Chercheurs de sources
CHAPITRE X
L’APPEL
As the essence of courage is to stake one’s life on a possibility, so the essence of faith is to believe that the possibility exist.
William Salter.
Dans certaines campagnes de France, lorsque la sécheresse dure de façon exceptionnelle, on a coutume de dire : « Il ne pleut pas, parce que l’appel manque ! » Ces mots signifient que la terre, trop aride, ne renferme plus l’humidité indispensable pour attirer celle de l’atmosphère et la faire se condenser en eau. En effet, jour après jour, l’on voit le ciel se couvrir de nuages qui se dissipent avant de s’être répandus en ondée bienfaisante. Cette attente, toujours déçue, dure des semaines et même des mois, jusqu’à ce qu’une tempête impétueuse, venue souvent de très loin, force les cataractes du ciel à s’ouvrir. Le phénomène ne peut s’expliquer, scientifiquement, d’une façon aussi simpliste, mais n’y a-t-il pas un fond de vérité dans la tradition populaire ? Ne voyons-nous pas le même phénomène se produire dans le monde moral et intellectuel ? Quand un état de sécheresse se prolonge dans l’âme, c’est sans doute l’appel qui manque ; rien, au dedans de nous, n’attire les forces bienfaisantes et fécondes.
Une bonne partie des faits moraux, qui nous étonnent, nous déconcertent et nous troublent, pourraient s’éclaircir de cette façon ; et l’explication une fois admise, je crois que nos points de vue, nos jugements et nos perspectives se modifieraient singulièrement. Tout s’élargirait devant nous, nos horizons deviendraient sans limites, et l’ennui, le terrible ennui, serait banni de la vie, puisque tous, dans la mesure de nos forces, nous pourrions devenir une usine en mouvement, capable de renouveler et de varier indéfiniment sa production et ses résultats.
Lorsqu’Adam et Ève, dans le jardin d’Éden, touchèrent à l’arbre défendu, ils ne durent pas mordre très avant au fruit de la connaissance du bien et du mal, car aujourd’hui encore, après tant de civilisations disparues et de siècles écoulés, l’homme est à peine arrivé au seuil des vérités profondes qu’il commence vaguement à entrevoir. L’une d’elles est probablement cette force mystérieuse dont nous disposons, sans l’employer, du moins de façon consciente, et que les paysans, désespérés des longues sécheresses, nomment l’appel.
Le récit de la Genèse nous ayant montré l’Éternel courroucé et presque inquiet de la désobéissance d’Adam, les esprits timorés estiment dangereux tout ce qui pourrait révéler à l’homme les pouvoirs qu’il détient en lui-même. Des craintes analogues épouvantaient les païens : le sort de Prométhée et d’Icare leur avait donné une tragique leçon. Vouloir ravir le feu du ciel, c’est-à-dire évoluer trop rapidement, était une offense aux dieux. Nous devions rester sur le plan où ils nous avaient placés, sans essayer de développer les forces secrètes que parfois nous sentions en nous. Cette crainte, qui avait sa racine dans la peur des contacts démoniaques, — hantise des imaginations du Moyen Age, — et des pratiques de la magie, qui avait mauvaise réputation et sentait le soufre, semble puérile aujourd’hui, et contraire au sentiment religieux moderne qui pousse l’homme à atteindre, par le désir, le Dieu qu’il adore.
Ce besoin d’union et d’harmonie avec les forces divines est le secret de tout progrès et de tout perfectionnement, il n’y en a pas d’autre, et il est conforme aux enseignements des Évangiles. Les promesses faites à l’homme dépassent tout ce que l’imagination humaine peut concevoir. Par la foi, tous les pouvoirs lui sont accordés, parce que, par la foi, les forces divines agissent en lui. L’homme a tellement douté de lui-même, et hélas ! souvent avec raison, qu’il s’est habitué à considérer ces promesses comme réservées exclusivement aux êtres exceptionnels, aux grands initiés ; aux apôtres. En cela, il se trompe, les promesses sont claires et s’adressent à toutes les âmes chez lesquelles le miracle de la foi s’est accompli.
