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Caillou et Tili

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L’AUBE DE L’AGE INGRAT

Je crois vous avoir dit que c’est chez l’oncle de Caillou qu’on va tous les ans à la campagne. Mais c’est Caillou lui-même que vous avez toujours vu, c’est lui qui a perpétuellement attiré votre attention ; sans doute connaissez-vous fort mal encore son hôte. Moi-même, pendant bien longtemps, je l’ai presque entièrement ignoré. Je le considérais surtout comme un vieux garçon fantasque et plaisant, qui faisait à l’enfant que j’aime des plaisanteries presque excessives, comme celles de l’œuf de cheval, dont peut-être vous vous souvenez. Il faut du temps, il faut avoir beaucoup vieilli pour savoir que tout homme — et toute femme — a une vie secrète par quoi il est intéressant, attendrissant, digne de respect, ou bien inquiétant et méritant l’horreur. Il faut avoir, pour le comprendre, médité sur beaucoup de choses, principalement sur soi… Et même tout cela, dans l’usage de la vie, ne sert presque jamais à rien : on continue à prendre les ombres humaines qu’on rencontre pour ce qu’elles veulent montrer : parce que c’est plus commode, parce qu’on est paresseux, parce qu’on a besoin d’elles, ou qu’elles sont indifférentes. Parfois un éclair vous montre qu’il y a « autre chose ». Mais on met sa main devant ses yeux, on s’aveugle volontairement. S’il fallait prendre tant de souci des âmes autres, soi-même on s’y perdrait, on n’agirait point.

L’oncle de Caillou vit à la campagne, presque toute l’année ; il ne vient à Paris que par hasard, et quelquefois ne dit pas quand il y vient. C’est un assez vieil homme, qui a dépassé la soixantaine, et d’après le premier jugement que portent les gens sur lui, il semble un original assez égoïste, « comme tous les vieux garçons ». Ce sont là des qualifications qu’on obtient au moindre prix ; l’oncle est original parce que, bien que favorisé des dons de la fortune, il s’habille assez mal et semble mettre à ce mal un soin particulier ; en d’autres termes, il accommode son vêtement à ses goûts et le déforme d’une manière qui est toujours la même ; parce qu’il ne fait pas de visites, parce que, lorsqu’il entend une dame chanter dans un salon, la seule opinion qu’il exprime, c’est : « Ça doit bien vous fatiguer ! » Il est égoïste parce que les trois quarts de l’année il vit seul et que, a priori, dans l’opinion du monde, un homme qui vit seul doit être un égoïste ; parce qu’il a un serin, comme une vieille fille, et qu’il se plaît à l’écouter siffler ; parce qu’il garde la même cuisinière depuis vingt ans, qu’elle est excellente, qu’il le sait et qu’il le dit. Voilà qui est suffisant : il est classé.

Mais c’est plus compliqué qu’il ne paraît. Tout est toujours plus compliqué qu’il n’y paraît ! Il est curieux de voir combien cet homme vieilli, très lourd, avec des tavelures aux mains, des poches sous les yeux et des souliers difformes, des souliers de goutteux, aime la société de certaines jeunes femmes. Il ne les recherche pas ; on dirait même qu’elles lui font peur. Mais une fois que la glace est brisée, l’oncle manifeste un intérêt d’autant plus incroyable qu’il est désintéressé. Parfois il est devant elles comme un spectateur muet, on croit qu’il s’ennuie ; et dans le temps le plus court il revient, et recommence à écouter, les mains sur les genoux. Parfois au contraire il prend part aux conversations les moins faites pour son âge et pour son sexe, il entend parler toilette et il exprime sur ce sujet frivole des opinions passionnées. On découvre même qu’il a le « vocabulaire » de la toilette, ce vocabulaire qui change d’année en année et peut-être de mois en mois. Et si alors on s’en étonne, il répond qu’il ne trouve pas cela plus ridicule ni plus difficile que de savoir le nom des fleurs, et qu’il sait le nom de toutes les fleurs, étant jardinier. De fait, il trouve pour définir et caractériser la beauté féminine et tout ce qui s’y rapporte des expressions très singulières qui lui sont personnelles, empruntées à des catégories d’objets bien différentes — des expressions de solitaire, de sauvage ou d’agriculteur. Cela séduit, ou cela surprend ; il est aimé comme un vieil ami spirituel et sûr, ou bien dédaigné comme une vieille bête. Le plus étrange, c’est qu’aucune des femmes qui ont ainsi gagné l’affection de l’oncle ne l’a perdue ; et il en est pourtant qui après avoir passé une fois ou deux sous ses regards attentifs n’ont point reparu. Il persiste cependant à en parler, leur mémoire en lui demeure toute fraîche. C’est comme, pour un paysan, une année où il y aurait eu beaucoup de pommes, ou une belle vendange, ou des blés à foison. Il sait la date où il les rencontra, et le lieu, et le son de leur voix, le caractère particulier de leur grâce ou de leur beauté. Il demande de leurs nouvelles ; il en est qui lui écrivent.

