Caen démoli: Recueil de notices sur des monuments détruits ou défigurés, et sur l'ancien port de Caen
LA PORTE-NEUVE
DITE DES PRÉS
CONSTRUITE VERS
1590, DÉMOLIE EN 1798.
C OMME les villes ne sont que trop souvent flattées par les artistes et géomètres, qui se chargent dʼen dresser le plan ou dʼen reproduire des vues pittoresques, nous devons quelque reconnaissance au sieur de Belleforest pour nous avoir donné le vray Pourtraict de la ville de Caen en 1562. Cʼest en effet vers cette époque que Ch. de Bourgueville, sieur de Bras, lieutenant général du bailliage de Caen, communiqua au fameux compilateur les notes et le plan dont celui-ci se servit pour écrire la description de Caen, qui figure dans le premier tome de sa Cosmographie. En examinant lʼaspect général de ce plan, on voit que la ville était alors divisée en deux parties qui affectaient chacune la forme ovoïde: lʼancien Caen au nord; au sud, le vaste quartier de lʼîle St-Jean, ainsi nommé parce quʼil était complètement entouré, tant par le lit principal de lʼOrne, que par un de ses bras détourné en lʼannée 1104 sur lʼordre du duc Robert. Considérées dans leur ensemble, ces deux parties de la ville ressemblent à une mappemonde en deux hémisphères, dont le point de contact, ou, si lʼon veut, la charnière, serait représenté par les arches du pont St-Pierre, sur lequel sʼélevait lʼancien hôtel-de-ville.
Cette vue de Caen, à la fin du XVIe siècle, arrachait des cris dʼadmiration au patriotisme de M. de Bras, son vieil historien.
« Cette ville, dit-il dans ses Recherches et antiquitez de la ville de Caen 56, au jugement de chascun qui la voit et la contemple, est lʼune des plus belles, spacieuse, plaisante et délectable que lʼon puisse regarder, soit en situation, structure de murailles, de temples, tours, pyramides, bastiments, hauts pavillons et édifices, grandes et larges rues..... » Cette nouvelle merveille du monde avait cependant – que les mânes du vénérable historien nous pardonnent – un défaut capital dans son système de fortifications. Le Pré de lʼIsle et les Petits-Prez, situés entre lʼOdon et le bras détourné de lʼOrne, et qui formaient une sorte de triangle, dont le sommet touchait au pont St-Pierre, tandis que leur base sʼappuyait aux grandes prairies, avaient lʼinconvénient de sʼenfoncer comme un coin jusquʼau cœur de la place. Maître de cette position, lʼennemi devait bientôt lʼêtre de la ville.
Les Anglais se chargèrent, en 1417, dʼen faire la preuve lamentable. Le jour de lʼassaut général, leur premier soin fut de sʼemparer du Pré de lʼIsle pour sʼinterposer entre les deux parties de la ville. Malgré la résistance acharnée des habitants, Henri V ne tarda pas à forcer le rempart des Jacobins et à rejoindre son frère, le duc de Clarence, qui était entré par escalade dans lʼîle St-Jean, du côté des quais. Se jeter de là, par le pont St-Pierre, dans lʼintérieur de lʼancienne ville et sʼen emparer, ce nʼétait plus et ce ne fut, en effet, que lʼaffaire de quelques heures de combats sanglants.
Le vice essentiel du système de défense de la ville ne pouvait être démontré dʼune façon plus cruellement victorieuse. Les habitants de Caen se souvinrent de la leçon et, pour en tirer profit, il ne leur manqua que lʼargent et lʼoccasion. On les voit, en effet, à peine remis des désastres de lʼoccupation anglaise, essayer, en 1495, de « clore les Petits-Prez et dʼen faire une partie de la ville 57. » En 1512, au dire encore de Huet, le seigneur de la Tremouille construit un boulevard entre le Pré de lʼIsle et les Petits-Prez. Et ce fut tout jusquʼen lʼannée 1590. Les pestes affreuses qui dépeuplèrent la ville à plusieurs reprises, la grande misère qui les accompagna et les suivit, les impôts écrasants, les guerres de religion, ne laissèrent sans doute aux administrateurs de la ville ni assez de répit, ni assez de ressources, pour achever ou perfectionner les premiers essais de fortification quʼon avait entrepris du côté des prairies, entre lʼOdon et le canal Robert.