Si nous acceptons, au contraire, l’explication d’après laquelle nous possédons ces forces par l’effet d’une grande loi universelle que Jésus est venu révéler aux hommes, notre devoir est de nous conformer à cette loi, et d’essayer avec notre ego supérieur de progresser vers Dieu. Évidemment, tous les êtres n’occupent pas le même degré dans l’échelle des valeurs ; quelles que soient nos croyances, il est impossible de le nier, et les simples évolutionnistes l’admettent, eux aussi.
Sans rechercher les causes de ces diversités de niveau, il est certain que les âmes et les esprits des hommes se trouvent à des distances considérables. En le constatant on serait tenté d’admettre la théorie de plusieurs existences successives dans le corps physique, c’est-à-dire sur notre planète. Mais qu’ils aient ou non le souvenir de vies antérieures, il est hors de doute que l’on trouve, chez quelques individus, des indices de besoins spirituels ou psychiques très supérieurs à ceux qui tourmentent le reste des hommes.
Ces besoins ne sont pas toujours le résultat héréditaire d’une longue suite d’ancêtres cultivés, car souvent l’âme de leurs descendants est muette, engourdie dans le bien-être matériel trop raffiné ou stérilisée par une cérébralité trop accentuée. Au contraire, ces besoins se rencontrent parfois là où l’on s’y attendait le moins ! Un mot, un regard, une simple expression de visage révèlent tout à coup des aspirations vers le divin, indiquent des sources profondes de vie intérieure. Dans ces êtres-là, des puissances sont en activité ou commencent à sortir du sommeil où nous les avions laissées. On dirait des oiseaux qui battent des ailes, joyeusement ou éperdument, contre les barreaux de leur cage ; on peut les aider, mais on n’a pas besoin de les convaincre, les voix secrètes de l’âme les ont déjà avertis, leurs yeux perçoivent les horizons lumineux à travers les lourds nuages qui les cachent encore. Ce sont les riches, les élus, ceux que l’hôte mystérieux visite souvent, ou qui, du moins, sont au seuil de ces richesses, de cette élection, de ces visites…
Dans d’autres cas, on a beau frapper aux portes des âmes, rien ne répond ; les coups redoublés du marteau d’airain ne produisent aucune vibration. Toute la vie est à l’extérieur : au-dedans, il n’y a que le vide. Je ne parle point ici des hommes et des femmes qui vivent uniquement pour la jouissance ou l’ambition vulgaire, mais d’une élite intellectuelle qui connaît déjà la pitié, prend une large part à la vie sociale et dont la moralité, dans le sens courant du mot, est reconnue. Leur esprit est comme prisonnier du visible et du tangible, ils ne peuvent les dépasser. Ils croient au pouvoir de la volonté se manifestant par des efforts d’activité et d’intelligence, et admettent peut-être même les effets de la prière, comme une grâce accordée à ceux qui pratiquent les bonnes œuvres. Il est inutile de leur dire qu’ils possèdent une faculté, qui a le don d’appeler les forces bienfaisantes, et que, n’en usant pas, ils renoncent à la joie, au pouvoir, à tous les dons qu’ils pourraient répandre autour d’eux. Un sourire de sagesse sceptique serait leur seule réponse. Ils sont plus fermés à la connaissance des choses intérieures que ne le sont souvent les plus scandaleux pécheurs. Ce n’est point pour eux que ce chapitre est écrit. Leur heure n’est pas venue encore. Viendra-t-elle sur cette terre ? Devront-ils renaître une fois encore, ou sera-ce dans d’autres mondes que la révélation se fera pour eux ? Ils le sauront, mais nous l’ignorerons probablement toujours.
