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Condillac: sa vie, sa philosophie, son influence

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CHAPITRE IX
L'INFLUENCE DE CONDILLAC SUR LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE.
—L'APOGÉE ET LE DÉCLIN DE SON ÉCOLE.

Quand, en 1780, Condillac mourut, retiré à la campagne et presque ignoré de ses contemporains, sa philosophie était déjà devenue classique. On avait oublié Descartes, dont les doctrines, magnifiquement développées par un Bossuet, un Fénelon ou un Malebranche semblaient cadrer à merveille avec la théologie chrétienne; mais les catholiques ne s'en étaient jamais montrés très enthousiastes. Au contraire, personne ne songeait à découvrir, dans la philosophie de l'auteur du Traité des sensations, des conséquences perverses, la morale et la religion ayant été toujours respectées par lui et ne semblant alors aucunement intéressées dans ses théories métaphysiques.

Tous les collèges enseignaient cette doctrine simple, facile à comprendre, bien adaptée à la clarté de l'esprit français et développée dans une langue correcte et élégante qui s'adressait au bon sens, bien plus qu'à l'imagination. Et comme l'instruction publique était alors, sans exception, confiée à des mains ecclésiastiques, tous les disciples de Condillac sortirent des collèges de jésuites, d'oratoriens, de doctrinaires, qui faisaient en même temps l'éducation, sans le savoir, des futurs auteurs de la Révolution. Qu'on prenne au hasard les noms des hommes politiques qui avaient trente ans en 1789, on ne trouvera parmi eux que des «sensualistes» ou plutôt, comme on disait alors, des «idéologues». C'est ce qu'on a appelé d'un terme plus vague «la philosophie du dix-huitième siècle». Sans l'avoir jamais cherché, Condillac en fut le chef; et il l'est resté dans l'histoire, parce que tous les penseurs de ce temps ont commencé par se réclamer de lui.

L'extraordinaire succès de son système ne laisse pas que d'étonner aujourd'hui. Cette philosophie, qui devait aboutir bientôt au matérialisme avec Condorcet, Helvétius et tant d'autres, n'était pas seulement en vogue en Angleterre, où Locke l'avait mise au jour: l'archidiacre portugais Louis-Antoine Vernei la faisait agréer à Coïmbre et dans les écoles de Castille; et deux jésuites espagnols, victimes du comte d'Aranda, réfugiés en Italie, Antoine Eximeno et Arteaga, la défendaient dans des livres imprimés à Madrid en 1789, comme les fameux Investigaciones filosoficas, sobre la Belleza Ideal considerada como objeto de todas las artes de imitacion, d'Arteaga. Eximeno développe ces idées dans son livre: Del origen y reglas de la Musica. Il y attribue le sentiment des beaux-arts à un instinct ou sensation innée, imprimé en nous originellement par l'auteur de la nature. Cet instinct se développe par la répétition d'impressions venues du dehors [89].

De même, Mme de Dino nous apprend, dans ses Souvenirs, que sa mère, la duchesse de Courlande, lui avait donné pour précepteur l'abbé Piattoli, laïque, malgré son titre, un peu libertin et tout à fait incrédule. «Il estimait Condillac un guide plus sûr que l'évangile,» et sans attaquer en rien le dogme catholique, il enseignait la métaphysique encyclopédiste [90]. C'était l'habitude alors dans toutes les familles aristocratiques et jusque dans les cours d'Europe de goûter cette philosophie facile, qui se recommandait de la nature et de l'humanité pour excuser la corruption croissante des mœurs.

L'influence de Condillac fut donc très grande sur ses contemporains; non seulement Rousseau lui emprunta beaucoup d'idées; mais Diderot, d'Alembert, tous les encyclopédistes: Helvétius et Broussais, dont il repoussait le matérialisme, d'Holbach, dont il répudiait l'athéisme, Cabanis et Condorcet, dont il ne partageait point les doctrines, prirent comme base sa psychologie et sa logique, que tout le monde acceptait comme des vérités qui ne se discutaient plus. Non moins utiles furent ces enseignements pour les savants, qui ne se séparaient pas beaucoup alors des philosophes. Lavoisier, pour créer la chimie moderne, employa la méthode féconde de l'analyse et, pour en répandre l'enseignement, il s'appliqua à en bien déterminer le langage et à en simplifier les définitions et les nomenclatures. Vicq-d'Azyr, le successeur de Buffon à l'Académie française, n'hésite pas à rapporter à la méthode condillacienne une grande part des progrès qu'il fit faire à l'anatomie.

