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Condillac: sa vie, sa philosophie, son influence

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CHAPITRE VII
CONDILLAC ÉCONOMISTE

Nul doute que le séjour de Condillac dans l'Orléanais et l'acquisition, en 1773, de la terre de Flux n'aient été l'occasion pour lui de s'intéresser aux études d'économie politique. Dans un éloge très développé, prononcé aussitôt après sa mort devant la Société royale d'agriculture d'Orléans, M. de Loynes d'Autroche raconte la venue du philosophe dans la province. «Pour se dérober au spectacle affligeant de la corruption toujours croissante de la capitale, M. l'abbé de Condillac se choisit vers la fin de ses jours une retraite champêtre dans notre pays: c'est là que rendu à la nature qu'il aimait, il coulait des jours aussi paisibles, aussi purs que son cœur; c'est dans cet asile, embelli par son goût, qu'il aimait à recevoir et qu'il recevait avec une cordialité si vraie, une satisfaction si engageante de véritables amis...»

Le Trosne, le conseiller au siège présidial d'Orléans,—un des premiers adeptes de la «secte» économiste,—son collègue dans la magistrature, M. de la Gueule de Coince, l'abbé de Reyrac, le chanoine de Loynes de Talcy en faisaient partie, ainsi que Claude d'Autroche lui-même. Ce dernier était un admirateur passionné des lettres classiques, le futur traducteur des Odes d'Horace, grand voyageur, que les richesses artistiques de l'Italie avaient séduit et qui était déjà assez connu pour être reçu par Voltaire à Ferney lors de son retour en France. Propriétaire de vastes domaines en Sologne et du beau château de la Porte, qui domine tout le val de Loire, il avait orné ses jardins de statues mythologiques, qui s'y trouvaient encore il y a cinquante ans, et il n'était pas éloigné des idées nouvelles, prisant la vertu des républiques antiques. Au reste, l'intendant de la province, M. de Cypierre, baron de Chevilly, passait aussi pour un novateur, tout comme Turgot, qui allait devenir ministre, comme Lavoisier, qui appliquait à la chimie la méthode même de Condillac, comme Dupont de Nemours ou l'abbé Baudeau. D'Autroche et l'abbé de Condillac, qui avait trente ans de plus que lui, se firent nommer le même jour membres ordinaires de la Société royale d'agriculture d'Orléans, le 5 février 1776, sous la présidence de M. Laisné de Sainte-Marie, un physiocrate déterminé. M. l'abbé de Condillac remplaçait M. Mannau [61].

Cette Société d'agriculture avait été établie par arrêt du Conseil d'État du 18 juin 1762, en même temps qu'un certain nombre d'autres. Elles devaient, dans l'esprit du gouvernement, former une sorte de fédération et se communiquer réciproquement leurs travaux: il y en avait une par généralité. La plus ancienne, celle de Bretagne, est de 1754. Elle correspondait avec Orléans, aussi bien que celles de Paris, Rouen, Nantes, Bordeaux. Chacune exposait les progrès réalisés dans la région; et il est très curieux de voir, dès cette époque, préconiser l'emploi de la marne, l'établissement des prairies artificielles, les soins de la vigne.

Mais à cela ne se bornaient pas les travaux de la Société d'Orléans. Elle embrassait les questions d'intérêt général et réclamait, pour les campagnes, la diminution des fêtes chômées, la répression du vagabondage, la réforme de la taille. Sortant un peu de ses attributions, elle avait rédigé, dès le mois d'août 1762, un mémoire sur l'abolition de toutes les prohibitions mises à l'entrée et à la sortie des céréales, sur la liberté du commerce des grains, mémoire que l'intendant libéral, M. de Cypierre, devait adresser au contrôleur général [62]. Elle alla plus loin et fonda en 1765 un concours pour récompenser les meilleurs écrits sur des sujets d'économie politique qu'elle indiquerait, et elle offrit en 1773 un prix de 600 livres à l'auteur qui aurait le mieux répondu à cette question: «Quel serait l'avantage et le désavantage d'une nation qui rendrait, la première, une liberté et une immunité complètes à son commerce?» On voit que dans l'esprit de la Société, les doctrines du libre-échange n'avaient rien d'effrayant [63]. Il faut ajouter que Malesherbes, un autre Orléanais, et Turgot étaient alors en faveur près du pouvoir, et qu'à la cour, non sans opposition, on les laissait appliquer leurs idées.

