Chercheurs de sources
CHAPITRE VIII
LES PRIVILÈGES DE LA PAUVRETÉ
Pour saint François, l’argent représentait vraiment le sacrement du mal.
Paul Sabatier.
Par pauvreté, je ne veux pas dire misère, je parle seulement de cet état médiocre de vie où les jouissances ne sont pas toujours faciles à atteindre et où l’homme est forcé de chercher ses plaisirs et ses joies dans le monde intellectuel ou sentimental. Évidémment, il faut qu’il ait en lui quelque esprit et quelque noblesse, car s’il en est dépourvu, il s’acharnera à la satisfaction de ses appétits et, pour les contenter, devra descendre très bas, ne pouvant jeter sur eux les voiles de poésie et d’élégance dont la richesse parvient à les recouvrir. Dans cette poursuite, son cœur s’aigrira, son âme s’abaissera, et la pauvreté deviendra pont lui un piège, et non un privilège.
Aussi n’est-ce point pour cette catégorie d’êtres que ce chapitre est écrit. C’est un bien autre langage qu’il faudrait leur tenir, de bien autres arguments qu’il faudrait employer et faire valoir. Pour le moment, je n’ai en vue que ceux auxquels les sources d’eau vive, cachées en leurs âmes, sont encore inconnues, personne ne s’étant occupé de les faire jaillir.
L’habitude de se refuser à plaindre les riches des douleurs qui les frappent est très répandue chez les gens pauvres ou de fortune médiocre. Ils estiment, sans doute, que le privilège de la richesse suffit à tout adoucir, et qu’on ne peut jamais le payer assez cher. On dirait même qu’ils ressentent une sorte de satisfaction des épreuves qu’ils constatent, comme si, ainsi, justice était faite et l’équilibre rétabli. Je n’entends pas parler ici des cœurs méchants, envieux, amers, pour lesquels les joies des autres sont autant d’échardes plantées en leur chair, mais d’esprits relativement justes et bons, dominés pourtant par le préjugé que l’homme riche est nécessairement un homme heureux.
Sur quoi se base-t-elle, cette erreur ? Les philosophes et les poètes de l’antiquité ont célébré la médiocrité comme l’état heureux par excellence. Le christianisme, qui est la religion de l’Occident et a formé notre morale, tient le même langage. L’Évangile contient-il une seule phrase sur les privilèges de la richesse ? A-t-il un mot d’encouragement pour les riches ? Au contraire, il lance contre eux des anathèmes qui, si l’on n’en cherchait pas le sens caché, paraîtraient injustes, tellement ils sont sévères et vibrants. Aux yeux de Jésus, l’homme qui possède de grands biens est prédestiné au malheur puisqu’« il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux ». Pour se laver de cette tache, qui déjà a priori est une tache, il doit renoncer volontairement à ce qu’il possède : « Va, vends ce que tu as, et le donne aux pauvres. »
Dans l’Ancien Testament, on trouve, de ci et de là, entremêlées à beaucoup de malédictions, quelques bonnes paroles pour la richesse : La richesse s’acquiert par le travail ; elle est accordée à celui qui craint Dieu ; Dieu donne le pouvoir de l’acquérir ; la bénédiction de Dieu l’amène. Dans les Évangiles, au contraire, silence absolu sur tout cela ; sans doute, comme le disait un mauvais plaisant, parce que les Israélites avaient démontré que tout encouragement à cet égard était superflu.
Les anciens, dit Marmontel, pour proscrire les richesses, honoraient la pauvreté. Ils avaient, il est vrai, élevé des temples à la Fortune, mais il ne faut pas confondre l’adoration actuelle du veau d’or, qu’aucun Moïse ne parviendrait à extirper, brisât-il, sur les têtes même des idolâtres, les tables de la loi, avec le culte que les anciens rendaient à la déesse aux pieds ailés, car celle-ci représentait le succès sous toutes ses formes, même ses formes les plus nobles, et non pas simplement l’or qui peut acheter les consciences, mais est impuissant à donner l’amour ou la gloire. Ils sentaient toutefois que ce culte de la Fortune manquait de beauté, puisque l’idole était représentée chauve et aveugle, c’est-à-dire dépourvue de tout ce qui donne du charme à une figure de femme. Si les autels modernes étaient représentatifs, on verrait celui de la richesse paré des plus brillants attributs. La déesse triomphante foulerait aux pieds les vertus qui empêchent d’acquérir l’or, ou ne servent pas à le gagner.