Et puis il se fait en lui, à mesure qu’il avance en âge, une espèce de retour à la soumission, à la déférence, et aussi à la puérilité de sa jeunesse. Il a besoin de famille, et toutes les choses de la famille l’intéressent. Il est devenu, à son jugement personnel, l’inférieur, le second de sa sœur qui est plus jeune, mais qui a eu des enfants. Avoir eu des enfants lui paraît une chose extraordinaire et attendrissante. Cette déviation de l’instinct paternel prend chez lui les aspects du jeu. Or un enfant ne joue pas tout le temps à la poupée. L’oncle ne saurait pas davantage élever Caillou, le nourrir ni le morigéner. Il a seulement besoin de le voir de temps en temps pour jouer à l’aimer ; alors il l’aime à la folie et à l’enfantillage. C’est sa toute première enfance qui revient. Voilà pourquoi il lui fait faire des farces de frère très peu aîné, et pourquoi Caillou lui en fait qui l’amusent aux larmes. Mais il ne faut pas que l’ébat dure trop longtemps, parce qu’il est vieux. Cette famille, cette jeunesse qu’il adore ne sont pour lui qu’un spectacle : et si fort que vous aimiez le spectacle, vous ne voudriez point qu’il durât toute la journée. L’oncle, au bout de quelques semaines ou de quelques jours, éprouve, sans même le savoir, le désir de se retrouver solitaire, de chasser, de pêcher, de se promener librement derrière son chien, d’entendre tranquillement chanter l’oiseau qui est dans la cage, et de causer avec la cuisinière. Il cause avec elle de Caillou, du reste, de la maman de Caillou, et de tout ce qui touche à Caillou. Son âge le porte à aimer le souvenir plus que l’action, et même à craindre l’avenir. C’est ce qu’il appelle « aimer les siens », et c’est peut-être en cela qu’il est un égoïste, comme on le dit. Quand il se retrouve avec son chien, son oiseau et sa cuisinière, il éprouve du plaisir à songer que Caillou aime la bête, le serin et la servante ; il ne veut pas s’avouer, ce qui serait la vérité même, que c’est le contraire et qu’il aime Caillou d’avoir ajouté quelque chose à l’intérêt profond qu’il porte à ces objets habituels, et de les avoir enrichis de représentations nouvelles qui augmentent leur valeur à ses yeux. Et puis ni Caillou ni sa mère ne sont gênants. La maman de Caillou connaît bien son frère et respecte ses habitudes, Caillou a été jusqu’ici un bon petit garçon qui suit fidèlement son vieux grand ami. Le vieux grand ami croit que ce sera toujours comme ça ; il est heureux, d’une manière un peu pâle, et qui lui convient. Davantage, il en serait désorienté et mal à son aise : il vient un âge où il ne faut plus à l’estomac que des légumes et des bouillies. L’âme est de même.

Il n’est pas naturel, quand on y réfléchit, que l’oncle soit ainsi. Une des dames pour lesquelles il a de l’affection a dit un jour que le malheur et l’isolement de sa vie viennent très probablement de ce que quelqu’un « l’a mal commencé ». En tout cas, il ne finit pas très bien, il finit tristement, comme presque tous les vieux garçons. La maman de Caillou sait très probablement ce qu’a été ce mauvais commencement, mais elle ne m’en a jamais rien dit ; elle est très discrète à cet égard. Je ne suis jamais arrivé à deviner s’il aime les enfants par instinct, parce qu’il n’en a jamais eu, et qu’il devrait en posséder, comme tout le monde, ou s’il en est un quelque part, qui est à lui, et qu’il ne peut pas voir, et qu’il ne verra jamais. Quoi qu’il en soit, maintenant, il ne saurait plus avoir le désintéressement qu’il faut pour voir « grandir la poupée » ; il aime les enfants, c’est bien sûr, mais il ne sait pas ce que c’est. Il est très bon, l’oncle, mais il est détaché, plus détaché encore qu’il ne le sent lui-même. A l’automne, il veut être seul, sans personne près de lui, les jambes près du premier feu qu’on allume. Ce n’est pas gai. Mais autre chose ne l’égayerait plus… Il a vu le spectre. On lui avait bien dit qu’il viendrait.

On le dit à tous les hommes, depuis les premiers jours de leur enfance ; et ils ne le croient jamais. Au fond, on ne croit sérieusement, absolument, qu’à ce qui fut l’objet d’une expérience personnelle, d’un petit commencement, à tout le moins, d’expérience personnelle. J’ai rencontré jadis, dans une maison de fous, un pauvre homme qui se croyait immortel. Le plus étrange, c’est qu’il avait été médecin ; nul dans sa vie n’avait, je pense, vu mourir plus de monde. N’importe. Il disait : « Suis-je jamais mort ? Non, n’est-ce pas ? Comment donc puis-je être certain que je mourrai ? Je ne mourrai point. » Vous me dites qu’il était fou. Mais vous-même, si vous êtes jeune, croyez-vous que vous vieillirez ? Certes, vous avez vu vieillir autour de vous, vous savez qu’on vieillit, que c’est une loi inéluctable. Et toutefois, n’en ayant aucune expérience, ne pouvant d’avance vous rendre compte de quelle manière vous vieillirez, vous n’êtes pas sûr. Si vous osiez, vous avoueriez un certain scepticisme. Un jour cependant le spectre de la vieillesse apparaît : et il surprend.