Un grand événement historique vint donner une impulsion nouvelle aux projets de fortifications étudiés par les échevins de la ville de Caen. Après lʼassassinat dʼHenri III par Jacques Clément, Henri de Bourbon, premier prince du sang de la maison de France par son père, sʼempressa dʼenvoyer, le 2 août 1589, aux corps de ville du royaume, une lettre circulaire 58 dans laquelle il faisait, pour la première fois, acte de roi, et promettait aux communes qui contiendraient « son peuple en son obéissance » de les « soulaiger et gratiffier. » Enchantés de cette promesse, les échevins de Caen sʼempressèrent de prendre au mot le nouveau roi. « Nous vous supplions de croire, lui dirent-ils dans une lettre du 19 août 1589 59, que nous continuerons à vous obéir et servir en la même fidélité et obéissance que nous avons toujours portée aux rois, vos prédécesseurs, à quoi nous sommes dʼautant plus incités par le bon traitement et gratification quʼil plaît à V. M. nous promettre en ce qui concerne le particulier de notre ville... » En même temps, en bons normands ferrés sur le droit, qui pensent quʼune parole écrite vaut mieux quʼun engagement verbal, fût-il dʼun prince, ils énumérèrent, dans une instruction, les gratifications quʼils entendaient réclamer en échange de leur fidélité. Le chapitre en serait long à transcrire. Pour la ville, ils réclamaient la tenue des États de la province de Normandie, lʼétablissement définitif des Cours souveraines transférées de Rouen; pour les bourgeois de Caen, lʼexemption de certaines tailles et du service du ban et arrière-ban; pour les échevins, douze lettres dʼanoblissement, pour eux ou pour leurs amis. « Le tout, avaient-ils soin dʼajouter, en considération et pour remarque de la fidélité et obéissance que lesdits habitants de Caen ont toujours portée à leurs rois et princes. »
Devant de si touchantes marques de dévouement, Henri de Bourbon se sentit fort à lʼaise pour imposer à son tour ses conditions. Il fit sans doute remarquer aux échevins quʼil voulait bien accepter la fidélité dʼune ville, qui se montrait si ouverte dans ses prétentions, pourvu quʼelle consentît à être fermée aux entreprises des ligueurs qui couraient la campagne. Si nous ne trouvons aucune trace dʼune pièce semblable dans les registres de lʼancien Hôtel-de-Ville, nous y rencontrons, en revanche, une lettre dʼHenri IV, du 30 janvier 1593, qui prouve que le prétendant à la couronne de France avait depuis longtemps donné des ordres aux échevins de Caen, soit pour la réparation des anciens remparts, soit pour lʼétablissement de nouvelles lignes de défense.
« Chers et bien amés, leur écrivait-il, nous avons vu le dessin que le sieur de La Vérune nous a envoyé par le sieur du Bois de la fortification de notre ville, château et faubourgs de Caen, et particulièrement entendu dud. sieur du Bois lʼavancement que vous avez déjà donné à lad. fortification; chose qui nous a été bien agréable, et dʼautant que le parachèvement de lad. fortification est très-requis pour votre conservation et pour le bien de notre service. Nous avons bien voulu vous exhorter par la présente à y faire travailler diligemment et vous assure que de notre part nous vous aiderons en ce que nous pourrons pour la rendre au plus tôt en défense. Donné à Chartres. »
Cette lettre inédite dʼHenri IV renferme plus dʼun enseignement. Elle nous apprend dʼabord quʼil se faisait tenir depuis longtemps au courant des ouvrages de défense, quʼon avait commencés à Caen, entre la porte du vieux St-Étienne et le champ de foire, et quʼil y prenait beaucoup plus dʼintérêt que les habitants eux-mêmes. On y devine, sous lʼarrangement poli de la phrase officielle, quʼil songeait bien plus au « bien de son service » quʼà la « conservation » proprement dite des bourgeois de Caen. Mettre la ville, qui sʼétait donnée à lui le moins gratuitement possible, à lʼabri dʼun coup de main des ligueurs qui rôdaient dans les environs, telle était sa vraie, sa seule pensée. Et pour obtenir ce résultat, il promettait aux bourgeois de les « aider en ce quʼil pourrait » dans le travail des fortifications. Cependant comme les habitants de la vieille cité bas-normande étaient gens pratiques et hommes dʼaffaires, ils ne prirent guère en considération des assurances qui ne reposaient que sur la parole royale. Ils voyaient bien ce que leur coûteraient les fortifications, mais ils voyaient moins clairement le bénéfice quʼils étaient appelés à en tirer. Aussi, malgré la lettre missive du maître, ils montrèrent peu dʼenthousiasme pour lʼœuvre recommandée. Pour triompher de leur mauvaise volonté, il ne fallut rien moins quʼune ordonnance sévère, que MM. Vauquelin, lieutenant général, de La Serre, avocat du roi, et du Bois-Couldrey, commissaire du roi, au fait des fortifications, firent publier à son de trompe dans les rues.
