le majestueux Grummer.

«Ohé! vieux gentleman, lui dit-il; qu'est-ce que vous avez coffré dans cette boîte ici?

—Gare de delà! s'écria avec emphase M. Grummer, dont l'importance, comme celle de beaucoup d'autres grands hommes, était singulièrement enflée par le vent de la popularité.

—Faites-y prendre un billet de parterre, cria M. Dubbley.

—Je vous suis fort obligé pour votre politesse, vieux gentleman, reprit Sam; et je suis encore plus obligé à l'autre gentleman qui a l'air échappé d'une caravane de géants, pour son agréable avis; mais j'aimerais mieux que vous répondissiez à ma question, si ça vous est égal.—Comment vous portez-vous, monsieur?» Cette dernière phrase était adressée, d'un air protecteur, à M. Pickwick, dont les lunettes étaient perceptibles entre les stores et le châssis inférieur de la portière de la chaise.

M. Grummer, que l'indignation avait rendu muet, agita devant les yeux de Sam son gros bâton, orné d'une couronne de cuivre.

«Ah! dit celui-ci, c'est fort gentil; spécialement la couronne, qui est hermétiquement pareille à la véritable.

—Gare de delà!» vociféra de nouveau le fonctionnaire offensé; et comme pour donner plus de force à cet ordre, il saisit Sam d'une main, tandis que de l'autre il introduisait dans sa cravate le métallique emblème de la royauté. Notre héros répondit à ce compliment en jetant par terre son auteur, après avoir charitablement renversé le premier porteur, pour lui servir de tapis.

M. Winkle fut-il alors saisi d'une attaque temporaire de cette espèce d'insanité produite par le sentiment d'une injure, ou fut-il mis en train par le spectacle de la valeur de Sam? C'est ce qui est incertain. Mais il est certain qu'à peine avait-il vu tomber Grummer, qu'il fit une terrible invasion sur un petit gamin qui se trouvait près de lui. Échauffé par cet exemple, M. Snodgrass, dans un esprit véritablement chrétien, et afin de ne prendre personne en traître, annonça hautement qu'il allait commencer; aussi fut-il entouré et empoigné pendant qu'il ôtait son habit avec le plus grand soin. Au reste, pour lui rendre justice, ainsi qu'à M. Winkle, nous devons déclarer qu'ils ne firent pas la plus légère tentative pour se défendre, ni pour délivrer Sam; car celui-ci, après la plus vigoureuse résistance, avait enfin été accablé par le nombre et était demeuré prisonnier. La procession se reforma donc, les porteurs firent leur office, et la marche recommença.

Pendant toute la durée de ces opérations, l'indignation de M. Pickwick n'avait pas connu de bornes. Il distinguait confusément que Sam renversait les constables et distribuait des horions autour de lui; mais c'était tout ce qu'il pouvait voir, car la portière de la chaise refusait de s'ouvrir, et les stores ne voulaient pas se relever. A la fin, avec l'assistance de son compagnon de captivité, M. Pickwick parvint à soulever l'impériale, monta sur la banquette, se haussa le plus qu'il put en appuyant ses deux mains sur les épaules de M. Tupman, et commença à haranguer la multitude. Il la prit à témoin que son domestique avait été assailli le premier. Il s'étendit éloquemment sur la brutalité inexcusable avec laquelle lui-même avait été traité, et ce fut de cette manière que la caravane atteignit la maison du magistrat; les porteurs trottant, les prisonniers suivant, M. Pickwick haranguant, et la populace vociférant.



CHAPITRE XXV.

Montrant combien M. Nupkins était majestueux et impartial, et comment Sam Weller prit sa revanche de M. Job Trotter; avec d'autres événements qu'on trouvera à leur place.


M. Snodgrass et M. Winkle écoutaient avec un sombre respect le torrent d'éloquence qui découlait des lèvres de leur mentor, et que ne pouvaient arrêter ni le mouvement rapide de la chaise à porteurs, ni les supplications instantes de M. Tupman pour abaisser le couvercle de la voiture. Mais l'indignation de Sam, tandis qu'on l'emportait, avait un caractère plus bruyant. Il faisait de nombreuses allusions à la tournure de M. Grummer et de ses compagnons, et il exhalait son mécontentement par de courageux défis qu'il lançait indistinctement à six des plus valeureux spectateurs. Cependant sa colère fit promptement place à la curiosité, lorsque la procession entra précisément dans la cour où il avait rencontré le fuyard Job Trotter; et la curiosité fut remplacée par le sentiment du plus joyeux étonnement, lorsque l'important M. Grummer s'avança, d'un pas noble, justement vers la porte verte d'où Job Trotter était sorti. Au bruit de la sonnette, qu'il fit retentir fortement, accourut une jeune servante très-jolie et très-pimpante qui, après avoir levé ses mains vers le ciel, à l'apparence rebelle des prisonniers et au langage passionné de M. Pickwick, appela M. Muzzle. M. Muzzle ouvrit à moitié la porte cochère pour admettre la chaise à porteurs, les captifs et les spéciaux; puis la referma violemment au nez de la populace. Justement indignée d'une telle exclusion et vivement désireuse de voir ce qui arriverait ensuite, la dite populace soulagea son ennui en frappant à la porte et en tirant la sonnette pendant une heure ou deux, amusement auquel prirent part, tour à tour, tous les mal peignés, excepté trois ou quatre qui eurent le bonheur de découvrir dans la porte un vasistas grillé, à travers lequel on n'apercevait rien. Ceux-ci restèrent pendus à cette ouverture, avec la persévérance infatigable qui fait que certaines gens s'aplatissent le nez contre les carreaux d'un apothicaire, quand un homme saoul, renversé par un dog-cart, subit une opération chirurgicale dans l'arrière-parloir.

La chaise à porteurs s'arrêta devant un escalier de pierre conduisant à la porte de la maison, et gardé, de chaque côté, par un aloès américain, debout dans une caisse verte. Déposés là, M. Pickwick et ses amis furent ensuite amenés dans la grande salle, et, ayant été annoncés par Muzzle, furent admis en la présence du vigilant M. Nupkins.

