Caen démoli: Recueil de notices sur des monuments détruits ou défigurés, et sur l'ancien port de Caen
LE
SECOND HOTEL DE VILLE
DE CAEN
CONSTRUIT ENTRE LES ANNÉES
1346
ET
1367,
DÉTRUIT EN
1755
O N sait dans quelles circonstances la ville de Caen obtint ses lettres dʼaffranchissement, avec tous les droits attachés à la commune. Tandis que les troupes françaises faisaient la conquête de la Haute-Normandie, le duc Jean sans Terre, réfugié à Caen, sʼétourdissait sur les dangers de sa position au milieu des fêtes et des orgies. Mais, quand il se vit abandonné des barons anglais que lassait sa nonchalance, quand il apprit que Philippe Auguste sʼapprochait avec des forces nombreuses en prenant lʼun après lʼautre tous ses châteaux, le débauché, frappé de terreur, sortit enfin de sa longue inaction. Afin de subvenir à la solde des troupes mercenaires quʼil leva pour sa défense, il dut recourir aux plus pitoyables expédients. Il emprunta aux abbayes, aux barons et bourgeois, et vendit même jusquʼà la justice. Cependant, comme ces recettes ne suffisaient pas, il aliéna, en échange de sommes plus ou moins fortes, la majeure partie de ses droits. Et cʼest ainsi quʼil se résigna à écrire, dans ses lettres patentes du 17 juin 1203: « Sachez que nous avons concédé à nos bien amés et fidèles bourgeois de Caen le droit dʼavoir leur commune à Caen, avec toutes les libertés et libres coutumes attachées à la commune... »
La ville de Caen ne doit donc pas, comme on lʼa dit, sa charte communale à Jean sans Terre; elle la lui a certes bel et bien payée, avec toute dispense de reconnaissance. Depuis cette date mémorable de 1203 jusquʼà nos jours, les représentants de la commune de Caen ont siégé dans quatre hôtels de ville différents. Au commencement du XIIIe siècle, nous trouvons le corps de ville installé sur le pont St-Pierre, dans une petite forteresse quʼon appela plus tard le Chastelet ou le petit Château de Caen 1. On nʼa aucune notion sur ces anciens bâtiments communaux, où furent enfermés en 1307, pendant leur procès, les Templiers du grand bailliage de Caen. Lʼabbé De La Rue dit cependant 2 « quʼil paraît, par le récit des historiens anglais, témoins oculaires de la prise de cette ville par Édouard III en 1346, que ce pont étoit moult bien afforcé de brétesches et de barrières. » « Ces brétesches, ajoute-t-il, nʼannoncent que des tours et des fortifications en bois. Mais comme elles furent emportées de vive force par les Anglais, elles durent souffrir beaucoup et peut-être même être rasées. » Cette assertion de lʼauteur des Essais sur Caen est tout à fait erronée. La petite forteresse du pont St-Pierre ne fut pas emportée de vive force, pour cette bonne raison quʼelle ne fut pas défendue. Le comte de Guines, connétable de France, et le chambellan de Tancarville, qui sʼy étaient réfugiés, la livrèrent à lʼennemi sans combat pour avoir la vie sauve. « Dont il avint, dit Froissard dans ses Chroniques 3, que li connestables de France et li contes de Tankarville, qui estaient monté en celle porte au piet dou pont a sauveté, regardoient au lonch et amont la rue, et veoient si grand pestilence et tribulation que grans hideurs estait à considerer et imaginer. Si se doubtèrent dʼeulz meismes que il nʼescheissent en ce parti et entre mains dʼarciers, qui point ne les cognuissent. Ensi que il regardoient aval en grant doubte ces gens tuer, il perçurent un gentil chevalier englès, qui nʼavoit cʼun œl, que on clamait monsigneur Thumas de Hollandes... » Or, comme ils ne voulaient pas avoir le sort du peuple qui mourait les armes à la main et, selon les Grandes chroniques de France, « se deffendoit tant quʼil povoit », le connétable et le chambellan appelèrent le « gentil chevalier englès », dont ils avaient fait la connaissance dans des voyages en pays étrangers. « Nous sommes telz et telz. Venés parler à nous en ceste porte, et nous prendés à prisonniers. Quant li dis messires Thumas oy ceste parolle, si fu tous joians, tant pour ce que il les pooit sauver que pour ce quʼil a voit, en yaus prendre, une belle aventure de bons prisonniers, pour avoir cent mil moutons. Si se traist au plus tost quʼil peut à toute se route celle part, et descendirent li et seize des siens, et montèrent amont en le porte; et trouvèrent les dessus dis signeurs et bien vingt cinq chevaliers avoecques eulz, qui nʼestoient mies bien asseur de lʼoccision que il veoient que on faisoit sus les rues. Et se rendirent (tous) sans delay, pour yaus sauver au dit monsigneur Thumas, qui les prist et fiança prisonniers. Et puis mist et laissa de ses gens assés pour yaus garder, et monta à cheval et sʼen vint sus les rues... »
Il arriva donc quʼen voulant sauver leur vie, les sieurs de Guines et de Tancarville préservèrent en même temps dʼune destruction presque certaine la petite forteresse du pont St-Pierre. Si, quelques années plus tard, ce premier hôtel de ville disparut, pour faire place au beau château 4 que le continuateur de Guillaume de Nangis signale à la date de 1367, cʼest que la prise de Caen par Édouard III avait démontré, avec la logique brutale du malheur, la nécessité de protéger la ville par un système plus sérieux de fortifications.
Un sceau, attaché à un acte passé devant un tabellion de Caen le 29 mai 1429, est le plus ancien document que nous possédions sur le second hôtel de ville, qui dut être certainement construit entre les années 1346 et 1367. Cet écusson porte, sur un fond de gueules, couleur du duché, un château crénelé et donjonné dʼor, accosté de deux tours. M. Gervais y voit une réminiscence, si ce nʼest une image de la maison commune, élevée sur le pont St-Pierre. « Voilà bien, dit-il 5, cette large porte par laquelle on communiquait de lʼintérieur de la ville avec le quartier St-Jean; le donjon élevé qui la surmontait et les deux tours qui protégeaient de chaque côté les angles de lʼédifice! »
Une description du vieux chroniqueur de Caen, M. de Bras, vient, plus dʼun siècle après, compléter cette esquisse imparfaite. « Ceste rivière dʼOurne coulle et descend de dessoubs ce pont sainct Jacques, le long des murailles de la ville, par dessoubs le pont sainct Pierre, sur lequel est située la maison commune de ladicte ville, de fort ancienne et admirable structure, de quatre estages en hauteur, en arcs boutans fondez dedans la rivière sur pilotins, laquelle flue par trois grandes arches, et aux coings de cest édifice et maison, sont quatre tours qui se joignent par carneaux, en lʼune desquelles (qui faict le befroy) est posée la grosse orloge: ceste quelle maison, pont et rivière, séparent les deux costez de la ville, de façon que les quatre murailles dʼicelle commencent, finissent et aboutissent sur ce pont, anciennement appellé de Dernetal, comme il se treuve par certaine chartre, estant au matrologe ou chartrier de la ville, de lʼan 1365. »
« En passant par dessus lequel, ceux qui viennent de devers le grand pont Frilleux et la porte Millet, le long de ceste grande rue Humoise ou Exmesine, et autres qui sʼacheminent de lʼautre costé de ville, apperçoyvent de beaux quadrans au haut de ceste maison commune, fort dorez et si bien ordonnez quʼon y remarque les heures de part et autre, crois et decrois de la Lune; et au dessoubs sont escripts en grosses lettres, Un Dieu, Un Roy, Une Foy, Une Loy... »
Cette description de M. de Bras demande à être complétée par lʼexamen du plan quʼil avait communiqué lui-même à Belleforest, et que celui-ci publia en 1575 dans sa Cosmographie. Sur ce plan, lʼhôtel de ville présente à lʼobservateur la vue de la façade qui regardait sur la rue St-Jean. Cette façade se compose dʼun corps de logis encadré entre deux tours rondes à trois étages, dont les toits pointus, terminés par des girouettes, dépassent légèrement celui du corps de logis 6. Au centre de la façade sʼouvre une porte cintrée, très-haute, qui faisait communiquer la rue St-Jean avec le quartier St-Pierre; sur la voûte de cette porte sʼavance une petite construction en encorbellement, percée de trois fenêtres et couronnée dʼun toit aigu avec lucarne triangulaire. Enfin, au-dessus du toit du corps de logis, sʼélève une tour octogone à deux étages qui, sauf les créneaux supprimés, rappelle fidèlement la physionomie du château crénelé et donjonné dʼor de lʼécusson de 1429. Cʼétait dans cette tour, évidemment, que se trouvait la grosse orloge quʼapercevaient ceux qui, suivant lʼexpression de M. de Bras, venaient de la « grande rue Humoise ou Exmesine ou qui sʼacheminaient de lʼautre costé de ville ». Pour être vue ainsi à distance des deux côtés de lʼédifice, une des tours, qui formaient les angles de la façade tournée vers St-Pierre, devait dépasser considérablement les trois autres. Nous ajouterons quʼelle se terminait, non par un toit aigu, mais par deux étages couronnés dʼune plate-forme.
