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Caillou et Tili

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L’OPÉRATION

Caillou maintenant est plus vieux d’une année. Il a maigri, cette mollesse délicieuse de la petite enfance, la nature s’en est emparée sans rien dire à personne, et par des procédés mystérieux en a fait des os et des muscles. Sa taille s’est élancée, « débourrée », comme on dit aux champs ; il est plus grand, de quoi il est fier ; car sa tête, quand il me parle, atteint au niveau de ma table de travail. Mais voilà qu’après peu de temps de séjour à Paris, on l’a vu tout à coup triste et presque grognon ; lui qui d’habitude, à son réveil, salue avec tant de joie le retour de la lumière, et rit, et gazouille, et crie d’impatience pour qu’on l’habille, il s’est mis à aimer son lit, à y allonger, avec une sorte d’inquiétant et paresseux plaisir, ses membres et tout son corps léger. Sa mère a dit : « C’est la croissance qui le fatigue, ce ne sera rien. » Mais l’autre jour il était à peine levé qu’avant même d’avoir pris sa tasse de lait et ses tartines, il s’est mis à pleurer, à pleurer à chaudes larmes et sans motif. Sans motif ? Il y a toujours une cause quand les enfants pleurent. Bornons-nous à dire que nous ne la comprenons pas. Caillou ne trouvait plus de plaisir à vivre, telle est la vérité, et il croyait tant y trouver toujours plaisir ! Et puis, subitement, il a eu très mal au cœur.

Les petits qui ont une indigestion sont très touchants. Ils font ça, vous l’avez peut-être remarqué, avec une facilité singulière, reste sans doute de l’automatisme si précieux de leurs viscères au moment où ils n’étaient encore que des sacs blancs et roses, tout pleins de lait. Mais en même temps, parce qu’ils commencent à raisonner, ils sont tout secoués d’indignation ; ils savent que ça n’est pas fait pour aller de ce côté-là ! Ils éprouvent un sentiment de ridicule, une sourde humiliation ; ils ont peur aussi qu’on ne les gronde. Pourtant, nul ne songeait à gronder Caillou. Quand un enfant a « mal au cœur », ses parents se demandent seulement, avec un souci très lourd, si ce n’est chez lui qu’une révolte d’estomac, ou s’il s’agit d’une crise plus grave. Il y a tant de grandes maladies qui commencent de la sorte, la fièvre typhoïde, l’appendicite… Caillou, interrogé, déclara qu’il avait mal à la tête. Par malheur, j’ai déjà dit que les indications qu’il donne sur les phénomènes dont sa frêle machine intérieure est le théâtre sont de la nature la plus vague et la plus décevante. Pour lui, tout son torse est « un ventre » et s’il avait eu mal aux dents, il eût été fort capable de dire, de la même manière, qu’il avait mal à la tête. Mais on découvrit, en lui posant des questions précises : « Dis si c’est là… ou là… ou là… » qu’il avait aussi très mal à la gorge. Autres craintes : on ne sait jamais ce que peut devenir un mal de gorge. Mais le médecin fut rassurant : Caillou n’avait qu’une amygdalite, rien de plus.

— Seulement, dit le docteur, il récidivera. Il sera pris deux fois, trois fois par hiver. Il vaudrait mieux sauter le pas et lui couper les amygdales tout de suite… je veux dire dans une quinzaine.

Et voici l’opération résolue. Mais on n’en dit rien à Caillou. Il n’a pas besoin de savoir, n’est-ce pas ? on préfère le prendre par surprise. En attendant, on s’occupe de le guérir : gargarismes, badigeonnages d’alun. Il a un peu de fièvre : on prend régulièrement sa température. Et ce qu’il y a d’admirable, c’est la majesté que met Caillou à se laisser soigner. C’est qu’il est devenu, au lieu d’un enfant à qui l’on rit, d’un enfant qu’on aimait bien et qu’on laissait jouer, le personnage important de la maison. On le regarde sérieusement ! Il en a conçu un immense respect de lui-même, et d’autre part il continue, sans même le savoir, le cours ordinaire des études qui conviennent à son âge : elles consistent à compléter son vocabulaire. Quand on arrive auprès de son petit lit, et qu’on lui demande : « Comment vas-tu, Caillou ? » il ne répond point : « Je vais mieux » ou « Je vais plus mal ». Bien plus encore que les malades plus âgés incapable de se rendre compte de son état, il le subit avec inconscience. Mais il ouvre la bouche pompeusement :

— Moi ? J’ai 36°9, déclare-t-il.

C’est qu’il a vu sa mère et le médecin « prendre sa température » et se l’annoncer mutuellement, avec inquiétude ou avec joie, suivant les cas, mais toujours avec une certaine emphase. Il éprouve donc, à proférer cette phrase qu’il ne comprend pas, la joie de limitation : dit les mêmes choses qu’une grande personne, et on l’écoute, et on lui parle sur un ton d’intérêt sincère :

— 36°9 ! Allons, Caillou, ça ne va pas mal.

— Mais oui, fait-il avec condescendance, ça ne va pas mal !

Pour la même raison, il accepte sans protester les gargarismes et les badigeonnages. Ce n’est pas très agréable, mais ça lui inspire une innocente vanité ; ces supplices légers concentrent l’attention sur lui. Et il est si vrai que tel est le motif de sa résignation, qu’aussitôt qu’il n’a plus de fièvre et qu’il peut se lever, les mêmes traitements lui deviennent insupportables. C’est qu’on le soigne maintenant par acquit de conscience et sans y faire attention. On n’est donc plus au jeu, et cela Le fâche.