Condillac avait été longuement et justement apprécié dans le Cours de littérature composé pour les séances du Lycée qui fut établi à Paris quelques années avant la Révolution. Voulant faire ensuite un «plan sommaire d'éducation publique», M. de La Harpe publia son projet dans le Mercure de France de janvier 1791. Arrivant aux deux années de philosophie, il déclare sans hésitation qu'il en changera entièrement le système et le langage: «Plus de cahiers de logique, de métaphysique, de morale en mauvais latin; ce malheureux latin, mal appliqué, a perpétué dans les écoles la funeste habitude de parler sans s'entendre. Parlons français; nous serons forcés d'avoir du sens. Un extrait bien fait de la Logique de Port-Royal et de l'Art de penser du P. Lamy suffirait pour mettre les jeunes gens au fait des procédés et des règles du raisonnement; pour la métaphysique, Locke et Condillac, les deux seuls philosophes chez qui l'on trouve ce qu'il nous est possible de savoir sur l'entendement humain et ce qu'il y a de plus probable sur les générations intellectuelles; pour la morale, le Traité des devoirs de Cicéron: il contient tout. Quant à Descartes, ajoute-t-il, il n'est plus permis d'en revenir à ses «rêveries»; et ce qu'il y a de bon dans ce philosophe est assez connu pour que tout professeur instruit «puisse apprendre à son disciple à le séparer de la mauvaise physique.»

Dans la réorganisation de l'enseignement public à la fin de la fin de la Révolution, Lakanal, Volney, Deleyre, Garat ne connaissent pas d'autre philosophie. La Harpe, plus littérateur que métaphysicien et devenu l'adversaire fougueux des idées révolutionnaires, fait grâce à Condillac, sur le compte duquel il n'a pas changé d'opinion, regardant ses ouvrages comme nécessaires [91].

Destutt de Tracy n'était pas un philosophe: il avait commencé par porter l'épée en servant sous le général La Fayette. Député à l'Assemblée Constituante, emprisonné aux Carmes par la Terreur, il se consola de la politique en lisant les ouvrages de Locke et de Condillac. Entré dans l'Institut reconstitué, il se mit à étudier la formation et la génération des idées: de là, ses Éléments d'idéologie. Dans ce livre, il établit que la faculté de penser consiste à éprouver une foule d'impressions, de modifications, auxquelles on donne le nom général d'idées ou de perceptions. Toutes ces perceptions pourraient être nommées sensations. Et ainsi, penser, c'est sentir. Mais ces pensées ou perceptions peuvent être divisées en quatre classes, qui se rapportent à nos quatre facultés élémentaires: la sensibilité proprement dite, la mémoire, le jugement et la volonté. Le souvenir, le jugement et les désirs dérivent de la sensation et ne sont que les divers modes de la sensibilité. Nos idées composées ou générales se forment à l'aide de ces facultés et nous permettent en même temps d'avoir connaissance de notre propre existence. Et ce système philosophique s'alliait chez Destutt de Tracy aux idées politiques les plus modérées, les plus libérales, les plus contraires au désordre moral, qui régnait alors et qu'il a courageusement combattu.

Garat professait les mêmes opinions; mais il se laissa toujours guider par les événements. Suard, quand il arriva à Paris, lui avait fait connaître d'Alembert, Rousseau, Condillac, Buffon, Diderot. Le mouvement des idées le mena à la Révolution, dont il accepta tout et excusa tout, jusqu'à faciliter le coup d'État parlementaire du 31 mai contre ses propres amis de la Gironde. La tourmente passée, il reprit tranquillement l'enseignement de la philosophie de Condillac, ayant de plus accepté de l'Empire charges et honneurs. C'est lui auquel Napoléon disait toutes les fois qu'il le rencontrait à sa cour: «Eh bien, monsieur Garat, comment va l'idéologie?»

Très analogue comme caractère fut Alexandre Deleyre, qui se souvenant de ses années de collaboration intime à Parme avec le précepteur de l'Infant, et ne voulant plus tenir compte de ses propres erreurs pendant la Révolution, vint augmenter encore le nombre de ces adeptes de Condillac qui lui avaient été plus compromettants que profitables.

Cabanis était représentant de Paris aux Cinq-Cents; c'est en cette qualité qu'en l'an VII il réclama l'érection de monuments pour Descartes et Montesquieu, pour Mably et Condillac. Dans son mémoire à la seconde classe de l'Institut sur l'Histoire physiologique des sensations, il continue la tradition, qu'il reproduit encore dans son ouvrage sur les Rapports du physique et du moral.