Nous insistons sur ces détails, parce quʼils vont nous aider à faire la légende de la lithographie qui accompagne notre notice. Cette lithographie est la reproduction dʼune aquarelle de A. Lasne, exécutée elle-même en 1832, probablement dʼaprès un dessin à la mine de plomb que possède la Bibliothèque de Caen. Ce dessin, signé par un certain La Rose de Caen, a dû être fait avant la destruction de lʼhôtel de ville en 1755. Il représente la façade du monument prise du côté de St-Pierre, et porte en tête cette mention: « Horloge du Pont-Saint-Pierre de Caen, faite en 1314 et détruite le 15 mai 1755. » Cette note renferme deux erreurs; dʼabord, le second hôtel de ville de Caen ne fut point construit en 1314, mais, comme nous lʼavons déjà indiqué, entre les années 1346 et 1367; de plus, le dessin ne reproduit pas lʼédifice tel quʼil était à lʼorigine, mais dans lʼétat où le surprit, en 1755, le marteau des démolisseurs. Or, depuis le milieu du XIVe siècle jusquʼà cette époque, le second hôtel de ville avait subi, à différentes dates, des retouches et des modifications considérables, indiquées dʼailleurs par le dessin lui-même. Un des trois étages figurés sur le plan de Belleforest a disparu; les tours des angles de lʼédifice nʼen ont plus que deux; et le corps de logis, couronné maintenant par un fronton avec œil-de-bœuf, paraît sʼêtre aussi affaissé lui-même avec lʼâge. La construction en encorbellement qui sʼavançait au-dessus de la porte est remplacée par trois niches où apparaissent des images de saints et, plus haut, par une croisée à meneaux de pierre qui indique clairement une retouche de la fin du XVIe ou du commencement du XVIIe siècle. Et – changement plus significatif – au-dessus de cette fenêtre, sous lʼœil-de-bœuf du fronton, on aperçoit un simple cadran, de forme carrée, sans ornements et sans inscriptions. Quʼétaient donc devenus les « beaux quadrans dont parlait M. de Bras, fort dorez et si bien ordonnez quʼon y remarque les heures de part et autre, crois et decrois de la lune? » Il avaient eu le triste destin du beffroi primitif et avaient dû disparaître avec lui à une époque quʼil serait difficile de fixer aujourdʼhui. Nous savons toutefois que la tour du beffroi, terminée par deux étages octogones, avait été déjà décapitée à la date de 1672; car le plan de Caen, dressé à cette époque par Bignon, figure lʼhôtel de ville flanqué de quatre tours rondes de même hauteur et couvertes également de toits aigus.
Peu de temps après, entre 1672 et les dernières années du XVIIe siècle, cette ancienne tour du beffroi dut perdre son toit, qui fut remplacé par une balustrade en pierre ornée de trèfles, telle quʼon la voit sur le dessin dont nous donnons une reproduction. Ce changement est, en effet, indiqué sur le « plan de la ville de Caen, levé par Étienne, graveur, à la fin du XVIIIe siècle. »
Nous pouvons constater encore sur ce plan que le corps de logis de lʼhôtel de ville reposait sur la plus grande arche du pont St-Pierre; les deux autres arches, plus petites, passaient sous les tours qui flanquaient les angles de lʼédifice. Dès la deuxième moitié du XVIe siècle, lʼétat menaçant des piles du pont St-Pierre fut une cause fréquente dʼinquiétude pour les échevins. Après une visite des murailles de la ville ordonnée par M. de Matignon, lʼarchitecte Stéphane Dupérac, dans son rapport sur les travaux quʼil déclare urgents, émet, à la date du 2 novembre 1578, lʼavis suivant: « Est aussi fort nécessaire de refonder les piles de la Maison de Ville, autrement il en pourrait venir grand inconvénient, parce que ladite maison sʼest ouverte et ouvre à vue dʼœil journellement. » Le 7 juillet 1584, nouvel avertissement de Jean Bastan, maître maçon de la ville, qui trouve « quʼil est très-nécessaire réparer les arches du pont sur lequel est assise cette Maison de Ville, lesquelles sont proches de tomber en ruine, sʼil nʼy est promptement pourvu. »
Malgré ces cris dʼalarme, le Conseil de la commune continua de délibérer encore pendant dix-huit ans dans lʼhôtel de ville lézardé. Plus intrépides que les sénateurs romains, qui se contentaient dʼattendre lʼennemi sur leurs chaises curules, les échevins bas-normands, résignés à aller au-devant de lui, pouvaient, pendant leurs séances, comme au coup de sifflet dʼun machiniste, disparaître subitement dans le troisième dessous, capitonné, il est vrai, par la vase accumulée de lʼOrne et de lʼOrlon réunis.