Autour de lui, on le sent bien, et vingt-quatre heures avant le moment où on doit lui enlever les amygdales, on profite de la connaissance approfondie qu’on a maintenant de sa psychologie. On l’oblige à se coucher en le déclarant plus malade, on l’entoure d’attentions minutieuses, on recommence avec componction les mêmes lavages. Et quand le médecin arrive, il croit seulement qu’on va le badigeonner de nouveau.

— On va regarder plus profond, aujourd’hui, Caillou… alors, on va te bander les yeux.

Ces deux phrases n’ont aucun rapport entre elles, mais elles ont l’air d’une explication. Pas plus que les hommes, les enfants n’en demandent davantage.

— Ouvre bien la bouche, maintenant ; montre ta gorge.

Il obéit naïvement, gentiment, et alors le médecin sort de sa case de cuir l’instrument dont il se servira, un des plus hideux, un des plus terrifiants qui soient en chirurgie : quelque chose comme une longue paire de ciseaux terminée par une sorte de fourchette et une guillotine. La fourchette doit piquer les amygdales, la guillotine les trancher ensuite.

Caillou, qui ne se doute de rien, reçoit à l’improviste le choc d’une douleur cuisante, mais il ne peut plus parler, il ne peut plus crier, parce qu’il étouffe. Un instant, un instant encore, un gargouillement douloureux, et c’est fait : l’amygdale sort, au bout de la fourchette. Il n’y a plus qu’à recommencer puisqu’il y a deux amygdales !

Mais bien souvent on s’arrête à la première. Croyez-vous que s’ils pouvaient ressusciter, beaucoup de décapités consentiraient à se laisser couper le cou une seconde fois ? De même la plupart des petits opérés se défendent, leur gorge se contracte, on est obligé de remettre le reste de la torture à plus tard, à beaucoup plus tard. Par bonheur, Caillou n’est pas comme eux. Ce n’est pas qu’il soit brave : il est sidéré. Les yeux toujours bandés, il ignore ce qui vient de se passer, il souffre, mais il croit qu’on s’est trompé, qu’il y a eu erreur, qu’on l’a mal badigeonné. Ce qui le confirme dans cette pensée, c’est qu’on lui demande de se gargariser, et il le fait.

— Tu as mal, Caillou, mais ça va passer. Ouvre encore une fois la bouche et ça passera.

Il obéit. Il a si confiance dans ce qu’on lui dit, il subit si ingénument, avec une soumission si attendrissante, l’ascendant des paroles !

C’est de nouveau la même douleur, plus faible toutefois, parce que l’instrument a maintenant plus de place pour passer : il n’y a plus qu’une amygdale… C’est la vraie fin, à cette heure. Caillou se gargarise encore, et voici venir toutes les misères laides qui terminent l’opération, le sang qui coule, descend dans l’estomac, étourdit, endort. Mais il ne faut pas qu’il dorme, il faut voir si l’hémorragie ne continue pas.

— Ne parle pas, Caillou, c’est défendu, mais on va te parler.

Et on lui parle, on lui parle, on lui dit n’importe quoi. On a détaché le bandeau qui voilait son regard, ses beaux yeux bruns suivent les objets qu’on fait danser devant lui, les gestes, les allées et venues ; il cherche à s’amuser, puisque c’est le but de sa vie, quand il ne mange pas, quand il ne dort pas. Puis une bonne arrive avec un seau de fer-blanc, un seau monumental, impressionnant.

— Voilà la bombe, Caillou, la bombe glacée qu’on t’avait promise, si tu étais bien sage.

C’est qu’en effet, par une astuce ingénieuse et tendre, pour combattre une hémorragie possible, on lui avait promis une glace, cette friandise dont il goûte si rarement, parce qu’il est presque toujours endormi à l’heure des grands dîners. Et la voilà devant lui ! Il ne songe plus qu’à cela ; de temps en temps, sans parler, il fait le geste de plonger une petite cuiller dans ce seau précieux. On obéit, on dépose sur sa langue une parcelle de cette bonne neige rose, et il la savoure, les yeux clos. Mais surtout la bombe est pour lui tout seul, c’est sa propriété, il jouit bien plus de la regarder, au pied de son lit, que de la sentir fondre, bribe par bribe, sur son palais encore enflammé. Et quand il ferme les yeux, quand il ne voit plus la bombe glacée, il l’imagine ! Donc il est heureux.

Au bout de quelques jours à peine, il est guéri, et quand on lui demande : « As-tu beaucoup souffert, Caillou ? » il répond sincèrement : « Moi ? quand ça ? » Il a déjà tout oublié, tant il est toujours pris par la minute présente. Et cependant, il sait maintenant ce qu’on lui a fait : on raconte son opération, on décrit l’instrument du supplice aux parents, aux amis, à tous ceux qui viennent. Il est très fier d’occuper ainsi le monde de sa personne. Alors il tient à revivre ces minutes désormais pour lui magnifiques. Et l’autre jour, on l’entend qui dit à Lucile :

— Nous allons jouer à l’opération. C’est moi qui suis le médecin… Tiens, voilà une fourchette à dessert…

On a été obligé de lui reprendre la fourchette.

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