Un autre disciple convaincu et raisonné de Condillac fut François Thurot. Celui-là est un vrai universitaire, professeur à la Faculté des lettres à Paris jusqu'en 1823. Son dernier ouvrage: De l'entendement et de la raison, ou Introduction à la philosophie, est de 1830. C'est lui qui s'élève avec indignation contre le mot de «sensualisme» qui, appliqué à la doctrine philosophique, n'est pas même français. «Les femmes et les gens du monde, dit-il, étrangers à ces sortes de spéculations, jugent de la signification de ce terme par son analogie avec les mots sensuel et sensualité, s'imaginant que les auteurs qu'on appelle «sensualistes» ont composé des ouvrages obscènes ou licencieux...»

Avec tant de soutiens, les habitudes et les traditions sont difficiles à détruire. Tous les livres classiques étaient faits par des disciples de Condillac. En 1834, s'imprimait chez Brunot-Labbé, libraire de l'Université, un livre intitulé la Logique complète de Condillac, suivie de celle de Dumarsais, à l'usage des jeunes gens. En 1842, le Traité des systèmes, l'Art de penser et la Logique étaient encore compris dans les livres désignés pour l'enseignement de la philosophie. Il fallut tous les efforts et toute l'éloquence de Cousin pour en triompher: et le mot sensualisme, qu'il fit adopter, lui fut en effet très utile, comme principal argument.

Pierre Laromiguière, né en Rouergue, était non seulement élève des jésuites, mais il entra dans la congrégation, où on l'employa comme régent de quatrième et de troisième, à Moissac et à Lavaur; puis, en 1777, il professe la philosophie à Toulouse et va de là à Carcassonne et au collège militaire de la Flèche. Ayant même autrefois correspondu avec Condillac, il adopta et conserva ses méthodes. Si Condillac avait voulu se choisir un disciple, il n'aurait pu en trouver un plus capable de le comprendre et de le goûter. Celui-là était beaucoup plus philosophe et, si l'on veut, beaucoup plus amoureux de philosophie. Muni de fortes études ecclésiastiques que la Révolution lui fit abandonner, il avait été un des brillants disciples de Garat. Entré de bonne heure dans l'Université impériale et déjà membre de l'Académie des sciences morales et politiques, il professa la philosophie à la Faculté des lettres de Paris de 1811 à 1813. Il avait commencé par se faire l'éditeur très enthousiaste de la Langue des calculs et il avait publié en 1810 le petit volume intitulé les Paradoxes de Condillac. Un de ses premiers écrits, le Discours sur la langue du raisonnement, fut justement composé à propos de la Langue des calculs.

Personne plus que Laromiguière ne s'est appliqué à défendre les opinions spiritualistes de Condillac. Deux chapitres entiers de ses Leçons de philosophie sont consacrés à cette démonstration et ont pour titre: «Le Système de Condillac, loin de favoriser le matérialisme, l'anéantit [92] Son raisonnement est, d'ailleurs, assez solidement établi. Il y a bien peu de philosophie, dit-il, dans ceux qui refusent l'existence à tout ce qui n'est pas matière, opinion fondée uniquement sur le principe superficiel qu'imaginer et concevoir sont une même chose. On ne peut imaginer, il est vrai, que des êtres étendus; mais on peut concevoir des êtres inétendus, immatériels; en tout cas, on n'a pas le droit d'en nier la réalité. La réalité des choses est indépendante de ce que peuvent ou ne peuvent pas notre imagination et notre intelligence. Et il donne, sous forme d'anecdote, l'exemple de ce roi de Siam auquel un Hollandais, dans lequel il avait toute confiance, racontait un jour que dans son pays en hiver on marchait sur l'eau. Cet Oriental, qui ne savait pas ce que c'était que la glace, le chassa comme un imposteur. Son esprit se refusait à concevoir la congélation, que connaissent si bien les habitants du Nord.