Pourtant il ne s’est pas conduit avec vous d’une façon brutale, on n’a rien à lui reprocher. Il ne vous a arraché les cheveux ni broyé les dents. Vous êtes toujours le même en apparence, et le signe qu’il fait aujourd’hui, vous vous souvenez maintenant que parfois déjà il l’avait fait ; seulement vous n’aviez pas compris. Vous aviez moins d’appétit ; vous vous êtes contenté de vous enorgueillir d’une vertu nouvelle nommée sobriété. Vous étiez plus sensible au froid ; vous vous êtes ingénument applaudi de votre prudence. Vous éprouviez moins de joie devant la nouveauté inattendue des faits et des apparences, ou bien moins d’étonnement et d’indignation ; vous appeliez cette froideur sagesse. Et cependant quelque chose aurait pu vous avertir : la diminution du plaisir conscient qu’on a de voir chaque année se renouveler les saisons, naître une feuille sur un arbre, — une feuille verte, vivante, heureuse, amoureuse du vent, de la pluie ou du soleil, — mûrir un fruit qui rougit ou se dore, jaunir la cime des arbres ou tomber la première neige, qui vous fait dire : « Quel bonheur ! Elle est toute blanche, sortons bien vite pour marcher dessus ! » Et voilà que ces événements immenses ne vous font plus rien ! On aurait dû frémir d’inquiétude : on n’y a pas pensé.

Brusquement, il y a une petite maladie qui vous prend. Rien de grave. Un fiacre qui vous heurte dans la rue, et vous froisse un muscle ; ou bien un rhume qui vous fait tousser ; ou bien un accès de fièvre, vieux rappel de vieux voyages. Toutes choses qui vous sont arrivées vingt fois. Ah ! le goût qu’avaient les maladies dans la jeunesse ! Comme on voudrait encore le sentir, comme on était abattu, écrasé, brûlant, puis glacé ; et comme on réagissait ! Le mal vous faisait l’effet d’un accident ridicule, d’une irrégularité passagère, d’une espèce d’injustice qui n’aurait qu’un temps. Et on ne se trompait pas, ça n’avait qu’un temps. On se retrouvait ensuite le même, et souvent mieux, comme purifié, purgé, entraîné, plus maigre, plus sec, plus vivant. Et d’ailleurs on n’avait jamais pensé qu’il en pût être autrement. Il faut de ces maux terribles, qui ne pardonnent pas et qui vieillissent précisément avant l’âge, pour qu’un jeune homme se dise : « Je ne serai plus ce que j’ai été. » Il s’indigne seulement d’être arrêté pour quelques minutes dans sa course. En vérité, le type de toutes les maladies de jeunesse est le mal de dents, atrocement douloureux, irritant à vous faire perdre toute patience, et humiliant parce qu’on sait, de toute son intelligence et de tout son instinct, qu’il n’a aucune importance. On se sent momentanément déchu, on se refuse à cette déchéance, et aussitôt qu’on en est sorti, on se promène pour dire : « Ce n’était pas vrai. Me voilà, moi ! Vous pouvez regarder, je suis le même. »

Mais au contraire, cette fois, le spectre de la vieillesse est venu jusqu’à la porte. Il l’a entr’ouverte, on a vu sa laide figure. Tout de suite il est parti ; mais on sait qu’il est dans l’escalier, et qu’il y restera toujours.

On le sait, précisément parce qu’on n’est pas du tout en colère contre le mal subitement survenu. Un état de lâcheté qu’on savoure. Une basse soumission aux soins qu’on vous donne. Une diminution, qu’on sait devoir être perpétuelle, de la puissance vitale : voilà ce qu’on ressent. Et enfin, ce qui est beaucoup plus grave que tout le reste, on n’est pas étonné le moins du monde que le mal dure longtemps. On le supporte ! L’affaiblissement du besoin d’activité mentale est si grand que, pour la première fois, on ne s’émeut pas de rester à ne rien faire. Chose d’autant plus étonnante qu’on s’était dit : « Me voilà immobile : que de besogne je vais abattre ! » La journée passe, et il se trouve qu’elle s’est écoulée, inutile, inoccupée et sans ennui ; elle a été comme si elle n’était pas. C’est comme si on se sentait éternel, au moment même où l’on vient d’apprendre qu’on est dans le grand fleuve qui emporte tout, et qui coule plus vite maintenant, plus près de son aboutissement… cet océan morne, sans fond, sans rives, où nul être n’a plus son nom.

