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Caillou et Tili

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CAILLOU ET SON PÈRE

Avez-vous gardé le souvenir que naguère je répétais à la maman de Caillou : « C’est vous qu’il aime et vous aurez été son premier amour. » Elle ne disait pas non, elle en était même un peu émue, elle en aimait son fils un peu davantage. Mais je pensais par contre que, sur son père, Caillou, si je puis m’exprimer ainsi, « n’avait pas d’opinion ». Il me semblait que le père de Caillou était, pour son petit garçon, quelqu’un qui part le matin et qui revient le soir, quelqu’un qu’on embrasse à l’heure du café au lait, quand déjà il lit son journal, et qui se baisse distraitement pour rendre le baiser ; puis s’en va, disparaît du monde, est comme s’il n’était point, tant les enfants oublient vite, ne se montre plus qu’à l’heure du dîner pour se laver les mains, mettre un habit noir ou un veston d’appartement, et demander : « On a été sage, aujourd’hui ? » Je voyais bien que Caillou admirait son père, et l’imitait, principalement en mettant comme lui les mains dans ses poches, et en faisant, devant la bonne celui qui jure parce qu’il n’est pas content. Mais comme, si vous voulez bien me permettre de vous le révéler, il m’admire et m’imite aussi, j’en avais conclu que c’est surtout son instinct de petit mâle qui parle en lui, et qu’il regarde les hommes « pour apprendre » et pour jouer à faire comme eux.

Sa mère essayait de me détromper sans y parvenir.

— Vous commettez une grande erreur, me disait-elle, et de l’espèce de celles dont vous vous rendez le plus fréquemment coupable : vous partez d’une petite apparence, de la moitié d’une observation, et vous en déduisez une hypothèse parfaitement fausse, mais qui vous plaît parce qu’elle tient très bien et vous est plaisante. C’est peut-être une œuvre d’art. Je n’en sais rien, je ne m’y connais pas. A coup sûr ce n’est pas la vérité. La vérité, c’est que, de l’affection que Caillou m’accorde à celle qu’il a pour son père, il y a la même distance que de l’amour humain à l’amour divin. Je suis trop près, moi, je suis trop bonne, trop amie, trop confidente. Il a besoin de moi, il ne saurait se passer de ma présence, il est exigeant, câlinement, délicieusement exigeant à mon égard, il sait qu’il peut tout me demander, et que j’en suis heureuse. Enfin, voulez-vous que je vous dise ? nous avons tous les deux conscience qu’il est mon maître !

» Il n’est pas le maître de son père. Et c’est cela qui fait le bonheur, le grand bonheur secret, mystérieux, magnifique, de la vie des petits garçons : c’est qu’ils sont hommes vis-à-vis de leur mère, et tendres, soumis, éperdus d’admiration mystique, comme des femmes, devant celui qui, comme vous dites, « part le matin et revient le soir ». C’est d’abord qu’ils nous imitent et que telle est notre attitude, quand nous sommes de bonnes épouses, vraiment de notre sexe, ne désirant rien de plus que d’être de notre sexe. Mais cependant, même dans les ménages désunis, même quand les enfants n’ont pas cet exemple, qu’ils vivent dans une atmosphère d’ennui et de récriminations, avez-vous remarqué combien leur sympathie, leur besoin de respect et de dévotion va d’instinct vers le père ? Cela change plus tard, je le sais, pour les garçons. Dès qu’ils nous ont quittés, ils se rappellent ! Je sais que ce sera ma joie quand j’aurai vieilli. Mais pour le moment je m’incline. Je savoure même l’heure présente en me disant : « Mon fils est ce qu’il doit être, et il ne serait pas bon qu’il en fût autrement. »

Je n’étais pas très convaincu. J’avais même des motifs de fatuité personnelle pour ne pas consentir à l’être ; il me semblait que c’était moi le grand ami, bien plus que le père ; que Caillou m’interrogeait davantage et s’abandonnait plus pleinement ; et qu’il était plus enfant, justement parce qu’il me disait plus souvent, avec ingénuité : « Quand je serai grand… »

Mais voilà que mes yeux viennent de se dessiller. Le père de Caillou — un jour encore s’est ajouté aux jours — rentre une fois de plus pour dîner. Et il est triste, il est distrait, il est mécontent de lui-même. Cela arrive ! Vous les connaissez peut-être, ces heures où l’on se dit : « J’ai eu tort ! J’ai fait juste le contraire de ce que j’aurais dû faire. » Et l’on songe, après coup, qu’il eût été si simple de faire le contraire. On ne comprend même pas comment on n’y a point pensé, on est humilié par l’insuccès, par l’erreur, par l’idée que les gens auront de vous ; on est diminué à ses propres yeux, on se juge subitement plus petit dans l’immense univers. C’est un sentiment très pénible. On a conscience aussi qu’il ne servirait de rien d’avouer son échec, on sait « qu’il ne faut pas le dire ». Mais presque toujours on le dit, parce qu’on est hanté.