La possibilité de l’appel efficace n’est pas, comme nous l’avons vu, accessible à tous. Par une loi générale, ses effets bienfaisants ne peuvent se réaliser que dans certaines conditions d’âme. Quand elles manquent, rien ne répond, et c’est absolument logique. L’illogisme apparent commence lorsque les conditions mentales et morales existent et qu’aucun résultat ne s’obtient. Les causes de ce phénomène négatif peuvent se ramener à deux principales : l’ignorance et l’égoïsme.
Que de fois, en effet, malgré nos velléités de vie intérieure et nos essais en ce sens, nous ne nous rendons pas compte de ce qui s’agite au dedans de nous ! Les eaux bouillonnent sur place, mais elles ne se canalisent pas et ne peuvent féconder le sol. On est agité de douloureux désirs, et la déprimante sensation des forces inemployées alourdit le cœur. Si nous savions, toutes les heures du jour ne suffiraient pas à l’incessante activité morale que nous pourrions déployer ! Que d’angoisses intérieures seraient apaisées par le sentiment de ne pas rester inertes, d’être capables d’agir pour nous et pour les autres, sans nous agiter, sans perdre le calme et l’équilibre… Seulement il faut savoir pour cela, et vouloir ou, pour mieux dire, apprendre à vouloir !
Combien de livres ont été écrits sur l’éducation de la volonté ! On ne saurait assez les lire et les relire. Sans elle, il n’y a pas de beauté dans la vie, car nous ne pouvons nous intéresser qu’aux êtres capables de vouloir quelque chose et de le vouloir avec suite. Non que la volonté suffise pour l’appel ; on peut avoir une volonté de fer et ignorer la force de l’appel, mais sans elle, nous ne pouvons exercer ce pouvoir. L’une des premières choses indispensables à tout homme qui veut exercer les forces qu’il sait posséder est donc la volonté. Sans elle, pas de concentration intérieure possible, et sans concentration, pas de résultats intérieurs ou extérieurs.
Or rien n’est plus difficile à l’âme humaine que de se fixer longuement sur une idée ou sur un sentiment. Sauf certains esprits éminemment spéculatifs, notre légèreté nous distrait, empêche la persévérance mentale. Les femmes surtout sont rebelles à cette tension. Leur instinct les pousse à ne pas se fixer, à ouvrir curieusement plusieurs livres en même temps, sans aller jusqu’au bout de leur lecture ; en amour aussi elles pensent à mille choses à la fois et ont des distractions continuelles, même si elles sont incapables d’une infidélité ou d’une velléité d’inconstance.
Pour elles, par conséquent, la concentration féconde est plus difficile, mais elles ont, comme compensation, l’intuition rapide, et arrivent d’un bond, là où l’esprit spéculatif de l’homme ne parvient qu’au prix de pénibles efforts. Sans avoir besoin de s’appuyer sur des connaissances extérieures acquises ou des données hypothétiques, elles atteignent, grâce à leurs facultés intuitives, des sommets qui, sans ces facultés, leur seraient toujours demeurés inaccessibles. Je crois donc que les femmes, malgré leur mentalité volage, peuvent mettre en action les forces de l’appel bien mieux que les hommes. Le sentiment religieux leur est plus familier, pour mille et une causes. Elles le sentent avec intimité, tous les jours de leur vie, tandis que les hommes le réservent pour les grandes occasions solennelles, les tragédies du cœur et de l’âme. Or, le sentiment religieux ou, pour mieux dire, l’habitude de la prière et des communications avec le divin facilite ces élans, qui forcent, pour ainsi dire, les réponses de Dieu. « Si l’on fermait les églises, où donc iraient pleurer les femmes ? » disait Maupassant, qui ne peut, certes, être accusé d’avoir donné une importance extrême à la vie religieuse.
