Caillou et Tili
L’ŒUF DE CHEVAL
Caillou, qui avait passé les vacances chez l’oncle Jules, est demeuré assez longtemps désorienté. Il ne sait pas s’il aime la campagne, il ne sait pas s’il la trouve belle. De tels jugements fermes et précis sur les choses inanimées ne peuvent être portés que par de grandes personnes. Caillou sait et dit qu’il aime sa mère, son père, moi sans doute, et généralement les humains qui l’entourent, sauf quelques-uns qui lui inspirent de la crainte ou de l’horreur. Mais il ne saurait définir le sentiment qu’il a éprouvé au milieu des arbres, devant l’herbe et les eaux. Il a été heureux, il a trouvé naturel de l’être, il ne se serait même pas aperçu qu’il l’était, si une fois revenu à Paris il n’avait senti en lui-même comme un vide, une espèce d’ennui très vague et complètement indicible, parce qu’il n’y a pas encore de mots abstraits dans son vocabulaire, et que d’ailleurs son expérience de la vie n’est pas assez longue pour qu’il remonte jusqu’à l’origine de ses impressions. C’est tout juste, en somme, comme quand il a envie de dormir, le soir. Il devient nerveux, impatient, grognon. Mais si on lui dit : « Caillou, il est temps d’aller te coucher », il fond en larmes, il crie : « Non, non, je ne veux pas aller me coucher ! » Il ne sait pas qu’il a sommeil. De même, il ne sait pas qu’il a aimé la campagne, et qu’elle lui manque.
Mais quand son oncle Jules vient à Paris, il monte sur ses genoux, et, sous prétexte de l’embrasser, flaire singulièrement les plis de sa cravate molle. Et il est grondé par ra mère, qui trouve que ce n’est pas convenable :
— Mais qu’est-ce que tu as, voyons, Caillou, à la fin ?
Caillou répond, sentencieusement, comme s’il venait de faire une grande découverte :
— Il sent… il sent la même chose qu’à Chailly !
C’est qu’il a perçu l’espèce de fraîcheur que gardent les joues lorsqu’elles ont été au grand vent toute la journée, l’odeur des feuilles près de mourir, un peu amère et persistante, celle aussi de la peau qui a respiré et absorbé l’air vivant des plaines. Il a encore des sens de sauvage, Caillou. Voilà pourquoi son imagination s’émeut ; le nez dans la cravate de son oncle Jules, il revoit des spectacles dont il ignorait même avoir gardé la notion. Je crois alors que le moment est bon pour l’interroger.
— Qu’est-ce qu’il y avait à Chailly, te souviens-tu ?
Il cherche dans sa mémoire et prononce :
— Des bœufs, des vaches, des poules, des oies et des chevaux, oui, des chevaux.
C’est toujours la même incapacité à se rappeler ce qui n’est pas en vie, et que j’avais déjà remarquée quand je lui ai demandé jadis de me décrire le jardin des Tuileries. Les chevaux surtout le préoccupent. Ceux qu’il voit à Paris entretiennent sa curiosité, tandis que, chose curieuse, les automobiles le laissent indifférent. C’est qu’elles n’ont pas de mystère ; il sait qu’elles ont été faites par les hommes, dont il est persuadé qu’ils peuvent tout faire : ce ne sont que de grands jouets mécaniques. Au contraire les bêtes lui apparaissent comme en dehors de lui, énormes, capricieuses, encore mal domptées.
Un samedi soir, avant de partir, l’oncle Jules lui demande :
— Qu’est-ce que tu veux que je te rapporte de Chailly, Caillou ?
Caillou n’a pas besoin de réfléchir. Il crie d’un trait :
— Un cheval !
L’oncle Jules n’est pas toujours un homme sérieux. Il appartient à la nombreuse catégorie des grandes personnes qui croient que les enfants ont été mis au monde pour les amuser et ne mettent aucune honnêteté dans leurs rapports avec eux. Si vous voulez bien y réfléchir une minute, c’est là de l’immoralité.
— Je ne puis pas te donner un cheval, dit l’oncle Jules, c’est trop cher. Mais si tu veux, je te rapporterai un œuf de cheval.
Cette proposition n’étonne pas le moins du monde Caillou. Tous ceux des animaux qu’il a vus de près, les poules, les serins, tous les oiseaux, font des œufs. C’est la seule manière qu’il leur connaisse d’avoir des petits. Il généralise mal, mais ce n’est pas sa faute, c’est la faute de celui qui trompe sa confiance ; et il bat des mains, et il remercie, tandis que l’oncle s’en va, suivi de ma réprobation. Cependant je n’ose rien dire, parce que je ne suis pas de la famille.
D’ailleurs je songe qu’il sera toujours temps de détromper Caillou demain soir, en lui adoucissant une inévitable déconvenue. Mais l’oncle Jules est un être astucieux et persévérant dans ses desseins. Caillou, qui l’attendait avec cette sorte d’espoir empreint d’anxiété qui allonge les heures, le voit revenir avec un commissionnaire qui porte sur ses épaules une chose lourde, vaste et ronde, enveloppée de papier gris.
— Voilà l’œuf, Caillou !
