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Condillac: sa vie, sa philosophie, son influence

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CHAPITRE VI
RETOUR A PARIS
L'ACADÉMIE FRANÇAISE
LE COURS D'ÉTUDES

A peine réinstallé à Paris et tout glorieux encore de la mission qui lui avait été confiée, Condillac fut élu à l'Académie française, en remplacement de l'abbé d'Olivet. Il y avait peu de liens communs entre son prédécesseur et lui, si ce n'est le culte de la langue française et peut-être aussi les souvenirs d'un état que l'abbé d'Olivet avait abandonné moins vite que lui, après un noviciat de dix ans chez les Jésuites. Mais l'historien de l'Académie, très célèbre en son temps, avait été avant tout un classique et un homme de tradition. A coup sûr, il n'avait point partagé les idées de Condillac et surtout ses relations: son éloge pouvait être fait d'une façon plus compétente par son élève, l'abbé Batteux [50]. Le nouvel académicien se borna sur son prédécesseur à des phrases banales. Selon la mode d'alors, qui avait valu un si grand succès à Buffon à l'occasion de son discours sur le style, Condillac prit une thèse personnelle qu'il développa, comme une sorte de manifeste, dans des pages qui ne manquent pas d'éloquence et dont le ton général indique très clairement combien les idées qui furent celles de la Révolution étaient déjà répandues parmi les esprits éclairés de l'époque. Après quelques mots de compliments nécessaires, Condillac trace à larges traits un tableau des progrès de l'esprit humain depuis la barbarie jusqu'à nos jours, en passant par l'époque romaine, par le moyen âge, les Croisades, la Renaissance. Il y aurait beaucoup à dire sur ces jugements rapides, dont quelques-uns étonnent, comme l'affirmation que «l'érudition aveugle éteignit le goût qui commençait avec Marot et que les lettres ne pouvaient pas renaître dans un siècle fait pour admirer Ronsard».

Naturellement, après l'apothéose de Richelieu, viennent celles de Louis XIV et de Louis le Bien-Aimé, avec cette restriction, cependant, que «l'érudition n'était pas encore sans ténèbres et que la saine critique était à naître»; car on paraissait «refuser aux modernes la faculté de penser», et on apercevait trop tard «la lumière qui se répandait» et dont on avait besoin pour étudier avec profit.

C'est toujours l'idée chère au dix-huitième siècle, que le dix-neuvième a aussi singulièrement exaltée, qu'avant «les philosophes» ou avant «les critiques» on était incapable de connaître la vérité: ce que Condillac avait proclamé un peu naïvement et sans modestie au commencement de son discours: «Après avoir essayé de faire l'analyse des facultés de l'âme, j'ai tenté de suivre l'esprit humain dans ses progrès. D'un côté, j'ai observé ces temps de barbarie, où une ignorance stupide et superstitieuse couvrait toute l'Europe; et de l'autre, j'ai observé les circonstances qui, dissipant l'ignorance et la superstition, ont concouru à la renaissance des lettres: deux choses qui s'éclairent mutuellement lorsqu'on les rapproche.»

Nous avons retrouvé dans les papiers de Condillac l'exemplaire de ce discours, édité par la veuve Regnard, imprimeur de l'Académie française, avec les corrections que l'auteur y a faites. C'est sur l'éloge de Louis XV, le Bien-Aimé, que portent les plus importantes suppressions. Il y avait pourtant là quelques souvenirs particuliers dignes d'intérêt. «J'ai été, disait-il, le témoin des épanchements de l'âme paternelle du roi: l'honneur que j'ai eu d'être chargé de l'instruction d'un de ses petits-fils m'en a rendu en quelque sorte le confident. Que j'aimerais à mettre sous les yeux les détails intéressants de leur commerce! Vous y verriez le Monarque sensible répandre tour à tour les plus sages conseils pour la conduite et les plus touchantes consolations dans les malheurs».