En effet, chez la femme, à quelque degré de moralité qu’elle soit arrivée, le besoin de recourir à l’au-delà se manifeste. Des protestations se font entendre : « C’était une indigne faiblesse que nous avons vaincue. Aujourd’hui notre esprit est libre, il repousse les fables, il a rompu toute complicité avec les fausses espérances. » Ces voix triomphantes et dures éclatent comme des fanfares, et les visages de ces femmes qui renient toutes les traditions qui ont consolé le lit de mort de leur mère et protégé leur berceau, ont une expression de farouche orgueil ; ils rient, et les bouches s’élargissent dans un sourire victorieux. Mais puisqu’elles sont si certaines de l’affranchissement, pourquoi leurs yeux sont-ils si tristes ? Dans le fond de leurs prunelles, quelque chose pleure. Tandis qu’elles proclament leur droit à la joie, l’angoisse du reniement passe sur leurs âmes, et elles pressentent peut-être que le joug nouveau, dont elles se sont si allégrement chargées, pèsera sur elles plus lourdement que l’ancien.
Pour que ces consciences soient ramenées à l’unité finale, il est peut-être nécessaire qu’elles traversent la période du reniement, mais il est certain que si elles ont réellement étouffé en leur cœur toute aspiration vers le monde invisible, il leur sera impossible de recourir efficacement à lui. Les merveilleux résultats de l’appel n’appartiennent qu’à ceux, hommes ou femmes, qui tendent de tout leur être à l’harmonieuse union avec les forces divines. Ils appellent, et on leur répond.
Avoir l’intuition, même vague, de l’existence de cette loi, et ne pas tout tenter pour la connaître, ou la connaître et ne pas en profiter, est-ce, de la part de l’homme, démence ou idiotisme ? L’un et l’autre, sans doute, mais le principal facteur de cet aveuglement absurde est que nos âmes sont trop superficielles pour pouvoir supporter le sublime.
L’appel n’est pas précisément la prière, — il me semble que la prière est davantage un acte d’adoration, d’humilité, de reconnaissance… L’appel est comme une force d’attraction qui sort de nous et attire d’autres forces qui se répandent en ondée bienfaisante sur nos âmes et nos vies. Nous pouvons appeler à nous les grâces spirituelles, la richesse matérielle, la puissance intellectuelle et morale, et il est probable que toutes ces choses deviendront nôtres, pourvu qu’en les réclamant, notre intention ne soit pas égoïste. Le personnalisme arrête net le miracle. Je suis tellement persuadée de la vérité de ce dernier fait, que rien ne m’attriste comme d’entendre les gens dire que par certaines actions ils se préparent des mérites. Une pareille pensée doit détruire l’efficacité des plus grands dévouements.
En restant uniquement dans le domaine terrestre, — sur le plan physique, comme diraient les théosophes, — la même loi trouve son application dans les rapports des hommes entre eux. L’appel y est également efficace. Nous pouvons parler silencieusement au cœur des autres et leur demander ce que nous voulons d’eux. Or, le faisons-nous ? Je ne veux pas tomber dans le système de la New Thought américaine, qui, malgré certaines conceptions vraies et nobles, matérialise un peu, il me semble, les résultats de la pensée. Mais il est certain que, dans nos rapports sociaux ou de sentiment, nous négligeons des forces immenses que nous avons à notre portée.
Quand nous voulons convaincre, nous nous servons beaucoup trop du raisonnement et de la parole ; quand nous voulons toucher également, et si nous avons des reproches à adresser, nous employons le même système. C’est bon pour ceux qui ne savent pas. Ceux qui savent devraient comprendre que ce sont là de faibles moyens, comparés à ceux dont ils pourraient disposer. J’en suis intimement persuadée, par intuition et par expérience. Seulement, l’application de cette méthode exige des habitudes de concentration qu’il est difficile de maintenir, et des états de conscience qu’on ne peut atteindre constamment. Parfois on réussit à employer ces moyens, et on constate leur merveilleuse puissance ; puis la paresse et l’esprit superficiel prennent le dessus, et nous recourons de nouveau aux systèmes insuffisants auxquels nous sommes habitués, par tradition, dès l’enfance.
