Caen démoli: Recueil de notices sur des monuments détruits ou défigurés, et sur l'ancien port de Caen
ANCIENNE
ÉGLISE SAINT-SAUVEUR
(AUJOURDʼHUI HALLE AU BLÉ)
AVANT LA DÉMOLITION DE SA FLÈCHE EN BOIS
S AINT-SAUVEUR est aujourdʼhui masqué, du côté de la place du même nom, par des maisons modernes. Le portail actuel, construit peu dʼannées avant la Révolution, a remplacé un charmant portail dont les voussures portaient des guirlandes de feuillages découpés à jour. « La forme particulière de lʼarcade du portail, dit Ducarel, qui a donné dans ses Antiquités un dessin de cette partie du monument, et le genre extraordinaire des ornements sculptés dans le fronton triangulaire qui le couronne, offrent une preuve évidente de son antiquité 43. »
On voit encore, à lʼextérieur du monument, des contreforts du XVIe siècle, et, sur un des piliers du chœur, un médaillon représentant une figure à triple face. A l'intérieur, on remarque quelques clefs de voûte et, sur un des piliers de la tour, une sculpture représentant une figure de mendiant marchant sur les genoux. La nef fut bâtie dans le XIVe siècle; le chœur, commencé en 1530, fut achevé en 1546.
Dans la tour, couronnée aujourd'hui par un toit de beffroi à quatre pans triangulaires, se trouvent des ornements saxons et mauresques: zigzags guillochés et denticules. Cette partie de l'église semble appartenir au XIIIe siècle, à l'exception de quelques mètres de maçonnerie, qui ont été ajoutés en 1604 pour servir de base à une pyramide en ardoise. Malheureusement, en 1836, Saint-Sauveur a vu tomber sous le marteau des démolisseurs sa flèche en bois, qui a été regrettée de tous les gens de goût.
Comme nous l'indique notre gravure, qui n'est qu'une réduction d'une aquarelle exécutée, en 1832, par A. Lasne, cette pyramide en bois, couverte d'ardoise, était entourée à sa base par de petits clochetons, également couverts d'ardoise. Elle était assez élevée, élégante et d'un aspect très-pittoresque. De plus, elle avait, aux yeux des archéologues, une valeur toute particulière par sa rareté; car, dans l'arrondissement de Caen, si riche en clochers de pierre, cette flèche en charpente était le seul spécimen d'architecture religieuse de ce genre. Malgré toutes ces bonnes raisons, qui plaidaient pour sa conservation, la tour de l'ancien Saint-Sauveur fut solennellement condamnée à être décapitée, par une délibération du Conseil municipal du 27 août 1836.
« Considérant, disait l'arrêté ou plutôt le jugement, que les travaux proposés pour les réparations de l'ancienne église Saint-Sauveur, servant actuellement de halle à blé, assureront à cet édifice une longue durée; que toutefois la flèche du clocher, construite en bois et couverte en ardoises, n'étant pas un monument d'art et n'ayant d'ailleurs rien de remarquable, ne doit pas être conservée, puisque la réparation entraînerait une dépense de près de 6,000 fr., que dès lors cette flèche doit être démolie;
« Considérant que le produit de la vente des bois et autres matériaux devra être affecté aux réparations de la halle; que la vente doit avoir lieu aux enchères publiques, mais que les réparations de la halle, devant être exécutées dans d'anciens murs, doivent avoir lieu par économie;
« Ouï le rapport de la Commission des finances, le Conseil arrête:
« Les matériaux de toute nature, composant la flèche de l'ancienne église Saint-Sauveur, seront vendus publiquement à la charge de démolition. Le produit de la vente est affecté aux réparations de la toiture de ladite église. »
L'opinion publique ne confirma pas la sentence; elle s'émut, et une pétition, couverte de nombreuses signatures, demanda « la grâce du condamné. » Le 9 août 1837, le Conseil municipal répondit à ces vœux par l'arrêté suivant:
« Vu une pétition, à lui adressée le 10 mai dernier, pour obtenir que le clocher existant sur la halle aux grains soit conservé et réparé;