Mais tout de même, tout de même, cela n’est pas sans douceur ! Dans les années de force et d’ignorance, on a l’impression qu’on pourrait vivre seul, tant les hommes et les femmes ne vous apparaissent que comme une émanation et un jeu de votre propre puissance ; et s’ils s’écartent de votre route, on leur en veut d’abord de leur incompréhensible ingratitude, puis on les oublie. Mais dès que la nature, au contraire, vous a fait ce signe mystérieux, on conçoit avec une résignation délicieuse que ces humains existent par eux-mêmes, qu’ils sont en dehors de vous, qu’ils continueront peut-être à durer quand vous aurez disparu ; et on leur est alors profondément reconnaissant de tout ce qu’ils vous donnent, même sans le savoir ; on les trouve généreux. Jadis, on vivait en avant. Voici qu’on apprend à goûter le charme de la minute présente, on ne la laisse fuir qu’avec peine, on porte à la perfection l’art de la prolonger. On l’avait regardé venir, on le regarde s’en aller. C’est que l’angle sous lequel on considérait l’univers a changé. C’est en vain qu’il y a quelques années la réflexion vous disait qu’on y occupe moins de place qu’une fourmi sur une montagne ; on ne le savait que par l’intelligence, on ne le croyait pas. A cette heure, on en a conscience comme de la chaleur ou du froid, sans effort, sans que la volonté y soit pour rien. J’ai éprouvé une sensation analogue — car c’est une sensation, ce n’est pas un raisonnement — après mon premier grand voyage autour de la terre ; j’eus physiquement l’impression que la terre était ronde et qu’il me serait désormais impossible de la concevoir autrement. Auparavant, on me l’avait bien dit, mais je consentais seulement à l’admettre, et après je n’y pensais plus : cela fait une grande différence.

Chose curieuse, il ne résulte pas de ce nouvel état d’esprit une diminution de l’idée qu’on se fait de sa propre valeur : c’est comme une sécurité singulière qui vous vient. Je ne sais quoi vous a révélé que toute action avait son résultat, à l’instant même où, personnellement, on constatait une certaine insensibilité à la volupté de l’action. De là à concevoir quelque mépris pour la manière, à perdre la timidité dont on était pénétré toutes les fois qu’il fallait agir ou exprimer une pensée, dans la crainte qu’il y eût peut-être mieux, comme action ou comme pensée, il n’y a qu’un pas. On le franchit ; on s’exprime ou on marche sans songer comment on s’exprime et comment on marche. On est ce qu’on est, pour la première fois. Et c’est ce qu’on appellerait vieillir ? On préfère bénir la destinée, on s’habitue… L’oncle a vu le spectre, et il s’habitue.


Cette nouvelle année, quand Caillou est revenu chez lui il l’a retrouvé qui l’attendait parmi ses roses d’automne et ses fruits mûrissants, entre son chien, son serin qui gazouillait dans la cage peinte en vert, et sa cuisinière précieuse ; et l’oncle Jules, l’oncle Jules lui-même a eu un cri :

— Mais Caillou, tu n’es plus le même !

Il en était déjà triste, parce que les vieux n’aiment pas que les objets et les êtres changent autour de leur personne ; cela les vieillit encore davantage ; et il ne savait pas pourtant à quel point ses paroles étaient vraies. Il est arrivé deux choses à Caillou : ce n’est plus un enfant, c’est un petit homme, un petit mâle qui a dépassé sept ans ; et il sait lire ! Alors, voilà : il n’a plus rien de commun avec le Caillou qu’on a connu. Toute cette grâce, toute cette douce mollesse, toutes ces rondeurs de la petite enfance ont disparu. Il a des mains sèches, allongées, solides déjà ; des bras maigres, mais très nerveux ; un corps grêle et fluet, « où on peut compter les côtes », dit sa mère qui s’inquiète un peu, mais souple et dont il fait tout ce qui lui plaît — ce qui lui plaît étant le plus souvent cent sottises à la minute, — des yeux plus clairs que tendres sous ses cheveux coupés courts ; d’autres dents, qui n’ont pas encore fini de remplacer toutes celles qui sont tombées, ce qui le rend assez laid, et des pieds disproportionnés, des pieds qui ont grandi plus vite que tout le reste. Enfin, comme je vous l’ai dit, il sait lire.

Hélas ! il fallait bien qu’il apprît à lire ; mais ainsi l’univers, tel que l’ont conçu les hommes, et principalement ceux qui écrivent pour la jeunesse, a remplacé celui qu’imaginait toute seule sa petite âme simple. Sa tête est pleine de dangereuses billevesées ; des rêveries trop vastes, des imaginations passionnées et délirantes le dégoûtent à chaque instant de la réalité. Une sorte de pernicieuse fatigue mentale augmente ce désarroi. A genoux, trois ou quatre heures durant, devant un livre à images posé sur une chaise : Vingt mille lieues sous les mers, ou l’Ile mystérieuse, ou Un bon petit diable, il sort de sa lecture les yeux vagues, le cerveau tourbillonnant, une étrange bouderie peinte sur ses traits. Littéralement, il ne sait plus où il est. On ne peut lui tirer une parole.