Certes, la parole est la plus grande force de persuasion que Dieu ait donnée à l’homme. Nous avons vu l’éloquence entraîner des foules, nous avons entendu des voix insinuantes porter la conviction dans les cœurs, et des accents indignés faire trembler les consciences. Mais ces dons spéciaux sont le privilège d’un très petit nombre d’individus : les Cicérons et les Savonaroles sont rares ; les ensorceleurs et les ensorceleuses intelligents, capables de galvaniser ou de transformer les pensées de ceux à qui ils s’adressent, ne se trouvent pas non plus à chaque carrefour. Si eux seuls pouvaient exercer de l’influence, cela limiterait par trop le pouvoir réciproque des êtres, les uns sur les autres. Du reste, qui nous affirme qu’à la parole, ces grands preneurs d’âmes ne joignaient pas la concentration de la pensée, et la volonté d’agir par ce moyen aussi. Certes, quand Savonarole faisait tressaillir les consciences de la Florence élégante, corrompue et raffinée du quinzième siècle, et osait s’attaquer aux vices des Borgia, un élan de son être mettait probablement sa force en communication avec les forces divines, et celles-ci donnaient à sa voix l’irrésistible pouvoir qu’elle exerça sur l’âme italienne de son époque. Cicéron, lui, ne croyait pas aux dieux, mais c’était un intuitif, et, par ses sentiments de douceur et d’humanité, il appartenait d’avance à la société nouvelle que les paroles de Jésus, qui n’était pas né encore, allaient créer ; il était donc en rapport avec les puissances invisibles qui détiennent les secrets de l’avenir. Mais abandonnons ces colosses de l’éloquence, et revenons à la vie d’aujourd’hui et aux hommes de moyenne grandeur.
Tous ceux qui réfléchissent et qui ont l’habitude d’écouter les voix intérieures, reconnaissent, dans l’âme, l’existence d’un travail auquel notre intelligence ne participe pas directement, mais dont il est impossible de nier l’existence. La psychologie scientifique lui donne différents noms et le divise en deux catégories : le subconscient fait de nos expériences, et le subconscient qui est une sorte de prescience de l’inconnu et de l’avenir. Cette théorie se rattache à celle de Leibnitz. Par elle, nous sommes reliés au mystère, et ceci prouve qu’il existe en nous des forces mystérieuses, supérieures à celles que notre raison peut déterminer. Dans toutes les routes suivies par l’intelligence humaine, le phénomène se manifeste. Mais il est frappant surtout chez les artistes et les écrivains. Qu’est, au fond, l’inspiration, sinon l’œuvre du subconscient ? Elle arrive soudainement, en coup de foudre, après de longs efforts qui n’avaient abouti qu’au découragement. Une idée nous hante, on voudrait l’exprimer, la développer, et le cerveau s’épuise en vaines recherches. Tout à coup, alors que parfois l’on n’y pensait plus, l’idée, semblable à un fleuve débordant, se déroule agrandie sous les yeux.
Que de fois l’écrivain, devant l’article à faire, s’arrête découragé ; il lui semble ne rien avoir à dire sur le sujet qu’il s’est engagé à traiter : pas de pensées personnelles, pas de connaissances acquises ! Soudain, quelque chose se dégage dans son cerveau ; il n’avait pas d’idées, il en a trop maintenant ! On dirait un essaim d’oiseaux subitement éveillés qui se précipitent vers la sortie de la cage. Elles sont si nombreuses et si pressées que la plume n’est pas assez prompte pour les exprimer. D’où viennent-elles ? Que représentent-elles ? Expériences ou souvenirs endormis qui reviennent à la vie, mais aussi conceptions originales, visions nouvelles, pressentiments d’avenir. C’est un trésor où l’on peut puiser à pleines mains. Puis il se referme et, pendant longtemps, refuse de s’ouvrir, après nous avoir révélé son existence.
