Chercheurs de sources
CHAPITRE V
COUPEURS D’AILES
Cet homme avait fermé mon cœur, coupé les ailes de mon rêve, étouffé les profondes aspirations de ma vie.
Frédéric Soulié.
Parmi les rencontres nuisibles et inévitables que l’homme fait dans sa vie, l’une des plus ordinaires est celle des coupeurs d’ailes. On les trouve de haut en bas, dans toutes les catégories d’êtres, comme si le cœur de l’homme renfermait des forces perfides qui le poussent à décourager, à entraver, à ralentir les élans d’autrui vers le mieux et le beau. Ce ne sont pas seulement les imbéciles, les méchants, les envieux qui s’acharnent à empêcher les hauts vols, à tarir les zèles, à éteindre les flammes. Ceux qui tiennent les ciseaux et l’éteignoir sont souvent des personnes intelligentes et respectables dont la petite barque a été honnêtement et habilement menée à travers les écueils du monde.
Du reste, nous avons tous été, à l’occasion, des coupeurs d’ailes. Les meilleurs d’entre nous n’en éprouvent pas de remords et s’en félicitent même comme d’un acte de raison qu’ils ont forcé les autres à accomplir. Ils ne se disent pas que des hommes-lumière se sont peut-être trouvés sur leur route et qu’ils ont contribué à étouffer sous la prudence de leurs paroles, le zèle d’un Paul, les découvertes d’un Newton, les aspirations d’un Mazzini.
La presse a l’habitude de désigner ironiquement, sous l’euphémisme de Faiseuses d’anges, certaines mégères sinistres. Nous nous indignons, rien qu’à les entendre nommer, sans penser que les coupeurs d’ailes sont coupables des mêmes crimes. Elles ont étouffé des vies, mais que d’apostolats, d’enthousiasmes, d’idées ils ont, eux, empêché de naître ! Or, tuer l’âme est, au fond, bien plus criminel que tuer le corps.
C’est au nom du sens commun, qui est l’élément essentiel de la vie familiale, sociale, politique, et la base des décisions raisonnables, — mais auquel on ne doit pas élever d’autel, car il est un Dieu médiocre, — que ces doucheurs émérites accomplissent leur œuvre néfaste. Il faut avoir, je le sais, une intelligence large et équilibrée, pour se valoir des services du sens commun tout en évitant de décourager les âmes ardentes, éprises de vie supérieure et qui demandent à déployer leurs ailes.
Et d’abord qu’entend-on exactement par les mots coupeurs des ailes ? Pousser les autres à voir le côté mesquin et égoïste des choses me paraît la meilleure des définitions. Mais il ne faut pas enfermer l’idée dans la formule, car elle a des nuances infinies, et l’action qu’elle exerce peut être à la fois active et négative.
C’est cette seconde façon de couper les ailes que choisissent les personnes qui n’attaquent pas de front les mouvements généreux, mais qui en démontrent l’inanité par leur exemple et leur attitude. Tout élan d’enthousiasme ou d’indignation provoque sur leurs lèvres un petit sourire ironique, qui gèle et déconcerte ; c’est, au moral, un drap humide tombant sur les épaules. Au fond, ce sourire est niais, car il est l’indice de la plus méprisable et de la plus sotte des vanités, celle de l’égoïsme, et pourtant son influence est immense.
Nous avons, tous, de l’amour-propre, et ceux qui échappent complètement à sa forme absurde, c’est-à-dire à la vanité, sont des rara avis, mais entre ceux qui en subissent d’intermittentes poussées, que le simple bon sens suffit à refouler, et ceux qui l’érigent en règle de vie, il y a d’énormes distances. Les vaniteux sont forcément des coupeurs d’ailes. Comment ne le seraient-ils pas ? Tout ce qui distrait l’homme de sa propre personne leur paraît du temps perdu. Bonnes œuvres, visites aux vieillards ou aux malades, services rendus, heures données à des gens dont le contact n’offre ni intérêt matériel ni intérêt de vanité, tout cela rentre dans l’absurde et l’inutile. Perdre des journées entières à s’occuper de toilettes, d’obligations mondaines, des petites recherches du personnalisme prétentieux, voilà, pour ces pauvres âmes, le vrai travail de la vie, le but de Dieu en créant l’homme !