« Sur la complainte faite par M. Jacques Bazin, quʼil ne peut avoir ni retenir des artisans en son atelier, et que les bourgeois et habitants de ladite ville les viennent débaucher de jour en jour, à mesure quʼils en ont affaire pour leurs ouvrages particuliers, il a été chargé audit Bazin de bailler une liste des artisans quʼil aura demandés et quʼil voudra employer en sa besogne, auxquels il sera enjoint de travailler avec lui jusquʼà ce que les ouvrages quʼil a entrepris soient parfaits, et défendu à toute personne de les prendre ni employer en leurs ouvrages, sur peine aux contrevenants, pour les bourgeois et ceux qui les emploieront, « de 50 écus dʼamende, et auxdits artisans, du fouet pour la première fois, et, pour la seconde, dʼêtre pendus et étranglés. Et sera à cette fin ladite liste avec la présente ordonnance publiée à son de trompe, tant audit atelier de ville que par les carrefours dʼicelle. »
Cette ordonnance, du 23 juin 1593, si on la rapproche de la lettre précédente dʼHenri IV, nous prouve surabondamment que les nouvelles fortifications, qui devaient fermer la ville du côté des grandes prairies de Louvigny, ne furent pas entreprises sur lʼinitiative des habitants, mais probablement contre leurs vœux et sur la recommandation expresse du roi.
Une délibération du conseil de la commune de Caen fixe à peu près lʼépoque du commencement des travaux. Nous lisons, en effet, dans les registres de lʼancien Hôtel-de-Ville, à la date du 21 novembre 1590:
« Jean Marguerie, sieur de Sordeval, conseiller du roi en lʼélection de Caen, en sa qualité de sergent-major en ladite ville, demande, le 21 novembre 1590, à couper le bois étant dans le fossé de la ville et sur le parapet dudit fossé, jouxte le cercle des Jacobins, et icelui employé aux fortifications qui se font à présent du côté des prés, entre la rivière dʼOulne et la rivière dʼOuldon. »
Commencées dans le courant de lʼannée 1590, les nouvelles fortifications venaient dʼêtre achevées, depuis la porte St-Etienne jusquʼà lʼIle de la Cercle, ou Champ-de-Foire, à la date du 9 avril 1597, lors de la Visite des murailles qui se faisait à Caen, tous les trois ans, à chaque nouvelle élection des gouverneurs-échevins. Les travaux avaient été exécutés sur les plans et sous la direction dʼun très-habile géomètre et architecte, Josué Gondouin, dit Fallaize, qui figure parmi les oubliés ou dédaignés de cette époque; car nous ne trouvons nulle part trace de biographie se rapportant à cet artiste de mérite. Lʼordre de payer suivant, adressé par les échevins au receveur de la ville, le 25 juillet 1592, nous apprend ce fait, intéressant pour lʼhistoire locale.
« Ordre au receveur de payer à M. Gondouin, maître-voyer juré pour le Roi en cette ville et bailliage de Caen, la somme de 20 écus, qui lui a été allouée, pour faire dresser et pourtraire sur parchemin le plan, assiette et étendue de cette ville, avec remarque des tours, forteresses et enclos des murailles, des lieux et endroits plus forts et autres plus faibles dʼicelle, même des lieux et places, qui commandent la ville, le tout pour servir à résoudre les fortifications plus nécessaires à faire en icelle, selon quʼil lui en avait été donné charge par M. de La Vérune et autres seigneurs, ayant entrepris de faire travailler auxdites fortifications. Lequel plan a été par lui baillé et délivré et ordonné être conservé aux arches de lʼHôtel-de-Ville, pour sʼen aider et servir quand besoin sera. »
Comme nous lʼavons dit, il sʼagissait de réunir à la ville, en les reliant par une courtine aux anciennes murailles, tous les terrains désignés, sur le plan de Belleforest, sous les noms de Petits-Prez, Grands-Prez et Pré-de-lʼIsle, sur lesquels se trouvent aujourdʼhui lʼéglise Notre-Dame, la préfecture avec ses jardins, les bâtiments de lʼHôtel-de-Ville, la place Royale, et les groupes de maisons comprises entre la rue du Moulin et le nouveau boulevard, jusquʼà lʼancien pont St-Pierre, aujourdʼhui démoli. Il est fort regrettable que le plan de Josué Gondouin ne soit pas arrivé jusquʼà nous. Lʼhabile maître-voyer nous a heureusement laissé, dans son procès-verbal de la visite des fortifications du 12 mai 1606, quelques explications précieuses auxquelles nous faisons lʼemprunt suivant.