« Attendu que ce clocher en bois couvert en ardoises n'offre, sous le rapport de l'art ni sous celui de son antiquité, rien qui puisse le faire considérer comme un monument qu'il soit utile de conserver et de réparer; que ce clocher n'est pas convenablement placé sur une halle;
« Attendu que la réparation de la flèche du clocher coûterait une somme de trois mille deux cents francs au moins sur la dépense occasionnée par l'adjudication des travaux de réparations à faire à l'ancienne église Saint-Sauveur, servant de halle aux grains, et que la situation financière de la ville ne lui permet pas d'employer cette somme à une dépense qui n'est pas indispensable;
« Attendu que l'adjudication des travaux à faire à la halle comprend la démolition de ce clocher, conformément aux deux délibérations du Conseil municipal en date du 27 août 1836 et 15 mars 1837;
« Après avoir entendu le rapport de la Commission spéciale;
ARRÊTE:
« 1° Il n'y a pas lieu de modifier l'adjudication des travaux à faire à la halle au blé, en ce qui concerne le clocher qui devra être supprimé;
« 2° M. le Maire est chargé de l'exécution du présent arrêté. »
Ce fut bien en effet une exécution, et d'autant plus maladroite que le principal motif de l'arrêt, la question d'économie, n'aurait pas dû peser sur l'esprit des juges; car on sut plus tard qu'il n'en aurait pas coûté plus cher à la ville pour restaurer la flèche que pour la démolir. L'entrepreneur en avait offert le choix au Conseil municipal.
A cette note sur l'église supprimée de Saint-Sauveur, nous ajouterons quelques fragments, dont l'un, jusqu'ici inédit, formerait une page intéressante de l'histoire de l'ancienne Université de Caen.
La fondation de l'église primitive est attribuée à saint Regnobert. On l'appelait, dès l'année 1130, Saint-Sauveur-du-Marché, de l'ancien nom de la place où elle est située. Un marché avait lieu devant son portail, les lundis et vendredis de chaque semaine, et les droits de ce marché appartenaient au domaine des ducs de Normandie.
L'ancienne église était située au milieu d'un cimetière, qui l'entourait encore au XVIIe siècle. Lorsque la ville lui eut donné, en 1686, un autre emplacement pour son cimetière, l'église ne resta pas longtemps isolée. A peine les morts partis, elle se vit assiégée par les vivants. « Les petites maisons qui environnent l'église Saint-Sauveur sont construites, » nous dit en effet, à la date de 1714, un manuscrit conservé à la Bibliothèque de Caen 44.
Au XVIIIe siècle, deux petits événements se passèrent dans l'intérieur de l'église Saint-Sauveur. Le premier fait, qui n'a que la valeur d'une nouvelle à la main, est ainsi raconté dans le Journal d'un bourgeois de Caen 45: « Le lundi 23 juin 1721, le sieur Regnauld a donné un bal à Mlle de Than, à Saint-Sauveur, et le lendemain des dames sont allées en masque à la messe de Saint-Sauveur, ce qui a causé bien du scandale. »
Voici le second fait. En 1753, Saint-Sauveur ouvrit ses portes à un cortége dont la pompe solennelle a longtemps frappé l'esprit des contemporains. Les lettrés normands savent que l'ancienne Université de Caen avait pour chef un recteur, qu'on élisait tous les six mois. La fréquence de ces élections était, suivant l'abbé De La Rue, « un moyen infaillible d'exciter l'émulation parmi les professeurs, dont les plus distingués pouvaient briguer les suffrages des députés de chaque faculté. » Ducarel, dans ses Antiquités anglo-normandes, explique le peu de durée des fonctions du recteur par des motifs beaucoup moins nobles. Suivant lui, la dépense que nécessitaient les funérailles d'un recteur était si excessive que l'Université, pour prévenir un malheur attaché à l'espèce humaine, avait eu recours à l'expédient de ne nommer son chef que pour six mois, ou même pour un temps moins long, quand la maladie menaçait d'abréger ses jours. L'opinion de Ducarel, tout étrange ou malveillante