Si notre volonté se tendait, si notre pensée se concentrait dans un appel passionné, sans doute le trésor s’ouvrirait plus souvent. Ce sont les violents qui ravissent le royaume des cieux. Pendant trop longtemps, l’homme n’a pas compris le sens de cette parole, il doit aujourd’hui apprendre à l’épeler peu à peu. On arrive à la compréhension de la loi, par intuition ; mais pour apprendre à exercer ses forces, un long apprentissage est nécessaire. Du moment qu’on a compris, on ne doit pas se laisser décourager, si les résultats ne sont pas immédiats ; ils viendront sûrement quand l’habitude de la communication constante avec les forces divines aura été prise.
Dans le domaine des affections, le miracle se produit également. Sans parler de l’amour,
dans lequel la volonté d’attirer joue un si grand rôle, le phénomène se renouvelle dans tous les genres d’attachement. Une pensée bonne et affectueuse, adressée silencieusement à une âme, produit sur elle un effet certain ; chacun peut en faire l’expérience. Quand il s’agit d’une personne hostile, le résultat est plus marqué encore ; le regard dur s’adoucit, la bouche muette est comme forcée de prononcer des paroles amicales. Quelquefois même, la lutte se discerne entre la malveillance naturelle et l’attendrissement inattendu provoqué par la pensée tendre qui a soudain passé sur son cœur et dont elle est presque toujours inconsciente. Ceux qui savent, reconnaissent, en de pareils moments, que les forces bonnes s’exercent, et les ignorants eux-mêmes les sentent.
Si nous nous servions toujours de ce moyen, je crois que la plupart des rancunes s’évanouiraient. Malheureusement, en cela comme en toutes choses, notre paresse, qui trouve son compte à rester à la surface, nous empêche d’exercer ce pouvoir bienfaisant. Évidemment, c’est une force qui sort de nous, et probablement la nature physique ou, pour mieux dire, l’instinct de la conservation interdit que la dépense soit trop forte et nous oblige à la ménager. Mais, en admettant même que ce travail d’âme soit parfois supérieur à nos énergies, il est certain que nous le négligeons de façon absurde ; l’homme jette sa santé, sans scrupule, risque sa vie gaîment dans les sports, et il est tellement ménager de ses capacités psychiques, qu’il perd volontairement le pouvoir que celles-ci, bien employées, lui promettent.
Sans vouloir trop matérialiser ce pouvoir, il est évident que des avantages d’ordre positif s’obtiennent aussi par l’appel. Seulement si nous les demandons dans un esprit d’égoïsme, ils sont un don fatal, et sonnent le glas de la mort et non la cloche de la vie.
Naturellement nous naviguons en plein mystère. Vouloir le nier serait puéril, et nous ne pouvons rien déterminer positivement dans cet ordre de pensées ou plutôt d’intuitions. Quelques grands initiés ont connu l’origine et le fonctionnement de ces forces ; nous ne pouvons que les deviner et nous incliner devant elles. « Heureux celui qui descend sous terre après avoir vu ces choses ; il connaît la fin de la vie, il connaît la loi divine, » disait Pindare. Dans l’antiquité déjà, il fallait plusieurs degrés pour arriver à la contemplation des saints mystères. Au temps d’Homère, être initié ou ne pas l’être mettait des distances énormes entre les hommes, et leur sort était considéré comme différent « jusque dans la mort ». La plupart des hommes, même les intuitifs, sont destinés probablement à rester toujours au seuil du mystère, mais de ce seuil déjà on aperçoit des perspectives éblouissantes.
J’ai connu une femme dont tous les désirs se sont réalisés en ce monde, mais trop tard et lorsqu’elle n’y tenait plus ! « C’est pourquoi, disait-elle, je n’ai jamais pu saisir le bonheur ; il s’est toujours présenté de façon inopportune ! » Trop tard ! Ces deux mots, les plus tristes que la langue humaine connaisse, ont été répétés, depuis que le monde existe, par des milliers de bouches, et le seront toujours. Pourquoi ? Ces retards viennent-ils d’un appel trop faible ou est-ce plutôt que l’âme humaine ne sait pas vouloir fortement et longuement la même chose. Nous cessons trop vite de désirer, sans doute, parce que la légèreté est inhérente aux aspirations égoïstes.