Il ne vous dira plus ce qu’il pense ; il s’est compliqué, son âme a des replis déjà profonds et son esprit le sens du ridicule. Il craint qu’on ne se moque. Il ne peut vraiment avouer à personne — à personne, vous entendez, pas même à sa mère ! — qu’il se figure tour à tour être « une enfance célèbre », la victime douloureuse de parents barbares, ou bien tout bonnement un mauvais sujet, auteur de tours héroïques. Il devient donc, mais pour lui seul, Pic de la Mirandole, Pascal inventant la géométrie, Romain Kalbris, ou le Bon Petit Diable. Comme Pic de la Mirandole, il tue des grenouilles pour les disséquer. Et il les tue en effet fort cruellement parce qu’il est maladroit, mais il est tout à fait incapable de discerner quoi que ce soit dans ces membres disjoints et ces entrailles éparses. Ou bien il fait « de la poudre » avec des bouts de fusain à dessiner, de la fleur de soufre chipée au jardinier et du salpêtre gratté sur les murs de l’écurie. C’est de la très mauvaise poudre, mais elle fuse tout de même, lui grille les sourcils et provoque un commencement d’incendie dans le vieux grenier de la maison de campagne. De quoi il est très fier, d’autant plus qu’il est sévèrement puni. Les souvenirs de Romain Kalbris interviennent alors : Caillou est une victime, il est plein de génie, et personne ne le reconnaît, et personne ne l’aime. Il grimpe donc dans un arbre, parce que, ça aussi « c’est dans les livres », et y exalte un orgueil larmoyant, sentimental et voluptueux. Quand ses pleurs ont fini de couler, il se rappelle des bribes de musique, car il n’est pas dépourvu d’oreille, et les applique à sa propre situation ou aux aventures des jeunes victimes imaginaires qui sont devenues non seulement ses amis, mais d’autres lui-même. Si vous n’avez rien à me dire lui paraît particulièrement touchant et par conséquent sa propre plainte de gosse injustement martyrisé. Il y a aussi l’allegretto de la symphonie en la de Beethoven, qu’il a retenu fort exactement et qui lui paraît le cri personnel et magnifiquement douloureux de sa misère morale. Quant à Gloire immortelle de nos aïeux, c’est — il en est tout à fait convaincu, avec un mélange de terreur et d’enthousiasme — la chanson farouche des brigands, quand ils rentrent, chargés du fruit de leurs coupables mais séduisantes expéditions, dans la caverne où le jeune Henri, né dans l’imagination du chanoine Schmidt, est retenu prisonnier.

Quand il a été trop méchant, on l’enferme dans une pièce, où dans la cheminée brûle un feu clair, car l’automne cette année est assez frais. Caillou ne s’y ennuie nullement ; il jette, comme un pont, des éclats de bois entre deux bûches enflammées, et croit voir, dans les lueurs changeantes que jettent ces bouts de bois avant d’être réduits en cendre, des armées qui se mêlent, luttent, s’assènent des coups formidables. Il est parfaitement heureux, et quand on vient le chercher vous regarde comme s’il voulait mordre : on le dérange.

Il en veut donc à tout le monde, et ceci lui paraît une justification des tours qu’il joue à ses prétendus persécuteurs. L’oncle Jules est celui qui trouve le moins de grâce à ses yeux, précisément parce qu’il est le propriétaire de la maison, celui qui reçoit et dont on dit : « Fais attention, ton oncle n’aimera pas ça ! » Et il a déjà une dangereuse mémoire. De tout ce qu’on a dit de l’oncle devant lui, de ses manies, de ses ridicules, il a gardé un souvenir fort exact. Il ne le respecte plus et le considère comme un tyran qui n’est pas autorisé à être un tyran, puisqu’il n’est pas son maître en vertu des liens du sang. Pour quelles raisons accepterait-on plusieurs maîtres ? Caillou se refuse à ce servage. Voilà pourquoi, cédant aussi à ses instincts de gourmandise et de rapine, il dévore chaque jour, dans leur plus verte jeunesse, les pommes et les poires de l’oncle, espoir d’une récolte future. Comme il en jette dédaigneusement les débris à travers les allées, il n’est pas difficile de constater le crime :

— Ne mens pas, Caillou ! Tu montes sur les arbres et tu cueilles les fruits ?

— Oui, dit Caillou. Tout en haut des arbres, je monte !

Il avoue fièrement, considérant que c’est là un exploit digne de sa propre estime et d’une inscription dans les ouvrages dont il se repaît.

On le gronde, on le punit, on lui fait jurer :

— Tu ne cueilleras plus de pommes, Caillou ? Promets !

— Je n’en cueillerai plus, dit Caillou, maussade.

— Ni de poires, ni de pêches ?