M. d'Autroche, dans sa notice sur Condillac, établit d'une façon assez intéressante et à coup sûr très juste,—si on fait la part de la phraséologie de l'époque,—la genèse des doctrines économiques dont le médecin du feu roi, Quesnay, avait été naguère l'initiateur.

«La philosophie, si accoutumée à se passionner pour des nouveautés, ou des erreurs, jalouse peut-être que cette science ne fût pas son ouvrage, ne la regardait qu'avec mépris, ou du moins avec indifférence. Les choses en étaient à ce point lorsque Louis XV mourut: la nation sembla sortir alors de son long accablement. Le rayon de l'espérance que parut suivre son jeune et nouveau monarque commença à la ranimer et à lui rendre moins étrangères les questions qui touchaient au bonheur public. On s'en occupa donc davantage: on discuta, on discuta plus; et, la vérité triomphant de toutes ces choses, on vit la liberté du commerce des grains, si combattue, cesser d'être un fantôme et marcher sans entraves, revêtue du Sceau de l'Autorité.

«On peut juger aisément que M. de Condillac ne pouvait rester spectateur inutile de tous ces débats... [64]

En effet, devenu campagnard, Condillac s'était intéressé à ces questions. Et comme il avait l'idée fixe de mettre toute science et toute philosophie à la portée du vulgaire, il entreprit de constituer à l'économie politique sa formule et, comme il disait toujours, «sa langue».

C'est l'année même de son entrée à la Société d'agriculture, en 1776, qu'il fit paraître le Commerce et le Gouvernement considérés relativement l'un à l'autre, un volume, avec l'indication ordinaire du lieu de publication: Amsterdam et Paris. Il se qualifiait sur le titre de «membre de l'Académie française et de la Société royale d'agriculture d'Orléans». Et, d'après la couleur du papier et les caractères typographiques, il est à peu près certain que le livre fut imprimé à Orléans, chez un éditeur très connu à cette époque, Couret de Villeneuve. L'exemplaire de l'édition originale, que nous possédons, porte le nom, à la première page, de Mme de Sainte-Foy.

L'ouvrage se divise en deux parties. Fidèle à son système, Condillac repousse en principe toute définition de l'économie politique. «Si, dit-il, au début de son livre, en définissant, on a l'avantage de dire en une seule proposition tout ce qu'on veut dire, c'est qu'on ne dit pas tout ce qu'il faut, et que souvent on ferait mieux de ne rien dire [65].» Mais, mettant toujours l'homme au premier rang et appliquant la psychologie aux besoins de l'homme vivant en société, il ne considère la richesse et l'échange qu'au point de vue des services rendus et des moyens propres à procurer l'abondance. Il se place dans le monde moderne tel qu'il est constitué; mais il n'entend pas, comme les physiocrates, imposer un gouvernement de son choix. Tous les gouvernements sont bons qui laissent pratiquer la liberté. Aussi Condillac, de même qu'il avait fait pour la philosophie, n'envisage l'économie politique que relativement à la satisfaction des nécessités humaines, la dégageant des principes de morale sociale, qui échappent à son observation.

Il était donc très à son aise pour ramener à la sensation l'origine de la science économique, qui est d'essence très positive.