qu'elle paraisse, n'est cependant pas dénuée de vraisemblance. En effet, l'Université ne se composait pas seulement de professeurs et d'écoliers. Comme ses membres étaient investis de priviléges, dont les principaux consistaient dans l'exemption de certains impôts indirects, elle ne tarda pas à ouvrir ses rangs à de nombreux parasites, qui venaient moins y chercher la nourriture de l'esprit que la satisfaction d'appétits plus positifs. C'est ainsi que les fonctions modestes de bedeaux, d'appariteurs, de copistes, de papetiers, etc., furent avidement recherchées par de riches bourgeois et de grands seigneurs. « L'usage voulait, dit M. Jules Cauvet 46, que ces personnages, en recevant leur nomination, offrissent à l'Université, toujours assez médiocrement pourvue dans ses moyens financiers, une somme d'argent comme témoignage de leur reconnaissance. »
Ceci exposé, le lecteur pensera avec nous que l'explication de Ducarel n'est pas moins acceptable que celle de l'abbé De La Rue. Un double courant d'opinion, parmi les membres de l'Université, devait les conduire, par deux pentes distinctes, à la même conclusion. D'une part, les professeurs, qui pouvaient briguer les suffrages de leurs confrères; de l'autre, les étrangers, qui ne recherchaient dans des places universitaires qu'un moyen de s'exempter de la taille, avaient des motifs, différents il est vrai, mais non moins sérieux les uns que les autres, pour souhaiter le maintien des statuts, qui exigeaient une nouvelle élection tous les six mois. Ceux-ci, dans la crainte de participer aux frais des funérailles, redoutaient la mort du recteur; ceux-là désiraient son changement dans l'espoir de lui succéder.
Grâce au règlement qui bornait à six mois la durée du rectorat, l'ancienne Université de Caen, depuis son origine jusqu'à sa suppression, c'est-à-dire depuis 1431 jusqu'à 1791, n'eut que deux fois à payer la perte douloureuse de son amplissime recteur 47. On se figure aisément quelle émotion se répandit dans la ville lorsqu'on y apprit, le 27 septembre 1753, que M. Jacques-François Boisne, recteur de la « très-célèbre Université de Caen » et professeur de rhétorique au collége Du Bois, venait de se tuer à la chasse, à Beuville, chez le seigneur du lieu. Le peuple, qui n'avait guère alors que les cérémonies publiques: feux de la Saint-Jean, entrées de gouverneurs ou de rois, et enterrements de grands personnages, pour se consoler de ses misères, dut apprendre la nouvelle avec une joie peu dissimulée. On savait si bien que les funérailles d'un recteur devaient s'accomplir dans des conditions de magnificence inusitées, on avait attendu si longtemps un spectacle qui avait été refusé à tant de générations, on se faisait de cette solennité somptueuse une idée si extraordinaire, qu'une rumeur étrange courut dans la foule et, par sa sottise même, s'accrédita au point de passer plus tard à l'état de tradition 48. On répandit le bruit que le recteur s'était tué volontairement pour avoir de magnifiques funérailles, et on le crut! Cette inepte invention, née de la bêtise des foules, qui ont besoin d'entourer les événements les plus ordinaires de quelque chose de merveilleux, aurait été avidement exploitée, si elle avait eu la moindre vraisemblance, par l'habileté des gens qui allaient être atteints dans leurs intérêts matériels. En effet, s'ils avaient pu, non pas établir, mais seulement laisser soupçonner un suicide, tous les parasites de l'Université, qui voulaient bien en accepter les avantages sans en supporter les charges, n'auraient pas négligé un moyen si commode d'empêcher une inhumation dont ils devaient payer une partie des frais. Quoique l'absurde soit facilement accueilli par le plus grand nombre, ils n'osèrent pas cependant tirer parti du bruit populaire. A quoi bon d'ailleurs employer une calomnie, difficile à faire accepter des gens intelligents, quand on a sous