Toutes les réalités représentant des forces, il est naturel que les possesseurs de la fortune lui soient attachés ; l’on comprend aussi que ceux qui ont l’espoir fondé de la conquérir, qui la voient se dresser prometteuse à leur portée, fassent un bond désespéré pour l’atteindre, mais l’attitude de la généralité des hommes, ceux que la fortune n’a jamais frôlés, même de loin, demeure inexplicable. L’adoration de Plutus ne leur rapporte rien, ils savent qu’ils resteront toujours dans la médiocrité, car leur carrière et leur tempérament les éloignent de la fortune, et pourtant ils s’aplatissent devant elle. Mazzini disait que la Jeune Italie était l’étoile polaire de ses pensées ; l’étoile polaire de la plupart des hommes est, non pas même l’or qui reluit et peut hypnotiser physiquement, mais des monceaux de billets de banque, souvent crasseux et d’origine douteuse.
Être riche ! Devenir riche ! Voilà le rêve, l’idéal ! Les pensées se concentrent autour de cette roue qui tourne. Le talent, le génie même ne valent que pour ce qu’ils rapportent. Dites qu’un compositeur, un auteur a gagné quelques centaines de mille francs avec un opéra, un livre, une pièce de théâtre, l’admiration pour son talent croît d’autant. Dites le contraire, et les applaudissements diminuent proportionnellement. Je parle pour la généralité des hommes ; ceux qui ont dans l’âme une source d’idées et de forces spirituelles échappent à la contagion, mais ils se comptent ! La jeunesse elle-même, jadis dédaigneuse de l’argent, en est devenue l’esclave. Il représente la cime de ses désirs et de ses aspirations et, ô lamentable déchéance, il a remplacé l’amour et la gloire !
Je ne veux rien exagérer, la vie est devenue de plus en plus coûteuse, les besoins se sont élargis, et il est naturel que chacun essaye d’améliorer sa position pécuniaire et d’assurer le sort des siens : jusqu’ici, rien que de très légitime. Sans parler de la misère affreuse et déprimante, manquer de l’argent nécessaire, pour assurer le bien-être de sa famille et l’éducation de ses enfants, est une pénible épreuve, et l’ardent désir d’en être délivré est explicable. Mais ce désir ne représente pas l’adoration vive de l’or pour l’or ; ce n’est pas l’or remplaçant, dans le cœur humain, tout autre culte.
Lorsqu’on constate cette idolâtrie aveugle de la richesse chez des êtres aigris par le malheur, ou le besoin, chez ceux qui ont souffert toute leur vie de désirs refoulés, d’amertumes jalouses, et n’ont jamais su comprendre le système de compensations établi par la sagesse divine, on trouve des excuses à leur état d’âme. Malheureusement, on voit cette passion avide chez des jeunes gens à peine éclos à l’existence, qui n’ont pas connu l’empoisonnement moral de l’insuccès habituel, des déboires renouvelés, des trahisons et des humiliations de la misère.
On peut affirmer, je le crains, que chez la jeune génération des deux sexes le désir de la richesse prime tous les autres ; du moins c’est le courant général. Chez quelques-uns, cette soif se change en activité dévorante ; l’intelligence se concentre sur le gain et le lucre, toutes les forces de l’imagination tendent vers le même objet ; la volonté s’obstine dans cette recherche et finit par vaincre. Après des efforts, où l’homme étouffe en lui toutes les facultés qui pourraient l’éloigner du but, il finit par l’atteindre, il est riche ! Ce que cette richesse lui donnera de bonheur est une inconnue qui garde son secret, mais enfin, il a décroché la timbale, il est arrivé à un résultat positif et pratique ; il vit dans la réalité des choses. Mais ces hardis et entreprenants chercheurs d’or se comptent ; la masse languit et se ronge en de stériles regrets et de puériles espérances, puisque la force et l’intelligence nécessaires à leur réalisation manquent.
