Condillac: sa vie, sa philosophie, son influence
L'esprit si clair et si précis de Condillac devait forcément l'amener à présenter ses théories d'une façon saisissante, mais un peu contraire, ce semble, aux principes mêmes de sa philosophie. Qu'il se soit fait en France le champion de la méthode expérimentale, c'est ce qui ressort de tous ses écrits. Bacon est son maître, aussi bien que Locke, et il vient d'attaquer vivement l'école de Descartes et ses abstractions; mais le jour où il veut faire éclater à tous les yeux la vérité de sa doctrine, il a recours aux moyens qu'il a lui-même combattus et se lance dans les hypothèses les plus difficiles à mettre d'accord avec l'expérience. Comment prouver que les idées ne nous viennent que par les sens? Comment déterminer la façon dont nous viennent les idées? Ce n'est pas chose facile; car il faut nous mettre à la place d'un enfant qui vient de naître et interroger une intelligence qui n'existe pas encore.
«Nous ne saurions, dit Condillac, nous rappeler l'ignorance dans laquelle nous sommes nés: c'est un état qui ne laisse pas de trace après lui. Nous ne nous souvenons d'avoir ignoré que ce que nous nous souvenons d'avoir appris; et, pour remarquer ce que nous apprenons, il faut déjà savoir quelque chose... Dire que nous avons appris à voir, à entendre, à goûter, à sentir, à toucher paraît le paradoxe le plus étrange: il semble que la nature nous a donné l'entier usage de nos sens à l'instant même qu'elle les a formés [19].»
C'est pour essayer de se rendre compte de la génération première de nos idées que Condillac a imaginé sa statue. Ou plutôt, l'invention n'est pas de lui. Dans la dédicace de son ouvrage à Mme la comtesse de Vassé, il lui rappelle délicatement la part qu'y a prise une personne qui lui était chère, ajoutant qu'il invoque sa mémoire pour jouir tout à la fois et du plaisir de parler d'elle et du chagrin de la regretter; et il souhaite que ce monument perpétue le souvenir de cette amitié mutuelle et de l'honneur qu'il aura eu d'avoir part à l'action de l'un et de l'autre.
Cette personne à laquelle Condillac reporte tout l'honneur de l'invention est Mlle Ferrand. «Elle m'a éclairé, dit-il, sur les principes, sur le plan et sur les moindres détails; et j'en dois être d'autant plus reconnaissant, que son projet n'était ni de m'instruire ni de me faire faire un livre et qu'elle n'avait d'autre dessein que de s'entretenir avec moi de choses auxquelles je prenais quelque intérêt... Si elle avait pris elle-même la plume, cet ouvrage prouverait mieux quelles étaient ses volontés. Mais elle avait une délicatesse qui ne lui permettait même pas d'y penser. Contraint d'y applaudir, quand je considérais les motifs qui en étaient le principe, je l'en blâmais aussi, parce que je voyais dans ses conseils ce qu'elle aurait pu faire elle-même. Ce traité n'est donc que le résultat de conversations que j'ai eues avec elle, et je crains bien de n'avoir pas toujours su présenter ses pensées sous leur vrai jour... La justice que je rends à Mlle Ferrand, je n'oserais la lui rendre si elle vivait encore. Uniquement jalouse de la gloire de ses amis, elle n'aurait point reconnu la part qu'elle a eue à cet ouvrage; elle m'aurait défendu d'en faire l'aveu, et je lui aurais obéi... [20].»
En lisant ces sentiments un peu compliqués, exprimés dans un style harmonieusement cadencé, on dirait une page des Confessions de Jean-Jacques Rousseau. Ce qu'était Mlle Ferrand, l'Égérie des philosophes du dix-huitième siècle, il est assez difficile de le dire, les contemporains en ayant peu parlé. Grimm a écrit d'elle un peu dédaigneusement: «Mlle Ferrand était une personne de peu d'esprit, d'un commerce assez maussade, mais elle savait la géométrie.»
