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Caillou et Tili

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LE MYSTÈRE

Le printemps est revenu, et quand il entre le matin dans la chambre d’enfants, il est si vif, ardent et clair qu’on dirait que c’est lui qui allume le feu qu’on fait encore dans la cheminée. Même les vieilles personnes, même les gens comme vous et moi, ont des envies de pleurer sans cause, comme des vierges attendant l’époux. Et Caillou est ivre, littéralement ivre, depuis l’aube jusqu’au soir. Il a plus de rose aux joues, même quand il n’a pas encore joué, remué, couru ; il a plus de gestes, lui qui avait déjà tant de gestes ; il est plus agité, plus joyeux, plus sombre, plus colère et plus tendre.

Parfois, je vous l’ai dit, pour m’expliquer la vivacité inquiétante des fox-terriers, je me suis dit : « Il y a dans le corps de ces petites bêtes, fabriquées par des éleveurs astucieux et patients, le système nerveux d’un grand chien ; et elles éclatent sous la pression de leur machine. » Je crois, par un raisonnement analogue, que les enfants naissent avec toute l’intelligence, tout le caractère, toute la capacité d’attention, de souffrance, d’amour et de haine qu’ils auront hommes faits, de même que la vue porte aussi loin à cinq ans qu’à vingt-cinq et que les oreilles entendent aussi bien. Il n’y a que la quantité des sensations enregistrées qui diffère ; l’expérience, la science, ce qu’on apprend au cours des années par soi-même, par le prochain ou par les livres. Mais les enfants sont déjà l’homme et la femme qu’ils seront, tout entiers, comprimés dans une petite enveloppe. Il est possible aussi que ce soit pour cette cause que leurs yeux sont si beaux et leur corps frêle toujours si trépidant. Jugez alors combien le printemps peut agir sur eux qui ont encore à grandir et à fleurir, qui ont toute leur âme, certes, et sont de plus comme des plantes qui croissent.

Voilà pourquoi sans doute la maman de Caillou passe son temps à lui dire :

— Vraiment, qu’est-ce que tu as ? On ne peut plus te tenir.

C’est qu’intérieurement il se sent devenu gigantesque, et qu’il a besoin de s’épandre sur le monde. Je l’entends qui dit à sa sœur :

— Moi, je n’ai peur de rien. Des lions, je les tuerais. Des loups et des baleines, je les tuerais.

Je remarque une fois de plus qu’il mentionne exclusivement les animaux qu’il n’a jamais vus, dont il ne connaît que les figures tracées sur des livres, et qui par conséquent font partie de son domaine imaginaire. Alors je lui rappelle certaine poule, devant laquelle il a pris si honteusement la fuite. Il demeure un instant interdit et confus devant ce souvenir, mais redresse bientôt son front humilié :

— Une poule aussi, je n’aurais pas peur !

C’est qu’on s’est moqué de lui, et qu’il connaît maintenant que les poules ne sont pas des ennemies dangereuses. C’est aussi à cause de la saison. Oui vraiment, je crois qu’il tiendrait tête à la poule ! Cependant je continue :

— Et d’entrer dans la nuit dans une chambre sans lumière, est-ce que tu aurais peur, Caillou ?

Il est franc, et de plus, pour lui les mots créent les choses. J’ai à peine parlé de l’obscurité qu’il la voit, et qu’elle l’étreint, Il avoue sincèrement :

— Oui. Ça, j’aurais peur.

— Pourquoi, Caillou ? La chambre où tu es, celle-ci, est la même nuit et jour. Tu sais bien qu’il n’y a rien de dangereux dedans, pas de bêtes, pas de trous où on peut tomber. Pourquoi aurais-tu peur ?

— Je ne sais pas. J’aurais peur.

C’est tout ce qu’il peut dire et je n’insiste pas. Je songe aux terreurs que j’ai eues moi-même la nuit à son âge, et dont je ne me rappelle plus la cause, que je n’ai peut-être d’ailleurs jamais distinguée nettement. Je mets cette conversation dans un coin de ma mémoire, et je l’oublie jusqu’au jour où un grand désespoir bouleverse Caillou.