La scène était pleine de grandeur et bien calculée pour frapper de terreur le cœur des coupables, et pour leur inculquer une haute idée de la sévère majesté des lois. Devant un énorme cartonnier, dans un énorme fauteuil, derrière une énorme table, et appuyé sur un énorme volume, était assis M. Nupkins, qui paraissait encore plus énorme que tous ces objets réunis. La table était ornée de piles de papiers, de l'autre côté desquels apparaissaient la tête et les épaules de M. Jinks, activement occupé à avoir l'air aussi occupé que possible. La caravane étant entrée, Muzzle ferma soigneusement la porte et se plaça derrière le fauteuil de son maître, pour attendre ses ordres, tandis que M. Nupkins, se penchant en arrière avec une solennité importante, scrutait la figure de ses hôtes forcés.

M. Pickwick, interprète ordinaire de ses amis, se tenait debout, son chapeau à la main, et saluait avec la plus respectueuse politesse. «Quel est cet individu? dit M. Nupkins, en le montrant du doigt à l'homme d'un âge mûr.

—Cti-ci, c'est Pickwick, Votre Vin-à-ration, répondit Grummer.

—Allons, allons, en voilà assez, vieux gobe-mouche, interrompit Sam, en s'ouvrant, avec les coudes, un passage jusqu'au premier rang. Je vous demande pardon, monsieur, mais cet officier-ci, avec ses bottes à revers nankin, il ne gagnera jamais sa vie nulle part comme maître des cérémonies. Voilà ici, continua Sam, en mettant de côté M. Grummer et en s'adressant au magistrat avec une agréable familiarité, voilà ici Samuel Pickwick, esquire; voilà ici M. Tupman; voilà ici M. Snodgrass; et plus loin, à côté de lui, de l'autre côté, M. Winkle, tous des gentlemen bien gentils, monsieur, et dont vous auriez du plaisir à faire la connaissance. Aussi, plus tôt vous aurez coffré tous ces bedeaux-là, pour un mois ou deux, au Tread-mill28, et plus tôt nous serons bons amis. Les affaires d'abord, tes plaisirs après, comme dit le roi Richard quand il poignarda l'autre dans la tour, avant d'étouffer les moutards.»

Après avoir débité cette adresse, Sam s'occupa à polir son chapeau avec son coude droit, et fit d'un air bénin un signe de tête à M. Jinks, qui l'avait entendu d'un bout à l'autre avec une indicible terreur.

«Quel est cet homme, Grummer? balbutia le magistrat.

—Un malfaiteur très-dangereux, Votre Vin-à-ration. Il a voulu délivrer les prisonniers et il a attaqué les agents de l'autorité. Com'ça nous l'avons empoigné.

—Vous avez bien fait, Grummer. C'est évidemment un bandit audacieux.

—C'est mon domestique, monsieur, dit M. Peckwick, avec un peu d'irritation.

—Ah! c'est votre domestique?—Conspiration pour arrêter le cours de la justice et pour assassiner ses officiers. Domestique de Pickwick. Écrivez cela, monsieur Jinks.»

M. Jinks écrivit.

«Comment vous appelez-vous, drôle? poursuivit le magistrat.

—Weller, répondit Sam.

—Un excellent nom pour le calendrier de Newgate,» observa M. Nupkins.

C'était une plaisanterie; aussi Grummer, Dubbley, tous les spéciaux, et Muzzle éclatèrent-ils de rire, avec des convulsions qui durèrent pendant cinq minutes.

«Écrivez son nom, monsieur Jinks, reprit le magistrat

—Mettez deux l, vieux pigeon, dit Sam.»

Ici, un malheureux spécial se mit à rire encore et le magistrat le menaça de le faire empoigner sur-le-champ. Il est dangereux, quelquefois, de rire mal à propos.

«Où vivez-vous? demanda le magistrat.

—Où je me trouve, répondit Sam.

—Notez cela, monsieur Jinks! cria le magistrat, dont la colère s'augmentait rapidement.

—Et n'oubliez pas de souligner, poursuivit Sam.

—C'est un vagabond, monsieur Jinks! c'est un vagabond d'après son propre aveu. N'est-ce pas vrai, monsieur Jinks, que c'est un vagabond?

—Certainement, monsieur.

—Hé bien! s'écria M. Nupkins en frappant la table de son poing; écrivez sur-le-champ son mandat de dépôt. Il faut lui apprendra à vivre!

—Bien obligé, mon magistrat, répliqua Sam. Mais vous devriez bien aller à c'te école-là pendant quelques mois.»

A cette saillie un autre spécial éclata de rire, et ensuite prit un air de gravité tellement surnaturelle que M. Nupkins le découvrit immédiatement.

«Grummer! s'écria-t-il en rougissant de courroux, comment osez-vous choisir pour constable spécial un être aussi nul et aussi inconvenant que cet homme! Répondez, monsieur!

—J'en suis bien infligé, Votre Vin-à-ration, balbutia Grummer.

—Bien affligé! répéta le magistrat furieux. Vous avez raison de l'être! je vous apprendrai à négliger ainsi votre devoir, M. Grummer! je ferai un exemple sur vous. Otez le bâton de ce drôle. Il est ivre. Vous êtes ivre, drôle!

—Non Fotre Fénération, répondit l'homme; je ne suis pas ifre.

—Vous êtes ivre! répliqua le magistrat. Comment osez-vous dire que nous n'êtes pas ivre, monsieur, quand je vous dis que vous êtes ivre. Est-ce qu'il ne sent pas l'eau-de-vie, Grummer?

—Horriblement, Votre Vin-à-ration, répondit M. Grummer, dont les nerfs olfactifs éprouvaient effectivement une vague impression de rhum.

—J'en étais sûr, reprit M. Nupkins. Quand il est entré dans la chambre, j'ai vu à son œil enflammé qu'il était ivre. Avez-vous remarqué son œil enflammé, M. Jinks?

—Certainement, monsieur.

—Che n'ai pas touché une koutte d'eau-te-fie t'aujourd'hui, déclara l'homme, qui était peut-être le plus sobre de toute la bande.

—Monsieur Jinks, poursuivit le magistrat, je l'enverrai en prison pour avoir insulté la cour. Écrivez son mandat de dépôt, M. Jinks.»