Le même auteur nous apprend que ces deux dames, dont la célébrité n'a pas égalé celle des femmes du dix-huitième siècle que leurs mœurs trop souvent ont recommandées aux malignités de l'histoire, vivaient ensemble au faubourg Saint-Germain, en un lieu appelé Saint-Joseph, et qu'elles avaient donné asile, pendant trois ans, dans leur maison au Prétendant, échappé d'Angleterre, l'infortuné Charles-Édouard, auquel le traité d'Aix-la-Chapelle avait enlevé le droit de résider en France. Sa maîtresse, la princesse de Talmont, demeurait dans la même maison. Fort amoureux, l'héritier des Stuart se renfermait, pendant le jour, dans une petite garde-robe de Mme de Vassé, le soir, derrière une alcôve de Mlle Ferrand; et il y avait fort à point un escalier dérobé par lequel il descendait la nuit chez la princesse. Tout cela semblait plus animé que la statue et n'avait que des rapports éloignés avec la métaphysique et la géométrie. Grimm ajoute sans méchanceté que Mlle Ferrand laissa une partie de sa fortune à l'abbé de Condillac. En retour, il a perpétué son nom, qu'on accolera longtemps à l'hypothèse de la statue. Mais c'est la preuve en même temps que cette supposition fameuse était bien plutôt un procédé d'étude qu'une théorie philosophique.
Au reste, l'Avertissement nous prévient que, pour que l'expérience réussisse, «il est très important de se mettre exactement à la place de la statue; qu'il faut commencer d'exister avec elle, n'avoir qu'un seul sens, quand elle n'en a qu'un; n'acquérir que les idées qu'elle acquiert; ne contracter que les habitudes qu'elle contracte: en un mot, il faut n'être que ce qu'elle est. Elle ne jugera des choses comme nous, que quand elle aura tous nos sens et toute notre expérience; et nous ne jugerons comme elle, que quand nous nous supposerons privés de tout ce qui lui manque.»
Tout cela est fort ingénieux: son plan une fois adopté, l'auteur le suit pas à pas, analysant très subtilement les différentes connaissances qui viennent peu à peu à l'enfant par les sens, à commencer par l'odorat seul, pour passer ensuite à l'ouïe et au goût, réunis à l'odorat, et arriver au toucher,— le seul sens qui juge par lui-même des objets extérieurs,—et terminer par la vue qui, jointe au toucher, permet de juger la distance, la situation, la figure, la grandeur des corps.
Mais aucune de ces opérations ne serait possible si, en dehors des sens proprement dits, l'homme n'avait une intelligence douée de la faculté de comparaison et surtout de la mémoire, sans laquelle la liaison des idées ne se ferait jamais. Et puis le défaut de l'hypothèse de Condillac est qu'il raisonne comme si sa statue n'avait d'abord qu'un seul sens, qu'il les lui donne arbitrairement les uns après les autres, tandis que l'enfant naît et grandit avec tous ses sens, dont les diverses opérations se font souvent simultanément et servent ensemble à la formation des idées comme de l'intelligence elle-même. Aucune part n'est faite non plus à l'éducation et au commerce de chaque jour avec nos semblables. Pour connaître les idées que l'homme-statue acquiert par les sens, il faudrait non seulement que chaque sens opérât séparément, mais aussi que le sujet ne subît aucune influence étrangère. Or, on est beaucoup plus pourvu des idées que les autres nous donnent que de celles que nous acquérons nous-mêmes; de même qu'il y a beaucoup de choses que nous ne saurions pas, si on ne nous les avait pas enseignées. Nous sommes donc très riches par les biens héréditaires ou par ceux que nous avons reçus de nos auteurs, et peut-être très pauvres par ceux que nous avons acquis personnellement. Et en tout cas, il nous est très difficile de démêler l'origine des uns et des autres.
Quant aux idées morales, elles peuvent à la rigueur venir aussi des sens, à condition que la statue ne soit pas un être inanimé, et que l'on s'adresse à une conscience personnelle, à un moi, à une âme individuelle. Mais le passage de la sensation passive et accidentelle à la volonté active et persévérante est assurément plus difficile à expliquer que ne semble le croire Condillac, en dépit de son analyse très ingénieuse des différentes sensations, de leur comparaison et de leurs rapports.
Il l'a compris, du reste, lui-même; car dès la première édition de son Traité des sensations qui est de 1754, à Londres et à Paris, comme il était d'usage, il a eu soin d'ajouter à la fin de son second volume une Dissertation sur la liberté [21].
