Condillac: sa vie, sa philosophie, son influence
L'année même qui suivit la mort de l'abbé de Condillac, M. d'Autroche publiait les deux lettres suivantes qu'on avait trouvées dans ses papiers:
Le comte Ignace Potocki, grand notaire de Lithuanie, à M. l'abbé de Condillac.
De Varsovie, le 7 septembre 1777.
Monsieur,
Vous jouissez du privilège des hommes célèbres: connu dans les pays les plus éloignés, vous ignorez ceux qui vous lisent et que vous éclairez. On a toujours cherché, consulté et quelquefois ennuyé les philosophes. Souffrez à ce titre le désagrément de votre état. Le Conseil préposé à l'éducation nationale m'a chargé, Monsieur, de suppléer aux livres élémentaires pour lesquels il n'a plus jugé à propos de publier la concurrence; de ce nombre est la Logique. Comme je connais vos ouvrages, et que le Conseil a suivi vos principes dans le système de l'instruction publique pour les écoles palatines, personne ne saurait mieux remplir que vous cette importante tâche. Vous avez travaillé pour un prince souverain: refuseriez-vous d'appliquer votre ouvrage à l'usage d'une nation qui devrait l'être? Je vous fais part, Monsieur, du prospectus que nous avons publié. Nous ne demandons la confection du Livre élémentaire de Logique français que pour le mois de décembre 1779. Le Conseil d'éducation vous assure, Monsieur, qu'il saura également priser et récompenser votre travail.
Si vos occupations ne vous permettaient pas d'entreprendre cet ouvrage, vous me feriez un plaisir bien sensible de m'indiquer la personne que vous croiriez en France, aidée de vos lumières, en état de répondre à nos vues. Ce ne sera toujours qu'un de vos élèves: il est à souhaiter pour l'humanité que vous en ayez dans toutes les nations.
Je suis avec une parfaite considération, etc...»
Condillac répondit sans retard:
Monsieur,
Le succès de mes ouvrages passe aujourd'hui mes espérances, et la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire sera une époque bien glorieuse pour moi, si mes talents répondent à l'estime que vous me témoignez et à la confiance dont le Conseil m'honore. Certainement, je ne me refuserai pas aux vœux d'une nation dont le sort intéresse tout homme qui dans ce siècle peut avoir encore l'âme d'un citoyen. Quant à la récompense, je l'ai déjà reçue; c'est l'invitation du Conseil, c'est votre lettre. On dira, si j'ai réussi, que vous m'avez demandé cet ouvrage, que vous l'avez approuvé et qu'il a été utile; et les nations libres ne savent-elles pas que la plus belle des récompenses, c'est la gloire de les avoir bien servies?
Ce n'est pas, Monsieur, que je veuille me refuser à toute autre récompense; par un refus qui serait plus vain que généreux, je croirais manquer au Conseil, et je vous déclare que je recevrai avec reconnaissance le prix offert dans le programme. Je voudrais, Monsieur, pouvoir dès à présent vous dire avec quelques détails comment je traiterai la Logique. Il s'agit surtout de bien déterminer l'objet que je dois me proposer; d'y rapporter toutes les parties de l'ouvrage et de tracer un chemin court, dans lequel des obstacles, faciles à surmonter, donneront la confiance d'en surmonter de plus grands. Il faut encore que les jeunes gens qui liront cette Logique paraissent plutôt la faire eux-mêmes que de l'apprendre de moi. Les choses qu'on fait le mieux sont toujours celles qu'on a cherchées soi-même et trouvées, et la méthode d'invention devrait être employée exclusivement dans les écoles.
Je travaillerai d'après ces vues générales, et je finirai cet ouvrage avant le temps pour lequel vous me le demandez, afin d'avoir celui d'y faire les corrections et les changements que vous jugerez nécessaires.
Je suis, etc...»
C'était le moment où la Pologne demandait à Jean-Jacques Rousseau et à l'abbé de Mably de lui donner une constitution. Condillac, retiré dans sa terre de Flux, se mit aussitôt à l'œuvre, et il avait terminé sa tâche à la fin de 1779. La Logique parut l'année suivante [79]. C'était, d'ailleurs, le résumé de tous ses enseignements, le dernier mot de sa méthode applicable à toutes les sciences. Le caractère de l'œuvre a été très exactement déterminé par une phrase de Littré: «La philosophie de Condillac est encore au fond le guide philosophique de plus d'un savant qui prétend s'enfermer dans le cercle de ses études spéciales.»