Enfin, au mois de juin 1602, le péril devint assez sérieux pour décider les échevins à mettre un peu de prudence dans un héroïsme, qui nʼavait eu peut-être dʼautre cause que lʼapathie ou la routine. Ils se firent conduire dans une barque sous les arches du pont St-Pierre où ils vérifièrent eux-mêmes, à loisir, lʼétendue du mal. Il fut reconnu dans cette visite que la ruine du pont avait été en partie consommée par lʼinstallation de maisons particulières qui, dit le procès-verbal du 7 juin 1602, « sʼétoient suspendues contre les arches du pont. » Le même procès-verbal nous apprend quelles mesures de sûreté furent prises contre ces parasites dangereux. « ... A été ordonné, dit-il, que tous les propriétaires des maisons proches et contiguës dudit pont et hôtel commun de ville, et desquelles le bois est porté et enclavé sur les arches dudit pont et murailles de la ville, répareront ce qui est endommagé et qui requiert réparation, au droit de leurs maisons; et que lesdits gouverneurs échevins de ville feront de leur part travailler à la réparation de la grande arche... »
Lʼancien hôtel de ville péchait par la base, mais cʼétait là son moindre défaut; car, après les travaux de consolidation qui y furent exécutés, nous voyons quʼil fut sérieusement question de le remplacer pour une raison qui nous est indiquée par lʼintendant Foucault dans ses Mémoires. « Jʼai mandé à M. de Châteauneuf, écrit Foucault à la date du 28 mars 1689, que la demande que les échevins de Caen faisaient au roi de la maison du sieur de Brieu, religionnaire qui a quitté le royaume, pour en faire un hôtel-de-ville, me paroissoit très-favorable, nʼy ayant point de lieu à Caen pour tenir les assemblées publiques... » Il ressort de cette note que lʼédifice du pont St-Pierre était depuis longtemps regardé comme beaucoup trop étroit. Cet inconvénient nʼapparut jamais plus clairement quʼà la date du 4 novembre 1608, lorsquʼil fallut convoquer une assemblée générale des habitants de Caen, pour prononcer sur lʼadmission ou le rejet des Jésuites. « Cette assemblée fut si nombreuse, dit lʼabbé De La Rue 7, quʼon ne put la tenir à lʼHôtel-de-Ville, et les délibérans se transportèrent dans la grande salle des procureurs du bailliage. Ce local, quoique vaste, étoit encore insuffisant; car, suivant les mémoires du temps, les votans étoient au nombre de plus de 3,000. »
Lʼédifice du pont St-Pierre était même trop exigu pour contenir les convives dʼun repas officiel. Cʼest ainsi que le 16 janvier 1679, à lʼoccasion des fêtes pour la paix entre le roi de France et le roi dʼEspagne, nous voyons le maire et les échevins obligés dʼemprunter la maison dʼun riche particulier. « La compagnie, disent les anciens registres de la ville, sʼest rendue chez le sr Daumesnil, dont elle avoit emprunté la maison, pour donner un souper, auquel se sont trouvées toutes les personnes de qualité. »
Lorsque le nombre des invités était trop grand pour quʼon pût les convoquer dans la maison dʼun particulier, les maire et échevins durent quelquefois, comme en 1729, faire construire une grande salle en charpente. « Le divertissement quʼun chacun prist à voir lʼillumination, dit une brochure très-rare du temps 8, conduisit insensiblement jusquʼà lʼheure du souper que lʼHôtel-de-Ville donna, et auquel furent invités les plus qualifiés dʼentre les nobles et les bourgeois. Monsieur de Jumilli, chef de cet illustre corps, au discernement duquel on doit tout ce quʼil y eut de galant et de bien ordonné dans ceste feste, avoit fait bastir sur le boulevard de la Prairie une grande sale de chapente; sa longueur était dʼenviron 60 pieds sur 25 de largeur et 20 de hauteur, le sol était couvert de planches attachées sur des lambourdes en manière de parquet; tout le tour était descoré de plusieurs rideaux de verdure dont deux entrouverts, dans un ordre parfaitement cimétrisés, formoient une grande grotte ou berceau, dans lʼenfoncement duquel était un buffet chargé de tout ce que le bon goût peut inventer de plus commode pour le service de tels conviés; le plafond de cette sale était fait avec des toiles blanches si bien assemblées quʼil imitait parfaitement les plafonds ordinaires; de ce plafond pendaient deux rangs de lustres garnis de bougies dont la lumière, réfléchie par les cristaux, reproduisait lʼéclat. Les endroits où il nʼy avait point de verdures étaient couverts de très-belles tapisseries représentant lʼhistoire de Samson, etc. »
Les dépenses, que lʼon dut faire en cette occasion, amenèrent sans doute la ville à penser quʼelle réaliserait une sérieuse économie en transportant le siége de la commune dans un local, dont les dimensions la dispenseraient dʼélever des constructions provisoires et ruineuses. En effet, trois ans après les fêtes données pour la naissance du Dauphin, il y eut un arrêt du Conseil de la municipalité (13 avril 1733) relatif au déplacement de lʼHôtel de Ville. Ce déplacement suivit de près la délibération, sʼil faut en croire une note manuscrite 9 qui dit, à la date du 15 mai 1755, « quʼil y avait plus de vingt ans que lʼHôtel-de-Ville tenait ses assemblées au Grand-Cheval. »
Cependant, quoique la ville eût déjà fait lʼacquisition du Grand-Cheval ou hôtel Le Valois (aujourdʼhui la Bourse), le pont St-Pierre ne fut pas abandonné brusquement par les représentants de la cité. Quelques services y restèrent et le carillon de la fameuse horloge continua de sʼy faire entendre jusquʼen lʼannée 1755. Cette année-là, le 3 février, le Bureau des Finances, par une sentence des plus iniques, dit un contemporain, que cette mesure indignait, ordonna la destruction de lʼancien édifice du pont St-Pierre. M. Mauger, avocat du roi à lʼHôtel de Ville, nous a conservé 10 le prononcé de cette sentence avec quelques commentaires irrités.
« ... Et attendu quʼil résulte des faits contenus dans les procès-verbaux, quʼil est au moins douteux que le pont (St-Pierre) soit solide; quʼil est certain, dʼun autre côté, que le passage est trop étroit et dangereux; que dʼailleurs les différens plans et projets produits et proposés par les maire et échevins sont insuffisans pour procurer un élargissement convenable, nous avons ordonné que les bâtimens étant sur led. pont seront démolis dans trois mois du jour de la signific. de la présente, faute de quoi, après led. temps passé, il y sera pourvu, ainsi quʼil appartiendra.
« Cette sentence signifiée le 15 dud. mois de févr. 1755, on a fait assembler le général (cʼest-à-dire lʼassemblée générale du corps de ville) le 25 dud. mois pour avoir son avis sur lʼappel. Mais les uns furent sollicités par M. lʼIntendant, et les autres intimidés de sa part, en sorte quʼil nʼy eut que huit voix pour lʼappel, dont jʼétais du nombre, en sorte quʼil a fallu acquiescer... »
Trois mois après, comme le voulait lʼarrêt, le condamné fut livré à ses bourreaux; des bruits sourds se firent entendre..... la justice des démolisseurs était satisfaite!.... Lʼœuvre de destruction dut être poussée avec activité; car une note dʼun sieur Étienne Deloges 11, échevin, nous apprend que les maisons qui remplacèrent lʼédifice du pont St-Pierre étaient déjà bâties en 1756.
Le second hôtel de ville de Caen renfermait dans son beffroi une horloge si remarquable que lʼensemble de lʼédifice en prit dans lʼusage le nom de Gros Horloge. Dans une de ses lettres, datée du 1er octobre 1699, le P. Martin envoyait à Huet, qui préparait son livre des Origines de Caen, un quatrain où lʼâge de lʼhorloge communale est établi comme par un acte authentique de lʼétat civil. « Voici, lui dit-il, un quatrain qui se trouve gravé sur le timbre de notre gros horloge, dont notre P. Labé a fait augmenter les accompagnements:
Puisque la ville me loge
Sur ce pont pour servir dʼauloge
Je feray les heures ouïr
Pour le commun peuple réjouir.
Mʼa faite Beaumont lʼan mil trois cents quatorze. »
Cette horloge primitive sʼest conservée depuis cette date jusquʼà la destruction du second hôtel de ville, en 1755. Toutefois, elle ne traversa point les âges sans subir de profondes modifications qui font un peu ressembler son histoire à celle du couteau de Jeannot. Déjà, au mois de juin 1537, les pièces de la vénérable horloge se trouvaient si endommagées que le conseil de la commune se vit obligé de voter une somme de dix écus dʼor pour les réparations les plus urgentes. Le procès-verbal de cette séance est à citer tout entier; car il contient le premier renseignement authentique sur lʼétat de la fameuse horloge dans la première moitié du XVIe siècle.