Ces vaniteux sont tellement persuadés qu’ils sont dans le vrai, que parfois, en les voyant vivre et en les écoutant raisonner, on se demande si l’on est bien éveillé, tellement leurs paroles ont l’incohérence et l’illogisme de celles qu’on entend en rêve. On a beau ne leur accorder aucune valeur, elles exercent une action déprimante sur les natures faibles, qui se demandent, troublées : « Aurions-nous pris la route que les imbéciles parcourent ? » Et il leur faut se réchauffer au foyer des âmes ardentes et fortes pour reprendre leur équilibre.
Les coupeurs d’ailes qui appartiennent à la catégorie des vaniteux, sont ceux dont le contact est le plus redoutable, car ils ne mettent pas d’acrimonie dans leur rôle d’éteignoir ; il leur est naturel. De bonne foi, tout ce qui peut distraire de la contemplation de l’idole, c’est-à-dire de soi-même, leur semble puéril, et quand ils voient des gens s’enflammer pour une idée, ils trouvent la chose inepte et le montrent. Or, rien ne déconcerte et ne stérilise comme le dédain tranquille et souriant. Les attaques violentes, les oppositions acharnées ne font pas moitié autant de mal, car souvent elles provoquent une réaction salutaire qui redouble les forces des âmes qui luttent.
Si ceux qui laissent éteindre leur zèle généreux par les raisonnements des opportunistes, pouvaient suivre ceux-ci jusqu’à la fin de leur jeunesse, ils reculeraient épouvantés devant le champ aride qu’offrent leur cœur et leur vie. C’est tellement lamentable, qu’on croit traverser un des cycles de l’enfer. Des bornes, des bornes de tous les côtés ! Pas un bout d’horizon clair, pas de beaux souvenirs désintéressés ! Avant de couper les ailes des autres, ils ont coupé les leurs et restent à ras du sol. Leur jeunesse s’est enfuie ; pour la jeunesse actuelle ils ne représentent que des non-valeurs, et leur personnalité nue et sèche, qui ne s’est jamais élargie dans l’altruisme ou le culte des idées, s’amoindrit de jour en jour. S’ils sont inintelligents, ils ne se rendent pas compte de leur situation et s’usent dans la poursuite de plaisirs qui les fuient ; s’ils sont intelligents et comprennent, il vaut mieux ne pas savoir ce qu’ils pensent, tant ce doit être triste et insupportablement douloureux.
Quand on voit les coupeurs d’ailes exercer avec succès leur métier destructeur, on voudrait arracher de leurs mains les malheureux qu’ils dépouillent de leurs meilleures sources de joies et en qui ils tuent le dieu intérieur. Comme l’a si bien dit Pasteur : « La grandeur des actions humaines se mesure à l’inspiration qui les a fait naître. Heureux celui qui porte en soi un Dieu, un idéal de la beauté et qui lui obéit. » Tuer ces forces divines sous le sarcasme facile et le raisonnement utilitaire, est l’un de ces crimes ignorés qui échappent à la justice humaine, mais que la justice absolue doit châtier par la loi implacable des causes et des effets.
Tous les coupeurs d’ailes ne sont pas des oisifs inutiles et jouisseurs, quelques-uns appartiennent à la catégorie des travailleurs et possèdent parfois une certaine bonté de cœur, mais il émane d’eux, tout de même, un je ne sais quoi de glacial et de sec qui flétrit les fleurs et empêche la sève de gonfler les fruits.