Assurément c'est là, comme il le dit, une de ces questions sur lesquelles on a le plus écrit et qui sera très propre à montrer les avantages de sa méthode. Comment entend-il la résoudre? C'est toujours la statue qu'il envisage: «Lorsqu'elle a plusieurs désirs, elle les considère par les moyens de les satisfaire, par les obstacles à surmonter, par les plaisirs de la jouissance et par les peines auxquelles elle est exposée. Elle les compare sous chacun de ces égards. La réflexion vient les balancer, et au lieu de chercher l'objet qui offre le plaisir le plus vif, elle observe celui où il y a le plus de plaisir avec le moins de peine et qui, ôtant toute occasion de repentir, peut contribuer au plus grand bonheur... Mais pour donner lieu à la délibération, il faut que les passions soient dans un degré qui laisse agir les facultés de l'âme... Et il suffit de lui supposer quelque connaissance des objets parmi lesquels elle doit choisir; il suffit que l'expérience lui ait fait voir une partie des avantages et des inconvénients qui leur sont attachés, qu'elle lui confirme dans mille occasions qu'elle peut résister à ses désirs, et que lorsqu'elle a fait un choix, il était en son pouvoir de ne pas le faire... Ce pouvoir emporte deux idées: l'une qu'on ne fait pas une chose, l'autre qu'il ne manque rien pour la faire. Dès que notre statue se connaît un pareil pouvoir, elle se conçoit libre...
«Si, ayant un besoin, elle ne connaissait encore qu'un seul objet propre à la soulager et ne prévoyait aucun inconvénient à en jouir, elle s'y porterait non seulement sans délibérer, mais même sans en avoir le pouvoir; car elle n'aurait pas de quoi délibérer. Elle ne serait donc pas libre. L'expérience lui montre-t-elle de nouveaux objets qui peuvent aussi la satisfaire? Elle a, dans les avantages et les inconvénients qu'elle y découvre, de quoi délibérer. Elle est libre.
«Les connaissances la dégagent donc peu à peu de l'esclavage auquel ses besoins paraissaient d'abord l'assujettir; elles brisent les chaînes qui la tenaient dans la dépendance des objets...»
Et il conclut que la liberté consiste dans les déterminations qui sont une suite des délibérations que nous avons faites, dès que nous avons eu le pouvoir de les faire. C'est bien là, selon son expression, «un exemple sensible de la faiblesse de ces raisonnements,» quand ils s'appliquent à des faits d'observation morale. Si la liberté humaine n'est qu'une perpétuelle balance entre les jouissances les plus agréables et celles qui peuvent satisfaire nos sens avec le moins de danger, en nous fournissant aussi peu de motifs que possible de «repentir», il faut avouer que notre état n'est pas très supérieur à celui des animaux, auxquels l'instinct, à moins que ce ne soit l'expérience, enseigne quels sont les aliments qui peuvent leur être profitables ou nuisibles. Peut-être Condillac ajoutera-t-il que la crainte du châtiment et la connaissance des lois répressives est un puissant élément de délibération pour sa statue, qui devra bien aussi considérer les peines et les récompenses éternelles, si tant est qu'elle puisse en avoir seulement la notion.
Mais il est certain qu'une semblable «liberté» exclut toute idée de devoir, de responsabilité morale, de justice sociale, et que les philosophes, autres que ceux qu'on appelait alors les «athéistes», ne pouvaient guère s'en contenter. Mais jamais Condillac n'a voulu envisager les conséquences de ses doctrines, et dans ses autres enseignements il n'a cessé de respecter et même de professer les principes sur lesquels reposait la société au milieu de laquelle il vivait.
Ses contemporains ne s'en aperçurent pas davantage. Il y avait alors deux grandes revues bibliographiques,—comme nous dirions aujourd'hui,—toutes les deux rédigées dans l'esprit le plus opposé; l'une, qui n'a été connue qu'un peu plus tard, la Correspondance de Grimm et de Diderot; l'autre, qui paraissait chaque mois, le Journal de Trévoux, rédigé par les Jésuites. Il y est rendu compte du Traité des sensations l'année même de sa publication, avec quelques critiques de détail, mais sans qu'il y soit fait allusion à la révolution philosophique que cet ouvrage préparait ou constatait. Mais Condillac trouva des adversaires du côté où il devait le moins s'y attendre. Une querelle avait surgi entre lui et Diderot à l'occasion même de la publication du Traité des sensations.