Avant lui, Taine avait défini d'une façon familière, mais très saisissante toute l'entreprise des philosophes du dix-huitième siècle, dont Condillac est resté le maître incontesté:
«Ils supposent l'esprit de l'homme plein et comblé d'idées de toutes sortes, entrées par cent sortes de voies, obscures, confuses, perverties par les mots, telles que nous les avons lorsque nous commençons à réfléchir sur nous-mêmes, après avoir pensé longtemps au hasard. Ils débrouillent ces choses; et d'un monceau de matériaux entassés, ils forment un édifice. Ils s'en tiennent là et ne prétendent point aller plus loin. On les nomme idéologues, et avec justice: ils opèrent sur des idées et non sur des faits; ils sont moins psychologues que logiciens. Leur science aboutit dès l'abord à la pratique; et ce qu'ils enseignent, c'est l'art de penser, de raisonner, de s'exprimer [80].»
Il suffira donc d'analyser brièvement cet ouvrage très court, que Laromiguière, dit-on, lut huit fois de suite, et qui peut se résumer en quelques pages; car Condillac, sûr de lui, ne discute pas et se contente de procéder par une suite d'affirmations [81]. Dès la première page, l'auteur déclare qu'il ne commencera pas «cette logique par des définitions, des axiomes, des principes». Il commencera par «observer les leçons que la nature nous donne». Si nous pouvions retrouver chez les enfants le premier développement de nos facultés, ce serait le meilleur moyen d'étudier l'action de la «nature». Mais, n'étant plus des enfants, il faut bien examiner comment nous nous conduisons nous-mêmes pour acquérir des connaissances certaines. Pour connaître les choses, un premier coup d'œil ne suffit pas; il importe de les observer l'une après l'autre. L'ordre successif dans lequel on les considère doit ressembler à l'ordre simultané qui est entre elles. Cela constitue l'analyse, cette opération qui décompose les choses pour les recomposer.
Et Condillac, qui aime beaucoup se servir d'exemples pris dans la nature elle-même, imagine cette description d'un château qui domine une vaste campagne et dont le paysage, confus d'abord, ne peut apparaître exactement à un voyageur que quand il examine successivement toutes les parties. Puis, pour faire juger de la simplicité de sa méthode, il ajoute qu'il n'y a pas jusqu'aux petites couturières qui n'en soient convaincues. «Car si, leur donnant pour modèle une robe d'une forme singulière, vous leur proposez d'en faire une semblable, elles imagineront naturellement de défaire et de refaire ce modèle, pour apprendre à faire la robe que vous demandez. Elles savent donc l'analyse aussi bien que les philosophes.
«La nature nous apprend à aller du connu à l'inconnu. Ainsi, lorsqu'un homme qui n'a point étudié veut me faire comprendre une chose, il prend une comparaison dans une autre que je connais. Il en est de même quand nous voulons essayer la classification des êtres. L'enfant, après avoir eu l'idée d'un arbre, trouve commode de se servir de ce nom qu'il connaît et de l'appliquer à toutes les plantes qui paraissent avoir quelque ressemblance avec cet arbre. Sans qu'il eût dessein de généraliser, son idée devient tout à coup générale; car il forme, presque naturellement, des classes d'après ses besoins, c'est-à-dire d'après sa manière de concevoir, bien mieux que d'après la nature des choses. Mais les genres et les espèces sont dans notre esprit beaucoup plus que dans la nature, où tout est distinct, et nous ne les multiplions que pour nous régler dans l'usage des choses relatives à nos besoins [82].»
En observant les objets sensibles, nous nous élevons naturellement à des objets qui ne tombent pas sous les sens. Ainsi, le mouvement est un effet que je vois, et cet effet a une cause que je nomme force. Pour étendre la sphère de nos connaissances, il nous faut savoir conduire notre esprit. Et pour apprendre à le conduire, il faut le connaître parfaitement. Condillac est ainsi amené à analyser les facultés de l'âme; il le fait en deux chapitres, dans lesquels il déploie toutes les ressources de son talent et même une élégance de style plus remarquable que celle qu'il montre d'ordinaire.
Dans la seconde partie de la Logique, l'auteur considère «l'analyse dans ses moyens, dans ses effets, ou l'art de raisonner réduit à une langue bien faite».