Au reste, très imbu des doctrines sensualistes, Laromiguière commença par vouloir réduire le raisonnement à n'être qu'une opération purement grammaticale, autrement dit à faire dériver la pensée des mots, tandis que c'est elle qui les crée et que le langage n'a que le devoir de les traduire. Il ne suivit cependant pas Condillac jusqu'au bout et affirma que la pensée existait antérieurement à tout signe et indépendamment de tout langage. Aussi, toutes les facultés premières générales, au lieu de les faire dériver de la sensation, Laromiguière les attribue à l'attention qui, avec la comparaison et le raisonnement, constitue, selon lui, l'entendement. L'entendement et la volonté sont réunis par lui sous le nom de pensées. Mais, dans la génération des idées, les facultés de l'âme jouent un rôle que ne leur reconnaît pas Condillac. Et c'est ainsi qu'il fut conduit, par la méthode expérimentale, appliquée par Reid et Dugald-Stewart, à l'étude de l'esprit humain et devint un adepte de la philosophie écossaise. Son enthousiasme se communiqua à un de ses jeunes auditeurs, Victor Cousin, qui raconte que ce fut lui qui «l'enleva à ses premières études, qui lui promettaient des succès paisibles, pour le jeter dans une carrière où les contrariétés et les orages ne lui ont pas manqué».

On pourrait en dire autant de Royer-Collard, qui avait commencé aussi par la philosophie de Condillac, et qui, selon la légende bien connue, se promenant sur les quais à la recherche d'un maître moins usé, le trouva un jour dans l'étalage d'un bouquiniste, en achetant un volume dépareillé des Essais de philosophie de Thomas Reid [93].

Quoi qu'il en soit, ce qui aux yeux d'honnêtes gens comme Laromiguière, Royer-Collard ou M. Cousin lui-même, fit le plus de tort à Condillac, c'est que ses contemporains, comme ses successeurs, regardaient l'idéologie, ou la science des idées considérées en elles-mêmes comme de simples phénomènes de l'esprit humain, et que l'idéologie, alliée de la Révolution française, était née et avait grandi avec elle. Leurs représentants se trouvaient être les mêmes hommes à la Convention et à l'Institut, tous faisant partie de la société d'Auteuil, chez Mme Hélvétius. Sous ce rapport, Condillac, resté spiritualiste et chrétien, a pu sans doute partager les idées de ses propres adversaires. Mais il n'est pas juste de dire, avec le Dictionnaire des sciences philosophiques, «qu'il n'y a plus aujourd'hui de partisans avoués de la doctrine de Condillac et que son dernier représentant est descendu dans la tombe avec M. Destutt de Tracy [94]».

Sans parler des Suisses qui restèrent fidèles, avec Bonnet, à la philosophie du dix-huitième siècle [95], à l'Université de Strasbourg, comme à l'Académie de Berlin, au début du dix-neuvième siècle, on étudiait encore Bossuet et Maupertuis, Hume et Condillac. En Angleterre même, en dépit des Écossais, la philosophie nouvelle se réclamait aussi des théories de la sensation. Stuart-Mill [96] remarque qu'en France, pendant presque tout le dernier siècle où l'Université enseignait la philosophie à toutes les classes aisées, «la doctrine officielle était la philosophie surannée de Royer-Collard, de Jouffroy et de Cousin, ignorant presque entièrement les travaux étrangers, enseignée par de simples médiocrités dont le grand maître avait peuplé toutes les chaires de l'État». La culture scientifique, personnifiée alors par Comte, se détournait de ces doctrines «étrangères à la philosophie», et véritablement indignes des découvertes nouvelles. Le mérite de Taine, dans son livre sur l'Intelligence, est d'avoir voulu renouveler la psychologie en présentant «le premier essai sérieux pour remplacer par quelque chose de mieux la philosophie officielle [97]».

M. Taine reprit donc la tradition de Locke et de Condillac; il se proposa d'analyser les idées et les signes, d'étudier les phénomènes avant les facultés, de rentrer dans les faits, en dédaignant les développements littéraires et les descriptions de fantaisie. Il montra, non sans verve et sans malice, combien l'école spiritualiste était restée sans influence et sans autorité près des savants. Aussi revint-il au dix-huitième siècle, faisant sa part à l'idéologie, à l'analyse verbale, à la psychologie empirique, repoussant les hypothèses sur l'âme et sa nature; ce qui est purement la métaphysique, avec laquelle la psychologie, science naturelle, n'a rien de commun. Un de ses chapitres ne traite-t-il pas «De l'acquisition du langage chez les enfants [98]?» C'est ce qu'il avait déjà établi dans son spirituel pamphlet sur les Philosophes français, qui fit scandale en 1857. Rien d'étonnant si nous avons depuis vu quelques jeunes philosophes prendre Condillac pour sujet de thèses et d'études, sans se laisser arrêter par la forme assurément vieillie de ses travaux.

De nos jours encore, des savants comme Littré ont dit très haut les services que la philosophie de Condillac leur a rendus; et on a écrit un livre entier pour établir l'influence du Traité des sensations sur la psychologie anglaise contemporaine, celle de Herbert Spencer, de Bain, de Hamilton et de Stuart Mill [99].