Dans une cage, à la fenêtre de la chambre d’enfants, un serin chantait, un beau serin jaune que j’ai donné à Caillou parce que je sais qu’il aime les bêtes vivantes. Comme il chantait, l’oiseau couleur de tulipe sauvage, comme il chantait ! Aussitôt qu’il voyait le soleil, sa gorge se gonflait, son petit bec tremblait une seconde, comme s’il allait bégayer ; et puis il chantait de toutes ses forces, des airs inventés, perpétuellement neufs. C’est encore un problème bien difficile à résoudre que de savoir pourquoi toutes les sympathies des poètes, et même des foules, vont au rossignol et jamais au serin. Il se peut que ce soit parce que le serin consent à chanter dans une cage, et en plein jour. Mais alors, c’est de l’ingratitude ! Je pense toutefois, pour avouer toute ma pensée, que le serin est au rossignol ce que la sérénade italienne contemporaine est au lied allemand. L’oiseau des vieux murs et des jardins feuillus a des accents qui vont au cœur, on ne sait par quels chemins ; l’autre a l’air seulement d’être la voix du soleil qui rit dans les rues. Mais c’est déjà bien beau, et on lui devrait de la reconnaissance : on n’en montre aucune. Pourtant, il y a tant de personnes qui préfèrent au fond la musique à fleur de peau ! Le lied allemand ne plaît pas à tous les Français. Je voudrais savoir ce que nous penserions du rossignol s’il était jaune, en cage, chanteur de rues et de plein jour.

Mais Caillou aimait le sien, tout simplement, même pour sa couleur, qu’il trouvait belle, et pour l’illusion qu’il avait de le faire chanter ou taire selon sa volonté, rien qu’en mettant ou en ôtant un voile noir sur sa cage. Enfin, c’était une bête à lui, grande raison, la plus forte qui se puisse trouver au monde. Quand on lui dit que ce serin était malade, ce fut une nouvelle qu’il accepta sous les apparences du jeu, comme tous les événements de son existence : un serin malade, c’est plus intéressant. Il ne pouvait croire que ce serin mourrait ; il n’avait qu’une idée bien vague de ce qu’est la mort, l’arrêt définitif des mouvements, la fin d’un être qui sera perdu pour tout le monde. Il y eut des gens, dans la maison, qui dirent que c’était aussi le printemps qui avait fait mourir le serin, parce que c’est une époque où ces petits oiseaux sont trop tristes d’être seuls… En somme, on n’en saura jamais rien : le fait est qu’un matin on le trouva couché au fond de sa cage, les pattes raides, et qu’on découvrit sous sa queue une espèce de bouton blanc, d’un aspect vilain. Il paraît que c’était la maladie qui l’avait fait mourir. Voilà du moins ce qu’affirma la cuisinière, qui sait tout.

Je pensais bien que la douleur de Caillou serait amère, et que les accents en seraient déchirants. J’en avais grand’peine pour moi-même ; il ne faut pas prendre à la légère les chagrins des petits : ils durent moins longtemps que les nôtres, mais leurs joies aussi, et ils sont aussi profonds, plus profonds ; ils les prennent tout entiers, parce qu’ils ne rencontrent point d’obstacles. Nul abri dans leur âme, pas un seul coin qui soit tranquille en eux. C’est comme les tornades des pays chauds : elles sont courtes, mais elles dévastent. Je ne m’étonnai donc pas de voir le pauvre petit Caillou pleurer comme pleurent les enfants, à grands cris. Ce que je ne compris pas d’abord, c’est pourquoi il ne voulait pas se consoler. Il y avait dans sa tristesse quelque chose qui n’était pas désintéressé, quelque chose de personnel, il y avait de l’épouvante : l’effroi d’un mauvais sort qui n’était pas conjuré. Il criait :

— J’ai été méchant, j’ai été méchant ! C’est Dieu qui me punit !