Nos erreurs, dit-il, «ont toutes la même origine, et viennent de l'habitude de nous servir des mots avant d'en avoir déterminé la signification. Il n'y a donc qu'un moyen de remettre de l'ordre dans la faculté de penser, c'est d'oublier ce que nous avons appris, de reprendre nos idées à leur origine et de refaire, comme Bacon, l'entendement humain [83].»
Le langage est ainsi le vrai moyen de bien raisonner. «Non seulement toute langue est une méthode analytique, mais toute méthode analytique est une langue.»
Puis, vient l'énumération du langage d'action ou la sensation analysée, du langage articulé, qui analyse la pensée. Et ces premières langues les plus bornées sont naturellement les plus exactes. Plus tard, quand on se mit à parler pour parler, les langues se remplirent d'imperfections; et, l'analyse disparaissant, l'art de raisonner s'est perdu.
Il faut donc refaire sa langue. Comment? Par l'analyse. C'est l'analyse qui fait les langues; c'est à l'analyse à déterminer les idées [84]. C'est l'analyse qui nous montre d'où viennent les idées simples et quelles sont les idées partielles qui entrent dans une idée comparée. Il est inutile de recourir aux définitions. La synthèse est une méthode ténébreuse; et, quoiqu'en disent Messieurs de Port-Royal, la seule différence qu'il y ait entre elle et l'analyse, c'est qu'elle commence toujours mal, tandis que l'analyse commence toujours bien.
Pour démontrer combien le raisonnement est simple, quand la langue est simple, Condillac prend l'exemple de l'algèbre. «Tout l'artifice du raisonnement algébrique consiste en deux choses: établir l'état de la question, c'est-à-dire traduire les données dans l'expression la plus simple et dégager les inconnues. En métaphysique, quand on demande quelle est l'origine de la génération des facultés de l'âme, la sensation est l'inconnue que nous avons à dégager pour découvrir comment elle devient successivement attention, comparaison, jugement. C'est ce que nous avons fait, quand nous avons cherché les différentes transformations par lesquelles passe la sensation pour devenir l'entendement. Nos raisonnements, faits avec des mots, sont aussi rigoureusement démontrés que pourraient l'être des raisonnements faits avec des lettres [85].»
Et cet artifice est le même dans toutes les sciences.
La théorie une fois exposée, on est conduit tout droit au dernier livre de l'auteur.
La Langue des calculs est un des ouvrages les moins connus de Condillac, ce qui s'explique par sa forme peu attrayante et à coup sûr étrange pour ceux qui ne sont pas initiés. De plus, il est inachevé, et il faut bien connaître toute l'œuvre du philosophe pour en comprendre la portée. Sa première édition eut peu de succès [86]. Son introducteur, Laromiguière, au commencement de l'écrit qu'il a intitulé: Paradoxes de Condillac, se demande assez ingénument «si le talent de l'auteur, lorsqu'il exprime ses dernières pensées, était affaibli par l'âge ou s'il avait acquis ce degré de perfection qui ne laisse subsister aucune trace de l'art qui le produit; si la doctrine qu'il professe n'est qu'une déduction brillante de paradoxes, ou bien la théorie la plus vraie, le modèle le plus parfait du raisonnement». Et il s'en rapporte au lecteur, disant que s'il avait su répondre à ces questions, il n'aurait jamais songé à publier cette œuvre du maître [87].
C'est cependant son analyse que nous suivrons, car c'est encore la plus claire qui ait été faite. Condillac n'avait jamais été mathématicien, comme Descartes et Pascal; mais il ne s'en est pas moins proposé le problème de faire sortir la science tout entière des mathématiques de la logique. Il a remarqué, dans les divers genres de connaissances, que la nature elle-même nous donne les premières leçons et que toutes les autres sont dues à l'analogie. Fort de cette observation, il prétend enseigner l'algèbre sans avoir aucune connaissance de l'algèbre, assuré qu'il est que l'analogie lui indiquera les développements successifs, et qu'à l'aide de déductions il trouvera l'algèbre et toutes ses méthodes. Il lui faut d'abord constituer la langue de cette science, puisque selon son éternel adage «une science se réduit à une langue bien faite». Il l'appellera la Langue des calculs: et il la fera, ou la trouvera par la nature et l'analogie.
La langue des calculs admet cinq dialectes: celui des doigts, celui du langage ordinaire, celui des chiffres et celui des lettres de l'alphabet, qui en comprennent deux.