A la fin de cette même année 1768, l'abbé de Condillac figure parmi les dix-huit philosophes que le baron de Gleichen présenta au jeune roi de Danemark [51]; mais le 17 avril 1770, il ne se trouve plus parmi les dix-sept réunis chez Mme Necker pour élever une statue à Voltaire [52]. Et pourtant jusqu'au bout Voltaire avait été un de ses admirateurs; il avait approuvé hautement sa nomination à l'Académie. Il écrivait alors à La Harpe: «Nous avons perdu un très bon académicien dans l'abbé d'Olivet: il était le premier homme de Paris pour la valeur des mots; mais je crois que son successeur, l'abbé de Condillac, sera le premier homme de l'Europe pour la valeur des idées. Il aurait fait le livre de l'Entendement humain, si M. Locke ne l'avait pas fait et, Dieu merci, il l'aurait fait plus court [53].» Et quelques jours après sa réception, il disait: «Je trouve beaucoup de philosophie dans le discours de M. l'abbé de Condillac. On dira peut-être que son mérite n'est pas à sa place dans une compagnie consacrée uniquement à l'éloquence et à la poésie; mais je ne vois pas pourquoi on exclurait d'un discours de réception des idées vraies et profondes, qui sont elles-mêmes la source cachée de l'éloquence.»

Peu assidu aux séances, très retiré du monde, Condillac se consacra désormais à la rédaction et à l'impression de son Cours d'études pour l'instruction du prince de Parme [54], qu'il avait obtenu la permission de publier et au sujet duquel il éprouva même quelques ennuis de la part de l'humeur changeante de la Direction de la librairie [55].

Ce Cours d'études est une œuvre considérable, qui ne comprend pas moins de seize volumes, et même dix-sept, si on compte le traité De l'étude de l'histoire, qui est attribué à l'abbé de Mably [56]. Un long «discours préliminaire» expose le plan de Condillac et la façon dont il entend l'exécuter. Ici encore, le philosophe se retrouve avec son système raisonné et ses idées personnelles. «La méthode que j'ai suivie, dit-il, paraîtra nouvelle, quoique dans le fond elle soit aussi ancienne que les premières connaissances humaines. Il est vrai qu'elle ne ressemble pas à la manière dont on enseigne; mais elle est la manière même dont les hommes se sont conduits pour créer les arts et les sciences. Pour faire usage, dans l'éducation, de l'unique méthode à laquelle nous devons tout ce que nous avons appris, il faut d'abord faire connaître à un enfant les facultés de son âme et lui faire sentir le besoin de s'en servir. Si l'on réussit à l'un et à l'autre, tout deviendra facile; car, au lieu d'imaginer autant de principes, autant de règles qu'on en distingue dans les arts et dans les sciences, on n'aura plus qu'à observer avec lui [57]

Ces observations, Condillac les fit chaque jour avec son élève, essayant de redevenir enfant pour lui. Quand il l'eut fait réfléchir sur les moindres actes de sa vie, il passa aux lectures des meilleurs écrivains, pour lui donner des modèles du beau et les lui rendre familiers. C'est alors que, pour le soutenir dans ses recherches, il lui composa une Grammaire, bientôt suivie de l'Art de penser, l'Art d'écrire et l'Art de raisonner, qui, dit-il, «ne sont dans le fond qu'un seul et même art». En effet, quand on sait penser, on sait raisonner, et il ne reste plus, pour bien parler et pour bien écrire, qu'à parler comme on pense et à écrire comme on parle. Toutes ces études avaient pour but de former l'esprit du jeune prince et de le préparer à d'autres connaissances; et c'est alors qu'il lui fit étudier l'histoire.

«Je considère l'histoire, poursuit-il, comme un recueil d'observations qui offre aux citoyens de toutes les classes des vérités relatives à eux... Un prince doit apprendre à gouverner son peuple: il faut donc qu'il s'instruise en observant ce que ceux qui ont gouverné ont fait de bien et ce qu'ils ont fait de mal; et cette étude, par conséquent, embrasse tout ce qui peut contribuer au bonheur et au malheur des peuples...; toutes les choses qui ont concouru à former les sociétés civiles, à les perfectionner, à les défendre, à les corrompre, a les détruire.»

Aussi, tantôt il ne fait connaître que la suite des événements, pour en indiquer «le fil»; tantôt il les développe avec toutes les circonstances qui se sont transmises jusqu'à nous, lorsque ce sont des «germes où se préparent des révolutions.» Il divise l'histoire en périodes, qui chacune se termine par une révolution dont il expose la cause et les conséquences.

L'enfant pouvait ainsi se porter vers l'étude avec un esprit exercé. Il connaissait les facultés de son âme; il avait observé les sociétés dans leur origine: son goût s'était formé par la lecture, et les découvertes des philosophes avaient achevé de développer sa raison. Tout s'était fait avec la même méthode et les mêmes principes, puisque tous les arts se confondent en un seul.