— Tu as été méchant, Caillou ? Qu’est-ce que tu as fait ?

Je l’avais pris dans mes bras, je le berçais, et tandis que je m’efforçais de ramener la paix dans son âme, j’éprouvais cette curiosité cruelle qui est le propre des hommes, et l’un de leurs plus détestables instincts : je voulais savoir le péché qu’il avait commis. Oui, oui, je croyais qu’il y avait quelque chose, je le désirais presque. Il n’y avait rien ! Et je vis cependant, avec stupeur, apparaître dans cette âme de six ans des remords pour des crimes illusoires qui remontaient à des mois, à des années, pour des désobéissances, de petits mensonges qui n’avaient pas été découverts, des actes insignifiants en eux-mêmes, mais dont il se demandait maintenant « si c’était mal » !

J’allai trouver sa mère, et je lui demandai :

— Est-ce vous qui lui avez annoncé dernièrement que « Dieu le punirait » ?

— Moi ou sa bonne, fit-elle. On lui a peut-être dit ça sans y attacher d’importance. Il était surexcité, il était insupportable. Ce sont des phrases comme on en fait tous les jours.

— Hum ! dis-je, ce n’est pas à recommencer.

Caillou venait de ressusciter l’une des premières, sans doute la première des religions de l’humanité. Il croyait qu’il n’y a pas d’effet sans cause, ce qui est vrai ; mais ignorant les lois générales de l’univers, il se voyait, lui Caillou, centre du monde et cause de tout ce qui arrive sur l’étendue de ce monde ouverte à ses pauvres yeux. Ainsi raisonnèrent les Grecs qui sacrifièrent Iphigénie pour obtenir des vents favorables. Ainsi raisonnent encore les sauvages qui s’imaginent que l’esprit de tel arbre et de telle bête, offensé par eux, se peut venger.

Et je compris encore pourquoi Caillou a peur de l’obscurité des nuits : il la conçoit pleine d’êtres et de choses redoutables, parce que ce n’est pas possible, dans son idée, qu’elle soit vide. C’est un primitif.


Il y en a encore d’autres preuves. Une nouvelle année s’est écoulée. On vient de conduire Caillou à la campagne, dans le vieux jardin que vous connaissez, un peu précipitamment, comme pour une cure. C’est que sa mère est obligée de lui dire, un peu plus souvent encore qu’elle n’avait coutume de faire : « Mais vraiment, Caillou, je ne sais pas ce que tu as ! » Et même il lui arrive d’ajouter : « Tu es méchant, tu es très méchant ! »

Et c’est vrai. Caillou devient méchant. Cette petite âme, jusque-là si douce, tendre et confiante, s’est tendue tout à coup, sans qu’on puisse guère s’expliquer pourquoi. C’est peut-être qu’il grandit, c’est peut-être qu’il est malade, d’une maladie qu’on ne connaît pas, car s’il est pâle et plus silencieux que d’habitude, le médecin n’en comprend pas la cause et n’a pu donner de remède. Caillou a aussi bon appétit que jamais ; ni son cœur, ni son estomac ne sont troublés, et il dort comme il a toujours dormi, d’une traite, du soir au matin, ses deux petits poings sur la poitrine ; mais il a peur quand on le met au lit, il a peur du noir, et supplie qu’on n’enlève pas la lumière. J’ai essayé de le raisonner, de lui prouver qu’il n’était qu’un pauvre poltron.

— Vois, petit, vois. J’éteins la lampe et je la rallume tout de suite : est-ce qu’il y a quelque chose de changé ? Eh bien, tout était pareil, dans le noir.

— Je ne sais pas, répond Caillou. Il devait y avoir quelque chose de changé !