Dans sa Lettre sur les aveugles (Londres, 1747, in-8o), adressée à Mme de Puisieux, sa maîtresse d'alors, Diderot ne cesse de recommander, en faisant des éloges presque exagérés, les deux premiers ouvrages de son ami: l'Essai sur l'origine des connaissances humaines et le Traité des systèmes. Il prétendait dans cet écrit que le sens du toucher est particulièrement développé chez les aveugles et que la surface du corps n'a guère moins de nuances pour eux que le son de la voix; mais la morale n'est pas la même: ils n'ont aucune idée de Dieu, ne voyant pas les merveilles de la nature. Peut-être les tendances matérialistes, qui firent que sur la dénonciation, dit-on, de Mme de Saint-Maur, Diderot fut poursuivi et enfermé à Vincennes, séparèrent-elles un peu les deux amis. De plus, Diderot publia bientôt une Lettre sur les sourds et muets, dans laquelle il était question d'un «muet de convention,» sorte de statue organisée supérieurement comme nous, et aussi d'une société de cinq personnes dont chacune n'aurait qu'un seul sens. Trois ans après, Condillac donnait dans son Traité des sensations la célèbre hypothèse de la statue, à laquelle tous les sens successivement procurent la connaissance que peut acquérir un individu bien constitué. Diderot prétendit que Condillac lui avait volé son idée.
On aurait pu répondre, même sans invoquer la déclaration de Condillac relative à Mlle Ferrand, que dans les conversations hebdomadaires de ces dîners du Panier fleuri, il avait dû être question de ce moyen de démontrer l'origine des idées, et que l'invention était pour le moins commune.
Au reste, cette hypothèse de l'homme,—statue ou non,—sur lequel on expérimente successivement les impressions produites par les sens, a été imaginée par Buffon et par Bonnet aussi bien que par Condillac et Diderot. Soit cette cause, soit une autre, la Correspondance de Grimm attaqua vivement le Traité des sensations et son auteur. Une première fois, Grimm écrivait: «Il y aurait beaucoup à dire si on remontait à l'origine de la réputation de l'abbé de Condillac... Il n'a pas beaucoup d'idées à lui...» [22]. Et quelques mois plus tard, dans une étude très développée, l'auteur de la Correspondance s'exprimait ainsi: «Vous ne trouverez pas dans ce Traité ces traits de génie, cette imagination sublime et brillante, admirable jusque dans ses écarts, ces lueurs qui nous font entrevoir des lumières que vous ne découvririez jamais, cette hardiesse enfin qui caractérisent l'œuvre d'un Buffon ou d'un Diderot... M. l'abbé de Condillac a cité deux ou trois pages de la Lettre sur les sourds à la fin de son Traité, et il faut convenir qu'il y a plus de génie dans ces quelques lignes que dans tout le Traité des sensations.»
La passion est ici trop manifeste. Il perce aussi dans la suite de l'article une tendance matérialiste et athée, que les auteurs accuseront de plus en plus et qui les séparera encore de Condillac:
«Comme quand on est de bonne foi, ajoute-t-il, on ne peut pas se dissimuler que rien n'est démontré à un certain point, je voudrais que nos philosophies n'attachassent point, à leur méthode d'appliquer la manière dont se font nos sensations, un plus haut degré de certitude qu'elle n'en a réellement.» Et il termine en disant: «Le petit traité (sur la Liberté) que M. l'abbé de Condillac a ajouté à son ouvrage n'est pas digne de lui, et il n'est rien moins que philosophique.»
Ces appréciations n'étonnent point de la part de Diderot, qui dira en mourant: «Le premier pas vers la philosophie, c'est l'incrédulité [23].»
Les physiologistes modernes ont fait aux démonstrations de Condillac des objections plus graves. Très lié avec les savants de l'époque, croyant posséder avec eux le dernier mot de la science, Condillac ne pouvait soupçonner que des déductions philosophiques, reposant tout entières sur l'observation, seraient battues en brèche par la science elle-même, par la physiologie la plus élémentaire.