Caillou promet encore, et il a gardé ça de son ancienne honnêteté : il sait tenir parole. Seulement, le lendemain, pêchers, poiriers, pommiers présentent un spectacle hideux et sans précédent dans l’histoire des désastres de l’arboriculture. Caillou n’a plus « cueilli », cela ne fait aucun doute. Mais on ne lui avait pas défendu de grimper aux arbres. Il a donc grimpé, comme d’habitude, et mangé le plus de fruits qu’il a pu, en laissant les trognons attachés à leur tige. Les arbres sont déshonorés, et Caillou s’applaudit d’avoir à la fois respecté sa parole et acquis la certitude qu’on parlera de lui à travers les siècles : car il est maintenant avide de gloire, même de la plus détestable.

A l’aube suivante, l’oncle part pour la chasse. Il aime cette distraction, il éprouve aussi le besoin de s’éloigner le plus souvent possible de cette maison qui est sienne, devenue pleine d’une agitation choquante et de drames intimes. Il siffle son chien, et Caillou demande d’un air innocent :

— Tu t’en vas, mon oncle ?

Mais le chien, dès qu’il a vu Caillou, fait un bond d’épouvante, et s’enfuit, s’enfuit à l’autre bout du pays, pour échapper à son persécuteur. Car Caillou est son bourreau ; Caillou, pour satisfaire ses instincts de primitif, développés par ses lectures, en a fait parfois un lion, parfois un ours, parfois un loup. Il l’a pris au piège, il l’a tué dans des combats tumultueux, il l’a ramené dans son antre de Robinson victorieux, lié aux quatre pattes, il l’a traîné sur le gravier rude comme un cadavre pantelant ; et le bon chien s’est changé en une pauvre bête apeurée qui n’a plus confiance dans la bonté des hommes, qui sait qu’ils peuvent faire du mal quand on ne leur fait rien. Caillou ne traiterait pas de la même façon Jupiter, le chat, parce que Jupiter a des griffes. Mais il l’utilise cependant à sa manière, il le transforme en un tigre redoutable en l’élevant trente fois par jour à la hauteur de la cage du serin. Et le serin, le cœur battant, les plumes ébouriffées à la vue de l’ennemi héréditaire, se jette contre les barreaux de la cage, s’y brise le bec, s’y écorche les pattes, en perd le boire et le manger.

C’est ainsi que Caillou fait « des expériences » et désorganise l’intérieur pacifique, ordonné, solennel, de l’oncle Jules. Et plus il est admonesté, morigéné, châtié, plus il se considère comme une victime des puissances, plus il se pénètre de l’idée, puisée dans une littérature qui l’abuse, qu’il n’est pas comme les autres, qu’il a le droit de se venger, qu’il ne se venge pas assez, et que ses malheurs sont dignes d’une éternelle mémoire. Il est devenu un romantique, et comme tous les romantiques, on ne peut même plus le prendre par les sentiments : les duretés qu’il subit légitiment à ses yeux tous les actes de révolte.

— Songe à la passion de Jésus-Christ ! lui dit un jour imprudemment sa mère.

— Ça n’a duré que trois jours, répond Caillou. Et moi, voilà trois ans qu’on m’embête !

Voilà trois ans qu’il est le plus heureux petit garçon du monde, mais il se croirait déshonoré de l’admettre. Il n’y a plus qu’à l’emmener, le maître de la maison n’en peut plus. Enfin voilà ses hôtes partis, l’oncle respire. Mais la précieuse cuisinière vient lui rendre son tablier.

— Je ne veux plus rester dans cette maison, dit-elle, on n’y a pas d’égards pour moi : monsieur Caillou, avant de partir, a fourré des colimaçons plein mon lit !

Et elle ajoute :

— Je dois dire aussi à monsieur que son serin est mort.

— Mort ! fait l’oncle. Et de quoi ?

— Je n’en sais rien. De peur peut-être !

C’est ainsi que le pauvre oncle reste seul dans sa maison dévastée, sans cuisinière, sans chien, sans canari. La jeunesse a passé là comme une passion ; elle n’a rien laissé derrière elle que des ruines. Et l’oncle se sent décidément très vieux, très fini, tout à fait incapable de s’accoutumer à ceux qui n’ont pas son âge ; il songe amèrement qu’il ne pardonnera jamais à Caillou. Il est bien vieux en effet, puisqu’il a oublié ce que c’est que l’âge ingrat des petits garçons : celui auquel ils commencent à s’opposer, par la révolte, et pour prendre conscience de leur personnalité, à un monde dont ils se font une idée aussi intolérable qu’elle est fausse.


La mère de Caillou est désespérée. Malgré toute la sagesse et toute l’expérience qu’elles ont pu acquérir, toutes les mères nourrissent la même illusion : elles se figurent que leurs petits resteront toujours petits. Et Caillou maintenant lui apparaît comme une espèce de monstre ! Elle envisage toutes sortes de projets, même celui de le mettre au collège, pour qu’il y apprenne la discipline, le respect, et qu’il parvienne à se persuader qu’il faut « faire comme tout le monde ». Car enfin, il faut que Caillou commence « son éducation ». J’assiste à ses angoisses, mais je ne puis les partager. Caillou traverse une crise, mais je sais bien qu’au fond il est toujours le même Caillou. Et je ne voudrais point qu’on me le changeât, sous prétexte de le corriger.