« On avait encomrnencé, dit-il, de faire deux grands bastions: lʼun à la porte St-Étienne, dont les flancs devaient défendre portion de la courtine dʼentre ledit bastion et lʼautre bastion proposé faire dedans ladite Cercle ou foire; laquelle courtine nʼavait été pour lors trouvée être requise fermer et être faite que de terre, fascines et gazons, vu la commodité que lʼon en avait joignant les terres quʼelle enferme, qui est une portion de prairie ayant environ 120 toises de longueur, à prendre par le long de ladite courtine, laquelle courtine est en forme de tenailles sur lʼun des bouts de laquelle fut aussi délibéré faire de maçonnerie une porte fermant et ouvrant à pont-levis, pour tirer les foins de la prairie; pour défendre laquelle, ainsi quʼenviron la moitié desdites tenailles, avait été tracé dedans ladite Cercle, les fondements, fossés, courtines et flancs dudit second bastion..... »
Ce document, dont on ne peut contester lʼimportance puisquʼil nous vient de lʼauteur lui-même des travaux, nous servira à faire la légende de la gravure, qui nous a conservé la physionomie de la Porte-Neuve.
Cette vue, tirée du cabinet de M. Lair, avait été reproduite par M. Ch. Pichon, dʼaprès le tableau de M. Ch. de Vauquelin de Sassy, à qui lʼon devait déjà la plus grande partie des lithographies de la Statistique de Falaise de M. Galeron. Elle nous montre la Porte-Neuve telle quʼelle existait encore à la fin du XVIIle siècle, avant sa destruction. Le fossé et le pont-levis, qui servait à le franchir, nʼexistent plus; mais le reste du petit édifice nʼa subi ni les outrages du temps, ni les changements quʼaurait pu y apporter la main de lʼhomme. Il se compose dʼun pavillon carré, traversé au rez-de-chaussée par une large porte à cintre surbaissé, et surmonté dʼun étage sans fenêtres, que couronne un toit avec girouettes. A gauche, une petite tour carrée, renfermant probablement lʼescalier; à droite des constructions moins élevées, soutenues par des contreforts, dont le pied se baigne dans la rivière; enfin de longues cheminées, au corps mince; tel est lʼaspect général de la construction, dont la structure élégante, jointe à une situation heureuse, forme un ensemble qui satisfait lʼœil. Lʼédifice nʼa rien de martial; sur ses flancs, pas la moindre tourelle, pas la plus petite échauguette. Quelques meurtrières, qui sʼouvrent de çà de là dans les murailles, moins pour menacer que pour regarder au dehors, et cʼest tout. En voyant son attitude inoffensive, on ne croirait guère quʼil fût destiné à entrer, même pour la part la plus modeste, dans un système quelconque de fortifications, si lʼauteur du plan, dont nous avons cité un passage, ne venait heureusement à notre aide pour nous apprendre quʼil était protégé dʼun côté par le bastion de St-Étienne, de lʼautre par le bastion de La Cercle.
Il résulte de lʼexamen comparatif des plans de lʼancien Caen que la Porte-Neuve devait être située sur la rive gauche de la Petite-Orne, ou canal Robert, entre le pont aux Vaches et lʼancien pont de la Foire, un peu plus rapprochée de celui-ci que de celui-là.
Notre gravure nous en fait connaître la façade du côté des prairies; lʼautre côté, qui regardait la ville, et lʼintérieur de la construction ne peuvent être à peu près reconstitués quʼà lʼaide de quelques rares documents, puisés dans les registres de lʼancien Hôtel-de-Ville de Caen.
« Au corps dʼhôtel sur la Porte-Neuve, est-il dit dans la visite des murailles du 9 avril 1597, de présent non encore habitée a été trouvé nécessaire faire ajuster une ventaille de bois pour un soupirail, qui est au milieu de lʼaire de la chambre; plus clore de ventailles, huis et fenêtres, une huisserie qui est à la vis ou montée et une fenêtre, et quʼil serait bon bailler ledit logis à quelque personne pour y habiter et quʼil serait mieux conservé étant habité quʼautrement; ayant connu par expérience quʼà lʼoccasion quʼil nʼy demeura personne, on a déjà fait plusieurs travaux et réparations aux huis et serrures de ladite maison sur quoi sera conféré avec M. de La Vérune. »
Ce passage nous apprend que les bâtiments de la Porte-Neuve renfermaient un corps-de-logis habitable, avec fenêtres donnant sur lʼintérieur de la ville. On y mentionne une chambre seulement, mais nous pouvons affirmer quʼil sʼy trouvait encore dʼautres pièces; car il est permis de supposer que cette nouvelle construction, qui avait moins lʼapparence dʼune forteresse que dʼun pavillon inoffensif, nʼavait pas dû être moins bien traitée sous le rapport de lʼhabitation que les anciennes portes de la ville, bâties surtout dans un but stratégique. Or, celles-ci avaient toutes, au rez-de-chaussée, même les moins importantes, une salle basse qui servait de corps-de-garde, et une sorte de magasin ou réduit « pour retirer, dit toujours le procès-verbal de la visite des murailles, quelques bûches et fagots pour le feu de ceux qui sont en garde à ladite porte, même pour retirer quelque bois pour la ville et les outils des artisans, quand on travaille à ladite porte ou aux environs. » Au premier étage se trouvaient toujours une ou deux chambres que la ville louait à des fermiers, prêtait à quelque employé, ou donnait, à charge seulement de faire certaines réparations à lʼimmeuble. Cʼest ainsi que nous voyons, en 1597, la partie habitable dʼune des portes de la ville affermée, à charge dʼentretenir les couvertures.