Cela étant, il semble inutile d'analyser ici les quatre volumes qui ont pour titre: la Grammaire, l'Art de penser, l'Art d'écrire, l'Art de raisonner. On y retrouverait toutes les idées que Condillac a développées dans ses autres ouvrages [58].

Les études historiques se trouvaient tout à fait en dehors de ses précédents travaux; aussi lui ont-elles coûté des recherches considérables.

L'Histoire ancienne comprend six volumes: elle commence à l'histoire des Hébreux et des Grecs pour embrasser toute la longue période qui s'étend jusqu'à la chute de Constantinople et de l'empire d'Orient. Une grande part est faite—et c'était une nouveauté considérable pour le temps—aux institutions, aux lois et à leur influence sur le développement de la population. Quelques vues originales sont heureusement présentées: on y trouve des jugements intéressants sur les grands hommes ou ceux que la tradition a regardés comme tels. Pour n'en citer qu'un, résumant son opinion sur Auguste, qu'il appelle Octavius, il observe que «César ne dut son élévation qu'à lui-même, tandis que l'autre dut la sienne aux circonstances, et il les trouva si favorables, qu'il se fût épargné bien des cruautés, s'il eût eu plus de courage ou de talents. Il dut ses soldats à l'adoption du dictateur, le besoin que la République eut de lui à la conduite inconsidérée d'Antoine... Octavius a régné. Il fallait donc qu'il fût loué: et nous ignorerions sa vie, s'il eût été possible de la faire oublier. Cruel, perfide et lâche, il a eu encore les superstitions des petites âmes.» Ces dernières considérations étaient à l'adresse de son élève, aussi bien que le livre XIe intitulé: La Prévoyance est nécessaire aux souverains. Comment elle s'acquiert. Mais ce qui s'adresse au public et ce qui caractérise l'œuvre, ce sont les chapitres où il est traité de la passion des Romains pour les arts, pour la science, pour le spectacle; de leurs occupations, de l'urbanité romaine, du goût persistant pour la philosophie, pour la jurisprudence, etc.; toutes réflexions que nous serions tentés de croire très personnelles, si Condillac n'était pas contemporain de l'auteur des Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence.

Même observation pour l'Histoire moderne, qui comprend également six volumes et va jusqu'à la paix d'Utrecht, embrassant tout ce qu'il faut savoir de l'histoire de l'Europe pour bien comprendre l'histoire de la France. Mais la dernière partie de l'ouvrage est une véritable apologie de la science et de la philosophie du dix-huitième siècle, digne de rivaliser avec le Discours préliminaire de l'Encyclopédie.

S'adressant au jeune prince de Parme, il lui disait: «Sans vous parler de toutes les erreurs, je vous en ai fait connaître assez pour vous faire voir comment on se trompe: sans vous parler de toutes les vérités, il s'agit actuellement de vous faire voir comment on doit se conduire pour être assuré d'en trouver... Rappelez-vous, Monseigneur, le temps où vous avez vu les sociétés commencer et où les hommes encore sans expérience voyaient la terre comme une surface plane et les cieux comme une voûte à laquelle tous les astres étaient attachés. Ce sont ces hommes ignorants qui ont su se mettre tout à coup dans le chemin de la vérité: car vous les avez vus commencer par observer la terre et les cieux.» Tout réside dans une «bonne méthode» pour conduire l'esprit. Repoussant le scepticisme représenté pour lui par Bayle, Condillac veut bien reconnaître que «les erreurs de Descartes étaient un pas vers la vérité». Puis, il exalte ce qu'il appelle «le commencement de la vraie philosophie»; les découvertes de Kepler, Copernic, Galilée, Newton surtout; les progrès de l'algèbre et de l'optique, de la géométrie, de l'astronomie; il compare l'avancement des sciences à celui des lettres, et termine par les progrès de la politique: beau sujet d'études pour un jeune prince, idées généreuses qui se répandaient dans les cours d'Europe, justement à l'époque où tous les États étaient sous le pouvoir des plus mauvais rois et des pires gouvernements.