— Croyez bien, lui dis-je, que je ne nourris nulle haine contre les maîtres de mon enfance. Je sais toutefois que je suis sorti de leurs mains façonné de si étrange manière que j’ai mis des années avant de me retrouver moi-même : et ce furent des années perdues. Il y avait un jeune canard, une fois…

— C’est un apologue.

— Peut-être. Mais je vous assure qu’il s’agit d’un canard véritable, auquel il arriva malheur pendant la grande inondation.

» D’abord ce canard ne fut qu’un œuf, ce qui n’a rien que de très naturel. Monsieur Giscard, tonnelier rue des Ursins, derrière Notre-Dame, l’avait choisi un jour dans une terrine, à la campagne, chez un de ses amis, nourrisseur.

» — Qu’est-ce que c’est donc que celui-là ? avait-il demandé.

» Et en effet, il était plus gros que les autres, un peu plus long, et quand on le mettait entre son œil et la lumière, il prenait une teinte vert pâle, tandis que les autres paraissaient roses.

» — Celui-là ? répondit le nourrisseur : c’est un œuf de cane.

» Alors monsieur Giscard avait demandé la permission de l’emporter, disant que puisqu’il avait des poules, il pourrait le faire couver.

» Voilà par quelles suites de circonstances ce canard naquit rue des Ursins. Sa coquille crevée, il fut d’abord une masse oblongue, qui sous les ailes d’une vieille poule se dorlotait dans du poil jaune, précurseur des plumes. Il était en somme assez semblable aux petits poulets, ses frères de hasard, sauf pour les pattes et le bec, qu’il avait plus larges ; et son corps avait encore la forme de l’œuf dont il était sorti. Puis son pennage poussa, il grandit et devint un canard véritable, fort heureux de sa condition et de ses entours.

» Car la nourriture s’offrait devant lui, savoureuse, abondante et variée. C’était du pain en miettes, des écuellées de rogatons gras, aussi les entrailles d’autres oiseaux, telles que madame Giscard les jetait sur le sol ; et le canard, dans son ignorance ingénue, les dévorait. Au delà de la cour qui servait d’atelier, une fois passée la vieille porte cochère garnie d’énormes clous à têtes de diamant, s’étendait une région très vaste, qui fournissait encore des choses bonnes à manger. C’était la vue des Ursins même, irrégulière, tortueuse, resserrée à l’un des bouts, semblable en vérité à un boyau, avec une vieille chapelle toute ruineuse dont les pierres disjointes offraient en été aux appétits des vers, des mouches, des insectes vivants. A l’une de ses extrémités s’ouvrait la rue de la Colombe, qui mène à un édifice énorme, très haut sur le ciel, avec deux tours et un clocher riche en corneilles ; à l’autre, c’était un espace plat et large, bordé par un mur de pierre. Les hommes appellent l’édifice « Notre-Dame », et l’espace plat, fermé d’une muraille, ils le nomment « le quai ». A certaines heures, ces rues sont presque vides ; on peut s’y aventurer, on y trouve des oranges mâchées, des rognures de viande, mille débris d’un goût délicieux. Mais la petite troupe des poulets et du canard n’allait jamais vers le quai.

» — Qu’est-ce qu’il y a, de ce côté ? demanda un jour le canard, pour s’instruire.

» — L’eau ! répondit la vieille poule,

» Sa voix était si pénétrée d’horreur que le canard n’insista pas. Il connut donc que l’eau, c’était le mal. Cependant il eut la curiosité de savoir ce que faisaient les ouvriers de monsieur Giscard. Tout le jour leurs marteaux de bois dur et leurs doloires luisantes retentissaient et grinçaient sur les muids, les bordelaises, les feuillettes. Le canard apprit que ces vaisseaux ronds et creux devaient plus tard recevoir des liquides ; il les considéra donc comme des remparts destinés à contenir une matière analogue à l’eau, perfide et dangereuse. Il buvait pourtant au ruisseau de la rue. Mais, imitant ses compagnons, il évitait de se mouiller les pattes.

» Un jour, les hommes dirent entre eux : « Elle monte ! » Le canard n’entendit pas leurs paroles, mais il remarqua leur agitation. Ils aveuglèrent les soupiraux avec du ciment et construisirent un mur devant la porte. Le canard crut d’abord que c’était pour l’empêcher de sortir, car les animaux, comme les humains, penchent communément à croire que les choses qu’on fait, on les fait pour eux, ou contre eux. Et le canard s’égaya de cette sottise. Il n’avait jamais volé. Il ne savait même pas que ses ailes, perpétuellement rognées, pouvaient servir à voler, mais il se sentait sûr de franchir, quand il le voudrait, cette ridicule barrière.