la main un bon petit scandale indiscutable? Le recteur, qui venait de succomber, s'était tué à la chasse, et, comme il était prêtre, on s'empara de ce fait pour discréditer sa mémoire dans l'esprit des gens superstitieux. L'argument, il est vrai, ne réussit pas. Toutefois il fut employé avec assez de persistance pour qu'il obligeât les doyens, docteurs et professeurs de l'Université, à le réfuter publiquement, afin de ne pas être soupçonnés d'avoir participé à la rumeur que quelques habiles avaient mise en circulation. Ce fait nous est suffisamment indiqué par un passage du procès-verbal des funérailles du recteur, publié par l'Université. Après avoir insisté sur les détails de l'accident, le rédacteur de la pièce y a laissé tomber entre deux parenthèses, comme par mégarde, le bruit (qui courait en ville) que l'on refuserait les honneurs de la sépulture rectorale à un prêtre que la mort avait surpris au moment où il chassait. Voici ce passage significatif 49:
« Le mercredi 26 septembre 1753, M. Jacques-François Boisne, recteur de la très-célèbre Université de Caen et professeur de rhétorique au collége Du Bois, était à Beuville, paroisse distante de deux lieues de cette ville, chez le seigneur du lieu. On l'invita d'aller à l'afut, il prit un fusil, y fut, et passant, vers les sept heures du soir, un fossé, son fusil fit feu, le coup lui passa vers la tempe droite, lui enleva le crâne de la tête.
« Le jeudi 27, le bruit de sa mort se répandit dans cette ville dès le matin. La justice et les chirurgiens se transportèrent à Beuville pour faire la visite du mort et en dresser acte suivant la coutume.
« Le matin, les docteurs et professeurs qui étaient dans cette ville s'assemblèrent et tinrent conseil, dont le résultat fut de députer vers les doyens, docteurs et professeurs absens, pour venir délibérer en forme; on envoya chercher M. Vicaire, doyen perpétuel de la Faculté de théologie, à Martragny.
« Les doyens, docteurs et professeurs s'assemblèrent le soir pour savoir si on accorderait les honneurs de la sépulture rectorale au défunt. On les lui accorda à la pluralité des voix (car le bruit s'était répandu qu'il ne les auroit pas, étant mort à la chasse). »
Le procès-verbal relate ensuite, avec de grands détails, tous les préparatifs de la cérémonie, l'embaumement du corps, et son exposition, pendant plusieurs jours, dans la classe de philosophie du collége Du Bois. Vient enfin le récit des funérailles, avec une longue énumération des fonctionnaires et des notables qui composaient le cortége. Tout en faisant grâce au lecteur de cette liste fastidieuse de noms propres, nous devons cependant attirer son attention sur certaines personnes qui figurent dans cette nomenclature. Ainsi nous trouvons, dans les premiers rangs du cortége, un sieur Harel et un sieur Crespel désignés comme écrivains, et un sieur Guillain, de Bénouville, comme enlumineur. A partir de l'année 1440, l'Université de Caen avait eu des registres en vélin, écrits par des officiers de l'Université, qu'on appelait scriptores, et ornés souvent de vignettes et de miniatures exécutées par d'autres officiers, qu'on appelait enlumineurs 50. Mais, au-delà de l'année 1620, on ne trouve plus trace de registres de l'Université. Le travail cessant, il semblerait que le fonctionnaire eût dû disparaître avec la fonction. Cependant, par un miracle de longévité que constate le procès-verbal de l'inhumation du recteur, les écrivains et enlumineurs s'étaient conservés plus d'un siècle après l'abandon des registres enluminés. Ils figuraient aux cérémonies publiques et jouissaient, comme tous les autres officiers de l'Université, de l'exemption de taxes onéreuses, moyennant une certaine somme, déguisée sous le nom de don volontaire, qu'ils payaient à l'Université en entrant en fonctions. Cette parenthèse fermée, nous rendons la parole au rédacteur du procès-verbal.