« Est comparu Denis Ollivier, serrurier, natif et demeurant en la paroisse St-Pierre de Caen, qui a présenté requête par laquelle il suppliait être commis pour lʼavenir au gouvernement et entretenement de lʼhorloge de la ville, assise sur le pont St-Pierre, dont de présent a la charge Marin Paulon. Laquelle horloge est assez mal conduite, gouvernée et entretenue par led. Paulon, tant à cause de son antiquité et faiblesse que à cause que les roues et autres instruments en sont rompus et usés. Offrant led. Ollivier prendre lad. charge aux gages accoutumés, montant 20 livres chacun an, et de la moitié dʼiceux en laisser jouir, led. Paulon sa vie durant. Ordonné que icelle charge sera baillée aud. Ollivier, si prendre la veut, par les moyens, qui ensuivent, cʼest à savoir quʼil refera et réparera tout ce entièrement quʼil est requis faire en lad. horloge et cadrans dʼicelle, pour être en bon ordre et état du et pour lʼavenir les conduira et entretiendra en toutes choses. Et par semblable, les tinterelles, si la ville y en veut ajouter et faire faire, bien et dûment, ainsi quʼil sera requis, aux coûts, charges et dépens dud. Ollivier, parce que icelle ville lui paiera comptant la somme de 10 écus dʼor, pour lui aider à refaire, réparer et remettre en état du lesd. horloge et cadrans, sans que led. Ollivier soit sujet à la peinture dʼiceux. »
Il faut croire que le métier de gouverneur de lʼhorloge réservait plus dʼun mécompte à ceux qui sʼétaient chargés de son entretenement; car nous voyons en 1592 un sieur Robert Régnier adresser aux échevins, à plusieurs reprises, une requête dans laquelle il mettait en avant son grand âge et ses infirmités, afin dʼobtenir quʼon lui donnât un successeur. Les échevins eurent pitié de son sort, et, pour se lʼattacher, portèrent ses gages à 30 écus 12, non toutefois sans quelques conditions. « Sera tenu led. Régnier faire en sorte que lʼhorloge soit toujours bien réglée et que les cadrans de lʼun et de lʼautre côté de lʼhôtel commun de ville marquent certainement les heures; aussi que les globes ou lunes, qui étaient par ci-devant sur lesdits cadrans et qui en sont de présent hors, après quʼelles y auront été remises aux frais et dépens de la ville, seront par après par lui entretenus en usage, pour marquer certainement la nouvelle et pleine lune, décours ou croissant dʼicelle, comme elles faisaient par ci-devant, etc., etc. 13 »
Tous les torts nʼétaient peut-être pas du côté de lʼhorloge, qui se vieillissait, et lʼon peut supposer, sans être accusé de construire trop légèrement des hypothèses, que la vénérable mécanique nʼavait pas reçu les soins délicats quʼexigeait son grand âge. Le gouvernement de lʼhorloge nʼavait, en effet, été confié jusque-là quʼà des serruriers de la ville. Le soupçon, que nous manifestons, dut naître dans lʼesprit des échevins eux-mêmes, puisquʼils se décidèrent, en 1597, à faire venir un horloger du Poitou. Cet horloger, appelé Loys Demarque, passa marché avec la ville « pour faire sonner les quarts et demi-heures à lʼhorloge » et sʼengager à fournir huit cloches qui « rendront sons et tons différents 14. » « Loys Demarque, dit M. Auguste Leroy 15, disposa les roues de manière que le remontage des poids ne se fit plus quʼune fois par jour, puis remplaça le carillon de Jean Labbé par huit tinterelles neuves, dont la plus grosse pesait 200 livres. Il leur fit jouer, aux heures, le premier vers de lʼhymne: Veni Creator Spiritus; aux demies: Inviolata, integra et casta es Maria; et aux quarts: O benigna. Demarque employa deux mois à faire ce travail, avec lʼaide de quatre compagnons, et reçut pour solde une somme de 48 écus. Après lui on confia son œuvre aux soins du sieur Dodemare, bourgeois de Caen, qui sʼétait fait recevoir maître horloger. »
Depuis ce travail exécuté en 1597, il nʼest plus trace, dans les anciens registres de lʼHôtel de Ville, de perfectionnements apportés au mécanisme de lʼhorloge. On nʼy trouve que la mention de réparations quelquefois assez importantes, comme celle dont il est question dans la délibération du 1er juin 1624:
« Sur ce que Michel Coquerel, fondeur de cloches, qui a fait alleu de refondre et raccommoder les tinterelles faites pour les demies et quarts de lʼhorloge, a dit quʼil est besoin lui fournir trois ou quatre cents livres de métal, pour ce quʼil fait une petite cloche plus quʼil nʼy en avait. Il a été arrêté que du nombre dʼune pièce de canon, qui fut cassée lors de lʼarrivée du sr maréchal dʼAncre en cette ville, il en sera pris trois ou quatre cents livres, et soixante livres dʼétain, qui sera acheté, pour rendre la besogne parfaite, etc. »
Ainsi, vingt-sept ans seulement après les travaux exécutés par lʼhorloger Poitevin, on était obligé de remplacer les tinterelles quʼil avait posées en 1597. Si les pièces de lʼhorloge sʼusaient en si peu de temps, il est présumable quʼil ne devait rester que bien peu de chose de lʼhorloge primitive lorsquʼon ordonna la démolition du beffroi en 1755.
Bien quʼelle eût été pour ainsi dire complètement remplacée, par suite de réparations fréquentes, la vieille machine ainsi renouvelée avait conservé tout son prestige aux yeux de certains esprits, qui ont le goût et le respect des choses dʼautrefois. Voici par exemple un contemporain, lʼavocat Mauger, qui nous a fait parvenir, dans une note manuscrite, comme un écho de son indignation: « Le misérable carillon de lʼhorloge, dit-il 16, chanta pour la dernière fois le Regina cœli le 15 mai 1755, à six heures du matin, et le quart avant sept heures. Cette horloge a duré 441 ans en état de servir; et lʼédifice, qui est sur le pont, va aussi être démoli, au grand regret de toute la ville.
Épitaphe de lʼhorloge:
CY GIST QUI PAR SON SERVICE
MÉRITOIT UN MEILLEUR SORT.
CʼEN EST FAIT; VICTIME DU CAPRICE
DARNETAL NE VIT PLUS, IL EST MORT!
JUIN 1755. »
On avait cependant conservé le bronze qui servait de timbre pour lʼhorloge et de cloche communale. Cette cloche avait mêlé sa voix au bruit des événements heureux ou malheureux qui, durant quatre siècles et demi, avaient agité la ville. Si nous avions son histoire, nous aurions en même temps celle de Caen; mais il nous reste là-dessus peu de documents. En voici un, toutefois, qui ne manque pas dʼintérêt.