On a mis une veilleuse près de son lit, mais il est resté inquiet, à cause des ombres que cette veilleuse fait sur le plafond, et qui bougent. Caillou se sent entouré d’ombres, telle est la vérité, et c’est parce que sa raison commence à fonctionner, mais à faux ; non pas sur des raisonnements, non pas même sur des sensations, mais sur les sentiments qu’il éprouve et qui sont à la fois très obscurs et très puissants. Il a toujours cru que l’inanimé peut devenir animé, ou plutôt il n’a pas encore bien fait la différence entre l’animé et l’inanimé. Que des brins de bois plantés dans le sable d’une allée des Tuileries puissent lui sembler, durant le jour, des soldats, des chevaux, des voitures, ce n’est qu’un jeu dont il se plaît à être dupe, et si ces brins de bois se changeaient en hommes, en animaux, en voitures véritables, il ne serait pas très étonné et il n’aurait pas trop peur. Mais la nuit, qu’est-ce qui change ? Il n’en sait rien, et c’est ce qui l’épouvante.

Dans cette crise d’énervement qu’il traverse, les humains même lui inspirent moins de confiance. Il en est qui lui paraissent malfaisants dès l’abord, à cause de leur voix ou de leur figure. Il désobéit, il cherche des choses mauvaises à dire, même à sa mère, et il les trouve. Alors, l’autre jour, elle a pleuré.

Caillou l’a regardée, et il a ri !

On l’a grondé très fort, et on l’a puni. Mais Caillou n’a pas compris. Il est devenu encore plus silencieux et plus concentré, comme si on lui avait fait une injustice après avoir joué une comédie. Car il n’avait pas cru un instant que sa mère eût pleuré pour de bon : c’est une grande personne, une puissance, et il ne suppose pas que les grandes personnes et les puissances daignent pleurer pour les choses que font les petits enfants ; elles sont trop loin et trop haut.

Des puissances ! qui existent réellement et qui sont trop dominatrices pour qu’il puisse faire autre chose que de les subir, d’autres qui n’existent pas, mais que crée son imagination : voilà de quoi est peuplé l’univers qu’il se représente. Si mes souvenirs d’enfance m’aident à comprendre ce qui se passe en lui, ils sont trop confus pourtant, trop fous, trop hors de l’humanité d’aujourd’hui pour que j’ose en rien révéler à ses proches. J’accepte donc ce qu’on dit autour de moi, d’autant plus que c’est peut-être également vrai : Caillou est un peu anémié, et l’air de la campagne lui fera du bien.

Maintenant il est dans un vieux jardin, tel qu’on les dessinait il y a trois quarts de siècle. Tous les accidents, toutes les « beautés » de la nature s’y reproduisent, vus par le petit bout de la lorgnette romantique. Derrière une pelouse, où croissent en bouquets cinq ou six sapins noirs, une montagne en miniature se dresse, hérissée d’ormes et de marronniers ; et de l’un des flancs de cette montagne, taillé à pic, abrupt et rocailleux, une source s’épanche en cascade dans un bassin de forme irrégulière, dont les feuilles mortes, tombées l’année précédente, ont rendu le fond noirâtre et mystérieux. Plus loin se creuse un petit vallon, où l’ombre est perpétuelle, où ne poussent que des pervenches aux tiges qui rampent, des mousses très humides et très vertes. Parfois on trouve sous un arbre une statue dont la tête et les bras sont tout rongés de pluie ; parfois, c’est un rocher qui ressemble à un gros crapaud accroupi. Et comme justement un crapaud chante dans le jardin, dès le soir tombé, Caillou est persuadé que le crapaud vivant loge dans le gros crapaud de pierre, qui en est le père ou du moins la cause, d’une façon ou d’une autre. Et le jour il va guetter le crapaud vivant sous le crapaud de pierre, étonné de ne pas le voir sortir, mais heureux aussi, car il en aurait crainte.