Le dialecte des doigts, quand il est seul, est un calcul d'action; et c'est dans ce calcul avec les doigts que Condillac voit le premier calcul, comme dans le langage d'action il avait vu le premier langage. Mais si les doigts exécutent le calcul, les mots le notent et le traduisent. En ouvrant successivement, l'un après l'autre, les doigts des deux mains, nous nous représentons une suite d'unités depuis un jusqu'à dix; c'est la numération. Si après avoir compté jusqu'à dix, nous fermons successivement les doigts, les nombres décroîtront successivement d'une unité. Cette opération inverse peut s'appeler dénumération.
Pour porter au delà de dix la numération par les doigts, il n'y a qu'à prendre dix pour unité; et alors, en rouvrant successivement les doigts, on forme une suite, qui s'étend jusqu'à dix fois dix, ou cent. De la même manière, on formera des suites, qui s'étendront jusqu'à dix fois cent, ou mille; et c'est à la noter que servent les mots.
L'habitude de la numération doit la rendre plus facile et plus rapide. Pour compter jusqu'à cinq par exemple, au lieu d'ouvrir successivement tous les doigts d'une main, on en pourra ouvrir deux tout d'un coup, puis deux encore, et puis un. Cette manière de numérer prend un nom particulier; c'est l'addition, qui a son opération inverse, comme la numération; et cette opération inverse est la soustraction.
On ne saurait faire beaucoup d'additions qu'on ne rencontre des nombres égaux à ajouter. Cette espèce d'addition est encore susceptible d'être abrégée, et alors elle prend le nom de multiplication, dont l'inverse est la division.
Le germe de la science du calcul étant dans nos doigts, c'est la nature qui nous donne les premières leçons, puisque l'addition et la multiplication ne sont qu'une numération, dérivant de la numération primitive.
Mais le dialecte des doigts ne peut suffire à exécuter les opérations compliquées qui se présentent; Condillac l'abandonne, pour ne conserver que les noms des nombres; et, par une opération moins simple, il traite avec ces signes de la formation des puissances, de l'extraction des racines, des fractions, des proportions et progressions. Il rattache d'ailleurs toutes ces opérations à celles qu'il a exécutées avec les doigts.
Allant plus loin, il trouve que les noms sont embarrassants et expriment trop longuement les connaissances acquises, et qu'il serait plus simple de se servir des signes; de là les chiffres et les lettres de l'algèbre.
C'est donc l'analogie qui nous fait trouver ces nouveaux dialectes; mais il faut en faire usage peu à peu, comme lorsqu'on doit apprendre une langue nouvelle, et traduire d'abord dans les deux dialectes qu'on veut étudier ce qu'on a appris avec les deux premiers. Le raisonnement dépend ainsi du choix des signes; et les opérations qui demandent la plus grande contraction d'esprit se font d'elles-mêmes.
Tel est le travail de méthode poussé jusqu'à sa dernière puissance qui a fait l'objet des méditations de Condillac dans ses dernières années. Chemin faisant, il critique nombre de termes à peine français, qui étaient encore employés de son temps et qui sortaient absolument des règles de l'analogie qu'il avait posées, comme des quantités complexes ou incomplexes, des parties aliquates, ou des parties aliquantes, des fractions exponentielles, des quantités imaginaires, etc...
Il a sur le système décimal et sa notation des observations d'une simplicité admirable. Il établit qu'un dixième, un centième étant l'inverse de dix et de cent, leurs expressions doivent être également inverses, et puisque dix s'écrit 10, cent 100, un dixième doit s'écrire 01, un centième 001. Mais pourquoi dix s'écrit-il par l'unité suivie d'un zéro, soit: 10? Il répond en interrogeant l'analogie et en s'adressant aux doigts. Dans ce premier dialecte, pour exprimer 10, il faut fermer le petit doigt et tenir ouvert le doigt suivant. Pour exprimer le même nombre avec des caractères, il suffit de copier ceux que la main nous offre: 1 représentera un doigt ouvert; 0, que nous appelons zéro, représentera le petit doigt fermé; et ces deux caractères accolés, 10, signifieront dix. Si cette remarque est vraie pour les chiffres arabes, elle est encore plus frappante pour les chiffres romains, qu'il suffit de regarder pour voir que c'est l'analogie qui les a formés. Un, deux, trois, quatre sont représentés par I, II, III, IIII, images visibles des doigts levés. Cinq est représenté par le caractère V, copie du pouce et de l'index levés. Et l'on sait qu'anciennement les Romains, ou les peuples dont ils avaient emprunté les caractères, avaient adopté la progression quintuple, puisque, après avoir compté jusqu'à cinq, ils recommençaient, et disaient cinq et un, cinq et deux, VI, VII, jusqu'à dix, dont la forme X exprime deux cinq.