« A été fait venir en ladite maison de ville, dit un procès-verbal de février 1562, Robert Regnier, du métier de serrurier, demeurant près le pont et maison de ville, pour savoir de quelle autorité il avait cejourdʼhui mis un battail à lʼhorloge de cette ville. Lui juré de dire vérité et interrogé, a dit que, pour les troubles que lʼon ventile être préparés, il se peut être que lʼon pourrait commander être sonné une alarme, qui est accoutumé être fait et sonné par lad. cloche de lʼhorloge, et pour éviter que sonnant lad. alarme il ne fût offensé de quelque coup dʼarquebuse, il avait demandé un battail de lad. maison de ville et de ce avait parlé à M. Dumoulin, lʼun des gouverneurs, et pour cette occasion avait pendu led. battail en lad. cloche, disant quʼil ne voudrait avoir entrepris aucune chose contre le bien de lad. ville et était prêt descendre led. battail. »
Le sieur Regnier, malgré ses protestations, dut sembler quelque peu suspect, puisque nous voyons quʼun an après environ 17 on fit « défense, sous peine de la vie, dʼouvrir ou faire ouvrir à personne lʼhuis de la porte de lʼhorloge, sans exprès commandement des gouverneurs. »
Dʼailleurs, quand les troubles religieux ou civils se prolongeaient, les gouverneurs de Caen, sʼils se défiaient des sentiments des gens de la commune, mettaient en interdit lʼhorloger et la cloche elle-même du beffroi. Et au nom du roi, représenté par son lieutenant, la sonnerie de lʼéglise St-Pierre était priée de faire lʼintérim. Cʼest du moins ce qui ressort de ce passage des anciens registres de la ville, à la date du 26 juin 1593: « Arrête quʼil sera fait ordonnance à M. Richard de La Brousse, prêtre, custos de lʼéglise de St-Pierre, de la somme de six écus, pour son salaire dʼavoir sonné la cloche pour la retraite des bourgeois, afin quʼils ne divaguent et soient trouvés par les rues, après neuf heures sonnées, suivant quʼil a été ordonné par M. de La Verune, et qui est à raison dʼun écu par mois. »
Outre les suspensions dont il était menacé pendant les troubles, lʼinfortuné gouverneur de lʼhorloge se voyait quelquefois exposé, dans des temps paisibles, à payer des dommages-intérêts quand la vieille machine, dont il avait la direction, venait à commettre quelque bévue bien excusable à son âge. Cʼest ainsi quʼon trouve dans les archives municipales, à la date de 1579, « une plainte contre le gouverneur de lʼhorloge, attendu que laditte horloge ayant sonné sept heures quand il nʼen était que cinq, des maçons et des couvreurs quittèrent leur travail, ce qui causa un préjudice à celui qui employait ces ouvriers. »
Plus tard, lorsque les guerres, religieuses ou civiles, eurent cessé, le « gouvernement et entretenement » de lʼhorloge furent moins onéreux. Pour quelques soins dʼentretien, lʼhorlogeur, comme disent les archives municipales à la date du 9 juin 1732, était exempté du logement des gens de guerre, ce qui équivalait pour le temps à un traitement très-acceptable. La cloche quʼil sonnait dʼailleurs ne jetait que rarement lʼalarme dans la ville; elle retentissait surtout pour annoncer des fêtes; et cʼétait du beffroi de lʼHôtel de Ville que partait le signal qui mettait en branle toutes les cloches des couvents et des églises 18.
Cette cloche, qui avait joué un rôle si important dans lʼhistoire de Caen, ce précieux souvenir subsistait encore en 1808. Mais le premier empire, se souciant peu sans doute de conserver un bronze qui rappelait les franchises communales de lʼancienne France, ordonna de fondre la cloche historique, sous prétexte dʼoffrir à 19 lʼéglise St-Pierre une sonnerie plus à la mode.
Nous avons dit précédemment quʼà partir de la seconde moitié du XVIe siècle, il avait été souvent question de remplacer la maison commune du pont St-Pierre par une autre construction plus vaste et plus solide. Mais, avant que ce projet eût été réalisé, les échevins durent abandonner plusieurs fois, malgré eux, le second Hôtel de Ville. Ce premier exil leur fut imposé par le maréchal de Brissac à la suite des troubles religieux qui avaient éclaté à Caen en 1562. Quoique le calme fût depuis longtemps rétabli dans la ville, le Maréchal donna aux échevins lʼordre de lui céder la maison commune pour y établir un corps de garde. On était au 8 septembre 1563; le corps de ville se réunit, délibère et arrête « quʼune députation sera envoyée au Maréchal pour lui remontrer lʼinconvénient de transporter les meubles et un nombre infini dʼécritures, touchant le bien et revenu de la ville, et la difficulté de trouver une autre maison... » Le maréchal de Brissac ne se laissant pas toucher par de si bonnes raisons, les échevins déclarent à M. de Bourgueville, lieutenant particulier, quʼils ne quitteront la maison commune quʼaprès avoir fait un inventaire en présence du bailli ou de son lieutenant. LʼHôtel de Ville servait, en effet, tout à la fois dʼarsenal et de magasin de dépôt. Peu de mois auparavant, à lʼépoque du sac de la ville par les Protestants, le commis des administrateurs de lʼHôtel-Dieu y avait apporté un calice en argent, deux calices en vermeil et une croix en argent avec le crucifix; dʼautres ornements dʼéglise, provenant de St-Étienne et de St-Pierre, y avaient été déposés vers le même temps; et toute une salle contenait le plomb que les Protestants, suivant un rapport erroné de M. de Bras, auraient arraché aux toitures de lʼabbaye de St-Étienne 20. On y trouvait aussi des armes diverses, des fusils 21 et deux canons pacifiques qui ne faisaient entendre leur voix que dans les cérémonies publiques, fêtes anniversaires, entrées de princes et de souverains 22.
Dès quʼils eurent appris ce qui se passait à lʼHôtel de Ville, le prieur de lʼabbaye de St-Étienne et les trésoriers de St-Pierre accoururent et réclamèrent leurs ornements dʼéglise. On proposa à lʼun des échevins de recueillir chez lui les autres objets; mais, comme il refusait dʼaccepter la responsabilité dʼun tel dépôt, M. de Bourgueville, sieur de Bras, qui présidait à lʼinventaire du mobilier, remit les clefs « au mestre de camp des vieilles bandes de Piémont, à ce commis par M. de Brissac, le requiérant de nʼôter, ni transporter aucune chose dʼicelle maison de ville. »
Le conseil était bon à donner, mais difficile à suivre, pour des soldats qui devaient être portés à considérer comme des rebelles les magistrats dont ils prenaient la place. Ils furent probablement contenus dʼabord par le maréchal de Brissac, qui était aussi juste que brave; malheureusement le duc de Bouillon, en prenant le commandement après la mort de Brissac, apporta un esprit dʼintolérance qui pouvait servir dʼexcuse aux excès des gens de guerre placés sous ses ordres. Voici, en effet, dans quels termes le duc de Bouillon sʼadressa aux échevins dès quʼil fut arrivé à Caen:
« Il est enjoint et commandé aux échevins de la ville de Caen de fournir et bailler au corps de garde du pont St-Pierre le nombre de six bûches, six fagots, douze chandelles de trois deniers pièce et tel nombre de tourbes qui puisse garder le feu pour allumer les mèches jour et nuit, le tout par chacun jour, à commencer le 1er oct. et finir le 31 mars. Et le reste de lʼannée, sera réduit à la moitié.
« Davantage ordonnons quʼil sera baillé aux soldats de la garnison de cette ville vingt chambres près et à lʼentour du pont St-Pierre pour les loger, parce que ceux qui fourniront lesd. chambres ne bailleront aucune chose, mais sera le linge, vaisselle et lits, fourni par égalité par les autres bourgeois et habitants de lad. ville 23. »
Tel était le langage que tenaient les représentants de lʼordre aux bons bourgeois quʼon venait sauver malgré eux. Les actes ne le cédèrent pas aux paroles. Huit jours après lʼordonnance du duc de Bouillon, le conseil de la commune était obligé de prendre des mesures pour réparer les dégâts commis par les soldats, chargés de protéger la ville contre ses passions subversives.