La sensation étant le fait générateur de l'action et du développement de l'esprit humain, elle donne à l'individu les facultés dont il use pour satisfaire ses besoins, rechercher le plaisir, éviter la peine, en un mot pour vivre. On dit qu'une chose est utile, lorsqu'elle sert à quelques-uns de nos besoins, et qu'elle est inutile, lorsqu'elle ne sert à aucun ou que nous n'en pouvons rien faire. Son utilité est donc fondée sur le besoin que nous en avons. D'après cette utilité, nous l'estimons plus ou moins: c'est-à-dire que nous jugeons qu'elle est plus ou moins propre aux usages auxquels nous voulons l'employer. Or, cette estime est ce que nous appelons valeur. Dire qu'une chose vaut, c'est dire qu'elle est, ou que nous l'estimons bonne à quelque usage. La valeur des choses est donc fondée sur leur utilité, ou, ce qui revient au même, sur le besoin que nous en avons, ou, ce qui revient encore au même, sur l'usage que nous en pouvons faire.

On donnera ainsi, dans un sens, de la valeur à des choses auxquelles, dans un autre, on n'en donnait pas. Au milieu de l'abondance, on sent moins le besoin, parce qu'on ne craint pas de manquer. Par une raison contraire, on le sent davantage dans la rareté et dans la disette. Or, puisque la valeur des choses est fondée sur le besoin, il est naturel qu'un besoin senti donne aux choses une plus grande valeur, et qu'un besoin moins senti leur en donne une moindre. La valeur des choses croît donc par la rareté et diminue par l'abondance.

Tout cela est d'une évidence qui nous semble aujourd'hui bien primitive. Mais il faut observer que l'économie politique était alors dans l'enfance et que personne n'avait encore rédigé son acte de naissance.

«Chaque science, dit Condillac au début de son livre, demande une langue particulière, parce que chaque science a des idées qui lui sont propres. Il semble qu'on devrait commencer par faire cette langue; mais on commence par parler et par écrire, et la langue reste à faire. Voilà où en est la science économique: c'est à quoi on se propose de suppléer [66]

Le genre humain avait perdu ses titres: M. de Montesquieu les lui a rendus! C'était un peu le travers du dix-huitième siècle de croire que rien n'était connu avant lui. Les philosophes prétendaient régénérer le monde; et, sur ce point, l'abbé de Condillac était bien de leur école. C'est peut-être cette naïve confiance dans son génie qui lui a permis de rendre de véritables services à la science, en se donnant comme l'homme de deux ou trois idées, dont il recommençait, sans se lasser, la très élémentaire démonstration.

Le Commerce et le Gouvernement est l'application à une science nouvelle—la science économique—des principes qu'il a développés dans tous ses autres ouvrages. N'étant pas économiste, il a voulu se rendre compte d'une matière inconnue pour lui: il y a appliqué sa puissance d'analyse et la clarté naturelle de son esprit, et il a écrit un livre qui n'est qu'un manuel, dans lequel est résumée toute la doctrine. Aucun auteur n'est cité, aucun nom propre n'est prononcé; c'est une suite de chapitres qui traitent du prix des choses, des marchés ou échanges, du commerce, des salaires, du droit de propriété, de la monnaie, de la circulation de l'argent, du change, du prêt à intérêt, de la vente des blés, de l'emploi des terres, du luxe, de l'impôt, des richesses respectives des nations.

Quelques morceaux sont tout à fait neufs pour le temps, comme ceux sur le prêt à intérêt et le mécanisme du change. Il y a parfois des vues originales; et, bien qu'étant, comme tout le monde alors, un peu physiocrate, Condillac se sépare de la «secte» sur certains points.