Le monde meurt d’anémie, car l’indifférence est l’anémie du cerveau et du cœur. Pour l’enrayer, il faudrait encourager les êtres à s’épanouir largement. Après avoir cherché et découvert les sources dans les âmes d’enfants, on doit leur permettre de se répandre et de féconder les terrains à l’entour. Se circonscrire, s’entourer de limites, voilà le mal suprême, la vieillesse prématurée et irréparable. Voilà aussi pourquoi les coupeurs d’ailes, conscients ou inconscients, rentrent dans la catégorie des êtres nuisibles qu’il faudrait éliminer, si l’on veut préparer à l’humanité une vie plus large, plus joyeuse, plus haute.
Les égoïstes, les esprits amers, chagrins, mécontents, appartiennent à la catégorie des coupeurs d’ailes actifs. Les premiers vont jusqu’à s’imaginer qu’ils sont altruistes, en déconseillant à leur prochain toute entreprise capable de troubler la tranquillité de l’existence. Les Romains font à ce sujet un signe de croix spécial et disent en romanesco : « Ne te mêle de rien, n’interviens en aucune chose, laisse le prochain se tirer seul d’affaire et tu auras la vie paisible. »
Avec une mentalité de ce genre tout ce qui peut troubler de quelque façon le calme des journées doit être écarté, à moins que ce dérangement n’apporte un avantage matériel considérable. « Aucune force ne doit être perdue, disent ces faux sages. Calculez toujours si ce que vous donnez rapporte un bien équivalent. » Les gens avisés même ne se contentent pas de l’équivalent, ils veulent un avantage supérieur. On comprend où ce raisonnement mène, ou plutôt, d’où il éloigne ; en pensant ainsi, il est naturel et logique de trouver absurdes et puérils les élans d’enthousiasme pour tout ce qui ne représente pas, dans la vie, un placement profitable.
Bien entendu, les entreprises qui peuvent contribuer à l’enrichissement du prochain n’intéressent nullement ces esprits pratiques, absorbés qu’ils sont par leurs propres poursuites ; mais si ce prochain court après la fortune, les places, la célébrité, ils l’honorent et le jugent intelligent, tandis qu’ils traitent tout acte généreux d’utopie et de sottise.
La famille est l’un des terrains où les coupeurs d’ailes abusent de leurs ciseaux. On y étouffe volontiers tout esprit d’initiative. Les jeunes gens, les jeunes filles doivent être dévorés de zèle, pour résister aux douches glacées par lesquelles on accueille leurs projets, leurs tentatives, leurs espérances… Un souffle froid paralyse les membres et gèle les cœurs. Que de malheureux dévoyés et tombés très bas pourraient faire remonter la responsabilité de leur vie manquée aux conseils stérilisants d’un père, d’une mère, de parents, d’amis pour lesquels l’horizon se limitait au pain quotidien (assaisonné aux truffes si c’est possible,) mais toujours personnel et matériel seulement.
Un horizon borné est peut-être sans danger pour les natures médiocres ; pour celles qui ont de l’élan, des besoins d’expansion, des puissances communicatives, d’autres éléments sont nécessaires, pour les préserver des égarements et des chutes. Mieux aurait valu laisser dormir sous le sol les sources cachées en leurs âmes, que de les développer pour les empêcher ensuite de répandre librement leurs eaux. Certaines natures ardentes ont un besoin impérieux d’agir généreusement, de prendre une initiative altruiste, d’extérioriser leurs idées et leurs enthousiasmes. Enlevez-leur ces possibilités, et vous les jetez fatalement dans des recherches moins nobles ou dans la stérilité que rien ne console. Qui n’a connu, dans l’adolescence et la jeunesse, des heures de cruelle détresse morale provoquées par certains sourires railleurs, certaines paroles froides, certains regards de pitié méprisante ? Qui ne se souvient de leur longue répercussion ?