L’une des plus tristes conditions, en ce monde, est celle des gens qui désirent continuellement ce que la destinée n’a pas l’intention de leur donner, et ce que leurs capacités ne leur permettent pas de conquérir. Les personnes qui ne savent ni renoncer à ce qu’elles veulent, ni l’obtenir, m’ont toujours inspiré une pitié à laquelle un peu de dédain se mêlait. Laissez faire le destin, soyez stoïquement indifférent, résigné si vous ne pouvez être indifférent, luttez pour vaincre si vous ne pouvez être résigné, mais, pour l’amour de Dieu, ne restez pas inerte, à vous remplir l’âme d’envie et d’amertume, en regardant les fruits que votre main ne peut atteindre !
Ce lamentable état psychique est celui de nombreux esprits. « Ah ! si je pouvais être riche ! » Pour eux la richesse est le remède merveilleux, le baume magique qui guérit toutes les plaies… Avec un peu de discernement et d’observation, ils se convaincraient bien vite de leur erreur. La fortune, — je ne parle pas de l’aisance, — est une cause d’esclavage, tandis que la médiocrité, sagement acceptée, donne la liberté et le bonheur, puisqu’elle impose le travail et éloigne l’envie.
Qui n’a senti la tristesse de voir monter autour des pauvres riches la marée effrayante des sentiments jaloux. Ils ne peuvent y échapper que par la générosité sans limites, et d’ordinaire ce n’est pas sur l’arbre aux fruits d’or que cette vertu croît le plus fréquemment. Chacune des manifestations de la fortune produit, dans un grand nombre de cœurs, un flot tumultueux et empoisonné de pensées malveillantes. C’est comme un souffle délétère qui passe sur les riches et attriste leurs fronts : ils éprouvent un malaise dont ils ne savent se rendre compte. Si l’on croit à l’influence des pensées ambiantes, l’atmosphère d’amertume et d’envie qui se forme spontanément autour d’eux, doit être un lourd droit de péage. Même lorsqu’ils donnent une part de leur superflu, la reconnaissance leur est généralement refusée, cette reconnaissance qui pourrait faire entrer un peu d’oxygène dans l’air saturé de jalousie qui empêche leurs cœurs de se dilater. Les exceptions confirment la règle, et certaines personnes font un si noble usage de leur fortune, que le respect et la gratitude les entourent. Mais, tout de même, l’envie monte autour d’elles, celle des inconnus qui ignorent leurs bienfaits. Et si vous mettez en relief leurs actes de générosité, on refuse d’en reconnaître le mérite, sous le prétexte qu’elles ne font aucun sacrifice en les accomplissant. N’a-t-on pas raison de dire quelquefois : « Pauvres riches ! »
La médiocrité confère encore un autre privilège, celui de l’indépendance ! On se récriera : « Mais comment, c’est là justement ce qui donne du prix à la richesse ; ne dépendre de personne, pouvoir disposer de son temps, pouvoir satisfaire ses goûts ! » Oui, dans un sens limité peut-être, mais dans l’ensemble, à quel esclavage sont soumis les gens très riches ! Mis en vue par leur fortune, ils sont observés, guettés, on attend d’eux l’accomplissement d’une foule d’obligations mondaines et sociales. S’ils y manquent, tout le monde censure cette audacieuse indépendance. Un jour que je me révoltais, en entendant critiquer une personne digne de tous les respects et de toutes les sympathies, et que j’exprimais mon étonnement de ce blâme immérité, mon interlocuteur répondit : « Vous avez raison, elle est admirable, mais ne l’oubliez pas, elle possède une grosse fortune ; lorsqu’on atteint ce chiffre, il faut se soumettre à certaines exigences mondaines, sans quoi, à la masse des envieux se joint celle des désappointés. »
C’est là un redoutable esclavage dont les esprits supérieurs, seuls, savent se délivrer ; l’aisance vous en sauve, la médiocrité mieux encore, la pauvreté également.