Produire, dit-il, c'est donner de nouvelles formes à la matière: «Lorsque la terre se couvre de productions, il n'y a pas d'autre matière que celle qui existait auparavant, il y a seulement de nouvelles formes, et c'est dans ces formes que consiste toute la richesse de la nature. Les richesses naturelles ne sont donc que différentes transformations [67]

Sans doute, il n'est d'autre source de la matière que la terre; mais la matière n'acquiert d'utilité que pour nous, ne devient richesse que par une suite de modifications dues à l'action combinée de la nature et du travail humain, ou bien du travail humain seul. La terre abandonnée à elle-même produit surtout des choses inutiles. Ce n'est qu'à force d'observations et de travail que nous venons à bout d'empêcher certaines productions et d'en faciliter d'autres. C'est donc principalement au travail du cultivateur que nous devons l'abondance des richesses naturelles qui satisfont nos besoins ou servent de matières premières aux arts. Aussi, dans l'agriculture, comme dans l'industrie et le commerce, l'agent productif par excellence, c'est le travail. La nation la plus utile sera donc celle où il y aura le plus de travaux dans tous les genres [68].

Ces observations si vraies offensèrent les physiocrates. Leur doctrine était tout d'une pièce; leur prophète avait un caractère sacré; les disciples s'empressèrent de le défendre. L'un des plus acharnés fut l'abbé Baudeau, qui, dans les Nouvelles Éphémérides du citoyen, ne consacra pas moins de deux numéros à combattre l'importun qui venait troubler leur domination incontestée.

«Le nom d'économiste, dit-il, est, je crois, dans le moment présent, un titre qu'il ne faut pas donner à ceux qui le refusent, mais uniquement à ceux qui l'acceptent. En agir autrement, c'est s'exposer à calomnier les uns et les autres et par conséquent à commettre une lourde injustice. Les vrais économistes sont faciles à caractériser par un seul trait que tout le monde peut saisir. Ils reconnaissent un maître (le docteur Quesnay), une doctrine (celle de la Philosophie rurale et de l'Analyse économique),des livres classiques (la Physiocratie), une formule (le Tableau économique), des termes techniques, absolument comme les antiques lettrés de la Chine [69].

«Ce corps de doctrine que nous avons adopté, ce maître que nous suivons, ces livres fondamentaux que nous développons, cette formule à laquelle nous sommes attachés, ce système enfin (car c'en est un, puisqu'il consiste dans un enchaînement méthodique de principes et de conséquences), ce système est-il véritable, est-il erroné? Est-il pour le souverain et pour le peuple une source de prospérité ou de ruine? C'est le temps qui le fera voir, c'est la postérité qui le jugera.»

Il n'est pas permis de sortir de la grande maxime de Quesnay: «Que le souverain et la nation ne perdent jamais de vue que la terre est l'unique source des richesses et que c'est l'agriculture qui les multiplie [70]

Plus calme et plus raisonnée fut la réfutation que tenta un collègue de Condillac à la Société d'agriculture d'Orléans, son ami Le Trosne, devenu avocat du roi au présidial, l'élève du grand Pothier. Il l'attaqua d'abord dans une courte brochure (1776); puis, l'année suivante, il publia tout un volume intitulé: De l'Intérêt social par rapport à la valeur, à la circulation et au commerce intérieur et extérieur.

Quelques-unes des critiques qu'il présentait semblaient assez justifiées. Condillac avait prétendu qu'un échange suppose deux choses: production surabondante, «parce que je ne puis échanger que mon surabondant», et consommation à faire, «parce que je ne fais l'échange qu'avec quelqu'un qui fait le commerce». Le Trosne observe que dans une société formée, où il y a une grande concurrence de vendeurs et d'acheteurs, toutes les marchandises obtiennent une valeur qui est assez constante pour ne point dépendre du besoin particulier d'un contractant; et que, d'autre part, le surabondant est très nécessaire pour répondre aux besoins de la société, l'entrepreneur de culture qui produit plus de blé qu'il n'en faut pour sa consommation étant très assimilable au marchand qui achète de la marchandise pour la revendre, à l'horloger, par exemple, qui a des montres surabondantes pour ses clients [71]. Puis, une longue discussion s'élève entre eux pour savoir si les échanges se font «valeur égale pour valeur égale», ou si l'échange est la source d'un avantage réciproque pour chacun des contractants. On invoque l'opinion de Turgot; et Condillac finit par admettre que, dans une société où l'échange est la condition de la vie commune, la valeur est à la fois l'estime particulière que chacun fait des choses et l'estime générale que la société en fait elle-même dans les marchés.