Il ne semble pas que Condillac, malgré ses soins si persévérants et sa méthode nouvelle, ait réussi à faire de son élève un monarque modèle. Dès l'année qui suivit son départ définitif de Parme, Voltaire écrivait à d'Alembert: «J'apprends que le prince passe la journée à voir des moines et que sa femme, Autrichienne et superstitieuse, sera la maîtresse.» C'est cependant contre ce danger particulier que l'abbé de Condillac avait essayé de le prémunir. Dans une page très curieuse de son Cours d'études, il écrit en parlant de la religion: «On est également condamnable lorsqu'on nie les choses, parce qu'on ne les a pas vues, ou parce qu'on ne les comprend pas, et lorsqu'on croit légèrement, sans avoir examiné l'autorité de ceux qui les rapportent. Un esprit sage évitera donc l'une et l'autre de ces extrémités. Tous ne sont pas obligés de raisonner sur la religion, mais tous sont obligés de l'étudier avec humilité. Il faut qu'un prince soit à cet égard plus instruit qu'un simple particulier, puisqu'il est dans l'obligation de donner l'exemple.

«Vous ne sauriez être trop pieux, Monseigneur; mais si votre piété n'est pas éclairée, vous oublierez vos devoirs pour ne vous occuper que de petites pratiques. Parce que la prière est nécessaire, vous croirez toujours devoir prier; et, ne considérant pas que la vraie dévotion consiste à remplir votre état, il ne tiendra pas à vous que vous ne viviez dans votre cour comme dans un cloître. Les hypocrites se multiplieront autour de vous. Les moines sortiront de leurs cellules; les prêtres quitteront le service de l'autel pour venir s'édifier à la vue de vos saintes œuvres... Vous prendrez insensiblement leur place, pour leur céder la vôtre: vous prierez continuellement, et vous croirez faire votre salut; ils cesseront de prier, et vous croirez qu'ils font le leur. Étrange contradiction, qui pervertit les ministres de l'Église, pour donner de mauvais ministres à l'État.»

Autant que les dévots, Condillac redoutait les flatteurs et les incapables. Dans un autre passage de son Histoire moderne, après un magnifique éloge de Rosny et de Henri IV, il disait: «Je tremble, Monseigneur, quand j'y pense: car des États aussi petits, aussi tranquilles, aussi soumis que ceux de Parme ne donnent de puissance que ce qu'il faut précisément pour s'endormir...»

Il y aurait encore plus d'une observation piquante à faire après avoir lu ce Cours d'études, revu tout à loisir par l'abbé de Condillac: ce serait, par exemple, de noter le goût du moment et les auteurs les plus en vogue chez ceux qui alors se piquaient de bel esprit; sous ce rapport, l'auteur de l'Art d'écrire était un vrai professeur de littérature française. Parmi les écrivains que recommande Condillac, les uns sont bien oubliés aujourd'hui, les autres gardent une gloire immortelle, mais dont l'éclat varie un peu avec le temps. Ainsi le «poète» le plus souvent cité est Despréaux,—comme on disait encore au dix-huitième siècle,—d'abord pour son Lutrin, et, ce qui se comprend mieux, pour les Épîtres, les Satyres et l'Art poétique; puis viennent quelques tragédies de Corneille, quelques comédies de Molière et de Regnard, toutes les pièces de Racine dont il importe de «recommencer la lecture une douzaine de fois» et qu'il faut apprendre par cœur; la Henriade et l'Essai sur la poésie épique de Voltaire. A côté de ces chefs-d'œuvre si connus, Condillac place les Tropes de M. du Marsais, l'Origine des lois de Goguet, l'ouvrage de la marquise du Châtelet sur Newton, la Préface de Cotes, la belle épître de M. de Voltaire sur le grand philosophe anglais, le Traité de la sphère de M. de Maupertuis, la Géométrie de M. Le Blond.

Pour l'instruction religieuse, à laquelle Condillac attache beaucoup d'importance, il ne sort pas de trois livres: le Catéchisme de l'abbé Fleury, la Bible de Royaumont, le Petit Carême de Massillon. Et il faut les «recommencer bien des fois». Fénelon, Bossuet surtout, n'existaient plus alors comme écrivains; ils n'ont retrouvé crédit, avec Bourdaloue, qu'au milieu du siècle dernier.

C'était bien là l'opinion moyenne de l'époque, ce que devaient penser et pratiquer les honnêtes gens. Sauf en philosophie, Condillac n'est pas un novateur: ce qu'il a toujours cultivé le plus, c'est le bon sens. Il ne se lasse pas d'y faire appel.