La célébrité, la notoriété exposent aussi à une surveillance active de la part des désœuvrés, mais elle est moins gênante, les personnes qui s’intéressent aux illustrations étant relativement peu nombreuses. L’argent, au contraire, exerce une attraction générale, tout le monde attend quelque chose de lui ; c’est donc vraiment l’argent qui entrave la liberté. Mille yeux curieux suivent, scrutent, analysent ceux qui le possèdent. S’ils s’écartent de la route que l’opinion publique leur trace, ils sont immédiatement dénoncés à la critique et poursuivis par ses jugements malveillants. A la horde des pensées envieuses, se joignent les paroles méchantes qui flottent dans l’air, et dont on sent la présence quand même on ne les entend pas. Le phénomène est positif : la richesse, par l’ambiance qu’elle produit, empêche, au moral, le bon fonctionnement des poumons. Or, de ce fonctionnement dépendent l’inspiration, la joie, l’indépendance du cœur.
Nous avons tous connu des gens dont l’existence s’écoulait heureuse dans la médiocrité ou la simple aisance ; ils étaient actifs, généreux, libres et trouvaient dans la vie des sources sans cesse renouvelées d’intérêt. Soudain, une grande fortune leur échoit. Changement à vue : la générosité s’amoindrit, l’activité diminue, les intérêts se déplacent et se vulgarisent, mille préoccupations, inconnues jusqu’alors, viennent rider leur front. Rien de plus difficile que de savoir supporter la richesse subite. Un dicton italien cite parmi les périls qu’il faut éviter avec soin :
En effet, sauf des cas rares, la richesse n’améliore pas, n’élève pas, car elle développe le personnalisme[39], cet ennemi de la sérénité et du progrès. Outre qu’il est le centre autour duquel gravitent les pensées jalouses, la curiosité et la critique, l’homme très riche perd vite le sentiment de la saveur des choses. Pouvant satisfaire tous ses désirs, il cesse presque d’en avoir. Le stimulant lui manque, il touche à tout, et rien ne le contente ! Ce qui cause un vif plaisir à un jeune homme de condition modeste, est presque une corvée pour son compagnon trop fortuné. Désirer, c’est ce que la vie donne de meilleur ; or, le riche ne désire plus que rarement, puisque, dans le plus grand nombre des cas, sa fantaisie peut se changer immédiatement en réalité.
[39] Voir le chapitre : Les Fils de Narcisse.
Le même phénomène se renouvelle sans cesse : le fruit qui roule à vos pieds, sans que vous ayez soif, vous ne le ramassez même pas. Faut-il un grand effort pour le cueillir, sa saveur devient délicieuse ! La Bruyère a raison de dire : « De grandes richesses sont l’occasion prochaine d’une grande pauvreté », car l’absence de désirs représente une immense misère. Celui qui ne désire plus a, au fond, cessé d’exister. Certes, il est bon que le goût des satisfactions matérielles ou vaniteuses s’atténue dans les âmes, mais pour être remplacé par la soif ardente des dons spirituels et de la connaissance des forces divines. Dans cet ordre-là aussi, la richesse est un empêchement, c’est-à-dire que, semblable à Louis XIV, sa grandeur l’attache au rivage. Au lieu de grandeur, disons plutôt les mille chaînes invisibles que les plaisirs trop faciles lui forgent.