D'où est donc venue la décadence de cette hégémonie incontestée?

Il est certain que lorsque Royer-Collard eut découvert Reid et les Écossais, que Laromiguière eut tenté une évolution,—que Cousin avec son ardeur et son éloquence transformera en une école toute nouvelle, séduisante par son éclectisme même et répondant très heureusement aux idées politiques du moment,—il fallut renoncer à cette philosophie dont on attaquait beaucoup plus les conséquences que les principes.

Maine de Biran, d'abord condillacien, ne commença à abandonner la philosophie sensualiste qu'en 1805; «il souleva alors le joug» et se forma une théorie très personnelle, tout entière fondée sur l'observation interne et l'étude très délicate et très élevée de la conscience.

Cousin lui-même débuta par faire une thèse toute pénétrée de la doctrine condillacienne. L'étude de la philosophie allemande de Kant et de Hegel l'inclina un moment au panthéisme; et c'est par la politique qu'il arriva à l'éclectisme, sorte de juste milieu sauvegardant tous les intérêts. Aussi est-ce au nom de ces principes qu'il a combattu la Philosophie sensualiste au dix-huitième siècle, par son cours de 1819, souvent réimprimé. Dans la préface de 1855, il écrivait:

«Dès qu'en métaphysique on n'admet pas d'autre principe que la sensation, on est condamné à n'admettre aussi d'autre principe de morale que la fuite de la peine ou la recherche du plaisir; il n'y a plus ni bien ni mal en soi; point d'obligation, point de devoir, partant point de droit... Et les nations, comme les individus, s'agitent en vain, roulant sans cesse de l'anarchie au despotisme et du despotisme à l'anarchie... Le sage, l'honnête, mais trop sceptique Locke amène à sa suite le systématique et téméraire Condillac: celui-ci à son tour fraye la route au fougueux et licencieux Helvétius, à l'élégant et froid Saint-Lambert, auxquels succèdent les théoriciens de l'anarchie.»

Et il se plaît à rappeler le «sérieux succès de ses leçons», parce que, dit-il, «ce succès venait bien moins du mérite du professeur que des favorables dispositions du temps et de l'auditoire». Cela est si vrai que la réaction fut plus politique que philosophique. On rendit le sensualisme de Condillac responsable des erreurs et des excès de la Révolution; les pires démagogues passèrent pour ses disciples. Il y a plus: quelques-uns de ceux qui l'avaient pris pour chef le répudièrent, comme ils répudiaient la Terreur. On eut peur des conséquences et on rejeta les doctrines en bloc, sans s'inquiéter de la part de vérité qu'elles contenaient.

Et puis, il y eut l'enthousiasme pour les idées spiritualistes, que suscita Mme de Staël, et bientôt après l'école religieuse de Chateaubriand, illustrée par M. de Bonald, Joseph de Maistre, Lamennais; de telle sorte que, comme l'a dit très justement M. P. Janet, «la philosophie française resta associée aux lettres plutôt qu'aux sciences pendant toute la première moitié du dix-neuvième siècle». Durant près de cinquante ans, elle se personnifia dans M. Cousin, dont la doctrine devint un dogme, presque une royauté, son inventeur, selon l'heureuse expression de Jules Simon, ayant fait de l'Université un «régiment», qui subissait ses inspirations despotiques et lui obéissait comme à un grand maître, d'autant qu'il tenait en mains les destinées de tous.

Philosophie et religion étaient pour M. Cousin un instrument de règne, une nécessité politique, une assurance, si l'on veut, à l'usage des conservateurs. Il s'en servit avec une habileté supérieure. Mais quand, à son tour, il quitta le pouvoir, ses doctrines autocratiques sombrèrent avec lui; on leur fit payer la sorte de compression avec laquelle il les avait imposées.

La royauté de M. Cousin renversée, c'est le positivisme, le kantisme, la théorie nouvelle de l'évolution qui prirent sa place; mais, par des chemins détournés, on ne tarda pas à revenir aux vieilles méthodes qui cadraient si bien avec tout l'appareil scientifique dont on ne peut plus se passer. Taine fut le premier qui osa se réclamer hautement de Condillac. Non pas qu'en dépit de son originalité il n'eût pris beaucoup dans Spinoza et Auguste Comte; mais il est à la fois observateur consciencieux et poète imaginatif. En philosophie, il admet le développement progressif des idées, il accepte sans objection la doctrine évolutionniste. En histoire, il déduit du principe de la souveraineté du peuple, comparée à l'état social de la France, toute la théorie de l'État centre et moteur unique, aboutissant aux institutions révolutionnaires et despotiques. Mais il donne proprement la formule de l'idéalisme quand il écrit: «Ramener toutes nos connaissances à la sensation, c'est bien ramener tous les objets à la conscience du sujet sentant, et ainsi ne leur accorder d'autre existence que celle que leur confère cette conscience.»

