Caillou et Tili
DU SENTIMENT DE LA PROPRIÉTÉ
Une des choses qui m’ont frappé davantage, et dès les premiers temps, chez mon ami Caillou, c’est qu’il se montre d’une délicatesse aiguë et scrupuleuse sur le chapitre de la probité. Il en a, si j’ose dire, le sentiment mystique. Prendre ce qui n’est pas à lui, mais évidemment à d’autres, lui inspire une espèce d’horreur. J’en fus tout d’abord assez étonné, et même vexé ; car cette probité enfantine est contraire à mes théories.
Comme tout Français mâle et adulte qui se respecte, je suis en effet matérialiste. Je crois que l’homme a commencé par la barbarie, la cruauté, la lubricité, la gourmandise, qu’il avait instinctivement le goût des rapines et des déprédations, qu’il a fallu bien du temps pour qu’il ne se montrât point, avec ingénuité, un loup féroce et déchaîné à l’égard des autres hommes. Et l’on sait qu’on doit retrouver, dans les enfants, l’âme toute nue de l’humanité primitive. Justement Caillou me paraissait, à bien des égards, justifier cette vue de l’esprit. S’il n’est pas sensuel, c’est qu’il n’a pas encore de sens ; mais il rêve de guerre et de meurtre ; les plus belles histoires pour lui sont les histoires où l’on tue — où un enfant tue des géants — et il n’a nulle pitié pour les bêtes qu’il chasse, les papillons, les mouches et les vers. Il n’est pas naturellement propre ; tout au contraire, il semble éprouver une joie particulière à salir ses vêtements et lui-même. Enfin pour la gourmandise et même la voracité, il ne craint personne, car il est encore à cet âge heureux où l’estomac est si frais et solide qu’il n’avertit jamais de son existence. Caillou a, vous le savez, dans l’idée que ce viscère est une grande poche qui part de son cou pour aller jusqu’à ses cuisses, et par conséquent presque impossible à remplir. Il y ferait d’ailleurs tous ses efforts, mais on l’en empêche ; de lui-même il ne penserait pas à s’arrêter. C’est ainsi, je pense, chez les sauvages et les enfants qui se portent bien. Mais voilà qu’en même temps Caillou respecte le bien d’autrui ; cela ne va plus d’accord !
J’ai failli passer d’un extrême à l’autre, et croire aux idées innées ou acquises par l’hérédité. Mais lui et moi vivons maintenant trop fréquemment ensemble, nous sommes trop amis pour que mes hypothèses résistent longtemps aux effets de l’expérience. Et j’ai fini par découvrir qu’à l’origine de la probité de Caillou, il y a l’instinct de propriété. C’est d’abord parce qu’il y a des choses qui sont à lui qu’il comprend qu’il y en a d’autres qui sont au voisin. Il souffre quand on prend ce qui lui appartient, donc les autres ont le droit de crier quand on leur prend ce qui est à eux, puisqu’ils ont de la peine. Et Caillou, qui est logique, est aussi sensible.
Pourtant, cela ne suffirait pas. Les enfants ont un tel besoin d’avoir dans les mains ce qui attire leurs yeux, de goûter ce qui se mange, de jouir en des jeux personnels de ce qui les entoure ! Mais ils sont aussi tout pénétrés d’un instinct d’imitation. Ils font ce qu’ils voient faire, ils ne font pas ce qu’ils ne voient pas faire. Or, on ne vole pas autour de Caillou ! Aussi n’a-t-on guère besoin avec lui d’user là-dessus de commandement ou de suggestion. A peine lui a-t-on dit deux ou trois fois : « Il ne faut pas voler ! » Les grandes personnes n’ont presque jamais à user de pression que pour empêcher les petits de faire ce qu’elles font elles-mêmes. C’est pourquoi on est si souvent obligé de répéter aux enfants qu’il ne faut point mentir — ils nous voient si souvent altérer la vérité — ni se mettre en colère : ils nous sentent parfois si laidement hors de nous-mêmes !
… L’honnête Caillou est donc sorti avec sa sœur Lucile, qui est son aînée. Il est allé encore une fois aux Tuileries, il est revenu par le marché Saint-Honoré et les boulevards. A cette heure, qui est celle du grand déjeuner de midi, le voici bien calé sur sa haute chaise ; mais il est préoccupé.
C’est très facile de voir quand les enfants sont préoccupés. Ça leur met une barre entre les deux yeux, sur le front, parce qu’ils n’ont pas l’habitude de réfléchir. Caillou est bien élevé, il ne parle jamais à table, mais il a la barre. Et sa mère le regarde avec un peu d’inquiétude. Qu’est-ce qu’il a ? Il mange et il a bonne mine. Faut-il l’interroger ? C’est toujours un problème de savoir s’il faut interroger les petits.