C'est Flourens qui, dans son beau livre De la vie et de l'intelligence, démontre que tous les philosophes qui ont affirmé que l'intelligence tenait à la sensibilité et qu'elle était la sensibilité elle-même, comme Locke, Condillac, Helvétius, n'ont jamais rien su, ni rien pu savoir d'exact sur ce point. L'expérience seule devait nous apprendre que l'organe où réside la sensibilité—la moelle épinière et les nerfs, n'est pas celui où réside l'intelligence,—les lobes ou hémisphères cérébraux; que l'organe de la sensibilité ne sert en rien à l'intelligence et que l'organe de l'intelligence est précisément dénué de toute sensibilité, est impassible [24].
L'intelligence commence par la perception; de la perception naît l'attention; de l'attention, la mémoire; de la mémoire, le jugement; du jugement, la volonté. Cela se suit et s'enchaîne. Sans la perception, il n'y aurait pas attention; sans l'attention, il n'y aurait pas mémoire; sans mémoire, il n'y aurait pas de jugement; sans jugement, il n'y aurait pas de volonté. Et tout cela, c'est l'intelligence. Mais il faut séparer absolument la sensibilité de la perception. Ce qui le prouve, c'est que quand on enlève à un animal le cerveau proprement dit,—lobes et hémisphères cérébraux,—l'animal perd la vue. Mais, par rapport à l'œil, rien n'est changé: les objets continuent à se peindre sur la rétine; l'iris reste contractile; le nerf optique est parfaitement sensible. Cependant l'animal ne voit plus. Il n'y a plus vision, quoique tout ce qui est sensation subsiste; il n'y a plus de vision, parce qu'il n'y a plus de perception. Le percevoir, et non le sentir, est donc le premier élément de l'intelligence.
La perception est partie de l'intelligence; car elle se perd avec l'intelligence, et par l'ablation du même organe; et la sensibilité n'est point partie de l'intelligence, puisqu'elle subsiste après la perte de l'intelligence et l'ablation de l'organe. La volonté fait partie de l'intelligence, comme la perception. Comme la perception, elle se perd avec l'intelligence, et comme la perception par l'ablation du même organe,—les lobes ou hémisphères cérébraux [25].
Ainsi, aux diverses époques et selon la marche de ses progrès, la science prête son appui à la philosophie, ou combat ses conclusions; et il est aussi dangereux pour la raison de se laisser mener par la physiologie, que de s'appuyer sur des hypothèses ou des entités purement imaginatives.
Il y aurait cependant quelque injustice à reprocher à Condillac de n'avoir pas tenu compte de découvertes qui n'ont été faites que longtemps après lui. Au reste, il ne faut pas s'exagérer la portée des arguments de Flourens. La sensibilité qui subsiste après l'ablation des hémisphères cérébraux, de quelle nature est-elle? Est-elle encore cette sensibilité dont parle Condillac et de laquelle il veut faire sortir toute la vie mentale? Ne se réduit-elle pas à une sorte d'irritabilité nerveuse, semblable à celle de la grenouille dont on a tranché la tête? On peut appeler sensibilité cette irritabilité quasi mécanique; mais la sensation proprement dite, celle dont Condillac entend parler, elle ne se produit pas sans une élaboration centrale qui a son siège dans le cerveau. Il n'y a pas, à vrai dire, sensation visuelle, si l'excitation n'est transmise jusqu'aux lobes occipitaux, ni sensation auditive, si l'ébranlement venu de la périphérie ne gagne les parties postérieures de la première et de la deuxième circonvolution temporale.
D'ailleurs, le système de la sensation transformée a rencontré chez les philosophes modernes des objections plus graves.