En lisant l'œuvre considérable qu'il a laissée, il est facile de voir que l'instrument qu'il manie avec le plus d'aisance et de bonheur, c'est cette puissance de recherches minutieuses et délicates, qui fait le charme et aussi la monotonie de sa manière, et qu'il a puisée en grande partie dans un commerce assidu avec l'auteur du Traité des sensations. Il ne s'en cache point, du reste; et on en trouverait l'aveu dans la plupart de ses écrits. A chaque page, le nom de Condillac apparaît, et Taine ne le nomme qu'avec une condescendance et une admiration qu'il accorde à ses seuls amis. Mais, à la suite des positivistes, il affecte d'ignorer les questions religieuses ou morales; et sur ce point il se sépare de Condillac, dont il ne semble pas avoir pris au sérieux les déclarations.

D'autres, au contraire, reprochaient à l'abbé d'avoir pactisé avec les incrédules. Double injustice: car il avait tout d'abord tenté d'établir entre la philosophie et la religion une séparation qui aurait dû le mettre à l'abri d'attaques passionnées, comme celles d'un Joseph de Maistre, écrivant sans préambule: «Condillac est un sot.» Son idée cependant n'était pas si fausse, de faire une part à la révélation, ou au dogme, une autre à l'expérience, laissant les philosophes poursuivre leurs découvertes, tandis que les théologiens se bornaient à développer ce que la foi enseigne.

Et cette théorie, qui lui était propre, provenait encore d'une réaction contre Descartes. En établissant la suprématie absolue de la raison humaine, le cartésianisme renversait, par une conséquence forcée, tout édifice religieux. Condillac le constate, mais il ne s'en préoccupe pas. C'est une question qu'il laisse en dehors de sa métaphysique, comme ne tombant pas sous les sens et échappant absolument à l'expérience. Le christianisme propose des mystères à la foi de ses adeptes; il affirme l'existence historique d'un grand nombre de miracles; il enseigne que le gouvernement de la Providence s'étend au détail infini des choses et demeure toujours libre dans ses décisions, sans pour cela gêner la liberté humaine. Condillac accepte ces données; mais il ne les discute, ni ne les prouve: elles sont en dehors de sa philosophie, au-dessus, si l'on veut.

Au contraire, l'essence du cartésianisme consistait à professer la doctrine de l'intelligibilité absolue des choses. Si donc tout est essentiellement intelligible, il ne saurait y avoir dans le monde de véritable mystère. Il peut se trouver des obscurités, des ténèbres; mais c'est le propre de la science et de la philosophie d'y promener la lumière, et rien ne doit se dérober à leurs investigations, pourvu qu'elles soient méthodiquement conduites. Le miracle est une dérogation aux lois générales qui ne peut se comprendre. Il faut affirmer que les lois naturelles sont rationnelles, immuables par conséquent, et parfaitement intelligibles. Aussi Malebranche, presque plus cartésien que catholique, ne veut-il voir que des apparences de mystères et des apparences de miracles, ramenant tout au Verbe, c'est-à-dire à l'intelligence. Bossuet, soucieux du danger, a toujours combattu les conséquences d'une doctrine dans laquelle il avait été cependant nourri, apercevant en elle le germe du «libertinage», c'est-à-dire de l'incrédulité, et prévoyant toutes les révoltes de l'esprit moderne contre le catholicisme, de même qu'il avait si bien décrit et annoncé dans l'Histoire des variations le libre examen protestant aboutissant à la négation de toute foi religieuse. «N'est-ce pas une étrange faiblesse, disait-il, que de ne pouvoir s'assujettir aux règles exactes de la logique et de ne savoir découvrir par delà l'intelligibilité abstraite de la raison mathématique la mystérieuse puissance de la volonté et de l'amour, le lien caché qui unit les choses à une synthèse admirable, que l'analyse ne peut résoudre sans y supprimer le mouvement et la vie!»