« Lʼédifice sur la porte St-Julien et tenu par Marie Boyvin par ci-devant veuve de Richer, trompette de la ville, comme à la précédente visitation lui en ayant été concédé lʼusage passés sont six ans, en considération que son mari fut tué servant de trompette à la compagnie de gendarmerie de M. de La Vérune, étant lors à lʼarmée du roi, et à la charge dʼentretenir bien et dument la couverture volante dudit édifice, selon la lettre quʼelle en a. Continuée à la charge de bien et dument entretenir ladite tour en couverture et dʼy vivre sans scandale. »
Quand la ville logeait un de ses employés, sans conditions, il arrivait souvent que les immeubles se conservaient comme ils pouvaient, jusquʼà ce quʼil se trouvât un locataire assez audacieux pour se plaindre, ou assez habile pour cacher ses vœux sous le masque dʼune action charitable. Tel le cas dʼun sieur Longuet, garde à la porte Millet, que le procès-verbal de la visite des murailles nous rapporte ainsi:
« La chambre de dessus est tenue par le sergent Longuet, auquel lʼusage en a été concédé, dès longtemps, en considération du service quʼil fait en sadite charge; lequel Longuet a remontré quʼil nʼy a aucune commodité en ladite chambre, nʼétant plancher par dessus, la cheminée rompue, nʼy a aucune fenêtre commode, et a prié lesd. sieurs présents que leur plaisir fût la faire plancher et accommoder de vitres et cheminée, en sorte que quelquefois les bourgeois, qui sont en garde, sʼen pussent servir pour y prendre leur réfection, sans être contraints retourner à leurs maisons, qui serait une bonne commodité pour le fait desdits gardes. »
Le sieur Longuet ne montrait cette hypocrite sollicitude pour le bien-être de la milice que parce quʼil occupait gratuitement les parties habitables de la porte. Mais les fermiers de la ville, qui payaient leur location, faisaient leurs réclamations sur un autre ton. Exemple:
« Au ravelin de ladite Porte-au-Berger, ajoute le procès-verbal déjà cité, a été trouvé nécessaire au corps dʼhôtel neuf, qui est baillé à ferme, réservé la grande salle basse pour le corps de garde, de faire des huis à la petite chambre sur lʼouvroir et aux greniers et quelques ventailles aux fenêtres pour le tout pouvoir clorre pour la commodité du fermier: lequel fermier a remontré que néanmoins le bail à lui fait, les capitaines et habitans, qui viennent en garde, lʼont empêché de labourer le jardin dépendant de ladite maison, disant que ladite place est nécessaire pour le proumenoir de ceux qui sont en garde. Aussi se sont habitués de la grande chambre, sur la salle de bas, où se fait le corps de garde, en laquelle ils ont fait mettre quelques meubles, disant quʼelle leur est nécessaire pour prendre leur réfection, les jours quʼils sont en garde, afin de ne se départir de leur garde et être contraints retourner en leurs maisons pour boire et manger, demandant sur ce lui être pourvu et quʼil soit fait jouissant ou que son bail soit dissolu. Reste y aviser. »
Avec les documents qui précèdent, nous pouvons, comme un touriste muni de son guide, faire un voyage instructif autour de la chambre de la Porte-Neuve et de ses pièces accessoires. Quelques nouveaux renseignements, empruntés aux registres de lʼHôtel-de-Ville, nous permettront, après avoir pris connaissance du logement, de jeter un coup dʼœil curieux sur lʼexistence et les habitudes du locataire. Nous nous rappelons que le 9 avril 1597, la Porte-Neuve nʼétait pas encore habitée. Mais, comme les échevins avaient pensé à cette date quʼil était urgent, afin dʼentretenir les serrures, portes et fenêtres de leur immeuble, de trouver quelque personne de bonne volonté pour essuyer les plâtres, il est fort probable quʼun garde fut installé peu de temps après dans la nouvelle construction. Dix-huit ans plus tard, ce garde mourait, et nous ne rappellerions pas ce fait, sans importance, sʼil ne servait à nous montrer que ces modestes fonctions étaient quelquefois lʼobjet dʼun conflit entre le pouvoir royal et les prérogatives municipales.