La sensation, à l'état pur, n'est pas une réalité, mais une abstraction. Condillac parlant de la sensation détachée du sujet qui la supporte et qui la produit, part donc d'une chose morte, d'un concept sans vie. La sensation n'est donnée qu'avec le sujet et par le sujet. Aussi, placé dès le début hors du moi actif et vivant, c'est-à-dire hors du réel, le philosophe s'en éloigne d'autant plus qu'il avance davantage dans son étude. Il veut faire l'histoire de l'âme et il n'en esquisse que le roman. La sensation de transformer, dit-il, cela n'est qu'un mot: une sensation reste une sensation et ne devient pas autre chose parce que d'autres sensations l'accompagnent ou lui succèdent. La transformation est imaginée, comme le fait primitif de la sensation avait été imaginé lui-même. Comment Condillac peut-il alors tirer de ce fait toutes nos facultés? Sa construction est fantaisiste, comme la base sur laquelle il l'a posée. Parti d'un fondement hypothétique, il donne de nos facultés des définitions arbitraires: ainsi, il reste d'accord avec lui-même, s'il ne l'est pas avec la réalité. Son système pourrait, par exemple, expliquer la mémoire, si cette faculté n'était que «la suite de l'ébranlement sensitif prolongé»; mais l'explication se détruit, quand on constate que le fait de mémoire n'est que la sensation réapparaissant et reconnue par le sujet. Si nous suivons dans toute sa logique le système imaginé par Condillac, il nous laisse en présence d'une poussière de sensations qui viennent nous ne savons d'où, puisqu'il n'y a plus de causes, et qui se lient nous ne savons comment, puisqu'il n'y a plus de substances. Au lieu de prendre l'esprit dans sa réalité concrète et vivante pour tâcher d'en démêler les éléments, d'aller du sujet à ses états divers, il est parti d'un phénomène abstrait, et ne pouvant plus trouver l'être, il s'est enfoncé dans l'abstraction. C'est l'objection fondamentale que lui a faite le vigoureux penseur Maine de Biran, quand, par l'expérience intérieure, il a retrouvé le moi réel et vivant, se faisant ainsi le chef incontesté de la réaction philosophique du commencement du dix-neuvième siècle.
Ce vice de méthode a amené Condillac à une singulière contradiction. Il revient sans cesse dans ses écrits sur l'analyse et la synthèse, proclamant que la méthode analytique est la seule bonne, la seule fondée sur la nature et faisant de cet axiome sa principale découverte. Cependant, comme le remarque, après d'autres, un philosophe moderne un peu oublié [26], il ne s'interdit pas très souvent de faire usage de la synthèse: en particulier dans son Traité des sensations, il essaye de refaire l'homme de toutes pièces, en donnant successivement à sa statue chacun des cinq sens par une opération éminemment synthétique; et les défauts qu'on relève dans son ouvrage tiennent précisément à l'emploi de la synthèse dans un sujet qui y répugne. Une bonne synthèse doit partir d'un élément vraiment primitif. La sensation de Condillac n'est pas cet élément; elle n'est primitive que par hypothèse: il ne l'a pas observée et il n'a pas pu l'observer; il l'a imaginée a priori, lui le partisan de la seule méthode expérimentale! La sensation à l'état pur n'est pas une réalité, mais une abstraction. Ce qui est donné d'abord, c'est une réalité complexe, une synthèse vivante; la sensation n'est qu'un point de vue abstrait pris sur cette synthèse.
En essayant de faire l'histoire des idées philosophiques de Condillac, il était sans doute nécessaire de s'appesantir un instant sur le plus important de ses écrits, ce Traité des sensations, qui a si longtemps constitué seul sa gloire dans le monde intellectuel d'une époque qui l'adopta sans le discuter.
Peut-être le jugement définitif sur cette longue controverse a-t-il été porté incidemment par un des derniers disciples de Cousin, M. P. Janet: «De quelque manière que l'on explique la pensée, écrivait-il un jour [27], soit que l'on admette, soit que l'on rejette ce que l'on a appelé les idées innées, on est forcé de reconnaître qu'une très grande partie de nos idées viennent de l'expérience externe. Les idées innées elles-mêmes ne sont que les conditions générales et indispensables de la pensée; elles ne sont pas la pensée elle-même. Comme Kant l'a si profondément aperçu, elles sont la forme de la pensée: elles n'en sont pas la matière. Cette matière est fournie par le monde extérieur. Il faut donc que le monde extérieur agisse sur l'âme pour qu'elle devienne capable de penser. Il faut par conséquent un intermédiaire entre le monde extérieur et l'âme. Cet intermédiaire est le système nerveux, qui a pour centre le cerveau. Les images et les signes sont les conditions de l'exercice actuel de la pensée. Le cerveau n'est pas seulement l'organe central des sensations; il est l'organe de l'imagination et de la mémoire, l'auxiliaire indispensable de l'intelligence.»
A un siècle de distance, la forme seule étant modifiée, n'est-ce pas le langage que Condillac aurait dû tenir?