« Il a été avisé sur ce qui a été ventilé et averti que les soldats, faisant la garde sur le pont St-Pierre, font grandes démolitions en la maison sur led. pont, tant aux planchers quʼaux couvertures de lad. maison, que M. de Laguo, gouverneur en cette ville et château, sera de ce averti, même que le lieu sera vu et visité par les gouverneurs, présence de M. le Lieutenant, pour, ce fait et le procès-verbal vu, être ordonné sur les réparations qui seront trouvées nécessaires, ainsi quʼil appartiendra. »
Tandis que ces défenseurs de la propriété démolissaient les planchers et les charpentes de lʼédifice du pont St-Pierre pour les vendre ou en faire du feu, les élus de la cité, chassés du lieu ordinaire de leurs séances, délibéraient à tour de rôle les uns chez les autres, en attendant quʼils eussent trouvé un Hôtel de Ville provisoire. Ils sʼinstallèrent enfin, vers le milieu de lʼannée 1565, dans une maison appelée Parc-le-Roi et qui était bâtie sur des terrains voisins de lʼendroit où se trouve aujourdʼhui le passage Bellivet. Ils y restèrent exilés jusquʼau 15 mai 1572. A cette date, une ordonnance du maréchal de Montmorency ordonna « que la maison de ville serait rendue aux maire et échevins... pour en jouir comme ils faisaient auparavant les troubles. »
Malgré cette promesse, lʼHôtel de Ville fut de nouveau occupé par les soldats du roi, en 1574: on permit toutefois aux « bourgeois habitants de la ville de continuer à y tenir leurs assemblées. » Les échevins acceptèrent cette communauté dʼhabitation, mais avec certaines précautions. Sʼils consentirent à risquer leurs personnes, ils eurent soin de laisser leurs papiers, registres, vaisselles et argenterie dans la maison du Parc-le-Roi, quʼils avaient confiée à la garde du greffier de lʼHôtel de Ville. Ils avaient oublié malheureusement que leur greffier était lui-même sous la garde des défenseurs de lʼordre, venus pour protéger les habitants contre leurs propres égarements. Or, il arriva quʼun beau matin le greffier et son fils furent assaillis dans leur lit par « des gens de guerre, soldats ou autres, comme il est écrit dans les anciens registres de lʼHôtel de Ville 24, ayant lʼarquebuse et feu à mèche, lesquels se sont efforcés de rompre lʼhuis du dépensier pour avoir, comme ils disaient, de la vaisselle, afin de la porter en une taverne pour leur servir à dîner. »
Une troisième fois, les maire et échevins de Caen eurent le privilège dʼêtre protégés dʼune façon analogue en 1589, pendant les troubles de la Ligue. Cette fois, ils furent tout à fait mis à la porte de la maison commune et obligés de délibérer chez des particuliers jusquʼà leur rentrée, à la date du 12 janvier 1590. Mais, avec le temps, le Gouvernement se poliça et apprit lʼart de commettre sans brutalité des violences dites légales. Dès lʼannée 1610, nous voyons le pouvoir central remplacer à Caen les représentants élus de la cité par des créatures du Gouvernement 25. Cʼest ce que nous appelons aujourdʼhui une commission municipale, procédé que lʼon pourrait croire dʼinvention toute moderne et qui devrait, au contraire, figurer dans lʼinventaire du vieux-neuf si spirituellement dressé par M. Fournier.
Quand on leur laissait la libre possession de leur Hôtel de Ville, les échevins nʼétaient pas encore à lʼabri des tracasseries du Gouvernement. Il y avait souvent assez dʼennuis attachés à leurs fonctions pour quʼils préférassent lʼobscurité de la vie privée au relief décevant de la vie publique. Aussi arrivait-il quelquefois quʼon les obligeât à exercer leur charge malgré eux. En 1563, par exemple, une sentence du bailliage condamne « les sieurs Lebrethon et Anger, élus, à exercer la charge dʼéchevins, malgré leur refus, et à prêter serment, ce à quoi ils seront contraints par la prise de leurs corps et biens 26. » Même dans des temps moins troublés, comme dans la période du XVIIe siècle, il sʼélevait à tout instant des conflits entre le pouvoir central, qui imposait exceptionnellement une ville écrasée déjà par les taxes ordinaires, et les représentants de la cité, qui défendaient leur caisse avec lʼénergie du désespoir.
Les échevins ne perdaient dʼailleurs jamais une occasion de se plaindre. Ainsi, en 1602, le Roi eut la maladresse de leur adresser des lettres closes, pour leur demander conseil sur le fait des monnaies. « Elle leur ordonne, disaient ces lettres, écrites à Poitiers le 25 mai, donner avis de ce qui se pourrait faire pour empêcher la rareté quʼon voit en ce royaume des monnaies dʼor et dʼargent au coin et armes de France, et sʼil est expédient donner cours en son dit roy. aux monnaies étrangères. » Les échevins sʼempressent de convoquer les notables habitants de la ville pour leur lire les lettres du Roi en présence du procureur de Sa Majesté. Et quand cette formalité est accomplie, ils rédigent, séance tenante, une réponse où la critique la plus vive des actes du Gouvernement se cache sous les apparences du plus profond respect. « Ouï sur ce plusieurs propositions et avis des assistants, disaient les échevins 27, a été trouvé bon quʼil soit remontré à Sa Majesté, avec leur humilité et obéissance, que la rareté dʼor et dʼargent, qui est si grande entre ses sujets, vient de ce quʼils sont contraints en fournir plus quʼils ne peuvent pour les nécessités des affaires de Sa Majesté, pour lesquelles, comme il est vraisemblable, lʼor et lʼargent au coin et armes de France est transporté aux étrangers, qui le retiennent comme le meilleur; et sont les choses venues à ce point quʼentre les plus aisés, y en a si grande rareté que, pour leurs menues affaires, ils sont contraints stipuler de payer ceux desquels ils se servent en blé, cidre, bestiaux ou quelques autres denrées, quʼils peuvent avoir de leur cru ou industrie. Occasion de quoi Sa Majesté est très-humblement suppliée que, pour éviter quʼils ne soient encore réduits en plus grande extrémité, il lui plaise leur donner quelque diminution des levées de deniers de toute sorte, qui se font sur eux, et cependant continuer le cours en son royaume de toutes espèces dʼor et dʼargent quelles quʼelles soient, pour leur juste et légitime valeur... »
Avec leur finesse normande, les administrateurs de Caen avaient deviné quʼon ne les consultait si poliment aujourdʼhui sur la question des monnaies que pour leur en réclamer demain impérieusement. Et, sans doute, tout en donnant une leçon spirituelle au pouvoir, ils avaient espéré éloigner cette menaçante échéance.
Malheureusement, lorsquʼil nʼosait plus réclamer de la ville des secours en argent, le Gouvernement les exigeait en nature. En 1626, peu de temps avant le siége de La Rochelle, le sieur du Carlo, ingénieur de Sa Majesté, est envoyé à Caen pour obliger les échevins à « acheter trois vieux vaisseaux et les faire conduire à leurs dépens à lʼîle de Ré pour le service de Sa Majesté et pour lʼutilité du public... 28. »
Ce public arrivait bien là comme des excuses après le coup de bâton qui vous a assommé! En 1626, on demandait de vieux vaisseaux; au mois dʼoctobre 1647, on exige des habits neufs. « Il a été apporté, disent les anciens registres de lʼHôtel de Ville, des lettres de cachet, données à Fontainebleau le 13 de ce mois, par lesquelles Sa Majesté mande et ordonne aux sieurs Echevins de lʼassister de 500 paires dʼhabits complets, consistant en pourpoint long en forme de justaucorps, haut et bas de chausses, de drap le plus propre à résister à lʼinjure du temps, avec des bonnets et autant de paires de souliers, et de faire que ces habillemens et chaussures soient de trois grandeurs, un quart pour des hommes de la plus grande taille, autant pour des plus petits et la moitié pour des moyens, et que le tout soit fourni dans la fin du présent mois ès mains de ceux qui en auront ordre de Sa Majesté, pour les faire transporter en ses armées. Arrêté quʼaprès les publications dʼusage, il sera fait adjudication au rabais de la fourniture de 250 paires dʼhabits et que remontrances seront faites au Roi et à Nosseigneurs de son Conseil pour être la ville déchargée de la fourniture des autres 250 paires, attendu sa grande misère et surcharge de lad. taxe. »
Ce fut surtout en 1659 que les échevins durent repousser, avec lʼéternel argument tiré des malheurs de la ville, un des plus terribles assauts que la caisse municipale ait jamais eu à soutenir. Il sʼagissait dʼun don gratuit à lʼoccasion du mariage du Roi. Les archives de la ville, à la date du 12 septembre 1659, nous apprennent ce que Louis XIV entendait par un don gratuit.