Condillac n'habitait pas sur ces sommets. Sa philosophie ne s'élève pas au-dessus de la terre. Que pense-t-il de la Providence, ce dogme qui renferme presque toute la doctrine de Bossuet et sur lequel la controverse venait de s'exercer pendant un demi-siècle? Ce n'est point un sujet qui tombe sous ses sens, ni qui puisse donner matière à son observation. Il l'écarte de sa métaphysique. Mais il laisse chacun libre d'y croire au point de vue religieux; et il y croit lui-même. En cela encore, il a été quelque peu un précurseur.

Un mouvement considérable s'est fait, depuis quelques années, chez les savants et chez les philosophes, pour séparer la métaphysique, qui prétend ne s'appuyer que sur la science, et la doctrine religieuse qui se fonde sur le sentiment ou la révélation. Le conflit séculaire de la science et de la religion commence à compter autant de défaites que de victoires. M. Alfred Fouillée a consacré tout un livre à ce sujet et il écrit dans l'introduction: «Les connaissances scientifiques et philosophiques étant toujours bornées, il restera toujours au delà une sphère ouverte à des croyances fondées tout ensemble sur des appréciations intellectuelles et sur des sentiments. De là ce qu'on appelle la loi morale, qui elle-même est le fondement de toute foi religieuse [100]

Des penseurs très indépendants n'hésitent pas à déclarer que «les plus parfaites théories scientifiques nous laissent aussi loin d'une explication dernière et définitive de l'univers que le peuvent faire les notions les plus grossières et les moins éclairées; les sciences n'atteignant pas l'absolu ne font que poser le problème métaphysique avec plus d'acuité pour le savant que pour l'ignorant [101]

M. Boutroux observe que le besoin métaphysique se confond avec le besoin religieux chez les Auguste Comte, les Spencer, les Hœkel, qui cherchent à rendre la science religieuse et la religion scientifique. Il faut alors opter entre la création et l'évolution, aussi incompréhensibles scientifiquement l'une que l'autre, entre le déterminisme et le libre arbitre, entre la doctrine de la vie future et celle du progrès terrestre indéfini [102].

Le plus grand savant de notre époque, M. Poincaré, distingue soigneusement entre la science, qui ne saurait s'aventurer au delà de ses méthodes et de ses expériences, et l'hypothèse toujours sujette à révision; et puis, ajoute-t-il, l'expérience ne s'applique-t-elle pas aussi bien aux faits extérieurs qu'à la vie intérieure?

Les croyances, selon d'autres savants, sont des hypothèses qui peuvent parfaitement être vraies et qui, en tout cas, sont salutaires et nous arment contre les maux de l'existence. D'après M. Bergson, «les idées peuvent se comprendre par l'action autant que par la logique, par l'intuition autant que par l'analyse. L'enthousiasme religieux qui a transformé le monde est un fait indéniable, qui a sa source dans la conscience et est inspiré par des forces qui nous dépassent. Rien ne s'oppose donc à la coexistence de la science et de la religion. Souvent même les savants ne se dévouent à la science que par esprit religieux, par amour désintéressé de la vérité, par zèle pour le bien public; et alors on comprend la foi d'un Christophe Colomb ou la religion d'un Pasteur. C'est la nécessité de vivre dans le monde matériel qui nous force à attribuer plus d'importance à ce que nous observons avec nos sens. Il n'est guère de philosophie qui n'admette aujourd'hui qu'un certain nombre de vérités primordiales, tout en n'étant pas susceptibles d'être démontrées par l'expérience scientifique ou l'expérience psychologique, n'en présentent pas moins une certitude morale que la raison peut admettre. Les vérités scientifiques qui semblent le plus démontrées n'offrant pas une certitude absolue, il est aussi raisonnable d'admettre des preuves morales qui satisfont la conscience et dont la fausseté ne peut pas être établie. Toutes les hypothèses sont acceptables: elles n'entraînent pas forcément les conséquences qu'on pourrait leur imposer.»

Les découvertes les plus satisfaisantes pour la raison ne sauraient donc être un obstacle aux nécessités de la culture intuitive et sentimentale, que réclament les besoins de l'esprit et que les plus éminents philosophes d'aujourd'hui défendent éloquemment.