Une sorte de volume complémentaire du Cours d'études est intitulé: De l'étude de l'histoire. Il forme le tome XXI de l'édition complète des œuvres de Condillac; et, comme il n'a ni avertissement ni préface et qu'il est conçu dans le même moule, pour ainsi dire, que les autres, il devrait être attribué au même auteur, si le panégyriste de l'abbé de Condillac, son ami de la dernière heure, M. d'Autroche, ne nous avait appris qu'il est de son frère l'abbé de Mably.

«Le Cours d'études, dit-il, est terminé par une savante dissertation sur l'Étude de l'histoire, bien faite pour servir de sanctuaire à ce vaste monument. L'illustre auteur des Entretiens de Phocion a voulu coopérer à l'instruction de l'auguste disciple de son frère, par ce morceau précieux, qui renferme, avec les principes les plus purs de la justice et de la morale, un tableau précis de tous les gouvernements modernes. Tout y respire ce même courage pour dire la vérité, ce même zèle pour les mœurs, ce même amour pour les hommes. L'on regrette toutefois que l'érudit auteur, trop épris des coutumes, des lois et de la pauvreté des anciennes républiques de la Grèce, s'obstine à vouloir faire revivre ces temps antiques parmi nous, sans observer que la forme de nos gouvernements presque tous monarchiques ou arbitraires, l'étendue des divers États de l'Europe, les nouveaux rapports, que les progrès de la navigation ont ouverts entre les hommes pour la facilité du commerce et la multiplication de l'or et de l'argent, rendent inapplicables de nos jours la plus grande partie des principes de Solon et de Lycurgue. Il est fâcheux que M. l'abbé de Mably, plus occupé de la théorie que de la pratique de la science du gouvernement, se soit plutôt attaché à prouver que tout citoyen doit obéir au magistrat et le magistrat aux lois, qu'à indiquer à l'Infant les bonnes lois que ses États avaient droit d'attendre de lui pour leur avantage et leur prospérité.»

Cette citation indique quelle était l'opinion des contemporains sur les théories de Mably, accueillies du reste avec réserve et faites siennes par Condillac non sans corrections [59]. Il y a pourtant, sur la richesse et le luxe, les conséquences fatales qu'ils entraînèrent pour les États depuis l'antiquité jusqu'à nos jours, des observations très profondes, qu'il serait singulièrement utile de méditer, et aussi un tableau de la plupart des gouvernements de l'Europe au milieu du dix-huitième siècle, d'autant plus intéressant, que les éléments ne s'en trouvent qu'assez épars, et que quelqu'un qu'on interrogérait sur le régime politique particulier de la Suisse, de l'Italie, des Provinces-Unies, de L'empire d'Allemagne, de l'Angleterre, de la Suède, de la Pologne ou de Venise au milieu du dix-huitième siècle serait peut-être très embarrassé pour répondre exactement du premier coup.

L'ouvrage tout entier traite de ce que nous appellerions aujourd'hui la politique: on y retrouve beaucoup d'idées émises par Montesquieu et par toute l'école philosophique de l'époque.

Une observation générale termine le Cours d'études; et bien qu'elle ait été répétée plus d'une fois par les professeurs ou les précepteurs, même à d'autres qu'à des princes, elle mérite d'être signalée dans les termes précis où Condillac l'a présentée:

«Quand nous sortons des écoles, nous avons à oublier beaucoup de choses frivoles, qu'on nous a apprises; à apprendre des choses utiles, qu'on croit nous avoir enseignées; et à étudier les plus nécessaires, sur lesquelles on n'a pas songé à nous donner de leçons.

«De tant d'hommes qui se sont distingués depuis le renouvellement des lettres, y en a-t-il un seul qui n'ait été dans la nécessité de recommencer ses études sur un nouveau plan?... Nous passons notre enfance à nous fatiguer pour ne rien apprendre que des choses qui sont inutiles; et nous sommes condamnés à attendre l'âge viril pour nous instruire réellement...

«C'est à vous, Monseigneur, à vous instruire désormais tout seul. Je vous y ai déjà préparé et même accoutumé. Voici le temps qui va décider de ce que vous devez être un jour; car la meilleure éducation est celle que nous nous donnons nous-mêmes. Vous vous imaginez peut-être avoir fini; mais c'est moi, Monseigneur, qui ai fini; et tous, tous avez à recommencer [60]

On sait que, les idées espagnoles ayant prévalu chez l'Infant avec tous les préjugés de race, d'aussi sages conseils restèrent sans profit. C'est du moins l'honneur de Condillac de les avoir donnés très simplement et très courageusement. 164

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