Cependant M. Jinks, qui était le conseiller de M. Nupkins, et qui avait eu une éducation légale, car il avait passé trois années dans l'étude d'un procureur de province; M. Jinks, disons-nous, fit observer tout bas au magistrat que cela ne pourrait pas aller ainsi. Le magistrat improvisa donc un discours, dans lequel il déclara que par considération pour la famille du spécial il se contentait de le réprimander et de le casser. En conséquence, le malheureux coupable fut violemment injurié pendant un quart d'heure, puis renvoyé à ses affaires; et Grummer, Dubbley, Muzzle et tous les autres spéciaux murmurèrent, pendant un autre quart d'heure, leur admiration de la conduite magnanime du magistrat.

«Maintenant, monsieur Jinks, reprit celui-ci, faites prêter serment à Grummer.»

Grummer prêta serment immédiatement, mais comme il s'égarait dans sa déposition, et comme le dîner de M. Nupkins était prêt, le magistrat, pour couper court, se mit à faire des questions à M. Grummer, et M. Grummer lui répondait affirmativement autant qu'il le pouvait, si bien que l'instruction marcha très-rapidement et très-confortablement. Sam Weller fut convaincu de voies de fait, M. Winkle de menaces, M. Snodgrass de résistance; et quand tout ceci fut fait à la satisfaction du magistrat, le magistrat et M. Jinks se consultèrent à voix basse.

La consultation ayant duré environ dix minutes, M. Jinks se retira à son bout de la table, et le magistrat, après une toux préparatoire, se redressa dans son fauteuil et allait prononcer un discours lorsque M. Pickwick prit la parole.

«Monsieur, dit-il, je vous demande pardon de vous interrompre; mais avant que vous exprimiez l'opinion que vous pouvez avoir formée, et avant que vous agissiez en conséquence, je dois réclamer mon droit d'être entendu, pour ce qui me regarde personnellement, du moins.

—Taisez-vous, monsieur? s'écria le magistrat d'un ton péremptoire.

—Il faut bien que je me soumette à votre autorité, monsieur, répondit M. Pickwick.

—Taisez-vous, monsieur! reprit le magistrat, ou je vous ferai emmener par un de mes officiers.

—Vous pouvez ordonner à vos officiers de faire tout ce qu'il vous plaira, monsieur; et d'après ce que j'ai vu de leur subordination je n'ai pas le plus petit doute qu'ils n'exécutent tout ce qu'il vous plaira de leur ordonner; mais je prendrai la liberté de réclamer le droit que j'ai d'être entendu, et je le réclamerai jusqu'à ce qu'on m'éloigne d'ici par la violence.

—Pickwick et les principes! s'écria Sam d'une voix sonore.

—Sam, tenez-vous tranquille, lui dit son maître.

—Muet comme un tambour troué,» répliqua le personnage.

M. Nupkins, frappé d'étonnement par une témérité si extraordinaire! lança à M. Pickwick un regard courroucé, et allait apparemment lui répondre très-sévèrement, lorsque M. Jinks le tira par la manche et lui chuchota quelque chose à l'oreille. Le magistrat fit une réponse a demi haut; puis le chuchotement fut renouvelé. Il était évident que M. Jinks lui adressait des remontrances.

A la fin, le magistrat, avalant de fort mauvaise grâce le dépit qu'il éprouvait d'en entendre plus long, se retourna vers M. Pickwick et lui dit brusquement: «Qu'est-ce que vous avez à dire?

—D'abord, répondit le philosophe, en lançant à travers ses lunettes un regard qui intimida M. Nupkins sur son siége; d'abord je désire connaître pourquoi mon ami et moi nous avons été amenés ici?

—Suis-je tenu de le lui dire? chuchota le magistrat à M. Jinks.

—Je pense que oui, monsieur, chuchota M. Jinks au magistrat.

—On a déposé devant moi, sous la foi du serment, qu'il y avait lieu de craindre que vous ne voulussiez vous battre en duel; et que cet autre homme, Tupman, devait être votre fauteur et votre complice dans le dit duel; c'est pourquoi... eh! monsieur Jinks?

—Certainement, monsieur.

—C'est pourquoi, je vous condamne tous les deux à... Je pense que voilà l'affaire, monsieur Jinks.

—Certainement, monsieur.

—Je vous condamne à... à... à quoi, monsieur Jinks? demanda le magistrat avec dépit.

—A fournir caution, monsieur.

—Oui. C'est pourquoi je vous condamne tous les deux, comme j'allais dire lorsque j'ai été interrompu par mon clerc, à fournir caution.

—Bonne caution, chuchota L. Jinks.

—J'exigerai deux bonnes cautions, reprit le magistrat.

—Bourgeois de la ville, chuchota M. Jinks.

—Qui doivent être des bourgeois de la ville, poursuivit le magistrat.

—Cinquante guinées chacune et des propriétaires, comme il va sans dire.

—J'exigerai deux cautions de cinquante guinées chacune, continua le magistrat à voit haute et avec grande dignité; et je n'accepterai que des propriétaires, comme il va sans dire.

—Mais, monsieur, fit observer M. Pickwick, qui, ainsi que M. Tupman, était rempli d'étonnement et d'indignation, mais monsieur, nous sommes parfaitement étrangers à la ville et j'y connais autant de propriétaires que j'ai envie d'y avoir un duel.

—Oui, oui, on connaît ça, dit le magistrat. N'est-ce pas, monsieur Jinks?

—Certainement, monsieur.

—Avez-vous quelque chose a ajouter?» reprit le magistrat.

M. Pickwick avait bien des choses à ajouter, et il les aurait ajoutées sans aucun doute, avec aussi peu de profit pour lui-même que de satisfaction pour le magistrat, s'il n'avait pas été engagé alors avec Sam, dans une conversation tellement intéressante qu'il n'entendit point la question qui lui était adressée. M. Nupkins n'était point homme à demander deux fois une chose de cette nature. Il toussa donc de nouveau, d'une manière préparatoire, et prononça sa décision au milieu du silence admirateur et respectueux des constables.

Il condamnait Weller à deux guinées d'amende pour les premières voies de fait, et à trois guinées pour les secondes; il condamnait Winkle à deux guinées; Snodgrass à une guinée; et les requérait, en outre, de jurer qu'ils ne commettraient de violences sur aucun sujet de Sa Majesté, et notamment sur ses hommes liges, Daniel et Grummer: il avait déjà requis Pickwick et Tupman de fournir des cautions.

Aussitôt que le magistrat eut cessé de parler, M. Pickwick, dont la physionomie était de nouveau animée par un sourire de bonne humeur, fit un pas en avant, et dit:

«Je prie le magistrat de vouloir bien m'accorder quelques minutes de conversation en particulier. Il s'agit d'une affaire qui est d'une grave importance pour lui-même.