Quant à l'origine de l'algèbre, Condillac l'attribue à l'emploi des cailloux,—calculus, caillou,—qui sont venus en aide aux doigts. Quand on a voulu placer les unités simples dans un tas, les dizaines dans un autre, il a été naturel de disposer ces tas sur une même ligne pour en faire plus facilement le compte, et dès lors l'habitude ne tarda pas à lier les centaines avec le troisième rang, les dizaines avec le second, et les unités simples avec le premier. Et, après avoir inventé les caractères, on a commencé à dire, par exemple, 4 centaines, 3 dizaines, 5 unités, et pour abréger on a écrit: 4c 3d 5u. L'habitude faisant mettre les centaines les premières, les dizaines ensuite et enfin les unités, on aura bientôt supprimé l'annotation et mis simplement: 435. Mais, lorsqu'il fallut faire des calculs plus compliqués et qu'on eut à sa disposition les caractères d'un alphabet, on se servit probablement de ces caractères pour distinguer les cailloux: on les plaça sur chacun et on dit le caillou a, le caillou b, le caillou c, ou pour abréger a b c, substituant de la sorte tout naturellement la lettre aux cailloux, et formant ainsi un nouveau dialecte.
Et, après ces ingénieuses démonstrations, le philosophe se croit en droit de dire que tout se découvre, tout s'explique, quand on est docile aux leçons de la nature et de l'analogie. C'est en rétrogradant vers les idées fondamentales qui sont le germe de la science qu'on peut la parcourir tout entière. Si les inventeurs écrivaient comment ils font des découvertes, ils sauraient comment ils peuvent en faire encore. Mais alors, que devient le génie, ou cette faculté créatrice à laquelle les hommes crurent tant devoir? «Le génie, répond Condillac, est un esprit simple qui trouve ce que personne n'a su trouver avant lui. La nature, qui nous met tous dans le chemin des découvertes, semble veiller sur lui, pour qu'il ne s'en écarte jamais; il commence par le commencement; et il va devant lui: voilà tout son art.»
On trouve ce qu'on ne sait pas dans ce qu'on sait; car l'inconnu est dans le connu, et il n'y est que parce qu'il est la même chose que le connu. Aller du connu à l'inconnu, c'est donc aller du même au même, d'identité en identité. Une science entière n'est qu'une longue suite de propositions identiques, appuyées successivement les unes sur les autres, et toutes ensemble sur une proposition fondamentale, qui est l'expression d'une idée double. Le génie le plus puissant est obligé de parcourir, une à une, toute la série des propositions identiques, sans jamais franchir aucun intervalle. Le passage d'une proposition identique à une autre, c'est le raisonnement. Le raisonnement n'est qu'un calcul; donc les méthodes du calcul s'appliquent à toute espèce de raisonnement; et il n'y a qu'une méthode pour toutes les sciences. Or les opérations du calcul étant mécaniques, le raisonnement l'est aussi. Et dire que le raisonnement est mécanique, c'est dire qu'il porte sur les mots, sur les signes; donc, une suite de raisonnements, ou une science, n'est qu'une langue. Elle se compose d'idées générales, qui sont représentées par des signes, des mots, des noms; et il importe que toutes ces démonstrations soient justes.
Telle est, en substance, la théorie de la Langue des calculs. Bien que ces idées soient contenues en germe dans tous ses ouvrages, jamais Condillac n'a été plus hardi dans l'affirmation, plus certain de son système, plus dédaigneux des observations, jusqu'à effrayer son plus fidèle disciple par des «paradoxes». Peut-être les parties de ce livre qui n'ont pu être achevées contenaient-elles les développements nécessaires pour démontrer et faire accepter une doctrine si nouvelle.
En tout cas, l'auteur s'était efforcé de réaliser le plan que quarante ans plus tôt il avait indiqué dès les premières pages qu'il ait écrites: «Il me parut qu'on pouvait raisonner en métaphysique et en morale avec autant d'exactitude qu'en géométrie; se faire aussi bien que les géomètres des idées justes; déterminer, comme eux, le sens des expressions d'une manière précise et invariable [88].»
Il eût été intéressant de lui voir tenir parole jusqu'au bout et appliquer son système à la morale.