Il arrive des heures, dans la vie, où un hôte mystérieux descend en nous et demande des comptes à notre conscience ; celle-ci les rend en tremblant, car un voile s’est soudain déchiré à ses yeux, et elle aperçoit en elle-même des tares qu’elle ne soupçonnait pas ou avait oubliées. Toutes les actions blâmables qu’ils peuvent avoir commises se dressent devant les hommes en ces moments redoutables. Plusieurs ferment les yeux pour ne pas voir, essayent de se rendormir, de s’endurcir et y réussissent souvent. Quelques-uns se repentent sincèrement du mal commis et s’emploient à le réparer. Mais souvent, malgré leurs efforts, la paix ne rentre pas dans leur conscience. C’est qu’ils ne l’ont examinée qu’à la surface. Ils n’ont aperçu que les morts dressés aux portes extérieures ; ils n’ont pas regardé au fond, là où gisaient les cadavres des âmes qu’ils avaient tuées, des esprits qu’ils avaient ternis, des yeux qu’ils avaient aveuglés !
S’ils s’étaient penchés sur ces misères, ils auraient, sans doute, reculé épouvantés, et une seule excuse serait sortie de leurs lèvres : « Je ne savais pas. » Quelques-uns ajouteraient : « Je croyais bien faire ; j’ai donné aux autres les conseils que je me serais donné à moi-même. » Puérile excuse qui ne les absout pas. S’ils descendaient encore plus loin dans les profondeurs inexplorées de leur conscience, celle-ci répondrait : « Votre crime a été de ne pas aimer les autres et de n’avoir pas su vous aimer vous-même[33]. » Car apprendre à bien s’aimer soi-même est la base de tout amour, de tout altruisme, de toute expansion…
[33] Voir, dans Ames dormantes, le chapitre : Le faux amour de soi.
Les gens aigris et mécontents chez lesquels la vie a soulevé des levains d’amertume et dont les rancunes secrètes enveloppent l’humanité entière, sont également d’actifs coupeurs d’ailes. Ils méritent quelque indulgence. D’après leurs expériences, les hommes étant sans sincérité, sans bonté, sans saveur, ni relief d’aucun genre, ils estiment inutiles et superflus les sacrifices faits en leur faveur. Ils ne peuvent supporter de voir ceux qu’ils aiment (s’ils aiment encore quelqu’un) perdre leurs forces et leur temps pour une humanité ingrate et inguérissable, et ils s’imaginent donner une preuve d’intérêt aux imprudents qui s’engagent sur la voie de l’altruisme en leur criant : « Casse-cou ».
Cette catégorie de coupeurs d’ailes est moins démoralisante que celle des vaniteux et des égoïstes satisfaits, car leur aigreur et leurs rancunes visibles mettent en garde contre leurs enseignements. On ne les croit qu’à demi, on devine, sous l’amertume de leurs paroles, de mauvais souvenirs personnels. Ce ne sont plus des sages remplis d’expérience qui ensevelissent en souriant sous le ridicule nos forces sensibles et imaginatives, mais des êtres qui ont souffert, qui ont été déçus et sont devenus incapables de visions douces et belles. Leurs lunettes sont opaques, et les clairs rayons ne les pénètrent plus.
Leur pauvre âme est gangrenée par l’envie et la rancune ; des serpents s’agitent dans leurs cœurs, et on les entend siffler à travers les paroles qu’ils prononcent. Ils éprouvent un malin plaisir à réduire les âmes qui vibrent encore, à l’état d’aridité qu’ils sentent en eux-mêmes ; ils éteignent les flammes, déflorent les croyances, arrachent l’espoir… La gaîté les a fuis, ils ne peuvent plus la supporter chez les autres. Cependant, sous leur masque impassible et dur, ils rient. On dirait, à les entendre, une pluie de cailloux qui s’entrechoqueraient en tombant : « Nous t’avons dépouillé, tu es aussi pauvre que nous maintenant, le râteau a courbé toutes les herbes folles et les fleurs superbes qui osaient lever la tête dans ton cœur, nous l’avons enfin rendu semblable au nôtre : une plaine désolée, sans saillie et sans végétation ; les sables du désert et les steppes de la Russie ne sont ni plus plates, ni plus infécondes. Nous t’avons modelé à notre image. »
Ainsi dut rire le serpent lorsque, selon le récit biblique, Ève écouta ses raisonnements tentateurs.