« Le chœur de Saint-Sauveur étoit tendu à quatre rangs de lingette noire et la nef à un rang. La chapelle du Saint-Sacrement et celle de la Charité étaient tendues de leurs tentes noires et ornemens funèbres.
« Au milieu du chœur il y avoit un très-beau cataphalque; il avait quatre degrés tendus de noir chargés de larmes d'argent, têtes de mort et armes de l'Université, un très-grand nombre de cierges sur les degrés. Sur ces degrés étoit l'élévation, d'environ trois pieds, où on posa M. le Recteur pendant le service, sous un dais de velours noir. Chaque pente chargée au milieu des armes de l'Université et, au reste, de larmes d'argent. La corde qui soutenoit le dais étoit couverte de noir et d'une bande blanche qui régnoit tout du long spiralement; telles étoient les quatre cordes qui partoient des angles du dais et qui rendoient à quatre coins du chœur. Le ciel étoit en voûte et se terminoit par une boulle d'argent, sur laquelle étoit peinte une tête de mort à deux faces avec des ailes. Du dais pendoient quatre rideaux qui s'étendoient aux coins où étoient arrestées les cordes. Ils étoient de cinq bandes, deux noires et trois blanches, chargées d'hermines noires; l'autel avoit autant de cierges qu'il en pouvoit avoir.
. . . . . . . . . .
« Il y eut un concours extraordinaire de peuple qui vint voir cette cérémonie; enfin il y avoit plus de monde à Caen, ce matin, qu'il n'en vient en foire de Caen le premier lundi. Les villes, de quinze lieues à la ronde, étoient pour ainsi dire désertes. Il en vint de Rouen et de Paris. »
Cette cérémonie, autant par sa rareté que par la pompe extraordinaire qui y fut déployée, avait vivement frappé l'imagination des contemporains. En dehors des relations officielles, nous en trouvons un récit abrégé dans le Journal d'un bourgeois de Caen. Un autre bourgeois de la ville, Étienne Deloges, qui, à la suite d'un recueil manuscrit de Noëls et cantiques 51, avait jeté deçà delà quelques notes relatives à des faits d'histoire locale dont il avait été témoin, nous a donné aussi, à sa façon, un compte-rendu des funérailles du recteur. Cette note mériterait d'être citée, ne fût-ce que pour la bizarrerie amusante de son orthographe. Mais, comme elle ferait double emploi avec le procès-verbal que nous avons mis sous les yeux des lecteurs, nous nous contenterons d'en extraire un passage où l'auteur relate un fait inédit, qui nous servira à compléter notre récit. « Il y a eu contestation pour sa sépulture, dit l'auteur en parlant des funérailles de Jacques de Boisne; on voulet l'inumé aux Cordeliers, lieu de leurs sépultures; et le sr curai de Saint-Sauveur leur demanda, estant de sa paroisse, et on luy a acordé; il a esté inumé le 5 d'octobre 1753, porté sous un dais par quatre ecclésiastiques, quatre crespe aux quatre coins du dès porté par quatre ansiens recteurs. »
Quand on songe à l'importance du casuel que de telles funérailles devaient rapporter, on ne s'étonne plus que la dépouille mortelle du recteur ait été l'objet d'une contestation entre deux églises rivales. Mais ce qui a lieu de nous surprendre, c'est la victoire remportée, en cette occasion, par le curé de Saint-Sauveur. Le droit et l'usage semblaient au contraire plaider en faveur des religieux des Cordeliers. Huet nous dit en effet, dans ses Origines de Caen, qu'en vertu d'un contrat les Pères Cordeliers avaient mis leur couvent et leur église à la disposition de l'Université, qui, de son côté, s'engageait à les protéger. Dans une brochure in-4° intitulée: Actions de grâces rendues par l'Université de Caen pour le rétablissement de la santé du Roy, le 25 novembre 1744, nous voyons aussi que les Pères Cordeliers avaient le titre de chapelains ordinaires de l'Université. La même brochure nous apprend encore que les processions particulières des autres paroisses étaient astreintes, lors des cérémonies universitaires, à s'assembler dans l'église des Cordeliers. Enfin la note manuscrite, que nous avons citée et qui émane d'un contemporain, dit positivement que le couvent des Cordeliers était le lieu de la sépulture des membres de l'Université. Pour triompher de droits si formels, cimentés par un long usage, il fallut au curé de Saint-Sauveur des arguments bien subtils ou de bien puissantes influences. Ni les unes ni les autres ne lui manquèrent. En effet, Pierre Buquet, qui eut la bonne fortune d'occuper la cure de Saint-Sauveur au moment de la mort d'un recteur, avait été lui-même recteur et principal du collége des Arts. De pareils titres devaient lui assurer une grande autorité dans les conseils de l'Université. Et celle-ci pensa sans doute que ce n'était pas tout à fait se dépouiller que de payer les frais de l'inhumation entre les mains d'un de ses membres.