» Il y avait dans la cour une vieille mangeoire destinée à des chevaux depuis longtemps disparus. C’était là que perchaient les jeunes poules, tandis que celles qui couvaient demeuraient d’habitude, la nuit comme le jour, dans une cuve pleine de paille ; et c’est à celles-là que se joignait le canard, qui n’aimait pas à grimper. Vers le milieu de la nuit, il entendit des bruits singuliers. On criait, plus loin que la maison, dans la rue :

» — L’eau monte, elle monte toujours ! Déménagez, vous ne pouvez rester ici !

» Le canard ne savait pas que ces cris venaient de barques montées par des soldats. Ce qui le surprit davantage, c’est que la cuve dans laquelle il sommeillait semblait se mouvoir assez doucement, au lieu de demeurer à sa place ordinaire ; et à la lueur du croissant de la lune, il s’aperçut que la mangeoire, sur laquelle étaient perchées les jeunes poules, paraissait maintenant moins élevée au-dessus de sa tête. Les animaux ont des rêves aussi bien que les hommes : cela sans doute était un rêve ! Cependant la vieille Houdan qui l’avait couvé, au moment où la cuve se rapprocha de la mangeoire, battit désespérément de ses pauvres ailes, et sauta. Le canard fit comme elle, par esprit d’imitation. Puis il se rendormit tranquillement, car les oiseaux, dès que le soleil est couché, ne peuvent tenir leurs yeux ouverts.

» Mais ils s’éveillèrent dès l’aube, et le jour naissant lui montra un spectacle étrange. A la place du sol qu’il avait piétiné la veille, plat et très dur, d’une belle couleur grise, et fertile en nourriture, il n’y avait plus sous ses pieds qu’une étendue jaunâtre d’un élément inconnu. Au premier abord on eût pensé que c’était solide, mais vers les coins et les parois de la cour, ça se gonflait, ça clapotait ; c’était sournois, inquiétant, insidieux. La vieille poule dit, avec un frisson d’effroi :

» — C’est l’eau !

» Et le canard éprouva un sentiment d’angoisse bien plus déchirant que celui qui pénétrait ses voisins parce que c’était une loi inculquée dès son enfance, et non pas son instinct, qui le retenait à sa place. L’eau lui faisait envie, il la désirait d’une manière à la fois vague et puissante ; pourtant elle lui faisait peur par principe. Il demanda timidement :

» — Est-ce que c’est vrai, absolument vrai, qu’on ne peut pas descendre là-dessus et se tenir debout, tout en vie ?

» Il était naturel qu’il posât la question sous cette forme puisqu’il ne savait pas qu’il y a un acte qui s’appelle nager. Mais on ne lui répondit que par un regard atroce. Non, ça ne se pouvait pas ! Quelques poules essayèrent, prenant leur élan, de sauter par-dessus la clôture de la cour. L’une d’elles y réussit, mais on l’entendit retomber, de l’autre côté, dans l’élément mortel qui remplissait la rue. Les autres se noyèrent dans la cour même, après s’être brisé le bec contre les pierres qu’elles avaient tenté de franchir.

» — Qu’est-ce qu’il faut faire ? interrogea le canard.

» — Attendre, répondit la vieille poule.

» Ayant toujours vécu parmi les hommes, elle ne connaissait rien que ce qui venait d’eux ; le salut ou la mort : ils dispensaient tout. Mais les hommes ne vinrent pas. Les oiseaux, qui digèrent très vite, souffrent et meurent très rapidement de la faim. Le canard et la poule, trop faibles pour rester perchés, se blottirent au fond de la mangeoire.

…» Après l’inondation, monsieur Giscard revint.

» — Les poules ont dû mourir, dit-il, mais c’est le canard qui doit s’en donner !

» Mais le canard avait subi le sort des camarades. Couché près de la poule, sur le dos, avec cette taie sur les yeux ouverts qu’ont les oiseaux morts, il dressait vers le ciel ses pattes palmées faites pour ramer l’eau.

» Monsieur Giscard fut si émerveillé par ce spectacle qu’il oublia de regretter la perte.

» — Tout de même, dit-il, tout de même… celui-là, il avait de l’éducation ! »


La maman de Caillou se mit à rire.

— Vous croyez que je plaisante, lui dis-je, mais c’est une histoire qui est arrivée, et je plains beaucoup ce canard : si vous voulez bien y réfléchir une petite minute, il fut assassiné par persuasion. Toutefois vous pouvez aussi accepter ce récit comme une fable, et supposer que ce canard, c’est vous, moi, ou notre voisin et Caillou lui-même, si on lui donne trop tôt, et comme on la donne, hélas, ce qu’on est convenu d’appeler « de l’éducation ». Car ça consiste généralement, chez nous, à faire perdre aux petits Français leur personnalité et leurs instincts. Je vous engage à vous méfier : Caillou n’y gagnerait absolument rien.

Juillet 1909 — Février 1911.

FIN

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