Le potage fume sur la table et les serviettes sont dépliées. Caillou est assis sur sa grande chaise. Il a déjà accompli les rites, il a présenté son front, il est sage, c’est-à-dire qu’il est muet, mais il attend qu’on lui parle pour qu’il puisse parler, il attend que son père lui demande : « Qu’est-ce que tu as fait de mal aujourd’hui ? »

Il sait que ce n’est pas pour le gronder, ni pour le punir. C’est le petit examen de conscience qu’on l’oblige à faire pour qu’il se souvienne qu’il y a le bien et qu’il y a le mal, pour qu’il prenne l’habitude de faire attention. Et Caillou est toujours très franc : d’abord parce qu’il n’est pas menteur naturellement, mais aussi parce que, quand il a répondu, durant quelques minutes encore il peut causer, avant qu’on ne parle de choses qu’il ne comprend plus du tout, mais qu’il écoute cependant, car il écoute toujours. Il y a dans sa mémoire le coin des histoires et des mots qu’il ne comprend pas ; et c’est le mieux rangé, c’est celui où il revient le plus souvent. Il arrive que parfois, en écoutant un récit qui n’est pas pour lui, il fait : « Ah ! » involontairement, ou bien s’absorbe dans une rêverie profonde. Ne le questionnez pas. C’est vous qui pourriez être embarrassé ; il vient d’associer ce nouveau récit avec un autre, et il tire ses conclusions.

Aujourd’hui, ce qu’il a fait n’est pas bien grave. Sa conscience est assez tranquille : il n’a pas été gentil avec la bonne, et il a désobéi. Mais après, il a obéi, et il a demandé pardon. Donc ce n’est rien. Certains soirs sont tombés où l’aveu était plus dur. Il avait menti, bien que, je vous le répète, il ne soit pas menteur naturellement. Et il y a aussi ce jour, ce jour tragique, où l’on a découvert qu’il avait creusé, avec un grattoir pris dans le cabinet de travail, un trou dans le mur de la chambre d’enfants « pour faire une grotte », et ensuite, épouvanté de cette ouverture béante, l’avait bouchée avec du savon bien malaxé, ce savon lui paraissant tout juste de la couleur de la peinture.

Donc Caillou parle sans détour, ses bons yeux bien droits et bien tranquilles. C’est fini ; son père ne dit rien ; tout s’est bien passé. Puis, par un retour bien naturel, et puisque maintenant il a le droit de parler un peu :

— Et toi, papa, qu’est-ce que tu as fait ?

Alors les regrets, les rancœurs, les remords du jour reviennent, ils se font clairs, pressants, visibles comme des êtres ayant leur forme et leur voix, et « papa » répond, sans y penser, mais du timbre grave, profond, sincère, qu’il prend quand il ne plaisante pas :

— Moi ? Une bêtise !

Un silence. La mère de Caillou est elle-même un peu inquiète. Elle attend les développements. Mais avant qu’elle ait posé la moindre question, un autre souci la prend, sa sollicitude est détournée par un autre objet : c’est la figure de Caillou qui change, qui s’allonge, qui se contracte. Elle sait ce qui vient : Caillou va pleurer !

Et Caillou pleure, en effet, silencieusement d’abord, puis à gros sanglots, qui lui font mal, et qui font mal à tout le monde. Caillou est tombé dans un abîme, et son âme souffre, et elle a peur, et elle s’agite dans les décombres d’une religion qui vient de crouler. Son père a fait une bêtise ! C’est lui qui le dit, et d’une façon qui prouve que c’est la vérité, que ce n’est pas une histoire pour les petits enfants. Cela se pouvait donc, cette chose impossible ? Alors où est-il, le Dieu sur terre ?

On le console, on le caresse, on l’aime comme on ne l’a jamais aimé. Mais il a toujours le cœur gros et les cils mouillés. Quand on le couche dans son petit lit, il pleure encore.

… On se retrouve alors entre « grands », sans lui, et on essaye de parler d’autre chose. Mais je n’y puis parvenir. Je n’arrive pas à m’arracher à la pensée de cet événement si petit et mince en apparence, de cet enfant qui soupire, en dormant à côté de nous, parce qu’il a perdu sa foi ; et je songe que, quand les hommes assistèrent à la destruction, il y a dix-neuf siècles, de leur croyance en l’âge d’or de l’humanité, ou lorsqu’ils apprirent du moins que cette félicité de leur race n’avait duré que quelques jours, et s’était évanouie par la faute de leurs premiers ancêtres, ils durent éprouver autant de désespoir, d’humiliation, d’amour et de pitié.

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