« Sur la lecture faite en cet Hôtel commun de Lettres de cachet du Roi, du 6 août dernier, mises ce matin ès mains des sieurs Echevins par M. du Boullay Favier, intendant en cette généralité, par lesquelles Sa Majesté demande à cette ville, en don gratuit, la somme de 50,000 liv. pour les frais du mariage du Roi; après avoir envoyé lʼhuissier de la ville vers M. le Lieutenant général, pour le convier de se trouver en cet Hôtel commun, lequel a rapporté que led. sr était absent, il a été arrêté quʼil sera écrit par lʼordinaire de ce jour à Son Altesse, pour la supplier de vouloir interposer son autorité pour faire réduire et modérer lad. somme de 50,000 liv. à quelque somme modique, vu les grandes charges de cette ville et de lʼimpuissance où elle est de fournir lad. somme. »
Trop heureux encore les échevins quand on leur permettait de marchander ainsi avec le pouvoir; celui-ci imposait le plus souvent sans discussion, et, quand il nʼy avait plus rien à prendre dans les caisses vides, il jetait en prison le receveur de la ville, comme nous lʼapprend une délibération du 17 novembre 1640, où lʼon voit que « lʼaprès-midi sʼest passée à la poursuite de la délivrance de M. du Taillis, emprisonné au Château pour le paiement de la subsistance des gens de guerre du présent quartier dʼhiver. »
Pour apitoyer ces bourreaux dʼargent, les échevins mettaient quelquefois en action le proverbe, qui prétend que les petits cadeaux entretiennent lʼamitié. « Il a esté conclu, disent les anciens registres au 1er avril 1567, quʼils (les échevins) se présenteront vers M. de Brunville, lieutenant général, pour lui parler des priviléges de la ville..., et que, en faveur du mariage de la fille dudit sieur lieutenant, il sera délivré aux nopces une pièce de vin doux... » Ces sortes de dépenses étaient même portées régulièrement sur le budget de la ville; ainsi, dans lʼétat des finances du 1er mai 1679, on trouve inscrits par estimation 300 livres « pour vins et confitures de présent », avec cette condition toutefois « quʼil ne pourra être donné à chaque personne plus de deux douzaines de bouteilles de vin et deux douzaines de boîtes de confitures. »
Lʼimportance des cadeaux variait cependant suivant le rang des personnages et la protection que la ville pouvait en attendre. Cʼest ainsi que, lors du mariage de M. du Quesnay Le Blais, lieutenant général, on remplaça le vin ou les confitures par des présents plus sérieux.
« Pour triompher de la joie que la ville reçoit dud. mariage le jour dʼhier célébré, disent les anciens registres de juillet 1637, il a été arrêté que le sr de Bretteville Rouxel, échevin, et de Bauches, syndic, assistés de Beaussieu, greffier, iront saluer led. sr lieutenant général et dame son épouse, à laquelle ilsporteront, de la part de la ville, une table de linge fin à haute lisse.
« Cette conclusion a été exécutée led. jour après midi et consistait lad. table de linge en un grand doublier de cinq aunes, en un petit de trois aunes et deux aunes de large chacun, en deux douzaines de serviettes et deux serviettes à laver, qui fut acheté chez M. Graindorge, me façonneur de haute lisse le plus expert de cette ville, et coûta 300 liv., de laquelle lesd. sr et dame furent grandement contents et en remercièrent la ville. »
Nous avons essayé de reconstituer, à lʼaide de dessins originaux et dʼanciens manuscrits, la vue extérieure du second Hôtel de Ville de Caen, et indiqué rapidement les exils et les tribulations que les échevins eurent à subir depuis la construction de cet édifice jusquʼà sa démolition en 1755. Nous allons, avec les mêmes guides, entrer dans lʼintérieur de la maison commune du pont St-Pierre. Voici dʼabord sur la cheminée de la salle des délibérations un buste du souverain régnant, usage que notre siècle a conservé et qui semble remonter assez loin dans le passé. Les anciens registres disent en effet, à la date du 11 septembre 1679: « Il a été accordé à Jean Postel, sculpteur de cette ville, lʼexemption de tout logement de gens de guerre et contributions dʼustensile, en considération des services par lui rendus à la ville et notamment de ce quʼil a fait un buste représentant la personne du Roi, à présent régnant, pour placer sur la corniche de la cheminée de cet Hôtel commun; pour lequel il sʼest seulement contenté des frais par lui faits, ayant remis volontairement à la ville ses peines et travaux. »
De la salle des délibérations le regard sʼétendait de deux côtés sur une vue ravissante. « Et, dit M. de Bras dans ses Recherches et antiquitez de Caen, de la haute salle de ceste maison où se font les assemblées et conventions publiques, lʼon voit au droict de la rivière, vers lʼOrient, arriver les navires venans de la mer, chargez de précieuses et rares marchandises que lʼon descend à lʼendroit de dix grands quaiz du quartier de lʼIsle... Et par les fenestres et croisées de lʼautre costé, lʼon a un plaisant regard sur les prais, et une perspective et veuës des plus plaisans et agréables paisages quʼon puisse voir. »
La maison commune de Caen ressemblait un peu trop malheureusement à ces petits appartements que lʼon montre aux locataires, en les conduisant aux fenêtres qui sʼouvrent sur de vastes squares, ou sur les jardins des grands hôtels du voisinage. Son unique salle, qui devait servir tant aux réunions du conseil quʼaux réceptions officielles, ne pouvait contenir les quarante convives du dîner du mercredi des cendres, que lʼon donnait aux notables qui avaient assisté à lʼélection des administrateurs de la ville 29; aussi les échevins en étaient-ils réduits souvent à offrir une simple collation, comme cela se fit le 23 juin 1652 pour les comtes de Dunois et de Saint-Pol, qui avaient accepté lʼinvitation de mettre le feu au bûcher de la St-Jean sur la place St-Pierre. « Quelque peu de temps après, disent les anciens registres de la ville 30, leurs d. Altesses ayant témoigné être prêts de se mettre à table pour faire collation, laquelle était préparée dans led. Hôtel de Ville, il leur avait été présenté par les srs de Rotot et de Sannerville, 1er et 2e échevin, deux serviettes mouillées pour laver leurs mains, et après se seraient mis à la table dans deux chaires où il y avait des carreaux de velours cramoisi, ayant devant eux leurs cadenas et couverts ordinaires; et parce quʼil nʼavait été mis sur lad. table que quatre couverts, pour M. de Chamboy et ceux auxquels Son Altesse ordonnerait de sʼasseoir, MM. de la ville ayant fait dessein de ne sʼy mettre pas afin de faire mieux les honneurs de la ville et témoigner plus de respect à leurs Altesses, M. le comte de Dunois aurait pris la parole et dit quʼabsolument il ne mangerait point si lesd. sieurs ne se faisaient apporter des couverts et des siéges pour se mettre à table et faire collation avec lui. A quoi ayant été résisté longtemps par led. sr de Tilly, échevins et officiers de lʼHôtel de Ville, enfin Son Altesse leur aurait dit quʼelle désirait que cela fût et quʼelle était venue pour boire avec eux: à quoi ayant obéi ils auraient pris leurs places et M. le comte de Dunois, après avoir mangé quelque temps, avait dit hautement quʼil fallait boire la santé du Roi, et sʼétant fait donner du vin et de lʼeau et à M. le comte de Saint-Pol, son frère, ils se seraient levés debout dans leurs chaires et mis lʼépée nue à la main, et, en cette position, auraient bu la santé de Sa Majesté et cassé leurs verres, témoignant un grand zèle et affection à son service, ayant même fait tirer du château à cet effet plusieurs coups de canon; en quoi ils avaient été invités par M. Lejeune, fils de M. de Chamboy, qui avait accompagné leurs Altesses, et ensuite M. de Chamboy avait aussi bu la santé de Sa Majesté, ainsi que toute la Compagnie. »