De plus, il a découvert les fourmis. Caillou a du génie pour voir avec détails ce qui est tout petit. Il se met la tête dans l’herbe, et il regarde. Les connaissances nouvelles qu’il a de la sorte acquises en très peu de temps m’émerveillent. Il sait que les fourmis qui bâtissent des villes dans la pelouse sont noires, de taille infime et très nombreuses, tandis que dans les fentes des rochers il en est de deux autres espèces : des grosses, toutes noires, et de minuscules, d’un roux très clair, qui piquent très fort. Et il en est d’autres encore qui construisent de très belles chambres entre le crépi et les moellons de la muraille qui borne le jardin ; celles-là ont la tête noire, le ventre noir et le corselet brun. J’ai cru d’abord que Caillou allait devenir savant, qu’il instituerait des études sur les mœurs des fourmis ; mais c’était une idée de grande personne. Caillou a fini par ne plus regarder qu’une seule fourmilière, justement celle qui se cache dans un rocher, et dont on ne voit rien. Il lui apporte du sucre, des mouches, et même d’autres fourmis que ces grosses noires tuent tout de suite. Alors, en captant sa confiance, j’ai découvert que ces offrandes ne sont pas désintéressées : Caillou parle à ces fourmis, il leur demande des services.

Il leur demande d’aller piquer, la nuit, la cuisinière, qu’il n’aime pas !

Quelquefois aussi, il charge de ce message Steck, le fox-terrier, parce qu’il lui a toujours parlé, et que Steck, étant une bête, doit être un bon interprète auprès des autres bêtes. Dans ces occasions, Caillou exécute des espèces de danses avec le chien, il aboie, il se met à quatre pattes, renifle, gronde ; et c’est après avoir accompli ces espèces de rites qu’il parle à Steck. De son côté, Steck, qui est toujours content quand il est avec Caillou, danse aussi très fort et saute sur ses pattes de derrière.

… Enfin, voilà qu’un soir on met sur la table un plat que les grandes personnes considèrent avec curiosité et un peu de répugnance. Il s’est établi dans le pays une boucherie hippophagique : c’est un bifteck de cheval. Les yeux de Caillou brillent. Il supplie qu’on lui donne un morceau, un tout petit morceau. On y consent, et il mange sa portion avec des mines sérieuses.

— Est-ce que c’est bon, Caillou ?

Il lève les yeux, étonné. Il n’a pas fait attention au goût : il a mangé du cheval, voilà tout, et s’absorbe dans une rêverie dont rien ne le peut tirer. Mais le lendemain, comme nous nous promenons ensemble, il lâche ma main et se met à courir, à courir !

Je l’appelle, et il me crie :

— J’ai mangé du cheval, tu ne m’attraperas pas !


C’est ainsi qu’il croit sentir, entre lui et le monde extérieur, des correspondances mystérieuses, des participations singulières. Il n’observe pas pour connaître ce qui est. Il fait une espèce de magie. Une fois revenu à Paris, on décide que, pour garder le souvenir de ses jeunes années, on demandera à une amie, qui est artiste, de modeler son effigie dans la glaise ou la cire, et tous les jours, maintenant, le matin, on conduit Caillou chez madame Marcelle Luze, qui est statuaire. L’atelier de madame Luze, là-bas, très loin dans Paris, plus haut que la gare Montparnasse, est au fond d’une espèce de rue d’ateliers tout pareils, en briques roses, et qui ressemblent à des joujoux bien rangés dans une boîte. Le long des murs, il pousse une chose qui grimpe. Caillou ne sait pas son nom ; il ne sait le nom d’aucune plante : il ignore que c’est de la clématite. Mais il sent que c’est joli. C’est même tout ce qu’il y a de plus joli pour une âme enfant. On dirait que ce n’est pas arrivé, ou du moins que ce n’est pas tout à fait vrai, qu’on a mis ces choses en cet endroit rien que pour jouer, pour voir le décor végétal et vivant, quand il a grimpé, retomber comme un dais au-dessus de ceux qui passent. En hiver, le dais est tout plein de graines blanches et floconneuses, comme les cheveux d’une vieille dame très douce. Au printemps, c’est tout vert, si vert que l’air même devient vert à la hauteur des yeux ; et plus tard il n’y a plus que des fleurs. C’est en hiver que Caillou est venu, et il entre dans cette ombre candide comme un petit berger dans une crèche de Noël.