Enfin, Le Trosne reproche à Condillac d'être partisan de l'impôt unique sur la propriété foncière, d'après cette idée que tous les citoyens sont salariés les uns des autres, à l'exception des propriétaires, et que si l'industrie et le commerce augmentaient réellement la masse des richesses, on pourrait admettre d'autre part que le commerce réduirait le salaire et le profit [72].

A quoi le physiocrate, qui aurait dû cependant, selon Quesnay, soutenir que la terre est la seule source de la richesse, objecte que l'artisan, dont l'industrie est autant productive que celle du colon, doit contribuer lui aussi à la dépense publique [73]. Et M. d'Autroche ajoute qu'il y a une injustice criante à taxer le laboureur propriétaire en le forçant à abandonner un héritage qu'il aurait tant d'intérêt et de moyens d'améliorer au profit de sa famille [74].

Toute la seconde partie de l'ouvrage de Condillac est consacrée à démontrer la nécessité de la liberté commerciale. «Nous avons vu, dit-il, comment les richesses, lorsque le commerce jouit d'une liberté entière et permanente, se répandent partout. Elles se versent continuellement d'une province dans une autre. L'agriculture est florissante: on cultive les arts jusque dans les hameaux; chaque citoyen trouve l'aisance dans un travail de son choix; tout est mis en valeur, et on ne voit pas de ces fortunes disproportionnées qui amènent le luxe et la misère.

«Tout change à mesure que différentes causes portent atteinte à la liberté du commerce. Nous avons parcouru ces causes: ce sont les guerres, les péages, les douanes, les maîtrises, les privilèges exclusifs, les impôts sur la consommation, les variations des monnaies, l'augmentation des mines, les emprunts de toutes espèces de la part du gouvernement, la police des grains, le luxe d'une grande capitale, la jalousie des nations, enfin l'esprit de finance qui influe dans toutes les parties de l'administration.

«Alors, le désordre est au comble. La misère croît avec le luxe; les villes se remplissent de mendiants; les campagnes se dépeuplent, et l'État, qui a contracté des dettes immenses, ne semble avoir encore de ressources que pour achever sa ruine [75]

Toutes ces considérations, présentées comme des suppositions, sont en réalité la peinture fort exacte de l'état des choses à l'époque même et de l'influence que le commerce et le gouvernement peuvent avoir l'un sur l'autre. Une troisième partie, annoncée par l'auteur, n'avait plus de raison d'être: son livre présentait un tout complet, digne de retenir l'attention par la diversité des sujets traités.

Peut-être après avoir constaté la valeur des travaux de Condillac sur ces questions nouvelles pour lui, comme elles l'étaient alors pour la plupart, trouvera-t-on exagéré le jugement de J.-B. Say dans son Traité d'économie politique: «Condillac a cherché à se faire un système particulier sur une matière qu'il n'entendait pas; mais il y a quelques bonnes idées à recueillir parmi le babil ingénieux de son livre.»

Il y avait mieux que cela; car, sur certains points, le «système particulier» de Condillac était singulièrement en avance sur son temps, puisque son ouvrage parut en France avant celui d'Adam Smith, en Angleterre, la Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, qui devint le véritable évangile de l'économie politique. J.-B. Say déclare, du reste, que depuis Adam Smith, les autres économistes, physiocrates ou non, n'existaient pas. Il ne faut plus parler de Quesnay, Le Trosne, Mercier de la Rivière, Cantillon, Graslin, Condillac: «Leurs erreurs ne sont pas ce qu'il s'agit d'apprendre, mais ce qu'il faut oublier.»