—Quoi!» s'écria M. Nupkins.

M. Pickwick répéta sa requête.

«Voilà une demande bien extraordinaire! dit le magistrat. Une conversation en particulier!

—Une conversation en particulier, répéta M. Pickwick avec fermeté. Seulement, comme c'est par mon domestique que j'ai appris une partie de ce que j'ai à vous communiquer, je désirerais qu'il fût présent.»

Le magistrat regarda M. Jinks. M. Jinks regarda le magistrat, et les officiers se regardèrent l'un l'autre avec étonnement. Tout à coup M. Nupkins devint pâle. Peut-être ce Weller, dans un moment de remords, avait-il confessé quelque complot formé pour assassiner le magistrat. C'était une horrible pensée! En effet, M. Nupkins était un homme politique; et il devint encore plus pâle en songeant à Jules César et à M. Perceval.

Il regarda de nouveau M. Pickwick et fit un signe à M. Jinks.

«Que pensez-vous de cette demande, monsieur Jinks,» murmura-t-il à son oreille.

M. Jinks, qui ne savait pas exactement qu'en penser, et qui avait peur d'offenser son patron, sourit faiblement, d'une manière douteuse; puis, serrant les coins de sa bouche, secoua lentement sa tête.

«Monsieur Jinks, dit le magistrat gravement, vous êtes un âne, monsieur.»

En entendant cette petite expression familière, M. Jinks sourit encore, peut-être plus faiblement que la première fois, et se retira par degrés dans son coin.

Pendant quelques secondes M. Nupkins débattit la question en lui-même. Ensuite, se levant d'un air résolu, il invita M. Pickwick et Sam à le suivre, et les conduisit dans une petite chambre qui s'ouvrait sur la salle de justice. Là, il leur fit signe d'aller jusqu'au fond, et lui-même resta à l'entrée, tenant sa main sur la porte à demi fermée, afin de pouvoir facilement battre en retraite s'il découvrait chez ses justiciables la plus légère manifestation d'intentions hostiles. Enfin il déclara qu'il était prêt à entendre leurs communications, quelles qu'elles pussent être.

«Monsieur, dit M. Pickwick, j'arriverai au fait tout d'un coup, car il s'agit d'une chose qui affecte notablement votre personne et votre honneur. J'ai tout lieu de croire, monsieur, que vous recevez dans votre maison un vil imposteur.

—Deux! interrompit Sam; le valet en livrée violette enfonce tout le monde, en fait de larmes et de la scélératesse!

—Sam, dit M. Pickwick, je vous prie de vous modérer, afin que je puisse me rendre intelligible à ce gentleman.

—Très-fâché, monsieur, répliqua Sam; mais quand je pensa à ce Job ici. Je ne peux pas m'empêcher d'ouvrir un peu la soupape de sûreté, autrement j'éclaterais.

—En un mot, monsieur, reprit M. Pickwick, mon domestique a-t-il raison de supposer qu'un certain capitaine Fitz-Marshall est dans l'habitude de vous faire des visites. Je vous demande cela, ajouta M. Pickwick en voyant que M. Nupkins était sur le point de l'interrompre avec indignation; je vous demande cela parce que je sais que cet individu est un....

—Chut! chut! dit M, Nupkins en fermant la porte. Vous savez qu'il est quoi, monsieur?

—Un vagabond sans principes, un misérable aventurier, qui vit aux dépens de la société; qui prend les gens faciles à tromper pour ses dupes, monsieur; pour ses absurdes, ses malheureuses, ses ridicules dupes, monsieur, s'écria M. Pickwick surexcité.

—Dieu nous assiste! dit M. Nupkins en rougissant jusqu'aux oreilles, et en changeant sur-le-champ toutes ses manières. Dieu nous assiste, monsieur....

—Pickwick, souffla Sam.

—Pickwick, répéta le magistrat. Dieu nous assiste, monsieur Pickwick. Asseyez-vous, je vous en prie. Que me dites-vous là! Le capitaine Fitz-Marshall!

—Ne l'appelez pas capitaine, interrompit Sam; ni Fitz-Marshall non plus. Il n'est ni l'un ni l'autre. C'est un cabotin qui s'appelle Jingle; et si jamais il y a eu un loup en habit violet, c'est ce Job Trotter ici.

—Cela est très-vrai, monsieur, dit M. Pickwick en réponse au regard d'étonnement du magistrat; et ma seule affaire dans cette ville, était de démasquer l'individu dont nous parlons.»

Alors M. Pickwick répandit dans l'oreille épouvantée du magistrat, un récit abrégé de toutes les atrocités de M. Jingle. Il rapporta comment leur connaissance s'était faite; comment Jingle s'était échappé avec miss Wardle; comment il avait joyeusement renoncé à cette demoiselle pour une somme d'argent; comment il avait attiré M. Pickwick, à minuit, dans une pension de jeunes demoiselles; et comment lui, M. Pickwick, regardait comme un devoir de dévoiler sa présente usurpation de nom et de qualité.

A mesure que cette narration s'avançait, tout le sang qui circulait habituellement dans le corps de M. Nupkins, se rassemblait dans les veines de son visage et jusqu'aux extrémités de ses oreilles. Il avait ramassé le capitaine à une course de chevaux du voisinage, et l'avait présenté à mistress Nupkins et à miss Nupkins. Celles-ci, charmées par la longue liste des connaissances aristocratiques du capitaine Fitz-Marshall, par ses lointains voyages, par sa tournure fashionable, avaient exhibé le capitaine Fitz-Marshall, cité le capitaine Fitz-Marshall, jeté le capitaine Fitz-Marshall au nez de toutes leurs connaissances; tellement que leurs amis de cœur, madame Porkenham, et les misses Porkenham, et M. Sidney Porkenham étaient près d'en crever de jalousie et de désespoir; et maintenant, après tout cela, il se trouvait que c'était un pauvre aventurier, un acteur ambulant, et sinon un escroc, du moins quelque chose qui y ressemblait tellement qu'il était bien difficile d'en faire la différence! Juste ciel! que diraient les Porkenham! quel serait le triomphe de M. Sidney Porkenham quand il connaîtrait le rival à qui ses galanteries avaient été sacrifiées! Comment M. Nupkins oserait-il soutenir les regards du vieux Porkenham aux prochaines assises? Et si l'histoire se répandait, quel texte pour l'opposition magistrale!