Depuis que la science s'est reconnu des limites, on n'a plus le droit de la mettre en perpétuelle contradiction avec la foi ou avec la religion. Elles peuvent continuer à vivre l'une à côté de l'autre. La science n'exclut pas plus la religion qu'elle n'exclut l'art. Le mot de Pascal redevient vrai: «La dernière démarche de la raison, c'est de reconnaître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent. Les lois qu'enseigne la science sont et demeurent, non des affirmations absolues, mais des questions que l'expérimentation pose à la nature et dont il faut être prêt à modifier l'énoncé, si la nature refuse de s'y accommoder.» «Pourquoi dès lors, dit encore M. Boutroux, l'homme n'aurait-il pas le droit de développer pour elles-mêmes celles de ses facultés que la science n'emploie qu'à titre accessoire ou même qu'elle laisse plus ou moins inoccupées?» Telle est précisément la fonction de l'esprit religieux. Elle est à la fois légitime et nécessaire; car la vie a des postulats comme la science.

Ainsi l'esprit scientifique ne devrait admettre que de l'inexpliqué et non de l'inexplicable, que de l'inconnu et non de l'inconnaissable. Cette distinction, Condillac l'avait faite, et c'est ce qui sépare absolument sa doctrine de celle des philosophes du dix-huitième siècle, si imbus de la toute-puissance de la science; et il a répété souvent que la seule chance que l'on avait de ne pas se tromper, c'était de suivre en tout sa méthode d'observation.

«Le péché originel, dit-il dans son premier ouvrage [103], a rendu l'âme si dépendante du corps, que bien des philosophes ont confondu ces deux substances... Avant le péché, elle était dans un système tout différent de celui où elle se trouve aujourd'hui. Exempte d'ignorance et de concupiscence, elle commandait à ses sens, en suspendait l'action et la modifiait à son gré... Dieu lui a ôté tout cet empire... De là, l'ignorance et la concupiscence. C'est cet état de l'âme que je me propose d'étudier, le seul qui puisse être l'objet de la philosophie, puisque c'est le seul que l'expérience fait connaître. D'ailleurs, il nous importe beaucoup de connaître les facultés dont Dieu nous a conservé l'usage; il est inutile de vouloir deviner celles qu'il nous a enlevées et qu'il doit nous rendre après cette vie.»

Il écrit ailleurs: «Il semble qu'il était temps de soupçonner qu'on s'était engagé dans une route qui ne conduit pas au vrai; que trop curieux de savoir comment tout a été formé, nous nous sommes aussi trop persuadés que nous étions faits pour le deviner, et que, par conséquent, au lieu de commencer par les causes pour descendre aux effets, il seroit peut-être mieux de commencer par les effets pour remonter aux causes; alors, réglant notre curiosité ou nos facultés, nous irions de phénomènes en phénomènes; et, ne pouvant pas connoître tout le système de l'univers, nous nous contenterions d'en découvrir quelques parties [104]

Condillac ne croit pas à l'infaillibilité de la raison humaine. Il borne ses connaissances. Surtout il ne se fait pas une arme des découvertes de la science au profit de tel parti ou de telle doctrine. Il défend l'indépendance de la philosophie en quelque sorte contre elle-même. Contrairement à la plupart des écrivains de son époque, il ne s'est jamais soucié de l'effet produit; il n'a jamais travaillé pour la gloire ni pour le profit. Pour emprunter une expression toute moderne, il n'avait l'âme ni d'un politicien ni d'un homme de lettres. Ses écrits une fois publiés, il ne s'en occupait plus. «Si l'ouvrage est mauvais, disait-il souvent, j'aurais beau me tourmenter pour lui procurer un succès éphémère, il finira toujours par tomber; s'il est bon, au contraire, tôt ou tard il prendra sa place [105]».

Son panégyriste et ami a dit aussi [106]: «Si quelque chose pouvait troubler la tranquillité de notre philosophe, c'était l'aspect des désordres publics; c'était la vue du luxe insolent des fripons. Sa franchise alors ne lui permettait aucun ménagement; et comme il louait franchement ce qu'il trouvait louable, il blâmait non moins hardiment tout ce qui lui semblait blâmable. Avec un tel caractère, il ne devait pas avoir de flatteurs: aussi n'était-il point entouré, ainsi que quelques philosophes jaloux de faire parler d'eux, d'une jeune milice bourdonnante, toujours prête à combattre pour les intérêts du chef qui la dirige».

Il ne faut donc le juger que sur ce qu'il a été. On pourra discuter longuement et passionnément ses doctrines et leurs effets. L'appréciation la plus équitable et la plus complète qui ait été donnée sur lui en quelques lignes est encore celle M. Villemain dans sa Littérature au dix-huitième siècle [107]:

«Condillac paraît moins vouloir servir une cause que fonder une science; l'objet de cette science étant grand: l'analyse de l'esprit humain. Il y consacra toute sa vie.»

FIN

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APPENDICE

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