Mais Caillou est un homme, il ne sait pas garder ce qu’il a sur le cœur. (Ça serait peut-être différent s’il était une petite fille.) Au dessert, quand on lui a permis de descendre de sa chaise, il se rapproche tout doucement. Il n’a plus la barre ; depuis qu’il a décidé de demander à ceux qui savent, son souci s’en est allé. Il croira ce qu’on lui dit, et voilà tout. Alors il commence :
— Maman, tu ne sais pas ce qu’elle a fait, Tili ?
Tili, qui s’entend mettre en cause, prend subitement l’air très sage. La maman de Caillou écoute.
— Eh bien, continue Caillou, quand on a passé devant l’épicier qui est près du marché, il y avait deux fraises tombées par terre de l’étalage, deux grosses fraises… Alors Tili les a ramassées et les a mangées.
— Oh ! dit la maman de Caillou.
Elle a dit « oh ! » parce qu’il faut bien répondre quelque chose, et aussi parce qu’elle trouve que ce n’est pas très propre, de manger des fraises qui out traîné sur le trottoir.
— C’est voler, n’est-ce pas ? fait Caillou.
C’est ça qui le préoccupait. Et c’est la seule chose à quoi sa mère n’avait pas pensé.
— Non, dit-elle, embarrassée, ça n’est pas voler, pas précisément… Mais enfin c’est sale, c’est vilain.
— Mais ça n’est pas voler ? répète Caillou.
— Non, répond sa mère. Elles étaient par terre ces fraises…
Alors Caillou, subitement furieux, jette le poing vers Lucile. Et il lui crie :
— Pourquoi tu ne m’en as pas donné une, alors !
Cette aventure me conduisit à chercher si les cinq ans de Caillou avaient la conception de l’argent. Les conversations que j’eus avec lui à ce sujet ne me donnèrent rien de précis. Le mot « argent » évoquait bien chez Caillou l’idée de monnaie, de pièces en métal brillant, mais il était impossible de savoir s’il en comprenait l’usage. Cependant quelques-unes de ses phrases me firent croire qu’il considérait l’argent comme une chose analogue à la barbe, désirable parce qu’elle appartient uniquement aux grandes personnes. C’était encore là une de ces mille erreurs qu’on commet, parce qu’on n’emploie point avec les enfants le vocabulaire qui leur est propre.
Un jour que j’arrivais plus tard que de coutume aux Tuileries, je m’aperçus que Caillou m’attendait avec une grande impatience ; il courut à moi comme un petit boulet, la tête en avant, et je le reçus entre mes genoux. Cet empressement me flatta, je l’attribuais à l’affection. Mais Caillou me dit tout de suite :
— Conduis-moi à la marchande de gâteaux.
Je connais la marchande de gâteaux. C’est une dame qui habite dans un abat-jour, suivant la définition de Caillou lui-même. L’abat-jour est en bois, peint en vert, et se trouve non loin du bassin, près de la place de la Concorde. Quand nous fûmes devant l’étal, mon ami commanda impérieusement :
— Prends-moi dans tes bras !
Et je fis comme il voulait.
Ainsi dressé, Caillou avait la tête au niveau de celle de la dame. Dans cette situation d’égalité, il lui dit :
— Madame, je t’avais donné deux sous, tu me dois deux gâteaux !
Voilà ! Si au cours de mon enquête j’avais employé le mot « sou » au lieu du mot « argent », j’aurais su tout de suite que Caillou connaît la valeur des sous et n’aime pas à être trompé. Il avait bien essayé de régler son affaire lui-même mais il était trop petit, la dame de l’abat-jour ne l’entendait pas. Voilà pourquoi il m’avait attendu : c’était pour être mis à hauteur !
C’est ainsi que j’appris qu’il sait calculer et aussi défendre ses intérêts. Il m’en donna bientôt une preuve plus singulière.
— La dame vend des palmiers, me dit-il un jour.
Avant que nos relations fussent intimes, j’aurais cru qu’il s’agissait d’arbres exotiques, et j’en eusse éprouvé quelque stupeur. Mais dans sa compagnie, je suis devenu savant. Je n’ignore plus que les palmiers sont une petite pâtisserie sucrée. Ceux qu’on trouve sous l’abat-jour sont grands à peine comme une pièce de cinq francs.
— … La dame vend des palmiers, poursuivit-il, et quand c’est une demi-douzaine, on en a sept pour cinq sous. Mais quand c’est une douzaine, on n’en a que douze pour dix sous.
— Eh bien, Caillou ?
— Ça n’est pas juste.
Ce problème d’économie politique l’inquiéta plusieurs jours. A la fin, il en trouva la solution. De nouveau, je dus lui servir de piédestal devant la marchande.
— Madame, dit-il, en tendant une pièce de cinquante centimes, donne-moi-z’en deux demi-douzaines de sept.