D’ailleurs, il faut distinguer entre deux sortes d’appel : celui que nous adressons à la vie elle-même, et celui qui nous met en communication avec les forces divines. Le premier a son efficacité ; le désir tendu longuement et volontairement vers un but déterminé exerce un pouvoir indiscutable, car c’est la même loi qui entre en mouvement. L’appel est entendu. Mais le danger est immense ; les grands criminels, les exploiteurs, les ambitieux sans frein appartiennent à cette race d’hommes dont la volonté se fixe implacablement sur les points qu’ils veulent obtenir. Le jeune Auguste, alors qu’enfant encore, il parvenait à se faire adjuger la toute-puissance, avait dû lancer de furieux appels à la vie. Les conquérants et les politiques illustres, comme les femmes très aimées, emploient ce moyen, et, en général, la vie leur répond. Mais ces pouvoirs-là sont passagers et, sauf quelques cas rares, ils cessent de se manifester, longtemps avant que le corps ne meure.
L’appel adressé aux puissances invisibles, même s’il ne se rapporte pas uniquement aux dons spirituels, est d’une essence absolument différente, et ses effets sont immortels, car le contact avec le divin arrache forcément l’homme au personnalisme. Il essaie encore de le chérir, mais il en a honte. Bientôt le choix s’impose : ou renoncer à l’union avec les forces divines, ou cesser de se croire le centre de l’univers. Quelques-uns ne peuvent se décider, et ils finissent par tourner le dos aux cimes qu’ils avaient un instant espéré atteindre. D’autres, plus fidèles, tiennent le regard fixé sur elles, et si parfois l’amour de leur petit moi les ressaisit, cela ne dure pas, car immédiatement ils étouffent sous le fardeau dont le personnalisme écrase les cœurs, et ils retournent à la contemplation des sommets où brillent les neiges éternelles.
Je crois que nous approchons d’une époque, je l’ai déjà dit ailleurs[46], où l’homme qui parlera de lui-même, et essayera d’intéresser l’univers à son cas personnel, à ses ambitieuses visées ou à ses déboires de vanité et même de cœur, sera considéré comme un médiocre personnage. On me répondra que jamais l’égoïsme n’a régné comme aujourd’hui, et c’est parfaitement juste ; on refuse de se dévouer pour les autres, de renoncer au plaisir, et chacun court éperdument après la jouissance ; pourtant l’individu tend à disparaître dans la collectivité. L’intérêt ne peut être suscité que par le bien général, et si l’on veut toucher les cœurs, il faut exposer une plaie sociale plutôt qu’un cas individuel.
[46] Voir Faiseurs de peines et Faiseurs de joies.
C’est à la fois un bien et un mal, car les amitiés en souffrent ; la bonté se répand sous une forme plus générale : on négligera ses amis malades, mais on visitera les hôpitaux. Ne pourrait-on concilier les deux sentiments et ne pas priver les hommes de l’infinie douceur des attachements particuliers ? Sans eux, aujourd’hui que le refroidissement des croyances religieuses et politiques a déjà relâché tant de liens, l’homme se sentirait trop douloureusement seul. Lorsqu’il aura découvert en lui-même les sources profondes et appris à entrer en contact avec les forces divines, il souffrira, il est vrai, moins de la solitude, car des amis invisibles l’entoureront. Mais, ne l’oublions pas, tant que nous serons dans ce monde, nous aurons toujours le désir de la sympathie humaine, visible et tangible. L’appel adressé par le cœur de l’homme aux autres cœurs est donc légitime. Son désir de pouvoir et de richesse, dans un but altruiste, l’est également. Le besoin de répandre et de donner, qui brûle certaines âmes, a en soi quelque chose de divin.