« Le garde de la Porte-Neuve étant mort, disent les Registres de lʼHôtel-de-Ville à la date du 22 mars 1615, les échevins et le procureur-syndic vont trouver M. de Bellefonds et le supplient dʼavoir pour agréable quʼils en nommassent un autre à sa place, suivant les anciens priviléges de la ville. M. de Bellefonds prétend que cette nomination lui appartient et ajoute que, si MM. du Corps de Ville pensent que leurs droits soient lésés, il est prêt, au premier voyage quʼil fera en cour, à sʼen remettre au jugement de Sa Majesté, quʼen attendant il pourvoiera dʼun bourgeois de la ville à la garde de ladite porte. Les échevins, au retour, arrêtent que ces propositions seront rejetées et M. le Bailli ordonne dʼenregistrer ce que dessus au registre du Greffe de la ville pour y avoir recours si besoin est. »
Nous ne voyons pas tout dʼabord quel grand intérêt avaient les échevins à défendre, contre les empiétements du pouvoir central, le privilége qui consistait à nommer les gardes des portes de la ville. Car, – chose étonnante et qui est cependant prouvée par maint passage des registres de lʼHôtel-de-Ville, – les gardes des portes nʼétaient pas chargés dʼen conserver les clefs. Ce soin, qui aurait dû être, sinon la première, au moins une de leurs plus importantes attributions, était confié à dʼautres mains. Nous lisons, en effet, à la date du 2 septembre 1610:
« Il a été arrêté pour la police de tenir les portes closes de nuit. Que Messieurs en prendront la charge, savoir est: Pour la Porte-Neuve, chez M. le Président, etc. Et les feront clore et ouvrir à heures convenables par leurs serviteurs et domestiques, auxquels ils auront confiance, lesquels la ville gratifiera de chacun deux écus par an. »
En 1615, on place des soldats de la milice aux portes, par suite de lettres reçues du roi, et lʼon remet les clefs aux personnes désignées pour ouvrir et fermer les portes. En 1616, les six clefs de la Porte-Neuve sont données en garde à plusieurs bourgeois. A toutes ces dates, la ville était sous le coup dʼune alerte; le roi lui écrivait de prendre des précautions, de se tenir prête à soutenir une attaque. On comprend donc que dans ces moments de troubles on ne confiât pas les clefs de la ville à un simple garde, qui aurait pu se laisser corrompre ou passer aux partis ennemis. Mais un passage des anciens registres de lʼHôtel-de-Ville nous apprend quʼil en était de même en temps de paix. Ainsi, en 1610, après la paix du Pont-de-Cé, au moment où lʼon venait de lever les gardes placées aux portes de la ville, nous voyons remettre les clefs à des personnes nominativement désignées.
Cependant les clefs étaient laissées quelquefois entre les mains du garde de la porte, comme cela paraît résulter du document suivant.
« Geoffroy Bellebarbe, ayant les clefs de la Porte-Neuve en dépôt, disent les anciens registres de lʼHôtel-de-Ville à la date du 4 mai 1640, a fait plainte que quelques écoliers, nuitamment, ont rompu lʼune des chaînes du pont de ladite porte et forcé la serrure avec des pierres; jure et affirme quʼil ne les connaît, pour nʼavoir osé sortir, à cause quʼils lâchèrent quelques coups de pistolet. »
Cʼétait le garde qui devait préparer la salle basse, dans les occasions où elle était occupée par la milice bourgeoise; cʼétait lui aussi qui devait aller aux approvisionnements, apporter les deux bûches, les deux fagots, le charbon et la chandelle que la ville délivrait à chacun des cinq corps de garde placés au Tripot, à la porte de Bayeux, à la Porte-Neuve, sur le port et à la porte Millet. »
Quand le moment dʼalarme était passé et que les bourgeois armés abandonnaient les postes, cʼétait à lui encore que revenait le soin dʼemmagasiner la plupart des outils qui servaient à la réparation des remparts. Et ce nʼétait pas alors une petite besogne; car, pendant les guerres de la Ligue et les troubles des premières années du règne de Louis XIII, les bourgeois étaient à tout instant convoqués, non-seulement pour garder les fortifications, mais aussi pour les réparer. En 1615, par exemple, nous voyons les bourgeois « tenus de travailler aux fortifications et à la vide des fossés, attendu que les deniers de la ville ne seraient suffisants. »
Quand une nouvelle lettre du roi venait rassurer les échevins et ordonner de renvoyer chez elles les compagnies de la milice, quand la ville se reposait dʼune si chaude alarme, le garde des portes ne jouissait pas de fréquents loisirs. Tantôt il lui fallait courir sur les remparts pour empêcher de jeter dans les fossés des matériaux dont on voulait se débarrasser; tantôt au contraire, au lieu de défendre les fortifications contre des alluvions gênantes ou nauséabondes, il fallait les protéger contre un amaigrissement, dont la cause ne faisait pas honneur au patriotisme des propriétaires riverains. Ce détail curieux est indiqué dans la visite des murailles du 9 avril 1597.