Les contemporains ne furent pas toujours plus équitables. Grimm, qui n'a pas oublié ses rancunes ou celles de Diderot, écrivait, non sans ironie, dans sa Correspondance:

«Ce livre a fait grand bruit d'abord pour avoir été arrêté par la Chambre syndicale des libraires et imprimeurs. La confrérie doit se féliciter que les lumières du gouvernement agricole aient trouvé enfin un vengeur plus illustre que les Rouland, les Baudeau et toute leur triste cohorte.

«L'ouvrage de M. de Condillac peut être regardé comme le catéchisme de la science: il a le grand mérite d'expliquer avec une netteté, avec une précision merveilleuse ce que tout le monde sait, et rien n'est plus séduisant dans une discussion de ce genre. Les hommes du monde qui ont le moins réfléchi sur la matière s'applaudiront intérieurement de saisir avec tant de sagacité le principe d'un système qu'ils croyaient si supérieur à la capacité de leurs idées... [76]

Beaucoup plus bienveillante est l'appréciation de La Harpe:

«Le livre de l'abbé de Condillac est l'ouvrage d'un bon esprit qui a voulu se rendre compte à lui-même des matières dont il entendait parler sans cesse. On peut l'appeler le livre élémentaire de la science économique. Ce n'est pas que les disciples de cette science soient d'accord avec lui en tout et que les maîtres n'y aient relevé même ce qu'ils appellent des méprises et des erreurs; mais tous conviennent qu'il a posé les mêmes principes généraux et qu'il est arrivé aux mêmes résultats. Il a sur eux l'avantage d'une marche très méthodique et de la clarté la plus lumineuse.»

Mais le jugement le plus intéressant, parce qu'il semble définitif, et qu'un long espace de temps écoulé lui donne plus de prix, est celui porté par un publiciste anglais en 1862, que Michel Chevalier accusa plaisamment d'avoir «découvert Condillac», M. Henry Dunning Macleod [77].

«L'ouvrage de Condillac, dit-il, est très remarquable et mérite d'attirer l'attention. Il est entaché en quelques endroits des erreurs des économistes; mais il repousse leur classement des artisans, des manufacturiers, des marchands comme travailleurs improductifs. Il s'élève ainsi contre la doctrine affirmant que dans l'échange, aucune des parties ne perd ni ne gagne...

«Les ouvrages de Smith et de Condillac furent publiés la même année: celui de Smith, en peu de temps, obtint une célébrité universelle: celui de Condillac fut complètement oublié; cependant, au point de vue scientifique, il est infiniment supérieur à Smith. C'est incontestablement le plus remarquable livre qui ait été écrit sur l'économie politique jusqu'à cette époque et il joue un rôle très important dans l'histoire de la science. La girouette des temps lui apporte maintenant sa revanche, car tous les meilleurs économistes d'Europe et d'Amérique gravitent aujourd'hui autour de cette opinion que la conception de Condillac fut la vraie conception de l'économie politique [78]. Il recevra justice après un oubli de cent vingt ans...»

Ce que nous pouvons conclure de cet examen rétrospectif, c'est que Condillac, contrairement à la majorité des écrivains de son temps, appartient à l'école libérale: il est partisan de la liberté absolue d'importation et d'exportation, source pour une nation de la prospérité de l'industrie, du commerce, de l'agriculture même. A l'encontre de son frère, l'abbé de Mably, il regarde le droit de propriété comme sacré, soit qu'il provienne de la première occupation, du partage ou de l'héritage: il combat ainsi par avance Fourier, Babeuf ou Saint-Simon; il se déclare enfin de l'école de Turgot plus que de celle de Rousseau. Il était assez sagace pour prévoir la Révolution; mais, s'il avait pu, il aurait été au-devant par des réformes, que tout le monde demandait alors et que personne ne voulut faire. 194

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