Mme de Sévigné prétendait que si elle pouvait vivre seulement deux cents ans, elle deviendrait la plus admirable personne du monde. Ces paroles démontrent que la spirituelle marquise avait rencontré dans sa vie peu de coupeurs d’ailes. Peut-être aussi la conception de l’admirable, au dix-septième siècle, n’était-elle pas tout à fait la même qu’au vingtième. On demande davantage aujourd’hui, bien davantage, non pas comme idéal religieux ou moral, mais comme idéal social. Jansénius, Pascal, sainte Chantal, saint Vincent de Paul ne peuvent plus être égalés, mais il est certain que la vie d’une grande dame ou d’un grand seigneur sous Louis XIV n’était pas ce qu’à notre époque on appellerait admirable. Les hommes et les femmes d’aujourd’hui sont appelés à d’autres genres de vertus. La valeur personnelle, la hardiesse, la témérité elle-même durant une campagne suffisaient au dix-septième siècle à laver un homme de toutes les taches ; les vertus civiques ne lui étaient pas demandées, et quant à la femme moderne elle ne correspond, certes, plus au type admiré du temps du grand Roi.
Cependant, à cette époque où l’on ne connaissait guère, en fait d’initiative, que les entreprises guerrières et les fondations religieuses, les coupeurs d’ailes existaient déjà et essayaient de tuer l’élan des âmes vers l’idéal généreux. Ils ont dû naître avec le péché et ont été, certes, pendant tous les stages de l’humanité les plus grands empêcheurs de beauté et de bonté. S’ils l’avaient pu, ils auraient voilé les teintes de l’aurore, noirci la pourpre des couchants, sali les pétales des roses, souillé les eaux courantes, altéré la saveur des fruits et le parfum des fleurs. Leur vie consiste à détruire ; on dirait qu’ils subsistent du sang des âmes qu’ils ont vidées.
Dans la triste énumération des coupeurs d’ailes, il ne faut pas oublier les imbéciles honnêtes qui taillent et coupent par simple sottise et absence de compréhension, parce qu’ils ne voient pas et ne se rendent pas compte qu’une conscience nouvelle est en train de se former dans l’humanité. Ils croient bien faire en éloignant leurs enfants et leurs amis de tout ce qui peut augmenter l’effort et charger l’existence de préoccupations impersonnelles. Ils ne sentent pas que le secret du bonheur est justement dans ce qui arrache l’homme à la contemplation de lui-même et à la recherche de son propre intérêt. Dans la crainte d’appauvrir ceux qu’ils se figurent aimer, ils s’emploient à rétrécir le cercle de leurs idées, de leurs préoccupations, de leurs labeurs, ne comprenant pas que c’est, au contraire, dans la libre expansion de ses forces que l’homme peut s’enrichir.
Les femmes sont de plus fréquentes coupeuses d’ailes que les hommes, parce qu’elles entrent plus volontiers dans le détail de la vie des autres et s’y arrêtent davantage. Dans un beau livre récent, M. Édouard Schuré parle éloquemment de la femme inspiratrice, l’un des plus grands rôles que la femme puisse remplir en ce monde. Pourquoi le recherche-t-elle si rarement, même quand elle est intelligente et intuitive ? Simplement parce que les femmes sont habituées, par atavisme et par habitude, au métier de coupeuses d’ailes. Les bas instincts de leur tempérament les poussent à empoigner le ciseau : esprit d’avarice et d’ordre ; préoccupation de l’intérêt personnel et familial ! Ayant mal compris la famille et la maternité, les ayant transformées en écoles d’égoïsme, la femme peut difficilement remplir cette mission à laquelle la pousseraient cependant tous les côtés élevés de sa nature. Mais il y a conflit entre son ego supérieur et sa personnalité terrestre. Celles qui ont le courage et la force de vivre hors d’elles-mêmes, absorbées par l’idée pure ou par l’amour, — qui leur fait désirer que l’objet de cet amour atteigne les hautes cimes dont elles ont la vision intuitive, — peuvent seules devenir inspiratrices. Les femmes, du reste, dédaignent aujourd’hui tout ce qui les efface ; elles ne s’aperçoivent pas que ce rôle est supérieur à l’autre, car la Muse a toujours plané plus haut que le poète.