« Tous ceux qui ont leurs jardins et héritages aboutissant sur les remparts entre lad. tour (tour Sevans) et la porte St-Étienne, ayant miné lesdits remparts, pour accroître leurs jardins, et qui devaient être approchés, pour se voir condamner à remettre les terres en lʼétat quʼelles étaient, minant encore davantage de jour en jour, nʼayant été fait aucune action contre eux, à quoi reste pourvoir. »
A cette surveillance des délinquants sʼajoutait, pour le garde de la Porte-Neuve, lʼobligation de tenir les portes ouvertes pour le passage des voitures, pendant la saison des foins et, pendant la foire royale, pour celui des bestiaux quʼon exposait en vente dans la prairie en dehors des fortifications.
Nous trouvons, en effet, dans le registre 46 de IʼHôtel-de-Ville, parmi les conditions imposées à lʼun des adjudicataires des patrimoniaux de la ville, les clauses suivantes: « Il souffrira les ébats accoutumés dans le pré (emplacement quʼoccupent aujourdʼhui lʼéglise Notre-Dame, la préfecture, les bâtiments de la mairie et la place Royale). De même il souffrira les bêtes à laine qui y sont exposées en vente, et la montre des chevaux du côté de lʼOdon durant la séance de la foire royale; et les bêtes aumailles (mot du patois normand qui signifie bestiaux) et porchines au lieu où elles sont exposées en vente pendant la foire, près et en dehors de la Porte-Neuve jusquʼau pont de pierre sur le cours de lʼOdon. »
Sʼil avait des devoirs pénibles à remplir, le garde de la Porte-Neuve trouvait, il est vrai, quelques compensations dans les spectacles variés et gratuits que lui offrait le fameux pré des ébats dont Ch. de Bourgueville, sieur de Bras, a célébré les merveilles dans une prose enthousiaste. Ce sont « deux moyennes prairies, dit-il, qui séparent la ville de ce costé là, fort plaisantes, encloses dʼun costé de la grosse rivière dʼOurne, et de lʼautre de la rivière de Oudon. Auxquelles les habitans et jeunesse se pourmenent, prennent plaisir à la saison du printemps et de lʼesté, mesmes les escoliers de lʼUniversité, les uns à sauter, lutter, courir, jouer aux barres, nager en la rivière qui les enclost, tirer de lʼarc et prendre toutes honnestes récréations, comme aussi font les damoiselles, dames et bourgeoises, à y estendre et sécher leur beau linge, duquel lesdites prairies sont aucunes fois si couvertes quʼelles semblent plutost blanches que vertes. »
Le voisinage de ces lessives – puisquʼil faut les appeler par leur nom – était probablement pour les gardes de la Porte-Neuve moins une source de jouissances poétiques que lʼoccasion de débats très-vulgaires avec les « dames et bourgeoises » qui encombraient la voie publique.
Nous devons avouer cependant que, parmi les spectacles auxquels ils pouvaient assister de leurs fenêtres, il en est un surtout qui méritait dʼattirer leur attention. Cʼétait à peu de distance de la Porte-Neuve que sʼélevait le Mai du Papeguay, « expression dérivée de Papagallus, qui, dans le moyen âge, dit lʼabbé De La Rue 60, signifiait ordinairement Perroquet. Ce jeu consistait à placer au haut dʼun mât très-élevé un oiseau de bois peint et bien orné, et à lʼabattre avec la flèche. La ville, dans lʼorigine, en fournissait deux: un pour lʼarc et lʼautre pour lʼarbalète; vers lʼannée 1540, elle commença à en donner un troisième pour lʼarquebuse, et elle décernait toujours un prix en argent à celui qui abattait le Papeguay..... Les jeux de lʼarc et de lʼarbalète avaient lieu sur le terrain qui est en face du rempart de lʼhôtel de la préfecture; ils duraient pendant tout lʼété, et ils nʼont cessé quʼà lʼépoque de la Révolution. »
Ces divertissements guerriers prirent à la longue une telle importance que la compagnie du Papeguay, recrutée dans la milice bourgeoise, se composait en lʼannée 1744 de plus de cinq cents hommes, sous la conduite dʼun capitaine et dʼun lieutenant, quatre sergents, quatre tambours et un fifre. Elle ne se contentait plus de se livrer avec ardeur à ses exercices ordinaires; elle organisait aussi des fêtes. Cʼest ainsi que nous la voyons, cette année-là, tirer un grand feu dʼartifice à lʼoccasion de la convalescence du roi.