Il y eut un long silence.

«Mais après tout, s'écria M. Nupkins, en redevenant radieux pour un instant; après tout, ceci n'est qu'une simple allégation. Le capitaine Fitz-Marshall a des manières fort engageantes, et j'ose dire qu'il s'est fait plus d'un ennemi. Quelles preuves avez-vous de la vérité de cette accusation?

—Confrontez-moi avec lui, voilà tout ce que je vous demande, tout ce que j'exige. Confrontez-le avec moi et avec mes amis. Aurez-vous besoin d'autres preuves?

—Vraiment, cela serait très-facile, car il vient ici ce soir, et alors il n'y aurait pas besoin de rendre l'affaire publique, dans l'intérêt... dans l'intérêt du jeune homme seulement; vous voyez... cependant, je... je voudrais d'abord consulter Mme Nupkins, sur la convenance de cette démarche. Mais à tous événements, monsieur Pickwick, il faut expédier cette affaire légale avant de nous occuper d'autre chose. Revenez, je vous prie, dans la salle.

Lorsqu'on y fut réinstallé: «Grummer! dit le magistrat, d'une voix majestueuse:

—Votre Vin-à-ration, répondit Grummer avec le sourire d'un favori.

—Allons, allons, monsieur, reprit le magistrat sévèrement; pas de légèreté ici: c'est fort inconvenant, et je vous assure que vous avez peu de raison de sourire. Le récit que vous m'avez fait tout à l'heure était-il exactement vrai? Faites attention à vos réponses, monsieur.

—Votre Vin-à-ration balbutia Grummer, je....

—Ah! vous vous troublez, monsieur! Monsieur Jinks, remarquez-vous qu'il se trouble?

—Certainement, monsieur.

—Hé bien! voyons, répétez votre déposition, Grummer; et je vous avertis encore de prendre garde à vous. Monsieur Jinks, écrivez sa déposition.»

L'infortuné Grummer commença donc à redire sa plainte. Mais grâce à ce que M. Jinks recueillait ses paroles, tandis que le magistrat les relevait, grâce aussi à sa diffusion naturelle et à sa confusion présente, en moins de trois minutes il parvint à s'embarrasser dans un tel gâchis de contradictions, que M. Nupkins déclara positivement qu'il ne le croyait pas. Les amendes furent donc annulées; M. Jinks trouva en moins de rien une couple de cautions, et toutes ces opérations solennelles ayant été terminées d'une manière satisfaisante, M. Grummer fut ignominieusement renvoyé: exemple terrible de l'instabilité des grandeurs humaines, et du peu de confiance qu'on doit avoir dans la faveur des grands.

Mme Nupkins était une femme dédaigneuse et sévère, en turban de gaze bleue et en perruque brune. Miss Nupkins possédait toute la hauteur de sa mère, moins le turban, et toute sa mauvaise humeur, moins la perruque. Or, chaque fois que l'exercice de ces deux aimables qualités embarrassait la mère et la fille dans quelque dilemme désagréable, ce qui arrivait assez fréquemment, elles se réunissaient pour jeter tout le blâme sur les épaules de M. Nupkins. Ainsi, lorsque celui-ci alla trouver son épouse, et lui communiqua les détails qui lui avaient été donnés par M. Pickwick, madame Nupkins se rappela tout à coup qu'elle avait toujours soupçonné quelque chose de la sorte; qu'elle avait toujours dit que cela devait arriver; qu'on n'avait jamais voulu écouter ses avis; que réellement elle ne savait pas pour qui M. Nupkins la prenait, etc., etc.

«Est-il possible, s'écria miss Nupkins en fabriquant, dans le coin de chaque œil, une larme d'une très-maigre dimension, est-il possible que j'aie été ainsi tournée en ridicule!

—Ah! ma chère, dit Mme Nupkins, vous pouvez en remercier votre papa. Combien je l'ai supplié de s'informer de la famille du capitaine! combien je l'ai pressé de prendre un parti décisif. Je suis sûre que personne ne voudrait le croire à présent.

—Mais ma chère,... fit observer M. Nupkins.

—Ne me parlez pas, être insupportable!

—Mon amour, vous aimiez tant le capitaine Fitz-Marshall; vous l'invitiez constamment ici, et vous ne perdiez aucune occasion de l'introduire chez nos amis.

—Ne le disais-je pas, Henriette! s'écria Mme Nupkins en s'adressant à sa fille avec l'air d'une femme injuriée; ne vous le disais-je pas, que votre papa se retournerait et mettrait tout cela sur mon dos. Ne le disais-je pas!...» Ici Mme Nupkins fondit en larmes.

«Oh! pa! fit miss Nupkins, d'un ton de reproche;» et elle se mit également à pleurer.

«N'est-ce pas trop fort, sanglotait Mme Nupkins, n'est-ce pas trop fort de me reprocher que je suis la cause de tout ceci, quand c'est lui-même qui a attiré ce ridicule sur notre famille!

—Comment pourrons-nous jamais nous remontrer dans la société? murmura miss Nupkins.

—Comment pourrons-nous envisager les Porkenham?

—Ou les Grigg?...

—Ou les Slummintowkens? Mais qu'est-ce que cela fait à votre papa? qu'est-ce que cela lui fait, à lui!» A cette terrible réflexion, l'angoisse mentale de Mme Nupkins ne connut plus de bornes, et miss Nupkins poussa des soupirs déchirants.

Les pleurs de Mme Nupkins continuèrent à jaillir avec grande vitesse, jusqu'au moment où elle eut décidé dans son esprit que la meilleure chose à faire, était d'engager M. Pickwick et ses amis à rester chez elle jusqu'à l'arrivée du capitaine. Si l'imposture de celui-ci était alors avérée, on l'exclurait de la maison sans divulguer la véritable cause de ce renvoi; et l'on dirait aux Porkenham, pour expliquer sa disparition, que le capitaine, grâce à l'influence de sa famille, était nommé gouverneur général de Sierra-Leone, ou de Sangur-Point, ou de quelque autre de ces pays salubres, dont les Européens sont ordinairement si enchantés qu'ils n'en reviennent presque jamais.