L’école matérialiste prétend que le développement intellectuel d’une nation est en raison directe de sa prospérité, et que le cerveau d’un homme bien nourri et bien vêtu produit plus que celui des êtres moins bien partagés. Cette théorie est souvent démentie par les faits. Dans combien de cas ne voit-on pas la trop grande prospérité matérielle détourner de l’intellectualisme ? Quelle est la sphère sociale où se recrutent les écrivains, les artistes, les savants ? Sauf exception, ce n’est pas chez les riches. Il y a, dans tout homme, une brute plus ou moins assoupie que les appétits sensuels travaillent ; la possibilité de les satisfaire trop aisément la tient éveillée. Celui qui n’a pas à sa portée la source des divertissements matériels est, par conséquent, plus libre de se consacrer à l’étude, aux recherches, à la lecture. On me répondra que, quand on gagne sa vie, le temps manque pour la culture de soi-même. Je répliquerai par une simple question : Les passionnés des choses de l’esprit, à quelle classe appartiennent-ils d’ordinaire ? A celle des riches oisifs ou à celle des travailleurs ?
Arrivons maintenant au suprême privilège de la pauvreté : le travail ! c’est-à-dire la victoire sur la paresse, cette maladie mortelle de l’âme, cette dépravante compagne, cette destructrice de l’honneur et de la joie.
La paresse est vraiment, pour la plupart des hommes, l’irrésistible tentatrice et la source du mécontentement intérieur qui les ronge. Les riches ont naturellement beaucoup de difficulté à la vaincre. Quand on lui cède, un malaise horrible envahit le cœur. Ceux qui doivent travailler pour vivre et faire vivre ne le connaissent pas et ignorent combien lourdement il pèse sur les existences. Être forcé de travailler, quelle bénédiction ! C’est tellement vrai qu’on est tenté de se demander si le : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », n’a pas été une récompense plutôt qu’une malédiction. La plupart des gens ne s’en rendent pas compte et se plaignent de manquer de loisirs. Oui, certes, il en faut, pour se recueillir et observer, mais si le loisir signifie l’inaction ou la possibilité de s’agiter dans le vide de façon pétulante, mieux vaut ne pas le connaître. Ceux qui ne sont pas appelés à choisir me paraissent donc les privilégiés.
Une bénédiction se cache dans tous les genres de travail, mais le labeur intellectuel est évidemment celui qui procure le plus de satisfactions à l’homme. Les jouissances de l’esprit ont une vertu magique, car elles donnent un sentiment de liberté et en même temps de possession. En effet, quel est le réel possesseur d’un chef-d’œuvre, celui qui, en étant propriétaire, n’a ni le goût, ni l’intelligence nécessaires pour en voir et en apprécier les beautés, ou celui qui, cultivé d’esprit et doué de sens artistique, vient, de loin en loin, l’admirer et en jouir ? Il n’y a pas de doute, le véritable possesseur du chef-d’œuvre est l’homme qui le comprend et qui l’aime.
Pour toutes choses, il en est ainsi. Rien ne nous appartient que ce que nous comprenons ! Si nous n’en sommes pas dignes, nous avons beau avoir acheté des merveilles ou les avoir reçues en héritage, elles ne sont pas à nous, et leur véritable possesseur est celui qui connaît leur âme secrète. Par conséquent, dans l’ordre intellectuel, le jeune homme qui, né dans la médiocrité, se voit forcé au travail a sur ses compagnons riches des avantages réels. D’abord, l’atmosphère où il évolue est plus saine, il est plus indépendant, puisqu’il excite moins la curiosité et la critique ; ayant encore des désirs, il a des plaisirs certains : plaisirs d’espérance et parfois de réalisation ; il ne connaît pas le malaise horrible de l’inaction ou de l’agitation stérile ; moins tenté par la vie extérieure, il peut se recueillir davantage, rechercher les choses de l’esprit, jouir des beautés de la nature et de l’art.
Dans l’ordre matériel également, la médiocrité de fortune offre des avantages. Ainsi, des objets longuement désirés, et obtenus au prix d’un effort de travail, représentent une satisfaction autrement grande que les commandes faites indifféremment par la jeunesse riche.