Trente-huit ans après cette pompeuse cérémonie, en 1791, la municipalité de Caen s'empara de l'église Saint-Sauveur et la convertit en halle aux grains. Où résonnaient jadis les chants sacrés, on n'entendit plus désormais que les clameurs d'une foule affairée ou quelquefois, comme en 1812, les grondements de l'émeute. Ce fut, en effet, sous les voûtes de l'ancienne église Saint-Sauveur que se passa le premier acte d'un drame qui a laissé une page sinistre dans l'histoire de Caen sous le premier Empire. Voici comment M. Canivet, dans une excellente notice, raconte les premiers incidents de l'émeute de 1812: « Le 2 mars, dit-il, une foule plus nombreuse qu'à l'ordinaire avait envahi la halle. Elle était composée partie de pauvres gens, dont bon nombre de femmes, venus là pour acheter un peu de blé, partie d'hommes sans aveu, que l'on rencontre partout où il y a du tumulte et dont le rôle est de faire du tapage et d'animer les esprits. A leur tête était un nommé Lhonneur, maître d'écriture, homme peu considéré, pour ne pas dire plus, mais à la parole facile, et il s'en servait alors pour persuader à la foule ignorante et affamée que, si le blé était cher, il ne fallait point s'en prendre à l'insuffisance de la récolte, mais à la connivence des fermiers et des trafiquants de grains. Le peuple d'applaudir et de crier: A bas les accapareurs!
« Cependant le préfet et le maire, prévenus du désordre, étaient accourus à la halle où se trouvait déjà le colonel Guérin; la force publique n'y était représentée que par quatre gendarmes. En vain le préfet, par des paroles conciliantes, essaya d'apaiser les séditieux et de leur démontrer que de pareilles scènes ne pouvaient avoir d'autre résultat que d'éloigner les cultivateurs de la halle et, par conséquent, de faire monter le prix du blé; sa voix ne fut pas écoutée; des menaces et des injures furent proférées contre lui. On dit qu'un gamin de dix-huit ans, fils de l'excoriateur Sanson, plus connu sous le nom de Bon-Appétit, cria, dans le langage de son état: « Passez-moi le préfet, que je l'écorche comme un vieux cheval, » et qu'il s'élançait sur lui quand il fut saisi par le colonel et étendu sur le sol. On dit aussi qu'une femme Provost lui porta le poing sous le nez et, selon quelques-uns, le frappa au visage; qu'une autre femme, les uns disent Trilly, les autres Gougeon, tira le maire par son catogan et le renversa sur un sac de blé. Je n'ai d'autres garanties de ces faits que la voix publique, et ce qui me porte à en douter, c'est que M. Chemin, ayant consigné dans ses notes que le gendarme Maresquier lui a dit depuis que, si on les avait laissés faire, lui et ses camarades, ils auraient arrêté quelques-uns des plus criards et que tout eût été fini, il est évident qu'il s'est enquis auprès de ce témoin oculaire de tout ce qui s'était passé; or, il ajoute n'avoir pas entendu dire qu'aucune voie de fait eût été commise jusqu'à ce moment.