Quand Mme Nupkins eut séché ses larmes, miss Nupkins sécha aussi les siennes, et M. Nupkins s'estima fort heureux de terminer l'affaire comme le lui proposait son aimable moitié. En conséquence, M. Pickwick et ses amis, ayant lavé toutes les traces de leur rencontre, furent présentés aux dames, et peu de temps après au dîner. Quant à Sam Weller, le magistrat, avec sa sagacité particulière, reconnut en un clin d'œil que c'était le meilleur garçon du monde, et le consigna aux soins hospitaliers de M. Muzzle, avec l'ordre spécial de l'emmener en bas, et d'avoir le plus grand soin de lui.

—Comment vous portez-vous, monsieur? dit Muzzle à Sam Weller, en le conduisant à la cuisine.

—Hé! hé! il n'y a pas grand changement depuis que je vous ai vu si bien redressé derrière la chaise de votre gouverneur, dans la salle.

—Je vous demande excuse de ne pas avoir fait attention à vous pour lors. Vous voyez que mon patron ne nous avait pas présentés, pour lors. Dame! il vous aime bien, monsieur Weller!

—Ah! c'est un bien gentil garçon.

—N'est-ce pas?

—Si jovial!

—Et un fameux homme pour parler! Comme ses idées sont coulantes, hein?

—Étonnant! elles débondent si vite qu'elles se cognent la tête l'une sur l'autre que c'en est étourdissant, et qu'on ne sait pas seulement de quoi il s'agit.

—C'est le grand mérite de son style d'éloquence.... Prenez garde au dernier pas, monsieur Weller. Voudriez-vous vous laver les mains avant de rejoindre les ladies? Voilà une fontaine, et il y a un essuie-mains blanc accroché derrière la porte.

—Je ne serai pas fâché de me rincer un brin, répliqua Sam, en appliquant force savon noir sur le torchon. Combien y a-t-il de dames?

—Seulement deux dans notre cuisine. Cuisinière et bonne. Nous avons un garçon pour faire les ouvrages sales et une fille de plus; mais ça dîne dans la buanderie.

—Ah! ça dîne dans la buanderie!

—Oui, nous en avons essayé à notre table quand c'est arrivé; mais nous n'avons pas pu y tenir; les manières de la fille sont horriblement vulgaires, et le garçon fait tant de bruit en mâchant, que nous avons trouvé impossible de rester à table avec lui.

—Oh! quel jeune popotame!

—C'est dégoûtant! voilà ce qu'il y a de pire dans le service de province, monsieur Weller; les jeunes gens sont si tellement mal élevés.... Par ici, monsieur, s'il vous plaît.» Tout en parlant ainsi et en précédant Sam avec la plus exquise politesse, Muzzle le conduisit dans la cuisine.

«Mary, dit-il à la jolie servante, c'est M. Weller, un gentleman que notre maître a envoyé en bas pour être fait aussi confortable que possible.

—Et votre maître s'y connaît. Il m'a envoyé au bon endroit pour ça, ajouta Sam en jetant un regard d'admiration à la jolie bonne; si j'étais le maître de cette maison ici, je serais toujours où Mary serait.

—Oh! monsieur Weller! fit Mary en rougissant.

—Eh bien! et moi, donc! s'écria la cuisinière.

—Ah! cuisinière, je vous avais oubliée, dit M. Muzzle. Monsieur Weller, permettez-moi de vous présenter.

—Comment vous portez-vous, madame? demanda Sam à la cuisinière. Très-enchanté de vous voir, et j'espère que notre connaissance durera longtemps, comme dit le gentleman à la banknote de cinq guinées.»

Après les cérémonies de là présentation, la cuisinière et Mary se retirèrent dans leur cuisine pour chuchoter pendant dix minutes, et lorsqu'elles furent revenues toutes minaudantes et rougissantes, on s'assit pour dîner.

Les manières aisées de Sam et ses talents de conversation eurent une influence si irrésistible sur ses nouveaux amis, qu'à la moitié du dîner il était déjà avec eux sur un pied d'intimité complète, et les avait mis en pleine possession des perfidies de Job Trotter.

«Je n'ai jamais pu supporter cet homme-là, dit Mary.

—Et vous ne le deviez pas non plus, ma chère, répliqua Sam.

—Pourquoi cela?

—Parce que la laideur et l'hypocrisie ne va jamais d'accord avec l'élégance et la vertu. C'est-il pas vrai, monsieur Muzzle?

—Certainement.»

A ces mots Mary se prit à rire et assura que c'était à cause de la cuisinière, et la cuisinière, assurant que non, se prit à rire aussi.

«Tiens, je n'ai pas de verre, dit Mary.

—Buvez avec moi, ma chère, reprit Sam, mettez vos lèvres sur ce verre ici, et alors je pourrai vous embrasser par procuration.

—Fi donc! monsieur Weller!

—Pourquoi fi, ma chère?

—Pour parler comme ça.

—Bah! il n'y a pas de mal. C'est dans la nature. Pas vrai, cuisinière?

—Taisez-vous, impertinent,» répliqua celle-ci avec un visage de jubilation. Et là-dessus la cuisinière et Mary se prirent à rire encore, jusqu'à ce que le rire et la bière et la viande combinés eussent mis la charmante bonne en danger d'étouffer. Elle ne tut tirée de cette crise alarmante qu'au moyen de fortes tapes sur le dos et de plusieurs autres petites attentions, délicatement administrées par le galant Sam.

Au milieu de ces joyeusetés, on entendit sonner violemment, et le jeune gentleman qui prenait ses repas dans la buanderie, alla immédiatement ouvrir la porte du jardin. Sam était dans le feu de ses galanteries auprès de la jolie bonne; M. Muzzle s'occupait de faire les honneurs de la table, et la cuisinière ayant cessé de rire un instant portait à sa bouche un énorme morceau, lorsque la porte de la cuisine s'ouvrit pour laisser entrer M. Job Trotter.

Nous avons dit pour laisser entrer M. Job Trotter, mais cette expression n'a pas l'exactitude scrupuleuse dont nous nous piquons. La porte s'ouvrit et M. Job Trotter parut. Il serait entré, et même il était en train d'entrer, lorsqu'il aperçut Sam. Reculant involontairement un pas ou deux, il resta muet et immobile à contempler avec étonnement et terreur la scène qui s'offrait à ses yeux.