L’intérêt qu’offre la carrière ou la profession choisie est inconnu aux oisifs ou à ceux qui en essaient une par simple dilettantisme, bien décidés à l’abandonner au premier obstacle. Les grandes fortunes ont aussi le désavantage de faire vivre dans un monde factice, c’est-à-dire à côté de la vie, de ses réalités douloureuses et de son sens profond. L’homme très riche, à moins qu’il ne soit un self made man, reste souvent incomplet, parce que ses contacts sont trop restreints : beaucoup d’envieux, quelques flatteurs, et un petit nombre d’égaux dont la pensée est bornée, voilà son entourage et les sources où il s’abreuve. Au contraire, l’homme qui doit étudier, travailler et lutter subit, il est vrai, des contacts déplorables et dangereux, mais ceux-ci aiguisent son intelligence et lui font mieux pénétrer les grandes lois de l’existence humaine et universelle.
Dans l’ordre des sentiments également, la douceur des affections est sentie davantage par ceux dont la vie s’extériorise moins, qui se répandent moins et mènent une existence silencieuse que le travail absorbe. Il devrait en être ainsi logiquement, et cependant le sentiment est chose tellement individuelle, qu’il est impossible de le classer par catégories ; il peut dominer entièrement l’âme d’un milliardaire et être inconnu à celle d’un intellectuel ou d’un travailleur. Toutefois, indiscutablement, l’existence des uns rend l’intimité difficile ; les sollicitations du dehors étant très fortes, la vie de famille est forcément plus décousue ; le monde, le sport, l’automobile empêchent le recueillement de l’intimité. On a aussi moins besoin de l’aide des autres, besoin qui est senti vivement dans les situations modestes.
Pourquoi donc envier la richesse et ses privilèges ? La médiocrité a les siens, et ils sont si considérables que je ne sais si la balance ne penche pas de leur côté.
Je n’ai point l’intention de faire ici le procès de la richesse, car la richesse c’est la puissance, c’est la possibilité de répandre le bien-être, de relever les courages et d’essuyer les larmes, et je connais des riches qui font un si noble emploi de leur fortune, suivant le plan divin, qu’il faut s’incliner devant eux. Cependant, la richesse, étant faite de la sueur des autres, ne peut être considérée comme une bénédiction, et saint François l’appelait le sacrement du mal. Donc, au lieu d’envier les riches, il faudrait les plaindre, puisque tous ceux qui sont chargés d’un pesant fardeau méritent la compassion. Or rien n’est aussi lourd à porter que les biens dont on est responsable et dépositaire. Les riches qui sentent leurs devoirs envers l’humanité ne sont plus menacés d’anathème, mais ils ont une tâche difficile à accomplir, et la sympathie des autres hommes doit les accompagner. Quelques-uns comprennent si profondément leurs responsabilités, que la richesse est, pour eux, une épreuve, mais le nombre de ces délicats est limité. Devenus libres par cet état de leur conscience, ils ne sont pas possédés par ce qu’ils possèdent, suivant la belle expression de Paul Sabatier.
Sans arriver à ces hauteurs, les riches, en acceptant simplement le rôle de faiseurs de joies et de consolateurs, éviteraient les conséquences de la malédiction prononcée contre eux par le fils de Marie. Une cause éliminerait l’autre ; les effets de la générosité remplaceraient ceux de l’égoïste jouissance. Malheureusement, une grande fortune durcit en général le cœur. Je l’ai dit déjà, que de gens généreux qui étaient dans l’aisance et même dans la pauvreté, ferment à double tour, aussitôt devenus riches, leur sensibilité et leur bourse ! C’est qu’ils ont commencé à aimer l’argent en soi, et non plus seulement comme un moyen. Le cœur de l’homme a de tristes recoins où l’avarice, la paresse et leurs compagnes de chaînes sont accroupies comme des bêtes immondes toujours prêtes à bondir au moindre appel. L’argent a le triste pouvoir de les réveiller toutes.