Il n’y a pas de sonnette ; on frappe, et quand Caillou arrive, conduit par sa mère ou sa bonne, c’est presque toujours madame Luze qui vient ouvrir elle-même, parce qu’elle a regardé par une fenêtre bien petite, à rideaux rouges. Elle n’a pas d’enfant et elle aime les enfants ; elle aime surtout bien Caillou, et ils s’embrassent gentiment, assez fort, avant de commencer à travailler ensemble.

Car lorsque Caillou pose tout nu, assis sur une sorte de plateau qui tourne sur un pied de bois, il a conscience qu’il travaille. C’est une idée que lui a suggérée madame Luze pour le faire tenir tranquille, et c’était une très bonne idée qui a eu un succès presque inespéré : « Caillou, lui a-t-elle dit, il vient ici d’autres petits garçons qui posent comme toi sur ce plateau ; et ce sont de petits pauvres, de petits Italiens, de petits enfants d’ouvriers. Je leur donne de l’argent, parce que c’est leur façon de gagner leur vie, parce que c’est leur travail, tu comprends. Toi, tu es riche, je ne te paye pas, mais tu travailles, comme eux, et tu me fais cadeau de ton travail. Je te remercie, Caillou ! »

Alors Caillou, qui d’ordinaire ne peut tenir en place, Caillou, qui d’habitude bouge pour jouer, bouge pour changer de jeu, a besoin de bouger toujours comme les oiseaux de pépier le matin, Caillou le Méritoire s’efforce à garder l’immobilité d’un professionnel ; il « tient la pose », il la tient même trop, car il ignore les petits moyens, les souplesses du métier ; il tend tous ses muscles, au lieu de réserver leur rigidité à ceux-là seuls qu’on observe ; il se fatigue et il prend l’air malheureux, mais avec noblesse ! Madame Luze n’est pas impitoyable : elle l’enlève à pleins bras, le remet à terre, lui passe une petite robe de chambre fourrée, et lui dit : « Joue maintenant, fais ce que tu veux, tu l’as bien gagné. »

Naturellement, la première chose que Caillou alors a demandée, c’est à faire comme madame Luze, et par conséquent à jouer avec de la terre glaise. On lui en a donné tant qu’il a voulu, et sa mère l’a regardé avec une admiration amoureuse, persuadée qu’il avait « des dispositions ». Mais il n’a aucunes dispositions ; ou du moins celles-ci ne sont pas encore nées. En tout cas, chose singulière, il n’utilise la matière qu’on lui a donnée que pour représenter précisément les seuls objets qui ne conviennent pas à cette matière : des jardins, par exemple, des jardins plantés d’arbres. Un arbre en terre glaise est une impossibilité. Le tronc s’élève encore sans trop de peine, mais les branches, malgré qu’on lui apprenne à leur donner une armature d’allumettes, et surtout les feuillages donnent lieu aux plus graves mécomptes. De même les toits des maisons et surtout les ponts qu’il lance sur des rivières imaginaires. On a beau lui dire : « Fais des bonshommes, Caillou, des bonshommes et des bêtes ! » il s’obstine dans sa décevante entreprise et semble y savourer d’immenses délices. C’est sans doute que jamais encore il n’a réfléchi à la forme qu’ils avaient, les bonshommes et les bêtes : il ne voit que leurs mouvements. Mais surtout, je pense, il trouverait ridicule de s’appliquer à modeler une seule bête ou un seul bonhomme, alors qu’il est bien plus amusant de créer tout un vaste milieu où il pourra se représenter par l’imagination une foule de choses. Enfin il est possible qu’il ait le sens littéraire ; il n’a sûrement pas le sens plastique. Les formes ne lui disent rien. Il ne fait attention qu’aux histoires qu’elles racontent, ou qu’elles doivent raconter pour lui plaire.