«Le voici! s'écria Sam, en se levant plein de joie. Eh bien! je parlais de vous dans ce moment ici, comment ça va-t-il? pourquoi donc êtes-vous si rare? Entrez.» En disant ces mots, il mit la main sur le collet violet de Job, le tira sans résistance dans la cuisine, ferma la porte et en passa la clef à M. Muzzle, qui l'enfonça froidement dans une poche de côté, et boutonna son habit par-dessus.

«Eh bien! en voilà une farce! s'écria Sam. Mon maître qui a le plaisir de rencontrer votre maître là haut, et moi qui a le plaisir de vous rencontrer ici en bas. Comment ça vous va-t-il? Et notre petit commerce d'épiceries, ça marche-t-il bien? Véritablement, je suis charmé de vous voir. Comme vous avez l'air content! C'est charmant. N'est-il pas vrai, M. Muzzle?

—Certainement.

—Il est si jovial!

—De si bonne humeur!

—Et si content de nous voir! C'est ça qui fait le plaisir d'une réunion. Asseyez-vous, asseyez-vous.»

Job se laissa asseoir sur une chaise, au coin du feu, et dirigea ses petits yeux d'abord sur Sam, pois sur Muzzle; mais il ne dit rien.

«Eh bien! maintenant, reprit Sam, faites-moi l'amitié de me dire devant ces dames ici, si vous croyez être le gentleman le plus gentil et le mieux éduqué qui a jamais employé un mouchoir rouge et les hymnes n° 4.

—Et qui a jamais été pour être marié à une cuisinière, le mauvais gueux! s'écria la cuisinière avec une sainte indignation.

—Et pour mener une vie plus vertueuse et pour s'établir dans l'épicerie, ajouta la bonne.

—Jeune homme? vociféra Muzzle, enragé par ces deux dernières allusions; écoutez-moi-z-un peu maintenant. Cette lady ici (montrant la cuisinière) est ma bonne amie. Et quand vous avez le toupet de parler de tenir une boutique d'épiceries avec elle, vous me blessez, monsieur, dans l'endroit le plus sensible où un homme pût en blesser un autre. Me comprenez-vous, monsieur?»

Ici Muzzle, qui, comme son maître, avait une grande idée de son éloquence, s'arrêta pour attendre une réponse, mais Job ne paraissant pas disposé à parler, Muzzle poursuivit avec solennité.

«Il est très-probable, monsieur, qu'on n'aura pas besoin de vous là-haut d'ici à quelque temps, parce que mon maître est en train de faire l'affaire de votre maître, monsieur: ainsi, vous aurez le temps de me parler un petit peu en particulier, monsieur. Me comprenez-vous, monsieur?»

M. Muzzle se tut encore, attendant toujours une réponse, et M. Trotter le désappointa de nouveau.

«Eh bien, pour lors, reprit-il, je suis très-fâché d'être obligé de m'expliquer devant ces dames, mais la nécessité du cas sera mon excuse. L'arrière-cuisine est vide, monsieur, si vous voulez y passer, monsieur, M. Weller sera témoin, et nous aurons une satisfaction mutuelle jusqu'à ce que la sonnette sonne. Suivez-moi, monsieur.»

En disant ces mots le vaillant domestique fit un pas ou deux vers la porte, tout en ôtant son habit afin de ne point perdre de temps.

Mais aussitôt que la cuisinière entendit les dernières paroles de ce défi mortel, aussitôt qu'elle vit M. Muzzle se préparer pour le combat singulier, elle poussa un cri déchirant, et se précipita sur M. Trotter, qui se leva vainement, à l'instant même; elle souffleta, elle égratigna son large visage, et entortillant ses mains dans les cheveux plats du nouveau Job, elle en arracha de quoi faire cinq ou six douzaines de bagues. Ayant accompli cet exploit avec l'ardeur que lui inspirait son amour dévoué pour M. Muzzle, elle chancela et tomba évanouie sous la table, car c'était une dame douée de sentiments fort délicats et fort excitables.

En ce moment la sonnette retentit.

«C'est pour vous, Job Trotter,» dit Sam, et avant que celui-ci pût résister ou faire des remontrances, avant même qu'il eût étanché le sang qui coulait de ses blessures, Sam le prit par un bras, Muzzle par l'autre, et le premier le tirant, le second le poussant, ils lui firent monter les escaliers et l'introduisirent dans le parloir.

La scène qui s'y passait était remplie d'intérêt. Alfred Jingle, esquire, autrement le capitaine Fitz-Marshall, était debout près de la porte, son chapeau à la main, avec un sourire sur son visage, et une physionomie qui n'était nullement émue par sa désagréable situation. En face de lui se trouvait M. Pickwick, qui, évidemment, lui avait inculqué quelque leçon d'une haute morale, car sa main gauche était cachée sous les pans de son habit, et sa main droite, étendue en l'air, comme c'était son habitude quand il prononçait un discours destiné à faire impression. Un peu en arrière on voyait M. Tupman, bouillant d'indignation, mais soigneusement retenu par ses deux jeunes amis. Enfin, à l'extrémité de la chambre se tenaient M. Nupkins, Mme Nupkins et miss Nupkins, tous avec un air hautain et sombre, plein de menaces et de vexations.

Au moment où Job fut amené, M. Nupkins déclamait avec une dignité magistrale:

«Qui m'empêche, disait-il, de faire détenir ces individus comme des fripons et des imposteurs? Pourquoi céder à une folle compassion? Qui m'en empêche?

—L'orgueil, vieux camarade, l'orgueil, répliqua Jingle d'un air calme. Mauvais effet—attrapé un capitaine! Ha! ha!—l'excellente charge!—bon parti pour notre fille.—A trompeur trompeur et demi!—Rendre cela public?—Pas pour un empire;—on en dirait trop, beaucoup trop.

Misérable! s'écria Mme Nupkins, nous méprisons vos basses insinuations.

—Je l'ai toujours détesté, ajouta Henriette.

—Oh! nécessairement.—Grand jeune homme,—vieux adorateur.—Sidney Porkenham,—riche, joli garçon.—Pas si riche que le capitaine, malgré ça..., eh! son congé.—On fait tout au monde pour le capitaine,—le capitaine n'a pas son pareil.—Toutes les demoiselles folles de lui, eh! Job, eh?»