Quand la fortune a été gagnée par l’intelligence et par le travail, elle est sanctifiée et assainie par ses origines de labeur et de volonté, mais, tout de même, elle démoralise promptement ceux qui l’ont acquise, simplement parce que l’oisiveté les guette et les développe. Une vérité s’impose. Désormais, aucune dignité véritable ne peut exister hors du travail, et je dirais presque de la lutte. Ceux qui vivent sans connaître l’un et l’autre ne sont que des demi-hommes. Tout ce qui peut nous maintenir dans cet état d’être inachevé et incomplet représente donc un piège qu’on doit se féliciter d’éviter. On me citera des savants, des hommes d’État illustres, qui étaient possesseurs de grandes richesses. Oui, certes, mais la plupart d’entre eux se sont formés dans la médiocrité, et la fortune leur est venue plus tard, ou bien ils appartenaient à des familles dont les traditions, — par les savants ou les hommes politiques qu’elles avaient comptés, — les soutenaient contre les assauts de la paresse et du plaisir. En général, l’homme dont l’éducation a été faite de loisirs et de luxe n’apporte qu’une faible contribution aux forces vives d’une nation. Les apôtres ne se recrutent guère dans leurs rangs, car il faut avoir pénétré au cœur de la bataille, avoir travaillé, souffert et lutté, pour comprendre réellement la vie, et de quelles eaux vives les âmes ont besoin.
On a dit : « Travailler peu ennuie, travailler beaucoup amuse. » Ces mots contiennent une philosophie profonde. Si tous les jeunes gens les prenaient comme règle, la triste foule des oisifs pauvres et mécontents de leur sort disparaîtrait et serait remplacée par celle des joyeux travailleurs. Que la jeunesse en soit persuadée, les biens matériels, quand ils dépassent l’aisance, sont une entrave au libre développement de l’être. Or, pour ceux qui croient à une destinée immortelle, le bien suprême est le développement de l’âme, son évolution vers le divin. Tout ce qui l’empêche ou l’entrave devrait, logiquement, être considéré comme un malheur.
Loin de moi la pensée d’exclure les riches de l’enrichissement spirituel. Ils peuvent y prétendre comme les autres, car leur part ne se limite pas aux satisfactions que donnent l’indépendance matérielle, les plaisirs raffinés, la possibilité d’assurer le sort des enfants, de soigner leur santé, de préparer leur avenir, ni même celle de connaître la joie des larges aumônes. Ils auraient actuellement un grand rôle moral à remplir et ne semblent pas s’en douter. Je ne toucherai ici qu’un seul des côtés de ce rôle.
Ce qui manque à notre époque, c’est une opinion publique. Les difficultés, sans cesse croissantes, de la vie, les ménagements que la nécessité de gagner le pain quotidien impose, le réseau d’intérêts qui enveloppe les hommes, tout cela empêche ceux-ci d’exprimer nettement leur pensée et de formuler des jugements sincères. Cette tâche devrait être réservée aux gens auxquels la fortune assure l’indépendance et qui n’ont besoin de ménager personne. Mais pour jouer ce rôle, il faut le discernement que donne une haute culture. Les classes riches devraient former une aristocratie de l’esprit, nourrie d’idées larges, et consciente de ses responsabilités.
Dans toutes les questions sociales, morales, intellectuelles, ce groupe d’hommes formeraient l’opinion, et contre leurs sentences il n’y aurait pas d’appel ! Mais, je le répète, une haute culture serait nécessaire, et la haute culture n’est guère de mode chez les heureux de ce monde. Cependant les modes peuvent changer, et il suffirait qu’une petite élite commençât. Les efforts des personnes qui comprennent la nécessité de créer une opinion publique devraient s’employer à la former. Si les classes soi-disant privilégiées ne sortent pas de l’ignorance élégante où elles se complaisent, se contentant tout au plus d’une culture superficielle, non seulement elles ne pourront pas guider l’opinion, mais elles perdront tout prestige. Vivre hors du mouvement de son époque est une sorte de suicide. Pour rester vivant, il faut combattre, être en rapport avec tout ce qui bouge et s’agite. La grande influence exercée par les riches chez les anciens Romains, dépendait en partie de leur clientèle, de cette foule d’intérêts divers qui s’agitaient autour d’eux et les maintenaient en contact avec toutes les classes de la population. Ces habitudes disparurent avec le monde romain. La tendance à s’isoler, à vivre uniquement pour soi-même, dans un cercle restreint d’égaux, a prévalu peu à peu chez les possesseurs des grosses fortunes. Quelques-uns, aujourd’hui, commencent à sortir de leur exclusivisme et à rentrer dans le mouvement général, par la philanthropie et les œuvres sociales, mais ils sont encore en petit nombre.