Si les compagnes de l’homme employaient leur charme et leur féminité à pousser celui-ci, — dans les ordres d’idées les plus différents, — vers ce qui est grand et beau, toutes les formes de l’amour s’ennobliraient. La mission d’inspiratrice met en jeu les deux qualités maîtresses de la femme : l’intuition et le sentiment. Mais parce qu’elle la laisse dans l’ombre, la femme n’en a compris que rarement la grandeur. Dans l’histoire, en effet, nous rencontrons quelques inspiratrices pour un nombre infini de coupeuses d’ailes. Dans la vie actuelle, le type se perd ; la femme intelligente et cultivée veut immédiatement produire elle-même.
Bien entendu, le titre d’inspiratrice ne peut s’appliquer aux femmes qui poussent l’homme à des actions cruelles et basses, ni à celles qui, dans un but d’intérêt personnel, exaspèrent son ambition d’argent ou de célébrité. C’est, en tout cas, de l’inspiration à rebours, car elle s’adresse aux côtés les plus vulgaires de la psyché masculine.
La femme réellement inspiratrice peut être comparée à l’étoile du matin. Nous en avons vu, dans l’histoire, de pures et de froides comme Hypathie, et ce type de jeune Minerve se renouvellera probablement ; notre époque de culture féminine en produira sans doute quelques exemplaires. Mais, dit Richard Wagner, l’inspiration ne nous vient que de l’amour ; par conséquent, c’est toujours à travers l’amour que la femme parviendra le plus sûrement à être l’inspiratrice de l’homme.
Malheureusement, l’amour, où le trouve-t-on aujourd’hui et de quelle qualité est-il ? L’âme de la femme s’est tournée vers la jouissance, le bien-être, la toilette, le luxe sous toutes ses formes. A quoi peut-elle pousser l’homme, sinon à la recherche du gain ? Même s’il est littérateur ou artiste, et qu’elle le force au travail, son inspiration ne saurait être élevée. Comme elle tient avant tout au succès bruyant, — car il est le plus rapidement rémunérateur, — elle l’incite à produire selon le goût du public et se préoccupe, non de la beauté de l’œuvre mais de son rapport. La femme actuelle, même si elle n’est pas une coupeuse d’ailes et respecte l’art ou le travail de l’homme, est rarement une véritable inspiratrice, car, par ses calculs, elle rabaisse, au lieu de l’élever la mentalité masculine, et voit avant tout, en toutes choses, les résultats d’argent. Ce nom si juste d’associée que lui donnent les romanciers modernes, prouve à quel point la femme d’aujourd’hui est une collaboratrice d’intérêts plus que d’idées.
C’est donc avant tout la psyché féminine que l’éducation doit transformer et spiritualiser. Il faut enseigner à la femme le grand et large sens du mot inspiratrice. Lorsque l’équilibre sera rétabli, après le conflit des sexes auquel nous assistons aujourd’hui, elle comprendra mieux, — son esprit s’étant élargi et débarrassé du préjugé d’après lequel l’ignorance et la puérilité sont des grâces de son sexe, — quel est le rôle auquel le plan divin la destinait. Et ainsi, le nombre des coupeurs d’ailes diminuera. La femme, rejetant loin d’elle les ciseaux avec lesquels tant de fleurs en germe ont été coupées, convaincra l’homme que lorsqu’il empêche des ailes de croître, sous le souffle gelé de son sarcasme, il commet un crime social dont il devra rendre compte, tout comme s’il avait contribué à tarir la vie physique d’un être humain.