Ici M. Jingle se mit à rire de tout son cœur, et Job, frottant ses mains avec délices, laissa échapper le premier son qu'il se fût encore permis, depuis qu'il était entré dans la maison; c'était un ricanement sans bruit, retenu, qui semblait indiquer qu'il en jouissait trop pour en laisser évaporer aucune partie en vaines démonstrations.

«M. Nupkins, dit l'aînée des deux dames, voilà une conversation que les domestiques n'ont pas besoin d'entendre. Faites éloigner ces deux misérables.

—Certainement, ma chère.—Muzzle.

—Votre Vénération...

—Ouvrez la porte.

—Oui, Votre Vénération...

—Quittez cette maison, misérables! s'écria M. Nupkins d'une manière emphatique.»

Jingle sourit et se dirigea vers la porte.

«Arrêtez,» dit M. Pickwick.

Jingle s'arrêta.

«J'aurais pu, poursuivit M. Pickwick, j'aurais pu me venger davantage du traitement que vous m'avez fait éprouver, de concert avec votre ami l'hypocrite... (Ici Job salua avec la plus grande politesse, en posant la main sur son cœur.) Je dis, continua M. Pickwick, en s'échauffant graduellement, je dis que j'aurais pu me venger davantage; mais je me contente de vous démasquer, car c'est un devoir envers mes semblables. Je me flatte, monsieur, que vous n'oublierez pas cette modération. (En cet endroit Job Trotter, avec une facétieuse gravité, appliqua sa main à son oreille comme pour ne pas perdre une syllabe de ce que disait M. Pickwick.) Je n'ai plus qu'une chose à ajouter, continua le philosophe, tout à fait irrité: c'est que je vous regarde comme un fripon... et un... un coquin... le plus mauvais coquin que j'aie jamais rencontré... excepté ce pieux vagabond en livrée violette!

—Ha! ha! ha! ricana Jingle. Bon garçon,—Pickwick; bon cœur!—vieux gaillard solide!—mais il ne faut pas être si colère,—mauvaise chose.—Adieu, adieu; vous reverrai quelque jour.—Ne vous chagrinez pas.—Job, trotte!»

En prononçant ces mots, M. Jingle enfonça son chapeau à sa mode et s'éloigna d'un pas mesuré. Job s'arrêta, regarda autour de lui, sourit, puis, adressant à M. Pickwick un salut sérieusement moqueur, et à Sam un coup d'œil dont l'audacieuse malice surpasse toute description, il suivit les pas de son estimable maître.

«Sam, dit M. Pickwick, en voyant que son domestique prenait le même chemin.

—Monsieur.

—Restez ici.»

Sam parut incertain.

«Restez ici, répéta M. Pickwick.

—Est-ce que je ne pourrais pas rabattre un peu ce Job Trotter dans le jardin?

—Non certainement.

—Est-ce que je ne peux pas le reconduire à coups de pied, monsieur?

—Non, sous aucun prétexte.»

Pendant un moment, pour la première fois depuis son engagement, Sam eut l'air mécontent et malheureux. Mais sa contenance s'éclaircit immédiatement, car le rusé Muzzle, qui s'était caché derrière la porte, en sortit vivement à l'instant précis, et parvint fort habilement à faire rouler Jingle et son acolyte le long des escaliers, et jusque dans les aloès américains, qui les attendaient en bas.

«Maintenant, monsieur, dit M. Pickwick à M. Nupkins, maintenant, monsieur, ayant accompli notre dessein, mes amis et moi, nous allons vous faire nos adieux, et tout en vous remerciant pour l'hospitalité que nous avons reçue, permettez-moi de vous assurer, en leur nom comme au mien, que nous ne l'aurions pas acceptée, et que nous n'aurions pas consenti à sortir ainsi de la situation où nous nous trouvions, si nous n'y avions pas été incités par un vif sentiment de devoir. Nous retournons à Londres demain matin: votre secret est en sûreté avec nous.»

Ayant ainsi protesté contre ce qui s'était passé dans la matinée, M. Pickwick fit un profond salut aux dames, et malgré les sollicitations de la famille, quitta la chambre avec ses amis.

«Prenez votre chapeau, Sam, dit-il à son domestique.

—Il est en bas, monsieur,» répliqua Sam, et il courut le quérir dans la cuisine.

Le chapeau étant égaré, Sam fut obligé de le chercher et Mary, qui se trouvait là toute seule, l'éclaira. Après avoir regardé de tous les côtés, la jolie bonne, dans son anxiété pour trouver le chapeau perdu, se mit sur ses genoux et retourna tous les objets entassés dans un petit coin derrière la porte. C'était un petit coin fort incommode. On ne pouvait y arriver sans commencer par fermer la porte.

«Le voilà, dit enfin la jolie bonne, n'est-ce pas cela?

—Voyons,» fit Sam.

Mary avait posé la chandelle sur le plancher, et, comme elle éclairait fort peu, Sam fut obligé de se mettre aussi à genoux pour voir si c'était réellement son chapeau. Le recoin était remarquablement petit, et ainsi, sans qu'il y eût de la faute de personne, excepté de l'architecte qui avait bâti la maison Sam et la jolie bonne se trouvaient nécessairement fort près l'un de l'autre.

«C'est bien lui, dit Sam, adieu.

—Adieu, répondit la jolie bonne.

—Adieu, répéta Sam, et en disant cela il laissa tomber le chapeau qu'il avait eu tant de peine à trouver.

—Comme vous êtes maladroit! dit Mary. Vous le perdrez encore si vous n'y prenez pas garde.» Et pour qu'il ne se perdit plus, elle le lui mit sur la tête.

Le visage de la jolie bonne paraissait plus joli encore, étant ainsi levé vers Sam: or, soit à cause de cela, soit par une simple conséquence de leur juxtaposition, il arriva que Sam l'embrassa.

«J'espère que vous ne l'avez pas fait exprès! s'écria-t-elle en rougissant.

—Non, ma chère, mais je vais la faire exprès à présent;» et il l'embrassa une seconde fois.

«Sam! cria M. Pickwick par-dessus la rampe.

—Voilà, monsieur, répondit Sam, en montant les marches quatre à quatre.

—Vous avez été bien longtemps.

—Il y avait quelque chose derrière la porte, qui nous a empêchés de l'ouvrir pendant tout se temps-là, monsieur.»

Tel fut le premier chapitre des amours de Sam.



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