Pourquoi toutes les aristocraties, celles du talent, de l’argent et du nom ne s’allieraient-elles pas pour former un corps qui, tout en ayant les yeux largement ouverts sur l’avenir, défendrait ce qui, dans le passé, mérite d’être conservé. La politique serait écartée, un seul but réunirait les efforts : le bonheur des générations futures auxquelles nous avons le devoir de conserver leur part d’héritage, sans entraver leur libre mouvement vers des destinées meilleures.
Mais je me suis écartée de mon sujet, revenons aux privilèges des situations modestes.
L’idée que le bonheur est attaché à la richesse est tellement ancrée dans le cerveau de la jeunesse actuelle qu’il faudra de nombreux efforts collectifs pour l’en arracher. Le désir, ou plutôt la convoitise ardente des biens matériels, domine les cœurs. On me répondra : « Sans ce désir, il n’y aurait pas de progrès. » Et pourquoi donc ? Il est absolument naturel, je l’ai dit déjà, que l’homme veuille améliorer sa position, pour acquérir et donner aux siens l’aisance qui assure la dignité et la liberté. Mais la soif de la richesse est autre chose. Pour juger d’un phénomène, il faut en examiner les conséquences. Or que voyons-nous ? Des âmes avilies par la recherche avide de l’or, des hommes qui vendent leur nom, des femmes qui vendent leur corps, des gens qui marchandent leur conscience, leur liberté, leurs sentiments.
Mettre une digue à ce commerce dégradant, ne serait-ce pas délivrer l’humanité d’un infâme esclavage. On me répondra : « Supprimez la misère, et la plaie que vous déplorez se cicatrisera d’elle-même. » En est-on bien sûr ? Les êtres qui font de la richesse le but de leurs aspirations ardentes ne sont pas les misérables auxquels manque le pain quotidien, mais bien plutôt ceux qui aspirent au superflu et à toutes les jouissances du luxe. Le mot magique : argent ! les affole. Les socialistes, par leur théorie du droit au bien-être, ont fait pénétrer cette aspiration dans les classes populaires. Où s’arrêtera-t-on sur cette voie ? Je n’insisterai pas sur les aberrations morales auxquelles ce besoin conduit les femmes. Passions, amours, fantaisies, que vous êtes donc loin ! De quelle boue sont donc aujourd’hui pétris les cœurs ? Vente et achat ! Le gain justifie tout ; tout s’évalue au dollar. C’est devant lui que les âmes s’aplatissent.
Nous, les Latins qui avons de si belles et de si hautes traditions, nous dont la civilisation remonte si loin dans le passé, pourquoi acceptons-nous le credo des races nouvelles qui datent d’hier ? On parlait récemment de canoniser Christophe Colomb. — « Ah ! non, par exemple, s’écria une Italienne au franc parler. L’idée est baroque, absurde, immorale ! » — « Comment immorale ? Ce génie était un brave homme ! » — « Un brave homme ! Et il a découvert l’Amérique, il a fait de nous de plats valets de l’argent. Et vous voulez le canoniser ? Ah ! non ! par exemple ! »
Une boutade n’est pas un raisonnement, mais toute campagne tendant à éloigner la jeunesse du culte des faux dieux et à lui faire chercher en elle-même les sources profondes et claires qui seules procurent la joie, pourrait aider à remettre en équilibre notre pauvre monde.