« Lʼédifice destiné au feu, dit la Relation de la fête publiée à Caen en 1744, était construit dans la place où lʼon tire les oiseaux de lʼarc et de lʼarbalète. Sa hauteur était dʼenviron 50 pieds, il a voit deux étages et trois faces, celle du milieu regardait la Porte-Neuve..... »
Le perroquet ou papeguay, perché au haut du mât, joua aussi son rôle dans la fête de nuit, comme lʼindique ce passage: « De temps en temps, on faisait partir des dragons, qui feignaient dʼaller allumer lʼoiseau; il en vint un enfin, à qui lʼhonneur étoit réservé. Lʼoiseau prit feu et effraya, par le bruit quʼil fit, tous ceux qui nʼétaient pas prévenus... »
Si le locataire de la Porte-Neuve était aux premières places pour jouir de la vue des feux dʼartifice et autres fêtes ou divertissements, qui avaient pour théâtre lʼancien Pré des Ebats, il faut bien avouer aussi quʼil subissait quelquefois des spectacles qui nʼétaient point de nature à lui mettre beaucoup de joie dans lʼâme. En effet, quand les impôts prélevés sur le peuple rentraient difficilement dans les coffres du roi, on leur en faisait prendre le chemin par un ingénieux moyen que nous trouvons noté dans les registres de lʼHôtel-de-Ville, à la date du 28 juin 1602.
« Nous avons apporté tout ce que nous avons pensé être de notre devoir pour le bien du service de Sa Majesté, disaient les échevins, jusques avoir fait planter potences à toutes les portes de la ville, pour punir ceux qui voudraient empêcher la levée des dʼimpositions, en sorte quʼelles sont cueillies sans empêchement 61 ».
Quoique le garde de la Porte-Neuve fût exposé à avoir directement sous les yeux, à toute heure, ces lugubres avertissements aux contribuables des percepteurs du bon vieux temps, on ne voit pas que ce modeste fonctionnaire ait jamais donné sa démission, ni quʼon ait éprouvé quelque difficulté à lui trouver de successeur quand sa place était vacante. Le locataire ne manqua à lʼimmeuble que lorsque lʼimmeuble le premier vint à lui manquer. Cet événement se pressent dans une séance du 18 brumaire an VI du conseil municipal de Caen.
« LʼAdministration, considérant que le but que sʼétait proposé le Conseil général de la commune en supprimant la pièce dʼeau nommée le Fort, étoit, après lʼavoir comblée, dʼen employer le terrein en promenade, ainsi que le reste de la place publique qui lui est contiguë, et qui a été mise et en location pour six ans, par adjudication du 21 mars 1793 (V. S.), arrête que la portion de terrain réservée par ladite bannie, et qui sʼétend depuis la Porte-Neuve, le long du mur du bastion, jusquʼà lʼangle dudit mur, sera plantée de tilleuls, et que les deux côtés du chemin tendant de ladite Porte-Neuve au pont de lʼabreuvoir, seront plantés en ormes, en attendant que le surplus du terrain mis en adjudication revienne à la disposition de la commune par lʼexpiration de la jouissance des adjudicataires, époque à laquelle il pourra être pris des mesures pour embellir cette place publique par des plantations, et procurer à ce moyen aux citoyens lʼagrément dʼune promenade. »
Comme les affaires administratives marchaient alors au pas accéléré, six mois après cette première délibération, le Conseil municipal décida, dans une séance du 8 floréal an VI (avril 1798), quʼon sʼentendrait avec les adjudicataires des terrains de la Porte-Neuve pour la résiliation de leur marché, et que celle-ci serait immédiatement démolie.
« Lʼadministration considérant que la porte, dite des Prés, ou Porte-Neuve, faisant partie des anciennes fortifications de la commune, est nuisible par sa position aux embellissements quʼon se propose de former dans le quartier, arrête quʼelle sera démolie et que lʼarchitecte de la commune donnera le devis estimatif des frais que sa démolition pourra occasionner. »
Lʼexécution suivit de près la sentence. La Porte-Neuve avait vu sʼélever successivement, sur lʼemplacement des Petits-Prés, le grand et le petit séminaire des Eudistes (aujourdʼhui lʼHôtel-de-Ville), lʼéglise des Jésuites (aujourdʼhui Notre-Dame) et un grand nombre de maisons particulières qui, en rétrécissant la place réservée aux promeneurs, semblaient lui signifier sa prochaine destruction. Après une durée de deux siècles, elle eut la bonne fortune dʼêtre reproduite, à ses derniers moments, par le crayon dʼun artiste. Combien de générations dʼhommes laisseront moins de traces!