Caillou est tout pâle d’émotion et de joie. On l’aide à détacher les ficelles, à défaire le papier gris, et sur le tapis du vestibule apparaît enfin, d’un jaune rouge, gigantesque, côtelée, majestueuse, une citrouille achetée chez la plus prochaine fruitière. Certes il faut une telle coquille pour contenir le petit d’un cheval ! Caillou n’a pas un doute, il a peur seulement de casser l’œuf, il ne le touche qu’avec prudence, avec vénération, avec amour. Il s’informe du jour où le petit du cheval sortira, de ce qu’il faut faire pour qu’il sorte. Et son enthousiasme est tel que personne maintenant n’ose plus lui dire la vérité. Mais moi, je battrais volontiers l’oncle Jules.
— Bah ! fait-il, vous verrez ; j’arrangerai ça !
Il arrangera ça de manière à s’amuser encore, je le devine. Je m’en veux d’être pédant, et de me rappeler, à cette minute précise, que les Latins employaient le même mot, puer, pour signifier « esclave » et « enfant ». L’oncle ne réfléchit pas un instant qu’il n’oserait abuser de la même façon de l’ignorance ou de la naïveté d’un homme de son âge, parce qu’il y aurait des suites et qu’elles seraient pour lui périlleuses. Je m’en veux de considérer cette supercherie comme une expérience qui me montrera de quelle manière Caillou va concevoir cette féerie, quelle couleur il va lui donner, et comment il acceptera la déception qui se prépare.
Je le regarde, et je vois qu’il nous a oubliés. Il a oublié le reste de l’univers, il vit dans le rêve des possibilités immenses qui s’ouvrent devant lui. Non par pitié, mais par respect pour sa personne humaine, je lui explique sérieusement qu’il n’a qu’à tenir l’œuf au chaud, devant le feu ou sous une couverture : je ne voudrais pas qu’il fût ridicule, je ne me le pardonnerais pas à moi-même. Il m’écoute avec des yeux ardents et convaincus ; mais qu’il a de peine à ne pas enserrer de ses bras, réchauffer de tout son corps, cette coque de mensonge ! Hélas ! je n’ai fait que lui enlever un plaisir, et j’ai sans le vouloir ajouté à son souci. Il se relève de table pour aller voir l’œuf de cheval, qu’il a poussé à grand’peine devant la cheminée ; il attend avec impatience — lui qui, je vous l’ai dit, aime tant à vivre qu’il ne veut jamais aller se coucher — l’heure où on le mettra au lit, pour sentir enfin contre ses pieds, sous l’édredon tiède, l’objet de toutes ses pensées ; et il s’endort, ravi par son rêve, dans une telle extase que sa bouche prononce des mots qu’on n’entend pas.
Alors doucement, sournoisement, avec des précautions inouïes, l’oncle Jules vole le fameux œuf de cheval en jurant de le rapporter avant son réveil. Il tient parole, heureusement, et il faut l’en féliciter : Caillou aurait été si malheureux ! Mais le lendemain, au contraire, il voit l’oncle Jules qui rit déjà et il sent l’œuf dans le lit : c’est l’enchantement qui va continuer ; car l’oncle lui dit, d’un air bien savant :
— Je crois que j’entends quelque chose : l’œuf est mûr, Caillou, l’œuf est mûr !
Caillou appuie son oreille contre l’objet monstrueux ; et c’est vrai qu’on entend quelque chose : une agitation, un grattement contre les parois, de la vie, enfin. Caillou en est tout tremblant.
— Je crois, dit encore l’oncle, que le petit veut sortir. Mais elle est dure, la coquille de cet œuf de cheval ; il faut l’aider !
Il tire de sa poche un canif et Caillou ne s’aperçoit pas que durant la nuit on a déjà découpé en couvercle le dessus de cette masse rouge et jaune, et qu’elle est plus légère, beaucoup plus légère. Caillou attend, le couvercle se lève, et il sort… un lapin, un tout petit lapin blanc à peine étourdi de son emprisonnement.
Qu’est-ce que va penser Caillou, qu’est-ce qu’il va dire ? Ce n’est pas un cheval, et il connaît bien la différence entre un cheval et un lapin. Il va se fâcher, sans doute, ou il va pleurer ! Mais non : il demeure émerveillé, et il accepte le miracle. Ce n’est qu’un lapin, mais enfin, pour un petit enfant comme lui, c’est déjà bien beau, un lapin, c’est après tout satisfaisant. Il songe, les yeux brillants et les lèvres ouvertes. Enfin il demande :
— Qu’est-ce qu’il faut lui donner à manger ?…
On a dû faire au lapin un logis dans la cuisine, ce qui est assez désagréable ; mais il n’est que juste que les grandes personnes pâtissent un peu quand elles ont fait ou laissé faire des sottises. Quelquefois on demande à Caillou, quand il y a du monde :
— Raconte un peu l’histoire de ton œuf de cheval ?
Et il commence de bonne grâce, sans y voir de malice :
— J’avais un œuf de cheval… alors, il n’a pas été couvé assez longtemps… alors, au lieu d’un cheval, il est venu un lapin.
Telle est l’explication qu’il a trouvée. Il en est parfaitement satisfait, et pour ma part je la trouve admirable et significative pour l’histoire des progrès de l’esprit humain, qui ne sont faits que d’erreurs successives.