Cependant madame Luze le rappelle au plateau et se remet à l’œuvre. Inconsciemment, mais avec force, Caillou aime à la regarder : elle agit. Tout ce qui est action l’attire, et il sent que ce travail est joyeux. Parfois il l’accompagne — comme s’il ne savait plus parler, comme aux premiers jours de sa vie quand il était ivre de lait — d’une espèce de roucoulement vague, de mélopée sans commencement ni fin. La statuaire lève les bras, serre les lèvres, s’éloigne et se rapproche ; elle est charmée, elle est impatiente, elle est enthousiaste, et puis anxieuse. C’est toute une occupation pour Caillou que de voir, et ça le gêne en même temps pour poser ; il voudrait imiter ses mouvements. Enfin, il contemple l’effigie qui sort de l’ébauche et se précise… Un jour il comprend. On lui a dit vingt fois : « C’est toi, Caillou, c’est toi qu’on fait ! » Il ne savait pas très bien ce que cela voulait dire, mais à cette heure, il est illuminé : on fait un petit garçon qui est Caillou ! Et c’est beaucoup plus intéressant, beaucoup plus véritable qu’un portrait ou qu’une photographie, parce qu’il y a l’épaisseur, le volume, si vous voulez, et que c’est juste sa grandeur : c’est lui, comme il se voit. Rien n’est plus extraordinaire et plus mystérieux ; il y a un petit Caillou qui pousse à côté de lui, en terre glaise. Il ne remue pas, il ne remue jamais, celui-là, c’est la seule différence ; et on lui a dit si souvent : « Tiens-toi tranquille, Caillou ! » qu’il est bien près de la prendre pour une supériorité.

… Mais voici que madame Luze prend un air grave et déçu, juste au moment où il est le plus satisfait. Elle n’est plus joyeuse, ses gestes n’ont plus l’air d’une danse, ses bras retombent, elle hésite : c’est que la tête, la tête de ce petit corps si rond, si tendre et vivant, cette tête qui sourit de toute sa jeune bouche et du coin des yeux, elle n’est point posée sur les épaules frêles ainsi qu’il conviendrait : autrement ce serait mieux. Et elle n’hésite jamais, quand elle n’est pas contente, madame Luze ! Elle prend un fil de fer très mince et très dur, le tend bien entre ses deux mains, comme ça, l’approche de la nuque de la petite statue, tire vers elle, et patatras ! En un clin d’œil la statue est décapitée ! Madame Luze en tient la tête entre ses dix doigts et la regarde sans pitié, d’un œil froid.

… Subitement, elle entend un bruit redoutable et inusité. C’est Caillou qui a sauté tout seul de son plateau de pose, ce qu’il n’avait jamais osé faire. Et il a fui, épouvanté, jusqu’au fond de l’atelier ; il a peur, il est indigné, il est blessé, il crie, il trépigne, il regarde madame Luze comme une ennemie puissante et féroce. Elle n’y est plus du tout, la statuaire ; elle se demande ce qui le prend, elle va vers lui.

Mais Caillou lui échappe, Caillou l’évite ; il lui semble que ce serait un affreux danger si elle le touchait. Il s’explique enfin, pleurant à chaudes larmes :

— Tu m’as coupé la tête ! Tu m’as coupé la tête !

— Mais non, Caillou ! Tâte-la, ta vraie tête, tu verras qu’elle est toujours sur ton cou. Que tu es bête !

Caillou tâte : il n’est rien arrivé à sa vraie tête, rien n’est plus certain. Mais cela ne le console pas.

— Je le savais bien, dit-il, qu’il n’y avait rien à celle-là… Mais l’autre, c’est moi tout de même, et tu l’as coupée !

Encore une fois, il a inventé la magie. Sa logique infirme et magnifique est remontée au temps où un esprit habitait réellement, pour tous, les images des êtres, par la seule raison qu’elles avaient été faites avec l’intention d’imiter ces êtres, au temps où l’on croyait vraiment qu’offenser une effigie, c’était offenser sa cause. Madame Luze, sans le savoir, a envoûté Caillou. Il la considère avec des yeux de haine et d’effroi.

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