En substance, le premier devoir de l’homme est de chercher en lui-même et chez les autres les sources cachées, car la découverte de ces sources lui permet de se mettre en contact avec les forces de la nature et les forces supérieures. Ensuite, quand il est devenu conscient de la grande loi de l’appel, sa volonté doit tendre sans cesse à se conformer à elle. Ainsi seulement il connaîtra la plénitude de la vie.
Tout résultat vient d’un effort, conscient ou inconscient, de la volonté humaine. La destinée n’est probablement que le mot impropre par lequel nous désignons les forces ignorées qui travaillent à notre insu dans notre être. Il est donc excessivement important de devenir conscient, pour les bien diriger. « Priez sans cesse, » disait saint Paul. C’est la seule sécurité pour l’homme, et, au fond, la prière n’est que la grande loi de l’appel.
La vie active et extérieure absorbe aujourd’hui trop exclusivement les vies. La perfection serait de savoir l’unir à celle de l’esprit. Saint Jérôme en indiquait la possibilité : « Les mains et les yeux sur son ouvrage, son cœur au ciel. » Un jeune aveugle, professeur de philosophie à Rome, me disait récemment : « J’ai cru longtemps que l’action pour le bien devait être l’unique mot d’ordre de l’époque actuelle, puis je suis tombé malade et j’ai été forcé à la méditation. Un jour, il m’a semblé qu’un flot de richesses spirituelles m’envahissait et une voix m’a parlé : « Comment, disait-elle, peux-tu donner aux autres, si auparavant tu n’as pas reçu toi-même ? » Après cette leçon, mes idées se modifièrent, et la méditation m’apparut comme la base même de l’action. » Il avait compris que tout se tenait dans l’univers, que nous sommes des instruments de transmission et que, si nous négligeons de nous abreuver aux sources, nous ne pourrons donner aux autres que des fruits verts ou desséchés, sans saveur et sans parfum.
Regarder en soi pour ouvrir les portes de son âme, puis lever les yeux vers les hauteurs et attendre l’inspiration et les dons promis, telle devrait être l’attitude constante de l’homme. Ce serait non seulement suivre la loi, mais se libérer ainsi de toutes les influences extérieures déprimantes et stérilisantes, et marcher plus joyeusement de l’avant. Rendre un peu de gaîté à l’homme, en lui donnant la conscience de son pouvoir, quel magnifique résultat ! On ne rit plus guère, de nos jours, malgré la course éperdue au plaisir. Quand j’étais jeune, — comme on n’est pas sans cesse accablé sous d’affreux malheurs, — on riait beaucoup, à tous les âges : surtout dans la jeunesse ! Dans la rue, dans le monde, à l’école, on voyait des visages épanouis. Aujourd’hui on n’entend presque jamais rire : tout au plus un léger sourire glisse-t-il sur les lèvres ou un ricanement de mauvais aloi. Difficultés économiques, dira-t-on, préoccupations sociales. Oui, sans doute, en certains cas, mais tant de gens sont à l’abri de ces soucis et ne sont pas plus gais pour cela ! Quant aux préoccupations sociales, la masse des hommes s’en moque et n’en rit pas davantage.
Les causes de ce manque de gaîté sont plus profondes, et je crois qu’il faut les chercher dans le vieux matérialisme qui domine la mentalité générale et qui a laissé la marque de ses griffes même dans le cœur des chrétiens et des spiritualistes. Or rien n’est aussi triste et déprimant que cette doctrine. Elle limite nos possibilités et nos espérances, elle nous emprisonne dans des bornes où nous étouffons sans nous en rendre compte. Les créatures humaines ont besoin d’air libre, d’horizons ouverts, de portes d’or entrevues dans le lointain. Rendez-les leur, et leur front s’éclaircira, et le rire reviendra s’épanouir sur leurs lèvres. Ride se sapis.
FIN