Le petit édifice du pont St-Pierre était si étroit que le greffier lui-même ne pouvait y demeurer et quʼil emportait à son domicile la plupart des registres, pièces, clefs et cachets qui nʼauraient jamais dû sortir de lʼHôtel de Ville 31. Lʼhuissier de la ville seul y avait un logement. Plusieurs pièces servaient, comme nous lʼavons déjà vu, dʼarsenal et de magasins. Dans une des quatre tours, qui flanquaient les angles de lʼédifice, se trouvaient des cachots destinés aux gens arrêtés le soir par le guet, et où lʼon devait « les mettre jusques au Jour, dit M. de Bras, et les rendre à la justice sans en prendre aucune congnoissance, et par le juge ordinaire en est faict le procez et ordonné de telle punition qui appartient au cas. »
M. de Bras nous dorme encore quelques détails intéressants sur le corps de garde qui était placé sous le pont St-Pierre. « Le sieur capitaine dudict Caen, écrit-il, pour garder les habitans en patience la nuict, doibt commettre un mareschal de guet pour obvier aux bruits de nuict, et quʼil ne se commette aucuns larcins ny insolences. Lequel mareschal convoque à ceste fin les Bordiers, cʼest-à-dire locataires qui nʼont maison et ne sont bourgeois, en nombre suffisant; et estans soubs le pont sainct Pierre, dict de Dernetal, qui est la maison de ville, et en temps dʼhyver doibt avoir du feu et chandelle en une lanterne haut eslevée, et sʼil se faict quelque bruit, ledict mareschal et aucuns des siens sʼy doibt transporter, et se saisir de tels mutins... »
Malgré lʼexiguïté de leur Hôtel de Ville, les échevins trouvaient encore le moyen de sʼy entourer de quelques locataires. Ainsi nous voyons, dans les anciens registres, un cordonnier « requérir lui être baillé et délaissé une petite place vide entre lʼune des tours du pont St-Pierre et le coin de la muraille tendant aux Carmes, en laquelle place soullait avoir un appentif servant dʼouvroir... » 32; en 1075, cʼest une demande de permission « pour establir de la mercerie sur le pont St-Pierre »; en 1577, une autre demande « pour y establir des fruitages »; en 1578, une requête dʼun sieur Charles de Bourgueville (était-ce un parent de M. de Bras?) pour « étaler sa marchandise sur le même pont. » Les échevins retiraient souvent plus dʼennuis que de profit des autorisations quʼils accordaient, comme cela est prouvé par une délibération du 21 mai 1580, qui mentionne quʼil « était advenu grand désordre et scandale par deux femmes, lʼune lingère et lʼautre rubannière, auxquelles avait été par ci-devant permis prendre place sur le pont St-Pierre, sous cette maison de ville, pour vendre les ouvrages de leurs métiers, sous espoir quʼelles sʼy comporteraient en tout honneur et modestie... »
La description de lʼancien Hôtel de Ville de Caen serait incomplète si, après avoir montré ce quʼil était en temps ordinaire, nous nʼessayions pas de donner une idée de la physionomie quʼil prenait pendant les jours de fête.
Lorsquʼun nouveau gouverneur de la ville et du château faisait son entrée à Caen, on plaçait aux fenêtres de la maison commune quatre armoiries, savoir: celles du roi, du gouverneur, de la province et de la ville. Le corps de ville allait le saluer à lʼhôtel où il était descendu. Le premier échevin lui faisait le compliment dʼusage avant de lui présenter les clefs de la ville, que le gouverneur acceptait et renvoyait par son écuyer. Si le gouverneur était marié, le corps de ville se présentait de nouveau à son hôtel pour saluer sa femme, et, après le départ des échevins, lʼhuissier de la ville présentait à la femme du gouverneur le vin, deux douzaines de boîtes de confitures, avec une corbeille garnie de quantité de rubans et remplie de six bourses. Le lendemain ou surlendemain de lʼentrée du gouverneur, le corps de ville, assemblé pour le recevoir, sortait de la maison commune, « précédé de lʼhuissier ordinaire avec sa toque de velours, et des six sergents royaux et sergent général avec leurs écharpes, ayant un trompette à la tête » pour se rendre en lʼhôtel du gouverneur. Après lʼavoir salué, il lʼaccompagnait à la maison commune, où le gouverneur prenait séance au bout de la table, « dans un fauteuil dans lequel il y avait un carreau de velours. »
Cʼest ainsi, du moins, que les choses se passèrent le 1er avril 1680, lors de lʼarrivée du comte de Coigny, récemment nommé gouverneur des ville et château de Caen.
On se mettait naturellement en frais lorsquʼil sʼagissait dʼun souverain ou dʼun prince de lʼÉglise, surtout quand le roi, comme il le fit lors de lʼentrée du cardinal de Farnèse, se donnait la peine dʼécrire « par ses lettres missives aux échevins de la ville quʼils eussent à lui faire en icelle réception honorable 33 »
Alors on faisait peindre des emblèmes, des écussons et des tableaux allégoriques quʼon suspendait aux murs de lʼHôtel de Ville, tant du côté de St-Pierre que du côté de la rue St-Jean. Puis, cʼétaient des illuminations et le vin qui, pendant plusieurs heures, coulait abondamment par les fenêtres pour le peuple.
Le 16 janvier 1679, à lʼoccasion de la paix qui venait dʼêtre signée entre le roi de France et le roi dʼEspagne, « pour marquer la joie publique, le beffroi était orné de tapis et dʼun étendard avec plusieurs branches de laurier, dont on sonna la grosse cloche dès 4 heures du matin, et lʼHôtel de Ville, dʼun grand tableau de chaque côté avec plusieurs écussons, éclairés de plusieurs flambeaux, dont lʼun représentait sa Mté à cheval, couronnée par un ange, foulant aux pieds et terrassant la Guerre, la Discorde et lʼEnvie; et lʼautre, la Paix descendant du ciel en terre, dans un char de triomphe, tiré par des amours, précédé de la Renommée et y apportant lʼabondance. »
Le sujet des tableaux variait suivant la circonstance qui donnait lieu à la fête. Le 11 août 1659, « pour le mariage du roi, disent les anciens registres, le vin de lʼHôtel de Ville coula, du côté de St-Pierre, par deux canaux faits exprès dans le tableau du Dieu dʼHyménée. » Et, quelque deux ans après, lorsquʼon fit des réjouissances publiques pour la naissance du Dauphin, il y eut une distribution de vin au peuple par une fontaine qui sortait dʼun dauphin, figuré à lʼune des fenêtres de lʼHôtel de Ville 34.
On croirait volontiers que ces peintures décoratives, appropriées aux circonstances, devaient entraîner pour la ville des dépenses considérables; mais un Mémoire des dépenses faites pour lʼentrée du duc de Joyeuse 35 nous montre que les nécessités du budget avaient créé à Caen un genre nouveau quʼon pourrait appeler la peinture économique: « des tableaux de 12 pieds sur 8 nʼy sont cotés que 6, 8 et 10 écus. » La place, comme on le voit, ne manquait pas aux artistes pour se mettre en frais dʼimagination; mais il est probable quʼils en donnaient à la ville pour son argent.