« Il est certain que, dans ces circonstances critiques, le préfet perdit contenance et que, protégé par les gendarmes, il parvint à gagner la porte, jetant quelques pièces de monnaie à la populace, qui le poursuivit de ses huées jusqu'à la maison du premier président Le Menuet où il trouva un refuge. Quant au maire, il avait disparu, regagnant, dit-on, son domicile, rue St-Étienne, sous une grêle de projectiles peu dangereux; quelques vitres furent brisées à sa maison. Seul, le colonel tint bon jusqu'à la fin, faisant face à la foule et lui en imposant par sa fière contenance.
« Tel fut le premier acte du drame. Avant de passer outre, constatons que pas un vol n'avait été commis et que les cultivateurs qui, à la vue du désordre grandissant, avaient pris la fuite, abandonnant leurs sacs de blé, les retrouvèrent intacts à la halle suivante. Constatons encore que, à part les on dit et les incidents plus burlesques que tragiques propagés dans le public, il est un fait avéré, c'est que les deux premiers magistrats, l'un du département, l'autre de la ville, furent brutalement insultés et leur autorité méconnue.
« C'est à la halle du lundi que ces désordres avaient eu lieu. Tout autre jour, chacun fût retourné chez soi; mais alors, comme aujourd'hui, le lundi était le dimanche des ouvriers, et cette foule oisive continuait à stationner place St-Sauveur avec force vociférations. Déjà le jour tirait à sa fin et elle allait se disperser peut-être, quand une voix dominant le tumulte fait entendre le cri: Allons chez Mottelay! Ce Mottelay, meunier de son état, avait acheté récemment l'usine de Montaigu et introduit, dans les procédés de mouture, quelques perfectionnements qui faisaient affluer les grains à son moulin. On eût passé à moins pour un accapareur, dans un temps où le peuple en voyait partout; aussi tous de répéter: Allons chez Mottelay! »
Une troupe d'environ deux cents personnes envahit le moulin de Montaigu situé sur les bords de l'Orne, à l'extrémité du Grand-Cours. Quelques hommes d'une compagnie de la garde nationale suffirent à disperser les émeutiers, qui s'étaient contentés de dévaster l'intérieur du moulin et de renverser un petit nombre de sacs de farine d'orge. On sait de quelle répression terrible fut suivie cette émeute sans importance.
Après quelques jours d'un calme complet, la ville apprit avec stupeur l'arrivée du général Durosnel, aide-de-camp de l'Empereur. Il entra à Caen avec un corps de troupes considérable et accompagné d'une commission militaire, toute composée d'avance pour juger les séditieux. Cinquante-neuf prévenus furent arrêtés et transférés de la prison civile au Château, où la commission prit séance le 14, à huit heures du matin. Le 15, à deux heures du matin, la commission prononçait une sentence qui condamnait huit accusés, parmi lesquels quatre femmes, à la peine de mort, huit à huit ans de travaux forcés, neuf à cinq ans de réclusion, vingt-cinq à cinq années de surveillance.
« Dix-huit heures avaient donc suffi, dit M. Canivet, pour entendre soixante accusés dans leurs explications et leurs réponses, les témoins à charge et à décharge dans leurs dépositions, le rapporteur dans son réquisitoire, les avocats dans leurs plaidoiries. Jamais tribunal, ni celui de la Terreur, ni celui même de Maillard, aux journées de septembre, de sinistre mémoire, n'avait fonctionné d'une manière plus expéditive. »
L'exécution fut aussi rapide que l'arrêt. Elle eut lieu le même jour, entre sept et huit heures du matin, en dehors de la porte du Secours du Château. L'un des condamnés, le jeune Samson, âgé de dix-neuf ans, se débattait et criait: « Ne me tuez pas, ne me tuez pas! envoyez-moi plutôt à l'armée, on n'en revient jamais! »
« Mot amer, dit très-bien M. Canivet, et dont le malheureux ne comprenait sans doute pas la portée; sanglante condamnation du régime de chair à canon qui pesait alors sur la France! »